Tableau de L'état Physique Et (... ) Villermé Louis Bpt6k6503b

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Tableau de l'état physique et

moral des ouvriers employés


dans les manufactures de
coton, de laine et de soie.
Tome 1 / [...]

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Villermé, Louis René (1782-1863). Auteur du texte. Tableau de
l'état physique et moral des ouvriers employés dans les
manufactures de coton, de laine et de soie. Tome 1 / par M.
Villermé,.... 1840.

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TABLEAU
DE

DES OUVRIERS
EMPLOYÉS
DANS LES MANUFACTURES DE COTON,'DE LAINE ET DE SOIE.

ïi.iTïïïIUB PIB CDDIIB ET ES irSPICES DE DOS SOSfcUS ET 70LIXIÇCES.

SB CETTE

TOME PREMIER.

PARIS.
JULES RENOUARD ET G% LIBRAIRES,
RUE DE TOURÎSOS, If. 6.

1840.
TABLEAU
DE

L'ÉTAT PHYSIQUE
ET MORAL

DES OUVRIERS.

TOME I.
TABLEAU
DE

L'ÉTAT PHYSIQUE ET MORAL

DES OUVRIERS
EMPLOYES

DANS LES MANUFACTURES DE COTON, DE LAtNE ET DE SOIE.

OUVRAGE
sxrcsau PAR OMRt gr ici Es ausmc» de VxckoiuK DU kibicu moraus rr volixiqu».

Nlmil Da GKTT£ ACADKMTK.

TOME PREMIER.

PARIS.
JULES RENOUARD ET G', LIBRAIRES
RUE DE TOURKON, r. 6.

1840.
INTRODUCTION.

Voici quelle a été l'origine de cet ouvrage; si elle


n'est pas une preuve de sa bonté, elle sera pour plu-
sieurs personnes un motif de le lire.
L'Académie des sciences morales et politiques de
l'Institut a chargé M. Benoiston de Châteauneuf et
moi, de faire dans les départemens de la France des
recherches d'économie politique et de statistique,
dont le but était de constater, aussi exactement qu'il
est possible, l'état physique et moral des classes ou-
vrières.
Cette mission était conforme à l'esprit et au texte
de la loi du 3 brumaire an iv (2 5 octobre 1795) qui
a organisé l'Institut, et voulait que tous les ans plu-
sieurs membres de cette compagnie voyageassent,
soit ensemble, soit séparément, pour faire des re-
cherches sur diverses branches des connaissances
humaines autres que l'agriculture. (1)
Le choix des lieux à parcourir et du plan à suivre,
nous était laissé. Nous ne pouvions entreprendre de
constater l'état physique etmoral de toutes les classes
ouvrières; nous dûmes donc réduire le cercle de nos
observations, pour nous occuper seulement des pro-
fessions qui emploient le plus de bras, et ailleurs
qu'à Paris.
Afin de rendre notre voyage plus utile, M. Benois-

(1) Voir l'art. 4 du tit. 5.


ton de Châteauneuf et moi, nous nous sommes sé-
parés. Tandis que mon confrère parcourait le centre
de la France et les côtes de l'Océan, j'ai visité les
départemens où les industries du coton, de la laine
et de la soie occupent le plus d'ouvriers.
Mais avant tout, je dirai comment j'ai procédé dans
mes recherches.
Il me fallait examiner les effets de l'industrie sur
ceux qu'elle emploie, interroger la misère sans l'hu-
milier, observer l'inconduite sans l'irriter. Cette tâ-
che était difficile. Eh bien! j'aime à le dire partout
des magistrats, des médecins, des fabricans, de sim-
ples ouvriers, se sont .empressés de me seconder.
Avec leur aide, j'ai pu tout voir, tout entendre, tout
connaître. Ils m'ont, comme à l'envi, fourni des
renseignemens. J'en ai demandé, j'en ai surpris. Et
tel est le soin que je désirais mettre à cette espèce
d'enquête, que j'ai suivi l'ouvrier depuis son atelier
jusqu'à sa demeure.J'y suis entré avec lui, je l'ai étu-
dié au sein de sa, famille j'ai assisté à ses repas. J'ai
fait plus je l'avais vu dans ses travaux et dans son
ménage, j'ai voulu le voir dans ses plaisirs, l'observer
dans les lieux de ses réunions. Là, écoutant ses con-
versations, m'y mêlant parfois, j'ai été, à son insu,
le confident de ses joies et de ses plaintes, de ses re-
grets et de ses espérances, le témoin de ses vices et
de ses vertus.
Toutefois, dans la Suisse allemande que j'ai dû
parcourir aussi, et dans le département du Haut-
Rhin, la différence des langues ne m'a point permis
de me livrer à des observations aussi intimes.
Après avoir fait connaître l'origine et la nature de
mes Recherches, et avant d'en exploser les résultats,
je dois dire un mot de leur rédaction. Obligé, avant
tout, d'être exact, je n'ai dû aspirer qu'à être clair.
La consonnance uniforme des termes de fabrique et
la reproduction fidèle de certains détails, ne per-
mettaient guère de songer à l'élégance du style (i). En
outre, une des nécessités de mon sujet, était d'exa-
miner partout les mêmes faits, et de revenir plusieurs
fois sur eux. Il en résulte dés répétitions qui nuisent
encore à l'ouvrage; mais je devais subordonner mon
plan à mon but, et tout sacrifier à celui-ci.
Une scrupuleuse exactitude était d'ailleurs d'autant
plus indispensable, que l'ignorance et l'esprit départi
ont répandude graves erreurs sur les ouvriers de nos
manufactures. Or, comme il m'arrive de soutenir des
opinions contraires à celles que beaucoup de per-
sonnes adoptent consciencieusement, et que beau-
coup d'autres défendent par calcul, c'était pour moi
un devoir rigoureux de décrire les faits tels que je les
avais vus.
Malgré tout le soin et toute la conscience que j'ai
mis dans mes recherches, et que je mettrai à les expo-
ser, des accusations pourront encore s'élever contre
moi. On ne saurait toucher aux préjugés et aux in-
térêts des hommes, sans exciter leurs passions. Peut-
être aussi trouverai-je des défenseurs dans les préju-
gés et les intérêts contraires. Mais de cette contro-
verse,.qui doit conduire à mieux éclairer les faits, il
ne pourra sortir que des vérités nouvelles et utiles.
Cet ouvrage se compose de deux parties dans la
première un- chapitre séparé est consacré à chacune
des fabriques que j'ai visitées, et dans la seconde où
j'essaie de m'élever à des vues, à des considérations
générales, où je tâche d'approfondir plusieurs ques-
tions, chaque ordre de faits devient le sujet d'un
chapitre particulier.
La longueurde ce travail ne m'ayant pas permis de
le soumettre tout entier à l'Académie des sciences

(i) Ainsi, presque tous les noms de travaux se terminent en


âge, et presque tous les noms de ceux qui les exécutent en cur
ott ew«).
morales et politiques, j'ai dû, dans mon rapport,
sacrifier la première partie, quoiqu'elle contienne
plus que la seconde peut-être, des choses nouvelles
et propres à exciter l'attention. Mais il m'a semblé
d'un
que, si la suite de tableaux qui la forment est
intérêt plus vif, plus réel, cet intérêt est pour ainsi
dire local, et que je devais surtout à l'Académie la
partie raisonnée de mes recherches, celle où j'essaie,
des consi-
comme je viens de le dire, de m'élever à
dérations générales.
L'Académie des sciences morales et politiques, qui
a ordonné l'insertion de la
seconde partie de cet ou-
vrage dans le recueil de ses mémoires, n'a doncquel-
pas
connu la première. Je joins aussi à la seconde
ques paragraphes nouveaux qui ne lui ont pas été
soumis.
Qu'il me soit permis, en terminant cette courte
introduction, d'arrêter un instant l'attention du lec-
teur sur les mots fabrique et manufacture, dont nous
ferons très fréquemment usage.
Ces deux mots sont ordinairement employés l'un
sens. Nous
pour l'autre, et tout-à-fait dans le mêmesignifieront
éviterons cette confusion; pour nous, ils
.fabrique la ville, la localité considérée dans son
ensemble, où l'on fabrique certains produits de l'in-
dustrie
Et manufacture, le bâtiment, la maison où l'on
fabrique en grand ces produits.
TABLEAU
nE

L'ÉTAT PHYSIQUE
ET MORAL

DES OUVRIERS

EMPLOYÉS DANS LES HAHUFACTÛRES DE COTON, DE LAINE

ET DE SOIE.

ipaihwuw-

Cette première partie sera divisée en trois sections,


dans chacune desquelles nous nous occuperons des
ouvriers de l'une des trois grandes industries du
coton, de la laine et de la soie.
SECTION 1.

DES OUVRIERS SE l'INDTTSTKIE OOTONNIÈRE.

Les observations qui vont être exposées sur les


ouvriers de l'industrie cotonnière, ont été faites
dans nos départemens du Haut-Rhin de la Seine-
Inférieure, de l'Aisne; du Nord, de la Somme, du
Rhône, et dans le canton suisse de Zurich.

CHAPITRE PREMIER.

Travauxauxquels se livrent les ouvriers de l'industrie cotonnipre.

Ces travaux se divisent, selon le but qu'on-se pro-


pose, en trois arts distincts la filature, le tissage,
et l'impression des toiles.
L'art de la filature est peut-être celui qui a fait de
nos jours les progrès les plus étonnans. Ces progrès,
dus surtout aux Anglais, consistent dans l'inven-
tion de machines admiràbles qui, multipliant les
produits avec une célérité, une économie, une per-
fection merveilleuses, ont donné un essor immense
à toutes les industries dont le coton est l'objet, et,
par suite, changé l'aspect de plusieurs pays. Il y a
même telle de ces machines qui occupe un seul
adulte avec un ou deux enfans, et qui fait le travail
de trois cents fileuses d'autrefois.
Il ne peut entrer dans mon plan de décrire en
détail les diverses opérations auxquelles on soumet
successivement le coton pour en faire des étôffés.
Cependant,je dois les indiquer, afin de faire connaître
les conditions dans lesquelles travaillent les ouvriers.
Les filatures, celles surtout du département da
Hatut-Rhin, sont toutes actuellement, à bien dire, de
grandes usines. Le coton y est d'abord ouvert à la
main, épluché et battu avec des baguettes sur des
claies (i); si l'on veut en faire un fil très fin, ou si
l'on veut en fabriquer un fil plus gros, il est présenté
immédiatement au sortir de la balle, à des machines
qui l'ouvrent, le battent, le nettoient et le rendent
ensuite en duvet léger, floconneux et propre.
Arrivé à cet état (2), on le livre à une machine, le
hatteut-étaleuï qui l'étênd en une large ouaté au
nappe encore plus légère, dont tous les brins ou
filamens sont écartés les uns des autres.

(i) En cordelettes,pour qu'elles soient plus élastiques et fas-


sent mieux détacher les ordures.
(2) Et épluché de nouveau avec la main si
on le destine S
former un fil d'une grande ténuité.
Puis d'autres machines, appelées cardes, machines
à carder, démêlent les filamens de cette ouate, leur
donnent une direction parallèle, et leur font pren-
dre la forme plate d'un ruban ou la forme ronde
d'une corde, que l'on double et que des étirages
successifs allongent. Ensuite, ce ruban est soumis à
l'action des diverses machines à filer, qui, par de
nouveaux étirages combinés avec sa torsion, le con-
vertissent en fil.
Enfin, ce fil, porté à l'atelier des dévideuses, est
mis en écheveaux, pesé, et divisé en paquets sur
lesquels on écrit un numéro qui indique sa fi-
nesse. (i)
Toutes ces opérations s'exécutent indifféremment
par des ouvriers des deux sexes. Néanmoins, ïéplu-
chaye du coton, son cordage, et surtout le dévidage,
X empaquetage du fil, sont plus particulièrement faits

par des femmes aidées d'enfans du même sexe. Cha-


que métier à filer occupe deux, trois, quelquefois
quatre personnes, dont la plus âgée dirige les trois
autres, qui sont presque toujours des enfans. Ces

(i) La manière de numéroter les fils de coton est très simples


tous les écheveaux sont formés d'un fil de même longueur, et
1"on ne réunit dans chaque paquet que des écheveaux du même
poids. Le poids de l'écheveau détermine ce qu'on nomme le nu-
méro du fil, lequel est d'autant plus él^vé que le poids est plus
petit ou le fil plus fin.
derniers, appelés rattacheurs, surveillent les fils,
rattachent ceux qui se brisent, nettoient les bobines
en se précipitant sur le plancher, pendant que la
partie mobile du métier (le chariot) s'écarte de la
partie fixe, et ramassent le coton de déchet. (t)
Les ateliers des filatures sont vastes, bien éclai-
rés, mais tenus assez soigneusement fermés, afin de
prévenir les courans d'air qui ne manqueraient pas
de soulever des nuages de coton, et, dans les salles
du filage proprement dit, de sécher et de faire briser
les fils. De plus, celles-ci sont entretenues à une
température d'autant plus élevée, que l'on y fabrique
des fils plus fins elle varie de r5 ou 16 à a 5° du
thermomètre centrigrade. (a)

(i) Lorsque plusieurs enfans sont attachés à un seul métier,


le plus pelit est plus particulièrementchargéde nettoyer les bo-
bines et de ramasser le coton de déchet; on le nomme bobineur
ou balayeur.
Quelquefois deux métiers sont conduits par un seul fileur dont
les aides sont alors un peu grands, et d'autres fois deux petits
métiers, dirigés chacun par un adolescent,n'ont pour eux deux
qu'un seul bobineur.
Enfin, comme les fileurs travaillent à la pièce et sont respon-
sables de la qualité du fil qu'ils fabriquent, ils choisissent et
paient eux-mêmesleurs aides.
(2) 12° 4 à ao° Réaumur; 60 à 77 Fahrenheit.Les autres salles
des filatures de coton ne sont chauffées qn'à z5 ou t6° (celles du
cardage), ou même ne le sont que pour procurer aux ouvriers
une chaleur agréable. Dans les filatures de coton de l'Angleterre,
la températuredes salles du filage doit être souvent plus élevét
Cette chaleur de certains ateliers, le duvet, la
poussière irritante que l'on respire en grande quan-
tité dans certains autres, d'une part; et, de l'autre,
le jeu des machines, toutes- mises eh œuvre par la
puissance unique d'une pompe à feu ou d'un cours
d'.eau, qui travaillent pour les ouvriers, remplacent
leurs bras et leurs mains avec plus d'adresse, de force
et de régularité qu'ils n'en pourraient mettre, et les
changent en surveillans d'elles-mêmes, doivent être
simplement indiqués ici.
Dans les ateliers de tissage, où l'on convertit les
ûls en toiles, les opérations consistent à ourdir ou
disposer les fils qui doivent former la chaînes, c'est-
à-dire la longueur de la pièce de toile, à monter cette
chaîne sur le métier à tisser, à l'encoller ou la parer,
à faire les qanpettes ou à les charger des fils destinés
à fa trame, à les placer dans la navette, et à tisser.
On distingue deux sortes d'ateliers de tissage, ceux
à métiers à bras ou à métiers ordinaires, et ceux à
métiers dits mécaniques, qu'un moteur communfait
marcher; car la mécanique tient lieu de l'homme
dans le mouvement qui pousse la navette, commue

encore que je viens de le dire. Caf je lis dans l'dppendix to


doctor. Bisset Hawkihs's Reports on tlw manufwturing.districts,
?8'et 790 (25' 56 et a6° 11) dans la manufacture de M; Panl
.Chappe, de Manchester Spinning-rroom,, 79°; throstle-notn, 78°
(V. D. 3. Lanèasllirc-District eontinued, p. :»64).- 86° (3o») dans
celle de M. Clarkes de la même ville throsHe-room (V. p. *<>5).
elle en tient lieu dans les mouvemens qui battent,
nettoient, cardent et filent le coton.
Les premiers ateliers, les plus communs, et de
beaucoup, sont presque toujours des pièces plus ou
moins enfoncées en terre, sombres, humides, peu
ou point aérées. On choisit ces locaux, malgré
les inconvéniens qui en résultent pour la santé, afin
de conserver aux fils des chaînes la souplesse, la
moiteur, l'élasticité, la ténacité qui les empêchent
de se rompre, et qu'on cherche à leur donner par
l'encollage ou parement. Leurs ouvriers sont des
deux sexes, mais plus souvent des hommes que des
femmes. Les enfans qui n'ont pas encore assez de
force pour tisser, préparent les fils, et ceux qui tis-
gent sont âgés au moins de quinze ans accomplis
Dans les ateliers de tissage mécanique, où les mé-
tiers travaillent d'eux-mêmes, les conditions sont
différentes. On y trouve à-la-fois. l'espace et la lu-
mière les ouvriers n'y ont d'autre soin que de rat-
tacher les fils rompus, d'arrêter les métiers et de
leur redonner l'impulsion (i). En outre, le tissage
mécanique n'exigeant aucun effort musculaire, emr
ploie bien moins d'hommes que de femmes. Celles-ci
sont d'ailleurs chargées, avec les enfans, comme

(1) Un tisseur à la mécanique dirige deux métiers, au lieu


d'un seul, et avec chacun de ces métiers il fait presque la beso-
gne de deux métiers à la main.
dans les tissages à la main, du dévidage, du bobi-
nage et de l'ourdissage, trois opérations qui occu-
pent plus du tiers de tous les travailleurs. Mais l'en-
collage des chaînes n'est fait que par des hommes,
dans des salles où la chaleur est excessive elle s'y
élève communément de 34 à 370 (i), et je l'y ai trou-
vée parfois plus haute. Du reste, si le nombre des
ouvriers employés à ce travail fatigant n'est pas en-
core considérable, il ne peut manquer de le devenir;
car il est avantageux d'encoller à la mécanique les
chaînes qui doivent être tissées à la main; et, d'un
autre côté, le tissage mécanique prend et prendra de
plus en plus de l'extension aux dépens du tissage
ordinaire.
Dans les manufacturesd'indiennes ou d'impression
des toiles de coton, on grave les planches en bois et
les cylindres ou rouleaux métalliques qui servent à
imprimer les dessins ou les couleurs;
On dispose les toiles par le lavage, le blanchiment,
le séchage, etc., et l'applicationde certainsmordons,
à prendre les couleurs dont on veut les revêtir, et à
les conserver vives et inaltérables;
On imprime, on fixe sur une des faces de l'étoffe,
les dessins ou figures diversement coloriées qu'elle
doit présenter. (a)
(t) 27 à 3o* G Réaumur; g3 à g8° 5 Fahrenheit.
(2) Par .le moyen de planches à la main, de la machine à rou-
Enfin, on donne aux toiles, -après leur impression,
les derniers apprêts qu'elles reçoivent pour être li-
vrées au commerce.
Trois principales classes d'ouvriers exécutent
toutes ces opérations ce sont les graveurs, les im-
primeurs et les manœuvres.
Les deux premières classes gravent et impriment
comme l'indiquent leurs noms, et la dernière fait les
autres travaux.
Il n'y a que des hommes parmi les graveurs. Ils
confectionnent, pour la plupart, les planches plates
en bois qui servent à l'impression à la main, et les
autres gravent les rouleaux métalliques.Les graveurs

leaux métalliques, ou bien de laperroline. La machine à rouleaux


et la perrotine permettent de fabriquer avec une grande célérité,
surtout la première. On en construitqui imprimentà-la-fois plu-
sieurs couleurs. On assure qu'avec la perrotine, deux hommes et
trois enfans font à eux cinq, le travail de vingt-quatre hommes
et de vingt-quatre enfans, et qu'il y a des machines à rouleaux
avec lesquelles deux ouvriers seulement et deux enfans impri-
ment chaque jour une quantité d'étoffes qui demanderaitprès de
deux cents ouvriers et autant d'enfans pour être imprimées à la
main. Enfin, l'application de ces machines à la fabrication des
indiennes n'est pas moins importante, peut-étre, que l'applica-
tion des appareils mécaniques modernes à la filature et au tissages.
Chacune d'elles parait avoir d'ailleurs, comme la planche à la
main, ses avantages particuliers qui ne permettent point de la
substituer toujours aux deux autres. On vient de découvrir, an-
nonce-t-on, un nouveau procédé économique d'impression et
même dis teinture applicable à toute espèce de tissus, mais j'i-
Français.
gnore quel est ce procédé, dû comme la perrotine à un
travaillent commodément assis dans des pièces bien
chauffées et parfaitement éclairés ce
sont des. art
tistes dans leurs ateliers. Des femmes, appelées pica->
teustyy contribuentaussi à la confection des planches
eu bpis en les garnissant de pieute et de filets de
laiton.
Les imprimeurs sont dea deux sexes et de tout
âge j mais les hommes font seuls les impressiona à la
mécanique ("i) et ordinairement les impressions à
la planche qu'on nomme de première maint, parce
qu'elles consistent dans l'application de la première
couleur et guident pour l'impression des autres (3).
En outre un enfant de six à douze ans, appelé tirmr
ou brosseur, est attaché à chaque imprimeur ou im-
primeuse sa principale occupation est de soigner le
châssis 4 la couleur pour qu'il ne soit jamais dé-
pourvu de cenWi, et que les planches puissent en
être. chargées à chaque instant.
Les imprimeurs pu imprimeuses, ainsi que ces
enfans, travaillent debout, chacun devant son établi,
et dans de très vastes salles à plafond extrêmement
élevé, bien éclairées et chaudes,. en toute saison. Ils
sont éloigriés l'un de l'autre par un espace d'environ
six pieds; chacun a ordinairement sa fenêtre,, comme

(1) C'esfrràTidire, les impressions au rouleau et à la perrotine.


(s) Ces autres couleurs sont nommées rentrures. Oü appelle
rtatreurs ou rentrtuses les ouvriers chargés de ces dernières.
les graveurs. Mais ces fenêtres sont soigneusement
maintenues fermées cependant l'air se renouvelle
dans les salles, où l'on ne sent d'autre odeur que
celle de l'acide acétique. (i)
Les manœuvres sont tous les hommes qui n'appar»
tiennent pas aux deux classes précédentes. Ils lavent
les pièces d'étoffes, les teignent, les portent à l'é»
tuve, au séchoir, sur le pré, les y étendent, les ar»
rosent, puis les passent au cylindre, les calandrent
les pressent, ou font tout autre ouvrage de force.
Disséminés dans l'établissement, mais plus parti-
culièrement attachés aux ateliers de teinture et de
blanchiment, ils travaillent plus ou moins à l'air,
souvent dans l'humidité, et quelquefois en partie
dans l'eau.
On peut encore citer deux classes d'ouvriers de
l'industrie cotonnière, communes aux ateliers de tis-
sage et aux manufactures d'indiennes.
10 Celle des couturières et impenses ou étçueusês,

se compose principalement de jeunes Sites de ta


à 18 ans. Elles examinent chaque pièce d'étoffe,
y font les reprises des fils rompus, et en retirent les
nœuds qui nuiraient à la bonne apparence ainsi qu'à
l'application des planches ou dessins.
2° Celle des affréteurs. Avant de livrer à la con-

(i) Cette odeur est souvent assez forte pour provoquer la


toux chez les visiteurs, mais jamais chez les ouvritrs.
sommationles toiles de coton, blanches ou peintes,
on leur donne les derniers apprêts, qui consistent à
les rendre très blanches, à les gommer, les lustrer,
les glacer les moirer, etc., en un mot à leur donner
la nuance, la qualité, l'aspect que cherchent les
acheteurs. Dans ce but, on leur fait subir plusieurs
manipulations dont le détail serait ici superflu (1).
Ces dernières opérations se font dans les manufac-
tures elles-mêmes, ou chez les maîtres apprêteurs
et partout la grande majorité des ouvriers qui les
exécutent appartient au sexe féminin.
Ici, on travaille dans des ateliers ordinairement
fermés et souvent trop chauds. Dans ceux de Yap-
prêt dit écossais, par exemple, j'ai vu les ouvrières
soumises à une température habituelle de 35 à
4o° (z), c'est-à-dire à une température qui, parfois,
égale celle du corps, et les entretient dans un état
continuel de transpiration abondante. Elles y sont
toutes jambes et pieds nus, n'ayant sur elles qu'une
chemise et un très léger jupon. (3)

(1) On les fait passer dans une solution de gomme ou d'ami-


don, on les calandre, on les enroule sur des cylindres très chauds,
on les sèche-rapidement, on les repasse, etc.
(a) a8 à 3a° Réaumur; g3 à iq4' Fahrenheit.
(3) Deux de ces femmes saisissent, chacune par un chef, une
pièce de mousseline mouillée, s'écartenl rapidement l'une de
l'autre sans que l'étoffe touche le plancher, la tendent, lui im-
priment deux ou trois secousses, et, cette pièce est sèche ou à-
Parmi les ouvriers de l'industrie cotonnière, les
éplucheuses, les empaqueteuses du fil, les dévideuses
de trames, les picot euses, les couturières, les no-
peuses, quelques ouvrières employées aux apprêts,
les tisserands et les graveurs de planches ou de rou-
leaux, travaillent assis; tous les autres restent de-
bout.
On voit encore dans les manufactures de coton,
des ouvriers qui construisent ou réparent les ma-
chines et métiers. Ces ouvriers, dits des ateliers de
conatruction, sont des forgerons, des serruriers, des
charpentiers, des menuisiers, des tourneurs sur bois
et sur métaux, des ajusteurs, des monteurs de mé-
tiers, etc., etc. Comme ils ne font pas partie des
ouvriers en coton proprement dits, je n'essaierai
pas de donner une idée de leurs travaux.

peu-près, en bien moins de temps qu'il ne m'ea a fallu poar


écrire cette note.
CHAPITRE II.

Des ouvriers de l'industrie cotonnière dans le département du Ïïaut-Bbin.

I.

De ces ouvriers en général, et en particulier de ceux de la fabrique


de Mtdhoiuv tt de la plaine d'Alitée.

( Époques des observations juin, juillet i8S5 et septembre i836. )

C'est dans le Haut-Rhin, dans la Seine-Inférieure,


et plus particulièrement dans la ville de Mulhouse,
que l'industrie du coton a pris, en. France, le plus
grand développement; elle a fait surtout des pas de
géant dans le premier de ces départemens. Dès
l'année 1827 on y comptait 44,84o ouvriers (1)

(1) Savoir

Voir dans la Statistiquegénérale du département du Haut-fi/tin,


employés dans les seuls ateliers de filature, de tis-
sage et d'impression d'indiennes. Si l'on ajouté à ce
nombre tous ceux auxquels cette même industrie
procure directement du travail (i) ainsi que les
enfans payés par les imprimeurs et fileurs auxquels
ils servent d'aides (2) ce ne sera certainement point
exagérer que de porter à plus de §ô>ooo, c'est-à-dirè
au huitième de la population (3), tous les ouvriers qui
travaillaient alors dans lé département du Haut-Rhin
pour les manufactures de coton.
Sept absplus tard, en i834, époque de prospérité
et d'extension pour ces manufactures, on évaluait
approximativementà 91,000 le nombre de leurs tra-

publiée par la Société industrielle de Mulhouse, les tableaux


n<" zo, 21 et 23, et à la page 438 les précautions qui ont été
prises par cette Société pour connaître l'état véritable de toutes
les industries du département en 1827.
(i) Tels que voituriers, menuisiers,charpentiers, tourneurs,
serruriers,fondeurs, forgerons, faiseurs de peignes et de navettes
pour les tisserands, faiseurs de cardes, mécaniciens, construc-
teurs, raccommodeurs de métiers, etc., etc.; 6 à 700 blanchis-
seurs et teinturiers, et à à 600 bonnetiers,passementiers, ruba-
niers et brodeurs en coton {Voy. les tableaux n°' 22 et 24 de la
Statistiquegénérale du Haut-Rhin).
(2) D'après l'¿nnuaire du Haut-RIùn pour l'année 181 3, il y
avait déjà alors, dans ce département, 44,4oo individus, hommes,
femmes, enfans et vieillards, employés dans les manufactures de
coton ou pour elles (P. les p. 276 et 277).
(3) Population officielle de 1827 408,741.
vailleurs (i),
non compris également les classes
omises dans le total de 1827 ce qui doit faire por-
ter à plus de 100,000 ou au quart de la population
tous les individus employés en r834, dans le dépar-
tement, pour l'industrie cotonnière. (a)
Or, il est incontestable que les salaires des 50,000
ouvriers de 1827 et des 100,000 de i834» faisaient
vivre beaucoup d'autres individus encore, ne fût-ce
que leurs enfans en bas âge.
Enfin il résulte des renseignemens qui m'ont
été fournis, que les ouvriers en coton du Haut-

(1) Savoir:

Mais plusieurs fabricans d'indiennes ayant réuni à leur indus-


trie l'impression des étoffes connues sous les noms de foulards,
mousselinede soie, thibet, etc., il faut diminuer un peu le der-
ttter chiffre.
(a) Population officielle de i83t, dans le département entier:
Rhin étaient encore plus nombreux en i835, et
surtout dans les six premiers mois de i836, qu'ils
ne l'étaient en 1 834- On peut du moins l'affirmer
pour les villes de Mulhouse Thann Guebwiller,
Soultz, Sainte-Marie-aux-Mines, et pour les villages
de Dornach, Bitschwiller, etc., surtout pour Mul-
house, Thann et Dornach, où j'ai vu de tous côtés
bâtir de nouvelles maisons pour les loger, et con-
struire de nouveaux ateliers (t). Mais une tendance

(i) A l'appui de cette assertion, je puis citer des articles de


journaux desquels il résulterait, s'ils sont exacts, que dans la
seule ville de Mulhouse, il y avait, en ouvriers de la fabrique
proprement dite

Si l'on réunit aux ouvriers en coton les ouvriers travaillant


chez les artisaps de la ville, comme gens de peine, domesti-
ques, gens à gages, c'était

Voir ['Industriel alsacien du ai novembre 1835, pour le re-


contraire a dû certainement s'observer à la fin de
i836, et dans les huit ou neuf premiers mois de
1837.
Les 44j84° ouvriers en coton recensés en 1827
dans le Haut-Rhin, et les 91,ooo admis pour i834
se divisaient entre eux comme il suit, du moins d'a-
près les documens qui les indiquent

D'après les mêmes documens, l'accroissement


dans le nombre de nos travailleurs, de 1827 à
i834, aurait été
De 60 sur 100 pour ceux des manufactures d'in-
diennes
De Si sur 100 pour ceux des filatures;

censement de i834, et le même journal du 19 décembre de la


même année pour le recensement de i835.
V. encore les journaux quotidiens du mois de décembre 1835.
Ainsi, sur les 17,000 ouvriers de Mulhouse trouvés en i835,
11,600 seulement habitaient la ville, et les 5,40o autres, ayant
leur domicile dans les communes voisines, s'y rendaientchaque
matin pour travailler.
(1) 1. la p. 372 de la Statistique générale dit département rlu
Haut-Rhin, et la note de la page 14 de ce volume.
(2) Y. la note i de la page 16.
De r ioo pour ceux des tissages (i)
35 sur

Et de 102 pour tous les ouvriers réunis.


Voici comment, en supposant toujours i,ooo le
nombre des ouvriers employés, ils se partageaient en

id.
1835 pour les occupations
A.
dits.
Dans les filatures ordinaires (2)

bobineurs.
journée.
Fileurs et fileuses proprement
Rattacheurset
Femmes à la
900
3oo
Q66
Hommes i33
B. Dans la filature de M. Nicolas Schlumberger,
ci Guebwiller, où l'on fabrique les fils les plus. fins,
les plus réguliers, et où, proportion gardée, les ate-
liers du battage et de la cardérie occupent le plus
de travailleurs, et les ateliers du filage le plus d'en-
fans (3)
Fileurs et fileuses
Rattacheurs etbobineurs. 176
36o

(i) La différence est ici d'autant plus grande, qu'ezt 1834 on


comptait 3,ogo métiers dits mécaniques an lieu de 4z6 connus en
1827.
(2) D'après les réponses manuseritessoumises ¡\ lA Société in-
dustrielle de Mulhonse, dans sa séance mensuelle du 29 juillet
i835 (au nom d'une commission spéciale, par M. Josué Heil-
mann) aux questions adressées par moi & cette Société, sur la
classe ouvrière employée dans les manufactures de Mulhouse et
de Dornach.
(3) D'après une note qrti m'a été remise dans cette même ma..
nufacture, en 1835.
ouvriers ordinaires de la carderie.
la carderie.
20

Dévideuses, batteurs, batteuses, et quelques employés de


2''°
Manoeuvres et ouvriers divers âgés de plus de 17 ans.. 10/1

Pareurs.
C. Dans

classe.
classe.
les tissages mécaniques: (1)

Tisseurs et tisseusesde première


Tisseuses de seconde
28
44o
x"2
Dévideuses, bobineuses et ourdisseuses. 194
Bobineurs et rattacheurs (enfans des deux sexes). i3o
Manoeuvres.. /t6

D. Dans les tissages à la main.


Il n'y a guère dans ces tissages que des hommes
pour conduire les métiers; mais des femmes, des
enfans et quelques vieillards préparent les fils.
E. Dans les manufacfures d'indiennes ordi-

Graveurs sur bois..


imprimeuses
sexes).
67
333

divers
Imprimeurset
Tireurs (enfans des deux 333
Manœuvres et ouvriers 267

Voici comment les sexes se divisaient dans les

(i) D'après les réponses manuscrites soumises à la Société in-


dustrielle de Mulhouse.
(a) D'après une note qui m'a été remise à Mulhouse, par un
ancien directeur de manufacture d'indiennes, daus laquelle on
n'imprimaitpoint au rouleau.
trois sortes d'ateliers d'un très grand établissement
du Haut-Rhin

Si l'on excepte quelques graveurs, un assez grand


nombre de tisserands et la plupart des femmes qui
garnissent de picota les planches à imprimer, on peut
dire qu'en Alsace les ouvriers de l'industrie coton-
nière travaillent dans de grands ateliers, où les deux
sexes sont généralement mêlés partout où le travail
n'est point, par sa nature, dévolu à un seul.
La durée journalièredu travail varie selon l'espèce
de manufactures et même un peu selon les localités.
A Mulhouse, à Dornach, etc., les filatures et les
tissages mécaniques s'ouvrent généralement le ma-
tin à cinq heures, et se ferment le soir à huit,
quelquefois à neuf. En hiver, l'entrée en est fré-
quemment retardée jusqu'au jour, mais les ou-
vriers n'y gagnent pas pour cela une minute. Ainsi,
leur journée est au moins de quinze heures. Sur ce

(i) D'après un tableau publié dans l'industriel alsacien du 6


août x836. En voici les chiffres

Filature.
Tissage
Homrn.
g3
836
Femm.
327
g3o
Impression d'indiennes. f>64 99
temps, ils ont une demi-heure pour le déjeuner
et une heure pour le dîner; c'est là tont le repos
qu'on leur accorde. Par conséquent, ils ne four-
nissent jamais moins de treize heures et demie de
travail par jour.
A Thann, à Yesserling, etc., la journée est aussi
longue; mais dans le dernier endroit les ouvriers
disposent chaque jour de deux heures entières. A
Guebwiller, dans la belle filature de MM. Nicolas
Schlumberger et compagnie, elle est de treize heures
et demie au lieu de quinze, et la durée de travail
effectifde douze heures au lieu de treize et demie ( [ ).
D'un autre côté, à Bitschwiller, village rempli de
filatures et de tissages mécaniques, situé entre Thann
et Saint-Amarin, la journée, si l'on m'y a dit vrai,
serait toujours de seize heures, car elle commence
à cinq heures du matin et le soir elle finit à neuf.
Enfin, tous les samedis, elle est communément
plus courte, ainsi que la durée de travail effectif,
dans les établissemens où les ouvriers sont à la pièce
ou à la tâche; elle l'est aussi tous les jours pour les
ouvriers employés à construire ou à raccommoder
les métiers et les machines.

(i) La journée y commence en été à 5 heures du matin pour


finir le soir à 6 heures et demie, en hiver à 7 heures pour finir
le soir à 8 heures et demie, et l'on y accorde, comme à Mul-
house, etc., une heure et demie pour les repas et le repos.
La durée du travail est la même dans les filatures
et dans les tissages mécaniques. Quant aux ateliers
où l'on tisse à la main, comme les métiers y mar-
chent sans le secours d'un moteur général et que les
salairess'y paient constamment à la pièce ou à l'aune,
la sortie et l'entrée y sont plus libres que dans les
autres. Néanmoins, la durée du travail journalier y
est presque toujours fort longue; elle l'est surtout
pour beaucoup de tisserands qui emportent chez
eux des fils qu'ils tissent en famille sur leurs propres
métiers. Pour ces derniers la journée commence
souvent avec le jour, quelquefois plus tôt, et elle se
prolonge très avant dans la nuit, jusqu'à dix ou onze
heures. Mais elle est ordinairement moins longue
pour les ouvriers des campagnes, qui ne fabriquent
des toiles que dans les momens où ils ne sont pas
occupés à l'agriculture.
Le travail dans les manufactures d'indiennes,du
moins le travail soigné, ne peut se faire que pendant
le jour. Voilà pourquoi, sans doute, il n'a lieu que
depuis six heures du matin jusqu'à six heures du
soir en été, et, en hiver, depuis 7 heures et demie,
8 heures du matin jusqu'à l'approche de la nuit (i).
Il est interrompu une heure par un seul repas. Dans
ces manufactures, où communément tout se paie à la

(i) Excepté souvent pour les couturières et les éplucheuses.


tâche, les heures d'entrée et de sor tie sont moins sé-
vèrement observées que dans les filatures.
On suit, dans les ateliers d'apprêts, la règle des
fabriques dont ils font partie.
Enfin, on exige souvent des ouvriers qu'ils prolon-
gent leur travail au-delà de l'heure où les ateliers res-
tent ordinairement ouverts; mais alors cet excédant
de travail leur est payé à part.
Il est bien entendu que toutes les durées indiquées
ici peuvent être et sont très souvent diminuées dans
les temps de stagnation des affaires ou de crise com-
merciale. (i)
La cherté des loyers ne permet pas à ceux des
ouvriers en coton du département du Haut-Rhin,
qui gagnent les plus faibles salaires ou qui ont les
plus-fortes charges, de se loger toujours auprès de
leurs ateliers. Cela s'observe surtout à Mulhouse.
Cette ville s'accroît très vite; mais les manufactures
s'y développant plus rapidement encore, elle ne peut
recevoir tous ceux qu'attire sans cesse dans ses murs
le besoin de travail (2). De là, la nécessité pour les

(i) Ainsi, au mois d'avril 1837, toutes les manufactures de


l'Alsace renvoyaient ou avaient déjà renvoyé une partie de leurs
ouvriers; les autres étaient occupés chaque jour un moindre
nombre d'heures, et presque partout le travail ne se faisait
plus 6 jours par semaine plusieurs tissages même s'arrêtèrent.
(2) Il résulte
i° D'une note qui m'a été remise par M. Andir Kcci'hlin, maire
plus pauvres, qui ne pourraient d'ailleurs payer les
loyers au taux élevé où ils sont, d'aller se loger loin
de la ville, à une lieue, une lieue et demie, ou même
plus loin, et d'en faire par conséquent chaque
jour deux ou trois, pour se rendre le matin à la
manufacture, et rentrer le soir chez eux. (1)
Les seuls ateliers de Mulhouse comptaient, en
i835, plus de 5,ooo ouvriers logés ainsi dans les vil-

de Mulhouse, qu'en 1798, époque de la réunion de cette ville à


la France, elle avait 6,025 habilans.
2° Et des Recherches de statistique comparéefaites sur la ville
de Mulhouse, et lues à la Société industrielle, le 26 septembre
i828, par M. Achille Penot (in-8°, 53 pages. Mulhouse, 1828),
que la population de cette ville, évaluée en multipliant les nais-
sances par 3o, aurait été, savoir
Pour 1812, de 10,784 Pour 1820, de II,424
n8t3 11,168 1821 12,980
x^i/f 10,080 1822 x4,624
i8i5 9,856 1823 14,080
ïgiô 9,248 1824
1825
• 15,164
16,000
1817 8,832
i8I8 8,736 1826 18,848
1819 9,792 1827 20,864
D'après l'opinion de la mairie, elle était approximativement:
En i835, de 28,000 habitons
Eten i836 3o,ooo
Ces nombres sont beaucoup plus forts que ne les donnent les
listes officielles de la population du royaume.
(i) Je lis dans une note manuscrite de M.André Koechlin, que
des ouvriers des manufactures de Mulhouse ont parfois été logés
à deux lieues de celte ville, et même à deux lieues et un quart.
lages environnans (i). Ces ouvriers sont les moins
bien rétribués. Ils se composent principalement de
pauvres familles chargées d'enfans en bas âge, et ve-
nues de tous côtés, quand l'industrie n'était pas en
souffrance, s'établir en Alsace, pour y louer leurs
bras aux manufactures. Il faut les voir arriver chaque
matin en ville et en partir chaque soir. Il y a, parmi
eux, une multitude de femmespâles, maigres, mar-
chant pieds nus au milieu de la boue, et qui, faute
de parapluie, portent renversé sur la tète, lorsqu'il
pleut, leur tablier ou leur jupon de dessus, pour
se préserver la figure et le cou, et un nombre en-
core plus considérable de jeunes enfans non moins
sales, non moins hâves, couverts de haillons tout
gras de l'huile des métiers, tombée sur eux pendant
qu'ils travaillent. Ces derniers, mieux préservés due
la pluie par l'imperméabilité de leurs vêtemens,
n'ont pas même au bras, comme les femmes dont
on vient de parler, un panier où sont les provisions
pour la journée; mais ils portent à la main ou ca-
chent sous leur veste, ou comme ils le peuvent, le
morceau de pain qui doit les nourrir jusqu'à l'heure
de leur rentrée à la maison. (2)

(i) Voyez l'Industriel alsacien du 21 novembre i835,et la note


de la page 17 de ce volume.
(2) Ces malheureux sont employés dans les filatures: les femmes
comme batteuses, dévideuscs et soigneuses de cardes, et Ics en-
Ainsi, à la fatigue d'une journée déjà démesuré-
ment longue, puisqu'elle est au moins de r 5 heures,
vient se joindre pour ces malheureux, celle de ces
allées et retours si fréquens, si pénibles. Il en résulte
que le soir ils arrivent chez eux accablés par le besoin
de dormir, et que le lendemain ils en sortent avant
d'être complétement reposés, pour se trouver dans
l'atelier à l'heure de l'ouverture.
On conçoit que, pour éviter de parcourir deux
fois chaque jour un cheminaussi long, ils s'entassent,
si l'on peut parler ainsi, dans des chambres ou pièces
petites, malsaines, mais situées à proximité de leur
travail. J'ai vu à Mulhouse, à Dornach et dans des
maisons voisines, de ces misérables logemens, où
deux familles couchaient chacune dans un coin, sur
de la paille jetée sur le carreau et retenue par deux
planches. Des lambeaux de couverture et souvent
une espèce de matelas de plumes d'une saleté dé-
goîitante, voilà tout ce qui recouvrait cette paille.
Du reste, un mauvais et unique grabat pour toute
la famille, un petit poèle qui sert à la cuisine comme
au chauffage, une caisse ou grande boîte en guise
d'armoire, une table, deux ou trois chaises, un banc,
quelques poteries, composent communément tout le
mobilier qui garnit la chambre des ouvriers em-
fans comme soigneurs de cardes, rattacheurs et bobinelirs ils
forment la dernière classe ouvrière.
ployés dans les filatures et les tissages de la même
ville.
Cette chambre, que je suppose à feu et de 10 à ia
pieds en tous sens, coûte ordinairement à chaque
ménage, qui veut en avoir une entière, dans Mul-
house ou à proximité de Mulhouse, de 6 à 8 fr. et
même 9 fr. par mois, que l'on exige en deux termes,
c'est-à-dire de i5 en 15 jours, aux époques où les
locataires reçoivent leur paie c'est depuis 72 jus-
qu'à 96, et quelquefois 108 fr. par an. Un prix aussi
exorbitant tente les spéculateurs aussi font-ils bâ-
tir, chaque année, de nouvelles maisons pour les
ouvriers de la fabrique, et ces maisons sont à peine
élevées que la misère les remplit d'habitans.
Et cette misére dans laquelle vivent les derniers
ouvriers de l'industrie du coton, dans le département
du Haut-Rhin, est si profonde qu'elle produit ce
triste résultat, que tandis que dans les familles de
fabricans négocians, drapiers, directeurs d'usines,
la moitié des enfans atteint la 29e année, cette même
moitié cesse d'exister avant l'âge de 2 ans accomplis
dans les familles de tisserands et d'ouvriers des fila-
tures de coton (r). Quel manque de soin, quel aban-
don de la part des parens, quelles privations, quelles

(1) Voyez dans le tome second, le chapitre intitule De la


santé des ouvriers.
souffrances cela ne fait-il pas supposer pour ces der-
niers ?
Il ne faut pas croire cependant que l'industrie du
coton fasse tous ces pauvres. Non; mais elle les ap-
pelle et les rassemble des autres pays. Ceux qui
n'ont plus de moyens d'existence chez eux, qui en
sont chassés, qui n'y ont plus droit aux secours des
paroisses ( entre autres, beaucoup de Suisses, de
Badois, d'habitans de la Lorraine allemande), se ren-
dent par familles entières à Mulhouse, à Thann
et dans les villes manufacturières voisines, attirés
qu'ils y sont par l'espoir d'avoir;de l'ouvrage. Ils se
logent le moins loin qu'ils peuvent des lieux où ils
en trouvent, et d'abord dans des greniers, des cel-
liers, des hangars, etc., en attendant qu'ils puissent
se procurer des logemens plus commodes. (1)
J'ai vu sur les chemins, pendant le peu de temps
que j'ai passé en Alsace de ces familles qui venaient
de l'Allemagne, et traînaient avec elles beaucoup de
petits enfans. Leur tranquillité, leur circonspection,
leur manière de se présenter, constrastaient avec
l'effronterie et l'insolence de nos vagabonds. Tout
en eux paraissait rendre l'infortune respectable

(i) J'ai souvent entendu dire en Alsace qu'il fallait attribuer


cette immigration d'un grand nombre de familles des Juifs
qui, en leur prêtant de l'argent à un énorme intérêt, les avaient
réduites à la plus profonde misère.
ils ne mendiaient pas, ils sollicitaient seulement de
'l'ouvrage.
Mais étrangers aux manufactures, ils ne peuvent
y être chargés d'abord que des travaux les plus fa-
ciles, par conséquent les moins rétribués. Bientôt,
les chagrins, l'insnffisance de la nourriture, la con-
tinuité de toutes les privations, l'insalubrité de leur
nouveau métier, la durée trop longue de la journée
de travail, altèrent leur santé leur teint se flétrit,
ils maigrissent, et perdent leurs forces.
Cet état de- souffrance, de dépérissement des ou-
vriers dans les filatures de coton de l'Alsace, s'ob-
serve surtout chez les enfans. Nous y reviendrons
dans la seconde partie de cet ouvrage, (r)
On peut reprocher à un grand nombre d'ou-
vriers qui travaillent dans les manufacturesde Mul-
house et des environs, le luxe des habits dont ils se
parent le dimanche. Quant aux vêtemens des au-
tres, ils sont tout aussi mauvais, tout aussi insuffisans
que leurs logemens. Nulle autre part, dans toute
l'Alsace, on ne voit chez les simples travailleurs,
dans la manière de se vêtir, autant de luxe et autant
de misère.
Beaucoup négligent entièrement les soins de pro-
preté; Mais les plus pauvres n'ont ni le goût

(i) Voyez tome xr, chap. III.


ni le temps, ni les moyens de faire autrement.
Les mœurs des ouvriers des grandes manufactu-
res situées dans le Haut-Rhin, plus particulièrement
les mœurs des ouvriers en coton passent dans le
pays pour être dissolues.
La réunion des deux sexes dans les mêmes
ateliers, surtout pendant la nuit, en est une des
principales causes (i). Rien n'est plus ordinaire
dans ces rassemblemens nombreux, que d'enten-
dre des mots, des discours qui blessent la pu-
deur. « L'obscénité, il est vrai, est presque toujours
«dans les seules paroles car l'ordre règne dans
«les ateliers; mais les enfans, dont la curiosité
« est si pénétrante, saisissent le sens de ces dis-
« cours, les répètent avec une satisfaction révol-
« tante, et connaissent bientôt des choses qu'ils
« devraient ignorer. » (2)
Aussi, ai-je souvent entendu parler à Mulhouse
du libertinage des jeunes gens des manufactures, sur-
tout de celui des imprimeuses. Le fait est que l'on
compte dans cette ville une naissance illégitime sur

(1" Voyez Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse,


n°<28,p. 348.
(2) Propres expressions des réponses manuscrites soumises à
la Société industrielle de Mulhouse, et faites au nom d'une com-
mission spéciale, aux questions adressées par moi à cette société.
cinq naissances totales (i), et que j'ai vu dans ses fa-
briques d'indiennes, ainsi que dans celles de Dor-
nach, un assez grand nombre de filles ou femmes,
chez qui la recherche de la mise, la coquetterie des
manières, l'expression de la figure, trahissaient des
mœurs peu chastes. (2)

(i) Naissances observées Mulhouse, pendant lcs années 1823,


i834

La proportion des naissances de bâtards a augmenté à Mul-


house depuis un certain nombre d'années; car dans ses Recherches
de statistique comparée sur cette ville, M. Achille Penot a trouvé
pour les 16 années 18 12 Y, 827 savoir

(a) D'un autre côté, dans un des Bulletins rla la indus-


On devine déjà que beaucoup d'ouvriers vivent
en concubinage.Ils appellent ces sortes d'unions Des
mariages ci la Parisienne, et ils ont même fait, pour
les exprimer, le verbe allemand Paristereit,Pariser,
c'est-à-dire, faire comme à Paris. Cependant, de tous
nos départemens manufacturiers, le Haut-Rhin n'est
pas celui où il y a le plus de ces unions, et toutes les
naissances de bâtards qu'on y observe ne sont pas,
à beaucoup près, produites par le libertinage. Ainsi,
chaque année il se forme à Mulhouse beaucoup
d'unions illégitimes, durables, souvent très heu-
reuses, et dans lesquelles on n'abandonne aucun des
enfans qui en proviennent. La gêne des ouvriers, la
difficulté qu'ils éprouvent, quand ils veulent se ma-
rier, s'ils ne sont pas Français, à faire venir de chez
eux les papiers exigés par nos lois, les frais nécessai-
res pour l'accomplissement des actes civils et reli-
gieux, et d'autres obstacles encore, les empêchent
souvent de contracter des engagemens légaux. C'est
ainsi que des ouvriers|venusprincipalementdu grand-
duché de Bade et des cantons de la Suisse alle-
mande, vivent avec des Alsaciennes qu'ils ne peuvent
épouser qu'en renonçant à leur titre de citoyens
suisses ou badois, parce que, suivant la loi de leur

trielle de Mulhorcse, on signale particulièrement les jeunes gens


des filatures, comme se livrant à des débauches pernicieuses
(Voyez n° 28, p. 3/f7 et 348]
pays, ce titre se perd par un mariage contracté à
l'étranger sans y avoir été autorisé par le gouver-
nement ou l'autorité locale, qui n'en donne jamais
la permission, si la femme n'a aucune fortune. Mal-
gré cette circonstancequi doit multiplier les enfans
naturels dans le Haut-Rhin, ce département n'en
voit pas naître, proportion gardée, plus que la France
entière; car io de ces enfans y viennent au monde
contre i34 légitimes. En France, le terme moyen est
de 10 des premiers contre i3o des seconds. (i)
Il est hors de doute qu'au milieu de ces nom-
breuses réunions d'ouvriers, on ne s'occupe pas assez
de prévenir les liaisons illicites entre les sexes. Dans
quelques manufactures cependant, les hommes et les
femmes ne travaillent pas ensemble chaque sexe a
ses ateliers où l'autre n'entre pas. Cette précaution
est bonne; mais il faudrait imiter la règle suivie dans
l'établissement de Vesserling où l'on a soin, chaque
soir, d'arrêter le travail des femmes un peu plus tôt
que celui des hommes, pour qu'elles ne soient pas
accompagnées par eux en rentrant chez elles.

(i) Voyez le dernier flnnuaire dit bureau des longitudes.


Voici d'ailleurs les chiffres relatifs au département du Haut-
Rhin pour la période de 1817 à i835 inclasivement

Voyez la Colke'.lan des Annuaires,


L'ivrognerie est presque partout, en France,
un
vice commun chez les classes ouvrières, mais je dois
à la vérité de dire qu'elle est
un peu moins fréquente
en Alsace que dans nos départemens du Nord. Les
hommes les plus adonnés au vin, et les seuls qui
m'aient paru turbulens, sont les fondeurs, les
mou-
leurs de métaux, les forgerons, les tourneurs, les mé-
caniciens, en un mot ceux qui construisent et répa-
rent les métiers ou machines. On observe du reste
ici ce qu'on voit ailleurs ce sont surtout les
gens
étrangers au pays ou qui n'y sont point domiciliés,
qui s'abandonnent le plus à tous les genres de dé.
bauches. (i)
Les parties de plaisir s'accompagnent fréquem-
ment, et c'est là un caractère commun à beaucoup de
populations allemandes, de chants harmonieux qui
commencent au cabaret et se prolongent après
qu'on en est sorti; maie ils offrent ici cela de
par

(i) On m'a montré à Mulhouse et dans un village voisin,


quelques pères dans la force de l'âge et bien portans, qui
ont
l'infamie de yivre dans l'oisiveté, nourris par ceux de leurs enfans
qui travaillent dans les filatures ou dans les fabriques d'indien-
nes ce sont là, il est vrai, des exceptions. Mais lorsque les en-
fans dont il s'agit deviennent plus âgés et reconnaissent qu'ils
sont ainsi exploités, ils s'éloignent pour ne plus partager leur
salaire. Il résulte de cette rupture du lien de famille,
une pro-
fonde misère dans laquelle tombent les parens,et
par suite toutes
sortes de désordres.
ticulier qu'ils ne sont pas toujours un signe d'ivresse,
les
comme les chants que l'on entend ailleurs dans
cabaret s.
Les enfans employés dans les manufactures de co-
ton de l'Alsace, y étant admis dès l'âge où ils peuvent
commencer à peine à recevoir les bienfaits de l'in-
struction primaire, doivent presque toujours en
rester privés. Quelques fabricans cependant ont
établi chez eux des écoles où ils font passer, chaque
jour et les uns après les autres, les plus jeunes
ouvriers. Mais ceux-ci n'en profitent que difficile-
ment, presque toutes leurs facultés physiques et in.
tellectuelles étant absorbées dans l'atelier. Le plus
grand avantage qu'ils retirent de l'école est peut-être
de se reposer de leur travail pendant une heure ou
deux.
J'ai trouvé en 1835 les prix de la main-d'œuvre
dans le département du Haut-Rhin, comme il suit ou
à-peu-près
1° DANS LES FILATURES DE COTON.

Dans le rapport du jury départemental du Haut-


Rhin, sur les produits destinés à l'exposition et sur
les progrès de l'industrie, de 1827 à 1834, on admet
que 18,000 ouvriers environ des deux sexes em-
ployés dans les filatures de coton du département,
se partageaient alors (i834) 8,5oo,ooo fr. de prix de

(i) Suivant la note qui m'a été remise dans cet établissement.
(2) Voyez Bnquéte relative à diverses prohibitions, etc., t. ni,
p. 350.
(3) Id., p. 6i5.
(4) Travaillant à la pièce ou à la tâche.
(5) (5) Les rattacheurs et bobineurs sont presque toujours
payés par les fileurs eux-mêmes, lorsque ceux-citravaillent à la
pièce, et par les fabricans, lorsque c'est à la journée. Les salaires
de ces enfans ont été déduits ici de ceux des fileurs.
(6) Travaillant à la journée; il en est de même des suivans.
main-d'œuvre; ce qui ferait pour chacun, terme
moyen annuel, à très peu près 472 fr., ou par jour-
née de travail, si l'on -en suppose 3oo dans l'année,
i fr. 57 c. il3 (i). Mais il est évident que, dans cette
évaluation du salaire moyen, les rattacheurs et bobi-
neurs ne sont point compris, et que par conséquent
il était moins fort. La différence doit être de 3o à35 c.
(de 6 à 7 sous) par jour.
Un tableau statistique des ouvriers d'une grande
manufacture du Haut-Rhin, publié dans l'Industrïel
lllsacien du 6 août i836, vient appuyer cette ré-
flexion, car il en résulte que le salaire moyen payé

en i832,
en i835,
de.
dans les ateliers de filature a été

de. i
1
fr. o3 c.
ri

(1) Voici les données du calcul, telles qu'on les trouve dans le
rapport cité
« Les cotons bruts (consommés par les filatures du départe-
ment du Haut-Rhin) peuvent être évalués à 18,000,000

«
On
«
peut
Différence.
Les cotons filés
admettre que, dans les frais de
35,000,000
17,000,000
fabrication (quis'élè-
« vent à 17,000,000), la moitié s'applique à la main-d'oeuvre
« directe, et que l'autre moitié consiste en frais généraux.
« Le
nombre d'ouvriers des deux sexes employésdans les fila-
« tmCs, s'clèvn à 18,000 individus (Voyez les Bulletins de la
société industrielle de Mulhouse, t. vu, p. 436 et 437).
a° DANS LES TISSAGES.

On lit également dans le rapport cité, que 35,oqo


ouvriers,dont uneforte partie répandue dans la campai
guene tisse que par intervalle, confectionnaientpar an
une quantité approximativede 92 0,000 pièces de tissus
blancs (calicots, percales, mousselines), pour la façon
desquels ils recevaient 4,825,00of. (4). D'où il résulte

(1) Rapport du jury départemental du Haut-Rhin, etc.


(2) Voici comment M. Roman s'est exprimé à cet égard
« Pour les calicots, les tisserands peuvent gagner, par un travail
suivi et assidu (c'est-à-dire de 14 à 16 heures), de 60 c. à i fr.
« a5 c.; pour les étoffes plus fines, depuis i fr. a5 c. jusqu'à a fr.
« 5o c. Enfin, les ouvriers-mécaniques gagnent généralement un
« peu plus que dans les qualités correspondantes» (Voyez Bn-
quête relative à diverses prohibitions établies à l'entrée des produits
étrangers, etc., t. nr, p. 35 1).
(3) Cest comme moyenne du salaire des tisserands que M. Ni-
colas Kœcblin a dit 75 c. (Voyez Enquête, etc., p. 620.)
(4) Voici comment s'exprime le rapport dont il s'agit « Le
«
nombre total des pièces fabriquées annuellement en tissus
blancs (dans le département du Haut-Rhin) peut être walué à
que, terme moyen, chacun de ces ouvriers fabriquait
26 ôo pièces, et touchait à-peu-près 138 fr. par an ou

46 centimes par jour, en supposant 3oo journées de


travaildans l'année. Mais ceux qui ne tissent que pen-
dant la saison oùfagriculture ne les occupe point, ren-
dent plus forte ou meilleure la part des tisserands de
profession. 5 fr. 3o c. étaient ordinairement en i834>
le prix de façon payé pour une pièce de 3o à 34 au-
par aune. ( 1 )
nes c'était à peine 2o centimes ou 4 sous
Du reste, d'après le journal mentionné plus
haut (2), la moyenne du salaire a été, pour tous les
ouvriers d'une grande manufacture de l'Alsace, de
73 centimes en i83a et de g4 en 1835.

a 920,000. Leur main-d'œuvre et leurs frais généraux peuvent


et
s'élever à g,65o,ooo fr.-La moitié de cette somme constitue
a à-peu-près la valeur de la main-d'œuvre directe gagnée par
et 35,000 ouvriers, dont une forte partie, répandue dans la cam-
« pagne, ne se livre à ce travail que par intervalles » (Voyez
Bulletin de la Société industriellede Mulhouse, t. vu, p. 44o).
(i) Dans la même année, M. Nicolas Kœchlin calculait la fa-
çon à raison de 22 centimes l'aune, pour les calicots de qualité
corsée, ayant 3/4 de large, et dans cette largeur 75 portées (V.
Enquête, etc., t. m, p. 621).
Les pièces étaient de 26 à 29 aunes en 1827.
(x) L'industriel alsacien, du 6 août i836.
l'
Enfin, d'après Industriel \Alsaeienexi 6 août 1 836,
la moyenne des salaires, pour les ouvriers attachés
aux ateliers d'impression, était de i fr. 54 en 1832 et
j fr. 69 en ]835, non compris les petits tireurs ou
brosseurs, qui sont payés par les imprimeurs eux-
mêmes.
Si l'on admet, pour les manufactures de toiles
peintes, comme nous l'avons fait pour les filatures et
les tissages, que la moitié des frais de fabrication
s'applique à la main-d'œuvre (ce qui n'est ici qu'une
supposition), et, d'après le rapport du jury départe-
mental pour l'année i834, que les 18,000 ouvriers
ou environ employés alors dans les manufactures
d'indiennes, se partageaient entre eux n,5oo,ooo fr.,
chacun touchait, terme moyen annuel, 63g fr. à-peu-
près, ou bien a fr. 1 3. cent. par journée de travail (i).
Mais les jeunes tireurs ou brosseurs n'entrent point
dans cette proportion; elle est par conséquent un
peu trop forte.

(1) Voici comment s'exprime le rapportcité


« Le
nombretotal des pièces impriméessur calicots,percales et
«mousselines, peut être porté par année à 720,000, représen-
te tantune valeur de 43,ooo,ooô.
« Les toiles employées ont une valeur de 20,000,000.
« Reste, pour main-d'œuvre, frais généraux et teinture,
a z3,ooo,ooo.
« Environ 18,000 individus sont employés dans les divers ale-
«
liers d'impression et de teinture en général. »
4# DANS LES ateliers DE CONSTRUCTION ET DE RÉPARATION
DES MÉTIERS OU MACHINES EN USAGE DANS L'INDUSTRIE
COTONNIERS.

Tous ces salaires sont payés les samedis, ordinai-


rement de 2 en a. semaines, quelquefois chaque se-
maine, et d'autres fois de 3 en 3 semaines. Les dessi-
nateurs, les graveurs sur rouleaux, les contre-
maîtres et les commis, sont seuls payés au mois ou
à l'année.
Si l'on a égard à la nature du travail et à sa
longue durée, on trouvera peut-être bien faibles
les salaires de la plupart des ouvriers des filatures,
surtout des ouvriers tisserands. Je laisse ici de
côté ceux qui travaillent dans les fabriques d'in-
diennes. Il est remarquable d'ailleurs, que la Sta-
ti8tique générale du département du Haut-Rhin,
publiée par la société industrielle de Mulhouse,
ouvrage où tout ce qui se rapporte à l'industrie co.
tonnière est traité avec tant de soin et de sagacité,

(i) V. les tableaux n°' 5 et 6. Ils donnent 5o4 ouvriers rece-


vant ensemble 1,242 fr. 5o cent. par jour.
se taise sur les salaires des tisserands et des ouvriers
des filatures. Ce silence ne doit pas, ne peut pas pro-
venir d'un oubli.
Sous le rapport de la nourriture, comme sous
d'antres rapports, les ouvriers en coton peuvent se
diviser en plusieurs classes.
Pour les plus pauvres, tels que ceux des filatures,
des tissages, et quelques manœuvres, la nourriture se
compose communément de pommes de terre, qui
en font la base, de soupes maigres, d'un peu de
mauvais laitage, de mauvaises pâtes et de pain. Ce
dernier est heureusement d'assez bonne qualité. Ils
ne mangent de la viande et ne boivent du vin que
le jour ouïe lendemain de la paie, c'est-à-dire deux
fois par mois.
Ceux qui ont une position moins mauvaise, ou
qui, n'ayant aucune charge, gagnent par jour de ao
à 35 sous, ajoutent à ce régime des légumes et par-
fois un peu de viande.
Ceux dont le salaire journalier est au moins de
2 francs et qui n'ont également aucune charge, man-
gent presque tous les jours de la viande avec des
légumes; beaucoup d'entre eux, surtout les femmes,
déjeunent avec du café au lait.
Enfin, les végétaux et principalement les pommes
de terre, font au moins les trois quarts de la sub-
sistance du plus grand nombre. Parfois un peu de
charcuterie en fait aussi partie. Les hommes em-
ployés dans les ateliers de construction ou qui exé-
cutent les travaux les plus rudes, boivent ordinaire-
ment du vin tous les jours.
La seule nourriture d'une pauvre famille d'ou-
vriers composée de six personnes, le mari, la femme
et 4 enfans, lui coûte 33 à 34 sous par jour. (i)
La dépense moyenne, jugée strictement indis-

(i) En voici le détail, tel qu'il a été donné dans les réponses
aux questions que j'avais soumises'à la Société industrielle de
Mulhouse

pain.
Les denrées se paient ordinairementcomme il suit

farine.
Le
La
12 à i5 cent. la livre.
io-za Id.
terre.
viande.
Les pommes de

lard.
La
80 fr. le double décalitre.
1
40-45 cent. la livre.

beurre.
Le
Œufs
45– 5o

lait.
Le

Le
bière
vin.
Le
J.a
70–75
5o
i5
cent. la douzaine.
cent. le litre.
4o-5o cent. Id.
30 cent. Id.
pensable à leur entretien complet, serait, d'après mes
renseignemens

On ne peut presque rien retrancher à ces évalua-


tions, surtout pour chaque individu pris isolément.
En les rapprochant de celles des salaires, on voit
que les enfans coûtent au moins autant qu'ils peu-
vent gagner, et qu'il n'y a d'économie possible pour
les adultes, dont le travail est le moins rétribué (je
ne parle pas des autres ), qu'autant qu'ils se portent
bien et n'ont ni enfans en bas âge, ni aucune
charge à supporter. Et encore ces économies se ré-
duisent-elles à presque rien. Pour les faire, il faut
nécessairement que le malheureux ouvrier ne cède
jamais au désir de boire un verre de vin ou d'ajouter
quelque chose à ses misérables repas.

(i) A Mulhouse, d'après mes renseignemens, la dépense


indienne journalière serait en réalité d'environ
Quant à ceux qui gagnent les meilleurs salaires,
presque tous pourraient faire des épargnes et avoir
de l'aisance dans leurs vieux jours, si leur conduite
était meilleure. Mais le luxe des habits, l'impré-
voyance, le goût des plaisirs coûteux, ne le per-
mettent pas au plus grand nombre, et surtout
comme il a déjà été dit, aux mécaniciens et aux au-
tres ouvriers des ateliers de construction, qui sont
les plus ivrognes. Ils pourraient aisément faire des
dépôts aux caisses de prévoyance; mais d'ordinaire
ils n'en font point, si ce n'est dans les établissemens,
en petit nombre, où on les y force.
Parmi les ouvriers en coton du département du
Haut-Rhin, les uns appartiennent au pays ou en sont
originaires, et les autres y sont venus pour louer
leurs bras.
Ces derniers, chez qui l'on voit principalement
les simulacres de mariage dont il a été parlé
plus haut, n'ont que la fabrique pour ressource, Ils
forment une population flottante et misérable qui
s'accroît avec la prospérité de l'industrie canton-
nière, diminue quand celle-ci est en souffrance} et
reste toujours bien distincte, par ses moeurs et son
indigence, de la population fixe avec laquelle elle a
d'ailleurs de nombreux points de contact et trend
continuellement à s'unir (i). Il m'est impossible de
(i) Voyez sur cette distinction les pages 4 et 5 des Recherches
dire leur nombre; mais je sais qu'il est très considé-
rable, et je tiens d'hommes qui devaient en être bien
instruits, qu'en i835, dans la seule ville de Mul-
house, 12 à 1 3,ooo personnes pouvaient être consi-
dérées comme appartenant à la population mobile
dont il s'agit. La proportion de ces étrangers n'était
peut-être pas moins forte dans deux ou trois villages
voisins. Enfin, sans qu'ils soient nulle part aussi
nombreux, proportion gardée, il y en a dans beau-
coup de communes du département. Supposons une
crise commerciale, comme celle de T837, on une
grande calamité qui force les fabricans à fermer les
ateliers ou à diminuer les salaires, que de milliers
de malheureux sans moyens d'existence!
Quant aux ouvriers nés dans le pays et qui for-
ment la population fixe, les uns tissent chez eux,
et les autres sont très souvent imprimeurs, gra-
veurs, dessinateurs dans les manufactures d'in-
diennes fileurs proprement dits dans les filatures
menuisiers, tourneurs fondeurs, mouleurs, mé-
caniciens dans les ateliers de construction, et contre-
maîtres, commis dans tous les établissemens. La
journée de travail de ces derniers est bien rétribuée
et n'est pas généralement trop longue aussi leur
sort est-il envié par les premiers et les tisserands.
précitées de statistique comparée faites sur lu ville de. Mulhouse,,
par M. Achille Penot.
Mais si les fabriques viennent à chômer, tous tom-
bent aussitôt dans la plus grande misère.
Enfin parmi les ouvriers nés dans les communes
où ils travaillent, il y en a qui tiennent à des familles
agricoles,ou bien qui, cultivateurs eux-mêmes, ne se
livrent à l'industrie cotonnière que dans les momens
où l'agricultureleur en laisse le loisir. La fabrique
n'est très souvent que leur moindre ressource. Mais
par cela même qu'elle leur procure des salaires à
l'époque de l'année où ils ne gagnent ordinairement
rien, elle les préserve d'emprunts ruineux, et con-
serve, avec l'aisance ou du moins une sorte d'aisance,
la petite propriété foncière qui leur appartient.
Des détails qui précèdent on peut conclure
Que le travail offert par les manufactures de coton
est l'unique ressource de la plupart des ouvriers em-
ployés dans celles de Mulhouse, et des autres cen-
tres de l'industrie cotonnière du Haut-Rhin; mais
que le contraire a lieu pour les ouvriers des manu-
factures isolées.
Et que le faible salaire d'une très grande partie
d'entre eux, suffisant à peine aux plus indispensables
besoins de la vie matérielle, aucune épargne ne leur
est permise.
L'impossibilité d'en faire, même pour celui qui
gagne d'assez bonnes journées, résulte ici, plus sou-
vent encore que partout ailleurs, 7 de la position de
chef d'une famille au soutien de laquelle il se doit.
Suivant les réponses de -la société industrielle de
Mulhouse à des questions que je lui avais proposées
concernant les ouvriers en coton, le nombre des
enfans par ménage serait très grand dans le dépar-
tement du Haut-Rhin. Je trouve, en effet, terme
moyen par mariage, 4;65 naissances légitimes pour
le département entier (i), tandis qu'il est à Mul-
house de 3,58 (2), et de 3,72 pour la France prise
en masse. (3)
(r) De 1817 à i834 inclusivement. En voici là preuve chiffrée
que je prends dans la collection des Annuaires du bureau des

(2.) Voici, pour la ville de Mulhouse, les nombres qui ont été
constatés pendant la période de 1818 à i834 inclusivement.On
pont les vérifier dans les feuilles des Affiches de Mulhouse.
Fille cle Mulhouse.

( Voir la note i de la page 32. )


(3) Voir Y Annuaire du bureau des longitudes pour l'an-
Ainsi, il parait certain qu'en Alsace la fécondité
des mariages est très grande c'est certainement
une cause de la misère des ouvriers employés dans
les manufactures. De tous nos départemens indus-
triels, le Haut-Rhin est, au reste, celui dont les
unions fournissent le plus de naissances, et en même
temps celui où il naît le moins de bâtards. (i)
D'après des recherches que j'ai fait faire sur les
registres de Mulhouse, pour la période de i83o à
i835 inclusivement, l'âge moyen du mariage en
pre-
mières noces dans la classe ouvrière des manufac-
tures, serait de 28 ans 5 mois pour les hommes et de
26 ans 10 mois pour les femmes. (2)

née 1837, p. 142. Le calcul y est établi pour la période dé 1817


à 1834 inclusivement. Si on l'établissait pour celle de 1817
à i836, on trouverait 3.69 (Voyez X Annuairepour l'au 1839).
(i) D'après la note n° 1 de la page précédente, leur rapport
aux naissances totales est commeun à 15 ou tout près.
(a) Voici les âges auxquels se sont mariés 465 hommes et
423 femmes.
On compte à Mulhouse, terme moyen général,
3,58 naissances par mariage. Telle y serait donc la
fécondité commune des unions légitimes. Les docu-
mens d'où je tire ce rapport, m'ont aussi permis de
faire pour la même ville, quelques recherches sur la
fécondité comparée des mariages et la proportion
des bâtards dans diverses professions ou conditions
sociales. Mais je n'ai pu étendre ces recherches, qui
embrassent la période décennale de i 823 à 183%,
sur une échelle assez grande; une partie de mes
documens n'existant plus lorsque je m'y suis livré.
Aussi, ne comprennent-elles que i,o23 mariages,
3,979 naissances d'enfans légitimes, et 671 de bâ-
tads reconnus à-la-fois par les pères et mères an mo-
ment de leur inscription sur les registres de l'état
civil.
En voici les résultats dans le tableau suivant:

Ainsi, la fécondité des mariages varierait beaucoup


dans les diverses professions. On n'aperçoit du reste
aucun rapport entre elle et la mortalité, et ni celle-
ci, ni l'aisance ou la misère ne paraissent la régler.
Rien ne prouve, au surplus, l'exactitude de mes
résultats commemoyennes, et le contraire serait peut-
être plus probable, car les tendances qu'ils semblent
indiquer n'ont pas été les mêmes tous les ans.
Mais s'il n'y a qu'incertitude à cet égard, il résulte
évidemment, pour les mariages, de la série de leurs
chiffres annuels, que la prospérité de la fabrique les
multiplie et que les crises industrielles en diminuent
le nombre.
Quant aux bâtards qui entrent, comme nous
l'avons vu pour un 5- dans la totalité des naissances
et en faisaient à-peu-près le 6°, il y a environ 20 ans,
leur proportion n'est pas à Mulhouse une mesure
certaine du relâchement des mœurs; car, on l'a
déjà dit, il y a dans cette ville une grande quan-
tité d'unions concubinaires, auxquelles le liberti-
nage reste étranger ceux qui en font partie sont si
pauvres qu'il leur est impossible de payer les frais
d'un mariage légal, ou bien ils ne peuvent obtenir
de leur pays, quoi qu'ils fassent, les papiers qui leur
seraient nécessaires pour le contracter.
La proportion des bâtards reconnus à leur nais-
sance par les pères et mères varie singulièrement
dans les diverses professions les extrêmes sont
d'un sur 2 et sur 4o enfans légitimes. Chose re-
marquable quoique les observations d'où l'on dé-
duit ces différences soient bien moins nombreuses
que celles qui concernent les enfans légitimes, les
tendances indiquées par elles se sont, pour ainsi dire,
reproduites chaque année, de sorte que les chiffres
paraissent avoir ici plus de valeur que ceux de la fé-
condité des mariages.
La proportion des bâtards est assez en rapport avec
la mortalité. En effet, si l'onexcepte la classe des con-
tre-maîtres, les professions dans lesquelles la durée
de la vie est la plus longue en comptentle moins, et
celles dans lesquelles elle est très courte en comp-
tent le plus. Il suffit d'en rapprocher les chiffres de
ceux des décès par professions et par âges qui se
trouvent dans la seconde partie de cet ouvrage
(chap. vin, § v), pour en avoir la preuve. Enfin l'on
voit, et c'était au surplus la conséquence de tout
ce qu'on vient de dire, le nombre des bâtards s'ac-
croître en raison de la misère des parens. Ainsi, ceux
qui sont reconnus par les pères à leur naissance
ne forment pas un 3oe de tous les enfans chez les
contre-maîtres,manufacturiers et graveurs, et ils en
forment plus du quart chez les charpentiers, maçons
et tisserands.
Les feuilles dont le dépouillement m'a fourni ces
résultats, n'indiquent la profession des mères d'en-
fans illégitimes non reconnus par les pères, que pour
les années 1 823 et 1 82A. Il en résulte que les hommes
vivant en concubinage choisissent d'autant plus sou-
vent une compagne de leur profession, et reconnais-
sent d'autant plus facilementleurs bâtards, qu'ils sont
plus pauvres: voilà pourquoi nous voyons, dans les
deux seules années dont il s'agisse à présent, 35 en-
fans illégitimes de tisseuses reconnus par leurs pères,
contre 9 qui ne le sont pas. D'un autre côté, j'ai
remarqué une forte proportion d'imprimeusesd'in-
diennes, mais surtout de servantes, dont les en-
fans ont été abandonnés par les pères. Mais d'après
les informationsque j'ai prises sur les lieux, ces im-
primeuses sont communément les maîtresses des
contre-maîtres, des fils de fabricans ou d'autres hom-
mes aisés. Quant aux servantes, il se passe ici ce
qu'on observe partout: les séducteurs n'en recon-
naissent pas ordinairement les enfans. C'est au reste
par les mêmes motifs que pour les imprimeuses d'in-
diennes.
La détresse d'un grand nombre d'ouvriers en co-
ton du département du Haut-Rhin, dont on vient
de tracer un si triste tableau, n'a été exagérée en
rien. Disons maintenant, ne fût-ce que pour adoucir
l'impression douloureuse qu'il doit avoir produite,
les efforts et les sacrifices continuels de beaucoup de
maîtres de manufactures, pour soulager ou mieux
encore pour prévenir cette détresse. Après avoir
montré le mal, il est juste de montrer aussi le bien.
La société industrielle de Mulhouse, cette société
si utile, composée principalement des chefs de l'in-
dustrie cotonnière de l'Alsace, s'est plusieurs fois oc-
cupée des moyens de ramener à des limites raison-
nables le travail forcé et trop précoce auquel on as-
treintles enfans dans les manufactures decofon.Elle a,
non-seulement accueilli avec faveur toutes les com-
munications, toutes les propositions qui lui ont été
faites dans ce but; mais encore elle a déjà deux fois,
par une pétition adressée aux chambres et aux mi-
nistres, demandé une loi qui fixât la durée du travail
des enfans dans les manufactures.
Je reviendrai sur ce sujet dans le second volume.
Qu'il me suffise, ici, de faire remarquer que la po-
sition des personnes qui ont plaidé la cause des
jeunes ouvriers devant la société industrielle de
Mulhouse, et la démarche de cette société, sont des
preuves que s'il y a des manufacturiers qui exploi-
tent avec inhumanité le malheur, il y en a d'autres qui
tâchent au contraire de lui venir en aide.
J'ajouterai que plusieurs chefs d'établissement en-
tretiennent à leurs frais une école pour les enfans
employés dans leurs ateliers, et que d'autres placés
dans des conditions qui leur sont particulières, en
partagent en partie les bénéfices avec leurs ouvriers.
Ainsi, àGuebwiller, chez M. Nicolas Schlumberger,
la journée de travail est moins longue qu'ailleurs
d'une heure et demie. On y a soin, en outre, pour
faire passer chaque jour tous les enfans à l'école sans
nuire à la fabrication, d'en avoir, proportion gardée,
un plus grand nombre que dans les autres filatures.
De cette manière, on varie les attitudes de ces petits
ouvriers, lenrs exercices, les objets de leur attention
on les repose du travail de l'atelier, et par conséquent
on sert à-la-fois leur santé et leur instruction.
Ainsi dans l'immense et admirable manufacture
de Yesserling, où, par son éloignement des autres,;
on a toujours autant d'enfans qu'on en veut, on les
admet rarement au-dessous de 9 ans, etc.
Frappé des conséquencesfâcheuses qui résultent,
âMulhouse, pour un nombre considérabled'ouvriers,
de la manière dont ils sont logés, et surtout du rappro-
chement, dans une même pièce, de plusieurs familles
très souvent étrangères l'une à l'autre, le maire ac-
tuel de cette ville, M. André Koechlin, a fait bâtir pour
trente-six ménages d'ouvriers de ses ateliersde con-
struction, des logemens où chacun a deux chambres,
une petite cuisinè un grenier et une cave, pour
12 à i3 fr. par mois, c'est-à-dire, pour moins de la
moitié du loyer qu'ils paieraientailleurs. En outre, et
sans augmentation de prix, à chaque logement est at-
taché un jardin pour y cultiver une partie des lé-
gumes nécessaires au ménage, et surtout pour ha-
bituer l'ouvrier à y passer le temps qu'il donnerait
au cabaret (i). Mais pour jouir de ces avantages

(i) S'il le veut, des fournisseurs avec lescjuels on a passé


des marchés, lui livrent tous les objets de grande consomma-
tion, comme bois, chandelle, savon, viande de boucherie, etc.,
et jusqu'à des toiles, à meilleur compte qu'on ne peut les avoir
en détail le prix en est ensuite retenu, comme celui du loyer,
sur la paie de la quinzaine..
il faut entretenir par ses propres mains son jardin,
envoyer ses enfans à l'école, s'abstenir de contracter
une dette quelconque, et, chaque semaine, faire
un dépôt à la caisse d'épargne et payer t5 centimes
à la caisse des malades de l'établissement. Gette
dernière condition donne droit à 3o sous par jouir,
aux visites du médecin et à la fourniture des re*
mèdes, lorsqu'on est malade. (i)
Cet essai de M. Koechlin a parfaitement réussi les
ménages logés par lui ont si bien prospéré que ceux
dont l'avenir paraissait assuré, ont fait place à de
nouvelles famillesi et que des chefs de manufactures,
voulant imiter son exemple et faire en grand ce
qu'ils voyaient faire si heureusement en petit, ouvri-
rent au mois de mai i835, une souscription qui don-
na aoo,ooo fr. en quatre jours (2). Des causes que
j'ignore ont arrêté leur utile projet; mais il a été re-
pris, et en septembre 1836 les souscriptions au moyen

(i) Il paraîtra hors de doute à tous ceux qui connaissent les


associations d'ouvriers fondées pour se secourir mutuellement
de maladie, qu'une cotisation mensuelle de i2 à io sous
en cas
par chaque membre est bien peu en rapport hved lés 3o sous ac-
cordés par jour à chaque malade, et que M. André Kœchlin doit,
en réalité, payer une partie de ce secours.
(a) J'ai entendu des gens blâmer cela. L'ouvrier, disaient-Us,
fabricant. J'avoue,
sera complètement dans la dépendance du
dépen-
que s'il y a là un mal, je ne le vois pas, puisque cette
dance aurait nécessairement pour résultat de rendre l'ouvrier
plus prévoyant, plus moral, et d'améliorersa position matérielle.
desquelles on voulait le réaliser s'élevaient à un mil-
lion. Je crains bien que la crise de 1837 n'ait fait
tout abandonner? (i)
Je ne poursuivrai pas plus loin ces détails. Ils suf-
fisent pour montrer la sollicitude de plusieurs fa-
bricans d'Alsace envers leurs ouvriers. Mais je dois
dire que ce qui m'a frappé dès l'abord à Vesserling
et chez M. Nicolas Schlumberger, ç'a été de voir
les ouvriers mieux portans, moins déguenillés, plus
propres enfin, surtout les enfans, que dans les fila-
tures de Thann et de Mulhouse. Ils vivaient évi-
demment dans des conditions moins misérables. Un
autre fait d'ailleurs en serait seul la preuve: je veux
parler de la grande quantité de parapluies qu'on
voyait dans leurs ateliers. Les ouvriers des filatures
de Mulhouse sont presque tous réduits à n'en avoir
point.
Dans plusieurs grandes manufactures du départe-
ment du Haut-Rhin, un médecin et un pharmacien
payés p^r le fabricant donnent leurs conseils et leurs
médicamens aux ouvriers malades et même, très sou-
vent, aux membres des familles de ces ouvriers qui
peuvent en avoir besoin. Enfin, il existe dans la plu-
part, ou des caisses particulières de prévoyance, qui

(1) Par le projet dont il s'agit maintenant, les ouvriers ne de-


vaient pas avoir de jardins annexés à leurs logemens. M. André
Kœchlin l'avait rédige et en était le principal promoteur.
sont presque toujours entre les mains des fabricans,
ou des caisses de secours mutuels dont les fonds sont
destinés à donner chaque jour à l'ouvrier malade,
qui ne peut travailler, une sorte d'indemnité repré-
sentative de son salaire, avec laquelle sa femme et
ses enfans subsistent. Je connais même une filature
(c'est encore celle de MM. Nicolas Schlumberger et
compagnie) dont les ouvriers, au moyen d'une rete-
nue faite sur leur main.d'oeuvre, achètent en com-
mun du blé, et ont élevé une boulangerie qui four-
nit à eux et à leurs familles d'excellent pain à meil-
leur marché qu'ils ne pourraient l'avoir de toute
autre manière.

Des ouvriers de la fabrique de Samte-Mariemauso-Mines.

( Époques des observations octobre ï836. )

La fabrique des toiles de coton de Sainte-Marie-


aux-Mines diffère assez sous le rapport de la condi-
tion des ouvriers, de celle de Mulhouse et du reste
de l'Alsace, pour que j'en parle séparément. C'est,
à bien dire, un vaste tissage à la main de cotonnades
de couleur. Sainte-Marie, sa vallée et les petits val-
lons qui s'y rendent, en sont le centre, et il s'étend
çà et là dans toutes les directions, jusqu'à G, 8 ou
même 9 lieues de la ville.
Les renseignemens que j'ai recueillis portaient à
plus de 20,000 le nombre des ouvriers. En voici le
détail
10,000 tisseurs on tisserands, ati moins.
5,ooo femmes et cnfans occupés à bobiner ou dévider le fil
des trames, pour le compte des tisserands.
5,ooo femmes ou près de 5,ooo, occupées pour le compte des
fabricans, à préparer les chaînes, ou comme coutu-
rières, épinceteuses, etc.
600 manoeuvres ou journaliers employés dans les teintureries,
blanchisserieset autres établissemens.
5oo ouvriers dans les filatures.
4oo imprimeurs ou imprimeuses d'indiennes.
aoo à 3oo bonnetiers.
21,700
Ces chiffres offrent la preuve que la fabrique de
Sainte-Marie-aux-Mines n'est, à proprement parler,
qu'un tissage, comme je le disais à l'instant. Les fi-
latures et imprimeries d'indiennes y sont en bien
petit nombre, et chacune d'elles est très peu consi-
dérable, en comparaison de la plupart des établisse-
mens de même espèce que l'on voit dans les autres
parties du département du Haut-Rhin. A peine en
tfôuve-t-on une qui réunisse dans son enceinte jus-
qu'à a5o ouvriers. Mais il y a des entrepreneurs de
tissage; qui entretiennentchacun plusieurs centaines
de tisserands.
Ceux-ci, à peu d'exceptions près, fabriqnentleurs
toiles chez eux et en famille. Comme partout aillera
ils prolongent leur travail autant qu'ils le peuvent;
mais dans les ateliers de tissage établis chez les fabri-
cans et dans les usines, la journée est généralement
de i4 heures sur lesquelles on en exige 12 à la et
demie de travail effectif. Ainsi, sous ce rapport, ces
derniers ouvriers sont un peu moins mal qu'à Mul-
house, àThann, à Dornach, etc.
Les tisserandssont généralement aussi mieuxlogés,
et ils ne travaillent jamais dans des pièces enfoncées
enterre. Beaucoup, parmi ceux de la ville, peut-être
le plus grand nombre, habitent et tissent au premier-
étage, quelques-unsmême au second. Toute la famille
couche dans une chambre unique, où les métiers sont
ordinairement établis. Malgré la misère excessive des
plus pauvres, le manque de tout drap au lit s'y fait re-
marquer très rarement.Chez les plus aisés, les enfans
ont de petits lits à part, et l'atelier, qui sert de salle
commune, occupe une pièce voisine de la chambre
à coucher. Mais dans les vallons étroits de la monta-
gne, la position de la maison sur un penchant ra-
pide et l'humidité du sol sur lequel elle est construite,
rendent fréquemmentmalsains les logemens du rez.
de-chaussée.
C'est une opinion commune dans le pays que, de
tous les ouvriers de la fabrique, si l'on excepte les
imprimeurs d'indiennes, les tisserands sont les moins
sobres, les moins économes, les moins prévoyans, et
ceux qui ont les mœurs les moins bonnes. J'en dirai
la cause dans la seconde partie de cet ouvrage (i).
Du reste, les compagnons, en assez petit nombre,
qui sont étrangers au pays, offrent plus que tous les
autres ces mauvaises habitudes; eux seuls se repo-
sent les lundis.
Les ouvriers employés chez les fabricans ou dans
les manufactures, habitent généralement les mai-
sons voisines de leurs ateliers; et cependant, mal-
gré cette proximité et lors même qu'il ne pleut
pas, on les voit presque tous s'y rendre ou en reve-
nir en tenant un parapluie sous le bras ou à la main.
Le parapluie se trouve ici dans chaque ménage.
Les gains ordinaires sont:
Pour les tisserands communément de 8 à io fr.,
10 fr. et quelques centimes par semaine, et, terme
moyen, de g fr. Au-dessousde 7 et au-dessus de ia fr.,
ce sont des exceptions (2). Mais sur ces salaires, le

(i) Voyez dans le tome II, le chapitre V intitulé Abus des


avances d'argent faites srcr les salaires.
(2) Il y a dans la ville de Sainte-Marie quelques tisserands qui
peuvent gagner de 14 à z6 fr. par semaine; mais c'est à faire les
étoffes appelées nouveautés, dont la fabrication e5t la plus diffi-
cile. Ces ouvners ne sont pas, au reste, toujours employés d'une
manière aussi lucrative. Quelques exemples feront connaître la
véritable position des plus pauvres. J'ai vu à Sainte-Marie-aux*-
Minets et daus les vallons cuvironuans
Une malheureuse veuve chargée de trois onfans, et dont le
dévidage ou bobinage de la trame est partout aux
frais du tisserand, du moins du tisserand à domicile;
ce qui les réduit de 4o sous par semaine.
Pour une dévideuse de trames payée par les tisse-
rands, à deux desquels elle peut aisément fournir,
de 4 à 4 fr. 5o c. par semaine; et de 4 à 6 fr. pour
une dévideuae de chaînes payée par les fabricans.

ménage ne pouvait pas réunir par semaine plus de 6 francs;


3o sous par personne, ou 21 centimes pour chacune d'elle par
jour.
Des familles ayant de deux à quatre enfans chacune et vivant
avec 8 fr. et même 7 fr. 5o c. par semaine. C'est par jour, termes
extrêmes, de 18 à 29 centimes pour une personne.
Une famille composée de sept personnes, paraissant bien pau-
vres, et réalisant en tout 10 fr. par semaine, ou 2o centimes par
jour pour chaque personne.
Des familles, composées de quatre individus gagnant en-
semble 10 fr. par semaine et ne paraissantpoint dans la misère.
C'est 36 centimes pour chaque personne par jour.
D'autres familles paraissant dans l'aisance ou dans une sorte
d'aisance, composées de quatre à six personnes, et recevant par
semaine de 16 à a5 fr. C'est de 38 à 90 centimes par jour pour
chacune.
Une autre famille, composée de six personnes et paraissant
aussi dans une sorte d'aisance, ne touchait que i3 fr. par se-
maine. C'est 31 centimes par jour pour chaque personne, etc.
Il est vrai que la charité vient un peu au secours de celles de
ces familles qui sont les plus misérables.
Et que l'on ne croie pas que je m'en sois rapporté à elles pour
l'évaluation de leurs gains. Je la dois à la rare complaisancede
MM. les pasteurs protestans de Sainte-Marie,qui voulaient bien
me diriger, m'accompagner dans mes courses, et me
servir d'in-
terprètes.
Pour les bonnetiers, le plus souvent de 7 fr. à 8 fr.
5o c. par semaine.
Pour les imprimeurs de premières mains, de 12
à 18 fr., et, pour les rentreuses, de 8 à 9 fr., sur
lesquels les uns et les autres donnent 3o ou l\o sous
à un petit tireur.
.Et pour les manoeuvres ou hommes employés dans
les teintureries, blanchisseries et autres établisse-
mens, de 8 à i i fr.
Enfin, un enfant reçoit depuis 3o sous jusqu'à
3 fr. par semaine, quelquefois 4 fr., suivant son âge,
sa force et la nature de l'ouvrage qu'on lui confie.
On conçoit combienil est difficile qu'avec des sa-
laires aussi modiques, des ouvriers puissent, pour
la plupart, entretenir leur famille, élever leurs en-
fans, et faire des épargnes, surtout lorsque beaucoup
manquent de prévoyance et d'économie.La difficulté
est encore plus grande pour ceux qui habitent Sainte-
Marie et les petits vallons situés autour, dans un
rayon de trois quarts de lieue à une lieue, car ils ont
assez rarement une autre ressource que leurs salaires
pour vivre, et les loyers, ainsi que les denrées, y sont
fort chers. (i)
Quant au loyer, une pièce de 22 à 28 mètres carrés

(i) Celles-ci sont, en général, apportées de loin. Une grande


partie des choux et des pommes de terre qu'on mange à Sainte-
llIarie-aux-Miues,vient même de la plaine de l'.tlls.ue.
de superficie et un coin de grenier ou toute autre
place pour déposer des pommes de terre, coûtent dans
la ville au ménage de tisserands qui l'occupe, depuis
80 jusqu'à no fr. par an; et, à trois quarts de lieue
de là, dans la montagne, un logement plus grand,
auquel est par fois jointe une petite cuisine, coûte
de 55 à 100 fr. Mais ces prix sont presque toujours
payés en deuxtermes, le 23 avril et le i 1 novembre (t).
A une distance plus éloignée de Sainte-Marie, les
logemens sont moins chers, et, d'un autre côté, les
ouvriers possèdent plus souvent la maison qu'ils hà-
bitent. Néanmoins, les tisserands propriétaires pa-
raissent être ici bien moins nombreux qu'en Picardie,
en Normandie et aux environs de Tarare.
Les plus aisés mangent de la viande et de la soupe
grasse deux fois par semaine, la plupart une fois seu-
lement, les pauvres tous les i5 jours et plus rare-
ment encore. Les pommes de terre font, pour tous, la
base principale de la nourriture; ils y ajoutent des
soupes maigres, des laitages et un peu de pain qui
n'est pas aussi bon que celui que les mêmes ouvriers
mangent à Guebwiller, Thann, Mulhouse, etc. Le
vin n'entre jamais dans leur régime ordinaire. Par
conséquent, ce régime est, à-peu-près, celui des
tisserands de la plaine de l'Alsace.

(i) A la Saint-Georges et à la Saint-Martin.


Je ne saurais dire exactement quelles sont les dé-
de
penses nécessaires à l'entretien des ouvriers et
leurs familles. Je sais seulement qu'auprès de Sainte-
Marie les compagnons tisserands se mettent en
pension pour 4 fr. 5o c. ou 5 fr. par semaine ils
sont nourris avec la famille chez laquelle ils vivent
et comme elle, blanchis, couchés deux dans un lit;
lequel ils
en outre, on leur fournit un métier sur
travaillent ordinairement pour leur compte (t). Le
plus souvent, lorsque la pension est de 4 fr. 5o c.,
ils n'ont de la viande qu'une fois par semaine, et deux
fois lorsque la pension est de 5 fr.
Le bureau de bienfaisance de Sainte-Marie-aux-
Mines, dont l'opinion doit avoir ici le plus grand
poids, évalue la dépense rigoureusement nécessaire
à la nourriture, dans cette ville et dans les campagnes
de son territoire, à 7 sous par jour, terme moyen,
pour un individu adulte isolé. Il faut moins encore
pour un enfant en bas âge, et pour chaque personne
d'une famille qui reçoit collectivement un secours
journalier;mais, dans tous les cas, on estime que ce se-
cours ne doit jamais être au-dessous de 5 sous par tête.
C'est par conséquent de 35 à 49 sous par semaine. (2)

(i) Avec le suif dont ce métier a quelquefois besoin; mais ils


achètent la colle qui sert à parer la chaîne, et l'huile pour s'é-
clairer.
(a) En conséquence, les secours journaliers accordés auxpau-
M. Darbas, juge de paix du canton de Sainte-
Marie-aux-Mines, a bien voulu faire pour moi, sur
les registres de cette ville, quelques recherches d'a-
près lesquelles il résulte que l'âge moyen auquel se
marient les ouvriers tisserands dans cette commune,
est
Pour les hommes, 27 ans.
Pour les femmes, 2 5 ans et demi.
Chaque mariage répond à cinq naissances et de-
mie. (1)
Ainsi, les tisserands de Sainte-Marie-aux-Mines se
marient plus tôt et produisentplus d'enfans que les

vres par le Bureau de Bienfaisance, sont donnés en prenant pour


bases les taux suivans, desquels on déduit les gains présamés

Les dépenses autres que la nourriture ne sont point comprises


ici. Mais, si l'on excepte le logement, on peut les considérer
comme à-peu-prèsnulles pour les indigens.
(r) Ces recherches ont été faites pour les cinq années i83i-36.
Naissances pendant ces cinq années. 1,99^
Mariagchi 364
ouvriers de Mulhouse pris en masse (je ne dis pas les
seuls tisserands). Malheureusement, je ne puis dire
quelle est la fécondité des mariages dans la pre-
mière ville, car j'ignore la proportion des naissances
d'enfans naturels qu'on y observe; mais je sais
qu'elle est bien moins forte qu'à Mulhouse. Enfin et
ce fait est aussi la preuve de beaucoup d'enfans par
mariage sur 35 à 4o familles que j'ai visitées chez
elles dans les vallons les plus voisins de Sainte-Marie,
deux comptaient chacune huit enfans vivans, et plu-
sieurs cinq ou six.
Les ouvriers de la fabrique de Sainte-Marie-aux-
Mines, dont l'occupation n'est point de tisser ou de
dévider, offrent, en général, les apparences d'une
bonne santé, qui contraste avec la pâleur et l'indo-
lence des tisserands, dont beaucoup sont maigres
chétifs, scrofuleux, ainsi que leurs femmes et leurs
enfans. Il est vrai que l'on fait dévider les trames à
ces derniers, dès qu'ils ont atteint l'âge de cinq ou
six ans, et qu'on les retient chaque jour à ce travail
beaucoup plus qu'il ne conviendrait. J'en ai vu de
quatre ans et demi qui faisaient déja ce métier.
Mais le travail dans un âge si tendre, et lorsque
les enfans ne devraient connaître encore que le jeu,
n'est pas, avec la misère, la seule cause qui ruine
leur santé, détériore leur constitution le séjour
dans quelques vallons étroits, humides et voisins de
Sainte-Marie, paraît aussi y contribuer beaucoup.
En effet, dans ces vallons, la population est dégra-
dée les hommes sont plus petits plus faibles que
dans les environs, le goitre y est très commun, et
l'on y voit non-seulement beaucoup d'idiots de nais-
sance, de véritables crétins, mais encore, assure-t-
on, beaucoup de sourds-muets (i). La misère spé-
cule sur ces infirmités, et j'ai vu un pauvre ménage
qui prend en pension, pour une très modique somme,
ceux qui s'en trouvent atteints il les occupe, autant
qu'il le peut, soit à tisser ou dévider, soit à des tra-
vaux extérieurs. (2)
Frappé, la première fois que je visitai le marché
de Sainte-Marie-aux-Mines, de l'aspect de faiblesse et
de mauvaise santé d'un assez grand nombre de per-
sonnes qui causaient sur la place, je demandai qu'elle
était leur profession? Des tisserands qui habitent
dans la montagne, auprès de la ville, me répondit-on.
-Et ces autres si frais, si colorés ?-des agriculteurs
de la Lorraine qui demeurent à trois lieues d'ici.
Il est digne de remarque que, malgré le triste sort
de la plupart des tisserands de la ville et des loca-
(i) J'ai vu jusqu'à quatre enfans idiots dans une seule famille,
qui comptait cinq enfans vivans.
(2) Les quatre frères et sœurs idiots dont il est parlé dans la
note précédente, étaient dans un vallon à droite de Sainte-Croix,
et la pension dans le vallon au-dessus de Sainte-Marie, où coule
la petite rivière qui traverse cette ville.
lités les plus voisines, leur population s'accroisse
chaque année, dans les temps ordinaires, par l'arri-
vée d'étrangers venus presque tous de l'autre côté du
Rhin, pour solliciter de l'ouvrage. Beaucoup épou-
sent des filles du pays, ou bien, ne pouvant obtenir
de chez eux les papiers nécessaires pour contracter
une union légitime, vivent en concubinage avec
elles, comme nous l'avons vu à Mulhouse.
A Sainte-Marie, la plupart des tisserands dont j'ai
visité le ménage, avaient chacun un seul métier;
mais à la campagne ils en ont presque tous deug,
et parfois même jusqu'à trois. Ceux qui sont pro-
priétaires de la maison qu'ils habitent, en possèdent
toujours plusieurs. Les plus heureux appartiennent
à des familles agricoles avec lesquelles ils vivent;
mais ils sont en bien petit nombre, surtout près de
la ville.
Si mes renseignemens sont exacts, les ouvriers de
la fabrique de Sainte-Marie-aux-Mines seraient, en
général, mécontens de leur sort. Néanmoins, les
tisserands, qui en forment la presque totalité, sont
trop faibles et ont trop peu d'énergie pour que ce
mécontentement soit jamais bien à craindre.
Lorsqu'ils sont malades, les fabricans ne paient ni
le médecin ni les médicamens dont ils ont besoin
ce n'est pas, sous ce rapport, comme dans la plaine
de l'Alsace.
Une caisse d'épargnes a été ouverte à Sainte-Marie
dans les derniers jours du mois d'octobre i836,
et cependant le gouvernement l'avait autorisée
dès le 6 mai. Mais l'esprit d'association y a fait
organiser, depuis 16 à 18 ans, des sociétés de se-
cours mutuels pour les cas de maladies. Ces sociétés,
composées uniquement d'ouvriers, étaient au nom-
bre de dix et réunissaient ensemble près de i3oo
membres. (i)

(1) Sur les i3oo membres, les tisserands en comptaient en-


viron 55o, distribués dans quatre sociétés.
CHAPITRE III.

Des ouvriers manufacturiers du département du Nord, en général, eti en


particulier, de ceux des villes de Lille,. Koubaix et Turcoing.

( Époques des observations novembre, décembre t83S, et août i837. )

ville de Lille, qui a partagé autrefois le 1" rang


La

comme ville manufacturière avec Bruges, Anvers et


Amsterdam, est un grand centre industriel dans le-
quel et autour duquel se sont agglomérées la plupart
des manufactures situées dans le département du
Nord; c'est à leur développementimmense, princi-
palement à celui des manufactures où l'on travaille le
coton et la laine, qu'il fautattribuer l'accroissementsi
remarquable, et toujours progressif depuis environ
vingt ans, de Roubaix et Vazemmes, villages naguère
sans importance et aujourd'hui villes populeuses.
Aussi, quoiqu'une place de guerre, dont les portes
se ferment chaque jour pendant six à neuf heures,
gêne beaucoup les communications, et soit un
mauvais voisinage pour l'industrie, Yazemmes, les
Moulins, Esquermès, etc., qui ne sont que des fau-
bourgs de Lille, que Lille extra-muros, car ils en
touchent les remparts (1), ont-ils vu ces dernières
années s'élever un nombre considérable de manu-
factures.
On aura une idée de l'activité industrielle du pays,
par les détails suivans:
Le chiffre total officiel de la population du dépar-
tement du Nord était de 962,648 personnes en 18*6,
et, en i83r, de 989,938.
En 1828, d'après M. le Vicomte Alban de Ville-
neuve-Bargemont, alors préfet de ce département,
on y évaluait à environ 224,300 le nombre
des ou-
vriers industriels de toute espèce, dont la plus grande
partie était attachée aux fabriques de coton. (2)
Sur ces 224,3oo ouvriers, on en comptait dit

mariés, ci
et mariés ou
92,560
M. de Villeneuve-Bargemont, environ 92,56o de
l'âge de 15 à 25 ans, qu'il supposait n'être pas encore

veufs 121,640 (3)

(i) L'accroissement des faubourgs de Lille serait beaucoup


plus grand si l'entrée et la sortie de cette ville eussent été tou-
jours libres de nuit comme de jour. Je crois que depuis i836,
celles de la
on en laisse constamment les portes ouvertes, comme
plupart des villes de guerre.
(2) Economie politique chrétienne, ou Recherchessur la nature
et les causes du paupérisme en France et en Europe, et sur les
55.
moyens de le soulager et de le prévenir, 1. 11, p. 5/, et
(3) 92,560 et 121,640 font 214,200, au lieu de 2.2.4,300; mais
comme je ne sais pas quel est celui de ces trois chiffres gui se
formant, 60,804 ménages, supposés avoir
chacun, l'un dans l'autre, trois enfans
âgés de moins de [Sans 182,412
C'était par conséquent en tout, pour
la classe ouvrière industrielle, environ 3g6,6oo
individus, vivant avec les salaires payés par les manu-
factures.
D'après toutes ces données, il y avait err 1828 dans
le département du Nord:
Un ouvrier manufacturier, proprement dit, sur
4,34 habitans des deux sexes et de tous les âges (1);
Et un individu de la classe ouvrière industrielle,
sur a,45 de la population totale. D'où l'on peut
conclure, ce qui est d'ailleurs bien certain, que le
département du Nord est l'un des plus industriels de
la France. (2)

trouve affecté d'une erreur de 10,000 j'ai dic les reproduire ici
tels qu'on les lit dans l'ouvrage de M. deVilIeneuve-Bargemont.
(i) En admettant 973,564 individus pour la population de
1828, ou bien un accroissement moyen annuel de 5,458;
comme on peut le déduire des deux chiffres totaux cités pour
1826 et z83z.
(2) II ne faut pas croire pourtant, ce que j'ai entendu dire
dans le pays, que ses manufactures de coton produisentla moi-
tié de ce qui se file et se fabrique dans la totalité de la France.
C'est une grande exagération que n'admettent point des fabri-
cans distingués, tels que M. Mimerel, filateur à Roubaix, M. Au-
guste mille, filateur à Lille, M. Serive, fabricant de çardes dans
cette dernière ville, etc. On regrette de la trouver dans l'ouvrage
Des dénombremens faits à la même époque ont
fourni la preuve que sur les 396,600 individus qui
n'avaient guère d'autres ressources pour vivre que
les manufactures, 1 63,453, c'est-à-dire, sur 2,42, où
un peu plus du sixième de la population totale du
département, étaient alors inscrits sur les registres
des bureaux de bienfaisance (1). 171,621 l'étaient

de M. le vicomte Alban de Villeneuve-Bargemontqui a cepen-


dantété préfet du départementdu Nord en 1828,1829 et i83o.
Voy. le tome a", p. 599 de son Economie politique chrétienne.
(y- V. Economiepolitique chrétienne, tome ue, p. 51. L'auteur
classe ainsi les indigens, d'après quelques données administra-
tives

(Id. p. 53).
En 1789, la population du département du Nord était de
808,147 individus, et le nombre des indigens d'environ 120,000
(fd. p. 56). Sur la fin de l'an ix, c'est-à-dire, un peu avant le
z3 septembre 180 1, le nombre des indigens secourus à domicile
était de 142,961, pour une population de 794,872, ou un peu
plus du sixième de celle-ci (V. la Statistique du département du
Nord, par M. Dieudonné, préfet; t. ier, p. 33, 34 et 53). On
comptait alors 4o,i8o mendians (ibid.), ou i sur 3,56 indi-
gens, et sur 19,78 de la population totale. Mais en 1829, le
préfetd'alors,M. le vicomte de Villeneuve-Bargemonten évaluait
le nombre à environ 16,000, le soixantième de la population to-
forte propor-
en 1833 (1). C'est de beaucoup la plus
tion d'indigens qui ait été constatée en France dans
un départemententier. Et pourtant, celui du Nord,
le plus manufacturier peut-être du royaume, en est
certainement le mieux cultivé, celui dont le sol est
le plus fertile. (2)

La ville de Lille comptait 22,281 pauvres se-


courus ou susceptibles de l'être en 1828, sur les
163,453 du département(3),et22,2o5surles 171,621
de i833 (4). Mais aux mois de novembre et décembre

tale, et le dixième de la population indigente (Economie polit.


chrétienne, 1.11, p. 599).
(i) V. Documens statistique sur la France, publiés par le mi-
nistre du commerce, en 1835.
(2) Parmi les causes auxquelles on attribue le grand nombre
de ses pauvres, on a cité dans ces derniers temps la somme
exorbitante des secours qu'ils se partagent. « L'on n'amasse pas,
« dans ce département, disait-on, i,i5o,ooa fr. d'argent tous les
« ànsj par la nécessité de secourir i7o,ooo pauvres; loin de là,
bien avant l'établissement
« on â 170,000 pauvres, parce que
« des manufactures mécaniques de coton, on avait i,i5o,ooo fr.
distribuer en aumônes. » Je ne nie point tjiië ce ne soit ainsi;
ëëjiendant je ferai remarquer que cette somme ne donnerait
que 6 fo !j8 c. par an, pour chacun.
(3) Fi l'ouvrage précité de M. deVilleneuve-Bargemont,t. n,
p. 56.
(4) D'après un renseignement que je dois à la complaisance
de M. Derasse-Bonte; président du conseil des prud'hommes en
i835, lorsque j'étais dans cette ville, ou croyait ce
nombre augmenté; il l'était surtout vingt mois plus
tard, en i837, lorsque je m'y trouvais pour la se-
conde fois (i). Comme la population de Lille, qui ne
paraît pas s'accroître depuis plusieurs années, est éva-
luée à 72,000 personnes ou environ (2), ce serait
4 indigens sur i3 personnes!!
On ne sera donc pas étonné que j'aie vu à Lille
une grande misère. Voici du reste, comment en
parle M. de Villeneuve-Bargemontdans son Eco-
nomie politique chrétienne
Sans instruction, sans prévoyance, abrutis par la
débauche, énervés par les travaux des manufactures,
entassés dans des caves obscures, humides ou dans
des greniers où ils sont exposés à toutes les rigueurs
des saisons les ouvriers parviennent à l'âge mûr
sans avoir fait aucune épargne, et hors d'état de suf-
fire complètement à l'existence de leur famille, qui
est presque toujours très nombreuse (3). Ils sont tel-
lement ivrognes que, pour satisfaire leur goût des
boissons fortes, des pères et souvent des mères de

i835, et l'un des membres les plus actifs des bureaux de bien-
faisance de la ville de Lille.
(i) J'ai alors entendu plusieurs personnes affirmer qu'il y avait
3o,ooo inaigens dans Lille.
(2) L'état officiel pour i83i indique 69,073, et celui de x836,
72,oo5.
(3) Tome n, p. 54.
famille, mettent en gage leurs effets et vendent les
vêtemens dont la charité publique ou la bienfaisance
particulière a couvert leur nudité (r). Beaucoup sont
en proie à des infirmités héréditaires (2). Il s'en trou-
vait, en 1828, jusqu'à « 3687 logés dans des caves
« souterraines, étroites, basses, privés d'air et de jour,
« où règne la malpropreté la plus dégoûtante, et où
« reposent sur le même grabat, les parens, les enfans
« et quelquefois des frères et sœurs adultes. » (3)
Ce tableau effrayantdoit paraître exagéré. Les faits
que j'ai observés moi-même en i835, à une époque
assez prospère, vont nous apprendre ce qu'il faut en
croire.
Le quartier de Lille où il y a, proportion gardée,
le plus d'ouvriers pauvres et de mauvaise conduite,
est celui de la rue des Etaques, et des allées, des
cours étroites, tortueuses, profondes, qui communi-
quent avec elle (4). Il comprend un espace de 200
mètres de longueur sur 120 mètres de largeur
moyenne. Ces mesures sont exactes, d'après un plan
de la ville sur lequelje les ai prises. Le quartier dont
il s'agit a donc 24,ooo mètres carrés ou environ de

(i) Id., p. 60.


0) Id., p. 54.
(3) Id., p. 63.
(4) Ce sont les cours Muhau, Notre-Dame, l'Apôtre, Sau-
vage, à ['Eau, des Faces, Saint-Denis, Saint-Jean, du Soleil,
Loltin Jeannette k -vaches, etc.
superficie. Un recensement fait en 1826, et dont les
résultats détaillés (i) m'ont été communiqués (2),
m'a fourni la preuve que sa population était alors de
près de 3ooo individus (3). C'est, terme moyen, huit
mètres carrés de terrain pour chacun, presque
comme à Paris dans les quartiers des Marchés et des
Arcis, où la population a moins d'espace que dans
tous les autres. (4)
Mais dans ces quartiers de la capitale, les maisons
ont au moins trois étages au-dessus du rez-de-chaus-
sée, ordinairement quatre ou cinq, quelquefois six,
même sept; tandis qu'à Lille, dans la rue des Eta-
ques et dans les cours adjacentes, elles en ont deux
ou trois au plus, en comptant pour un les. caves
qui d'ailleurs ne se voient pas, à beaucoup près, au-
dessous de toutes les maisons. Par conséquent, les
habitans y sont encore plus rapprochés les uns des
autres, plus entassés, si l'on peut s'exprimer ainsi,
que dans les deux quartiers les plus populeux de
Paris.
Je viens de mentionner la rue des Etaques et

(i) Par rues, cours, etc., et état civil des habitans.


(2) Par M. Lambry, commissaire de police de l'arrondisse-
ment de Lille dont fait partie ce quartier.

(4) F. dans le Rapport officiel sur la marche et les effets du


choléra dans la ville de Paris et le département de la Seine, les
tableaux statistiques.
ses cours; voici comment les ouvriers y sont logés.
Les plus pauvres habitent les caves et les gre-
niers. Ces caves n'ont aucune communication avec
l'intérieur des maisons elles s'ouvrent sur les rues
ou sur les cours, et l'on y descend par un escalier,
qui en est très souvent à-la-fois la porte et la fenê-
tre. Elles sont en pierres ou en briques, voûtées,
pavées ou carrelées, et toutes ont une cheminée;
ce qui prouve qu'elles ont été construites pour
servir d'habitation. Communément leur hauteur est
de 6 pieds à 6 pieds et demi prise au milieu de la
voûte et elles ont de io à i4 ou i5 pieds de
côté. (i
C'est dans ces sombres et tristes demeures que
mangent, couchent et même travaillent un grand
nombre d'ouvriers. Le jour arrive pour eux une
heure plus tard que pour les autres, et la nuit une
heure plus tôt.
Leur mobilier ordinaire se compose, avec les ob-

(i) J'en ai mesuré qui avaient à peine 9 pieds de côté sur 5


pieds 4 pouces de hauteur à l'endroit le plus élevé. J'ai aussi
mesuré des caves dans d'autres quartiers de Lille qui avaient de
20 à 27 pieds de côté, et jusqu'à 7 ou 8 pieds de hauteur. Mais
ces dernières, assez souvent divisées en deux pièces, sont habi-
tées par des ouvriers ordinairement aisés, surtout aux environs
de la place, où. beaucoup servent de boutiques. Suivant plu-
sieurs personnes de Lille, les trottoirs nouvellement construits
dans beaucoup de rues, y diminuent le nombre des habitations
dans les caves.
jets de leur profession,d'une sorte d'armoire ou d'une
planche pour déposer les alimens, d'un poêle, d'un
réchaud en terre cuite, de quelques poteries, d'une
petite table, de deux ou trois mauvaises chaises, et
d'un sale grabat dont les seules pièces sont une pail-
lasse et des lambeaux de couverture. Je voudrais ne
rien ajouter à ce détail des choses hideuses qui ré-
vèlent, au premier coup-d'œil, la profonde misère
des malheureux habitans; mais je dois dire que, dans
plusieurs des lits dont je viens de parler, j'ai vu
reposer ensemble des individus des deux sexes et
d'âges très différens, la plupart sans chemise et d'une
saleté repoussante (i). Père, mère, vieillards, enfans,
adultes, s'y pressent, s'y entassent. Je m'arrête. le
lecteur achevera le tableau, mais je le préviens que
s'il tient à l'avoir fidèle, son imagination ne doit re-
culer devant aucun des mystères dégoûtans qui s'ac-
complissent sur ces couches impures, au sein de
l'obscurité et de l'ivresse. (2)

(i) II y a même des filatures où la couleur des pieds nus des


ouvriers permettrait de les prendre d'abord pour des nègres,
tant ces pieds sont noircis par la crasse. Je ne serais pas juste ce-
pendant, si je n'ajoutais que MM. Théodore Barrois, Auguste
Mille, et d'autres aussi sans doute, ne souffrent point une pareille
malpropreté des hommes dans leurs ateliers.
(2) Deux médecins et un commissaire de police m'ont dit
savOir d'une manière certaine que des incestes sont quelquefois
commis, et d'autres personnes m'ont affirmé avoir entendu des
ouvriers se les reprocher dans leurs disputes.
Eh bien les caves ne sont pas les plus mauvais
logemens elles ne sont pas, à beaucoup près, aussi
humides qu'on le prétend. Chaque fois qu'on y al-
lume le réchaud, qui se placealors dans la cheminée,
on détermine un courant d'air qui les sèche et les
assainit. Les pires logemens sont les greniers, où
rien ne garantit des extrêmes de température; car
les locataires, tout aussi misérables que ceux des ca-
ves, manquent également des moyens d'y entretenir
du feu pour se chauffer pendant l'hiver, (i)
Un trait manque à ce tableau c'est celui des ca-
barets de la rue des Etaques et des rues voisines,
observés le soir les dimanches et les lundis, en i835,
pendant la saison froide.
J'aurais voulu pénétrer dans ces lieux, où j'ai vu,
par les portes et les fenêtres, à travers un nuage
de fumée de tabac, comme des fourmilières d'habi-
tans de ce hideux quartier; mais il était évident que,

(i) Enfin,' je ne donnerais pas une idée complète des loge-


mens dont il s'agit, si je n'ajoutais que pour tous ceux qui ha-
bitent plusieurs des cours dont j'ai parlé, c'est-à-dire pour des
centaines d'individus quelquefois, il n'y a qu'un ou deux de ces
cabinets indispensables à la propreté des villes, ou pourtant les
anciens ne les connaissaient pas dans leurs maisons. Aussi, les
soirs, quand les ouvriers viennent de rentrer chez eux, voit-on
communément des femmes sortir des allées, s'arrêter au-dessus
du ruisseau de la rue, et là, devant les passans et coudoyés par
eux, faire sans honte ce qu'ailleurs elles ne feraientjamais en
pnhlic.
malgré la précaution que j'avais prise de m'habiller
de manière à leur paraître moins suspect, mon appa-
rition au milieu d'eux aurait excité leur surprise,
surtout leur méfiance. Un grand nombre se tenait
debout, faute de place pour s'asseoir, et l'on voyait
parmi eux beaucoup de femmes. Tous buvaient de la
détestable eau-de-vie de grain, ou bien de la bière.
Quant au vin, il est d'un prix trop élevé pour qu'ils
puissent y atteindre. Je me suis donc contenté de
suivre toutes ces personnes dans la rue, où beau-
coup s'arrêtaient chez les épiciers pour boire de
l'eau-de-vie, avant d'entrer au cabaret, et où j'en-
tendais jusqu'aux enfans dire les paroles les plus
obscènes (i). Je puis l'affirmer je n'ai jamais vu
à-la-fois autant de saletés, de misères, de vices, et
nulle part sous un aspect plus hideux, plus révoltant.
Et que l'on ne croie pas que cet excès du mal soit

(i) J'ai été une seconde fois à Lille pendant l'été de i837;
mais, soit par suite de la crise industrielle,qui privait les ouvriers
d'une grande partie de leurs salaires, soit par l'effet de la saison
qui les excitait moins à boire de l'eau-de-vie, soit par ces deux
causes réunies, le fait est que j'ai vu alors bien moins d'ivrognes
dans cette ville, que pendant les mois de novembre et décem-
bre i835.
Dans les pays à vin, la gaîté, les chansons, le bavardage,
l'épanouissement des physionomies, accompagnent ordinaire-
ment l'ivresse commençante; mais là, elle prend tout de suite
un caractère particulier de taciturnité, ce qui tient sans doute
à la différence des liqueurs enivrantes.
offert par quelques centaines d'individus seulement,
c'est, à des degrés.divers par la grande majorité des
3ooo qui.habitent le quartier de la rue des Etaques,
et par un plus grand nombre d'autres encore qui sont
groupés, distribués dans beaucoup de rues, et dans
peut-être soixante cours plus ou moins comparables
à celles dont j'ai parlé. (i)
Ainsi, M. de Villeneuve-Bargemont n'a point re-
présenté les ouvriers de Lille sous des couleurs trop
sombres et l'on ne doit accuser d'exagération ni sa
description ni la mienne. Si le lecteurpeut conserver
quelques doutes à cet égard, je le prie de lire deux
autres descriptions que je transcris en note. (2)

(i) Il y a à Lille plus de cent de ces cours, dont les noms se


lisent sur le plan de la ville, et qui sont habitées principalement,
je pourrais dire presque exclusivement,par de pauvres ouvriers.
(2) Voici comment une commission de l'Intendance sanitaire
(conseil de salubrité) du département du Nord, s'exprimait le
ier avril i83a, touchantl'état des pauvres ouvriers de la ville de
Lille, dans son Rapport à la municipalité sur les moyens à prendre
immédiatement contre le choléra-morbus.
« II est impossiblede se figurer l'aspect des habitations de. nos
a pauvres, si on ne les a visitées. L'incurie dans laquelle ils vivent
attire sur eux des maux qui rendent leur misère affreuse, in-
«
tolérable, meurtrière.Leur pauvreté devient fatale par l'état
u d'abandon et de démoralisation
qu'elle produit. Dans leurs
caves obscures, dans leurs chambres, qu'on prendrait pour des
« caves, l'air n'est jamais renouvelé, il est infect; les murs sont
« plâtrés de mille ordures S'il existe un lit, ce sont quelques
« planches sales, grasses;_ c'est de la paille humide etputrescente;
« c'est un drap grossier dont la couleur et le tissu se cachent sous
Mais si l'on voit, Lille, un nombre très consi-
dérable d'ouvriers tels que ceux de la rue des Éta-
ques et des cours voisines, un plus grand nombre
encore est loin d'offrir le spectacle de misère et de
dégradation profonde dont je viens de présenter le
trop fidèle tableau, quoiqu'il ne gagne pas tou-
« une couche de crasse; c'est une couverture semblable à un
tamis. Les meubles sont disloqués, vermoulus, tout couverts
« de saletés. Les ustensiles sont jetés sans ordre il travers l'habi-
« tation. Les fenêtres, toujours closes, sont garnies de papier et
« de verres, mais si noirs, si enfumés, que la lumière n'y saurait
« pénétrer; et, le dirons-nous, il est certains propriétaires(ceux
« des maisons de la rue du Guet, par exemple), qui font clouer
« les croisées, pour
qu'on ne casse pas les vitres en les fermant et
« eu les ouvrant. Le sol de l'habitation est encore plus sale que
« tout le reste; partout sont des tas d'ordures, de cendres, de
« débris de légumes ramassés dans les rues, de paille pourrie;
« des nids pour des animaux de toutes sortes aussi, l'air n'est-
« il plus respirable.On est fatigué, dans ces réduits d'une odeur
« fade, nauséabonde, quoique un peu piquante, odeur de saleté,
« odeur d'ordure; odeur d'homme, etc., etc. -Et le pauvre
« lui-méme, comment est-il au milieu d'un pareil taudis? Ses
« vêtemens sont en lambeaux, sans consistance, consommés,
« recouverts, aussi bien que ses
cheveux, qui ne connaissent pas
« le peigne, des matières de l'atelier. Et sa peau? Sa peau, bien
« que sale, on la reconnaît sur sa face; mais sur le corps, elle est
« peinte, elle est cachée, si vous le voulez, par les insensibles
« dépôts d'exsudations diverses,Rienn'est plus horriblement sale
« que ces pauvres
démoralisés. Quant à leurs enfans, ils sont
« décolorés, ils sont maigres chétifs, vieux, oui vieux et ridés;
« leur ventre est gros et leurs membres émaciés; leur colonne
« vertébrale est courbée, ou
leurs jambes torses; leur cou est
« couturé ou garni de glandes; leurs doigts sont ulcérés et leurs
« os gonflés et ramollis; enfin, ces petits malheureux sont tour-
jours, à beaucoup près, de meilleurs salaires. Mais
propres, économes, sobres surtout, ils savent,
avec la même rétribution d'une journée de travail,
se loger, s'habiller, se mieux nourrir, en un mot,
pourvoir plus complétement à leurs besoins. Il se-
rait superflu, je crois, d'en parler ici plus longue-
ment. J'ajouterai pourtant que beaucoup cherchent,
dans le choix de leurs demeures, à se rapprocher
des autres ouvriers de bonne conduite, et habitent
ainsi le quartier Saint-André, comme les misérables
dont il s'agissait tout-â-l'heure, habitent surtout le
quartier Saint-Sauveur et celui de la rue des Étaques.
C'est ici, du reste, pour le mélange des sexes
comme dans tous les ateliers de manufactures, où ils

« mentés, dévorés par les insectes. » Ce tableau a été rédigé


par MM. De Chamberet,Baïlly Brigandat,Kulmann et Themis-
tocle Lestiboudois (Foyez les pages i3 et i4 du Rapport).
La partie qui concerne les enfans me paraît un peu exagérée,
mais un Rapport fait au Ministre du commerce et des travaux
publics, en 1837, par le Bureau des manufactures sur les ré-
ponses à la circulaire drc 3i juillet (de la même année), relative
l'emploi des enfans dans les fabriques, ne l'est en rien. On y lit
ces mots remarquables
« Dans le Nord, on cite des faits dont on ne peut malheureu-
« sement pas suspecter la véracité. On attribue ces faits à des
« causes différentes. A Lille, par exemple, les ouvriers habitent
et en commun
la mêmechambre et souvent le mêmelit. Lille étant
« une ville de guerre, les portes en sont fermées trop tôt pour
« que les ouvriers puissent chercher au dehors une habitation
« moins chère et plus spacieuse; en sorte que la nécessité les
« contraint à cherchvr un local, où ils vivent en Bohémiens. »
ne sont séparés que lorsque la nature des opérations
ne permet pas qu'ils soient réunis. C'est de même
pour la longue durée du travail quotidien chez pres-
que tous les fabricans, la journée est de i5 heures,
sur lesquelles on en exige i3 de travail effectif.
Les ouvriers- les plus nombreux de Lille appar-
tiennent à l'industrie cotonnière, et après eux ce sont
les filtiers, ou les ouvriers qui préparent en fil à
coudre le fil de lin ordinaire (1). Viennent ensuite
les femmes qui font les dentelles.
Les uns et les autres n'ont d'autre ressource que
leur travail pour vivre, et ils demeurentpresque tous
à la ville. Les ouvriers qui, chaque matin s'y rendent,
viennent des faubourgs et hameaux les plus voisins;
ils appartiennent surtout aux autres manufactures.
La classe des filtierg ou retordeurs de fils est très
remarquables par sa propreté, ses mœurs, ses habi-
tudes et par sa conduite ordinairement très bonne,
surtout si on la compare aux ouvriers en coton.
Ils ne touchent que de très modiques salaires (2);
et cependant leur sobriété, leur économie font
qu'ils sont très généralement moins misérables que
des ouvriers d'autres industries qui gagnent davan-

( 1) Les manufactures de fil retors, ouïes retorderies,\esfilteries,


comme on les appelle, sont principalement concentrées à Lille,
où habitent presque tous les ouvriers qu'elles emploient.
(2) Yoyez, un peu plus bas, le rcrblearc des salaires.
tage. Jç dirai, dans le second volumede cet ouvrage,
comment il se fait qu'il y ait, dans la même ville,
deux classes de travailleurs de mœurs et de con-
duite si différentes.
Le métier de filtier est très souvent héréditaire
dans lés familles. Il s'exerce assis et n'est point fati-
gant, si ce n'est pour ceux qui font marcher les Mou-
lina à dévider et à retordre. Tls ont fréquemment les
genoux cagneux ou rapproehés' l'un de l'autre, à
cause de leur pose habituelle pendant le travail.
Les filtieëî passent dans le pays pour n'avoir
qu'une intelligençe bornée, pour être petits, fai-
bles, mal portans, disgraciés dans les proportions
du corps. Il est vrai que l'on voit, parmi eux
beaucoup d'individus chétifs et scrofuleux* Mais il
ne faut pas oublier, dans l'évaluation de l'influence
de leurs occupations sur leur santé, que comme elles
n'exigent ni force ni adresse, elles sont dévolues
particulièrement aux vieillards qui ne peuvent plus
faire autre chose, et à beaucoup d'enfans d'une mau-
vaise constitution que -l'on juge impropres des
ouvrages plus difficiles. Enfin, la modicité des gains,
qui ne permet pas une bonne alimentation, contri-
bue peut-être encore à maintenir petite et grêle la
taille des filtiers.
Voici le tableau des salaires journaliers obtenus
depuis un certain nombre d'années dans la ville de
Lille et ses faubourgs, par les ouvriers des diffé-
rentes professions, tel que le Conseil des prud'-
hommes l'a rédigé pendant mon premier séjour dans
le département du Nond en i835.

TABLEAU INDICATIF DES SALAIRES JOURNALIERS.

Ouvriers Amidonniers.
ÉTÉ. HIVER

te.f.f. e. iz 5o » »
e. if
SM.HRI5S

e.

La dorée de la journée est de 6 heures-du matin


à
Maîtres ouvriers
8 heures du soir.

ouvriers
Affréteurs d'étoffes.

ordinaires.
3
a
» » »
Bons
Ouvriers
ans.
Jeunes gens de 12 à i5
Il y a accroissement du salaire. Cette tranche
d'industrie est plus importante à Ronjiaix qu'à
i 5o »
» 60 i» ».

Hommes.
Lille.

Femmes. :¡: .50 1 75


Tireurs de basins et de molletons.

1
On payait il y a deux ans 5o cent. environ de
plas qn'à présent par journée, parce que la com-
mande était alors plus grande.

Hommes Hommes
Blanchisseurs
defils.
1 5o » »
Blanchisseurs de toiles.
aop.mois,
Ils sont nourris, logés et travaillent sans temps
déterminé jusqu'au soir.
Ouvriers travaillant au blanc de
céruse.
Hommes
Il serait à désirer que le prix de la journée f4t
1 5o a »

augmenté, en égard aux dangers auxquels ils sont


exposés.
Ouvriers travaillant au bleu d'azur.
Manoeuvres I™9 »
Ouvriers
Il
ordinaires
depuis plus dix
n'y a pas eu de changement do
1 55 » »

ans.
Enfans
ÉTÉ. HIVER SALAIRES

Hommes. Ouvriers bonnetiers. G c. E e. f. c.


2
VOVEHI.

» 80 » »
à t. «.

Ouvriers briquetiers et chaufour-.

Femmes
Hommes niera.

Malgréle grand nombre de constructions nou-


velles, ces ouvriers n'ont pas reçu d'augmentation
1 5o » »
i 50 »
Hommes.
de salaire.
Blanchisseur.sde tulles.
I 50 » »

Hommes
(Voyez le Tableau qui est à
Fabricans de broches.
Industrie peu connue à Lille.
·la suite de celui·ci.)

1 5 a »

ouvriers.
Caiendreurs.
Premiers
Ouvriers
Jeunes gens..
ordinaire.
Il n'y a point eu de changement dans le salaire
2 » » »
1 5o » »
» 60 » 75

Hommes.
de ces ouvriers depuis bien long-temps.
Fabricans de cardes.
Industrie très perfectionnée à Lille.
Chaudronniers (constructeurs de
3 » 5 »

Hommes..
cuves en cuivre, ete.).
Depuis dix ans le salaire des chaudronniers con-
strnctenrs a plus que doublé.
4 50 5 »

Chapeliers.
Hommes Sa»
Depuis dix ans il y a une grande baisse la
peluche ayant remplacéle feutre.

Hommes.. 2 25 1 502 25») »


IL serait à désirer que l'on put augmenterle sa-
laire de ces ouvriers en diminuant les heures de
repos.

Hommes
Constructeurs de mécaniques
tulles. j
a5o5»
Hommes..
(Voyez la Tableau qui est à la suite de celui-ci.)
Couvreurs.
Mêmes observations que pour les briquetiers et
les charpentiers.
1 75 1 a5
ETE. HIVER SALAIRES
VOXKMI.
Corroyeurs. c e, f. e. 3 e. i4 e c.
Hommes
Industrie perfectionnée à Lille*

Les bottiers Cordonniers. u 25 » »


Ceux qui font des souliers aux pièces.. 2 50

Première
Deuxième
classe
classe
Dentellières.
à la journée..

Ces ouvrières gagnaient, il y a dix ans, un tiers


a
1a5» »
» 60 » »
de plus qu'aujourd'hui; mais elles retrouvent cette
différence sur le prix du fil, qui, au lieu d'être
de lin est de coton. Elles emploient depuis le
n° i3o jusqu'au n° 280. Il y a dix ans, un écheveau
codtait i fr., aujourd'hui il ne coûte que 2 ou 3

Ouvriers
sous.
Ebénistes.
Mêmeobservation que pour les couvreurs et les
2 50 2 25

Ouvriers. 2.
charpentiers.

Idem.
Ferblantiers.
50 2 50
Filature et tordage du lin à la méca-

Femmes
Hommes

Hommes
nique.

Filatures de coton.
il » i a5
classe.
Enfans
a 5o 3 »
Femmes, première
Femmes, deuxième classe. 1 » 1 75
» 75 i t5
» 5o » 60
La plupart des filatures étant mues par la vapeur,
les ouvriers éprouvent moins de fatigue qu'autre-
fois c'est là une cause de la baisse du prix de la

Fileurs
journée des hommes, tandis que celui des femmes
et des enfans a augmenté.
Filatures de laine ci la mécanique.
Rattacheurs payés par les
Ouvriers, du sexe
fileurs.
masculin, employés
aux
a 5o 3 5o
1 10 1 30

batteurs de la laine
premières préparations la veurs,trieurs,

laine 1 5o 2 5o
Peigneurs à bras de la
nique
Enfans du sexe masculin employés au
peiguagc méca
1 5o a 50
5o 1 5o
ÉTÉ. HIVER 1 SALAIRES

Etireusès et dévideuses.
Rattacheuses, dont beaucoup condui-
1 » » »
sent des métiers
Eplucheurs du fil ( enfans
» 5o
»4o
i s5
» 50
II n'y qu'un seul établissement de genre;
il est situéa à Marcq, à trois quarts de lieuecede Lille,
et il occupe environ 400 ouvriers. La durée de la
journée y est, indistinctement, pour tous les ou-
vriers, et en hiver comme en été, de douze heures
de travail. Les rattacheurs y sont payés fort cher,
parce que peu de jeunes gens consentent travail-
ler comme tels., et qu'il y a concurrence pour la
demandede leur travail.

classe.
première
FiltierSi
Hommes, contre-maîtres et ouvriers de

femmes.
Ouvriers de seconde classe, hommes et
i 50 » »

enfans.
Jeunes gens et
Les sept huitièmesde ces ouvriers gagnent i franc
t» 4510 » 80»
»

10 cent. pour douze beures de travail.


Des fabricans ont déjà baissé le salaire de leurs
ouvriers, en voyant la stagnation de leur com-
merce.
en fer.
Mouleurs..
Hommes Fondeurs

» 8 »
(Voyez le Tableau, qui est la suite de celui-ci.)

Hommes, première
Mouleurs, deuxième
classe
Fondeurs en cuivre.
classe
2 5o 3 »

Hommes.
Huiles de graines (fabrication

Les ouvriers employés dans les usines mues par


cl1).

la vapeur gagnent a francs 50, et ceux qui travail-


5o
lent dans les moulins à vent reçoivent 45 centimes
par hectolitre, ce qui revient an même (Salaire fixe

Ouvriers.3 » 3 »
tîepuïèplus de quarante ans)*
Ïmprimeurs en caractères.

ouvriers
ouvriers
Premiers
Imprimeurs sur tissus.
5 »
ordinaires.
Femmes.
Bons
Ouvriers
3 » » »
i 5o »
1 5o 2 5o
»
ÉTÉ. HIVER SALAIRES

ans.
Enfans de dix à douze
Le salaire de ces ouvriers est le même depuis
L c. U c. r. c. c.
» 50 » 6ô
à f.

Graveurs
bien long-temps.
Imprimeries d'indiennes.
3 » 5 »
Femmes,
Enfans, tireurs
rentreuses
Hommes,imprimeursde premières mains.

utilité.
Autres ouvriers, suivant leur âge, leur
force et leur
i 3o 3 »
i » 2 »
» 25 » 5o

» 5o i 5o
Joailliers.
Monteurs, premiers ouvriers 4 »
Jeunes ouvriers
Ouvriers ordinaires
Le salaire de ces ouvriers est le même depuis
beaucoup d'années.
a »
2 » 3 »
i » i 50
Ouvriers Maçons. »
a i5 i 5o
Manoeuvres i a5 i »
Même observation que pour les charpentiers.

Ouvriers Menuisiers. 2 5o a 5o
Idem.
Fabrication de noir animal.
Maîtres ouvriers 2
Ouvriers
Malgré
ordinaires
plus grandefabrication de sucres,
1 50 » »
une
le salaire de ces ouvriers n'est pas augmente
le fabricant se servant deux et trois fois du même
noir.
Paveurs de grès.
a 25
Ouvriersde première classe
de deuxième classe. i
Lorsque ces ouvriers travaillent au mètre carré
75
1
i
?5
a5
(aux pièces), ils peuvent gagner de 3 à 4 fr.
Peintres,
Ouvriers décorateurs t
de première classe.
4 » » »
a » » »
de deuxième classe. i 5o
Fabrieation de pipes et de briques
réfractaires.
Ouvriers de première classe.
classe
2 » 2 20
5o 1 ?5
-"• de deuxième 1
FaLfiialionencore naissante,qui compte déjà 100
ouvriers, teais presquetous étrangers.
ÉTÉ. HIVER SALAIRES
MOIEM.
f. c. f. c. f. c. à f, e.
Ouvrières en sarraux.
Monteuses de sarraux, bonnes ouvrières. 1 » a5
Ouvrières ordinaires 1
» 6o » »
Brodeuses aucrochet,premières ouvrières r » 1 a5
Petites filles de dix à douze ans » 50 » »
il faut que les bonnes ouvrières monteuses em-
ploient bien leur temps pour arriver au prix de
x fr. a5 c. par jour, puisqu'elles n'ont que x5 c.
pour monter un sarrau.
Quant aux brodeuses au crochet, leur état est
perdu. Leurs broderies, qui coûtentde 60 à <jS c.
par collet, se font aujourd'hui pour 10 c. an
moyen des métiers dits Jacquarts. Ces collets bro-
dés au crochet donnaient de l'ouvrage à un grand

Ouvriers
nombre de jeunes ouvrières.
Savonniers.
Depuis plus de vingt ans, l'ouvrier savonnier ga-
gne, avec tous ses profits, 12 fr. par semaine.
2 » » »

Serruriers.
Ouvriers
Ouvriers Scieurs de bois.
Même observation que pour les charpentiers,
2
3
5050
» 2 So

Ouvriers
les macons et les menuisiers.
Serruriers ajusteurs.
Il manque de ces ouvriers à Lille.
Sucre de betteraves.
4 0 5 »

Ouvriers employés à la cuite » a 50


ouvriers.
Maîtres
Ouvriers ordinaires
2

Femmes
Enfans de dix à douze ans
Cette branche d'industrie, n'étant qu'à sa nais-
sance, on peut augurer qu'il y aura augmentation
dans le salaire, eu égard au nombre d'ouvriers qui
1 a5 » »
» 75 » »
» 60 » »

devront être employés.Ces établissemensoffrent de


l'occupation aux ouvriers de l'agriculture,pendant
la saison où les champs réclament le moins leurs
bras.
Sucre (raffineurs de).
Maîtres ouvriers.. 2 5o » »
Bons ouvriers
Ouvriers
Dans partie,
cette
ordinaires
il n'y point d'ouvriers qui
2 » »
1 5o » »
a
gagnent moins de 1 fr. 5o c, parce que pour l'exer-
ÉTÉ. HIVER SALAIRES
UOÏÏX!,
f. c. F. c. f. c. k f, c.
cer il faut des hommesrobustes. Les prix de leur
main-d'œuvre sont les mêmesdepuis dix ans.
Tailleurs d'habits.
Ouvriers de première classe 3 50 » »
de deuxième classe 3 » » »
de troisième classe a 5o » »
de quatrième classe i 5o »
Le salaire des ouvriers tailleurs a augmenté dans
la proportion de 8 à la fr. pour un habit.

Bons ouvriers
Tailleurs de pierres.
Lorsqu'ils travaillent aux pièces, ils peuvent ga.
3 50 » »
gner de 5 à 6 fr. par jour.
Bons
Tailleurs de blancs.
ouvriers i 8o I 60
Leur salaire n'a pas reçu d'augmentation depuis
Tanneurs.
Hommes i 5o » »

ouvriers
Le salaire de ouvriers n'a
ces pas augmenté.
Teinturiers en toiles bleuea.
Premiers
ordinaires a » 2 50
i 755o » »
Ouvriers
Ouvriers de douze à quinze ans.
Les teintureries en blenn'ont eu de l'importance
» » »

Ouvriers en
Ouvriers
laine
à Lille que depuis la séparation de la Belgique les
ouvriers ne gagnaient pas autant dans le principe.
Teinturiers.
en coton
Ouvriers en fil de lia
2 5o » »
a 5o » »
a »» »
Ouvriers chevilleurs 1 80 » »
La journée des ouvriers teinturiers est de douze

Hommes
heures.

Femmes..
Tisseurs de calicots.

Tourneurs en bois.
1 5o » »
» 40 » 60
Ouvriers 3 »
en fer.
Ouvriers.
Tourneurs
3

Ouvriers
Les ouvriers tourneurs en fer manquent.
Tulle.
crochet
Brodeuses au
(Voyez le Tableau qui est à la suite de celui-ci.)
a 5o 3 »
» 70 1
1
»
ÉTÉ. HIVER SALAIRES

Foilures (fabrication de). f. c. t. c. t c. à c c.


Garnisseurs de première classe 4 »» »
Pour ouvrages divers de deuxième classe; a 5o y> »
HarnacMirs dc première classe 3 » 4 »
de deuxième classe t j5s 2 »

Limeurs
Forgerons de première classe

Doreurs
de deuxième classe
Menuisiers pour les caisses, aux pièces.
5
3
»6 »
» 4 »
2 5o 3 »
r
4
7&
» £ »
.a, »

Ouvriers en roues
Ouvriers ordinaires la journée
Charrons pour les trains,

Peintres de première classe


a 5o 3 »
4 » 4 50
2 5o 3 »
4 » » »
a
Récliampissenrs Ma journée 4
Cette branche d'industrieprend beaucoup d'ex-
tension. Elle en prendrait encore plas, si on ne
tolérait pas les voitures venant de la Belgique (qui
entrent en. France facilemcnt), où les fers, les
aciers, limes, -draps et charhon, sont à meilleur
compte.

ADDITION AU TABLEAU DES SALAIRES DES OUVRIERS DE LILLE.

Il résulte de ces tableaux qu'à Lille et dans ses fau.


bourgs les ouvriers ordinaires du sexe masculin ga-
gnaient par journée de travail, avànt la crise des an-
nées i836 et 1837, de 25 à 35 on 4o sous, et com-
munément 3o sous.
Les plus forts, depuis 35 jusqu'à 5o sous, mais le
plus grand nombre 4o à 45 sous;
Les plus habiles, les plus intelligens, ceux dont
l'apprentissage est long, difficile, ou l'industrie par-
ticulièrement recherchée,depuis 4 5 sous jusqu'à 6 fr.,
mais la plupart 3 fr. ou près de 3 fr.
Les femmes bonnes et adroites ouvrières de 20 à
4o sous, les autres de 12 à 20 sous;
Les jeunes gens de 12 à i5 ans, depuis 12 sous
jusqu'à 25;
Et les enfans plus jeunes, de 6 à i5 ou (6 sous,( ()
Ainsi, en supposant une famille dont le père, la
mère et un enfant de 10 à 12 ans reçoivent des sa-
laires ordinaires, cette famille pourra réunir dans

Ci) Des recherches que j'ai faites pour connaître les salaires
payés à Lille aux ouvriers, dans les diversesbranches de l'industrie
ducotonetdulin, m'ont donné les mêmes chiffres que ceux qui se
lisent dans le tableau, excepté cependant pour la fabrication des
indiennes et pour la filature du lin à la mécanique car j'ai trouvé,
pour la première industrie, que des imprimeurs de première
mains pouvaient gagner jusqu'à 3o fr. par semaine, les autres jus-
qu'à i5 fr.; et, pour la seconde industrie, que les hommes char-
gés du peignage du lin à la main recevaient des salaires journa-
liers de a fr. 5o c. à 3 fr., et les femmes chargées de retordre le
fil et des autres opérations, des salaires de 60 c. seulement à i fr.
10 c., 1 fr. 2o. Mais à l'époque où je me trouvais à Lille,
M. Scrive commençait à établir sa filature de lin à la mécanique,
et elle n'employait encore que très peu d'ouvriers.
l'année, si la maladie de quelqu'un de ses membres
ou un manque d'ouvrage ne vient pas diminuer ses
profits, savoir:

Voyons maintenant quelles sont ses dépenses.


Si elle occupe seule un cabinet, une sorte de gre-
nier, une cave, une petite chambre, son loyer, qui
s'exige par mois ou par semaine, lui coûte ordinai-
rement dans la ville, depuis 4o fr. jusqu'à 80. (i)
Prenons la moyenne 60 fr.

Sa nourriture environ

Mais comme il y a très communément plu-


sieurs enfans en bas âge, disons 738» »
C'est donc,pourlanourriture et le logement, 798 fr.
(i) Les caves que j'ai visitées dans le quartier de la rue des
Étaques étaient louées une de 11 à 12 pieds de côtés, 4 fr. par
mois; une autre semblable, a5 sous par semaine; -une un
peu plus grande, 3o sous par semaine ;-une de 9 pieds de côtés,
20 sous par semaine, etc. Il n'y en avait pas qui fussent louées
moins de 2o sous. Il y.a des quartiers où, proportion gardée, les
loyers sont moins chers. J'ai vu dans un de ces quartiers des
chambres parfaitement éclairées, ayant 18 pieds de longueur sur
16 de largeur, et 9 pieds de hauteur, louées G fr. 5o c. par mois
et i fr. 5o c. par semaine.
Il reste par conséquent, pour l'entretien du mobilier,
du linge, des habits, et pour le blanchissage, le feu,
la lumière, les utensiles de la profession, etc., une
somme de 117 fr.
Certes, ce n'est pas assez. Supposez une maladie,
un chômage, un peu d'ivrognerie, et cette famille se
trouve dans la plus grande gène.
Voici comme un ancien militaire, sobre, économe,
intelligent et contre-maître dans une filature de
Lille, où il gagnait par an 1260 fr. m'établissait
les dépenses de son ménage, composé de lui, de
sa femme et de quatre enfans, dont l'un était âgé
de 5 mois seulement, et les trois autres de 7 à
10 ans

La première famille est dans la misère; mais celle-


ci, dont le revenu ne consiste pas uniquement dans
le salaire du chef, gagne complétement de quoi sub-
sister et se trouve à la veille de l'aisance; car bien-

(1) Pain, soupes maigres, pommes de terre, légumes, un peu


de charcuterie, comme pour le ménage précédent, et, de plus,
chaque dimanche, le pot-au-feu, avec quelquefois un verre de
bière.
tôt trois de ses enfans cesseront successivementd'être
à sa charge. ( i )
La nourriture habituelle des plus pauvres ouvriers
de Lille se compose de pommes de terre, de quel-
ques légumes, de soupes maigres, d'un peu de beurre,
de fromage, de lait de beurre ou de charcuterie. Ils
ne mangent ordinairement qu'un seul de ces ali-
mens avec leur pain. L'eaû est leur unique boisson
pendant les repas mais un très grand nombre d'hom-
mes, et même des femmes, vont chaque jour au ca-
baret boire de la bière ou, plus souvent encore, un
petit verre de leur détestable eau-de.vie de grains.
Les ouvriers aisés se nourrissent mieux: ils ont assez
souvent le pot-au-feu ou quelque ragoût dans lequel
il entre de la viande, et le matin une tasse de café
ordinairement mélangé de chicorée, pris au lait et
presque sans sucre. Enfin il existe à Lille, comme,
dans les autres villes manufacturières, des traiteurs-
gargotiers chez lesquels beaucoup d'ouvriers vont
faire chaque jour un repas. Ils y portent leur pain,

(i) Je regrette beaucoup de ne pouvoir citer ici des détails


qui paraissent d'abord précieux sous le point de vue qui nous
occupe, et qui ont été publiés par M. De Yilleneuve-Bargemont
(voyez t. i, p. ag3 la note), sur le terme moyen des salaires
que gagne une famille d'ouvriers des manufactures, à Lille, et
sur les dépenses nécessaires à son entretien. Mais, lorsqu'on refait
les calculs, ou aperçoit tout de suite des erreurs typographiques
qui ne permettentpas de faire usage des chiffres.
se font tremper la soupe et choisissent un mets.
Parmi ceux-ci, il y en a même qui ont leur ménage
en ville; mais alors la femme, qui travaille comme
son mari dans les manufactures, n'a pas le temps de
faire la cuisine.
Les ouvriers de Lille sont très souvent privés du
strict nécessaire; et cependant ils ne se plaignent
point trop de leur sort, et ne se portent presque ja-
mais à des émeutes. Sous ce rapport seulement, ils
ressemblent aux malheureux ouvriers des manufac-
tures de l'Alsace. La douceur, la patience, la résigna-
tion, paraissent être d'ailleurs le fond du caractère
flamand.
Ils offrent très souvent une constitution scrofu-
leuse, surtout les enfans, qui sont décolorés et mai-
gres (i). Les médecins de la ville m'ont affirmé que
la phthisie pulmonaire moissonne beaucoup plus
d'ouvriers en coton et de filtiers que d'autres habi-
tans.
Lille est peut-être la ville de France où, propor-
tion gardée, il y a le plus d'ouvriers enrôlés dans les
associationsde secours mutuels, fondées pour fournir
à ceux de leurs membres qui deviennent malades,

(i) Mais je n'ai pu voir dans les rues de Litle, habitées par
les pauvres, le grand nombre de bossus, de rachitiques, de
manchots, de boiteux, d'infirmes, qu'on m'avait dit s'y rencon-
trer.
une indemnité représentative du salaire qu'ils ne
peuvent gagner. M. de Villeneuve-Bargemontn'a pas
compté, en 1828, moins de n3 associations sembla-
bles composées de 7667 personnes (i); en i836 il
yen avait 106 réunissant 7329 sociétaires (2). Mais
ici, la mauvaise organisation de ces sociétés, si dignes
d'éloges d'ailleurs, ne permet pas qu'elles fassent du
bien. En effet, le lieu où elles s'assemblent une fois
par mois pour traiter de leurs affaires, est toujours un
cabaret; et, à la fin de chaque année, ce qui reste en
caisse au-dessus d'une certaine somme, se partage en-
tre les sociétaires et se dépense immédiatement en
débauches, « pour recommencer l'année suivante la
« formation d'une nouvelle caisse dont les
produits
« auront la même destination. » (3)

(I) Voyez t. n, p. 63.


(2) Chacun des sociétaires paie ordinairement à ces associa-
tions de i3 à 2o centimes par semaine. (Voyez l'Almanach drc
conamerce,des arts et métiersde la ville de Lille, pour l'année 1837,
p. a5i.)
(3) Il ne s'agit point ici des caisses de malades formées dans
plusieurs manufactures par les chefs d'établissemens, avec le
produit des amendes et d'une petite retenue sur le salaire. Les
ouvriers, dans l'intérêt desquels ces caisses existent, se parta-
gent communémentaussi ce qui reste en caisse à certaine époque
de l'année, mais ne se réunissent jamais en assemblées.
J'ai pu avoir communication du réglement de quelques sociétés
de secours mutuels. J'extrais de l'un d'eux, Cetcle social de bien-
faisance de Saint-Éloi, dit les Amis réunis, fondé le icr décem-
Cet exempletiré d'associations instituées dans un
but tout moral, montre combien l'ivrognerie est dans
les mœurs des ouvriers lillois. J'ajoute, pour ceux
qui croiraient que cette déplorable habitude doit
être attribuée surtout, ainsi qu'on l'a dit, au grand
développement des manufactures de coton, qu'il y a
33 ans, c'est-à-dire,bien avant le grand développe-
ment dont il s'agit, M. Dieudonné, préfet du dépar-
tement du Nord., signalait, dans sa statistique de ce
département, l'usage immodéré des liqueurs fortes,
principalement du genièvre (eau-de-vie de grain),
comme répandu d'une manière effrayante parmi le
peuple de Lille. « C'est disait-il, dans les manufac-

brei833, par plusieurs amis zélés de s'aider les uns les autres
dans leurs maladies, les dispositions suivantes
« Le malade peut avantager son certificat (de maladie) chez
« le cabaretier du Cercle. » flrt. F.
« Tout associé qui se trouvera
à l'assemblée sera tenu de payer
« son pot (de bière) de suite, sous peine d'être rayé du Cercle. »
rlrt. XV.
« Tout
associé qui, étant à l'assemblée, jurera le saint nom
« de Dieu, ou donnera un démenti à un autre, sera à l'amende
« d'un pot payable de suite. Art. XX.
« Aucun argent ne sera
déposé entre les mains du Maître du
« mois.
Quand il en aura besoin, il s'adressera au cabaretier, à
« qui il déclarera le nombre des malades; alors le cabaretier lui
« donnera l'argent nécessaire, etc. » Art. XXVIII.
Tout le reste du réglement répond assez bien au but de l'insti-
tution, exccplé pourtant en ce qui concerne le partage des
amendes et de la caisse, tous les ans à un jour fixé.
« tures, surtout dans la classe des gens de métiers et
a des journaliers, que les effets désastreux de cet
« usage sont le plus sensibles (r). » Enfin il affirme
que l'ivresse était presque continuelle parmi ces ha-
bitués de cabaret, et qu'il n'était pas rare de voir
les ouvriers des manufactures de Lille ne travailler
que trois jours de la semaine et passer les quatre au-
tres à boire (2). Le vice de l'ivrognerie paraît être
au surplus fort ancien dans le pays. Je citerai comme
une preuve de cette assertion, qu'on lit dans le Mé-
moire de la généralité de Flandre, dressé par l'in-
tendant en 1698 (il y a maintenant i^o ans), ces mots
remarquables sur les habitans delà province dont le
département du Nord fait partie ils sont exacts
à la messe et au sermon, le tout sctns prépidice du
cabaret, qui est leur passion dominante. (3)
Voici un fait qui seul prouverait combien l'ivro-
gnerie est dans les moeurs du peuple de Lille. L'usage
est, dans cette ville, de faire prendre aux petits
enfans auxquels on veut procurer du sommeil,
une dose de thériaque, appelée dormant. Eh bien,
je me suis assuré chez les pharmaciens qui vendent
ces dormans, que les femmes d'ouvriers en achètent

(1) Tome 1, p. 80.


(2) Id., p. 79.
(3) Voyez l'État de la France, par le comte de Boulainvilliers.
surtout les dimanches les lundis et les jours de
fêtes, lorsqu'elles veulent rester long-temps au ca-
baret et laisser leurs enfans au logis. (i)

§ II.

Je viens de montrer les ouvriers manufacturiers


de Lille tels que je les ai vus. Je me hâte de dire que
ceux de Roubaix, de Turcoing et du reste du dépar-
tement du Nord, dont le tableau va suivre, leur res-
semblent peu.
En octobre i834, l'un des fabricans les plus dis-
tingués du département du Nord, M. Auguste Mi-
merel, délégué des chambres de commerce de Lille,
Roubaix et Turcoing pour l'enquête commerciale
d'alors, portait, en nombre rond, à ioo,ooo la quan-
tité des ouvriers de l'industrie cotonnière (filature
et tissage réunis) qui existaient dans l'arrondisse

(1) Ce sont surtout les femmes de pharmaciens qui m'ont con-


firmé ce fait.
La communication de cette partie de mon travail à l'Académie
des sciences morales et politiques, a fourni à M. le comte de
Cessac l'occasion de lui rapporter des faits qui établissent qu'en
1774 ou 1775, époque à laquelle il était en garnison à Lille,
les ouvriers n'y étaient ni plus tempérans ni de meilleures mœurs
qu'à présent nouvelle preuve qu'il ne faut point accuser le
grand développement des manufactures de coton de leur cor-
ruption actuelle.
ment de Lille (r). Il est très vraisemblable que les
rattacheurs ou bobineurs et les dévideuses de trame,
payés par les filenrs ou les tisserands, ne sont point
compris dans ce nombre. Quoi qu'il en soit, sur ces
100,000 ouvriers, M. Mimerel en comptait pour la
ville de Roubaîx, 3o,ooo ou environ qui sont alter-
nativement employés à fabriquer la laine et le coton.
Ceux de Turcoing sont bien moins nombreux.
Afin d'éviter les répétitions, je mentionnerai d'a-
bord les observations qui s'appliquent également
aux deux villes.
La population ouvrière tend à-s'y accroître, prin-
cipalement par une immigration, lente il est vrai,
mais continuelle, de Belges surtout; et cependant les
maîtres de manufactures se plaignent de manquer
de bras.
Les métiers à tisser battent plus particulièrement
pendant les mois de juin, d'août et de septembre pour
la laine, et le reste du temps pour le coton. (2)
Ici comme ailleurs la durée de la journée dans
les ateliers est, suivant les saisons, de 14a 1 5 heures,

(i) Voyez l'Enquête relative à diversesproltibitions, etc., t. m,


p.184.
(a) Ict., p. 222.
La fabrication des tissus de laine consiste surtout en stoffs et
lastings, sortes d'étoffes légères, dont la première se fabrique en
partie avec des métiers à la Jacquart.
mais le plus souvent de 15, sur lesquelles on en ac-
corde deux ou près de deux pour les repas et le
repos. Le travail supplémentaire est payé à part;
quant aux ouvriers à la pièce, ils travaillent assez
souvent pendant les 14 ou i5 heures.
Une famille d'ouvriers se compose généralement
de cinq personnes, le père, la mère et trois enfans.
Elle est presque toujours logée sainement, dans
des pièces bien éclairées assez grandes et assez
propres. Beaucoup de ces familles occupent même
chacune une petite maison entière. Il n'y a point
ici de caves habitées, comme à Lille, et tous les
Iogemens loués à l'année, se paient par trimes-
tre. (1)
Les tisserands qui demeurent dans les villages
et travaillent chez eux, ont des moeurs et des ha-
bitudes généralement très bonnes; tandis que les
ouvriers des grands ateliers se jettent à l'envi dans
des dépenses et des débauches qui altèrent leur

(i) J'ai vu, à une demi-lieue de Roubaix, des logemens très


convenables, composés de trois à cinq pièces, y compris le gre-
nier, loués par an de 55 à 80 fr.; 70 fr. était un prix ordinaire;
et pour 3 à 5 ou 8 fr. de plus, un petit jardin en faisait souvent
partie. Le propriétaire de plusieurs de ces maisons, construites
pour recevoir des familles d'ouvriers, avait imaginé, pour être
payé régulièrement par ses locataires, de les réunir tous à dîner
le jour de l'échéance de chaque terme par amour-propre, per-
sonne ne manquait à ce rendez-vous, où chacun acquittait son
loyer devant les autres.
santé et ruinent leur avenir. Cependant, le mal
n'est pas à beaucoup près, aussi grand pour ces
derniers qu'à Lille: rien en effet ne pourrait don-
ner chez eux l'idée de la misère excessive, de la mal-
propreté, des vices et de la dégoûtante promiscuité
dans laquelle vivent tant d'ouvriers de cette ville.
On m'a cité particulièrement, à Roubaix et à Tur-
coing, comme un exemple de la fâcheuse influence
des grands ateliers, les peignéursde laine, qui se font
remarquer aujourd'hui parleur inconduite, et qui,
il y a douze ou quinze ans, alors qu'ils vivaient en
famille et travaillaient tous chez eux, faisaient plus
d'épargnes que les maîtres fileurs dont les salaires
étaient cependant le double des leurs.
Beaucoup d'ouvriers qui travaillent à Turcoing et à
Roubaix y habitent; mais le plus grand nombre,
peut-être, s'y rend chaque matin des villages et des
hameaux voisins. Ils demeurent rarement à plus
d'une lieue de leurs ateliers.
Ils sont convenablementvêtus. J'ai vu, au com-
mencement de l'hiver de i835 à i836, les hommes
porter presque tous un bon pantalon de gros drap,
une veste de la même étoffe ( souvent par-dessus une
blouse de toile ), des bas de laine, des sabots, et
une
casquette, le tout propre, sans trôtï ni déchirure.
Les femmes n'étaient pas moins bien habillées.
Enfin, je n'ai vu presque personne parmi eux, tra-
vailler comme à Lille pieds nus dans les filatures.
A l'époque où je faisais ces observations, l'homme
dont le travail exigeait de la force, de la dextérité
et une application particulière gagnait communé-
ment de 2 à 3 fr.; le manoeuvre ou l'homme à la
journée, 3o à 35 sous; le tisserand, qui travaille
chez lui, 3o sous; la femme 20 à 25 sous dans les
manufactures, et 12 à 15 sous chez elle; les jeunes
gens âgés de plus de 14 ans, comme les femmes;
et les enfans de 8 à 14 ans, environ 6 sous chez leurs
parens, et de 10 à 12 ou i3 dans les ateliers.
Mais par l'effet de la crise de i836 et 1837, tous
les ouvriers ont vu diminuer leurs gains, bien moins
par la réduction du salaire nominal, payé pour une
journée de travail, à l'exception toutefois des tisse-
rands, que parce qu'ils ont cessé, au fort de cette
crise, d'être employés six jours par semaine.
Parmi les ouvriers dont il s'agit maintenant, tous,
quel que soit leur sexe ou leur âge, prennent comme
à Lille, chaque matin et surtout en se levant, une
et souvent deux tasses de café ( mélange de café
et de chicorée) au lait, et presque sans sucre,
C'est une habitude générale dans le pays. A ce
café, il faut ajouter, pour les plus pauvres, des
soupes maigres, des pommes de terre ou d'autres
légumes et des laitages; mais les hommes non ma-
riés qui gagnent de 5o sous à 3 francs, mAngent
tous les jours de la viande avec des légumes, et
boivent de la bière. Le beurre et parfois un peu de
viande de porc salée entrent aussi dans ce régime.
Les ouvriers sans famille ou qui ne peuvent l'aller
retrouver tous les soirs, sont nourris et logés dans des
chambres communes pour 6 ou 6 fr. 5o c, 7 fr. par
semaine. Une famille composée du père, de la mère
et de deux enfans en bas âge se nourrit avec i4 fr.
par semaine, ou 728 fr. par an; elle se loge convena-
blement dans la ville de Roubaix pour 100 fr., et
pour moins à Turcoing.
Voilà donc 828 fr. auxquels il faut ajouter les
autres dépenses.
Or, nous supposons que cette famille gagne

Par conséquent, cette famille est dans une sorte


d'aisance, si des maladies, des accidens, des chô-
mages ne diminuent pas ses recettes, ou si, d'un au-
tre côté, l'inconduite n'accroît pas ses dépenses.
Il est vrai que tous les hommes ne gagnent pas
45 sous par journée de travail dans les temps ordi-
naires mais aussi il y en a qui gagnent davantage.
Beaucoup de femmes reçoivent plus de 370 fr. par
an, et un grand nombre d'enfans plus de 89 fr.
Les ouvriers de Roubaix, de Turcoing et des en-
virons paraissent se marier jeunes. Ici, comme ail-
leurs, une des causes qui rendent les mariages hâ-
tifs, tient au désir qu'ont les jeunes gens de jouir
de la totalité de leurs salaires, qu'ils apportent pres-
que entiers à leurs parens, pour les besoins com-
muns de la famille; et, à partir de l'âge de 20 ou 2
ans, ce désir est d'autant plus grand que c'est l'épo-
que de la vie où le salaire est à-peu-près à son
maximum.
L'état de santé des ouvriers de Roubaix et de Tur-
coing m'a paru sensiblement meilleur que celui des
ouvriers de Lille.
Ils ont formé des Sociétés de secours mutuels en
faveur de ceux d'entre eux qui deviennent malades.
On en compte près de 2o dans la seule ville de Rou-
baix mais elles ne se réunissent pas au cabaret,
pour y régler leurs affair es comme celles de Lille.
Enfin, le voisinage immédiat de la frontière, fait
naître et entretient chez une partie des ouvriers du
département du Nord la malheureuse habitude de la
contrebande. Dans leur opinion, dans celle de la po-
pulation presque entière, c'est une industrie; seule-
ment elle est défendue. Mais comme elle leur procure
des bénéfices, ils savent presque toujours en éviter
les dangers, et ils soutiennent, que ce soit ou non
leur manière de voir, qu'elle est aussi morale au
moins que le sont les prohibitions et les droits
établis sur les produits étrangers à l'entrée de notre
territoire. Pour eux, la contrebande ne serait donc
très souvent qu'une représaille. J'ai dû le dire pour
bien faire apprécier ceux qui la font. Je puis affirmer
qu'il y a dans le pays beaucoup de familles qui pas-
sent pour lui devoir leur fortune et qui n'en jouis-
sent pas moins de l'estime publique. Sans doute,
c'est un mal; mais ce mal, à bien prendre, ne me-
nace pas la société comme les vices, les dérégle-
mens de conduite dont j'ai parlé et n'est pas, autant
qu'eux, une infraction à la morale publique.
En résumé, les ouvriers manufacturiers de Rou-
baix et Turcoing vivent dans de meilleures condi-
tions et valent mieux que ceux de Lille. Quel que
soit le rapport sous lequel on les examine, moeurs,
aisance, propreté, vêtement, logement, nourriture,
santé, ils ont généralement l'avantage.
Dans tout ce que je viens de dire, il n'a pas été
question des ouvriers qui fabriquent les châles
en laine et autres tissus imitant ceux de l'Inde.
Cette industrie, encore peu ancienne dans le dé-
partement du Nord, procure, assure-t-on, des sa-
laires assez. forts pour faire abandonner la culture
des terres, et tend à-remplacer la fabrication, bien
moins productive, des gazes et des linons bro-
chés. Je n'ai point eu occasion de la voir, n'ayant
pas été dans les cantons où elle s'est concentrée, (r)
A la fin du chapitre suivant, je parlerai des ou-
vriers, ou plutôt des ouvrières en tulle de coton,
que l'on trouve à Lille et dans les villages environ-
nans. Au surplus, leur industrie est, comme celle
du lin et du chanvre, autant domestique que ma-
nufacturière.

(r) Celui du Cateau, etc.


CHAPITRE IV.

Des ouvriers de la fabrique de Saint-Quentin.

( époques des observations octobre et novembre i835. )

La ville de Saint-Quentin était autrefois le centre


d'une fabrication et d'un commerce très étendus de
toiles de lin ruiné de plus en plus depuis environ
une vingtaine d'années, par le bon marché toujours
croissant des toiles de coton il en résulte qu'au-
jourd'hui l'industrie cotonnière a, pour ainsi dire,
détruit et remplacé l'ancienne industrie, tant elle
a pris d'importance et tant l'autre en a perdu.
Ainsi, d'après M. Brayer, auteur consciencieux
d'une statistique du département de l'Aisne, la fa-
brique des toiles de Saint-Quentin occupait en 1789,
dans un rayon de 10 lieues, 68,000 fileuses avec
près de 6,000 tisserands (i), et trente-six ans plus
tard, en 182 5, ce n'était plus que 4 ou 5,00o des
premières, et 5 ou 600 des seconds (2). Mais sui-

(i) Yoyex t. h de cette statistique, p. 284.


(Il) Id., p. a85.
vant le même auteur, à cette dernière époque et dans
le même rayon manufacturier, l'industrie cotonnière
entretenait environ 6,000 travailleurs dans les fila-
tures et i oo,ooo dans les tissages à la main, les seuls
alors connus dans le pays. (i)
En novembre i834, deux délégués de la chambre
de commerce de Saint-Quentin (a) déclaraient au
nom de cette chambre, devant M. le ministre du
commerce, que toutes les manufactures de coton
de la fabrique employaient alors, dans la ville et
dans les campagnes, sur un rayon de 12 lieues, sa-
voir

auxquels il faut ajouter les rattacheurs, les bobi-


neurs, ainsi que beaucoup de femmes et d'enfans
qui préparent les chaînes et les trames. (3)

(i) Statistique du département de l'Aisne, t. ir, p. 289 et ago.


(a) MM. Joly et Bauclfert de Marolles.
(3) En réalité, la fabrique de Saint -Quentin employait donc
alors beaucoup plus de 75,800 personnes. Une partie de ses ou-
vriers habite les campagnes des départemens du Nord, de la
Enfin, vers le Ier janvier i838, une commission
municipale, que l'on peut croire avoir été intéressée
à exagérer l'importance de la fabrique de Saint-
Quentin, car elle voulait obtenir qu'un chemin de
fer de Paris à Bruxelles traversât cette ville, paraît
avoir déclaré que cette fabrique occupait alors plus
de r 26,000 ouvriers dans le seul arrondissement de
Saint-Quentin, (r)
Le filage du coton s'est concentré principalement
dans la ville, mais celui du lin occupe encore les
femmes dans les campagnes, surtout durant les lon-
gues soirées de l'hiver. Quant au tissage, pour le co-
ton comme pour le lin, c'est presque dans les seuls
villages qu'on l'exécute; et comme les toiles faites
avec les deux substances se fabriquent exactement

Somme et du Pas-de-Calais, qui sont le plus rapprochées de


Saint-Quentin.
Suivant les deux mêmes délégués de la chambre de commerce
de cette ville, il y avait, en i834, jusqu'à 5o,ooo l;I1étiers à tisser
à la main, répandus dans les villages, et qu'alimentaient non-
seulement les filatures du département de l'Aisne, mais encore
plusieurs autres de mile, de Rouba\x et même d'Alsace (Voyez
Enquête relative à diverses prohibitions, etc. t. m, p. 5 18 et 5 19).
Il est d'autant plus certain qu'en 1834 les 75,800 ouvriers de
l'industrie cotonnière déclarés par MM. Joly et Bauchart de Ma-
rolles, n'étaient pas les seuls, que suivant M. Brayer, les filatures
de Saint-Quentin occupaient en i8a5, au mois, de juin, 6,000
ouvriers, parmi lesquels les enfans entraient pour un quart (V.
la Statistique du département de t Aisne, t. il, p. 289).
(t) Voyez le Journal des Débuts, du i3 janvier i838.
de la même manière et sur les mêmes métiers les
mêmes ouvriers les tissent tour-à-tour.
Chaque année, pendant quatre ou cinq mois, qui
comprennent la saison des récoltes, un très grand
nombre de ces tisserands se livrent aux travaux de
l'agriculture. Ils sont, pour la plupart, propriétaires
de la maison qu'ils habitent, d'un jardin, et beau-
coup, en outre, ont un petit champ qu'ils cultivent,
et qui devient pour eux d'une grande ressource lors-
que les travaux de la fabrique ne leur procurent pas
un salaire suffisant. (1)
Les toiles se fabriquent, tantôt pour le compte
d'un marchand qui fournit le fil et paie, au moment
de leur livraison, le prix de main-d'œuvre convenu
d'avance, et tantôt pour le propre compte du tis-
serand. Celui-ci achète alors le fil, et quand il a
terminé sa toile, il la porte en ville pour la vendre
au marchand à prix débattu, ou bien il la vend chez
lui à des courtiers, à des commis qui parcourent les
villages ou y restent à demeure.
Parmi les ouvriers des filatures de coton des tis-

(i) C'est ainsi que réduits en 1814 et i8i5 aux seuls produits
de leurs champs,ils purent contribuer à l'acquittement des charges
énormes qui pesaient alors sur le pays, pendant son occupa-
tion par les armées étrangères (Voyez ce que dit à cet égard
M. Brayer, dans sa Statistiquc du département de l'Aisne, 1. 11,
p. 290).
sages mécaniques, des apprêts et des blanchisseries,
les uns sont domiciliés dans la ville, dans l'endroit
même où se trouve l'établissement qui les emploie,
ou s'y rendent chaque matin des villages environ-
nans les autres, bien moins nombreux et sans
domicile fixe, appartiennent à la population mo-
bile ou flottante.
Il y a peu de manufactures, dans le département
de l'Aisne, qui aient été construites entièrement pour
l'usage qu'elles remplissent. On les a presque tou-
jours établies dans des bâtimens qui avaient dans le
principe une autre destination. Il n'y a rien à dire
néanmoins contre la grandeur des ateliers et contre
l'espace accordé à chaque ouvrier celui-ci y respire
un bon air, excepté pourtant, comme partout ail-
leurs-, dans quelques ateliers, surtout ceux du bat-
tage (i). C'est du reste chez eux, en famille, que les
tisserands font leurs toiles, et ici plus souvent encore
qu'ailleurs, dans des espèces de caves ou des celliers
humides, peu ou point aérés, où la température
est basse, mais égale. Ces pièces, enfoncées en terre,

(i) Tels sont les ateliers des premières opérations du cardage,


à cause des poussières et des duvets; ceux du parage à la méca-
nique et de l'apprêt dit écossais, à cause de l'excessive chaleur
ou bien encore ceux de certains apprêts pour lesquels ou emploie
du charbon de bois allumé (royez dans le second volume, le
chapitre vm, qui traite de la Santé cles ouvriers).
du moins celles que j'ai vues, renfermaient ordinaire-
ment quatre métiers; presque toutes étaient con-
struites en pierres parfaitement jointes, voûtées est
assez bien éclairées.
Les tisserands à la main qui sont aussi agriculteurs
et possèdent la maison qu'ils habitent, c'est-à-dire
les tisserands aisés, ont presque tous un logement
commode, propre et assez bon; les autres n'en
ont que de petits, mal tenus, misérablement meu-
blés, où toute la famille, souvent composée de 5
à 6 personnes, le mari, la femme et 3 ou 4 enfans,
couchent ordinairement dans la même chambre.
Au reste, la demeure de ces derniers laisse plus à dé-
sirer que leurs habits, car fréquemment parmi eux,
c'est à qui l'emportera par l'élégance et lâ prétention
de la mise, surtout les dimanches. Ces jours-là et les
fêtes sont les seuls qu'ils consacrent au repos;
les hommes faits en passent une partie au cabaret,
et les jeunes gens à la danse.
Quant aux ouvriers en coton, qui travaillent en
ville dans des ateliers communs, voici ce que j'ai
remarqué
Dans les filatures, les rattacheurs et bobineurs
sont en général moins jeunes que ceux de l'Alsace;
j'en ai vu peu au-dessous de l'âge de 8 ans.
La durée de la journée, partout où l'on peut tra-
vailler à la lumière de la lampe, est, pour les deux
sexes et pour tous les âges, suivant les saisons, de 14
à i5 heures, sur lesquelles on en consacre une ou
deux aux repas et au repos, ce qui réduit le travail
effectif à i3 heures par jour (i). Mais, pour beau-
coup d'ouvriers, qui demeurent à une demi-lieue,
ou même à une lieue et cinq quarts de lieue de
Saint-Quentin, il faut ajouter chaque jour le temps
nécessaire pour se rendre- à l'atelier et retourner
chez eux,
Ce sont principalement des femmes ou des filles
que l'on emploie dans les manufactures de la ville.
Par économie, les plus pauvres d'entre elles se
réunissent plusieurs dans une chambre, où elles
couchent sur de mauvais grabats; ce qui ne les
empêche point, surtout les jeunes, d'être assez pro-
prement vêtues.
Ce goût pour la toilette, cet amour-du luxe chez
les jeunes femmes, les chambrées communes et le
mélange dés sexes dans les ateliers, relâchent et dé-
pravent les moeurs. Des contre-maîtres et de simples
ouvriers m'ont affirmé que l'on ne prend aucune
précaution pour les surveiller dans la plupart des
établissemens de Saint-Quentin loin de là, m'ont-
ils dit, les garçons et les filles y sont presque en

(i) Suivant MM. Joly et Bauchart de Marolles « En ville, les


« ouvriers de tout âge et de tout sexe travaillent treize heures
« par jour » (Voyez Y Enquête précitée, t. ni, p. 52i).
toute liberté les uns vis-à-vis des autres. Au surplus,
le lecteur trouvera indiqués, dans le-secondvolume,
chapitre deuxième, des faits plus graves encore et
qui lui prouveront combien peu on s'occupait à
Saint-Quentin, à l'époque où j'étais dans cette ville,
des mœurs des ouvriers. Aussi, à peine les jeunes
gens des deux sexes commencent-ils à sortir de l'en-
fance, que déjà ils ont presque tous commerce entre
eux, et que beaucoup, ce sont peut-être les moins
débauchés, vivent publiquement ensemble, comme
s'ils étaient mariés. Ces derniers, en général, se gar-
dent fidélité; si la fille devient enceinte, celui qui
demeure alors avec elle l'épouse ordinairement,quoi-
que souvent elle ait déjà vécu, ou, comme ïls le di-
sent, fait ménage avec un autre homme. Saint-
Quentin n'est pas une bien grande ville (i), et
pourtant un peu plus du cinquième de toutes les
naissances inscrites sur ses registres pendant la pé-
riode de i8a5 à 1 835 -inclusivement, était illégi-
time (2), tandis que pour le département entier de
l'Aisne, pendant les onze mêmes années, le rapport
était du treizième au quatorzième seulement. (3)

(i) Sa population officielle était de 17,686 eni83ietde20,570


en i836. Mais dès la fin de i835, on y évaluait approximative-
ment'le nombre des habitans à 21 ou 22,000.
(2) 1,574 naissances illégitimes contre 6,008 naissances légi-
times, ou sur 7,582 naissances totales.
(3) 1 2,640 naissancesde bâtards sur 17 1,420 naissances totales.
Les dimanches et les lundis, à partir de quatre
à cinq heures du soir, un grand nombre d'ouvriers
de la ville se répand dans les cabarets pour boire
du vin, de la bière ou du cidre. Des conversations
à voix haute, des éclats de rire, des chants discor-
dans, des vociférations, le choc des verres, les
coups de poings sur les tables y entretiennent un
bruit continuel et assourdissant. La plupart des dis-
cours roulent sur leurs plaisirs, sur leurs débau-
ches rien d'un peu sérieux ne s'y mêle. J'ai été
affligé de voir parmi eux beaucoup de jeunes gens
au-dessous de i5 à 17 ans.
Suivant MM. Joly et Bauchart de Marolles, délé-
gués de la chambre de commerce de Saint-Quentin,
pour l'enquête de iBiht relative à diverses prohibi-
tions établies à l'entrée des produits étrangers, les
gains journaliers étaient alors
En ville. Dans les campagnes.

f. c. f. c. f. c. f. c.
Pour les hommes, de 5oà3 3 » 1 2 »
femmes y> ;jo 1 25 » 70 1 »
enfans » Do 1 a5 » 3o » 60(1)
Un an plus tard, les salaires étaient encore les
mêmes dans la ville mais beaucoup d'enfans ne
recevaient pas plus de 6 sous par jour; et dans les

(i) Voyez t. nr, p. 52z de l'Enquête.


campagnes 35 à 36 sous étaient le maximum du gain
des tisserands à la main, au lieu de a fr. comme en
i 834, ou de 3 fr. comme en 1824.
Voici, au surplus, quel était le taux des salaires
payés par l'industrie cotonnière de Saint-Quentin
en octobre et novembre 1835
1°. OUVRIERS DES CAMPAGNES EMPLOYÉS AU TISSAGE A LA MAIN,
OU POUR CE TISSAGE.
:inaran.
En
"> de tranil.

fn c. fr.
Hommes, de
fr.
»c. à i 75c.
fr.
126 375
Femmes
Jeunes gens »
1
» 70
»
ia5
» 75
» 90 270
225
Enfans.
Brodeuses
»
» 25 » 60
» 5o » .0
» 45
» 55
i35
i65

S*. OtJVMERS EMPLOïi.b BN VILLE.

A. Dans les filatures.


fr. c. fr. c. fr. Ce fr. tr.
Ouvriers employés au
battage à la mécaniq. i 3o 2 i5
Batteurs à la main 2 25
Epluchenses j en hiver. » 7a » 80
« » » » »
» »
3go à 675
»
u25
675
a4o
à la main. ( en été » 90 1 » » » 270 300
Débourreurs et autres
hommes des carderies. 1 3o 1 75 5o » 450
Soigneuses de cardes,

journée
et autres femmes à la

fileurs.
Maîtres
i » 1 ao
2 » 3 ao
1
2 5o
5 »
»
3i5
750

nenrs.
Rattacheurs et bobi-
» 3o 125 » 80 » 240
B. Dans les tissages mécaniques.

Pareurs.
Tisseurs.
fi-. e. fr. c.
3 » c.

4ao
fr. fr.
900
0
Tisseuses. 3oo
et hommes
la journée. »
à i 59 »

C. Dans les blanchisseries.


fr. c fr. fr. fr. fr.
» 75 175c. 1 2o
c.
» 36o

D. Dans les ateliers d'apprét,s.


fr. c. fr. c. fr, c. Fr. fr.
80 1 50 1 20 (1) » 36o

E. Dans les ateliers de construction et de raccommodage des mé-


tiers ou machines, des établissemens précédens.
fr. c fr. c. fr. c. fr. fr.
2 » 4 » » » 600 1200
Saint-Quentin, la nourriture d'un ouvrier, qui
A
ne boit que de l'eau, revient communément par
jour
Pour un homme, à t5 sous,
Pour une femme, à 12 ou 13 sous,
Pour un enfant, à 8, 10 ou 12 sous.

(i) J'ai vu des femmes qui gagnaient moins de 18 sous par


jour, mais aussi des hommesqui gagnaient jusqu'à 2 fr. La jour-
née ordinaire de ces derniers est de douze heures de travail.
Quand on leur en demande quinze, ce qui arrive souvent, leur
salaire est alors de 2 fr. 5o c.
Elle coûte donc au premier la moitié de ses gains
ordinaires, à la seconde plus de la moitié et au
troisième la totalité ou à-peu-près.
Une famille composée de quatre personnes, le
mari, sa femme, un enfant commençant à travailler
et un autre en bas âge, dépense chez elle, pour
ses seuls alimens, 2 fr. par jour. En supposant qu'elle
gagne 3 fr., les dimanches compris, il ne lui restera
que 20 sous pour toutes ses autres dépenses. Mais
si par une cause, qu'il est aisé de concevoir son
revenu moyen de chaque jour est au-dessous de
3 fr., elle est hors d'état de pourvoir à ses premiers
besoins.
En ville les plus pauvres ouvriers, ou les plus
économes réduisent comme il suit leur dépense
journalière pour la nourriture

Sur lesquels les femmes, qui mangent ordinaire-


ment moins que les hommes, obtiennentencore une
économie de i sou à 6 liards. Mais cette économie
ne s'obtient que dans des gargotes, où l'on va prendre
un seul repas par jour en y portant son pain. Il faut
ajouter 2 sous ou 2 sous 1/2 pour le logement décrit
plus haut.
Ainsi, voilà 12 ou 13 sous pour la nourriture et le
coucher. Le blanchissage et l'entretien du linge et
des habits, que le désir d'être bien vêtu rend encore
plus coûteux, absorbent nécessairement le reste du
salaire des travailleurs les moins rétribués. Ce n'est-
pas tout: le défaut d'ordre, l'imprévoyance, l'ivro-
gnerie, aggravent très souvent, par le surcroit de
privations qu'ils imposent, le triste sort des ou-
vriers, en même temps qu'ils retiennent un grand
nombre d'autres dans une situation non moins mal-
heureuse.
Les ouvriers en coton ne sont pas aussi misérables
à Saint-Quentin qu'à Mulhouse et à Lille, parce
qu'ils font moins abus des liqueurs fortes que ceux
de Lille, et que Saint-Quentin n'est pas autant que
Mulhouse, à beaucoup près, un centre où affluent
de tous côtés de nombreuses familles entièrement
ruinées, qui échangent tout-à-coup la vie et les tra-
vaux des champs contre la vie et les travaux des ma-
nufactures. Aussi, m'ont-ils paru, en général, un peu
mieux portans, surtout les enfans qui sont moins
maigres, moins pâles, et travaillent un peu moins
jeunes que ceux de Thann et de Mulhouse.
Quant à la nourriture des tisserands à la main, dis-
séminés dans les campagnes, elle est à-peu-près là
même que celle des ouvriers de la ville. S'ils ont du
pain un peu moins blanc et mangent un peu moins
de viande, en revanche il font un plus grand usage
du lait. Presque tous prennent chaque matin, comme
nous l'avons vu en Flandre, une tasse de mauvais
café au lait, soit de chicorée pure, soit d'un mé-
lange de chicorée et de café véritable, surtout au
nord de Saint-Quentin, où l'usage en est commun
parmi le peuple. Leur boisson n'est jamais que de
l'eau, du moins pour. les femmes et les enfans, qui
né vont pas au cabaret. Lorsque j'étais dans le pays,
au prix où se vendaient alors les denrées à la cam-
pagne, un homme pouvait, à la rigueur, y nour-
rir sa seule personne dans son ménage avec dix sous
par jour. (i)
Les excès sont aussi plus rares à la campagne qu'à
la ville, les mœurs plus pures, les unions illicites
moins précoces, moins fréquentes; on y est aussi
plus rangé, plus laborieux, plus économe, et, par
suitë, moins pauvre, malgré la modicité des salaires,
qui rendrait l'épargne tout-à-fait impossible, surtout
à ceux qui ont des charges ou dont le travail se
trouve interrompu. Mais, on l'a déjà dit, les tisse-
rands à la main sont pour la plupart petits pro-

(i) Quatre sous de pain, deux sous pour la soupe, et quatre


sous pour ce qu'il mange avec son pain.
priétaires, eux ou leurs parens les plus proches;
ou bien, ouvriers de l'agriculture, ils ne fabriquent
des toiles qu'aux époques de l'année où les travaux
de la terre ne réclament point leurs bras. Au sur-
plus, c'est aux environs de Saint-Quentin comme
partout ceux qui n'ont d'autre ressource que le
tissage, sont très misérables.
Le plus grand nombre des ouvriers parmi les
hommes faits, 3 sur 5 peut-être, mais le moindre
nombre parmi les femmes sait au moins lire. (i)
Je ne les ai pas vus plus souvent malades que ne
le sont ailleurs les ouvriers des mêmes professions.
Comme partout, au surplus, les tisserands, qui tra-

(i) Voici, relativementà l'instruction des conscrits, les dé-


tails qui ont été publiés par le Ministre de la guerre, pour le dé-
partement entier de l'Aisne
Rapport des jeunes
Total des gens complè'le-
ADnée«- lement. écrire,
_.i
Sacbantlireseu- Sachant lire et cédentes. deux Ne Sachant ni
ît6" lire ni écrire. ment illettrés, à
ceux qui 5aventau
étant loo,
i8a7 25i I,'j8I 2,032 i,6o3 79
1828 178 1,809 1,987 1,479 74
1829 24t 2,243 2,484 1,685 68
i83.o
i83x 100 2,694 2,794 1,628 58
I83a i3i 2,749 2,880 1,374 68
x833 199 2,801 3,ooo 1,478 49
1834 317 3,o53 3,370 1,497 44
1835 116 3,048 3,164 i,5o2 47
1836 46 3,368 3,4i4 z,638 48
Ce tableau offre la preuve que l'instruction primaire est en
progrès parmilesjeunes hommes.
vaillent dans des espèces de caves, n'ont pas le teint
fleuri des personnes qui vivent en plein air, et tout
leur aspect annonce qu'ils sont moins robustes.
Quelques étrangers viennent de femps à autre se
fixer parmi eux; une fois établis, il est très rare
qu'ils quittent le pays, de sorte que pour les tisse-
rands il n'y a sensiblement ni émigration ni immi-
gration. Mais il n'en est pas de même pour les ou-
vriers des manufactures de la ville, dont beaucoup
appartiennent à la population flottante.
Il existe à Saint-Quentin une caisse d'épargnes ou-
verte depuis le mois de juin i834, à laquelle, le 3i
décembre i836? les ouvriers avaient encore fait peu
de dépôts (i). Ils forment, au moyen d'une retenue
exercée sur lueurs salaires dans quelques-unes des
principales manufactures seulement, des associa-
tions de secours mutuels en faveur de ceux d'entre
eux qui tombent malades. Il est à-peu-près superflu
de dire qu'il n'y en a point de pareilles pour les tis-
serands et les autres ouvriers des villages. Quant à
la caisse d'épargnes, ceux-ci, lorsque je les ai vus, n'y
faisaient jamais de dépôts.

(i) Au 3i décembre i836, le nombre des livrets était de i6a


dans la classe ouvrière, de n5 dans celle des domestiques; et
le 3i décembre 1837 de 23i dans celle-là et de 146 dans celle-
ci. Par conséquent, contre 100 livrets de domestiques, il y en
avait 141 d'ouvriers à la première époque et i58 à la seconde,
A Saint-Qderitin les manufactures de éoton sont
des établissemens bien moins considérables que
celles du département du Haut-Rhin. Très peu
comptent plus de 200 ouvriers. En outre, on est
étonné, lorsqu'on a vu les grandes filatures de
l'Alsace, toutes mues par des cours d'eau ou des
machines à vapeur, quand ce n'est pas à-la-fois par
les deux moyens, d'apprendre que sur 49 filatures
en activité le ¡or juin 1 825 dans le département de
l'Aisne, il y en avait 3o, les 3/5, dont le moteur était
un manège ou même la force des bras (i). Dix ans
plus tard, lorsque j'étais dans le pays, cet état de
choses n'existait plus; mais quelques établissemens,
si l'on m'a dit vrai, marchaient encore au moyen
d'un manège.

J'ajoute ici quelques mots sur les ouvriers tzcl-


listes, qui sont beaucoup plus nombreux dans les
départemens du Nord, du Pas-de-Calais et de l'Aisne,
que dans le reste de la France, surtout à Calais,
Lille, Douai, Saint-Quentin, et dans les villages qui
-entourentcette dernière ville et celle de Calais.
On assure qu'on en comptait 5o,ooo en i834,

(1) M. Braver, Statistique précitée, tome Il page 3o3,


dans toutes les localités réunies, sans y comprendre
les brodeuses (i). Ils sont aujourd'hui bien moins
nombreux. Plus des deux tiers se composent de
femmes et d'enfans employés au bobinage, au dé-
vidage des fils au raccommodage,au blanchissage,
à l'apprêt et au pliage des pièces de tulle, (2)
Aucune classe d'ouvriers n'a vu réduire autant ses
salaires depuis 15 ou 16 ans que ceux dont il s'agit, et
n'a passé plus rapidementd'une grande aisance à une
sorte de détresse. En effet, l'ouvrier tulliste propre-
ment dit, celui qui fabrique le tulle sur le métier,
gagnait en 1823, jusqu'à i5 et même 2o fr. par
jour, et à la fin de 1834, il gagnait seulement de-
puis 3o sous jusqu'à 3 fr. (3). La journée des femmes

(i) Voyez Enquête relative à diverses prohibitions, etc., t. ni,


p. 214 et 535.
(2) Un métier à fabriquer le tulle emploie ordinairement,
savoir
Deux hommes qui travaillent, et se reposent alternativement,
pendant-dix-huitheures chaque jour.
Trois ouvrières au dévidage,bobinage, raccommodage, etc.
Deux autres femmes ou filles pour le blanchissage, l'apprêt, le
pliage, etc.
Deux commis ou contre-maîtres, hommes ou femmes, me-
nuisiers, brodeuses, etc.
En tout, neuf personnes, dont six au moins sont du sexe fé-
minin.
(3) Voici un tableau qui offre la preuve, pour Saint-Quentin
et ses environs, de la diminution considérable des salaires payés
à cette dernière époque se payait 20 à 3o sous, et
celle des enfans 10 à i5.
La position, les mœurs, les penchans, les habi-
tudes des ouvriers employés d'une manière ou d'une
autre à la fabrication du tulle, ressemblentbeaucoup
à ceux de l'industrie cotonnière. Mais dans les villes,
leurs mœurs paraissent être meilleures. Je dis pa-
raissent j car je ne les ai pas particulièrement ob-
servées.

aux ouvriers tullistes. Je l'emprunte à l'ouvrage officiel publié sur


l'Enquéle commerciale de i834, t. ni, p. 534.

Il convient de dire ici que, grâce au perfectionnement des


machines, l'ouvrier tulliste fabrique aujourd'hui une bien plus
grande quantité de tulle qu'il y a quatorze ou quinze ans. Il en
faisait alors 7 ou 8 racks par jour, et maintenant il peut en faire
dans le même temps jusqu'à i5 ou zo racks. En outre, l'industrie
du tulle emploie aujourd'hui bien moins de brodeuses qu'il y a
quelques années on a fait subir au métier circulaire à tulle uni
une modification qui le rend propre à faire le tulle brodé, dit
de mouclres ou de points d'esprit:
CHAPITRE V.

Des onvriers des fabriquesde Roueh, d'Elbeuf; de Darnétal et de Lotttiers.

( Époques des observations décembre x835 et juin 1837.

§1.
Des ouvriers en coton de la fabrique de Rouen.

Les principalesbranches de l'industriemanufactu-


rière dans le départementde la Seine-Inférieure, fun
des plus industriels, des plus commerçans, des plus
riches de la France, et le plus populeux après ceux
du Nord et de la Seine, sont la filature, la teinture
du coton et de la laine, et le tissage des étoffes que
l'on fait avec ces deux substances. Quant à la fabri-
cation, autrefois si active, des toiles de lin et de
chanvre, les ouvriers qui s'en occupent hors des
momens perdus pour l'agriculture sont actuelle-
ment trop peu nombreux pour en parler ici.
D'après M. Lelong, ancien manufacturier et ad-
joint au maire de Rouen, la seule industrie coton-
nière employait en i833 les nombres suivons d'où-»
vriers dans le département de la Seine-Inférieure,
savoir

auxquels il faut ajouter encore tous ceux que fait


vivre la même industrie. (3)

(i) Dans 280 établissemens faisant tourner ensemble rcn nzil-


lion de broches; ce qui donne en moyenne, pour chacun, 7a ou-
vriers et .;3,572. broches. En i83/t, M. Fauquet-Lemaître, délégué
de la filature de Rouen pour l'enquête commerciale d'alors, dé-
clarait 240 filatures petites et grandes (V. Enquête relative à di-
versesprohibitions, etc., tome m, p. 269).
En 1790, époque où le filage du coton se faisait encore à la
main ou aa rouet, le nombre des fileuses employées dans le
territoire de la Seine-Inférieure, pouvait être évalué, assure-t-
on, à 190,000 (V. l'Annuaire statistique du département de la
Seinc-lnférieure, pour l'année 1823, tome i, p. 185).
(2) Y compris les ourdisseurs, dévideurs de trames, bobineurs,
lazniers ou lissiers, etc., qui sont presque tous des femmes ou
des enfaus.
(3) Tels que blanchisseurs, roussisseurs ou grilloirs autres
appréteurs, brossiers, quincailliers, ferblantiers, couvreurs de
rouleaux, canneleurs préparateurs de substances tinctoriales,
Ce chiffre de 107,000 *ne serait plus exact aujour-
d'hui depuis i833, et malgré la crise de i836 et
1837, l'industrie cotonnière s'est tellement accrue
dans la Seine -Infér-ieure,que M. Henri Barbet, maire
de Rouen, l'un des manufacturiers indienneurs les
plus distingués, comptait en i834, dans les fabri-
ques d'indiennes du département, 11,000 ouvriers
environ, au lieu de 9,000. (1)
Déjà l'on estimait, dès l'année 1829, que, dans leseul
département de la Seine-Inférieure, i5o,ooo familles
et plus de 4oo,ooo individus, c'est-à-dire plus de la
moitié de la population, les /1/7 étaient plus ou
moins intéressés dans l'industrie du coton (2), et

tanneurs, corroyeurs, bonnetiers, passementiers, etc., etc.


Quatre ans auparavant, en 1829, une commission dont
M. Lelong faisait partie, et qui était composée des principaux
fabricans de Rouen, admettait déjà 107,000 ouvriers de l'indus-
trie cotonnière dans la Seine-Inférieure distribués comme nous
de dans
venons de le voir, à deux exceptions près. Au lieu 9,000
les manufactures de toiles peintes, et de 2,000 dans la fabrication
(Mémoire
et le boutage des cardes, on en portait 5,ooo et 6,000
général et récapitulatif des travaux de la sous-commission d'en-
quéte, pour l'industrie du coton, in-8°, 122 pages. Rouen, 1829;
voir les p. 18 et 19). Pour concevoir comment on. trouve un
même chiffre d'ouvriers de l'industrie cotonnière à quatre ans
d'intervalle, il faut se rappeler qu'ils ont eu à supporter, en
i83i, une crise terrible.
(1) Répartis dans soixante à soixante-dixmanufactures, ce qui
donne pour chacune, terme moyen, 160 à 180 ouvriers (Voyez
Enquête relative, etc., t. ni p. 225 et 226).
(2) Voyez le Mémoire général et récapitulatifprécité des tra-
M. Ad. Caignard, fabricant de rouenneries et délé-
gué de la chambre de commerce de Rouen pour l'en-
quête de 1834, évaluait alors le nombre des seuls ou-
vriers employés par la fabrique de coton de Rouen,
à 1 29,000 tant dans la Seine-Inférieure que dans
une partie des départemens de la Somme, du Pas-
de-Calais, de l'Aisne de l'Eure et de la Man-
che. (r)
En outre, M. le baron Dupont-Delporte, préfet de
la Seine-Inférieure, m'a dit en décembre i835, que
le nombre des ouvriers en coton et en laine de son
département, était d'environ i3o,oo0, sur lesquels
il fallait en compter 106,000 à Rouen et dans un
très petit rayon autour de cette ville. Ce serait
relativement à la population totale du département,
i sur 5 individus et demi (2). Enfin si j'en crois
plusieurs personnes, il n'y en a pas loin de 5o,ooo à

vaux de la sous-commission d'enquête, pour l'industrie du coton,


p. 19 et 20. Voir aussi, dans l'Enquête commerciale de i834,
t. III, p. 244, la déposition de M. Caumont.
(i) Plusieurs manufacturiers de Rouen envoient des chaînes et
des trames dans ces départemens.Sur les 129,000 ouvriers, M. Cai-
gnard admettait 20,000 tisserands pour le calicot, 60,000 pour
les rouenneries, qui sont des toiles peintes très souvent rayées
ou à carreaux, dont le centre de fabrication est à Rouen, et
49,000 bobineurs, ourdisseurs, chineurs, apprêteurs, etc. (Voyez
Enquête relative, etc., t. ni, p. 252 et 253).
(2) La population officielle de 1831 était de 693,683 habi-
tans, et celle de i836, de 720,525.
Rouen c'est à-peu-près la moitié de la population
attribuée à cette ville. (i)
Tous ces chiffres, que la position particulière de
ceux qui me les ont fournis rend assez
vraisembla-
bles comme approximations,sont la preuve de l'es-
de la
sor prodigieux des deux industries du coton et
laine dans le département de la Seine-Inférieure.
La durée du travail par jour, les alimens, les vê-
temens, le logement, le chauffage; le mélange des
qui
sexes dans les ateliers, l'initiation prématurée
les
en résulte pour les jeunes gens et même pour
enfans, à ce qui se passe de plus intime entre
l'homme et la femme; les mœurs, les habitudes, etc.,
sont ici les mêmes qu'ailleurs. Ajoutons cependant
que les ouvriers de Rouen sont, après ceux de Lille,
les plus mal logés que je connaisse ils habitent,
en général, dans des rues étroites, des maisons
sales, humides, mal distribuées, souvent bâties en
bois, et dont les chambres sont petites et obscures.
Il m'a été remis par le conseil des prud'hommes
de Rouen, le tableau suivant des salaires payés dans
cette ville depuis i825 jusques et compris i834, aux
ouvriers de la fabrique.

(i) Les résultats des recensemens officiels donnent 88,086 ha-


bitmis pour i83i, et 92,093 pour i836; mais il doit y en avoir
plus de 100,000.
PRIX DES JOURNÉES PAYÉS A ROUEN AUX OUVRIERS DE DIVERSES PROFESSIONS
DE 1825 A 1834.
PRIX DES JOURNÉES PAYÉS A ROUEN AUX OUVRIERS DE DIVERSES PROFESSIONS

DE 1825 1834.
»
Les tisserands, leurs aides et les autres ouvriers
les moins rétribués, recevaient à Rouen, par jour-
née de travail, en 1 833 et 1 834

de.
Les hommes, de
Les femmes, de
Les enfans,
i fr. 25 c. à 2 fr. c.
3)

»
75
5o i
i 50

Les salaires de i835 et i836 manquent à ce ta-


bleau. Mais d'après mes renseignemens particuliers,
aucun ouvrier n'a subi de diminution jusqu'aux der-
niers mois de i836; pour plusieurs même il y a eu
une augmentation réelle, quoique faible, et dans le
plus fort de la crise de 1837, les salaires ne sont
jamais descendus aussi bas qu'en i83r. Ils n'ont
éprouvé de diminution sensible que pendant les huit
premiers mois de 1837, pour les tisserands et les
ouvriers, très nombreux il est vrai, qui n'étaient plus
employés que quatre ou cinq jours entiers de la se-
maine, ou même trois jours au lieu de six.
Supposons les salaires toujours tels que les donne
le tableau pour i833 et i834- A moins d'une mala-
die, d'une gêne dans l'industrie, d'un chômage, les
gains d'un ménage (il faut toujours excepter celui
du simple tisserand), ne peuvent guère descendre
au-dessous
Mais très souvent aussi ils peuvent s'élever beau-
coup plus haut.
Voyons maintenant les -dépenses.
De l'aveu même des ouvriers que j'ai consultés
un ménage sans enfans peut vivre en tout temps avec
ces gains. Mais si la famille se compose, comme on
l'observe communément en Normandie, du mari, de
sa femme et de deux enfans (i), elle a rigoureuae-
ment besoin pour vivre, quand ces enfans sont com-
plètement à sa charge, et quand le pain ne coûte pas
plus de 3 sous la livre, de Do sous par jour ou de
912 fr. 5o c. pour l'année (2). Elle ne peut donc pas
subsister. Mais si l'un des enfans gagne seulement
3o centimes par jour, si le mari touche plus de 2 fr.
par journée de travail, ou la femme plus de 25 sous,
elle le peut; et elle doit faire des épargnes si sa
journée de travail lui rapporte plus de 3 fr- 7 ou 8 s.,
à plus forte raison quand le gain du mari seul est
de 3 fr. et au-dessus, ce qui n'est pas rare.
Écoutons, sur ce sujet, deux hommesbien à même

(i) Voyez Enquête relative à diverses prohibitions établies à


1'entrée des produits étrangers, etc., t. m, p. 255.
Il résulte aussi des renseignemens particuliers que j'ai ré-
cueillis à cet égard, que communément il faut compterdeux en-
fans par ménage.
(z) On lit encore dans l'Enquête commerciale de i834 qu'en
supposant l'ouvrier en ménage, avec une femme et deux enfans,
il ne peut guère vivre à moins de 5o sous par jour [Tbid.).
d'avoir une opinion fondée. Ce sont M. Lelong,
précédemment cité, et un filateur de Rouen que je
regrette de ne pouvoir nommer ici, qui, témoins l'un
et l'autre, lors de la crise de i83i, de la détresse de
la classe ouvrière, dans le département de la Seine-
Inférieure, ont fait des recherches pour connaître le
chiffre, réduit au taux le plus bas, des dépenses né-
cessaires à des ouvriers. Ces recherches sont restées
inédites; mais les résultats, qui m'ont été commu-
niqués, sans réserve aucune par les auteurs, sont les
suicans

(1) Voyez l'État détaillé des dépenses admises par M. C* à


la fin de ce chapitre, notes A et-B.
(2) r. l'État détaillé des dépensesadmises par M. Lelong, ibid.
(3) D'après mes renseignemens les loyers seraient plus
élevés; et, d'une autre part, je lis dans l'Enquête commerciale
de i834 cette réponse de M. Ad. Caignard, à qui l'on demandait
la moyenne du loyer d'un ouvrier à Rouen « L'ouvrier qui
« je suppose une femme et deux
enfans, ne peut se loger à moins
« de 80 fr. par an, et s'il loue à part la place de son métier (à
« tisser), son loyer peut être porté à 100 fr. Il Tout le monde sait
qu'un tisserand a besoin d'un logement plus grand, à cause de
son métier, que l'ouvrier qui travaille chez un maître.
(i) Idem.
Ainsi, le minimum de la dépense d'un ménage se-
rait à-peu-près comme il suit, savoir

Il résulte de tous ces calculs, que quand le travail


est continuel, le salaire ordinaire, et le prix du pain
modéré, un ménage peut vivre avec une sorte d'ai-
sance et même faire quelques économies, s'il n'a
point d'enfant; que l'épargne, s'il en a un, lui de-
vient difficile; impossible, s'il en a deux ou trois.
Alors il ne peut vivre, si le bureau de bienfaisance
ou la charité particulière ne vient à son secours aussi
long-temps que ses enfans restent à sa charge.
Non content de savoir le montant des dépenses
de première nécessité pour l'ouvrier, dans le dépar-
tement de la Seine-Inférieure, M. C. a voulu savoir
aussi quels sont les salaires de chacun d'eux, en sup-
posant 3oo journées de travail annuel, et connaître
leur situation sous le double rapport de leurs gains
et de leurs dépenses. Ses recherches l'ont conduit à
dresser le tableau suivant
TABLEAU DES SALAIRES ET DES DÉPENSES (celles-ci réduites à leur minimum) DES OUVRIERS
DU ROUEN ET DE LA CÂMPAtiNE ENVIRONNANTE.
Ces chiffres présentent une condition des ouvriers,
plus mauvaise que les ouvriers eux-mêmes ne l'a-
vouent c'est la preuve d'une grande bonne foi de
part et d'autre. Il en résulte, s'ils sont exacts, qu'à
Rouen et dans les temps ordinaires lorsque le pain
ne coûte pas plus de 3 sous la livre, il faut au moins
par chacune des trois cents journées de travail, terme
moyen, à l'ouvrier célibataire, ou bien à l'homme
veuf sans enfans ni autre charge, un gain de i fr. 57 c.,
et à la femme égalementseule et sans charge, i fr. i o c.
Au-dessous de ces gains, il y a misère, et misère
excessive si la différence estfleulement de i o c. Au-
dessus de i fr. 75 c. et de i fr. 25 c., on peut réa-
liser des épargnes, mais toujours dans la supposition
qu'il n'y a, pour l'ouvrier, ni chômage, ni accident,
ni cherté du pain.
Une fois père de famille, celui-ci, quelle que soit
son économie ne saurait jamais pourvoir complète-
ment aux besoins les plus pressans de son ménage,
avec moins de 3 fr. 33 c. à 3 fr. 5o c. par chacune des
3oo journées de travail, ou de iooo à io5ofr. par an,
surtout s'il a, avec ses enfans en bas âge et hors d'état
de gagner une partie de leur dépense, un vieux pa-
rent à soutenir, ou une femme faible et infirme.
Les ouvriers les plus pauvres et qui, à ce titre,
méritent le plus notre attention, sont dans l'ordre
croissant de la hauvreté
D'abord, ceux de l'industrie cotonnière;
Puis, la classe des simples tisserands,
Enfin les femmes.
Ces dernières sont les moins rétribuées, non-seu-
lement d'une manière absolue, mais encore relative-
ment à leurs besoins; de sorte que celles qui ne
sont pas mariées vivent beaucoup plus souvent que
les hommes dans un état de véritable indigence.
Le filateur de Rouen, à qui nous devons déjà
tant de renseignemens précieux, a trouvé, en i83/,
que sur 100 ouvriers supposés continuellement em-
ployés dans sa filature de coton, 6 r c'est-à-dire les
2/3, ne gagnaient pas assez pour se procurer le strict
nécessaire ou ce que l'on regardait comme tel. A la
vérité les 3o, autres avaient un excédant de leurs
recettes sur les dépenses indispensables. Mais il ne
faut pas oublier que ceux-ci n'étaient pas tous, à
beaucoup près, des garçons ou des veufs sans en-
fans, exempts de charge, n'ayant à s'occuper que
d'eux-mêmes; et qu'à l'époque à laquelle se rap-
portent les calculs, bien peu d'ouvriers travaillaient
six journées entières par semaine.
Le même fabricant a encore constaté, en i83r,
que dans sa filature, où les 2/3 des ouvriers ne pou-
vaient pas isolément pourvoir à leurs besoins, tous
ensemble l'auraient pu en partageant entre eug la
somme de leurs salaires dans la proportion des be-
soins de chacun; et, à plus forte raison, en s'asso,
ciant pour vivre en commun; car la somme de leurs
recettes collectives excédait d'environ rj20 celle de
leurs dépenses estimées rigoureusement indispensa-
bles (i). On suppose dans ce calcul, ce qui est con-
traire à la réalité, que les ouvriers n'ont eu à subir
aucun chômage.
On aura une idée de la malheureuse situation

(i) Voici un tableau qui le prouve. Il présente la situation


des ouvriers d'une filature de coton mue par une pompe à feu
de la force de za chevaux, et située dans un faubourg de Rouen.
Il a été dressé d'après les feuilles de paie des inois de juin, juillet
et août i83i, alors que le pain était cher et les salaires faibles.
du simple tisserand en calicots ou en rouenneries
par les détails suivans
Il fabrique ordinairement 900 aunes de rouenne-
rie en neuf chaînes ou pièces de 100 aunes cha-
cune, pendant son semestre d'hiver, c'est-à-dire du
i5 septembre au i5 mars.
Il doit payer pour ces neuf chaînes

(1) M. Ch. Noiret (Voyez les Mémoires d'un ouvrier rouennais,


in-i6, Rouen i836 à la page 10).
Le tisserand qui continuerait à tisser en été, se-
rait exempt, pendant cette saison, des frais de
chauffage et d'éclairage. Mais, on l'a déjà dit, la plu-
part s'occupent alors de l'agriculture surtout à
l'époque des récoltes.
Plusieurs personnes, effrayées de ces calculs,
pourront croire que j'ai présenté le sort des tisse-
rands comme plus malheureux qu'il ne l'est en effet,
tandis que de leur côté les ouvriers soutiendront
bien plutôt que je n'ai pas assez fait ressortir leur
détresse habituelle.
A ceux-ci je répondrai les hommes qui ont éva-
lué les dépenses strictement nécessaires à votre
en-
tretien, ont été plus exigeans pour vous que vous ne

(i) A raison de a5 à 3o sous par jour, ou de


2o c. 2/3 à 25 c.
l'aune.
l'êtes fréquemment vous-mêmes. Aux autres, qui se-
raient tentés de croire que les gains des ouvriers sont
au-dessus de leurs besoins, ou ces besoins au-dessous
des chiffres donnés ici, qu'autrement ils seraient déjà
tous morts de faim ou de misère, je dirai « J'ai com-
« pris dans la dépense de l'ouvrier son logement, qu'il
« ne paie pas quand il ne peut se procurer les choses
« qui sont encore plus nécessaires à son existence;
« son vêtement qu'il ne
renouvelle pas, le blanchis-
sage de ses haillons qu'il porte tout sales, et 70
« à 95 centimes par jour pour sa nourriture,
alors
« qu'il vit forcément avec 3 ou 4 sous de pain et
3

a ou 4 sous de pommes de terre. »


Et ces paroles, si empreintes d'une véritable solli-
citude pour le malheur, je les ai prises dans le manus-
crit de l'un de ces fabricans que les ouvriers accusent
continuellement d'égoïsme, ou d'une froide insensi-
bilité aux souffrances des familles exploitées par eux.
J'ai visité à Rouen, dans le plus grand détail, plu-
sieurs maisons où les ouvriers isolés se logent et
mangent, surtout les hommes. Le logeur qui les
reçoit au prix le plus bas, en exige 6 fr. par mois
pour les coucher deux dans un lit et leur tremper
chaque jour la soupe, dont il ne fournit que le
bouillon, qui est gras quatre fois par semaine et
maigre trois fois. L'ouvrier achète lui-même son
pain et paie à part le peu de viande qu'il mange.
Dans celle de ces maisons où il est le mieux, il donne
par mois pour son lit
4 fr. s'il le partage avec un autre;
5 fr. s'il y couche seul;
Et 6 fr. quand il n'y a personne.avec lui dans un
très petit cabinet. (i)
De la soupe, de la viande, des légumes, de l'ex-
cellent pain, du cidre coupé au tiers ou à moitié
d'eau, voilà ses alimens ordinaires dans cette maison.
Je les ai goûtés, ils étaient très bons. Pour être
ainsi nourri, il lui en coûte par jour depuis 20 sous
jusqu'à 3o (2). Quand ce n'est pas plus de 20 sous,

(1) Ces lits se composent d'une bonne paillasse, d'un bon ma-
telas, d'un traversin, d'une paire de draps, et, suivant la saison,
d'une ou de deux couvertures. Ils m'ont paru, avec leurs acces-
soires, assez proprement entretenus, et, en général, pas trop
rapprochés les uns des autres dans les chambres, du moins dans
la maison dont il s'agit, où ne vont point les ouvriers dont le
salaire journalier est habituellement au-dessous de 5o sous.
(2) Celui qui tient cette maison ne permet pas aux femmes d'y
entrer, ni aux gens ivres de rester dans la pièce à manger, qui
sert aussi de cuisine. Il ne vend à boire à personne c'est seule-
ment en prenaut ses repas qu'on peut y avoir du cidre ou du
vin. C'est à cet homme, connu dans tout Rouen sous le nom de
Normand, quoiqu'il s'appelle Gossiou, que les ouvriers nouvel-
lement arrivés en ville ou sans travail s'adressent pour être pla-
cés chez les fabricans et entrepreneurs d'ouvrages, et que ces
derniers demandent des ouvriers. Il exerce sur ceux-ci, qui l'ai-
ment singulièrement, une très grande influence, et par son carac-
tère et par Une force prodigieuse qu'annonce une apparence her-
culéenne, et qui lui permet au besoin de les mettre à la raison.
il faut compter pour le pain 6 ou 8 sous; pour le
mets du déjeuner 4 sous; pour celui du dîner, le
bouillon compris, 6 sous; pour un peu de cidre.,
de 2 à 4 sous.
Il y a des maisons semblables pour les femmes
un lit s'y loue le même prix, mais la nourriture y re*
vient à i5, 18 ou ao sous au plus par jour. Moyen-
nant cette dernière somme elles sont assez bien on
leur donne jusqu'à du cidre et même le matin du
café au lait. On remarque qu'elles se logent, plus
souvent que les hommes, seules, ou deux à deux,
dans des cabinets, qu'elles paient alors depuis 6 fr.
par mois jusqu'à io.
D'après le témoignage unanime des logeurs d'ou-
vriers, des ouvriers eux-mêmes, et de beaucoup
d'autres personnes encore à Rouen un artisan
quand il est seul pourvoit amplement à tous ses be-
soins, y compris même, chaque semaine, quelque
chose pour ses plaisirs, avec un peu moins de 4o
sous par jour; et hors les époques de crise indus-
trielle il n'y a guère de misère, dans cette ville et

Sapeur-pompier de la garde nationale,il s'est distingué, m'a-


t-on dit, dans plusieurs occasions où il s'agissait d'arrêter des
incendies au premier appel, il court où est le feu, suivi d'une
vingtaine de ses locataires les plus robustes et les plus adroits,
qu'il excite et qui rivalisent de zèle avec lui. J'ajoute que ces dé-
tails se rapportent à l'année i835, époque à laquelle je les ai
recueillis.
les environs, que celle qui résulte de l'inconduite,
excepté, depuis un certain nombre d'années, pour
les tisserands.
Les serruriers', fondeurs, menuisiers, tourneurs,
monteurs de métiers, mécaniciens, etc., sont ceux
dont le travail est le mieux payé, et dont les mœurs
sont aussi les plus mauvaises. Comme partout, ils
dépensent une grande partie de leurs gains à boire.
L'ivrognerie est tellement leur vice, que j'en ai vu,
en juillet 1837 au plus fort de la crise d'alors, un
assez grand nombre ivres dans les guinguettes et les
cabarets des faubourgs de la ville, où beaucoup
même entraînaient avec eux leurs femmes et leurs
enfans. Aussi les ans ne font-ils pas communé-
ment plus d'épargnes que les autres, et leurs lo-
geurs m'ont-ils affirmé ne pas être payés plus exac-
tement par les mieux rétribués que par ceux qui
gagnent le moins. Cependant, il n'y a pas parmi eux
autant d'ivrognes que parmi les ouvriers de Lille.
A Rouen, d'ailleurs ils boivent moins d'eau-de-vie
que dans le chef-lieu du département du Nord et
cette eau-de-vie est de bien meilleure qualité elle
résulte de la distillation du vin ou du cidre, et non
de la distillation du grain.
Enfin, comme les ouvriers de Rouen sont bien
moins. misérables que ceux de Lille, leur santé est
aussi bien meilleure.
Les environs de Rouen offrent, sur les bords de
la Seine et des rivières affluentes,le Bolbec, le Cailly,
le Robec, et principalement à Darnétal, à Bolbec, à
Déville, etc., un très grand nombre d'usines où l'on
travaille le coton. Le sort des ouvriers n'y est en rien
moins bon qu'à Rouen. Ils m'ont paru, en général, un
peu plus propres que ceux de cette ville; et l'on m'a
affirmé que leurs mœurs valent mieux à tous égards,
particulièrement en ce qui concerne les rapports
illicites et prématurés des sexes, qui là, néanmoins,
seraient encore d'une fréquence déplorable et une
cause d'épuisement pour les jeunes gens. Partout ils
peuvent vivre d'autant plus facilement, quand leur
travail est recherché et lorsqu'ils ont une bonne
conduite, que leurs salaires sont à très peu près les
mêmes qu'à Rouen (i), que pour eux, les logemens

(i) En voici la preuve dans le tableau suivant des salaires


journaliers payés en i835 dans une filature de coton sise au
Roùlme, et dans une fabrique d'indiennes sise à une lieue de
Rouen, sur la route de Pont-de-Larche.
1° DANS LA FABBIQUE D'INDIENNES

Tireurs.
Imprimeurs sans distinction, des deux classes
(hommes)
» 60 » »

Contre-martre. 2.° DANS LA FILATURE:


3

Fileurs (hommes), rattacheurs déduits.


sont moins chers, les droits d'octroi sur les denrées
nuls ou moins forts, et les occasions de dépenses,
de débauches, moins répétées, moins entraînantes.
La durée de la journée est, dans les filatures et les
tissages mécaniques des environs de Rouen, comme
en ville, de i5 à i5 heures 1/2, sur lesquelles on en
accorde deux pour les repas, ou seulement une et
demie. Mais dans plusieurs filatures on travaille or-
dinairement sans intçrruptionpendant les vingt-qua-
tre heures. Dans celles-ci, les ouvriers sont divisés
en deux services ou relais, l'un de jour, et l'autre
de nuit. Le service de jour est de i4 heures réduites
à 12 1/2 de travail effectif, à cause des repas, le ser-
vice de nuit de i o heures réduites à 9 pour la même
cause. Le salaire est égal pour les deux, Selon les
établissemens, les mêmes ouvriers font toujours le
même service ou bien alternativement celui de
jour et celui de nuit pendant une semaine. J'ai
visité une de ces dernières filatures ou tous les

empaqueteur. 2i a5 »
>
fr. c. fr. c.
Un »
Fileuses qui n'avaient point de rattacheras a5 à 1 ^5
i
cardes.
Femmes employées au rotas et au dévidage
125 » »
Etireuses ou veilleusesde
Empaqueteuses
1 a5 à 50

1 » à 1 a5
Femmes employées au battage mécanique et au
nettoyage du coton
nettoyage
Enfans employés au
Rattacheurs-bobiuenrs
1 10
»70
H 40 à
» »
»

60
travailleurs m'ont paru être en bonne santé, mais
parmi eux il n'y avait pas de jeunes enfans.
Ce qui vient d'être dit du bien-être habituel des
ouvriers de la campagne, ne s'applique point à la
classe des tisserands en coton (i), qui est ici, comme
presque partout, la plus mal rétribuée, la plus pau-
vre, par conséquent la plus malheureuse. Ils tra-
vaillent tous jusqu'à i5 ou 17 heures par jour, non
compris le temps des repas, et pour un salaire si
modique, qu'à Darnétal, à une lieue de Rouen, un
habitant, auteur d'un ouvrage sur cette petite ville,
évalue leurs gains à 5 fr. 4o c, seulement par semaine
ou 18 sous par jour. Sur cette somme, ils sont obli-
gés, ajoute-t-il, de s'éclairer, de se chauffer et de se
fournir de colle ou parement (2) ce qui certes est
au-dessous de la vérité dans les temps ordinaires (3).
Les tisserands, qui sont encore ici, comme presque

(i) Appelés toiliers dans le pays.


(2) V. Notice historique, topographiqueet statistique sur la ville
de Darnétal, et sur les divers genres d'indxstxieexereés dans cette
ville, depuis sonorigine jusqu'à i835, par Alexandre LESGtriiiiia,
p. 3a5.
(3) Je n'en veux d'autres preuves que le tableau donné plus
haut des prix de journées, duquel il résulte que c'est seulement
en i83 que le salaire est descendu aussi bas pour la rouennerie
commune que les documens précités de MM. Lelong et C. et
que les détails publiés par M. Ch. Noiret, tisserand à Rouen, qui
n'a pas dû présenter ses bénéfices comme plus forts qu'ils n'étaient
réellement, et desquels il ressort que pour faire des mouchoirs
partout, les ouvriers généralement les plus rangés,
de l'industrie cotonnière, laissent heureusement, du
moins ceux des campagnes, le tissage pendant qua-
tre ou cinq mois de l'année, pour les travaux sou-

de coton, qui ne sont pas l'article le mieux payé, un ouvrier re-


cevait en i835 de 6 à 9 francs par semaine.
Voici d'après M. Noiret, les prix de main-d'œuvre payés à
Rouen en i8i5 et i835, pour le tissage d'une douzaine de mou-
choirs
m,»» 1815. 1835.
des mourtoir».

fr. tr.
c. fr. e' fr.
5/4 3o »c. à 3a » 4 5o à 4 7Sc..
414 16 » à 17 y> 3 3 25
i3/i6 12 » à i3 » 2 5o » »
3/4 8 x » »
n/16 5 » à9 »
5 5 5o i 50
Le travail des ouvriers d'une force ordinaire est à-peu-près
réglé dans la proportion suivante
5/4, deux douzaines par semaine.
4/4 deux douzaines et demie.
i3ji6, trois douzaines par semaine.
3/4, trois douzaines et demie.
11/16, quatre douzaines.
Ce qui fait par semaine 3o à 3z aunes d'étoffes et pour les
gains
1815. 1835.

Pour les 5/4


4/4
fr. fr.
60 »c. à 64 c.»
4o » à 42 5o
fr.
7 »
7 5o
c.
à
à
fr 'c.
9 5o
8 12 1/2
i3/i6 36 3) à 3g » 7 5o
3/4 28 » à 3i 5o 7 »
11/16 20 » à 22 » 6 » 3) 3>
Sur lesquels, il est vrai il faut déduire, par semaine d'après
vent plus rudes, mais plus lucratifs de l'agriculture.
Si le tisserand de la ville de Rouen n'était pas mieux
payé que celui des villages, il ne pourrait jamais
soutenir la concurrence il la soutient cependant,
malgré son loyer plus cher, parce qu'étant plus ha-
bile et sous la main du fabricant, on lui confie la
confection des étoffes les plus difficiles ou les plus
nouvelles, dont la façon est plus chère.

§ II.

Des ouvriers em laine des fabriques de Darnétal, d'Elbeuf et de Louviers.

Après l'industrie du coton (i), la plus répandue


dans le départementde la Seine-Inférieure, est celle
des étoffes de laine; elle est concentrée dans les
villes d'Aumale, de Darnétal et surtout d'Elbeuf.
On ne trouvera rien ici concernant les opéra-

M. Noiret, pour le rentrage de la chaîne, le parement, féclai-


rage, etc., non compris les réparations et remplacemens d'outils,
une somme de i fr. 85 c., ou d'après M. Lelong, fr.
62 c.,
du moins en hiver, époque de l'année où l'éclairage et le chauf-
fage augmentent beaucoup ces frais.
(i) Son développement, déjà immense, marche avec tant
de rapidité, que peut-être dans peu d'années ce département
sera, toute proportion gardée, en avant de celui du Haut-Rhin,
où cependant l'industrie cotonnière ne s'arrête pas. C'est, je crois,
une question de fabricans.
tions nombreuses que nécessite la fabrication de ces
étoffes plus loin elles seront décrites. (i)
L'auteur déjà cité, de l'ouvrage sur Darnétal (2),
estime que la draperie y occupe de ir à 1200 ou-
vriers, pour la plupart tisserands ou employés dans
les filatures, et que leurs salaires journaliers sont
communément,
Ceux des hommes, de i fr. 8ô c. à 2 fr. » c.
femmes,
enfans,
i
50
-i10
75 (3)
»
Les renseignemens recueillis par moi sur les lieux
confirment ces gains ou à-peu-près, et offrent la
preuve que les tisserands des étoffes de laine en ont
de meilleurs que les tisserands des toiles de lin et
de coton. (4)

(1) Seconde section de ce volume cïiap. I"r.


(a) M. Lesguilliez.
(5) Forez les pages s88 èt 305 de l'ouvrage précité.
(4) Voici les salaires journaliers qui résultent de mes re-
cherches

Fileurs..
draps
Tondeurs de
HOMMES.

» il.
2 80
2
c. à fr
75
c.

Laineurs
Manœuvres ou journaliers .175
'.tisserands travaillant chez eux
a

i
»

67
»
2
a
»
»

Boudineurs dans les filatures. i 67


ÏEMMES.
Soigneuses ou veilleuses de cardes i 10 » »
J'ai peu de choses à dire sur les ouvriers de la fabri-
que bien plus importante et bien plus connue d'El-
beuf. Le développement qu'elle ne cesse de prendre
augmente chaque jour leur nombre. Ainsi, on l'é-
valuait vers 1823, à 9,4oo (r), et en i834, dans l'en-
quête commerciale d'alors, à 25 ou 3o,ooo (2). Mais
à Elbeuf on pense généralement qu'à cette dernière
époque il n'y en avait pas plus de 20,000.
Les ouvriers employés dans les ateliers d'Elbeuf
habitent la ville ou les campagnes. Parmi les der-
niers, les uns ne demeurent pas à plus de cinq quarts
de lieue, et retournent chaque soir dans leurs fa-
milles, et les autres qui demeurent jusqu'à trois
lieues ou même trois lieues et demie, couchent en

fr. c.i Et. c.


Rentrayeuses et couturières i 10 »
Fileuses qui n'ont pas de rattacheur i » » »
Boudineuses »
Femmes à la journée.ENFANS.
»
go
90 »

Rattacheurs aidant les fileurs. » 75 x »


Boudineurs
Rattacheurs des carderies
» 60 » 75
» 40
(t) Dont 2,400 employés dans les filatures.
2,700 faisant aller 1,200 métiers à tisser,
et 4,3oo employés aux autres mains-d'œuvre.
(Voyez l'Annuaire statistique du département de la Seine-In-
férieure, pour l'année i8a3, publié par ordre de M. le Préfet,
t. 1, p. 212 et 217).
(2) royez t. ni. p. 49.
ville, dans des chambres communes, et chez des
gens qui leur trempent ordinairement la soupe. Pres-
que tous, vont chez eux une ou deux fois par se-
maine, mais toujours le samedi soir; ils en revien-
nent le lundi matin chargés de provisions pour la
semaine.
Ils gagnaient par jour en i834, d'après les délé-
gués de la chambre de commerce d'Elbeuf, et en
i835, d'après des renseignemens qui m'ont été
donnés

LES OUVRIERS LES Les homme». Les femmes. Les enfant.


PLUS HABILES.
fr. fr. fr. c. à fr.
Selon M. Lefort 3 c.» fr.» c.» »fr. »c. c.
» »
M. V. Grandin. 3 » 4 » » » » » v »
mes renseigne-
mens en 1835. 3 » 3 80 j> » » » » » »
LES OUVRIERS ORDI-
NAIRES.
SelonM.Lefort 2 » i 25 » » » 75 »
M. V. Grandin. i 75 a » i » 1 25 »,5 1
LES OUVRIERS LES
MOINS HABILES.' (X)
SelonM.Lefort 1 5o » » » » »
M. V. Grandin. i 5o » » » » » » » » »
mes renseigne-
mens en i835. 1 5o » » » 75 y> » » 45 »

Ces salaires étaient ceux des simples ouvriers. Ils

(i) Voyez Enquête relative à diverses prohibitions, etc., t. ni,


p. 118 et 66.
n'ont pas baissé, à bien dire, dans la crise de 1837,
du moins jusqu'au mois de juillet (1). Il paraît, au
reste, qu'ils ont très peu varié depuis 18 ou 20 ans,
et qu'ils suffisent d'autant mieux à l'entretien des
ouvriers, que la plupart sont rangés, laborieux et
savent se contenter du nécessaire. Beaucoup font
ou passent pour faire des épargnes, surtout ceux
qui vont chez eux chaque semaine, dans les vil-
lages, chercher des vivres et plus particulière-
ment encore, lorsqu'ils exploitent un petit champ
ou sont propriétaires de leur habitation.
L'inconduite cependant cause la gêne d'un cer-

(i) En voici une preuve dans les prix suivans des journées, qui,
si l'on m'a dit vrai, étaient payés en juillet 1837, dans deux

Fileurs.
établissemens d'Elbeuf que j'ai visités alors

Tisserands
Tondeurs et laineurs
fr.
3
2
c. à fr.

25
»

2 » 2 25
3
» »
a.
67

Laveurs etteinturiers
journée. 2 1 7&"
» » »
a 25
Hommes à la
Tisserandes, en supposant qu'elles n'é-
taient pas distraites de leur occupa-
tion par les soins du ménage i 5o » »
Aides des tondeurs et laineurs 1 25 1 5o

Trieuses de
Femmes à la
laines
Rentrayeuses.
journée
x
1
l
25
5)
» M
B
»
Femmes, et enfans au-dessus de ir
à 12 ans employés au cardage. » g5 l 10
Rattacheurs dans les ateliers de filage. » 67
Enfans et jeunes gens. _.) » 60 l 25»
tain nombre, surtout à Elbeuf et dans la classe des
teinturiers qui sont, avec les serruriers, les moins
sobres et les moins économes. Toutefois, dans cette
ville, l'inconduite ne s'observe pas, proportion gar-
dée, autant qu'à Rouen peu d'ouvriers s'y reposent
les lundis, et depuis environ une douzaine d'années
l'ivrognerie y devient de moins en moins fréquente.
On est parvenu à ce résultat, dans plusieurs manu-
factures, en imposant une amende à l'homme vu ivre,
ou qui ne se présente pas à l'atelier le lundi, et en le
renvoyant à la seconde ou à la troisième fois.
Les ouvriers économes, et nous venons de voir
qu'il y en a beaucoup, remettent ordinairement à
leurs femmes le salaire entier de la semaine, lors-
qu'ils viennent de le toucher. Communément aussi
les parens font remise au jeune homme, arrivé à
l'âge de raison, d'une partie de ses gains, pour ses
plaisirs et ses dépenses particulières.
Les femmes préparent seules les trames, et entrent
pour i/5 ou T/4 dans le nombre des tisserands. Ce
sont presque toujours elles que les fabricans d'El-
beuf réforment d'abord dans les temps de crise,
parce que leur coup de balancier est moins fort que
celui des hommes. Ainsi, dans les temps malheu-
reux, leur faiblesse ajoute encore à leur misère.
Deux courts séjours à Elbeuf et dans les villages
voisins, ne m'ont permis de faire par moi-même
qu'une observation certaine c'est que les ouvriers
de tout sexe et de tout âge s'y portent bien et sont
assez bien vêtus, nourris et logés. Partout, d'ailleurs,
les ouvriers normands sont dans une meilleure posi-
tion que ceux d'Amiens et des villages environnans.
Des associations ayant pour but de procurer des
secours à ceux de leurs membres qui tombent ma-
lades, existent dans la Seine-Inférieure; mais il paraît
qu'elles y sont peu répandues, et l'on doit regretter
que l'administration de ce département n'ait rien
fait pour muitiplier ces utiles institutions qui amé-
liorent si efficacement les moeurs des travailleurs
partout où elles sont bien organisées. (t)
On m'a dit, à Rouen, que les ouvriers de cette
ville commençaient à faire des dépôts à la caisse
d'épargnes, lorsque la crise de 1837 est arrivée. Mais
ceux de la campagne se refusaient encore à lui con-
fier leur argent.
En résumé, la condition des ouvriers manufactu"
tiers du département de la Seine-Inférieure, du
moins de ceux qu'emploient en si grand nombre les
deux industries du coton et de la laine, parait être,
habituellement et en général, aussi bonne qu'il est
possible de l'espérer, excepté pour les tisserands en

(1) Il y en avait deux en 1835 dans la petite ville dé Darné-


tal, et leurs réglemens étaient assez sages. La plus ancienne des
deux a été établie en 1821.
coton. Cette condition, meilleure encore pour les ou-
vriers en laine que pour ceux de l'industrie coton-
nière, serait même assez satisfaisante sous le rapport
moral, sans les ouvriers de la ville de Rouen, qui
sont bien loin cependant d'offrir le spectacle d'abru-
tissement et de corruption que présentent ceux de
Lille. Mais d'un autre côté, dans la Seine-Inférieure
comme dans presque tous les autres pays de ma-
nufactures, la trop libre communication des sexes
dans les ateliers amène entre eux des désordres
portés jusqu'aux plus graves excès, à Rouen, à
Darnétal, à Déville, au Houlme, etc., et à Elbeuf,
surtout dans la première de ces villes, et ce qui est
bien plus déplorable encore, c'est qu'ils commencent
bien avant l'âge qui, sans les autoriser, donne au
moins la force de les supporter.
A quelques lieues d'Elbeuf, sur la même rive de
la Seine, mais dans le département de l'Eure, est la
fabrique des draps de Louviers. Celle-ci, qui ne pro-
duisait que des draps superfins ou chers, était au-
trefois la plus considérable; c'est le contraire au-
jourd'hui.
Je ne l'ai pas visitée, mais je sais que ses ouvriers
gagnent les mêmes salaires que ceux d'Elbeuf, et
sont du reste, dans les mêmes conditions ou à très
peu près. Cependant, si j'.en crois quelques fabricans
de cette dernière ville, il y aurait une légère diffé-
rence les ouvriers de Louviers seraient, en général,
un peu moins laborieux, et un peu moins rétribués
que ceux d'Elbeuf.
Quoi qu'il en soit, les manufactures de Louviers
employaient, en i834, d'après l'enquête commer-
ciale d'alors, environ 6000 travailleurs (i), et toute
la fabrique 7 à 8000 (2). Leurs gains étaient:

c'est-à-dire comme à Elbeuf.


Et ils suffisaient, assure-t-on, pour placer les ou-
vriers, qui sont communément rangés (5), dans une
condition passable (6) et même heureuse. (7)
Je dois les renseignemens suivans à la complai-
sance de M. Hipp. Passy, que sa position particulière
a mis à même de bien savoir la vérité

(1) Voy. Enquête relative à diverses prohibitions, etc., tome m,


p. 102.
0) Id., p. 96
(3) Ibid.
(4) Id., p. 102.
(5) Id., p. 97.
(6) itf.,p. 10a.
(7) Id., p. 97.
« Nombre d'ouvriers employés dans les six pre-
miers mois de i833, à la filature de la laine et à la
fabrication des draps, 5775.
Prix des journées de travail à la même époque
Hommes de ifr.75 à afr.»
Femmes
Enfans depuis l'âge de 10 ans
• 1 »– a5.

jusqu'à celui de 17 ans..» 55


» 90.
« Vers le milieu de i833, les salaires ont com-
mencé à s'élever, et à la fin de i835, ils étaient no-
tablement plus forts.
« Voici maintenant ceux
qui ont été payés en ville
dans une filature de laine, pendant la première quin-
zaine du mois d'avril i838,

NOMBRE DES OUVRIERS, 244.

HOMMES, 97.

Ouvriers diableurs*
7 diableurs ont gagné par jour fr. e.

1
1
Idem
1 chef d'atelier à la
i ouvrier
journée.
à la
idem

3 jeunes ouvriers à la
tâche.
journée.
A 30
2 68
1
?3o
1
gz

a
Débourreurs.
3
gagné

2
débourreurs à la journée ont

1 x
x 35
75
Fileurs sur métiers de 120 broches

Le plus
Le moins
actif.
(payés à la tâche.)

actif.
35 ont gagné par jour de travail. fr. c.
3 58
2 35
Fileurs sur métiers de 60 broches
(payés à la tâche).
17 ont gagné par jour de travail
Le plus actif 3 p6
Le moins actif

V
169
Boudineurs

Le plus
Le moins
actif.
(payés à la tâche).
18 ont gagné par jour de travail

actif. «
3 85
2 55
Hommes de peine dans les magasins,
et journaliers.
17 payés à lajournée ont gagné
par jour de travail:
9
8 t 5o
EHEANS, 107.

Rattacheurs de métkrt à 120 broohes


(payés à la tâche en raisonde l'onvragefait).
35 ont gagné par jour
Le rattacheur attaché au métier du fi-
leur le plus actif x 19
Le rattacheur attaché au métier du fi-
leur le moins actif » 67
Rattacheurs de carderie.
(Enfans de 10 à ii ans payés à la journée).
7a ont gagné par jour de travail: » 50
FEMMES ET JEUNES FILLES, 40.

Dévideuses (femmes)
(à la tâche).
22 ont gagné par jour fr. c.
La plus active i 94
La moins active i 55

Vrousseuses (jeunes filles de 12 à 20 ans)


(payéesà la journée).
18 ont gagné par jour
3 i io
14 » 9°
i 75
Les gains quotidiens ou salaires indiqués dans l'état ci-dessus
peuvent être considérés comme formant des moyennes habi-
tuelles.

« Ces chiffres
m'écrivait M. Passy, ont toute
l'exactitude désirable et représentent les moyennes
ordinaires du prix du travail. Vous remarquerez que
les gains des dévideuses à la tâche sont très forts pour
des femmes.
« Si l'on voulait faire le compte d'une famille ou-
vrière dont le chef serait fileur, la femme dévideuse
et un enfant rattacheur, en calculant à raison de 3oo
jours de travail par an pour le père et l'enfant, et de
25o seulement pour la femme, on trouverait que
cette famille gagne de bons salaires,
En effet
«
« Un fileur de moyenne habileté, pour
3oo jours de travail, à 2 fr. 96 par jour,
reçoit par an

o
jour.
« Une dévideuse, pour 25o jours à
1 fr. 74 par

« Un. rattacheur, pour 3oo jours, à


fr. g3 par jour
888 fr.

435

279
Total.. 1602. »(i)

NOTES A ET B.

(A) État détaillé des depenses habituelles admiçes par M C*


pour la nourriture, le blanclùssage et l'habillement des per-
sannes de la classe ouvrière, à Rouen et dans les campagnes
environnantes(Voyez la page 146 de ce volume).

(1) Ajoutons qu'à l'époqueoù M. Passy voulait bien me don-


ner ces renseignemens, le 2 septembre 1838, le prix du travail
était sensiblement plus élevé à Louviers qu'il ne l'avait été an
mois d'avril.
(B) État détaillé des dépenses admises par M. Lelong, pour la
nourriture le blanchissage et l'habillementdes-ouvriers, à Rouen
et dans les campagnes environnantes, en prenant pour base des
calculs les prix des denrées du dernier trimestre i83r, alors que
le pain coûtait 19 centimes la livre (Voyez la page 146 de ce
volume).

POUR ON HOMME.
VOUS. UNE FEMME.
POUR UN OUVRIER OU UNE OUVRIÈRE DE 12
A 16 ANS.
CHAPITRE VI.

Des ouvriers de la fabrique de Tarare.

( Époque des observations mai et juin i836. )

La fabrique des mousselines de Tarare se compose


d'une foule d'ateliers de tissage à la main, dont le
centre est la ville de ce nom (i). Quand je l'ai visitée
en mai i836, elle n'avait pas encore un seul métier
qui marchât autrement que par la force des bras,
mais elle comptait dans la ville un certain nombre de
métiers Jacquart.
D'après M. Leutner, délégué de la chambre con-
sultative des prud'hommes et des notables fabricans
de Tarare pour l'enquête commerciale de i834,
cette fabrique occupait quelques années auparavant
20,000 métiers et jusqu'à 5o,ooo ouvriers, pour la
confection des mousselines, les préparations et finis-
sages, ainsi que pour la broderie; mais en i834 les

(1) D'où, elle s'étend tout autour dans les campagnes, prin-
cipalementà l'ouest et au nord,jusque dans les départemens de it
Loire et de Saône -et-Loire.
soieries et les tissus de laine avaient diminué le
nombre des métiers employés à faire des mousse-
lines, et, par conséquent, celui des tisserands et
des autres ouvriers en coton (i ). On assure qu'ils
étaient redevenus en i836 aussi nombreux que
jamais, surtout dans les villages, où l'on voyait par-
tout des agriculteurs tisser dans les momens libres
que leur laissaient les travaux de la terre.
En supposant que le chiffre de 5o,ooo ouvriers ne
soit pas exagéré, il paraît devoir se diviser à-peu-
près ainsi
20,000 hommes et femmes tissant les mousselines;
i5 ou 16,000 femmes et enfans employés à dévi-
der les fils des trames et à faire les canettes pour le
compte des tisserands;
4 ou 5,ooo chargés, pour le compte des fabricans,
de mesurer et peser les écheveaux de fils, de dévi-
der les chaînes, de les ourdir, ou employés comme
épinceteuses, couturières etc.
Le reste se compose presque entièrement de
femmes et de jeunes filles, qui s'occupent, à temps
perdu, à broder les mousselines sur une espèce de
tambour. On voit pendant l'été ces dernières y tra-
vailler devant les maisons, ou bien dans les champs
en gardant les bestiaux.
(i) Voy. Enquête relative à diverses prohibitions, etc., tome III,
p. 294.
Si l'on excepte ceux qui sont chargés de préparer
les écheveaux de fils, de dévider et d'ourdir les chaî-
nes, d'épinceter les pièces de mousseline et d'y faire
les rentraitures, il n'y a que très peu d'ouvriers,
40o au plus, qui travaillent hors de leurs domiciles,
et l'on n'en compte rarement plus de quelques-uns
chez le même fabricant. Une seule manufacture d'ap-
prêts, en réunit habituellement 160 à 2oo dans ses
ateliers. (i)
La journée est de i3 à 14 heures, et la durée du
travail de 10 à 12 (2). Quant aux ouvriers qui tissent
ou dévident chez eux, c'est comme ailleurs ils
quittent et reprennent le travail quand ils le veulent,
mais, en général, ceux qui ne sont pas en même
temps tisserands et agriculteurs le prolongent très
avant dans la nuit.
Les logemens de la classe ouvrière sont partout
assez bons, quoique tenus souvent avec peu de pro-
preté. Dans la ville de Tarare, ils consistent presque
toujours en une chambre à coucher, un grenier, et

(1) Cette manufacture est celle de MM. Macculoch; elle pa-


rait ne le céder en rien aux meilleures de l'Ecosse et de Saint-
Quentin
(2) Dans l'établissement de MM. Macculoch, la journée com-
mence en hiver avec le jonr, en été, à 6 heures; elle est inter-
rompue de 9 à 10 heures du matin, et de 2 à 3 heures de l'après-
midi pour les repas; elle finit il 8 heures du soir enhîveï) et à la
nuit en été.
rez-de-chaussée,
une pièce appelée boutique, située au
parfois un peu enfoncée en terre, et dans laquelle
sont les métiers à tisser.
L'ameublement en est fort modeste, surtout dans
les villages et les hameaux de la montagne, où il ne
coffre, d'une
se compose ordinairement que d'un
armoire, de quelques poteries, d'une ou de deux chai-
nombre des
ses, de bancs, d'une table, et, suivant le
membres de la famille, de deux ou trois mauvais lits
souvent sans matelas, mais toujours avec des draps
et au moins une couverture..
D'après les renseignemens unanimes qui m'ont
été donnés, les ouvriers sont bien chauffés pendant
l'hiver, le bois étant â bon marché. Ils sont égale-
ment bien vêtus en toute saison, mais sans luxe et
sans jamais rivaliser avec la classe bourgeoise. En-
fin, si l'on m'a dit vrai, leurs chaussures seraient
toujours, et cela au village comme à la ville, des
souliers pendant l'été (ce que j'ai vu), et pendant
l'hiver, des sabots avec des chaussons de laine ou de
lisières de draps. Ces détails doivent paraître minu-
tieux, mais ils font connaître un état préférable à
celui dans lequel on voit ailleurs tant de tisserands
en coton.
A Tarare, la nourriture habituelle des travailleurs
se compose d'un pain qui n'est pas ordinairement
de très bonne qualité, de deux soupes par jour, de
pommes de terre, de légumes et de fromage. Ils y
joignent quelquefois un peu de petit-salé, une fois
par semaine de la soupe grasse ou de la viande de
boucherie, et les plus aisés deux ou trois fois, avec,
de temps à autre, des œufs, etc., et un peu de vin.
Dans les villages, surtout dans ceux de la montagne,
le pain, fait de seigle pur, est généralement mau-
vais (i) ils se nourrissent aussi de pommes de terre,
de légumes; de soupes maigres et de laitage. Quant
à la viande de boucherie, ils en mangent rarement;
le petit-salé la remplace les dimanches. Ils ne l'a-
chètent point ils élèvent un ou deux cochons,qu'ils
tuent et dont ils salent la chair. Leur boisson com-
mune est de l'eau, mais beaucoup se font une sorte
de cidre ou de piquette avec des pommes et d'autres
fruits. Pour tous, les denrées sont à bas prix.
On accuse les ouvriers de la fabrique de Tarare de
manquer de prévoyance, d'économie, mais ceux qui
leur font ces reproches rendent en même temps une
pleine justice à leur exacte probité. Quant à moi, je
ne connais aucune fabrique en France où les tisse-
rands m'aient paru avoir des mœurs et des habitudes
meilleures, aucune ville manufacturière qui m'ait
offert moins d'ivrognes et moins de libertins que Ta-

(i) J'ai trouvé leur pain mauvais, mais il m'a été affirmé qu'il
l'était moins qu'il y a dix ou douze ans.
rare. J'en ai visité les cabarets et les cafés dans le mois
de juin pendant tout un dimanche et tout un lundi;
c'était un jour de foire, et, à mon grand étonnement,
je n'ai pas vu dans un seul -de ces lieux, qui sont d'ail-
leurs moins nombreux là que dans beaucoup d'autres
villes, plus de huit ou neuf buveurs à-la-fois, et, dans
d'autres, il n'y avait personne, même aux heures où
les cabarets sont le plus fréquentés. Je n'ai pas non
plus entendu de ces chants qui accompagnent si
fréquemmentl'ivresse, ni rencontré dans les rues un
seul homme à marche chancelante. Enfin, il m'a été
affirmé que les gens ivres que l'on y voit quelquefois,
sont presque tous des compagnons étrangers au pays,
où ils ne restent pas ordinairement long-temps. Il
est vrai, d'un autre côté, que Tarare est presque une
ville du midi, où l'ivrognerie s'observe bien moins
souvent que dans celles du nord; qu'elle n'a pas tout-
à-fait 8,000 habitans (1), et que, comme on l'a déjà
dit, ses divers établissemens, à l'exception d'un seul,
renferment chacun très peu d'ouvriers.
Frappé de voir beaucoup d'enfans dans les fa-
milles, j'ai fait, à la municipalité de Tarare, des re-
cherches, desquelles il résulte que, sur une période
de onze années consécutives, commencée le or jan-
vier 1825, les seules naissances légitimes ont été

(1) Le recensement de i836 en a donné 77762,


aux mariages totaux comme 4>63 est à i (i). Cette
fécondité est assez remarquable. Mais l'âge moyen
auquel se marient nos ouvriers ne le serait pas moins
peut-être, si l'on peut en juger d'après 191 unions
seulement contractées entre eux, y compris celles en
secondes noces j'ai trouvé 3o ans 9 mois pour les
hommes, et 27 ans 6 mois pour les femmes (2). En-

(i) 599 mariages et 2,926 naissances, dont i53 illégitimes seu-


lement, ont été inscrits pendant ces onze années sur les registres
de l'état civil.
(2) Les années vécues par les igi ouvriers au moment de leur
mariage, s'élevaient à 5,874, et à 5,253 pour les 191 ouvrières.
Voici d'ailleurs le tableau des mariages par âges, pour les
deux sexes
lïn, malgré cette tardiveté des mariages, la même
période de onze ans n'a donné qu'une naissance de
bâtards contre 18 légitimes, preuve nouvelle qu'il
y a très peu de libertinage à Tarare.
D'après des renseignemens d'accord entre eux et
puisés à diverses sources, en i836, c'est-à-dire avant
la dernière crise industrielle, le salaire d'une jour-
née de travail était ordinairement, déduction faite
des frais qui sont au compte des ouvriers (1)
Pour un simple tisserand, de 28 à 3o ou 32
sous; (2)
Pour une femme, de 20 à 25 sous chez les fabri-
cans, et de r5 à 16 dans son ménage
Pour les enfans âgés de 12 à 15 ans, 12 ou 15 sous;
Pour les enfans plus jeunes, 8 ou to sous;
Et, pour les brodeuses, dont le travail s'interrompt
et se fait souvent simultanément avec un autre, de
8 à 10 sous, comme pour les jeunes enfans.
Ainsi, les gains étaient, par an, en supposant 3oo
journées de travail:
De 4^o à 48o fr. pour un simple tisserand;
De 3oo à 375 fr. pour une femme travaillant chez
les fabricans

(1) L'achat de la colle ou parement, celui de l'huile ou de la


chandelle, le dévidagede la trame, la façon des canettes, etc.
(a) Un certain nombre de tisserands gagnait 4o sous par jour
mais ceux-ci, auxquels on confiait la fabrication des nouveautés,
étaient les plus habiles de Tarare.
Il parait que le salaire ordinaire des tisserands était, en 1820,
de 4o à 45 sous, et de 2.4 sous seulement en x83o et i83i.
De 225 à 240 fr. pour une femme travaillant chez
elle
De 1 80 à225 fr. pour un enfant de 12 à 15 ans;
De i 2o à i 5o fr. pour un enfant plus jeune;
Et de 120 à 1 5o francs pour une brodeuse.
Dans les établissemensde grillage et d'apprêts, qui
sont tous situés en ville, le salaire est plus fort. Dans le
plus considérable,qui occupe seul plus d'ouvriers que
tous les autres ensemble (j), les hommes recevaient
pour la plupart depuis 4° jusqu'à 5o sous par jour,
les femmes depuis 28 jusqu'à 38, et les enfans, dont
les plus jeunes étaient âgés de 12 ans, 18 ou 2o sous.
Mais ces ouvriers sont en général des individus d'é-
lite beaucoup travaillent habituellement dans une
température de 32 à 38° du thermomètre centigrade.
Les femmes employées dans des ateliers si chauds
sontpresque toutes âgées de 16 à 26 ans, l'expérience
ayant appris que les jeunes supportent mieux que les
autres une pareille chaleur, et conviennent mieux
d'ailleurs au travail qu'on exige. D'un autre côté,
les travaux d'apprêts des mousselines s'interrom-
pent périodiquement chaque année près de deux
mois pendant lesquels, afin de ne pas laisser
chômer ces ouvrières les maîtres du grand éta-
blissement s'arrangent pour leur donner un autre

(i) Celui de MM. Macculoch frères,déjà cité.


travail, mais avec des salaires moins avantageux.
Une famille, composée de cinq personnes, le père,
la mère et trois enfans, dont deux supposés en bas
âge, et qui n'a d'autre revenu pour vivre que les sa-
laires payés par la fabrique, devait recevoir, ou à-
peu-près, en i836

A Tarare, la plupart des familles n'étaient pas ré-


duites à ces faibles gains. Admettons-les cependant,
comme des moyennes, et voyons quelles sont les dé-
penses.
D'après mes renseignemens, celles-ci s'élèveraient
par année, en ville, savoir

Première qualité
(i) En ville, et année commune, la livre de pain coûte
Deuxième qualité; celle que mangent or-
20 centimes.

dinairement les ouvriers X7 1/2


La livre de viande de boucherie.
Première qualité 45
Deuxième

vin.
qualité
Le double décalitrede pommes de terre, de
Le litre de
40
75 à go c.
30
Dans les villages de la montagne, où tout est moins
cher encore qu'à Tarare, les dépenses de la même
famille que nous supposons, contre la réalité, tout-
à-fait étrangère à l'agriculture, doivent être diminuées
de 100 fr. pour la nourriture;
25 pour le logement;
io pour le chauffage,
et de 3o pour les autres frais,
En tout, de i65fr.; ce qui réduit les dépenses to-
tales à 69o fr.
Pendant mon séjour à Tarare, il en coûtait par
mois à un homme seul, pour être nourri, blanchi et
logé ( deux couchent ensemble dans un même lit ),
de i5 à 18 fr. dans les villages et de 2o à 35 fr. en
ville; ou, par an, depuis 180 jusqu'à 216 fr., et de-
puis 240 jusqu'à 42o. Les prix ordinaires étaient 16
et 25 fr. par mois, ou Tga et 3oo fr. par an.

(i) Une famille paie presque toujours son logement,tel qu'il


a été décrit, depuis 55 jusqu'à 70 fr. par année dans la ville, et
dans la montagne, depuis 40 jusqu'à 5o fr., y compris souvent
même un petit jardin.
Il résulte de ces détails qu'en ville une famille d'ou-
vriers dépensait en général, en i836, les trois quarts
ou environ, de son salaire, pour sa nourriture et
n'y
son logement, tandis qu'un seul homme pouvait
pas employer plus de la moitié du sien. On en con-
cluera, si l'on compare cette position à celle des tis-
serands d'autres fabriques, et si l'on a égard à la fré-
quence plus grande de l'inconduite chez ces derniers,
que ceux de Tarare ne sont pas les plus misérables
et cependant ils ont assez rarement pour vivre d'au-
tres ressources que leurs salaires.
Mais les tisserands des villages, surtout ceux de la
montagne, travaillent tous à l'agriculture, au moins
pendant les récoltes; et un très grand nombre, qu'ils
soient ou non propriétaires de la maison qu'ils habi-
tent, d'un jardin ou d'un peu de terre, ne tissent que
pour occuper les momens que leur laissent libres les
travaux des champs.
Il paraît que le rhumatisme les attaque souvent.
Cependant leur santé m'a paru en général assez
bonne, ce qui est remarquable pour des tisserands.
Ils sont un peu plus pâles à la ville qu'à la campagne.
Si je les ai bien observés, ils ne se plaignent pas
ou ils se plaignent peu de leur sort, et pourtant ils
n'en sont pas contens. D'un autre côté, l'esprit de
charité lès anime les uns envers les autres: ainsi,
dans la ville, beaucoup veillent à tour de rôle, pen-
dant les nuits, auprès de ceux d'entre eux qui, étant
malades, ont besoin de soins que la famille ne peut
leur donner. De là aux associations de secours mutuels
pour payer aux malades une indemnité représenta-
tive de la journée de travail, il semble qu'il n'y ait
qu'un pas; mais il paraît qu'il n'était point encore
fait lorsque j'étais à Tarare. Il n'y avait pas encore,
non plus de caisse d'épargnes.
En résumé, la fabrique de Tarare se compose plus
qu'aucune autre, peut-être, d'ouvriers attachés à l'a-
griculture, autant qu'à la fabrication, et qui travail-
lent chez eux ou en famille. Ils sont en général très
laborieux,de meilleures moeurs, moins ambitieux, et
partant plus heureux que les ouvriers des autres
fabriques de l'industrie cotonnière que j'ai vues en
France. L'accord parfait de leurs réponses avec
celles des fabricans, chaque fois qu'on les interroge
sur leurs dépenses leurs gains et leurs autres res-
sources pour vivre, en est la meilleure la,preuve.

Des ouvriers en coton de la fabrique d'Amiens


(Voyezsection II dans ce volume).

Des ouvriers en coton de la fabrique suisse du canton de Zurich


(Voyez section III, dans ce volume).
SECTION II.

aas OUVBXEfiS DE L'INDUSTRIE BANNIERE.

CHAPITRE PREMIER.

Travaux des ouvriers de l'indasirie lainière.

Les diverses préparations auxquelles on soumet la


laine sont très nombreuses et ont pour but de la
teindre, de la filer, de la tisser, et de donnerl'apprêt
aux étoffes. Toutes ont rarement lieu dans le même
établissement. On n'en exécute qu'une partie chez
la plupart des fabricans, et, pour toutes les au-
tres, ceux-ci s'adressent à des entrepreneurs aux-
quels ils remettent successivement les laines de
cette manière ils n'ont pas besoin d'un aussi grand
matériel ni d'aussi grands capitaux.
Il est inutile de décrire en détail les opérations que
l'on fait subir à la laine les indiquer suffit à l'objet
de ce livre. Cependant il en est plusieurs qui mé-
ritent de fixer l'attention, parce qu'elles placent les
ouvriers dans des conditions particulières qu'il im-
porte de connaître.
La première de toutes est le inage. Il se fait sur
des claies en bois, et consiste à dérouler chaque
toison, puis à en extraire les plus grosses ordures,
les mèches feutrées qu'elle peut contenir, en la dé-
chirant avec les mains, et en séparant les diverses
qualités de la laine (i). Les ouvriers sont debout
toute leur personne, surtout leurs mains, est d'une
saleté repoussante et répand autour d'eux l'odeur
des laines surges ou conservées en suint, c'est-à-dire
sans avoir été lavées ni dégraissées.
Après cette première préparation, la laine est la-
vée à froid, et souvent aussi à chaud, pour com-
mencer à la dégraisser. La petite quantité de celle
qu'on enlève des peaux mortes n'est point triée, on
la chaule sur les peaux, on l'arrache quelque temps
après, et on la lave dans l'eau courante. (a)
Au sortir du lavage, la laine est séchée, puis, le
plus souvent, teinte après avoir été dessuintée ou

(i) La laine d'une toison se divise, selon les genres d'étoffes


que l'on veut en faire, en deux, trois ou quatre qualités, mais
ordinairement en quatre, appelées dans le commerce laines mères
ou lainesprimes, laines secondes, laines tierces, et rebuts. Le dos
de l'animal fournit toujours la.première qualité, le ventre, le
dedans des cuisses et l'extrémité des membres, la dernière.
(2) Les laines chaulées sont rudes, cassantes, ont peu de nerf
et prennent mal la teinture. On les appelle laines mortes dans le
commerce, par opposition avec les autres, qu'on nomme laines
de toison.
dégraissée avec de l'urine en putréfaction ou bien
avec un alcali dissous dans l'eau chaude (t). J'ai dit le
plus souuent, car rien ne varie plus que le moment
où on applique la teinture de là vient la distinction
des étoffes teintes en laînes, en fils et en pièce.
Les teinturiers et les laveurs de laine travaillent
donc dans l'humidité beaucoup ont même, pendant
l'été, les jambes et les cuisses dans l'eau.
Sortie des mains du teinturier la laine passe au
battage (2) qui se fait, comme pour le coton, soit à
la main avec des baguettes sur des claies en cordes,
soit au moyen d'une machine à ouvrir (3), et d'un
batteur-ventilateur.

(r) Ce dessuintabe est la même opération que le premier dé-


graissage, mais il est fait avec beaucoup plus de soin; il a
pour but d'enlever à la laine ce qui peut lui rester de suint et de
saletés, pour la rendre plus apte à recevoir la teinture.
(2) Après avoir été encore lavée et séchée.
(3) Appelée dfable ou loup, machine Ù diahler, en anglais wil-
lotv. C'est une espèce de tambour garni intérieurementde pointes
de fer, dans le centre duquel se trouve un axe armé de pareilles
pointes et tournant avec une grande rapidité. Cette machine, à
laquelle on ne fait que présenter la laine, s'en empare et la rejette
ensuite toute nettoyée et oaverte elle reçoit ordinairementl'im-
pulsion du moteur général de la manufacture. Le battage à la-
main brise moins la laine que le battage à la mécanique ou même
le simple cardage. Quelle que soit, au surplus, la manière dont
il a été fait, il est fréquemment suivi d'un plilsage ou épluchage
à la main, pour achever d'ouvrir les bouchons, et de purger la
laine de tous les corps étrangers.La machine dont il s'agit peut
ouvrir 5o ou 200 kilogrammes de laine par jour,
Les ouvriers du battage à la main l'exécutent
ordinairement chez eux. Cette opération est faite par
les hommes elle exige des efforts musculaires con-
sidérables, et elle répand parfois une poussière qui
occasionne aux ouvriers de la toux, de fétouffe-
ment, et peut forcer d'interrompre le travail ou
même de l'abandonner (i). Deux sortes de laines,
mais elles seules ont ce dernier inconvénient les
laines déjà teintes et celles qui viennent des peaux
mortes, lorsqu'elles n'ont pas été lavées ou l'ont été
mal. Autrement, le battage ne soulèverait jamais
assez de poussière pour incommoder.
Après le battage, qui l'a réduite en flocons légers,
la laine entre à la filature, où il s'agit d'abord de lui
rendre la flexibilité et le nerf que le dégraissage lui
avait fait perdre; c'est ce qu'on obtient avec de
l'huile dont on l'imbibe également, en la faisant pas-
ser de nouveau dans une machine à ouvrir. (2)
Vient ensuite le cardage, qui en brise les filamens
(moins cependant que ne le fait la machine à battre),
et les entremêle dans toutes les directions, les sépare
les écarte davantage les uns des autres. Cette rupture
et ce croisement dans tous les sens ont pour but

(i) Surtout lorsqu'on bat certaines laines teintes, d'une odeur


extrêmement désagréable.
(a) Cette opération s'appelle huilage ou cngraissage.
de faciliter plus tard le feutrage. Il y a donc une
grande différence entre le cardage de la laine, et ce-
lui du coton, dans lequel on se propose, au contraire,
de rendre parallèles tous les filamens, et de conserver
toute leur longueur. (i)
Il y a toujours deux cardages. Le premier appelé
droussage ou cardage en gros, prépare au second. La
laine sort de la machine (2), en nappe extrêmement
légère, qui se roule sur un tambour tournant, où
elle forme, lorsqu'il a fait un certain nombre de tours,
une sorte de ouate circulaire ou de manchon que
l'on ouvre et enlève; puis on livre cette ouate à la
carde en fin.
Celle-ci rend la laine encore plus légère, et lui
donne la forme de petits rouleaux prêts à être filés
et nommés loquettes ou boudins.
Ces rouleaux, reçus sur une toile sans fin qui
les éloigne du cylindre de décharge à mesure qu'il
s'en dépose d'autres, sont ramassés par des enfans
appelés ploqueurs, portés au métier ci filer en

(i) Autrefois, le cardage de la laine se faisait à la main et fort


imparfaitement;mais, depuis un certain nombre d'années, c'est
au moyen de machines très ingénieuses qui marchent par le mo-
teur général de la manufacture, et sont composées de cylindres
garnis de cardes, et tournant les uns sur les autres de manière à
se doriticr et à se reprendre mutuellement la laine.
(a) Appelée drousseur ou carde en gros.
gros (i), et là, en les roulant un peu ensemble avec
la main (a), réunis bout à bout de manière à former
autant de boudins continus qu'il y a de broches à ce
métier. Celui-ci agit comme le métier à filer le coton:
il étire les rouleaux, leur donne une légère torsion,
et les convertit ainsi en fils qui s'enroulent chacun
sur une bobine. Ensuite, un nouvel étirage'combiné
avec un nouveau degré de torsion achève de faire le
fil sur le métier ci filer en fin.
Ce sont des femmes et même souvent des enfans
qui surveillent les machines à carder et leur four-
nissent la laine, parce que ces machines, marchant
par la seule puissance du moteur général de la fila-
ture, n'exigent aucun effort de bras. Mais j'ai pres-
que toujours vu le métier à filer en gros, indépendant
du moteur général, ne marcher que par les efforts
de l'ouvrier fileur. Aussi, celui-ci est-il du sexe mas-
culin (3). Outre les ploqueurs; dont l'occupation con-

(i) Nommé aussi boudinoir ou billy. Il est ordinairementplacé,


pour ne pas perdre de temps', tout près de la carde à loquettes.
Il arrive souvent aussi que les loquettes sont d'abord reçues dans
des paniers ou bien dans des boites de fer-blanc.
(a) Par deux ou trois petits nionvemens de va-et-vient.
(3) Il travaille debout. Chaque fois qu'il s'agit de donner au
chariot de son métier un nouveau mouvement, il étend horizon-
talement le bras droit, saisit avec force la manivelle de la roue
de ce chariot et la fait tourner, en même temps que de la main
gauche il attire -à lui le chariot à chaque étirage, et le repousse
au contraire à chaque renvidage du lil.
siste à prendre les loquettes à mesure qu'elles sortent
de la carde en fin, et il les réunir bout à bout der-
rière le métier à filer en gros, il y a toujours un ou
deux rattacheurs employés à chaque métier à filer,
lorsque celui-ci est un peu large.
En termes de fabrique, les laines soumises à la
série des opérations dont on vient de parler se
nomment laines cardées ou laines courtes (i), par
opposition avec les autres qu'on ne carde point,
mais que l'on peigne, et qui sont appelées laines
longues ou laines peignées (2). La longueur du brin
ou filament de celles-ci permet d'en fabriquer des
fils plus fins, plus tors, et, par suite, des étoffes fines,
lisses, légères et non feutrées; tandis que la laine
courte sert pour les draperies proprement dites.
On ne bat point les laines longues la première pré-
paration qu'elles reçoivent, après avoir été lavées et
dégraissées, est le peignage. Il ne se fait guère encore
qu'à la main et chez les ouvriers eux-mêmes, dont il
emploie un nombre très considérable dans plusieurs
départemens. Ses instrumens sont deux peignes à
deux rangées de fortes dents d'acier très longues et
un petit poèle pour les chauffer (3), où l'on ne brûle

(1) Aussi laines grasses.


(2) Et aussi laines d'estame ou estaims.
(3) Ce poèle a des ouvertures latérales pour recevoir les dents
que du charbon de bois. Tantôt assis et tantôt debout,
le peigneur prend une poignée de laine, y dépose
quelques gouttes d'huile ou un peu de beurre (i)
fait jouer ses peignes tout chauds sur elle, la démêle
et en façonne une sorte de ruban (2) où tous les fila-
mens sont parallèlement en retraite les uns sur les
autres dans le sens de la longueur. Puis, il place ce
ruban entre la lumière et son œil, l'étale un peu pour
en apercevoir les bouchons, les nœuds, toutes les
ordures qui peuvent s'y trouver encore, et il les re-
tire avec ses lèvres. Cette partie de son travail est
souvent faite par des enfans (3), ce sont ordinaire-
ment les siens, ou par sa femme. Parfois aussi cette
dernière fait jouer elle-même les peignes.
Après le peignage, la laine est de nouveau dégrais-
sée, séchée,livrée à une machine appelée défeutrexcr,
qui réunit plusieurs rubans en un seul et rend leurs
filamens plus exactement parallèles encore qu'ils n'é-
taient puis pour redresser les zigzags des filamens,
on en fait des tortillons très serrés, qui sont exposés
à la vapeur de l'eau bouillante, séchés et conservés

des peignes, et, pour que celles-ci ne se salissent pas, elles y


sont logées entre deux plaques métalliques.
(i) On arrange à la main toutes les mcéhëSj de manière à
leur donner lâ même direction.
(2) Appelé trait.
(3) Appelés lacteurs.
plus ou moins long-temps. Ensuite, on soumet la
laine, au moyen d'une machine très ingénieusedans
laquelle elle passe, à plusieurs étirages successifs (i)
en réunissant toujours trois ou quatre rubans en un
seul, qui devient de plus en plus mince et étroit.
Enfin quand le ruban est assez ténu, il est converti
en fil par une torsion suffisante, dans un dernier
étirage. (2)
Quelle que soit l'espèce de laine employée, lors-
qu'une fois elle est filée, toutes les opérations, jus-
ques et y compris le tissage, sont les mêmes que
dans l'industrie cotonnière. Mais si les tisserands en
laine travaillent presque tous chez eux, ils n'y sont
pas, du moins, comme pour le lin et le coton, dans
des espèces de caves plus ou moins enfoncéesen terre.
D'un autre côté, comme les étoffes que l'on feutre

(i) Quelquefois jusqu'à huit ou neuf.


(2) Je n'ai pas mentionné, parmi les préparations auxquelles
on soumet la laine longue, celle qu'elle reçoit en Angleterre, im-
médiatement avant le peignage, en passant dans un batteur-
éplucheurmécanique, parce que je n'ai point vu employer cette
machine en France.
Je n'ai pas parlé non plus du peignage à la mécanique, parce
qu'il n'est pas connu dans nos départemens. Mais je l'ai vu prati-
quer cette année, à Paris, rué Richer, chez M. John Collier,
et si mes renseignemens sont exacts, plusieurs fabricans commen-
ceraient à l'adopter.
Quant au tissage également mécanique des draps et autres
étoffes dé laitié, tissage qui devra un jour prendre de l'extension,
il n'est encore connu je crois, que dans la Grande-Bretagne.
et qui passent au foulon se rétrécissent considérable-
ment, il faut les tisser beaucoup plus larges qu'on
ne veut les avoir et souvent leur donner d'abord
deux fois la largeur qu'elles devront conserver. Aussi,
les métiers à tisser les draps ont-ils très fréquemment
une largeur double de celle des métiers à tisser le
coton ou le lin, environ quatre mètres au lieu de
deux. Un seul tisserand, placé au milieu d'un pareil
métier fait passer la navette volante garnie de ses
galets à travers toute la largeur de la pièce. Autre-
fois, quand on ne connaissait que la navette non vo-
lante, il fallait deux tisserands, l'un à droite et l'autre
à gauche, ou au moins un tisserand avec un lanceur,
pour se la renvoyer réciproquement. De ces détails,
il résulte que les larges draperies ne peuvent être
tissées à bras que par des hommes. On voit en effet
peu de femmes s'en mêler: elles se contentent de fa-
briquer les étoffes de laine étroites et légères (i),
dont la confection, moins pénible, n'exige pas des
métiers aussi larges ni aussi lourds que celle des
fortes draperies.
Les opérations qui succèdent au tissage varient
selon les espèces d'étoffes. Je ne vais parler ici que
de celles qui n'ont pas lieu dans l'industrie du
coton.
(i) Comme casimirs, serges, flanelles, camelots, circassien-
nest etc,
La première est le foulage auquel on ne soumet
que les étoffes de laine courte. Il s'effectue au moyen
de la machine appelée foulon ou moulin à foulon
et il consiste en battages et pressions des pièces de
draps mouillées et placées dans des auges (i) où
de gros maillets et des pilons les frappent, les agitent,
les tournent et les retournent à-peu-près comme une
blanchisseuse bat et retourne le linge sous son bat-
toir. Cette opération resserre les fils du drap lui
donne du corps, de la force, en même temps qu'elle
le nettoie, le dégraisse, le rétrécit et le feutre. Elle
se fait dans l'humidité, demande des hommes assez
forts et passe pour la plus difficile de toutes celles
de la draperie. (2)
Jusqu'à présent les moulins à foulon étaient d'une

(x) Appelées piles.


(a) De l'urine putréfiée, de la terre glaise (terre à foulon,
terre à dégraisser) et du savon, délayés ou dissous dans l'eau, en
sont les agens. Le foulage a Iieu-en plusieurs fois. On le termine
ordinairementdans une solution chaude de savon, et c'est pendant
cette dernière partie de l'opération, qui dure beaucoup plus que
les autres, que le drap s'échauffe, se rétrécit et se feutre. Ce ré-
sultat ne peut être bien obtenu sans la chaleur et l'humidité ré-
unies. Le foulage est d'ailleurs précédéd'un nopage onépincetage,
entremêlé d'un rinçage, d'un séchabe, d'un autre épincetage, et
terminé par les mêmes opérations, mais après qu'on a fait dé-
gorger la pièce de drap dans la pile, avec de l'eau claire seule-
ment, et en faisant battre à plat les pilons ou maillets pendant
très peu de temps, pour en retirer toute la terre glaise, la colle,
etc., qu'elle peut contenir.
construction très grossière. Mais on vient de les rem-
placer par une machine nouvelle que l'on a pu voir
à la dernière exposition de l'industrie. C'est une
espèce de boîte bien moins volumineuse que le mou-
lin à foulon, et dans laquelle on fait passer le drap
tout mouillé entre des roues et des cylindres tour-
nans qui le pressent et le foulent, assure-t-on, d'une
manière très égale. Yoici comment. Une pièce de
drap est introduite dans cette boîte au fond de la-
quelle ellè trempe dans de l'eau froide de savon;
puis un de ses chefs étant conduit entre les cylin-
dres, cousu à l'autre chef et la boîte fermée, on
met en mouvement les différentes pièces intérieures
de celle-ci, au moyen d'un cheval ou d'un autre mo-
teur. L'étoffe se trouve ainsi entraînée dans un mou-
vement circulaire et successivement foulée plusieurs
fois dans tous ses points, en s'échauffant au degré
convenable. Enfin, à l'aide de cette machine qni
se place où l'on veut, lefoulage dure bien moins de
temps que par l'ancien procédé, mouille moins les
ouvriers, et n'exige pas de leur part autant d'efforts
musculaires. Tels sont du moins les avantages qu'on
annonce.
Après le foulage vient le lainage ou gar-
nissage qui garnit de poils très serrés la sur-
face du drap. Cette façon ne se donne plus à
la main c'est maintenant au moyen d'une ma-
chine (i) dont la pièce principale est un gros tam-
bour tournant, garni de têtes de chardons à bon-
netiers, sur lequel on fait passer, en sens contraire
de son mouvement de rotation, les pièces de draps
mouillées et bien développées qu'on y appuie à-
la-fois sur toute leur largeur.
Les poils trop longs qui sont à la surface du drap,
et tous ceux que les chardons ont fait sortir de son
tissu, sont ensuite coupés très courts et partout éga-
lement. Cette opération se faisait autrefois à l'aide de
cïsailles ou forces, que des ouvriers faisaient jouer
à la main. On y a substitué une machine admirable,
garnie d'espèces de rasoirs, nommée tondeuse, qui
fonctionne beaucoup mieux et surtout beaucoup plus
vite; ou bien les forces jouent, non plus à bras, mais
par le moteur général. (2)
Il n'y a que des hommes et des adolescens du
même sexe qui soient employés à tondre les draps
et à les lainer ou garnir. Les laineurs travaillent
dans l'humidité comme les foulonniers, et même
plus encore (3). Quant aux tondeurs, je n'ai point vu,

(i) Appelée laineuse ou garnîsseuse.


(2) La tonture est appelée tondage, en termes de fabrique. Cette
opération se pratique sur des tables bien rembourrées. Le gar-
nissage ou lainage, qui se fait à l'eau, et le tondage qui se fait à
sec, se répètent plusieurs fois et alternativement pour la même
pièce de drap il y a toujours entre eux un séchage.
(3) Parce que la marche en sens contraire, et du tambour à
malgré tout ce qu'on a dit, qu'un duvet laineux volti-
geât sans cesse autour d'eux et les incommodât. Les
faire ce travail;
uns et les autres restent debout pour
celui des aide-laineurs,qui tiennent les bras levés pour
tendre et conduire les lisières du drap sur le tambour
de la machine à lainer, m'a paru seul fatigant.
Enfin, de jeunes enfans sont chargés de changer
les chardons des cardes du tambour, de les nettoyer
et de les faire sécher. Cette opération, qu'ils font
souvent en jouant, n'exige de leur part aucune fa-
tigue, et d'ailleurs ils peuvent varier comme ils le
veulent leurs attitudes.
Je viens d'indiquer, dans l'ordre où elles ont lieu,
les principales préparations de la laine et des étoffes
qui en sont fabriquées. Je ne dirai rien ici des ap-
prêts qu'on leur donne ensuite si ce n'est qu'ils
sont à-peu-près les mêmes que dans l'industrie co-
tonnière (i), et que l'on peut appliquer aux ouvriers

lainer et de la pièce de drap, fait jaillir de celle-ci beaucoup de


gouttes d'eau.
(i) Il faut excepter cependant le séchage à la rame. Celle-ci
de
est un long et fort châssis en bois, sur lequel, au moyen cro-
chets très rapprochés les uns des autres, la pièce est également
tendue dans tous les sens, lorsqu'elle est mouillée. Les rames sont
mais souvent aussi, pour l'hiver,
presque toujours à l'air libre;
dans de très longues étuves.
Quand la pièce de drap a été retirée de la rame, des femmes
lui donnent le dernier nopage ou épincetage, et d'autres y font
les reutraitures.Viennent ensuite le brossage ou couchage de tous
dont il me resterait à parler, ce qui a été dit de ceux
qui sont chargés de ces dernières opérations dans
les fabriques d'étoffes de coton. Seulement, elles sont
faites ici beaucoup plus souvent par des hommes,
parce que les pièces d'étoffes de laine et surtout
de draps proprement dits, sont beaucoup plus lour-
des que celles de coton. (i)
Les détails qu'on vient de lire constatent d'impor-

les poils dans la même direction, au moyen d'un tambour garni


de brosses en poils de sanglier, puis un pressage qui comprime
le duvet déjà renversé par les brosses, le pliage de la pièce, le
cati à froid, le cati à chaud, etc., et l'emballage, qui ne sont faits
que par des hommes.
(ij Certaines étoffes de laine ne reçoivent pas toutes les pré-
parations dont j'ai parlé, et, pour d'autres, l'ordre en est changé,
quand elles n'en reçoivent point d'ailleurs de particulières. Ainsi,
les draps noirs sont ordinairement teints en pièce, et il en est de
même des étoffes lisses dont la trame est en laine peignée; ainsi, au
sortir des mains du tisserand,les mérinns,les napolitainc.s,etc.,qu'on
ne foule point, sont lavés dans une solution chaude de carbonate
de potasse et de savon, puis teints en pièce, tondus et passés tout
humides entre deux cylindres 'de cuivre chauffés avec de la va-
peur aqueuse; ainsi, on donne aux circassiennes dont la chaîne
est en coton, et à d'antres étoffes légères dont la confection a été
mal soignée, un gommage avec la solution de colle-forte, pour
leur donner plus de corps au toucher et les faire paraître plus
solides; ainsi, les flanelles, les couvertures, qui sont en laine
blanche, reçoivent, étant encore humides, un blanchîment à la
vapeur du soufre, et les dernières, tissées très souvent avec de la
laine simplement lavée, ne sont point tondues, mais lainées à la
mécanique après le foulage, et à la main après le blanchiment à
la vapeur du soufre, etc., etc.
tans perfectionnemens introduits dans la fabrication,
les uns depuis environ une trentaine d'années, les
autres depuis moins de temps. Les principaux por-
tent sur le battage des laines, leur droussage ou car-
dage, leur filage, et sur le lainage et le tondage des
draps. On me permettra d'en dire ici quelques mots.
Anciennement, le battage de la laine destinée à
être cardée ne se faisait qu'à la main. Aujourd'hui
chacune des machinesà battre mise en mouvement
par un cheval ou par un moteur général, et conduite
par une seule personne, très souvent une femme,
fait sans peine l'ouvrage de douze hommes, dont le
travail était autrefois très fatigant, et les exposait à
respirer des poussières irritantes, mais moins cepen-
dant que ne le sont celles du coton.
Le cardage et la filature ont surtout reçu les plus
grands perfectionnemens, ceux qui nous intéressent
davantage. Il n'y a pas plus de douze à quinze
ans que, dans certaines fabriques, ces opérations
se faisaient encore à la main ou au rouet. Dans
la fabrique d'Amiens par exemple, les premiers
essais de filature à la mécanique, n'ont pas eu lieu
avant 1825 (1), tandis qu'on les avait tentés à Lo-
dève dès l'année 1809. (a)

(i) Voir dans V Enquêterelative, etc., la déposition de M. Pour-


nelle d'Estré, t. ni, p. 408.
(2) Voir la Statistique du département de L'Hérault, par
Comme les mécaniques à carder et à filer le
coton, celles à carder et à filer la laine, qui n'en
sont que des imitations, épargnent une grande
quantité de bras on estime qu'un métier à filer de
soixante broches ( il en a ordinairement un bien plus
grand nombre ) fait le travail de vingt-cinq fileuses
à la main (i). Il fabrique un fil beaucoup plus égal,
beaucoup plus régulier pour la finesse et la torsion,
que ne l'est celui de ces fileuses, dont il a changé
totalement le sort. Ajoutons que le cardage et le
filage se faisaient autrefois principalement en hiver,
et par des gens de la campagne qui abandonnaient
pour la plupart ces occupations quand la saison ra-
menait les travaux de l'agriculture tandis qu'au-
jourd'hui le cardage et le filage sont surtout exé-
cutés par les habitans des villes, et à-peu-près égale-
ment pendant toute l'année.

M. Creusé-de-Lesser,p. 56i. C'est, du reste, de 1802 à 1804,


que l'on a importé en France les premières machines à carder la
laine à la filer et à brosser les étoffes, par un mouvement con-
tinu de rotation.
(1) Je dirais cinquante, sans le second filage auquel on soumet
les fils qui n'ont passé qu'à la mécanique à filer eu gros.
CHAPITRE II.

Des ouvriers de la fabriqne de Reims.

( Époques des observations octobre, novembre et décembre i836. )

La ville de Reims est le centre d'une très grande


fabrication de toutes sortes d'étoffes de laine, qui
s'étend dans presque tout le département de la
Marne, et jusque dans les départemens voisins de
l'Aisne et des Ardennes.
En i834 elle occupait, d'après l'enquête commer-
ciale d'alors, environ 5o,ooo ouvriers, dont un quart
intrà-muros et les trois quarts dans les campagnes.
Mais, ajoutait-on, «une bonne partie de ces derniers
« ne travaille, pour
la fabrique, que les deux tiers au
« plus de l'année les quatre autres mois sont
donnés
« aux travaux des champs (i). Il y a, en outre,
beaucoup d'habitans qui ne peignent ou ne tissent la

(i) Enquête relative à divcrses prohibitions, etc. t. III, p. /jO2,


45o et /|65.
laine que dans les seuls momens perdus pour l'agri-
culture.
Sur les 5o,ooo ouvriers existant, en i834> on en
comptait environ ào,ooo dans le département de la
Marne, savoir
12,000 fixés à Reims;
18,000 dans les autres communes, et 10,000 en
continuelle mutation de logement, dans la ville et
les villages. (i)
Les 10,000 autres appartenaient aux départemens
voisins.
Beaucoup d'ouvriers de la fabrique de Reims
avaient émigrépendant la crise de i83o et 1831; mais
depuis les premiers jours de i833 les arrivans ayant
été continuellement plus nombreux que les sortans,
la population de ces travailleurs s'est continuelle-
ment accrue, du moins jusqu'au mois de décembre
i836, époque à laquelle j'ai quitté le département
dela Marne (2). J'ignore, ati reste, combien il y en
avait alors.

(i) Voy. Discours prononcé le 17 octobre i836, par M. de


Saint-Marceaux,maire de Reims, en présidant une distribution
de médailles décernées aux fabricans de cette ville. (Exposition
publique des produits des arts et de l'indccstrie de Za ville de Reims
et dit département de la Marne, en i836,p. ioo).
(2) Vers le milieu du mois d'octobre i836, M. de Brossard,
secrétaire du conseil des prud'hommes de Reims, m'a remis
Reims est une ville manufacturière très impor-
tante on pourrait presque dire de premier ordre.
Et cependant, malgré son ancienneté, malgré sa po-
pulation depuis long-temps considérable(3) et mal-

une note de laquelle il résulte qu'il y avait au moins alors


dans la ville

Les deux tiers des tisserands sont du sexe masculin, et les plus
jeunes n'ont pas moins de 17 à 18 ans.
Il y a aussi plus d'hommes que de femmes parmi les peigneurs
de laine.
(3) Dans les premières années de ce siècle, un recensement
officiel portait la population de Reims il. 3o,a25 habitans. Le
recensement de 1826 en a donné 34,862; celui de 1831, 35,971,
et celui de 1836, 38,359' Mais, conformément aux instructions mi-
nistérielles qui ont prescrit ce dernierrecensement,la populationa
dû comprendre un certain nombre d'enfans trouvÉS mis en nour-
rice ou en pension dans les campagnes, lesquels n'avaient jamais
figuré jusque-là dans le chiffre de la population. Enfin l'année
gré le rang qu'elle tenait autrefois (i), elle manque
de tout moyen économique de transport, elle n'a
ni canal ni rivière navigable (2). Au reste, il en est
de même pour Nîmes, ville aussi manufacturière
que Reims, et qui n'est ni moins ancienne ni moins
populeuse.
La fabrique rémoise a fait depuis 2o ans des
progrès continuels. Elle a perdu, il est vrai, beau-
coup d'articles; mais d'autres les ont remplacés avec
avantage (3). Pendant la crise manufacturière de 1 83o

commune des naissances à Reims était de 1167 pendant an-


les
nées 1690 à 1700, de io3o soixante ans plus tard (Foy. l'article
Reims du Dictionn. géographique, historique et politiquc des
Gaules et de la France, par l'abbé Expilly); elle est actuellement
de r363.
(i) C'est-à-dire, malgré ses couvens nombreux, les richesses
de son clergé, les cérémonies du sacre de nos rois, les privilèges
d'une métropole ecclésiastique, et les titres de primat de la
Gaule-Belgique,de premier duc et pair de France, de légat né du
saint-siège donnés autrefois et son archevêque, etc.
(2) La Vesle, qui longe la ville d'un côté, n'est pointnavigable.
(3) Voy. dans V Enquête relative diverses prohibitions, etc.,
tome ni, p. 398, la déposition de M. Edouard Henriot. Beau-
-D'un
tisstrs nouveaux sont ventes grandement les
coup de fabricans m'ont d'ailleurs affirmé la même chose.
autre côté, la Société industrielle de Reims a reconnu que les
tissus an-
ciens pour cettefabrique,puisqu'elle faisait encore, en octobre i836,
beaucoup plus d'affaires que quand elle s'occupait des articles dé-
laisses (Voy. dans l'Industriel de la Champagne du ig octobre
iS36 l'article intitulé Société industrielle). Enfin, des ouvriers
de Reitns, m'ont affirmé di la même époque, que depuis 2o ans,
ils n'avaicut clnmé qu'eu i83o et i83t.
et i83i, qui fut l'effet du grand événement politi-
que d'alors, et à laquelle, par conséquent, l'indus-
trie rémoise ne pouvait seule échapper, il y eut une
interruption dans les progrès dont il s'agit; « mais
« peu-à-peu l'état de paix se consolidant,
la con-
« fiance revint, et si l'on excepte une
diminution
« dans le salaire de l'ouvrier, les années 1832 et
« 1833 peuvent être comparées aux meilleures an-
« nées de l'empire et de la restauration
(i). » En-
fin, dans les derniers jours de i836, la fabrique de
Reims était plus importante que jamais le nom-
bre de ses ouvriers s'était accru, et leurs salaires
avaient augmenté.
Dans les campagnes, où, à bien dire, il n'y a que
des peigneurs de laine, des tisserands et des dévi-
deuses de trames, tous les ouvriers travaillent chez
eux (2); mais dans la ville tous les autres sont em-
ployés chez des fabricans ou bien chez des entre-
preneurs. Je dis chez des entrepreneurs; car celui
qui achète des laines et en fait fabriquer des étoffes,
ne fait pas toujours laver, teindre, filer dans ses
ateliers, ni même donner chez lui aux étoffes que
les tisseurs lui rapportent, toutes les façons ou tous

(i) Discours de M. le maire de Reims.


(2) Quelques-uns, qui ne demeurent pas u plus d'une demi-
lieue ou de trois quarts de lieue au plus de la ville, y vont tra-
vailler chaque jour.
les apprêts qu'elles doivent recevoir avant d'être
livrées au commerce; il a recours à des entrepre-
neurs particuliers pour chacune de ces opérations.
Naguère, à Reims, on fournissait aux ouvriers,
autant que cela était possible, des matières premières
qu'ils emportaient dans leurs domiciles pour les
préparer et les mettre en oeuvre. Mais, afin de pro-
duire plus en grand et à meilleur marché, on a
multiplié les usines et les ateliers communs. Néan-
moins, cette ville compte très peu d'établissemens
qui réunissent dans la même maison plus de i5o tra-
vailleurs, et une seule en rassemble environ 3oo. (i)
La durée de la journée dans les manufactures est,
en général, de i4 heures et demie, sur lesquelles on
en accorde deux ou deux et demie pour trois repas (2);
ce qui réduit le travail effectif à 12 heures et demie,
ou même à 12 heures. Mais pour les laveurs de
laines et les batteurs, il n'est en tout temps que de
1 1 heures, et souvent que
de 10 heures et demie. Le
travail à domicile est ici, comme partout, plus long
que dans les usines. (3)

(i) La filature de laines cardées, dite des Longuaux.


(2) Ordinairement une demi-heurele matin, de 8 heures à 8
heures et demie; une heure de midi à 1 heure; et une demi-
heure le soir, de 4 heures à 4 heures et demie. Ce sont là les
repos les plus courts.
(3) Excepté pour les bonnetiers, pour beaucoup desquels il
est habituellement de 12 heures par jour en toute saison.
Le logement de la plupart des familles d'ouvriers
se compose en ville de deux chambres d'une
chambre et d'un cabinet, ou bien d'une chambre et
d'un grenier. Le lit et les métiers à tisser, ou le lit et
le petit poèle à chauffer les peignes, sont très fré-
quemment dans la même pièce. Du reste, celle-ci,
quoique généralement au rez-de-chaussée, n'est ja-
mais enfoncée en terre; et comme les rues sont or-
dinairement très larges, les maisons assez basses (i),
et que derrière elles, dans les quartiers principale-
ment habités par les ouvriers, il y a très souvent
des jardins, ces logemens ne manquent ni d'air ni
de jour, mais ils sont fort chers; ils coûtent de
75 à i5o fr. par an, qui se paient ordinairement en
quatre termes. Un seul cabinet sans cheminée se
loue de 3o à 4o fr.
Ces demeures sont propres et commodes; mais
celles des plus pauvres ne sont pas aussi bonnes. On
en aura une idée par les détails suivans
Qu'on se figure, loin du centre de la ville (2),
des maisons basses, d'un aspect misérable, des
chambres fréquemment sales et humides, quoique
presque toujours bien éclairées, et la pièce à feu la
seule habitable ( je ne dis pas la seule habitée, car

(i) Beaucoup n'ont même pas de premier étage.


(2) Principalement dans les quartiers Saint-Remy et Saint-
Nicaise.
souvent le grenier est sous-loué par les malheureux
du rez-de-chaussée à de plus malheureux qu'eux en-
core ), communément si petite qu'un métier à tisser
ne peut pas y tenir avec un lit. Ces misérables ré-
duits, que précèdent des cours mal pavées, cou-
vertes d'ordures, se louent depuis 55 ou 60 fr. jus-
qu'à go. En outre, le loyer s'en paie chaque mois
et même chaque semaine. On ne voit au lit des
malheureux qui les habitent, qu'un mauvais ma-
telas avec des draps sales et usés. Ces draps sont
souvent les seuls que possède la famille alors, quand
on les blanchit, elle couche nécessairement à nu sur
le matelas. Un petit lit de paille, destiné aux enfans,
se trouve très souvent à côté du premier. Enfin, il
y a rarement dans ces logemensdes métiers à tisser et
même des poèles ou fourneaux à chauffer les peignes
les locataires sont trop pauvres pour en posséder;
quand il y en a, c'est qu'ils les tiennent à loyer.
On conçoit le mélange, le pêle-mêle des sexes qui
s'observe dans ces demeures si pauvres. Mais dans
les autres, les sexes sont séparés pour dormir, et le
père et la mère couchent avec les plus jeunes enfans
dans la chambre occupée par les métiers. L'amen-
blement des ouvriers m'a paru du reste ici plus pro-
pre, plus complet qu'il ne l'est, en général, dans
d'autres pays. (1)

(i) On a construit pour les ouvriers de la fabrique, à un quart


En outre, les ouvriers de la fabrique de Reims
sont assez bien vêtus, du moins dans la ville et dans
quelques villages que j'ai visités; mais, à cause de la
cherté du combustible, ils sont très mal chauffés en
hiver. Quant aux plus pauvres, il suffirait de voir
leur mobilier pour se faire une idée de leur pro-
fonde misère. Aussi, presque tous ces derniers sont-
ils inscrits au bureau de bienfaisance, du moins les
enfans et les vieillards. Cependant, et cela est re-
marquable, leurs vêtemens de dessus ne sont que
rarement en mauvais état.
L'opinion générale,àReims, veut que les ouvriers
nés dans le pays soient naturellement doux, sou-
mis, tranquilles, amis de l'ordre mais elle leur re-
proche de se livrer à la boisson, surtout à ceux qui
travaillent dans les filatures et dans les ateliers de
construction. Les tisserands et les bonnetiers y sont
moins enclins. On voit, en effet, un très grand nom-

de lieue de Reims, quelques logemens loués chacun 5o fr., et


composésd'une pièce au rez-de-chaussée, d'une chambre au pre-
mier étage, et d'un grenier. J'en ai vu dans le faubourg de Cérès
qui étaient à-peu-près semblables, tenus avec propreté et à
peine plus chers. J'ai même vu, dans ce faubourg, deux courrées
(c est le nom donné dans le pays à toutes les maisons qui réunis-
sent beaucoup d'ouvriers) habitées par des ouvriers aisés, et dont
les cours, très vastes, sont des espèces de jardins. Chaque loca-
taire en a une portion qu'il cultive comme il lui convient, et
souvent en plantes de parterre.
bre des premiers, et parmi eux il y a souvent des
femmes (i), qui s'enivrent,principalement les diman-
ches et les lundis, beaucoup même les deux jours
suivans. Il serait peut-être difficile qu'il en fût au-
trement, du moins les lundis car, dans la plupart
des établissemensoù le moteur est une pompe à feu,
j'ai vu arrêter celle-ci, et par conséquent tout tra-
vail dans la manufacture, quand, par l'absence d'une
partie des ouvriers, et à cause de la dépense du
combustible, le fabricant n'avait plus de profit à
faire marcher ses métiers. Ainsi des maîtres qui de-
vraient s'efforcer de faire venir leurs ouvriers à l'ate-
lier tous les lundis, semblent prendre soin de leur
donner l'habitude d'un chômage, qui devient pour
eux l'occasion de dépenses ruineuses et de démora-
lisation.
Tous les ivrognes qu'on voit à Reims ne sont pas
des ouvriers de la fabrique de laine; il existe parmi
eux beaucoup de gens étrangers au pays, mais sur-
tout plusieurs centaines de Belges (2) que l'on
accuse, avec un certain nombre de forçats libérés,
de la plupart des désordres qui se commettent.
L'ivresse est une source déplorable de désordres
et de misères. La morale en gémit, mais elle se trou-

(i) Surtout dans les quartiers Saint-Remy et Saint-Nicaise.


(a) Principalement ceux des environs de Liège.
verait heureuse de n'avoir que cette honteuse nabi-?
tude à reprocher aux ouvriers de Reims. Non-seule-
ment la dissolution des moeurs s'y montre comme
dans toutes les autres grandes yilles de fabrique,
où la prévoyance des maîtres ne tient pas séparés
les uns des autres les jeunes gens des deux sexes;
mais elle y a un caractère particulier que l'on ne
trouve point ailleurs.
Si j'en crois ce qui m'a été rapporté beaucoup
de filles et de jeunes femmes des manufactures,
abandonnentsouvent l'atelier dès six heures du soir,
au lieu d'en sortir à huit, et vont parcourir les rues
dans l'espoir de rencontrer quelque étranger, qu'elles
provoquent avec une sorte d'embarras timide. Ce dés*
ordre est si bien connu que la plaisanterie, qui man-
que rarement chez nous de se mêler aux actions les
plus répréhensibles comme pour les excuser ou les
affaiblir, a créé dans les ateliers une expression par-
ticulière pour désigner celle dont il s'agit quand
une jeune ouvrière quitte son travail le soir avant
l'heure de la sortie générale, on dit, qu'elle va
faire son cinquième quart de journée.
Ce mot peut faire sourire, mais on éprouve un
sentiment pénible, à voir de très jeunes filles dont la
taille n'annonce pas plus de douze à treize ans,
s'offrir le soir aux passans. Ce dernier fait, au sur-
plus, se trouve confirmé par un journal imprimé à
Reims, dans lequel on lit, non-seulement, que cette
ville est infectée de prostitution, mais encore qu'il
s'y trouve peut-être cent enfans au-dessous de quinze
ans qui n'ont, pour ainsi dire, pas d'autre moyen
d'existence, et que dans ces cent, dire ou douze n'ont
pas atteint leur douzième année. Je n'invente pas
ajoute l'auteur de l'article, je raconte des faits, et je
ne dis pa8 tout. (1)
On conçoit maintenantqu'il doive y avoir à Reims
un très grand nombre de naissances de bâtards.J'en
trouve, en effet, pour la période de 1825 à i835in.
clusivement, une contre 3,99 légitimes (2), tandis
que dans le département entier de la Marne, dont
Reims fait partie, c'est pour les onze mêmes années
consécutives, une contre j2,o3 (3). Il faut ajouter
ici que cette ville n'a point eu depuis long-temps de

(i) L'Industrielde la Champagne du rlt août x836. Y. l'ar-


ticle intitulé Statistique morale.
On peut lire dans l'ouvrage intitulé De la Prostitution dans
la ville de Paris, etc. par M. Parent Duchâtelet tome 1 ?
p. 453, comment on découvrit, il y a quelques années, que la
ville de Reims fournissait à celle de Paris un contingent de pro-
stituées plus fort que celui de toutes les autres villes.
(2) 3,ooa contre rr,g88.
(3) 8,420 contre 101,248.
On conçoit d'ailleurs que le tour où l'on peut apporter des
campagnes voisines les nouveau-nés abandonnés par leurs parens,
doive augmenter la proportiondes naissances enregistrées comme
illégitimes dans la. ville de Reims.
soldats en garnison, et qu'on n'y voit guère d'autres
étrangers que ceux que la fabrique ou le commerce
y attire.
Terminons ce qui concerne les mœurs des ou-
vriers, par des renseignemens puisés auprès d'un
homme que son état met plus qu'un autre à portée
de les bien connaître. J'y ai confiance parce que
celui à qui je les dois m'a rendu témoin d'une partie
de ce que je vais dire. Je transcris ses paroles en les
abrégeant et en rappelant qu'elles se rapportent à la
fin de i836.
« Depuis t834> les ouvriers
de Reims qui ont de
« la conduite pourraient presque tous être
heu-
« reux. Mais ceux de notre quartier
(celui qui est
« principalement habité par les plus mauvais sujets
« de la fabrique (i)), se livrent d'autant plus
« aux débauches, surtout à
l'ivrognerie, que leurs
« salaires sont plus forts. La plupart des mieux rétri-
« bués ne travaillent que pendant la dernière moitié
« de la semaine, et passent la première dans
des
« orgies. Les deux tiers des hommes et le quart
« des femmes qui habitent certaines rues (2) s'eni-
« vrent fréquemment. Un très grand nombre y vit
« en concubinage. Beaucoup se prennent, se quittent

(i) Les quartiers Saint-Remy et Saint-Nicaise,dont les habi-


taus font bien le tiers de la population de la ville.
(2) Les mes de Versailles Tourne-Bonne-Eau etc.
« et se reprennent; mais plusieurs cependant restent
« toute leur vie attachés l'un à l'autre. Quant à leurs
« enfans, ils meurent très jeunes, ou bien ils contrac-
« tent tous les vices des pères et mères. Ils sont tel-
« lement adonnés aux boissons spiritueuses que com-
cc munément ils nous apportent, à nous cabaretiers,

« leur meilleur habit ou quelque meuble sur lequel


« on leur avance du vin ou de l'eau-de-vie; si au bout
« d'un temps convenu ils ne nous ont pas payé, ces
« objets nous appartiennent (i). Lorsqu'on leur parle
« d'ordre et d'économie, ils répondent que le com-
te merce seul les fait travailler et vivre, que pour le

« faire aller il faut dépenser de l'argent, que l'hôpital


« n'a pas été fondé pour rien, et que s'ils voulaient tous
« faire des épargnes être bien logés, bien vêtus, les
« maîtres diminueraient le salaire, et qu'ils seraient
« également misérables. »
Heureusement, la plupart des ouvriers de Reims
ne ressemblent pas à ceux-là, quoiqu'ils manquent
de prévoyance. Enfin, si mes renseignemens sont
exacts, ils ont très généralement de la probité. Et
cependant on a établi dans cette ville, il y a quel-
ques années, une association dont l'existence semble
témoigner le contraire c'est la Socié6é dite des

(i) Chez le cabaretier qui m'initiait à ces choses, j'ai vu plu-


sieurs paquets de linge ou hardes mis ainsi en gage, et déposés
dans une grande armoire qui servait de magasin.
Déchets dont le principal but est de prévenir,
autant qu'il est possible, les vols de matières pre-
mières commis par les ouvriers infidèles (1)4 Je ne
sais pas jusqu'à quel point cette association atteint
un pareil but; mais quoique je n'en connaisse pas
une seconde qu'on puisse lui comparer, elle n'est
pas pour moi la preuve que les vols qu'elle se pro*
pose d'empêcher soient plus communs à Reims que
dans certaines autres villes de fabrique 5 seulement
ils y sont assure-t-ottj plus fréquens aujourd'hui
qu'ils ne l'étaient autrefois. (2)
Depuis quelques années la proportion des ou*
vrieics qui savent lire et écrire paraît augmenter à
Reims.
Les ouvriers qui travaillent dans cette ville, y
demeurent presque tous, et les plus éloignées- s'y
rendent d'une demi-lieue à trois quarts de lieue au
plus.

(i) V. dans l'Industrielde la Champagnedu 19 octobre x836,


l'article intitulé Société industrielle.
(2.) On trouve dans les notes qui accompagnent la XXXIVe
Lettre de M. Michel Chevalier, sur l'Amérique du Nord, que les
ouvriers de Reims donnent la laine soustraite par eux pour le
quart de ce qu'elle vaut, et qu'ils l'échangent au cabaret à raison
d'un demi-litre de vin pour un échée de fil (tome 11 de la seconde
édition,'p. 383). Il y a en effet quelques cabarets à Retins Où les
ouvriers, m'a-t-on assuré, échangent réellement contre du vin
les laines qu'ils volent.
Le tableau suivant fait connaître les salaires jour-
naliers, payés dans la même ville, en i836

(i) Très peu de femmes sont employées à Reims au triage de


la laine.
(2) Très souvent ces ouvrières sont payées à raison de 5 cen-
timesla livre.
(^3) Lorsque j'étais à Reims, un métier à filer la laine peignée
chutait 7 fr. par jour au manufacturier,pour le fileur et a ratta-
cheurs; dont l'un était payé 25 sous et l'autre 2o.
On ne saurait déduire exactement de ce tableau

(i) Je pourrais mentionner, immédiatement après ceux-ci, les


tisserandspour essais sur les métiers ordinaires, qui gagnaient, en
i836, de 40 à 5o sous par jour; mais il y en a seulement quel-
ques-uns.
(a) Jeunes gens qui aident les maîtres laineurs, en tirant sur
les lisières du drap mouillé pour le tendre, pendant qu'il marche
sur le gros tambour garni de chardons.
(3) Jeunes gens qui tendent les draps sur les tables à tondre,
en fixant les lisières à de nombreux crochets dont ces tables sont
garnies à leurs bords.
(4) Jeunes enfans qui renouvellent les chardons des cardes du
tambour de la laineuse.
tout détaillé qu'il soit, les salaires moyens payés aux
différentes classes d'ouvriers. On sait seulement que
ces salaires se rapprochent plus du minimum que
du maximum. A plus forte raison ne peut-on pas en
déduire des moyennes générales bien- certaines, les
nombres d'ouvriers dont chaque classe se compose
étant peu connus.
Néanmoins, si nous divisons les travailleurs d'a-
près le sexe, l'âge les forces et l'habileté, nous
trouvons
Pour les hommes faits, depuis i fr. 25 c. jus-
qu'à 4 fr. 75;
Pour les femmes, depuis go c. jusqu'à i fr. 75c;
Pour les jeunes gens, depuis i fr. jusqu'à i fr. 25 c.;
Pour les enfans de io à i5 ans, depuis 4o c. jus-
qu'à 75 c. (1)

(i) Je puis citer, comme confirmant assez bien l'exactitude de


ces évaluations
i° Un rapport fait dans la même année i836 au conseil de
l'arrondissementde Reims, dans lequel M. le sous-préfet évaluait

Deuxième classe.
ainsi le salaire des ouvriers payés à la journée
Première classe, et la moins nombreuse, de. 2 5o à 3 »

Femmes employées dans les ateliers


1 5o à 2 »
» 75 à 1 a
Jeunes enfans » 5o à » 75
Tisserands ordinaires 1 25 à i 5o
(F. dans l'Industriel de la Champagne, du 3 août x836, un ex-
trait du rapport de M. le sous-préfet).
2° L'opinion de deux tisserands à qui je dois plus d'un ren-
seignement utile, d'après laquelle les salaires payés le plus com-
Les ouvriers de la campagne étant tous, à bien
dire, des peigneurs de laine ou bien des tisserands
d'étoffes unies, ils n'avaientd'antres salaires* en i836$
que ceux qui sont indiqués dans le tableau peur ces
professions Du reste, quel que fût le lied dd demi"
cile j j'ai vu des ouvriers de la fabrique de Reims
dans une condition très sensiblement meilleure que

munémehtk Reims, en 1836, du moins jusqu'au mois de décem-


bre, étaient de
i fr. 59 à 3 fr. » pour les hommes.
i Ȉ i 5o pour les femmes et de
» 5o à i » pour les enfans et les jeunes gens.
D'un autre côté, si nous en croyons l'Industriel de la Cham-
pàgtié du i6 avril i836, jdurnâl imprimé à Reims, il existait à
cette époque, dans cette ville, « quelques milliers de tissetirs
« pères de famille qui, pour nourrir leurs femmes et leurs en-
« fans, n'avaient guère qu'un salaire de ao sous, 3o sous au plus.
« Bon nombre d'ouvriers, ajoutait-on, gagnent 10 ou i5 sous;
ceci est un fait, et nous ne t'inventons pas il nous a été attesté

tt rions citer les noms '1


i par une foule de personnes recommandables, dont nous pbùr"-
par des négociaÏ1s1 des fàbridâtis, des
Il magistrats, des conseillers municipaux etc; etc.
Je suis porté à croire, nonobstant ces assertions si positives
que l'auteur de l'article cité n'a pas connd l'âge des derniers ou-
vriers) qui devaient être des enfans ou des jeunes gens*
Beaucoup de personnes, en outre, m'ont donné des évalua-
tions générales des salaires payés aux ouvriers de Reiras mais
ces personnes ne m'ayant pas convaincu qu'elles fussent réelle-
ment instruites des faits dont la connaissance est indispensable à
quiconque veut avoir un avis sur ce sujet, je ne mentionnerai
pas ces évaluations. Elles rentrent d'ailleurs, pour la plupart,
dans les limites de celles qui précèdent.
celle dans laquelle ils étaient à la fin de i83o* en
r831 et en i83a; car on estimait, pendant mon
séjour dans le pays, que les prix de main*à"(»uW8
y étaient alors augmentés d'un quarts sur Ceux
de 1832. (t)
Les ouvriers de Reims sont en général bien nou?*
ris leur pain est excellent) et la plupart d'entre eux
mangent de la soupe grasse et de la viande deux
fois par semaine; quand ce n'est pas plus souvent.
Beaucoup en ont même tous les jours ou presque
tous les jours. Enfin, un grand nombre de femmes
prennent du café au lait chaque matin* La viande de

(i)On peut consulte? à cet égard dans YIndastriel dé la


Champagne du 19 octobre i836, les réponses de la Société in-
dustrielle de Reims à M. le maire de cette ville, particulièrement
la réponse à la dixième question.
Si nous nous en rapportons à la déposition de M. Edouard
Henriot, délégué de la fabrique rémoise pour l'enquête com-
merciale de i834, il n'y a pas eu de différence bien sensible entre
les salaires de cette même année, et ceux de 1836. Il a déclaré,
en effet, que sur les 12 à i3,ooo ouvriers de l'industrie lainière
habitant la ville, i5oo ou environ, gagnaient alors de a f. 5o c.
à 3 fr. par jour, la masse de 3o à 40 sous pour les hommes, et
de 10 à 15 sous pour les enfans âgés depuis 10 ans jusqu'à 16
(Enquête relative, etc., tome ni, p. 402). Je ne reproduis pas
ici la déposition entière de M. Henriot, relative aux salaires, à
cause d'une erreur typographique évidente. Mais, d'un autre
côté, suivant M. le maire de Reims, les salaires payés dans cette
ville en 1834, étaient de 1 fr. à 3 fr. pour l'homme, de 7& cent.
à i fr. 25 c. pour la femme, et de 5o p y5
c. pour les enfans (Dis.
cours précité, p. zoo et ici).
boucherie, le pain, le vin sont, dans la ville, les seules
denrées à bon marché voilà peut-être pourquoi nos
travailleurs font une plus grande consommation de
viande que dans les autres villes. Ils y trouvent de
l'économie, à cause du parti que l'on en tire pour la
soupe et pour l'assaisonnement des légumes et des
pommes de terre. Celles-ci d'ailleurs se vendent à
un prix si élevé, qu'ils ne les achètent guère qu'à la
livre (i). A la campagne, les légumes les racines
les fruits et le lait composent surtout le régime ali-
mentaire.
La nourriture d'un ouvrier qui se met en pen-
sion lui coûte, en ville, depuis 274 jusqu'à 2g2 fr.
par an (2), et son lit, suivant qu'il le partage avec

(1) Voici les prix de ces denrées à Reims, pendant que j'étais
dans cette ville, en octobre, novembre et décembre 1836.
Pain blanc de première qualité, acheté chez les boulangers,
7 sous le pairi de 3 livres, i4 sous celui de 6 livres.
Viande de boucherie, seconde qualité, de 7 à 9 sous la livre.
Légumes secs 7 à 8 sous le pot de lentilles, et 8 à 10 sous le
pot de haricots, selon la qualité. Le pot est une mesure locale qui
contient un peu plus du litre.
Pommes de terre, i sou la livre des jaunes, et 1 sou 1/2 la livre
des ronges. Il en vient si peu dans la banlieue de la ville, qu'on
en apporte de la plaine de Laoh.
Un petit choux, 2 à 4 sous.
Et tous les produits du jardinage proprement dit, très chers,
proportion gardée.
(2) C'est i5 ou 16 sous par jour, dont 4 pour le pain, et 11 à
un autre dans une chambre'e commune dans un
cabinet particulier, ou bien qu'il couche seul, de
36 à 5o fr., de 48 à 54 fr., et de 84 à 96 fr. Par
conséquent, son logement et sa nourriture réunis
lui reviennent depuis 3io fr. 5o c. jusqu'à 388 fr. Le
prix le plus commun est peut-être 365 fr., ou 7 fr.
par semaine, 2o sous par jour, pour être nourri, et
n'avoir que la moitié d'un lit dans une chambrée
commune. (1)
La nourriture des femmes leur revient à meilleur
marché. Celles qui n'ont point de famille et ne vivent
pas en concubinage, se réunissent ordinairement
deux ou trois dans un cabinet ou une petite cham-
bre qu'elles meublent à frais communs.
Si à l'aide de tous ces détails nous cherchons
maintenant à évaluer les dépenses, du moins autant
qu'il nous est possible de le faire, et si nous les
rapprochons des recettes, il en résulte qu'à Reims,

12 sous pour le reste. La soupe grasse fait partie, au moins une


fois par jour de l'un des deux grands repas.
(1) Pour ce dernierprix, on a souvent encore son linge blanchi,
si l'on couche deux dans un lit en chambrée commune. Dans la
pension la plus fréquentée de la ville, on paie 14 sous par jour,
mais on n'y a jamais plus d'une fois de la soupe grasse. Elle
était très bonne le jour où je l'ai goûtée. Comme partout, les
pensionnaires achètent eux-mêmes le pain qu'ils mangent à leurs
repas moins cependant celui de la soupe qu'on leur fournit
avec le bouillon. Il va sans dire d'ailleurs que les ouvriers qui
veulent boire du vin, le paient toujours èi part.
comme ailleurs, les ouvriers qui gagnent le moins
peuvent à grand'peine vivre dans les temps ordi-
naires, lors même qu'ils sont économes et n'ont
aucune charge. Cela résulte non-seulement de la
comparaison des recettes et des dépenses, mais en-
core des renseignemens presque unanimes que
m'ont donnés beaucoup de personnes, (i)
Les ouvriers de Reims, comme ceux de toutes les
autres villes manufacturières un peu considérables,
n'ont d'autres moyens d'existence que leurs salaires.
Beaucoup pourraient néanmoins, avec de l'ordre et
de la santé, réaliser des épargnes; mais très peu son-
gent au lendemain. Ceux de la campagne, plus so.
bres en général, plus laborieux, plus économes et
d'une conduite meilleure à tous. égards, savent en
faire cependant avec deà gains moins forts.
Les mis et les autres ne sont pas contens de leur
sorh et pour la plupart, surtout dans la ville, ils
s'en plaignent, sans se douter qu'autrefois ils étaient
dans une moins bonne position. Je n'alléguerai pas

(x) J'ai vu à Reims un tisserand qui, avec une somme de Il


à, %5 fr. par semaine, ou de 700 fr. au plus par année, avait
pendant trois ans, nourri, vêtu, logé, /chauffé, éclairé et entre-
tenu de tout, lui, sa femme et un enfant en bas âge, comme le
sont dans cette ville les ouvriers économes non indigens. Aucun
autre ouvrier de la même ville n'a pu me dire quelles étaient ses
dépenses indispensables, du moins comme celui-ci, d'après des
écritures tenues avec soin.
en preuve de ceci, que la misère les pousse à men-
dier moins souvent que jadis; j'aime mieux rappor-
ter ce que m'ont dit quelques vieillards (i) sur l'état
des ouvriers de la fabrique avant 1789.
<c
Jly a. cinquanteanales ouvriers en laine de Reims
a étaient, comme ceux des autres professions, dans

« entassés dans des chambres étroites, mal nourris,


mal vêtus, paraîtraient bien pauvres aujourd'hui.On
citait ceux qui mangeaient une fois par semaine de la
viande et de la'soupe grasse, on enviait leur sort,
« et actuellement tout-ouvrier qui n'est pas dans la
misère en mange au moins deux fois. Enfin la
santé de l'ancien ouvrier rémois n'était pas aussi
« bonne, en général, que nous la voyons de nos
a jours Mais s'il y a. une grande amélioration

(t) Je dois nommer parmieux M. Assy, ancien fabrlcant, et


l'un des habitans de Reims les plus respectés.
(2) Ce tahleatt de l'ancien état de misère des ouvriers de
Reims est encore rembruni dans cette phrase du discours déjà
cité de M. de Saint-Marceaux maire de la ville « Avant 1789,
x l'ouvrier de Reims était excessivement malheureux, et ne
« gagnait que 6 à la sous par
jour. Mal nourri, mal vêtu, il
« n'osait se montrer les jours de dimanche et de fête u (Page 98).
On l'a déjà dit ou donné à entendre la misère est très sou-
vent ici le résultat de l'inconduite; cependant, elle peut être ex-
cessive, sans que cette cause y contribue. Ainsi, ou m'a fait
•visitet* im ménage composé de neuf personnes, le père, la mère,
et sept enfans en bas âge, dont l'aîné, âgé de 8 ans et demi, allait
« sous le rapport physique, c'est le contraire sous le
« rapport moral les ouvriers sont devenus irréli-
« gieux beaucoup volent de la laine à leurs maîtres,
« ce qui était rare autrefois, et le libertinage des
filles, alors que, jeunes encore, nous savions l'a-

à l'école, et ne pouvait, à cause de cela, gagner par jour plus


de 3 sous.

ménage
Son père, simple journalier, en recevait 28

vail.
Et la mère, à cause des soins qu'elle donnait à
son 10 sous seule-
ment, pour éplucher de la laine, au lieu de 18
à 2o qu'elle aurait pu gagner.
Total 4i sous.
Ou, pour toute l'année, en supposant 3oo journées de tra-
6i5 fr.
sur lesquels il fallait retrancher pour le loyer. 72
Reste pour toutes les autres dépenses. 543
Ou, pour chacune des neuf personnes, terme moyen, 60 fr.
33 c. par an, c'est-à-dire 16 centimes et demi par jour, pas tout-
à-fait 3 sous et demi.
Cette famille, secourue heureusementpar le Bureau de Bien-
faisance et par la charité particulière, se nourrissait de pain, de
légumes, de soupes maigres, et achetait chaque jour pour un sou
de lait aux deux plus jeunes enfans. Chaque dimanche,elle ache-
tait aussi une livre de viande pour faire de la soupe grasse. Elle
couchait sur deux paillassesplacées sur des châlits, et couvertes
de mauvaises couvertures. Le jour où j'ai visité cette famille, le
père ne portait pas de chemise, et la mère, avec deux enfans, en
portaient de si mauvaises, qu'on aurait dit de la vieille toile
d'emballage. Je n'ai pu voir, à Reims, un autre exemple d'une
indigence aussi profonde et sans vice. Il est vrai qu'il n'y avait
peut-être pas une seconde famille d'ouvriers qui comptât autant
d'enfans en bas âge.
« percevoir partout où il y en avait, nous frappait
a bien moins qu'aujourd'hui.D'un autre côté, l'amf
« bition est dans tous les esprits plus d'ouvriers
« veulent devenir fabricans, et plus de fabricans
a veulent devenir promptement riches. De là, le re-
« lâchement du lien qui les unissait les uns aux au-
« tres le maître ne voit dans l'ouvrier qu'une ma-
« chine qui fabrique, il l'abandonne pour tout le
« reste; jadis ce n'était pas ainsi.
Enfin, il y a pour
« toutes les aisances
de la vie, un progrès très sen-
« sible mais au moral il y a recul, les ouvriers pa-
cc raissent
n'avoir pris de l'état actuel de notre civi-
« lisation que les vices; et l'agrandissement des ma-
« nufactures, les réunions nombreuses des deux
« sexes dans les mêmes ateliers y ont beaucoup con-
« tribué. »
J'ai vu en général, peu d'enfans à Reims, chez
nos ouvriers, et les registres de l'état civil viennent
confirmer la même observation pour la ville entière,
car ils donnent, terme moyen,pour les onze années
consécutives de 1825 à 1835 inclusivement, 3,3g nais-
sances légitimes par mariage (i). J'ignore d'ailleurs
l'âge auxquels les ouvriers se marient mais je
sais que beaucoup d'entre eux vivent en concubi-
nage tous mes renseignemens s'accordent sur ce

(i) 11,988 naissances légitimes pour 3,538 mariages.


point. La fécondité assez faible des unions paraît être
indépendante de cette circonstance et de la forte
proportion des bâtards constatée plus haut; car, dans
le département entier de la Marne, où, proportion
gardée,il y a bien moins d'unions concubinaireset de
naissances illégitimes, le nombre moyen des enfans
par mariage est sensiblement le même qu'à Reims,
ou même un peu moins fort. (1)
Dans cette ville et dans tous les environs, on al-
laite les enfans des pauvres tantôt au sein et tantôt
au biberon; mais ceux des ouvriers le sont plus sou-
vent au biberon que les autres, surtout quand on
confie le soin de les élever à des femmes qui font le
métier de nourrices. L'allaitement au sein ne dure
pas en général beaucoup de temps (2), et l'on se hâte
trop de nourrir les enfans avec de la bouillie. En ou-
tre, l'allaitement artificiel est le seul connu pour
ceux qui sont abandonnés, et il résulte de recherches

(i) En voici la preuve pour les onze mêmes années consécu-


tives de 1825 ài835.
Mariages 3i,7/j3
Naissances légitimes 101,248
illégitimes 8,420
Rapport des mariages aux naissances légitimes, comme z est
à 3,19.
Rapport des mariages aux naissances légitimes et illégitimes
réunies, comme 1 est à 3,46.
(2) C'est rarement une année entière.
que l'on a bien voulu faire pour moi à l'administra-
tion des hôpitaux et hospices de Reims et qui com-
prennent 916 enfans expos.és avant l'âge de deux
mois accomplis, depuis 1826 jusques et compris
i835, que leur mortalité, dans le cours seule-
ment de la première année de la vie, a été de 586,
ou de 64 sur 100, malgré les bons soins d'ailleurs
que ces enfans recevaient à l'Hôtel-Dieu pendant le
peu de jours qu'ils y passaient. (i)
Je ne sais pas jusqu'où s'étend l'influence de l'al-
laitement artificiel sur la santé des Rémois. Mais,
malgré la pureté de l'air que l'on respire en toute
saison dans leur ville (2), on voit beaucoup de
scrofuleux parmi les ouvriers de la fabrique, et
surtout parmi leurs enfans. Il paraît, au reste, qu'a-
vant le milieu du siècle dernier, époque de la coti-
struction de la place Royale dans le quartier le plus
populeux, de l'élargissementdes rues les plus étroi-
tes, du pavage pour la première fois de plusieurs
autres, et de l'établissement de fontaines publiques,
les habitans, du moins les ouvriers, beaucoup plus

(i) Voir, dans les Annales d'hygiène publique, t. xix, p. 47 et


suivantes, un article intitulé De la mortalité des enfans-trauvés
considérée dans ses rapports avec le mode d'allaitement, etc.
(2) Cependant, les bords de la Vesle ne paraissent pas être
très salubrea. Si l'on m'a dit vrai, des fièvres d'accès s'y mon-
trent tons les ans au commencement de l'automne.
misérables, beaucoup plus serrés dans leurs loge-
mens qu'ils ne le sont aujourd'hui, étaient très com-
munément attaqués de scrofules et même de goitres.
Mais depuis lors, la première maladie est devenue
moins fréquente, généralement moins intense, et la
seconde ne s'observe presque plus. Des vieillards
m'ont affirmé qu'à l'époque de leur jeunesse, des
goitres volumineux déformaient le cou d'une foule
de Rémoises, et qu'aujourd'hui cette maladie est en-
tièrement disparue de leur cité (i). Enfin, la cou-
tume qu'avaient jadis les rois de France, à Reims,
lors de la cérémonie de leur sacre, de toucher les
écrouelleux, et un ancien hospice où l'on a toujours
recueilli et traité ces malades ( 2 ), semblent des
preuves certaines qu'autrefois il y en avait beaucoup
plus que de nos jours.
Quoi qu'il en soit, l'état général de la santé des ou-
vriers de la fabrique, dans la ville, est regardé, par
beaucoup de médecins et par d'autres personnes
comme généralement mauvais (3). Mais les seuls en-

(i) Les médecins de la ville soutiennent qu'elle n'a pas entiè-


rement disparu,
(2) L'hospice Saint-Marcoui.
(3) Voici à cet égard des détails qui m'ont été donnas par
M. le docteur Maillet, professeur à l'école secondaire de méde-
cine de Reims, et l'un des plus anciens médecins de la ville
La moitié environ des ouvriers jouit d'une bonne constitu-
1 tion, et les autres sont scrofuleux, ou du moins d'un tempé-
fans scrofuleux ou écrouelleux m'ont paru justifier
cette opinion.
Il y a depuis l'année 1823 une caisse d'épargnes à
Reims, mais les ouvriers y font encore trop rare-
ment des dépôts.
Quant aux associations organisées pour venir au
secours de ceux de leurs membres qui tombent ma-
lades ou deviennent infirmes, mes recherches n'ont
pu m'en faire connaître que sept, réunissant en-
semble 283 membres, et composées presque uni-
quement d'ouvriers de la fabrique, surtout de tisse-
rands. (i)

« rament fortement lymphatique. Parmi les premiers, figurent


surtout les personnes étrangères à la ville, c'est-à-dire les ou-
K
vriers qui ont abandonné l'agriculturepour venir à Reims tra-
k vailler à la fabrique; ils ont presque tous une bonne santé, à
« l'exception cependant des tisseurs, qui sont sujets à des gon-
« flemens de jambes. Les autres n'ont point de maladies qui leur
« soient particulières; et, malgré ce qu'ont dit les médecins, ni
«
le charbon, ni la pustule maligne, ne s'observent chez les
« trieurs qui manient les toisons en suint. »
(i) Leurs réglemens sont assez bons.
Les sept qui existaient à Reims, en octobre i836, étaient les
suivans
Ces sociétés, dont les indigens ne peuvent faire
partie, ne suffir aient pas, en les supposant même
aussi nombreuses qu'elles pourraient l'être, aux be-
soins des ouvriers de Reims. Ici, comme ailleurs, le
bureau de bienfaisance et la charité particulière y
suppléent pour les plus pauvres, non complétement,
mais autant qu'il leur est donné de le faire (r). Des
secours mieuxplacés, et par conséquent plus utiles,
parce que toujours offerts aux plus dignes, ils ne
s'accordent que temporairement et dans des circon-
stances extraordinaires, sont ceux que la société de

(1) Les 2,400 ménages et 5,3oo individus, ou environ, qui


sont habituellement inscrits sur les registres du Bureau de Bien-
faisance ou l'étaient en 1836, se composent presque tous, si
l'on m'a dit vrai, d'anciens ouvriers de la fabrique, et d'ouvriers
actuels ou de.leurs enfans. Suivant uu administrateur de ce
Bureau, les secours fournis aux pauvres de Reims par la cha-
rité publique sont aussi souvent emlloyés par eux à des débau-
ches, qu'à se procurer les choses dont ils ont besoiu.
charité maternelle de la ville de Reims distribue aux
pauvres mères de famille au moment de leurs cou-
ches, et à leurs enfans nouveau-nés pendant les pre-
miers mois. Cet éloge, du reste, peut également s'ap-
pliquer à toutes ou à presque toutes les sociétés de
charité maternelle du royaume.
CHAPITRE III.

Des ouvriers de la ville de ltetliel.

( Époque des observations novembre iS36. )

Comme ville defabrique, Rethel, quin'est pas à plus


de huit lieues de Reims, en est une succursale, mais
elle a bien moins de variété dans les articles qu'elle
produit. Elle est aux campagnes voisines, ce que
Reims est à celles qui l'environnent, un centre où
l'on exécute principalement les opérations qui,
dans l'état actuel de l'industrie, ne peuvent être
faites avec profit qu'en grand et à l'aide des méca-
niques modernes, c'est-à-dire, dans des usines pro-
prement dites.
J'ignore le nombre des ouvriers de la fabrique de
Retbel. Je sais seulement qu'au mois de novembre
i836, il y en avait en ville de î/^oo à 1800, qui
étaient principalement employés dans les filatures.
Il doit y en avoir maintenant davantage, car j'ai vu
dans la ville de nouvelles manufactures en construc-
tion. Du reste, la fabrique paraîtêtre organisée comme
à Reims; il suffiradonc d'indiquer les différences.
Non-seulement le peignage et le tissage de la laine,
mais encore l'épluchage et l'ourdissage, ont presque
toujours lieu chez les ouvriers, qui emportent les
matières premières dans leur domicile.
Les filatures de laine peignée emploient, propor-
tion gardée, beaucoup plus de femmes que les
mêmes filatures de Reims.
La durée de la journée chez les fabricans est de
i5 heures entières, dont i3 de travail effectif.
Le logement d'une famille qui a ses métiers chez
elle, consiste ordinairement, dans la ville, en trois
pièces, y compris le grenier, louées depuis 60 fr. jus-
qu'à 110. 80 fr. en est le prix moyen, ou à-peu-près.
Quelques ouvriers sont propriétaires de la maison
qu'ils habitent.
De ces détails, on conclura que les ouvriers de
Rethel sont en général bien logés. Ils sont également
bien vêtus; et, en outre, mieux chauffés que ceux
de Reims.
Le goût des boissons enivrantes et le défaut d'éco-
nomie passent pour être leurs vices dominans. Le
premier n'est pas moins commun qu'à Reims, s'il
le mardi est un
ne l'est davantage; mais pour tous,
jour de travail.
Il y a d'ailleurs moins de libertinage à Rethel, et
la prostitution publique paraît y être inconnue. J'ai
vu néanmoins des ouvriers qui, reconnaissant l'in-
fluence fâcheuse du rapprochement des deux sexes
dans les ateliers des manufactures,ne permettaient
pas à leurs enfans d'y aller travailler.
Presque tous ceux qui sont employés dans la ville
y demeurent; les plus éloignés habitent à une lieue.
Voici les salaires qu'ils gagnaient en i836
Par conséquent, les prix de main-d'oeuvre étaient,
en général, un peu moins élevés qu'à Reims.
Il entre dans le régime alimentaire des ouvriers de
Rethel plus de légumes de plantes potagères, et
moins de viande de boucherie que dans celui des
ouvriers de Reims. L'eau est également la boisson
de presque tous, et elle est meilleure que dans
cette dernière ville. Quelques-uns boivent du cidre
chez eux, mais très généralement ils ne font usage
du vin ou de la bière qu'au cabaret ou dans leurs
pensions.
Le pain et la viande sont au même prix qu'à
Reims, le vin plus cher, et les pommes de terre, les
légumes les plantes potagères à meilleur mar-
ché. (1)

(i) J'ai visité à Rethel une pension dont le prix était de 28


les ou-
sous par jour, ou de 5xx fr. par an. Pour cette somme,
vriers couchaient deux dans un lit, et faisaient trois repas le
déjeuner, avec un morceau de pain et de fromage; le dîner, avec
de la soupe grasse, de la viande et des pommes de terre ou des
En définitive, les ouvriers de Rethel, qui ont de
l'ordre et de l'économie, peuvent vivre assez aisé-
ment dans les temps ordinaires, du moins pour la
très grande majorité, mais il leur est difficile de réa-
liser des épargnes. Les seuls ivrognes, ou à-peu-près,
sont dans la misère.
La constitution scrofuleuse est moins fréquente
dans cette ville qu'à Reims.
J'ajouterai que j'ai vu à Rethel une filature dont le
moteur général est encore un manège, et une autre
où chaque métier est mis en mouvement par un
tourneur. J'en ai visité une remarquable par sa
bonne tenue où les ouvriers préféraient travail-
ler, quoique leurs gains y fussent exactement les
mêmes que dans les autres, à cause de la manière
dont elle est dirigée, et du bon choix des matières
premières qu'on y met en ceuvre. (i)
Ces détails ne concernent que la ville, car je n'ai
pas été dans un seul des villages environnans.

choux, etc.; et le souper, avec de la viande et une salade, ou


un ragoût. En outre, ils avaient une chopine de bière à chaque
repas. Pour deux sous de plus par jour, ou pour 547 fr. 5o c.
par an, chacun était nourri comme on vient de le dire, et cou-
chait seul dans un lit. Il est évident que les ouvriers les mieux
rétribués et n'ayant aucune charge, pouvaient seuls payer aussi
cher.
(i) La filature de M. Fournival.
CHAPITRE IV.

Des ouvriers de la fabrique de Sedan.

( Époques des observations novembre et décembre z836.

La fabrique de draperies de Sedan, sans contredit


l'une des plus connues' de l'Europe, doit sa célébrité
à la finesse de ses draps noirs, à la beauté, à la so-
lidité de leur teinture. On y fait aussi, mais en bien
moindre quantité, des draps de toutes les couleurs
et différentes sortes d'étoffes de laine.
Resserrée par ses fortifications, qui l'empêchent
de s'étendre, la ville, centre de cette fabrique, n'a
pu participerà l'augmentation de population que l'on
observe partout dans les villes industrielles (i); mais

(i) Aussi, le nombre des habitans de Sedan, qui paraît avoir


été déjà de xa,ooo au moins, vers l'année 1770, ne serait-il au-
jourd'hui que de 13,719. d'après le dénombrement de 1836. On
en avait trouvé ia,6o8 en 1826, et i3,66i en i83i. Dans son
Dictionnaire historique, etc. des Gaules, l'abbé Expilly s'explique
ainsi sur la population de Sedan « On y compte près de 2,000
« chefs de ¡famille, et environ 700 maisons.
D'après des rensei-
des manufactures nouvelles ont été fondées dans ses
environs, sur divers points de la Meuse, et surtout à
Donchery.
En i836 et au commencement de 1837, la fabri-
que de Sedan employait de 11 à 12,000 ouvriers (i),
dont 3 ou lE,ooo demeurent dans la ville, où ils tra-
vaillent 2,000 à 2,5oo autres s'y rendent chaque
jour des villages les plus voisins. Le reste habite
les campagnes dans un rayon de trois à quatre
lieues et se compose de tisserands (2) et de leurs
aides.
Il ne paraît pas qu'en 1824, 1825 et 1826 cette
fabrique eût moins d'ouvriers qu'aujourd'hui; mais
dans la première moitié de i83r, par suite de la ré-
volution de juillet, il n'y en avait peut-être pas plus
de 5 à 6,000 qui fussent occupés.
Les manufacturiers de Sedan achètent ordinaire-
ment leurs laines triées ou assorties, et lavées. Ils
teignent en pièce les draps noirs et tous ceux aux-

ttgnemens particuliersqui m'ont été fournis et qui viennent de


«bonne main, cette ville serait actuellement (en 1770), de
« 12,5oo personnes de tout âge et de tout sexe (V. dans le t. vi,
« l'article Sedan). »
(y) Ce nombre d'ouvriers, qui résulte de mes renseignemens,
a aussi été indiqué par M. Cunin-Gridaine, pour 1834 (Voy. En-
quêtes relatives diverses prohibitions, etc., t. in, p z46).
(2) Appelés ici tisseurs comme dans toute la Champagne, la
Picardie, etc.
quels le tissage et les opérations qui le précèdent ou
le suivent, pourraient faire perdre de leur fraîcheur
s'ils étaient teints en laine.
Ce sont là, si nous avons égard à ce qui se fait ail-
leurs, les seules différences qui se remarquent dans
l'ordre des préparations que l'on donne à la laine.
Du reste, comme à Reims, des entrepreneurs parti-
culiers se chargent, dans leurs propres établisse-
mens, de chaque opération; et presque toujours le
dégraissage à fond des laines en branche, l'encollage
des chaînes, le foulage des pièces et la teinture, ont
lieu chez ces entrepreneurs. (i)
Les tisserands, à bien dire, travaillent tous chez
eux, où ils emportent la chaîne et la trame de leurs
pièces mais les autres ouvriers sont occupés chez
les fabricans ou chez les entrepreneurs, dans les
ateliers desquels on voit les sexes confondus, comme

(i) En outre, ce sont à Sedan, comme à-peu-près partout,


des hommes qui dégraissent les laines, les battent, les filent en
gros, collent les chaînes, tissent les draps, les foulent, leslainent,
les tondent, les teignent, les étendent, les pressent et les plient;
des femmes qui épluchent les laines, les droussent, les cardent,
les filent en fin, dévident les fils, font les écheveaux ou échets,
ourdissentles chaînes, tissent en grandepartie les étoffes étroites
ou légères, les épincettent ainsi que les draps, y font les re-
prises, etc.; et des enfans qui ramassent et réunissent bout à bout
les loquettes, rattachent les fils rompus, garnissent de chardons
les cardes des laineuses, aident les conducteurs de ces machines
et des tondeuses, etc.
partout, lorsque la nature des travaux ne s'y op-
pose point.
Dans aucune autre ville, la durée de la journée
et celle du travail effectif ne sont plus longues ni
peut être plus variables qu'à Sedan. La journée
commune est de 16 heures, et celle du travail ef-
fectif de t4j et même, ce qui paraît exorbitant,
de 15 heures pour plusieurs ouvriers dans quelques
manufactures (i), tandis que dans d'autres la durée
du travail n'est pas ordinairement de plus de douze
heures pour les hommes et de huit et demie pour les
femmes (2). Mais dans beaucoup de manufactures,
moyennant un supplément de salaire le travail jour-
nalier se prolonge fréquemment au-delà de ces nom-
bres d'heures sans que les ouvriers puissent s'y re-
fuser.
Le logement d'un ménage consisté très générale-
ment, dans la ville, pour ceux qui travaillent chez

(i) La durée journalière du travail effectif est de 14 heures


chez M. Cunin-Gridaine;mais chez M. Berteche elle est de i5
heures pour les tondeurs de draps, les laineurs, les drousseuses,
les cardeuses, et de 14 heures pour les ouvriers employés à pres-
ser les draps, à les étendre sur les rames, etc.
La déposition de M. Cunia-Gridaine, dans l'Enquête commer-

de
ciale de i834, offre d'ailleurs la preuve que je n'exagère en rien
la longueur du travail, car elle est ainsi conçue La moyenne
« des salaires est la journée calculée à 15 heures de
travail(Y. Enquête relative, etc., tome III, p. 146).
(2) Chez MM. Bacot.
les fabricans en une chambre à feu, dans laquelle
le locataire établit souvent un cabinet, et en un petit
grenier ou une cave. La chambre est assez grande,
bien éclairée, convenablement meublée, et tenue
avec une propreté remarquable. Le tout est loué 75
ou 80 fr. par an, quelquefois 100 fr. dans certaines
rues, quand ce logement est sur le devant, et jus-
qu'à 1 io ou 120 fr., quand il s'y joint une seconde
pièce habitable plus petite que la chambre à feu.
Dans les campagnes, à trois quarts de lieue de Se-
dan, on a pour 60 fr. un logement semblable à celui
qui se paie 80 fr. en ville, ou même plus grand; et
pour go à 100 fr. deux chambres ordinairement très
bien éclairées, avec un grenier, une petite étable à
chèvres (1) une cour ou portion de cour, et même
quelquefois un très petit jardin. Des deux cham-
bres, l'une est presque toujours au rez-de-chaussée,
et parfois accompagnéed'un petit cabinet; on y cou-
che, on y fait la cuisine et l'on y mange. L'autre,
appelée boutique, est au premier étage; le plus sou-
vent elle contient deux métiers à tisser, un très grand
pour les draps larges, et un petit pour les étoffes
légères ou étroites. Chaque famille de tisserand oc-
cupe ordinairement un pareil logement, qu'elle paie
un peu plus ou un peu moins cher qu'on ne vient

(1) On à cochons.
de le dire, selon qu'il est plus près ou plus loin de la
ville. Ceux que j'ai vus annonçaient généralement
l'aisance des habitans.
Enfin, dans la ville et dans les villages, mais sur-
tout dans la ville, les ouvriers m'ont paru très bien
vêtus. Il y en a même beaucoup qui, les dimanches
se confondent, par leur mise propre et recherchée,
avec la classe bourgeoise.
Ces ouvriers forment une population excellente,
laborieuse, soumise, tranquille, amie de l'ordre, fa-
cile à conduire, et peu ou point ivrogne. Tous les
maîtres s'accordent à leur reconnaître ces qualités;
tous disent que nulle part il n'y en a de meilleurs;
et, ce qui s'observe rarement, les ouvriers à leur
tour se louent de leurs maîtres, reconnaissent en
être bien traités, les respectent et les aiment.
Ces éloges sont mérités, et il est juste de les don-
ner. Il faut aussi ne pas taire le mal. Je demande
pardon à mes lecteurs si pour le dire je reviens sur
des détails déjà mentionnés plusieurs fois dans les
chapitres précédens. Mais c'est une des nécessités de
mon sujet d'être toujours placé sur le même théâtre
et de n'en pouvoir varier la scène ce sont toujours
en effet des manufactures, des ateliers, des travaux
ordinairement exécutés en commun par les deux
sexes, et dès-lors ce sont aussi les mêmes désordres,
la même dépravation de mœurs. A Sedan, pour un
assez grand nombre de jeunes ouvrières, cette dé-
pravation commence, m'a-t-on dit, dès l'âge de
quinze ans; et là, comme dans beaucoup d'autres
villes de manufactures, elles cèdent bien moins en-
core à la séduction qu'aux détestables conseils des
femmes avec lesquelles elles travaillent. Pressées,
poursuivies sans cesse par leurs discours, leurs rail-
leries, leur exemple, elles succombent; et telle est,
assure-t-on, la force de ces attaques renouvelées
chaque jour, qu'il n'est point rare que pour les faire
cesser la victime s'empresse d'avouer dès le lende-
main sa chute de la veille (i). Dès-lors, elle s'unit très
féquemment aux autres, pour faire succomber, à son
tour, toute nouvelle compagne dont la sagesse est un
reproche pour elle.
Comme ville de fabrique du nord de la France,
Sedan est remarquable par le petit nombre de ceux
qui fréquentent les cabarets, et il y a peut-être très
peu de villes d'Europe, situées sous la même lati-
tude, où l'on vende, proportion gardée, aussi peu
d'eau-de-vie. C'est bien moins, il paraît, parce que
les ivrognes d'habitude cessent de l'être, que parce

(r) Toutefois, le libertinage ne paraît pas être aussi général


qu'à Reims. On m'a dit aussi que des femmes y sortent le soir des
manufactures avant l'heure accoutumée, pour faire ce qu'on ap-
pelle leur cinquième quart de journée, et j'ai entendu dans la rue
cette singulière expression sortir de la bouche de quelques-unes.
qu'on empêche les jeunes gens de le devenir. Cet
heureux résultat est principalement attribué aux fa-
bricans les plus riches et les plus honorables qui
s'entendent entre eux pour renvoyer de leurs ate-
liers tous les ouvriers qui s'enivrent, à plus forte
raison pour n'en point admettre. Les ouvriers con-
naissent la sévérité des maîtres à cet égard;. ils savent
bien qu'après une pareille cause de renvoi, il n'y a
plus pour eux possibilité de trouver de l'ouvrage
dans une bonne maison de la ville.
C'est ainsi que depuis plusieurs années la tempé-
rance s'observe de plus en plus à Sedan et que les
chômeurs de lundis y sont à peine connus. On ne s'y
repose que le dimanche, et encore ce jour-là les ou-
vriers travaillent-ils très souvent dans les manufac-
tures jusqu'à midi.
Les moins moraux sont en général les fileurs,
parce qu'il y a parmi eux beaucoup de compagnons
étrangers surtout des Belges. La Belgique fournit
donc un certain nombre d'ouvriers à la fabrique de
Sedan comme à celle de Reims; de sorte que les
deux villes dont ces fabriques portent les noms sont
comme des centres-où ils affluent. Toutefois, dans la
première, d'après mes renseignemens le nombre
des compagnons étrangers au pays ne serait pas
considérable. Ceux qui s'y sont établis, depuis un
certain temps, ne le cèdent point aux autres sous le
rapport de la bonne conduite ils sont obligés d'en
prendre les mœurs, ou bien d'aller ailleurs gagner
leur vie. Du reste, les tisserands de la campagne sont,
comme partout, les meilleurs sujets mais il faut ex-
cepter ceux d'un village situé à une lieue au nord de
la ville, Saint-Mengs, dans lequel il y a beaucoup
de contrebandiers.
Les trois quarts et plus peut-être des ouvriers
savent lire et écrire du moins parmi les jeunes
hommes. Depuis un certain nombre d'années l'in-
struction élémentaire fait des progrès très sensibles
chez eux (i), et l'on remarque qu'ils tiennent plus
que jamais à envoyer leurs enfans à l'école. Sont-ils
purement passifs dans ce progrès, ou bien résulte-
t-il de ce qu'ils sont réellement aujourd'hui dans

(i) Il en est de même dans le département entier des Ar-


dcnnes. D'après les tableaux du recensement des conscrits dont
on a pu constater le degré d'instruction on en a trouvé.
une meilleure position qu'autrefois; ou encore d'un
changement survenu dans leur manière de voir et
de penser? Je l'ignore.
Quoi qu'il en soit, il paraît constant que depuis
plusieurs années il y a une amélioration réelle dans
l'état moral et intellectuel des ouvriers de la fabri-
que de Sedan. Comparés à la généralité de ceux
des autres fabriques, non-seulement ils savent plus
souvent lire et écrire, mais encore ils sont moins
pauvres et plus heureux, parce qu'ils sont aussi plus
laborieux, plus économes, plus sobres. Enfin, ils pa-
raissent commettre plus rarement des crimes (i).

(i) M. Guerry, dans son Essai sur la Statistique morale de


la France,place le département des Ardennes, dont l'arrondisse-
ment de Sedan fait partie, le 85e pour les crimes contre les per-
sonnes, le 60° pour les crimes contre les propriétés, le 96 pour
l'instruction, et le 37e pour les enfaus naturels; et M. le comte
d'Angeville dans son Essai sur la stcrtistinccc de la population
C'est seulement dans les rapports illicites des sexes
chez les jeunes gens, surtout en ville, qu'ils pa-
raissent n'avoir point gagné et ne pas valoir mieux
que les ouvriers des autres fabriques.
J'ai trouvé tous les ateliers assez spacieux pour le
nombre des travailleurs qu'ils renfermaient; et, par
conséquent, la quantité d'air dont chacun disposait
assez considérable. (r)
On a vu que la durée du travail journalier varie
beaucoup à Sedan d'une manufacture à une autre.
Il en est de même des salaires. Cependant, les diffé-
rences sont moins grandes qu'on pourrait le croire.
Ainsi, dans les manufactures où la durée du travail
journalier est dite de dix ou douze heures seulement,
le salaire payé ne saurait être aussi fort que dans les
manufactures où la journée de travail effectif est dite
de quatorze et même de quinze heures; mais dans les
premières on exige chaquejour des ouvriers un travail
supplémentaire qui est payé séparément, ici 4 sous
par heure aux hommes, 3 sous aux femmes et aux
enfans et là, 3 sous et 2 sous. De cette manière la
différence des gains est, comme celle de la durée

française, place ce môme département le Go" pour la criminalité,


le ii° pour l'instruction primaire, le 62e pour les naissances de
bâtards, et le 71e pour les enfans trouvés.
(t) C'est dans la belle manufacturede .MM. Bacot que les ou-
vriers ont le plus d'espace.
journalière du travail plus nominale que réelle, et
disparait en grande partie.
Voici, tel qu'il résulte de renseignemens puisés
auprès des manufacturiers et des ouvrierseux-mêmes,
le tableau des salaires le plus communémentpayés en
i836 par la fabrique de Sedan
1° POUR LES HOMMES.

fr. c. à fr. c. Cr. à fr.


Auxfileurs en gros a 5o 2 80 75o 840
fin 1 75 a 10 5a5 63o
tisserands 1 5o 3 5o tc5o Io5o
II faut retrancher pour
le bobinage des trames » 3o » 45 go *35

laineurs
Restent net
tondeurs.
1 zo
1 8o
go
3
2
3
05
80
10
36o
540
570
gi5
840
930

etc.
1
presseurs apprêteurs
gagés, 2 » 2 80 600 840
2° pOUR LES FEMMES.
Aux éplucheuses or dinaires
de laine » 75 1 » 225 3oo
éplucheuses vieilles fem. 0 5o » 75 i5o 225

ses
drôusseusesetcardeuses. 1 » 1 x5 3oo 345
fileuses en fin 1 65 2 » 495 600
dévideuses et ourdisseu-
1 » 1 i5 3oo 345
bobineuses chez les tis-
serands 5o » 75. i5o M5

ses.
tisserandes ( gain net )
cpinceteuses ou nopeu-

Rentrayetises
1 ?1 1

i
1
»
5o
r
5)
55

15
»
3oo

300
45o
465

345
»
3u POUR LES ENFANS ET LES JEUNES GENS.

liLilBM iNKBBLS.
«ALIIM» «UOTIDIKKJ.

ses.
Aux crocheteurs de tondeu-
fr,.

i
conducteurs de lisières. 3) 75
nettoyeurs de chardons. » 75
c. â fr.

» 1
1
1
c.

70
5o
25
300
225
225
fr. à

5io
45o
375
fr.

rattacheurs. » 70 1 » 210 300


ploqueurs » 60 » 70 t8o 210

rands.
bobineurs chez les tisse-
» 40 » 6o 120 180

On n'a pas oublié, sans doute, que les fabricans


de Sedan achètent leurs laines triées et lavées. Voilà
pourquoi les trieurs et les laveurs ne f gurent pas dans
ce tableau, mais il fournit les moyens d'évaluer assez
approximativement leurs salaires. Ceux des dégrais-
seurs, des batteurs, des foulonniers et des teinturiers
peuvent l'être également. D'un autre côté, il résulte
de ce qui a été dit des heures supplémentaires de
travail, que beaucoup d'ouvriers gagnent en réalité
des salaires un peu plus forts que ceux qui sont indi-
qués ici. Lorsque les ateliers sont ouverts le diman-
che, ce qui a lieu fréquemment jusqu'à midi, mais
jamais plus tard, le travail de ce jour-là se paie
comme pour les heures supplémentaires. Quelque-
fois il arrive qne les ateliers des premières maisons
marchent pendant la nuit alors le service de nuit
est de neuf heures consécutives sans repos, et les
ouvriers qu'il emploie ne travaillent pas de jour.
Ceux-ci, ordinairement les moins habiles sont pres-
que tous étrangers à l'établissement; mais c'est parmi
eux que l'on choisit ceux qui doivent y être atta-
chés. Enfin, il est à remarquer, pour les tisserands,
que les évaluations que j'ai données ne s'appliquent
qu'à ceux qui tissent pendant la journée entière.
Suivant la déposition de M. Cunin-Gridaine,dans
l'enquête commerciale de i834, les salaires moyens
étaient alors, savoir
Pour les hommes, de a fr. » c. à a fr. 25 c.
femmes, de i p. r 25
Et enfans, de.. » ^5 » »
la journée étant calculée à raison de quinze heures
de travail. (i)
Il suffit de jeter un coup-d'oeil sur le précédent ta-
bleau et d'avoir égard aux heures supplémentairesde
travail, pour être convaincu que si les salaires ne s'é-
taient pas accrus de i834 à 1 836, les évaluations gé-
nérales de M. Cunin-Gridaine seraient plutôt au-des-
sous de la vérité qu'au-dessus. Mais il paraît qu'ils
avaient reçu une légère augmentation.Dans les deux
hypothèses, d'ailleurs, M. Cunin-Gridaine a le mérite,
que n'ont pas eu tous les fabricans entendus dans
l'enquête, de n'avoir pas présenté les plus forts sa-

(i) Voyez Enquête relative, etc., t. m, p. 146.


laires payés dans son établissement comme étant
ceux de la plupart des ouvriers.
L'ouvrier de la ville n'a pour vivre que son salaire.
Celui de la campagne est plus heureux, il possède
très souvent la maison qu'il habité, avec même un
jardin, et quelquefois un petit champ où il récolte
des pommes de terre. En outre beaucoup de ces
derniers ont leur part de pâturage et d'affouagedans
la commune de leur domicile, et tous les ans un
grand nombre de familles de tisserands élève un ou
deux porcs, dont la chair et le lard sont pour eux
d'une grande ressource surtout pendant l'hiver.
Quelques-uns possèdent aussi une ou deux chèvres.
En général tous entretiennent facilement leur fa-
mille, élèvent convenablementleurs enfans, et beau-
coup, surtout parmi ceux des villages, font de pe-
tites épargnes. Nulle part, enfin, je n'en ai rencontré
autant qui m'aient dit être heureux. Ils estiment que
ceux d'entre eux qui travaillent chez les fabricans
sont communément dans une meilleure position que
les tisserands qui travaillent dans leurs propres do-
miciles. (J)

(i) Les vbici rangés dans l'ordre suivant lequel plusieurs


d'entre eux et un fabricantm'ont dit que décroît leur aisance
Hommes. io Conducteurs de tondeuses. > Tisseurs de nou-
veautés. Ceux-ci sont très peu nombreux et gagnent souvent
4 fr. par jour; mais ce n'est pas pendant toute l'année voilà
pourquoi ils sont ici au second rang. 3° Presseurs, gagés, ap-
J'ai voulu comparer, dans les villages, la condition
de ces derniers avec celle des cultivateurs; mais je
n'ai pu rencontrer, pour faire ce rapprochement,
que des cultivateurs plus ou moins aisés, dont beau-
coup sont propriétaires d'une partie des terres qu'ils
font valoir. Les simples journaliers de l'agriculture
n'existent point dans le pays; tous ceux qui n'y ont
que leurs bras pour vivre préfèrent les louer à la
fabrique.
Les ouvriers employés par elle sont très bien nour-
ris, particulièrement dans la ville, où leur pain, le
même que celui des maîtres, est excellent; la bière
est la boisson habituelle de presque tous ceux qui
en désirent. Tous leurs alimens étant à bon marché,
ils peuvent varier leur nourriture. D'ailleurs, la
viande de boucherie qu'ils achètent est de seconde
qualité; en général chaque famille, quelque peu
nombreuse qu'elle soit, en fait entrer par jour une
demi-livre dans sa soupe, excepté les vendredis (i).

prêteurs, etc.-4° Fileurs en gros. 5° Laineurs.-6° Tisseurs


de draperies ordinaires.- 7° Fileurs en fin.
Fenrmes. i° Fileuses en fin. 2o Rentrayeuses. 3° Ourdis-
souses et dévideuses.-4° Nopeuses ou épinceteuses. 5° Eplu-
cheuses de laines on pluseuses. 6° Bobineuses chez les tisseurs.
Cet ordre est justement, comme on devait s'y attendre, celui
du décroissemfnt des salaires.
(1 ) Voici les prix des denrées les plus
communes dans la ville
de Sedan, à l'époque où j'y étais, en novembre i836 Pain blanc
Ayant été une fois dans les ateliers de M. Cunin-Gri-
daine, à l'heure du goûter des ouvriers ( le goûter
est un de leurs moins bons repas ), j'ai assisté à
celui des tondeurs de draps, et j'ai eu ainsi la preuve
que ces derniers se nourrissaient très bien. Cha-
cun d'eux, assis sur une tablette de fenêtre, avait
à côté de lui un verre et une bouteille de bière; le
premier mangeait avec son pain du fromage, le se-
cond de la charcuterie, le troisième du fromage,
le quatrième un morceau de bœuf, le cinquième une
cuisse d'oie, etc.
A Sedan, comme dans toutes les villes de manu-
factures, les hommes isolés se mettent en pension.
Pour 25 ou 3o fr. par mois, ils sont couchés deux
dans un lit, nourris, blanchis, éclairés, et ils ont

d'excellente qualité, s sous et un liard la livre. Viande de bou-


cherie, seconde qualité, 8 à 10 sous. Lard, première qualité,
2o sous c'était i2 sous en i835. Pommes de terre rouges et de
première qualité 2 fr. une hottée pesant quatre-vingt-dixlivres.
Ce n'est pas tout-à-fait 2 liards la livre, au lieu de 6 liards
comme à Reims. J'ajouterai, ne fût-ce que pour confirmer ce
que je dis de l'aisance de nos ouvriers de Sedan, que loin d'ache-
ter seulement quelqueslivres de pommes de terre sur le marché,
comme le font ceux de Reims, ils n'achètent jamais moins d'une
de ces grandes hottées à-la-fois.
Choux, légumes, etc., à bon marché, dans la proportion des
pommes de terre.
Bière, 4 sous le litre, ou 3 sous et demi, lorsqu'elle est achetée
en quarteau.
une mesure de bière à chaque repas. Pour 10 sous
par jour, on les couche, on leur donne un quar-
teron de viande cuite avec du bouillon gras au
dîner, et des pommes de terre ou des légumes au
souper; ils achètent à part le pain qu'ils mangent et
la bière qu'ils boivent. Il y existe d'ailleurs une cou-
tume excellente les jeunes gens de la ville ne sont
pas reçus dans ces pensions avant l'âge de vingt ans,
sans le consentement de leurs parens, auxquels ils
remettent toujours, jusqu'à quinze ans et parfois
jusqu'à vingt, le salaire entier de leurs journées;
mais aussi il est d'usage que celui des heures sup-
plémentaires leur soit laissé pour le dépenser comme
ils le veulent.
Si l'on suppose maintenant un ménage qui gagne
seulement les salaires moyens calculés par M. Cunin-
Gridaine pour l'année i834; ce ménage recevra par
an, dans la ville à raison de 3oo journées de tra-
vail, savoir

Si les personnes dont il se compose dépensent


par
jour pour leur nourriture,
Le reste, c'est-à-dire depuis 137 fr. 5o c. jus-
qu'à 287 fr. 5o c. peut fournir aux autres dé-
penses. Cette famille, dont j'ai eu soin, si nous la
considérons comme famille moyenne, de ne point
exagérer le revenu et d'augmenter plutôt les
charges que de les atténuer, peut donc vivre très
facilement, et même faire quelquefois de petites
épargnes.
Ainsi se trouve établi, comme fait général, ce que
j'ai dit de l'heureuse position habituelle des ouvriers
de la fabrique de Sedan, quand ils ont de l'ordre. Ce
qui suit achevera de le démontrer.
Pour une somme modique et par économie,
beaucoup, parmi ceux de la ville, mettent leurs
enfans nouveau nés en nourrice dans le Luxem-
bourg, où ils sont allaités au sein, et non au biberon
comme les enfans des ouvriers de Reims. Ils doivent
cet avantage au voisinage d'un pays pauvre où la
main-d'œuvre est à très bas prix, et où les paysans,
qui trouvent difficilementà gagner de l'argent, n'en
ont besoin que de très peu.
Il y a des villes où l'on rencontreraità peine quel-
ques vieillards dans les manufactures: on trouve qu'il
est avantageux de payer plus cher des ouvriers plus
jeunes. A Sedan, il n'en est pas ainsi dans plusieurs
maisons, particulièrement chez MM. Bacot. J'y ai vu
avec surprise de vastes et très bons ateliers, bien
éclairés, bien chauffés tenus avec beaucoup de
soin, où il n'y avait guère que des vieillards et des
vieilles femmes occupés à éplucher de la laine, ou
bien à dévider des fils. Chacun d'eux, commodément
assis, annonçait, par la propreté de toute sa per-
sonne et par son teint fleuri, une santé et une aisance
que l'on trouverait bien rarement dans une réunion
de vieilles gens qui ne gagnent pas plus de 10 à 16
ou 17 sous par jour. Ils étaient la plupart, il est vrai,
plus ou moins secourus par leurs enfans.
Il existe, chez le plus grand nombre des fabricans
de la ville, un usage très moral que l'on doit re-
gretter de ne pas retrouver aussi fréquent, à beau-
coup près, dans toutes nos cités manufacturières
c'est l'usage de conserver à l'ouvrier qui tombe ma-
lade son emploi ou son métier pour le temps où il
pourra le reprendre. Quand la maladie n'est pas une
simple indisposition, celui qui en est atteint ou bien
sa famille présente au fabricant un remplaçant. Ce-
lui-ci s'admet toujours, lors même qu'il est pris, ce
qui a lieu très souvent, parmi les moins bons sujets
de la fabrique. On m'en a montré qui tenaient ainsi
la place d'un absent depuis plus de six mois. L'ou-
vrier malade continue à recevoir son salaire entier,
et il paie lui-même son remplaçant, mais de manière
à gagner quelque chose sur lui.
On concevra maintenant qu'il y ait peu de manu-
factures dans lesquelles on trouve, proportion gar-
dée, autant d'anciens ouvriers que'dans les premières
maisons de Sedan. On n'y connaît point le nombre
de ceux qu'on emploie sans interruption depuis dix
ans, tant il est considérable, et j'en ai vu, dans quel-
ques-unes, qui n'avaient pas cessé d'y travailler de-
puis plus de vingt ans, et même depuis cinquante
ans, de père en fils. Les ouvriers savent qu'une fois
admis dans ces maisons il n'y a plus pour eux de
chômage, ou qu'il y en a moins que partout ailleurs,
et que l'on adoptera également leurs enfans. Ils
savent encore que s'ils tombent malades, ils retrou-
veront leur emploi lorsqu'ils seront guéris que
s'ils deviennent vieux, infirmes, loin qu'on leur re-
fuse tout travail, comme cela se fait dans tant d'en-
droits, on leur en donnera un proportionné à leurs
forces enfin qu'ils recevront du maître, quand l'âge
avancé les rendra incapables de travailler, de gé-
néreux et permanens secours. Aussi dans leur
pensée, ce maître est-il très fréquemment pour eux
un protecteur, sévère il est vrai, mais juste, et ils
préfèrent être employés chez lui plutôt que dans les
autres manufactures.
Ces choses, je ne les ai pas apprises des seuls fa-
bricans, mais aussi des ouvriers eux-mêmes.
Il est rare que les bons exemples ne portent pas
leurs fruits. Les fabricans de Sedan se montrent gé-
néreux envers leurs ouvriers, ceux-ci le sont à leur
tour envers leurs camarades tombés dans le malheur,
ou envers les veuves et les enfans en bas âge de ces
camarades des quêtes, auxquelles ils donnent tous,
sont faites chaque semaine en faveur de ces derniers
dans les manufactures. C'est ainsi qu'ils suppléent
aux bienfaits des sociétés de secours mutuels qui
n'existent pas à Sedan. Du moins, je n'ai pu, à mon
grand étonnement, constater l'existence d'aucune
pendant mon séjour dans cette ville.
Je ne puis dire à quels âges les ouvriers de Sedan
se marient communément, ni quelle est la fécondité
de leurs mariages. D'après les tableaux publiés par
le ministre du commerce, pour la période de 1825
à 1835 inclusivement, la féconditédes mariages dans
toute la ville est de 4,09 enfans, terme moyen; et,
de plus, on y compte une naissance illégitime contre
9,41 légitimes (1). En outre, j'ai pu constater, à l'aide
(1) 1,179 mariages, 4,817 naissanceslégitimes, et 5 12. illégitimes.
(le tableaux manuscrits que l'on dit très exacts, et
dont M. le sous préfet à bien voulu me donner
communication, qu'il y a eu, dans l'arrondissement
entier de Sedan, pendant la période de 1821 jS35
(i 5 années consécutives), 3,93 naissances par ma-
riage, et une naissance d'enfant naturel contre i5,oo
d'enfans légitimes (r); tandis que pour le départe-
ment des Ardennes les proportions sont 3,5i par
mariage, et un enfant naturel contre 19,80 légi-
times. (2)
Il ne paraît pas qu'en 18 34, nos ouvriers fussent
tout-à-fait aussi heureux que je les ai vus à la fin de
i836; cependant voici en quels termes M. Cunin-

(i) Marinages, 7,2o5; naissances légitimes, 28,332, et nais-


sances illégitimes, 1,845.
J'ai voulu savoir, à l'aide des tableaux manuscrits que M. le
sous-préfet a mis obligeamment à ma disposition, si, dans les
communes particulièrementhabitées par les ouvriers de la fabri-
que, le rapport des naissances aux mariages offrait une tendance
à noter, mais je n*ai pu en découvrir aucune. Ainsi, dans le vil-
lage de Floing, situé à une demi-fieue au nord de Sedan, et habité
presque exclusivement par des familles de tisserands, qui fabri-
quent chez eux des draps et des casimirs, le rapport dont il s'a-
git a été, pour les quinze mêmes années, 1821 ù i835, comme
3,56 est à i»Mais dans le village de Saint-Mengs, situé à une
demi-lieue plus loin, et habité principalement par des tisserands
dont beaucoup se livrent à la contrebande, ce rapport a été
comme 4,67 est à i, etc.
(2) Mariages, 26,i83; naissances légitimes, gi,968; et nais-
sances illégitimes, 4,764, pour les onze années 1825 à i835, d'a-
près les tableaux du Ministre du commerce.
Gridaine a déposé sur eux dans l'enquête commer-
ciale d'alors.
« On ne pourrait pas toucher à leur salaire sans
cc
les mettre dans une condition extrêmement fâ-
« cheuse. L'ouvrier est aujourd'hui dans une très
CI
belle position dans notre ville particulièrement
ce
(Sedan), il est bien nourri, bien vêtu, bien logé.
« Le dimanche, à sa mise, on ne le distinguerait pas
ce
du chef. Si nous comparons sa position à celle
« dans laquelle il était il y a 25 ou 3o ans, la diffé-
« rence est énorme il a gagné sous tous les rap-
« ports, sous le rapport moral comme sous
le rap-
« port hygiénique. Nous ne voyons plus chez nous
cc
de scrofuleux, parce que les ouvriers sont mieux
« nourris et mieux logés leur logement est com-
« mode et convenablement meublé; en un mot il y
« a progrès; mais ce progrès dans la civilisation crée
« aussi des besoins, et l'ouvrier n'y pourvoit qu'en
« recevant un salaire proportionné. Il y a dans le
« prix de notre main-d'œuvre une grande différence
« avec celui de la Belgique; mais les Belges em-
« ploient dans leurs fabriques de petits enfans qui

cç peuvent à peine se soutenir, et gagnent trois ou

K quatre sous par jour. Nous


n'employons pas d'en-
« fans en si bas âge chez nous ces enfans. vont à
tc
l'école, on les laisse se fortifier avant de les faire
« travailler, et plus tard, ils seront plus forts, plus
« intelligens; notre population ouvrière y gagnera.
« J'ai fait, il y a quatre ans,
ajoutait M. Cunin-
« Gridaine, un voyage en Belgique pour
étudier les
« causes qui nous font
produire à un prix plus élevé
« que les Belges; j'ai reconnu entre autres que
la
« main-d'oeuvrey était bien moins
chère, parce que
« là l'ouvrier est bien moins heureux que
chez nous.
« J'ai vu dans une seule pièce. trois
ménages en-
de
« tassés, mangeant à la même soupière, couverts
tandis
« sarraux et de pantalons de toile en hiver,
« que nos ouvriers ont pour le
travail des vêtemens
« d'une excellente étoffe. D'après
cela il n'est pas
« étonnant que l'ouvrier qui chez nous gagne 35 sous,
« ne gagne en Belgique que 18 ou 2o sous. »
On me pardonnera cette longue citation de la dé-
position faite par M. Cunin-Gridaine. Il en résulte
que ce n'est pas en France que le sort des ouvriers
des fabriques de drap est le plus à plaindre et qu'il
est très sensiblement meilleur aujourd'hui, à Sedan,
qu'il ne l'était il y a 25 ou 3o ans. Qu'il me soit per-
mis de confirmer de mon témoignage ce qui vient
d'être dit des enfans de la classe ouvrière de cette
ville, qui vont à l'école et qu'on laisse se fortifier
avant de les faire travailler. J'ai vu des fabricans,
qui en avaient besoin, refuser des enfants de dix à
douze ans qu'on aurait certainement admis partout.
Donnez encore à cet enfant, disaient-ils, une ou deux
années pour qu'il se développe pendant ce temps
envoyez-le à l'école, afin qu'il puisse devenir un jour
contre-maître, et après je vous le prendrai.
Je puis certifier aussi la très bonne santé des ou-
vriers qui travaillent dans les manufactures de Sedan.
J'ai remarqué, néanmoins,un peu de pâleur chez les
femmes ou filles des ateliers de cardage et de filage.
On ne peut avoir oublié, d'ailleurs, ce que j'ai dit des
vieillards employés chez MM. Bacot. J'ajouterai que
le jour de mon arrivée à Sedan, j'ai été frappé, en
passant devant la porte de leur manufacture, au
moment où la cloche allait annoncer la rentrée dans
les ateliers, après l'heure du dîner, d'y voir un grand
nombre d'enfans, jouant, courant sautant avec une
gaîté et une pétulance qui, sans leur bonne mine,
auraient déjà été pour moi la preuve la plus mani-
feste de leur excellent état de santé. Au coup de la
cloche, tous se précipitèrentd'un bond dans la cour.
Les pauvres enfans, d'ailleurs plus jeunes, qui tra-
vaillent dans les filatures de coton ne ressemblent
point à ceux-là.
Je ne pourrais parler ici des autres travailleurs de
la fabrique de Sedan sans répéter en grande partie
les détails dans lesquels je suis entré touchant la
santé comparative des diverses classes ouvrières de
la fabrique de Reims.
Terminons en disant qu'ils ne mettent point, ou
très peu à la caisse d'épargnes. D'abord c'était dans
la seule crainte qui, je crois, n'existe plus aujour-
d'hui, du moins au même .degré, que les fabricans
n'en profitassent pour diminuer le salaire. Mainte-
nant, à cette crainte, ils'en joint une autre, c'est que
la municipalité ne connaisse tous les déposans, et ne
leur donne des soldats de passage à loger, ou ne leur
fasse payer un impôt. Ils regardent comme un meil-
leur placement, du moins ceux de la ville, d'augmen-
ter leur mobilier, ou, quand ils ont économisé une
certaine somme, l'acquisition à la porte de Sedan
d'un petit jardin qu'ils donnent à loyer, ou qu'ils
cultivent eux-mêmes dans leurs momens de loisir. Il
ils
en est de même pour les ouvriers de la campagne,
préfèrent acheter une maison, un jardin ou quelques
perches de terre. C'est là le but de l'ambition de beau-
coup, et celui qui l'atteint est estimé bienheureux.
En résumé les ouvriers des manufactures de
Sedan, valent mieux, en général, que ceux des au-
tres villes de fabrique de la France; et par suite de
leur meilleure conduite et peut-être aussi de salaires
un peu plus forts, ils sont plus heureux ou dans une
position matérielle préférable. Enfin, le bon esprit
des fabricans le soin qu'ils mettent à prévenir l'ivro-
gnerie en la repoussant de leur ateliers, et leur solli-
citude pour leurs ouvriers, contribuent certainement
à ces bons résultats.
CHAPITRE V.

Des ouvriers de la fabrique d'Amiens.

( Époques des observations mars, avril et juillet 1837. )

La fabrique d'Amiens produit des étoffes de coton


et de laine, surtout de laine peignée ou d'estame,
dont elle mélange souvent les fils avec ceux de soie,
de poils de chèvre, de lin ou de chanvre (z). Cette
fabrique est très considérable; néanmoins ses plus
grands établissemens rassemblent à peine deux cents
ouvriers, beaucoup n'ont qu'un manege pour mo-
teur et quelques uns même marchent encore à
bras d'hommes entièrement ou en partie ( 2 ).

(i) Les velours de coton, les alépines, les escots, en sont les
branches les plus importantes.
(a) J'ai visité deux manufactures où ii en était ainsi. Mais il y
en avait encore un certain nombre en 1834, comme le prouvent,
et la déposition de M. Delahaye-Martindans l'Enquête commer-
ciale de la mêmeannée (Ir. t. iIT, p. 4i5), et une hlaintc du con-
seil des prud'hommes d'Amiens, dont je parlerai plus loin. Il ne
s'agit pas ici des moulins à mouliner les fils, ces machines légères
étant mises partout eu mouvement par des hommes.
Dans aucun on ne confectionne tout à- fait une
pièce d'étoffe le filateur n'est pas fabricant de tis-
teindre, impri-
sus, et celui-ci fait presque toujours
mer, etc., hors de chez lui, par des entrepreneurs,
les pièces dont il avait confié les matières premières
aux tisserands. (1)
Cette fabrique n'est pas celle qui a le plus souffert
de la crise industrielle de i 83o et i83i parce qu'a-
lors les alépines, que la ville et les faubourgs d'Amiens
fabriquaient presque seuls, étant devenus à la mode,
un grand nombre d'ouvriers leur dut de ne pas man-
étoffes
quer de travail mais la demande de ces
ayant toujours été en diminuant depuis i835, et
plusieurs articles (les velours de coton surtout),
ayant cessé.d'être exportés en Espagne, par suite de
la guerre civile qui la désolait, j'ai vu, lors de mes
deux séjours dans le pays, beaucoup d'ouvriers sans
occupation, et, par conséquent, dans une véritable
détresse (2). La plupart n'étaient pas employés plus de

(i) En général même, les fabricans d'étoffes de coton vendent


celles-ci écrues aux négociaus d'Amiens qui font compléter la
main-d'œuvre.
(2) Voici comment 112. le préfet de la Somme s'exprimait dans
l'analyse des délibérations du conseil général de ce département
pendant la session de t836.
« La
fabrication des velours qui faisait pour 9 millions de pro-
« doits, n'en fait plus que pour 6. Celle des alépines
a réduit
!{ sa production des trois quarts;
elle avait pour environ ao mil-
trois ou quatre jours par semaine; partout je n'en-
tendais que plaintes, et je voyais, ou fermer des
ateliers, ou tout au moins diminuer, soit le nombre
des jours, soit celui des heures de travail. Aussi,
pour venir au secours d'un grand nombre de mal-
heureux inoccupés, la mairie d'Amiens se vit-elle
dans la nécessité d'en employer plusieurs centaines
à des travaux de terrassement. (i)
L'état habituel des ouvriers étant celui qu'il m'est
important de faire connaître, je dois, dans ce que je

« lions de produits en i833, elle en fait à peine maintenant


a pour 5 millions, à peine g,ooo pièces au lieu de 36,ooo, à peine
« de quoi occuper i,5oo tissezcrs au lieu de 6,000 qu'employait
« en 1833 cette importante fabrication (Y. la p. xiv). u Et ce-
pendant au mois d'août i836, le mal était bien moins grand que
huit à dix mois plus tard.
(1) Comme la proportion de ces ouvriers composés d'hommes
appartenant à la fabrique d'Amiens, a suivi l'intensité de la crise
industrielle, comme elle en était véritablement l'expression, je
crois devoir faire connaîtreici les nombres de ceux qui ont été
admis par l'administrationde la ville pour les travaux de ter-
rassement dont il s'agit, depuis le dimanche 2 avril 1837 jus-
qu'au dimanche 16 juillet.
2 avril 338 28 mai 443
8 354 4 juin 497
16 /,io 11 56a
23 4a5 18 555
30 411 25 588
6 mai 4i5 2 juillet 575
14 4i8 g 6o3
21 422 16 566
vais en dire, faire avec soin la part de la crise, afin
de n'en point confondre les résultats avec l'état ha-
bituel dont il s'agit.
La fabrique d'Amiens compte environ 40,000 ou-
vriers, y compris les enfans. Une moitié habite la
ville et ses faubourgs, l'autre dans un rayon de six à
dix lieues. Cette dernière moitié se compose presque
exclusivement de peigneurs de laine, de tisserands,
de leurs aides ou trameases, et de coupeurs de ve-
lours de coton (i). Sur les 4o,ooo, près de 10,000
travaillaient directement ou indirectement, en i836,
à la fabrication des alépines, près de i5,ooo à l'in-
dustrie cotonnière, et celle de la laine employait le
reste. Quand la mode abandonne un article pour en
adopter un autre, les ouvriers passent assez facile-
ment de la fabrication du premier à celle du se-

(i) C'est ici la première fois qu'il est question de coupeursde


velours; il faut donc les faire connaître. Ces ouvriers donnent le
velouté aux pièces, en coupant les anses des fils destinés à le for-
mer, non comme pour le velours de soie et d'Utrecht,dans le sens
de la trame, à mesure qu'on tisse, et sur une petite règle cane-
lée mais après le tissage de la pièce, dans le sens de sa chaîne,
sur un cadre ou châssis pour la tendre, et avec la pointe d'une
sorte de lance, qui n'a d'autre conducteur que les rangées d'anses
qu'elle doit couper. L'ouvrier étant debout, tient la lance parle
manche et pousse horizontalement ou presque horizontalement
devant lui. Cette opérationm'a toujours paru un tour d'adresse,
et par la rapidité avec laquelle on l'exécute, et par la rareté des
coupures que l'on fait à l'étoffe.
cond c'est ainsi que le nombre des fileurs de laine
a plus que doublé depuis 1828, époque à partir de
laquelle beaucoup de filatures de coton ont été
changées en filatures de laine. (i)
Les tisserands, leurs aides et les coupeurs de ve-
lours, font beaucoup plus de la moitié de tous les
ouvriers; ils travaillent chez eux. Il n'y a d'excep-
tion que pour 5oo tisserands au plus qui fabriquent
en ville, chez les maîtres, des étoffes brochées ou
façonnées, et des articles de nouveauté. Presque
tous ceux de la campagne se livrent aussi tous les
ans, pendant quelques mois, de la fin de juin à la
fin de septembre, aux travaux de l'agriculture, et,
dans les vallées, surtout dans celle de la Somme, à
l'exploitation des tourbières. (2)
Dans les manufactures d'Amiens, comme dans les
autres, les sexes sont mêlés partout où la nature du
travail ne s'y oppose point.
Dans les temps ordinaires, chez les fabricans, la
journée est de quatorze à quinze heures, sur les-
quelles on en prend deux ou deux et demie pour les
repas. Les ateliers s'ouvrent de six à huit heures du
matin, selon la saison. Quelquefois, quand l'indus-

(1) Et à bien dire de laine peignée, car il n'y a presque plus


d'autres filatures de laine à Amiens.
(a) On estime que dans le département de la Somme la tourbe
fournit au chauffage annuel de 5o mille ménagesou familles.
trie prospère, on prolonge le travail mais alors tout
ce qui excède sa durée habituelle se paie en sus du
salaire convenu et dans la proportion de celui-ci.
Quant aux ouvriers qui restent chez eux, leur jour-
née est, comme ailleurs, communément plus longue
que chez les fabricans, à l'exception toutefois de celle
des coupeurs de velours.
En général, les ouvriers d'Amiens demeurent dans
la partie basse de la ville, c'est-à-dire dans les plus
mauvais quartiers, dans les rues étroites, où les mai-
sons, fréquemment en bois, ont un aspect miséra-
ble, et des chambres humides, mal éclairées, mal
closes, malsaines. La plupart des logemens n'y sont
pas de plein pied; mais à chaque pièce du rez-de-
chaussée, répond une chambre au premier étage, un
grenier au-dessus de celle-ci, ou quelquefois un gre-
nier seul. On communique de l'une de ces pièces à
l'autre par un escalier intérieur, raide, souvent ob-
scur, si étroit qu'on a peine à y passer, et si mal
disposé qu'une échelle serait préférable. Quand elles
sont occupées par plusieurs locataires, et il en existe
beaucoup où c'est ainsi, la famille de l'étage supé-
rieur traverse la chambre de l'autre famille, toutes
les fois qu'elle sort ou rentre.
Chacun de ces logemens se loue par semaine depuis
i fr. 5o c. jusqu'à 2 fr. 5o c. ou même 3 fr., selon la
rue, la grandeur des pièces, leur nombre et la ma-
nière dont elles sont éclairées. 2 fr. est le prix le plus
commun (i). On renvoie ordinairement la famille
qui passe quinze jours sans payer mais aux époques
de crise industrielle, alors que cette famille peut à
grand'peine s'acquitter ou qu'elle est tout-à-fait
hors d'état de le faire on diminue le prix de loca-
tion ou bien on cesse de l'exiger, car on ne trou-
verait pas de locataire plus solvable. Les familles
les plus aisées paient leur loyer tous les trois mois,
et les autres, c'est-à-dire la presque totalité, le paient
chaque semaine ou chaque fois qu'elles touchentleur
salaire.
Une armoire une ou deux planches, quelques
sièges, quelques poteries, une table, les lits, les
ustensiles du métier, tel est l'ameublement de la plu-
part de ces logemens, où rien ne cache d'ordinaire la
nudité et souvent la saleté des murs. On voit aussi par-
fois, chez les habitans du rez-de-chaussée, les ob-
jets d'une sorte de petit commerce (2). Comme le
grenier n'a pas de cheminée, ceux qui l'habitent font
leur cuisine au foyer de l'étage inférieur, à moins
qu'ils ne puissent monter un poèle chez eux.

(1) Lorsqu'un logement est occupé à-la-fois par plusieurs fa-


milles l'une d'elle est principale locataire, du bien chaque mé-
nage paie au propriétaire i5, 20 ou 2a sous par semaine.
(2) Comme charbons, allumettes, chandelle's, pommes de
terre, etc.
Lorsque toute la famille couche dans la même
chambre, il est rare que ce soit sur un seul lit les
parens partagent le plus large avec les plus jeunes
enfans les filles ont le second et les garçons le
troisième. Il est commun, au reste, que les enfans des
deux sexes dorment ensemble jusqu'à l'âge de onze,
douze ou treize ans c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils
fassent leur première communion ou que le prêtre
recommande de les séparer. J'ai vu souvent ces der-
niers coucher sans draps, mais il y en avait toujours
au moins un au lit des grandes personnes, lors même
qu'il manquait de matelas.
Dans les faubourgs d'Amiens, où l'on a construit
par spéculation beaucoup de maisons pour les ou-
vriers, les logemens ont très généralement le même
nombre de pièces que dans la ville: ces pièces sont
disposées de la même manière l'une au-dessus de
l'autre, mais elles sont plus grandes, mieux éclairées,
et les fenêtres s'ouvrent sur de larges rues sur des
jardins ou sur la campagne. Elles sont aussi mieux
meublées. Chaque logement se paie d'ordinaire 40
sous par semaine (r); un petit jardin d'une à quatre
perches en fait souvent partie, sans que le prix en
soit toujours augmenté.

(t) En ville, un pareil logementse louerait de 5o sous à 3 fr.


dans lëi plus mauvais quartiers.
Au-delà de trois quarts de lieues de la ville, on ne
loue plus à la semaine.
Dans les villages, une chambre à cheminée, un
grenier et un petit réduit pour mettre la provision
de tourbe, sont loués depuis 20 jusqu'à 32 foi par
an, payables de trois en trois mois. Ce logement est
celui des plus pauvres tisserands, qui ne cultivent
pas un pouce de terre pour leur propre compte.
Ajoutez une chambre de plus avec une petite étable
à vaches, le prix sera de 33 à 4o fr., et de 5o s'il y a
un jardin. (i)
J'ai vu, aux mois de mars et d'avril 1837, par un
froid très intense, les uuvriers rester sans feu chez

(i) Voici comment M. de Rainneville décrit les logemens des


pauvres ouvriers de la campagne dans une brochure in-i6, im-
primée à Amiens en 1837, et intitulée Du travail: « La con-
te
structiondes habitations s'améliore assez rapidement dans nos
campagnes; elles deviennent plus saines et plus aérées. Mais
« cette amélioration n'est sensible que pour les habitans qui jouis-
« sent d'un peu d'aisance, et comme le
nomhre de ces derniers
« s'est accru depuis ao à 3o ans, l'aspect des campagnes offre
un plus grand nombre qu'autrefois de maisons saines et bien
« aérées; mais les familles des ouvriers pauvres se sont aussi
« accru en nombre, elles les ont coupées en deux ou trois ap-
« partemens, elles y vivent èntassées les unes sur les autres, à
« l'instar de ce qui se passe dans les villes; et comme leur pre-
« mière situation n'a pas changé, comme les causes de malpro-
« preté, de privation d'air se sont multipliées, il est de fait
« qu'elles ne participentpoint à l'assainissement qui se fait re-
« marquer dans les autres. u
eux dans la ville. Il paraît, au reste, qu'ils s'y chauf-
fent habituellement très mal. Ils n'y brûlent que
de la tourbe (i); et il en est de même dans beaucoup
de communes rurales, où d'ordinaire on leur distri-
bue ce combustible comme aux autres habitans.
A l'époque dont je viens de parler, il y en avait un
grand nombre, surtout parmi les femmes mariées
dont les habits paraissaient sales et en très mauvais
état; mais les filles, à partir de l'âge de quinze à seize
ans, étaient mieux vêtues, presque toujours avec
propreté, très souvent avec coquetterie. Trois mois
plus tard, quand je les observais pour la seconde fois,
à une époque de plus grande misère encore, leurs
vêtemens, ainsi que leurs personnes, étaient beau-
coup plus propres mais nous étions en été.
L'ivrognerie est un vice très commun dans la ca-
pitale de la Picardie et dans tous les environs, moins
pourtant qu'à Lille, et qu'on ne le croirait sur la foi
des journaux qui, depuis quelques années, entre-
tiennent le public de la société de tempérance
d'Amiens. Ce vice, assure-t-on, est bien moins com-
mun à la campagne qu'à la ville. Cependant j'ai vu
dans la dernière bien moins d'ivrognes qu'à Reims

Pour ioo fr. par an, dans Amiens, une famille serait tou-
jours parfaitement chanffée avec ce combustible, môme en sup-
posant l'hiver long et rigoureux.
mais je m'y trouvais à deux époques où la plupart
des ouvriers, sans ouvrage ou à la veille d'en man-
quer, étaient forcément tempérans. C'est, du reste,
comme ailleurs, au cabaret, les dimanches et les
lundis, qu'ils s'enivrent, principalement dans l'après-
midi et la soirée ils commencent par boire de la
bière, et ils finissent par de l'eau-de-vie (r). La so-
ciété de tempérance d'Amiens parait n'avoir aucun
effet sur cette habitude; elle n'en avait pas eu du
moins jusqu'au mois de juillet 1837, époque où elle
n'avait fait encore que solliciter et recueillir des
souscriptions,dans l'unique but de récompenser l'au-
teur de l'écrit le plus propre à guérir ou à prévenir
l'ivrognerie chez le peuple, et couronner l'un des
mémoires qui lui avaient été présentés. (2)
Il m'a été affirmé qu'avant l'établissementde cette
société, le goût des boissons enivrantes commençait
à devenir moins commun dans la ville d'Amiens.
Quelques manufacturiers avaient senti, qu'ils de-
vaient d'abord s'opposer au repos du lundi et sou-
mettre à une amende les ouvriers qui, sans une
excuse valable, ne se présentaient pas à l'atelier un
jour ouvrable, ou bien s'y présentaient trop tard et

(1) Ordinairement de l'eau-de-vie de vin.


(2) Celui de M. Labourt, ancien procureurdu roi. Ce mémoire
est intitulé Considérations sttr l'intcmpérance des classes labo-
rieuses, et l'établissement en France des sociétés clc sobriété".
en sortaient trop tôt (i). Plusieurs personnespensent
que cette mesure, adoptée jusqu'ici par trop peu de
fabricans, a réellement rendu l'ivrognerie moins fré-
quente. Mais j'en ai entendu d'autres nier cette amé-
lioration. Quoi qu'il en soit, les résultats de la me-
sure ne sauraient être aussi heureux qu'à Sedan, où
elle est bien plus générale les petits fabricans
d'Amiens laissent souvent leurs ouvriers se reposer
les lundis, c'est-à-dire s'enivrer, principalement dans
les temps de prospérité de la fabrique, parce qu'ils
craignent de les perdre en les mécontentant.
Sans même qu'ils s'enivrent, beaucoup de ces tra-
vailleurs, ainsi que beaucoup d'hommes des autres
classes ouvrières, boivent tous les matins ci jeun
surtout dans la ville, un ou plusieurs petits verres
d'eau-de-vie; habitude que les médecins de l'Hôtel-
Dieu regardent comme Ia. cause de maladies de l'es-
tomac très fréquentes chez ces buveurs, et dont les
autres seraient exempts. (2)

(i) Plusieurs fabricans n'imposent pas d'amende, mais privent


l'ouvrier de travail pendant un jour. Cette mesure n'est pas
bonne elle entraîne un jour de repos; et un jour de repos, pour
beaucoup d'ouwïers, c'est aussi un jour d'inconduite.
(a) Ces maladies, que les médecins désignent sous le nom de
squirrhej! de cancer de l'estomac, paraissent emporter le ving-
tième-dés morts de l'hôpital; il résulterait du moins de relevés
faits dans cet établissement, où l'on ouvre tous les cadavres pour
s'assurer de la cause de la mort, que pendant cinq années consé-
Il n'est enfin que trop commun de voir à Amiens;
comme ailleum, l'ouvrier assigner chaque semaine
à sa femme, sur les gains réunis du ménage, une
certaine somme pour les dépenses de la famille, et
se réserver l'excédant pour le cabaret. On conçoit
qu'avec cette manière de faire l'ivrognerie doit
varier suivant que le chiffre des gains s'élève ou s'a-
baisse, mais que la famille reste toujours, à-peu-
près, dans une aussi misérable position.
Les jeunes gens des deux sexes ont fréquemment
entre eux des rapports intimes, même dès l'âge de
quinze ans, surtout dans la ville. En 1821, le maire
d'Amiens crut qu'il était du devoir de l'autorité de
réprimer des désordres devenus trop scandaleux. Il
fit afficher dans la ville un arrêté qui défendait aux
fileurs et fileuses des manufactures, de choisir leurs
aides parmi les jeunes gens d'un autre sexe que le
leur. J'ignore quelles ont été les conséquences de
cette mesure. (1)

cutives (i83a-36), 37 hommes auraient succombéau cancer de


l'estomac, sur 723 décédés, parmi lesquels ne sont pas com-
prises les victimes du choléra. C'est i sur 19,27. Nulle part, je
pense, on ne voit entrer cette maladie pour une proportion aussi
forte dans la mortalité.
(i) Voici un extrait de cet arrêté, pris à la mairie d'Amiens,
le 27 août 1821 « Considérant que l'on a remarqué que les filles
a prenaientsouvent des garçons pour rattacheurs, que les garçons
fit au
contraire, choisissaient des filles pour le même usage; et
C'est ici le lieu de parler de jeunes ouvrières,
communément des rentrayeuses, à la mise propre,
recherchée, qui sont les maîtresses des commis,
des contre-maîtres et des fils de fabricans. Le plus
souvent, si l'on m'a dit vrai, l'amant ne garde pas
dans ses ateliers celle dont il a fait choix, mais il
la fait passer dans les ateliers d'un autre, à qui il
rend le même service. Cet échange complaisant a
pour but de cacher un commerce qui ne manque-
rait pas de se trahir, et de ne point donner un exem-
ple, toujours mauvais, quoique exceptionnel, de re-
lâchement toléré dans le travail. On m'a signalé ce
fait dans beaucoup d'endroits, mais nulle part on
ne m'en a peut.être autant entretenu que dans la
ville d'Amiens.
On ne s'étonnera donc pas, après ces détails, de trou-
ver pour le chef-lieu du département de la Somme,
pendant les onze années de 1825 ài835 inclusive-
ment, sur 6,36 naissances, une illégitime, lors-

« qu'il est ainsi très essentiel et dans l'intérêt des bonnes mœurs
« de prévenir les
inconvéniens qui résultent du rapprochement
« des deux sexes, surtout pour les jeunes garçons Arrifte ce qui
« suit Il est très expressément ordonné auxhommes comme
« aux femmes de n'avoir pour
aides que des jeunes gens de leur
sexe respectif. » Les réflexions seraient ici
superflues. On re-
viendra plus loin sur cet arrété.
que le département entier en compte seulement
une sur i3,3o. (r)
Mais aussi le libertinage et l'ivrognerie sont des
vices très communs chez les ouvriers d'Amiens
moins cependant que chez les ouvriers de Lille. Dans
les temps ordinaires,beaucoup font du lundi un jour
de repos et de débauches. Les ouvriers qui se con-
duisent le mieux sont les coupeurs de velours, les
tisserands travaillant dans leurs propres domiciles,
les tisserands peu nombreux des velours d'Utrecht,
et surtout ceux qui ayant leurs familles établies à
quelques lieues de la ville, vont s'y réunir chaque
samedi soir, pour revenir le lundi matin.
A ces détails sur leurs moeurs, il faut en ajouter
quelques-uns sur leurs mariages.
352, contractés entre eux seuls, en premières noces,
dans la ville d'Amiens pendant les trois années
i834-r836, donnent les résultats suivans
La moitié avait été célébrée à 25 ans pour les
hommes et à 24 ans pour les femmes;- l'âge
moyen était 26 ans trois mois pour ceux-là, 2.5 ans

(1) Pendant les x années dont il s'agit, on a compté, .savoir


naos leJpMl<™>ent,
Dans la ville.

Mariages.
légitimes
Naissances
4,i5i
r3,96i
45,83g
149,614
Naissances illégitimes.. 2,608 12,160
trois mois pour celles-ci; c'est à 21 et à 21 ans
qu'il y en a eu le plus pour les deux sexes (1)
les six septièmes se sont concentrés sur la période
de la vie qui se trouve comprise entre 2 1 et 3i ans
pour l'homme, et pour la femme, entre ig et 3o
ans (2).-Enfin, si aux mariages en premières noces

(i) Nous trouvons' réunis sur ces deux seules années de la vie
près du quart des mariages pour les hommes, et du sixième au
cinquième pour les femmes.
Avant l'âge de 20 ans, le septième des filles et le vingt-cin-
quième des garçons sont déjà mariés.
(2) VILLE D'AMIENS.
AGES AUXQUELS ONT ÉTÉ CÉLÉBRÉS LES MARIAGES EN PREMIÈRES
NOCES DES OUVRIERS DE LA FABRIQUE, PENDANT LES TROIS
ANNÉES (1834-36).
Ases. Hommes. Femmes. Ages. Hommes. Fcmmci.

16 5 5 3i i5 325 8 324
17 5 10 3a 4 329 7 33r
18 7 7 16 26 33 7 336 4 335
19 7 14 25 5x 34 2 338 4 339
20 9 23 27 78 35 3 34i 1 340
21 44 6m 33 ni 36 2 343 4 344
22 40 107 3o 141 37 3 346 3 347
23 3i i38 23 164 38 4 35o
a4 25 i63 27 191 39 1 35i J
348
25 25 188 25 aiG 43 1 349
26 14 202 25 241 44 1
35o
27 3i 233 24 265 45 1
352
28 3i 264 Il 276 48 1
35
29 14 278 20 298 5o 1
352
30 32 3io 20 316
on ajoute les autres, ces résultats s'en trouvent si
peu modifiés que l'on n'a pas à en changer les
termes (i). Par conséquent, les unions légitimes
entre les ouvriers de la fabrique d'Amiens ont lieu,
en général, de bonne heure, du moins dans cette
ville, et plus tôt que dans les autres villes manufac-
turières où j'ai fait une semblable recherche.
D'un autre côté, on ne voit pas plus de femmes
que d'hommes être mariées à l'âge de 3i ans; mais

(1) ARES DES MARINAGES TOTAUX, C'EST-A-DIRE DES MARIAGES EN


PREMIÈRES ET EN SECONDES NOCES.

Ages. Hommes. Femmes. Ages. Sommet. Femmes.

24 163 191 42 3 383 1 364


25 188 26 217 43 2 366
26 16 204 l 25 242 44 2 368
27 3i 235 25 267 45 1 384 1 369
28 33 268 il 278 46 2 386
29 14 282 22 300 47
30 34 3i6 20 320 •48 1 387 2 371
31 19 335 9 329 49. 1 388
32 7 342 9 338 50 1 372
33 11 353 5 343 51 1 373
34 2 355 5 348 Sa 2 39o
35 6 36i 2 35o 54 1 39t i 374
36 4 365 6 356- 55- 1 392
37 3 368 4 36o 57 2 394
38 4 372 60 1 395
39 5 377 3 363 62 1 3g6
40 2 379 68 1 397
41 1 38o
àpartir de la trente-huitième année, il y a un peu plus
de personnes qui se marient en premières noces parmi
les premières que parmi les seconds, preuve évidente
qu'un certain nombre de vieilles filles épousent des
hommes plus jeunes qu'elles. Deux choses paraissent
y déterminer ceux-ci les épargnes de la femme et
l'ascendant de cette dernière sur un jeune homme
inexpérimenté.
Je ne sais si les ouvriers de la fabrique d'Amiens
produisent beaucoup d'enfans mais pendant les
onze années 1825 1 835 inclusivement, le calcul
donne, terme moyen, pour la ville entière 3,35 en-
fans par mariage, et 3,26 dans le département de la
Somme (i). Voilà donc une grande ville, car on n'y a
pas compté moins de 46,129 habitans lors du dé-
nombrement, de 1836 (2), oÙ la fécondité des unions

(1) Si l'on rapportait aux mariages les naissances totales, c'est-


à-dire, les naissances légitimes et illégitimes réunies, on trouve-
rait 4 pour la ville, et 3,53 pour le département. Voyez page 294,
la note où l'on donne les chiffres des mariages et des naissances
légitimes et illégitimes.
(2) Savoir
32,392 intrh muras;
9,843 Dans les faubourgs qui peuvent être regardés comme
faisant partie de la ville, et
3,894 Dans les maisons situées un peu au-delà de l'agglomé-
ration des faubourgs, ou tout-à-fait isolées, dont
la réunion est appelée banlieue.
n'est pas inférieure, quoique restreinte, à celle que
l'on observe dans le département pris en masse dont
cette ville fait partie. Ce fait n'est pas unique, à
beaucoup près, mais il est digne de remarque.
L'instruction élémentaire paraît se propager beau-
coup dans la Somme depuis quelques années (i)
néanmoins, il résulte des renseignemensqui m'ont
été fournis à cet égard, que ce serait parmi les ou-
vriers de la fabrique qu'il y aurait, proportion gar-
dée, le moins d'individus sachant lire et écrire.
Presque tous les ouvriers des manufactures
d'Amiens ou de ses faubourgs, y demeurent; les
plus éloignés s'y rendent chaque matin de trois

(i) Les derniers comptes-rendusofficiels relatifs au recrute-


ment de l'armée justifient très bien cette assertion; on y voit
que, parmi les conscrits du département de la Somme dont on a
pu vérifier l'instruction, on en a trouvé
quarts de lieue. Quant à ceux qui travaillent à quel.
que distance de la ville, une demi-lieue est leur plus
long chemin. Mais, quel que soit celui qu'ils par-
courent pour aller à leurs àteliers et en revenir, ils
ne prennent presque aucune précaution contre les
intempéries; j'ai même vu peu de femmes porter
un parapluie lorsqu'il pleuvait.
L'espace et la lumière ne manquent pas, ou man-
quent rarement dans les manufactures de la fabrique
d'Amiens. J'en connais même une où Ton a joint à
un très vaste atelier de peignage un vestiaire où, en
arrivant, les 5o à 60 peigneurs de cet atelier dé-
posent le vêtement propre avec lequel ils s'y rendent,
pour le reprendre en sortant (i). C'est seulement
chez les petits entrepreneursde tissage, que les ate-
liers ne sont pas toujours ni assez grands, ni assez
aérés, surtout dans la ville.
Le salaire se paie chaque semaine (2), excepté aux
tisserands qui le reçoivent, comme partout, en li-
vrant leurs pièces. En supposant les ouvriers em-
ployés toute la semaine ils gagnaient pendant
mon premier séjour dans la capitale de la Picardie,
savoir

(i) La belle filature de laine peignée de MM. Dupont-Bac-


quevillc et Sautay, située à une demi-lieue de la ville d'Amiens.
(2) Quelques fabricans le paient tous les quinze jours.
1° DANS LES FILATURES DE LAINE PEIGNÉE.

Pis SEMAINE. PU. JOflII.

Les
Les
trieurs
laveurs. iz
fr.
13 5o i5 »
o i35o
c. à Cr. e. fr.
2 25
2
c. à fr.

or 2 25
2 5o
c.

Les peigneurs z2 » 18 » 2 » 3 »
Les soigneuses et autres femmes
employées aux opérations

ment dits
préparatoires
Les fileurs ou fileuses propre-

Les secondes rattacheuses on


4 » 10 »

i5 » 28 »
Lesrattacheursourattacheuses. 4 » 7 8&
» 67

2 50 4 67
» 67
1

1
77

30

bobineuses 2 50 3 50 » 42 » 58

2° DANS LES FILATURES DE COTON.

Les soigneuses de cardes, etc. 5» 6 » » 83 1


Les fileurs et fileuses ro » la » 166 2 »
Les rattacheurset rattacheuses. 2 5o 3 » » 42 » So
3° DANS LES ATELIERS DE TEINTURE ET D'APPRÊTS.

Prix
Prix
moyens.
extrêmes 9
7
y>

»
» »
13 50
i
1 17
5o » x
a 25
4° DANS LES TISSAGES.
P1R SEUAITÎE. PI* 'OCX.

fr. c. à fr. c. fr. c. i fr. c.


Tisserands d'étoffes unies de
laine (hommes) 7 » 9 » 1 17 1 5o
Tisserands d'étoffes unies de
laine (femmes). 6 » 7 » 1 » 1 17
Tisserands d'alépines (hommes
et femmes) 6 60 780 110 1 30
Tisserands d'étoffes de coton
(hommes et femmes) 4 5a 6 » » 75 1 »
Tisserands d'étoffes de coton
dans les campagnes 4 » » » 5) 67 » »
5° Coupeurs et coupeuses de ve-
lours de coton 8 40 n »» 1 4° a »
60 Rentrayeuses 5 » 6 60 » 83 1 10

Ces salaires qui paraissent d'abord ne pas s'éloi-


gner beaucoup de ceux que l'on payait en i834,
lors de l'enquête commerciale (1), sont cependant

(i) Voici ce qu'on lit dans le troisième volume de cette en-


quête
Déposition de M. Pourcelle-d'Estrée, relative à la filature de
Za laine. Dans l'origine, les fileurs gagnaient de 4 à 7 fr. par
jour, les aides i fr. à i fr. 25 c., et les ouvriers employés aux
préparations, 60 c. à 1 fr. Mais lors de l'enquête, il y avait une
diminution d'un sixième à un cinquième dans la main-d'œuvre.
Déposition de M. Delahaye-Martin, relative à la filature du
coton. Lors de l'enquête, les fileurs gagnaient 12 fr. par semaine,
les enfans et les femmes, de 3 à 6 fr., prix moyens.
Déposition de M. Pourcelle-d'Estrée, relative aux alépines. Les
tisserands pouvaient gagner 25 sous par jour, pour la marchan-
dise courante, et jusqu'à 4o sous pour les plus belles qualités.
Déposition de M. Mallet. Les tisserands de velours, répandus
bien au-dessous; car ils supposent les ouvriers oc-
cupés chaque semaine pendant six journées entières.
Or, telle n'était pas, comme je l'ai déjà dit, la position
de tous quand j'étais à Amiens le manque d'ouvrage
pendant un ou plusieurs jours, ou la diminution du
nombre des heures de travail, réduisait les gains d'un
très grand nombre d'entre eux. D'autres enfin étaient
complétement sans travail; et, dans quelquesfilatures,
des fileurs dont on venait d'arrêter ou de supprimer
les métiers, faisaient la besogne des rattacheurs (i).
Ce n'est pas tout sur les minces salaires de la plupart
des tisserands, il faut encore diminuer les frais de
dévidage ou bobinage de la trame. Mais aussi,
d'un autre côté, beaucoup d'entre eux, principale-
ment ceux qui tissent les velours de coton et les
escots travaillent souvent pour leur propre compte
ils achètent les fils dont ils ont besoin, et ils vendent
ensuite, à prix débattu, leurs pièces aux négocians
de la ville. De cette manière, des tisserands qui se-
raient peu rétribués par les maîtres font quelque-
fois, quand les temps sont bons, des bénéfices assez
forts comme fabricans.
On peut admettre, je crois, pour la première épo.

daiis les campagnes, gagnaient de 4 fr. à 4 fr« 2o c. par semaine.


Mais pour l'escot, la main-d'œuvre était plus chère.
(i) Conformémentà une convention faite d'avance entre eux,
ceux-ci et le fileur conservé partageaient également le salait'd
que où j'étais à Amiens ( mars et avril i83y ), et
toujours dans la supposition d'un travail non inter-
rompu, que communément un homme gagnait par
semaine, de 8 à i4 fr.
Une fem-me, qui ne tissait pas, de 4 à 5 fr.
Beaucoup, à cause des soins à donner à leurs en-
fans et au ménage, pas plus de 2 à 3 fr.
Un jeune homme de i4 à r6 ans, de 3 à 5 fr.
Un enfant plus jeune, de 2 à 3 fr.
Mais au mois de juillet, c'est-à-dire au plus fort de
la crise, j'ai vu des ateliers de tissage à la Jacquart
où les ouvrier, réduits au tiers de ce qu'ils étaient
trois mois auparavant,ne gagnaient plus que 23 sous
par jour, au lieu de 32 à 4o sous (i). Au reste, les
tisserands encore occupés, avaient tous subi, pro-
portion gardée, une aussi forte diminution.
Mais comme ils quittent leurs métiers une partie
de l'année, pour les travaux de l'agriculture et l'ex-
traction de la tourbe, ils trouvent dans le passage
d'une occupation à l'autre le moyen de gagner
toujours quelque chose, et dans le prix élevé de
leur main d'oeuvre pendant le peu de semaines
qu'ils travaillent à l'exploitation des tourbières, le

(1) 32 ou 40 sous an plus par jour étaient alors le maximum


des gains que pouvaient faire les meilleurs tisserands sur un
métier Jacquart, lorsqu'un an auparavant c'était de 3 à 4 fr.
moyen de se contenter de très petits gains en d'au-
a'es temps (1); voilà comment ils peuvent vivre
et fabriquer des étoffes à bon marché. La famille,
logée clans sa propre maison, est bien plus heu-
reuse, surtout si elle possède un petit jardin et
exploite seulement un hectare de terre. Alors, elle
peut toujours élever un ou deux porcs; et, dans les
villages qui jouissent d'une grande prairie commu-
nale, avoir une vache, du moins pendant l'été. A deux
lieues d'Amiens, on commence à rencontrer un bon
nombre de ces tisserands petits propriétaires.
Les ouvriers de cette ville ne sont pas, en général,
aussi bien nourris que ceux de Lyon, Rouen, Reims
et Sedan. Chaque famille mange cependant deux ou
trois fois par semaine de la soupe grasse; mais il n'y
entre le plus souvent qu'une demi-livre de viande
de boucherie ou bien un quarteron de petit salé, et
leur pain est communément de moins bonne qualité.
Tous font maigre les vendredis, à l'exception de ceux
qui vivent dans les pensions. Enfin, ils n'ont ordi-
nairement que du pain au déjeuner et au goûter;
mais parmi les plus aisés et dans les bons momens,
un très grand nombre de femmes et même beaucoup

(i) Cette exploitation rapporte par jour /i5 sous au moins,


très souvent 3 fr., quelquefois plus, l'homme fait, et z5 à 20
sous aux enfants déjà un peu grands, ou aux femmes qui pétris-
sent la tourbe, la moulent en briques et la font sécher.
d'hommes prennent chaque matin du cafi; au lait.
Dans les campagnes on consomme moins de
viande, de viande de boucherie surtout, avec plus
de légumes et de laitages. Le pain y est aussi moins
blanc, moins bon qu'en ville; chaque ménage fait
ordinairement le sien tous les quinze jours j'ai
trouvé celui des plus pauvres tout-a-fait bis et de
mauvais goût. (1)
L'eau est la boisson habituelle; mais dans les
campagnes beaucoup d'hommes boivent du cidre,
et dans la ville de la petite bière coupée d'eau.
La femme sans parens ni mari, et qui travaille
dans les manufactures d'Amiens, se met très souvent
en demi-pension chez une pauvre famille dont elle
partage la chambre. Pour une vingtaine de sous par

(1) Celui des plus aisés est fait avec de la farine de méteil, ou
de froment et de seigle mélés ensemble, auxquelles on ajoute
fréquemment de la farine d'orge.
Voici quels étaient les prix des denrées de première néces-
sité, à Amiens, lorsque j'y étais
Pain blanc, première qualité, les 8 liv. 1 » ou 12 1/2 la liv.
Pain bis-blanc, première qualité, ici, » 85 10 5/8
deuxième qualité. » 80 io »
Pain bis, première qualité, les 8 livres. » 75 9 i/3
qualité
Viande de
Petit salé
boucherie
deuxième » 70
» »
» »
8 3/4
55
70
»
»
Pommes de terre, assez à bon marché.
Légumes proprement dits, chers.
semaine, on lui fournit un lit où elle couche seule,
et pour 18, 20 ou 24 sous de plus une portion du
mets que la famille prend à son souper, avec même
un verre de petite bière. Mais elle achète son pain,
et chaque jour elle fait pour quatre sous un repas
dans le voisinage de l'atelier où elle est employée
il se compose d'un bouillon gras et d'une petite
portion de la viande et des légumes qui ont servi
à le faire. (1)
Tl en coûte de 20 à 24 sous par semaine dans les
pensions d'hommes pour partager un lit avec un ca-
marade et avoir chaque jour deux bouillons, un
gras au dîner et l'autre maigre au souper (2).
Tout le reste se paie à la portion ( ordinairement
4 sous ), et un ouvrier n'en prend qu'une à chacun
de ses deux grands repas. Il y ajoute le plus sou-

(i) Cette femme dépense par semaine

(2) Il y a des pensions d'hommes où, également pour 20 sous


par semaine, on fournit la moitié du lit et un seul bouillon cha-
que jour mais ce bouillon est assez bon et presque toujours fait
avec de la viande de bœuf. Pour io sous de plus, ou pour 3o
sous par semaine, on couche seul dans un lit. Je n'ai pas vu un
ouvrier qui eût un cabinet pour lui senl.
vent une bouteille de bière très légère coupée d'eau,
et qu'il paie un sou. Lui-même, enfin, achète son
pain, quand on ne le lui fournit pas au prix du
boulanger, (i)
Une famille composée du père, de la mère et de
deux enfans en très bas âge, peut vivre dans la ville
si elle gagne 14 ou i5 fr. par semaine. Si elle n'en
a que 12 elle vit à peine. Avec moins elle est dans
une grande misère elle ne paie pas ou paie fort mal
son loyer, et elle ne peut se passer des secours de la
charité (z). Il n'y a d'épargne, et par conséquent d'a-

(i)Voici comment on m'a établi sa dépense par semaine, à


Amiens, dans une pension d'ouvriers

Si ces ouvriers se contentent de pain bis-blanc, c'est une éco-


nomie de i5 à 2o centimes. Enfin, il en coûte à l'homme qui veut
être bien nourri, 25 sous par jour ou 8 fr. 75 c. par semaine
pour sa pension complète.
Mais il y a encore le hlanchissage, l'entretien des vêtemens,
du linge, etc.
(2) J'en ai vu une composée d'une veuve, de cinq filles âgées
depuis i3 ans jusqu'à 25, et d'un petit enfant de 3 ans, en tout
de sept personnes qui, l'époque où j'étais à Amiens pour la
mélioration possible, que pour 1a famille dont les
salaires s'élèvent au-dessus de leur moyenne, en sup-
posant d'ailleurs qu'elle n'ait aucune charge, qu'elle
ne suBisse point de chômage, qu'elle soit économe,
rangée, sobre, et que tous ses membres se portent
bien. Quant aux hommes isolés et dans la force de
l'âge, ils pourraient presque toujours faire des épar-
gnes, mais ils en font rarement. Ici, comme ailleurs,
les ouvriers de la campagne sont les plus économes,
surtout lorsqu'ils ont une petite exploitationrurale. i)
Une seule personne a pu me donner des détails
sur l'état ancien des ouvriers d'Amiens (2) selon

première fois, ne réunissaient pas ensemble plus de I2 fr. par


semaine, et qui ne mangeaient guère que du pain bis avec des
pommes de terre. Il va sans dire que le Bureau de Bienfaisance
venait à son secours.
(i) Nulle part, cependant, parmi les ouvriers de la fabrique
d'Amiens, je n'en ai trouvé d'aussi misérables qu'à Saint-Sau-
veur, village èa deux lieues au-dessous de la ville, dans la val-
lée de la Somme.Logemens sales et très petits, haillons pour
vêtemens, lambeaux de draps et de couvertures à leurs lits,
enfans à moitié nus par un froid rigoureux, et mendiant jusque
sur le seuil de la demeure de leurs parens, etc.; tel est le spec-
tacle hideux que j'ai vu en visitant beaucoup de ménages de tis-
serands, dans les derniers jours de mars 1837. Mais, si l'on m'a
dit vrai, il y a là au moins autant d'ivrognerie et d'imprévoyance
que dans la ville. D'un autre côté, tous les tisserandsde Saint-Sau-
veur, je dois le dire, ne ressemblent pas à ceux dont je viens de
parler, et je les ai visités à une époque très calamiteuse pour eux.
(2) M. Henri Laurent, fabricant de tapis et de velours d'U-
trecht, et l'un des citoyens de la ville les plus honorés.
elle ces ouvriers habitaient autrefois dans les
mêmes quartiers, des pièces fréquemment en con-
tre-bas de la rue, plus humides plus malsaines que
celles où nous les voyons .aujourd'hui, mais ils y
étaient moins nombreux et moins rapprochés. Ils
mangeaient de la viande une seule fois par semaine,
le dimanche, et leur pain était moins blanc, moins
bon que celui qu'ils ont à présent; le café au lait
leur était inconnu, et ils avaient généralement plus
de conduite et d'économie.Enfin, comme la fabrique
n'occupait pas alors, proportion gardée, autant d'en-
fans, ceux-ci restaient plus long-temps à la charge
de leurs familles.
J'étais en Picardie à une époque de grande gêne et
de privations inaccoutumées pour les ouvriers c'est
dire qu'ils n'étaient pas contens, mais ils subissaient
leur sort avec beaucoup de patience et de résigna-
tion. (i)
Ils offrent très généralement toutes les apparences
de la santé les jeunes femmes, surtout les filles,

(i) J'ai même vu à Amiens, vers la mi-mars, une émeute à


laquelle ils ont eu le hon esprit de ne pas se mêler. Cette émeute
était, il est vrai, étrangère à la politique et aux intérêts de l'in-
dustrie (Foir les journaux quotidiens de l'époque). Je dois ajou-
ter, d'après tons mes renseignemens, que, parmi les grandes
villes manufacturières Amiens est peut-être celle où il y aurait,
proportion gardée, le moins d'ouvriers étrangers aux pays.
ont une fraîcheur de teint, une coloration de visage
fort remarquable, que j'ai vu contraster avec la pâ-
leur et la maigreur de beaucoup de femmes mariées
et plus particulièrement de celles qui étaient ou
avaient été nourrices. Ce mauvais état des dernières
résulte toujours, m'a-t-on dit, du long temps ( dix-
huit mois ou deux ans), pendant lequel beaucoup
donnent le sein à leurs nourrissons; mais à l'époque
où j'étais à Amiens, la misère, produite par la crise
industrielle, pouvait y contribuer aussi.
Je ne puis taire ici une cause particulière de
ruine pour la santé des jeunes ouvriers dans les
petites filatures qui manquent d'un moteur gé-
néral. Cette cause sur laquelle l'attention de la
mairie d'Amiens a été appelée deux fois, à ma con-
naissance, par le conseil des prud'hommes de la
ville (i), consiste à faire mettre en mouvement, par
des enfans, les machines à filer ou à carder, au
moyen d'une manivelle à laquelle on fait décrire,
avec la main un cercle dont le point supérieur passe
à cinq pieds des planchers, et à exiger ainsi. de ces
enfans plus qu'il ne convient à leur faiblesse et à
leur taille. Je ne parlerais pas de cet abus du pou-
voir des fileuqs sur leurs aides, s'il n'avait été dé-
noncé à l'autorité municipale par le conseil des

(i) La première eu 1821, et la seconde, le 22 septembre i8'j/(.


prud'hommes, et si une double enquête n'était venue
confirmer les assertions de ce conseil. (t)
Curieux de savoir si les résultats du recrutement
de l'armée offraient des différences entre les ou-
vriers et les autres habitans, j'ai fait à la mairie
d'Amiens un relevé des registres où ces résultats se
trouvent consignés. Malheureusement ces registres
n'ont pas toujours été bien tenus; et, d'un autre
côté, ayant été forcé de quitter Amiens au milieu de
ma recherche, celle-ci n'a pu comprendre que deux
quartiers des quatre qui composent la ville.

(i) Par suite de la première plainte du conseil des prud'hom-


mes et de l'enquête à laquelle elle donna lieu, M. le maire d'A-
miens prit un arrêté pour faire cesser le mal. Cet arrêté, en date
du 21 août 1821, signé DAMENT, approuvé par le conseiller
d'état, préfet du département de la Somme, M. le comte D'Aj>
LOifvnxE a été imprimé et affiché dans la ville j'en ai vu un
exemplaire. Son titre était Arrêté de la mairie d'Amicns, cort-
cerrtant la répression d'un abus introduit dans les manufacturesde
coton de cette ville, ait clctriment de la santé des jeunes ouvriers
de l'un et de l'autre sexe. C'est ce même arrêté qui a été cité plus
haut, en parlant des mœurs. Dans la seconde plainte du conseil
des prud'hommes à M. le maire, en date du 22 septembre z834,
j'ai lu que, loin de diminuer, l'abus de pouvoir des fileurs sur
leurs aides, « était devenu plus grave depuis que les mull-
« jennys étaient employées à filer la laine, parce que ce genre
« de filature avait rendu les machines plus lourdes que lors-
« qu'elles I1C filaient que Ic coton. »
Mou relevé embrasse la période de 1820 à 1834;
voici les faits qui en ressortent

Par conséquent, c'est dans le quatier de la ville


plus particulièrement habité par les ouvriers de la
fabrique, qu'il y a, proportion gardée, le moins
d'hommes propres au service militaire.
J'ai voulu savoir si les diverses causes d'exemption,
qui se rapportent à la bonne ou à la mauvaise con-
stitution, confirmaient cette première donnée. J'ai
trouvé (1)

Pour difformités
taille
Exemptions du service militaire.

Pour défaut de
Dans Ie quarticr

57
il
^ûd-ïl'01'
39
46
constitution.
Pour faiblesse de 5i 33

(1) Pour treize années, au lieu de quinze; car les détails con-
cernant les causes manquent entièrement dans les deux registres
de 1837 et 1829.
Ces seconds faits viennent appuyer les premiers.
J'ai recherché, en outre, s'il n'y avait pas de rap-
ports entre les professions, d'une part, et les exemp-
tions du service militaire, de l'autre, pour cause d'in-
firmités, de maladies, de faiblesse de constitution et
de défaut de taille. Ici, je n'ai plus eu égard aux
quartiers de la ville, mais j'ai divisé les professions
des conscrits en deux classes ou catégories celles
qui font supposer l'aisance ou une sorte d'aisance,
et celles qui font supposer la misère, ou au moins
la gêne.
Voici les résultats de ce travail:
Les hommes âgés de 20 à 2 1 ans ont été trouvés
d'autant plus souvent aptes au métier des armes, par
leur taille leur constitution leur santé, qu'ils
appartenaient à la classe aisée de la population, et
d'autant moins souvent, qu'ils appartenaient à la
classe pauvre à la classe ouvrière de la fabrique.
Contre cent hommes supposés propres au service,
quatre-vingt-treize ne l'étaient pas dans la première
catégorie, et jusqu'à deux cent quarante-trois dans
la seconde. Cette différence est énorme.
Les mêmes résultats se montrent également, si,
au lieu d'avoir égard aux professions des conscrits
eux-mêmes, on a égard à celles de leurs parens. Sur
cent hommes bons pour l'armée, soixante.dix-huit
seulement ne le seraient pas, parmi les fils des per-
sonnes dont la condition sociale annonce l'aisance,
et jusqu'à deux cent cinq parmi les fils d'ou-
vriers. (i)

(i) Tableaux par professions du. nombre clcs hommes trouvés


bons pour le service militaire et impropres ia ce même service,
dans deux quartier de la ville d'Amiens, pendant trcize années
(1820 à 1826, 1828, et z83o 1834).

A. PROFESSIONS DES CONSCRITS EUX-MÊMES.


Ainsi, dans l'une comme dans l'autre combinaison,
on trouve que les hommes sont généralement plus
grands, plus forts, plus robustes et mieux consti-
tués dans les classes aisées, que dans les classes
pauvres, du moins dans la moitié d'Amiens, pour
laquelle j'ai fait cette recherche, et pendant les an-
nées qu'elle embrasse.
Les ouvriers de cette ville ont fait, jusqu'ici, très

B. PROBESSIONS DES SARENS.


peu de dépôts à la caisse d'épargnes, même alors que
l'état de la fabrique était le plus prospère. Lorsque,
dans l'ensemble de la France, le nombre des livrets
3
ouverts le décembre de chacune des années i835,
i836 et 1837, était plus grand pour les ouvriers que
pour les domestiques, le contraire existait dans le
chef-lieu du département de la Somme, où les seuls
ouvriers de la fabrique entrent pour près de moitié
dans la population. Quant aux ouvriers de la cam-
pagne, bien qu'ils soient, en général, plus écono-
mes, ils placent encore moins leur argent à la caisse
d'épargnes ils préfèrent le garder.
Je n'ai pas trouvé à Amiens, ni dans les campagnes
voisines, une seule de ces utiles sociétés qui existent
dans un grand nombre de villes pour venir au se-
cours de leurs associés malades; mais il y a des fabri-
cans qui, au moyen d'une petite retenue faite sur les
salaires (2 à 4 sous par semaine), ont créé une caisse
des malades pour leurs manufactures. Parmi ces
maîtres, les uns y versent le montant des amendes
imposées aux ouvriers qui s'absentent des ateliers,
sans permission ni excuse suffisante les autres
ne consultant que leurs intérêts, gardent au con-
traire pour eux-mêmes le montant de ces amendes,
comme une indemnité du tort que leur fait un retard
dans la fabrication.
Un septième des habitans d'Amiens est habituel-
lement secouru par le Bureau de Bienfaisance (1);
mais la crise de 1837 a dû y augmenter beaucoup

(i) Le nombre des indigens inscrits sur les registres de ce


bureau, était de 5,897 en i835, et en i836 de 5,965, distribué
entre 1876 ménages. Ces nombres ne comprennent pas les iudi-
gens qui peuvent exister dans les hameaux et maisons isolées
dont l'ensemble forme ce qu'on nomme la banlieue d'Amiens. La
population de cette banlieue s'élevait, en i836, à 3,895 person-
le nombre des indigens. Cette villc n'avait en-
core, d'ailleurs, qu'une salle d'asile pour les jeunes
enfans, pendant les deux séjours qne j'y ai faits. (i)

nés, qu'il faut déduire des 46,129 données par le dénombrement


de la même année.
(2) Mais l'administration municipale s'occupait d'en établir
d'autres; et, peu de temps après mon dernier départ on a dû
ouvrir la seconde.
CHAPITRE VI.

Des ouvriers en laine du midi de la France.

Arrêté par une maladie, au milieu de mon voyage,


je n'ai pu les observer que dans les villes de Lodève,
Bédarieux et Carcassonnc, et dans quelques villages
voisins.
§1-

Des ouvriers de la fabrique de Lodve;

( Époque des observations juillet i836.- )

Cette fabrique, la plus importante de toutes celles


du midi, est concentrée dans la seule ville de Lo-
dève ou sur son ter ritoire elle occupe sept ou huit
mille ouvriers à confectionner des draps pour l'ha-
billement des troupes. (i)

(i) La déposition relative à la fabrique de Lodève, dans l'cn-


quête commerciale de i83/(, paraît en avoir exagéré beaucoup
l'importance, et d'un autre côté, M. Ilippolyte Cretvzc de l.esser,
Les tableaux officiels de la population française
en j836 donnent un peu plus de 11,000 habitans
à Lodève. La presque totalité de ces personnes est
intéressée, d'une manière ou d'une autre, dans la
fabrication des draps, et les trois quarts au moins
le sont comme ouvriers ou parens d'ouvriers.
Nous avons vu partout les tisserands travailler
chez eux; mais ici, la règle est qu'ils travaillent,
comme les autres ouvriers, dans les manufactures
où, comme ailleurs, les sexes sont confondus, lors-
que la nature des occupations ne s'y oppose point.
La durée de la journée est, en général, de douze à
treize heurès, sur lesquelles on en retranche deux ou
deux et demie pour les repas le travail effectif n'est
donc que de dix à onze heures par jour. Ce peu de
longueur de la journée nous explique pourquoi on

dans sa
dans sa Statistique dusuivantes, extraites des deux
l'asources
peut-être di-
citées,
minuée. Les données suivantes, extraites des deux sources citées,
en offrent la preuve.
trouve ici des enfans plus jeunes, proportion gardée,
que dans les autres fabriques de draps. Beaucoup,
en effet, n'ont pas encore neuf ans accomplis. Les
ouvriers qui fournissent la journée la plus longue,
sont les fileurs et leurs aides ou rattacheurs.
Les familles se composent communément, à Lo-
dève, de cinq à six pcrsonnes le père, la mère, trois
ou quatre enfans, quelquefois même un ou deux
aïeuls de ceux-ci c'est un nombre moyen très fort.
J'ai calculé, à l'aide des tableaux publiés par le Mi-
nistre du commerce, que, pour les onze années de
i8a5 à 1835 inclusivement, 4,78 naissances légi-
times et 4*9/4 j bien près de cinq naissances totales,
répondent à un mariage dans cette ville (i); tandis
que la proportion est, clans le département entier
de l'Hérault, de 3,73 et 3,g3 (2), et dans son chef-
lieu, à Montpellier, de 3,67 et 4>47- (3)
Une grande, mais unique chambre, ou bien plu-
sieurs petites pièces, servent d'habitation à chaque
famille. Beauconp de ces logemens occupent, dans

(1) 799 mariages, 3,817 naissances légitimes, et i32 illégi-


limes. J'avais trouvé 4,82 naissances totales, et 4,65 légitimes
pour la période de 1828 à i835, en me servant de documens
que M. le sous-préfet avait bien vouln mettre à ma disposition.
(2) Mariages, 3i,oiJ7; naissances légitimes, n5,735; naissances
illégitimes, 6,i65.
(3) Mariages, 3,i/i6; naissances légitimes, 11, 564; naissances
illégitimes, 2,5o5.
les rues étroites de la ville, Les uns des pez-de-chaus-
sée humides, imal éclairés, mal acnés, les attires
des espèces de greniers trop froids pandant l'hiver,
et surtout trop chauds pendant l'été. Quel que soit,
au reste, l'étage où il: se traiiyerèt., .ils ne sont en
général ni propres ni commodes. Leur ameublement
ordinaire se compose des objets suivais mi ou deux
grands lits complets, auxquels on voit toujours des
draps; un berceau; une huche pain? pétrir et déposer
le pain.; une table pour prendre les repas une ar-
moire pour serrer le linge et les habits; quelques
choses grossières, avec un on dsux bancs et quel-
ques poteries. Dans les villages les logemens sont
meilleurs, sans être-mieux meublés.
-Si l'an m'a dit vrai, tous les ouvriers
se chauffe-
raient. assez bien pendant l'hiver. Leur mise est peu
propre les jours ouvrables. J'en ai vu cependant qui
étaient assez bien habillés, du moins dans la ville,
aù les dimanches feurs vêtemens., surtout
ceux des
jeunes hommes, sont loin de manquer d'une sorte
de luxe. Il est toutefois impossible de les confondre
avec leurs maîtres.
Ils. sont actifs, laborieux et sobres, comme
tous
les habitans du midi. Il n'est
pas rare, .cependant,
de voir les Àqmroee dépenser le dimanche; ,en
repas
auxquels leurs femmes n'assistent point, mais- sans
qu'ils s'enivrent, le salaire entier d'un jour
ou «rême
davantage, et cçb repas, qui ont Iteu ehea eux;, non
au cabaret., sont, m'a-t-on affirmé, une des princi-
pales causes qui. les empêchent de faire des épar-
gnes. Il paraît, d'ailleurs, qu'ils passaient autrefois
une partie des dimanches à boire du xin dans les
cabarets; à présent, c'est dans les cafés >à boire de
la bière et à jouer.au (billard.
Ils ne se reposent guère que le dimanche et
quelquefois le lundi dans l'après-midi. De plus,
chaque classe dtairraers consacre, par an, un jour
et son lendemain, â .cél.ébr.er ce qu'ils appellent leur
fêté.
Quoique Lodève soit une ville manufacturière de
11,000 âmes, la prostitution y est tout-à-fait incon-
nue, et l'aspect des femmes dans les ateliers, comme
hors de ceuî&ci, ne saurait faire présumer de leur
part le moindre libertinage. En outre, les mœurs
des époux passent peut être très bonnes,, parmi le5
ouvriers de la fabrique.; mais on prétend que celles
des jeunes gens sont moins pures. Cette accusation
serait d'ailleurs atténuée par la petite proportion
des naissances illégitimes qui n'est ici que d'une
sur 3o, lorsque dans le département de l'Hérault
pris en masse une naissance de bâtard répond
à

(i) Voir les notes numéros i et 2 de la page 3ax.


Un enfant illégitime sur 3o dans une ville ma-
nufacturière de 11,000 habitans Certes, on doit
être d'autant plus étonné d'en trouver si peu, que
cette proportion est beaucoup plus faible que celle
qu'on observe dans le département entier dont Lo-
dève fait partie. J'ajoute, sans pour cela prétendre
expliquer le fait, qu'il n'y a ni garnison à Lodève,
ni tour dans l'arrondissement pour recevoir les en-
fans trouvés. Enfin, quelques filles de cette ville
vont faire leurs couches à Montpellier ou à Béziers;
et de même que sur les frontières de la Savoie,
on paie 20 fr. pour envoyer un enfant au tour
de Lyon ( i ), de même il en coûte cette somme
pour faire porter un nouveau-né au tour de Mont-
pellier. (2)
A Lodève, les ouvriers en laine passent pour se
marier fort jeunes, et presque toujours dès qu'ils
ont satisfait à la loi du recrutement. J'ai voulu faire
sur ce sujet quelques recherches dans les registres
de l'état civil, et j'ai trouvé pour âges moyens de
tous les mariages contractés entre les seuls ouvriers
de la fabrique, pendant iesquatre années 183 1- 1834:

CI) V. les hospices cl'en/'ans trouées en Europe, et principale-


ment en France, etc; par M. Remacle, p. ig5 et 196.
(a) Assertion de quelques personnes, et entie autres de M. le
sous-préfet de Lodève.
27 ans 5 mois chez les hommes; a4 ans 9 mois
chez les femmes; (1)
Et pour les mariages en premières noces
26 ans 3 mois chez les hommes, et 24 ans 2 mois
chez les femmes. (2)
La réunion des ouvriers dans les manufactures,
où les deux sexes et les âges se trouvent mêlés,
paraît ici bien moins nuisible qu'ailleurs. Ils s'aban-
donnent rarement à l'inconduite; mais quoiqu'ils
vivent presque tous en ménage, ils ont peu de pré-
voyance et d'économie. Celui qui fait des épargnes,
met ordinairement son ambition à acheter une petite
vigne à la porte de la ville, où, quand la saison le
permet, il va passer le dimanche avec sa famille.
Plus des trois quarts demeurent dans la ville; les
autres habitent la campagne, et ne font jamais plus
d'une demi-lieuechaque matin pour se rendre dans
leurs ateliers ou retourner le soir chez eux. La durée
de la journée de ces derniers n'est donc pas beaucoup
augmentée par la longueur du chemin. Quand il
pleut, ils portent presque tous un parapluie; ils se
garantissent, d'ailleurs, de l'humidité du sol avec des
sabots, et du froid de l'hiver avec des vêtemens de
bon drap de Lodève.

(1) Résultat de 197 mariages.


(a) Résultat de i83 mariages.
Les ateliers sont assez spacieux, et l'atoasphère
qu'on y respire toujours pure. Quand j'étais à Lo-
dève, au mais de juillet i836, les fenêtres de ces
ateliei's fréquemment opposées entre elles, étaient
ouverts par le haut, de manière à entretenir un
large courant d'air. Il paraît, au reste, qu'avant le
choléra on tenait toujours exactement fermées
celles des filatures; mais la cr.ainte de la maladie les
ayant fait ouvrir en i83a et i833, sans que les- fils
en fussent rompus comme on le croyait-, on a depuis
lors cessé de les fermer aussi souventqu'autrefois.
Voici les salaires quotidiens payés, par la fabrique
pendant l'année r836:

Aux teinturiers i j5 i j5
fr. c. à fr.. c.

laveurs, dégraisseurs de laine, fileurs, tis-

etc.
serands, tondeurs de draps, laineurs,

etc fin.
presseurs, apprêteurs, 2 » 3
trieuses de laine épinceteuses no-
peuses,
tisserandes et fileuses en
»
1
j5 t
» 1
»
5o
enfans » 5o 80

Ces gains, exactement les mêmes qu'en 1834 (t),

Ci) M. Benjamin rourniér, délégué de la fabrique de Lodère


pour l'enquête commercialede 1 834, les évaluait alors ainsi-
Pour les hommes. 2 fr. » à 2 fr. 5o c. par jour.
Pour les femmes i » r 25
Pour les enfans » 60 » "j5
Pour des journées, ajoutait ]NI. Fournier de 8 à 10 heures de
sont ici plus élevés, qjie dans lie Peste du midi de la
France pour des causes dont jp parlecai plus loin
ils suffisent aux besoins- de eêUx. qui i2«ut pas d'au-
îre ressource.
L.es alimens des ouvriers ne sont jamais de mau-
vaise qualité j mais si 1-'on excepte le vin, qu'ils ont
toujours à très bon compte et dont ils usent bien ra-
rement avec excès les vivres leur reviennent un
peu plus cher qu'ils ne les paieraient dans tous les
enwhions.
J'ai voulu, mais-vainement, savoir en détail leurs
dépenser les renseignement qui m'ont été fournis à
cet égard se contredisent trop pour que je les fasse
connaître. Il payait en résulter seulement que la
nourriture d'un homme lui revient à i5 sous par
joui* dans son- ménage, à ao dans une pension ou à
l'aiaberge^ et celle d'u'ne femme, qui vit dans sa fa-
mille, à la soua. Le loyer varie depuis 45 fr.. jus-
qu'à 80, go, ou même quelquefois 100 fr. pour une
famille, et de 2o à 35 fr. pour une seule personne.
Quelques-uns de leurs nouveau-nés sont confiés
à des nourrices qui demeurent datts la montagne.
Tous- les autres sont gardés par leurs mères, aux-
quelles on permet, ce qui n'a pas lieu ailleurs,

travail ( V. Enquête relative à diverses prohibitions etc., tome m,


p. 559>
du moins aussi généralement, de se les faire apporter
dans les ateliers, pour les allaiter.
Comme toutes les villes manufacturières, Lodève
est une sorte de centre où afflue un grand nombre
d'individus On y rencontre pourtant très peu
d'ouvriers nomades proprement dits. Aussi, ai-je vu,
en faisant la recherche de l'âge des mariages,
qu'on
y compte proportion gardée, moins d'étrangers
que dans les autres villes de manufactures; et en-
core ces étrangers, du moins ceux qui s'y marient,
vien-
ne le sont pas à bien dire, car presque tous
nent des villages de l'arrondissement de Lodève, ou
bien des arrondissemens voisins de Béziers, de Mil-
hau, etc., et surtout de Saint-Afrique.
En général, la santé des ouvriers de Lodève n'est
mécontens de
pas mauvaise, et ils ne paraissent pas
leur sort. A l'époque où je les observais, ils n'avaient
l'autorité mu-
pas encore de caisse d'épargnes mais

(i) Cette ville voit depuis long-temps, comme les autres du


département de l'Hérault, sa population augmenter pour ainsi
dire chaque année. Ainsi elle avait
nicipale venait d'en demander une, et il m'a paru
regardaient
que loin de la voir avec plaisir ils la
comme un moyen de connaître leurs économies, et
font, n'y
que ceux, en trop petit nombre, qui en
auraient pas porté volontiers leur argent, (i)
Il existe entre eux quelques sociétés de secours
mutuels contre les maladies. J'en ai trouvé cinq réu-
nissant ensemble 469 membres, et parmi elles une
qui n'admettait que des femmes (2). Les malades qui
font partie de ces utiles associations ne reçoivent
représentative du salaire
pas seulement l'indemnité
qu'ils ne peuvent gagner, mais encore, pendant les

la caisse
(1) On n'en peut douter d'ailleurs, quand on sait que
février 1837, ne
d'épargnes de Lodève, qui a été ouverte le 19
comptait encore après dix mois, c'est-à-dire,au 3i décembre, que
roi sur les
dix livrets appartenant à des ouvriers (V. Rapport au
1837).
caisses d'épargnes, pour l'année
sociétés dont il
(2) Voici les noms et la composition des cinq
s'agit:
nuits., lorsqu'ils en ont besoin., les soins d'un socié-
taire qui veille auprès d'eux.
La. fabrique de Lodève, et c'est par là que- je veux
terminez, est dans une position tout exceptionnelle.
Ainsi ses fabricans, confectionnant surtout pour les
troupes, les draps qu'ils livrent au ministère de la
guerre ou de la marine, avec lequel un marché les
enga.ge, ne peuvent, sous aucun prétexte, arrêter
ni même ralentir leur fabrication il faut qu'ils four-
nissent aux époques convenues les quantités^comme
lesiqnalités promises. Cette nécessité entraîne celle
de- produire régulièrement et d'occuper, toujours.,
dût-on perdre sur leur travail, assez d'ouvriers pour
remplir les conventions. Il en résulte que les ou-
vriers de Lodève touchent un salaire plus élevé que
dans tbut le reste du midi de la France (on a dit
plus haut ce fait, mais sans l'expliquer), et qu'ils
peuvent en outre compter sur une même quantité
de travail, tant que dure l'engagement du maître,
c'est-à-dire presque indéfiniment, car le contrat (l)
de celui-ci se renouvelle taujours d'avance- (a)
Enfin la guerre, ou seulement une menace: de
guerre, qui est pour les autres fabriques un sujet

(1) Qui est pour cinq ans.


(a) Le renouvellement de ce contrat est cependant éventuel,
car il dépend-d'ane adjudication publique au rabais.
d'alarme est au contraire une aaese du prospé*
rite et d'extension pour celia de Ladève, parce
qu'alors on augmente l'armée et que l'administra-
tion veut avoir de grands magasins d'habillemens
militaires.
C'est ainsi que, loin de souffrir des crises de 1792
et 183 1, la fabrique de Lodève en a reçu un nouveau
développement, et que les salaires payés alors par
elle n'ont pas été diminués, quand partout les ou-
vriers se trouvaient sans travail ou étaient obligés
de se contenter d'un prix de ihaih-d'oeuvre beau-
dans
coup trop bas. En ce moment la guerre civile
le nord de l'Espagne, produit lés mêmes résul-
tats elle est avantageuse à nos fabricans, en
leur
permettant de vendre aux deux partis et au même
prix que les draps les inie'ufc confectionnés les
pièces défectueuses qui seraient refusées par nos
régimens.
Au contraire, lorsque la paix amène la prospérité
générale de l'industrie, la quantité de travail dimi-
souffrent d'au-
nue dans Lodève, et les ouvriers y
tant plus, que beaucoup de Nouveau-venUs s'y sont
établis à l'époque où ils trouvaient facilement de
y
l'emploi. C'est pour cette raison, sï je suis bien in-
formé, que pendant le dernier hiver (ï»S8^g), H J
avait une misère véritable dans cétte ville. La mu-
nicipalité crut devoir alors organiser quelques trar
vaux de charité, afin de venir au secours d'un certain
nombre d'ouvriers sans ouvrage, (i)

§ II.

Des ouvriers en laine des autres fabriques du département de l'Hérault.

( Époque des observations juillet r836. )

La fabrique de draps de Lodève n'existe pas seule


dans le département de l'Hérault il
y a encore celles
de Saint-Chinian, Saint-Pons, Clermont, Béda-
rieux, etc. Mais la maladie qui m'a forcé d'abréger
mes recherches sur les ouvriers en soie du midi de
la France, ne m'a pas permis de les compléter
pour
les ouvriers en laine. C'est même avec beaucoup
de peine que j'ai pu me rendre à Bédarieux, y faire
quelques observations, et recueillir des données
sur
les ouvriers des autres fabriques de draps du dé-
partement.
Contrairement à ce qu'on remarque à Lodève, et

(i) Un Extrait des registres des délibérations du conseil mu-


nicipal de Lodèpe, inséré dans le Journal des Débats du
de cette année (1839), fait mention d'ateliers de charité
mars 2
ou-
verts par ce conseil, pour occuper des ouvriers manquant de
travail.
conformément à ce qu'on voit partout, la très grande
majorité des tisserands travaillent chez eux.
Pour le plus grand nombre des ouvriers employés
chez les fabricans, la durée de la journée est de
douze à treize heures, et celle du travail effectif de
dix à onze, comme à Lodève. Mais il y a des manu.
factures où la journée est plus longue d'une ou
deux heures, surtout pour les hommes.
Les ouvriers demeurent presque tous à une petite
distance de leurs ateliers, et peu de minutes suf-
fisent aux plus éloignés pour s'y rendre.
Leur salaire le plus cornmun était, en 1 836
de 3o à 32 sous par jour pour les hommes, de 12
à 15 sous pour les femmes et pour les enfans
de 8 à i o sous ( i ). Les teinturiers et les autres
travailleurs à gages recevaient ordinairement 45 fr.
par mois.
Si l'on m'a dit vrai, ces salaires suffisent très gé-
néralement à leurs besoins, et beaucoup sont même
rlans une éritable aisance, parce qu'ils ont les bonnes
mœurs de ceux de Lodève, et que d'ailleurs ils paient
toutes les denrées un peu moins cher.
Les ouvriers de Bédarieux, les seuls que j'aie vus,

(i) Des fileurs en gros gagnaient jusqu'à 5o et 55 sous par


jour, des fileurs et fileuses en fin et des tisserands jusqu'à 35 et
40 sous.
m'ont paru dans un bon état de santé,, à l'exception
pourtant d'une partie des enfans.
Les fabricans de cette ville ainsi que ceux de Cler-
moat, Saint-Pons, Saint-Chinian, etc, n'ayant point
passé, comme ceux de Lodève, de marché avec Je
gouvernement,peuvent, quand il leur pMt,i.raleiitir
ou même suspendre leur fabrication, et l'auvEier,
qui le sait bien, est pour cette raison moins exi-
geant avec eux.
Du reste, il en est de ces fabriques comme de
toutes les autres,, et je ne pourrais sans fatiguer le
lecteur par des répétitions qu:il trouve peut-être
déjà trop nombreuses dans cet ouvrage, entrer dans
de plus grands détails. Je crois cependant devoir
faire observer que chacune d'elle emploie peu d'ou-
vriers.
Enfin, si mes renseignemens sont exacts, il s'éja-
blit depuis quelque temps dans plusieurs canton
au midi .de la France, dans l'Hérault
le Gard,, la Io^è.re, HAve^Fon, etc,, des atelier de
peignage de Ja Ia^«e,. Ce sera une fâcheuse .coapwr-
rence pour la Champagne, la Picardie et le nord de
Paris, où la asaain-d'œav^eet^P matieBe première re-
viennent beaucoup plus cher.
§ ni.

Des ouvriers en laine 'de la fabrique de Carcassonne.

( Époquedes observations: août 1836. )

Cette fabrique, déjà anciemie, puisque dès le xve


siècle., si ce n'est même plus tàt, elle -envoyait ses
étoffes dans le Levant, produit des draps en géné-
ral peu fins, et d'autres tissus de laine de diverses.
espèces.
La déposition de M. Mandoul dans l'enquête
de 1 834, porte à 7,000 le nombre total des ouvriers
employés par elle (i). Mais en 18 36, on n'a pu me
dire combien d'entre eux, habitaient Carcassonne,
pas même à la mairie de cette ville. Toutefois, ils ne
paraissaient pas être plus de 3$.eoo à 3,3o©
avait alors à Garcassonne que deux 'filatures de
n'y Il
laine occupant ensemble environ 700 ouvriers; deux
autres, que je n'ai pas visitées, existaient à quelque
distance de là. (3)

(1) V. Enquête relative, etc., t. Ur, p. 636.


(2) Sur 1,3,900 individus que vonait de donvêt le recense-
ment.
(3) Toutes quatre avaient pour moteur général le cours de
l'Aflde.
Les fabricans ne font point travailler chez eux.
A l'exception du triage des laines de l'épince-
tage, etc., et des derniers apprêts, toutes les opé-
rations se font ordinairement chez des entrepre-
neurs de chacune d'elles. Ainsi, les laines sont por-
tées successivement chez le laveur, le dégraisseur et
le filateur; les fils remis aux tisserands qui les tissent
dans leur propre domicile; et les pièces de draps
envoyées au laineur, au tondeur, et ensuite au fou-
lonnier à trois ou quatre lieues dans la montagne.
Ces faits, je pouvais aisément les recueillir. Mais
il m'était d'autant plus difficile d'arriver à la con-
naissance des autres, que le mauvais état de ma
santé, pendant que j'étais âCarcassonne, ne me per-
mettait pas de faire toutes les courses et les recher-
ches désirables. Aussi, plus d'une lacune se fera-t-
elle remarquer dans ce qui va suivre.
Les logemens d'ouvriers m'ont paru, en général,
pâssables dans la ville basse et les faubourgs, mais
très mauvais dans l'ancienne ville, la ville haute ou
la cité. On se ferait difficilement une idée, si on ne
lavait vu, de la misère qui règne dans ce dernier
quartier de Carcassonne, où sont réunis beaucoup
de tisserands et les autres ouvriers les. plus pauvres
de la fabrique. On n'y voit que des rues étroites, tor-
tueuses, des maisons mal bâties, sales dans leur in-
térieur, à rez-de-chaussée souvent obscurs, humides,
des logemens mal meublés trop petits pour les
habitans, et presque partout ceux-ci plongés dans
l'indigence.
La durée journalière du travail effectif est ordinai-
rement de douze heures dans les filatures et chez les
divers entrepreneurs; mais, comme dans toutes les
fabriques, elle est plus longue pour les tisserands
qui travaillent chez eux.
Voici les salaires moyens payés en i836, aux ou-
vriers de l'une des deux filatures de la vilte (i)

De ces données, il résulte que, terme moyen, si

(i) Celle qui occupe les bâtimens de l'ancienne manufacture


royale de draps.
(a) Plus, un certain nombre de boudtneurs ou plaqitcurs.
Contre-maîtres, depuis 600 fr. jusqu'à 3,ooo f. par an.
l'on fait abstraction des contre-maîtres at<feserifaiis,
chaque ouvrier recevait

Les hommes.
femmes
if.
i3
47 c. i/3 442 f».(i)
Les i 1/7 3B9 (2)
Et sans distinction desexe 1 19 1/6 3*88

Les salaires des tisserands sont encore moins .été-


vés. En effet, la largeur des étoffes qu'ils fabriquant
est telle, que presque toujours deux personnes, un
homme et «une femme, ou un enfant déjà grand, sue
réunissent pour faire aller un métier (3). Or, ces
deux ouvriers, et la dévideuse qui n'est occupée que
pendant la moitié du temps employé par eux au tis-
sage, gagnent ensemble chaque jour, d'après ce qu'ils
m'ont dit eux-mêmes, de 2 fr. à 2 fr. go c. c'est,
par journée de travailleurs (en.en supposant deux et
demi), depuis 80 c. jusqu'à i fr. 16. t;. D'un autres
côté, les fabricans m'ont dit payer de 2o à 25 fr.
pour la façon d'une pièce de. drap, qui. emploie :aussi
deux tisserands avec une dévideuse et demande
dix journées de travail pour le tissage, et près d'une
autre journée pour rendre la pièce et en monter une

(1) 124 hommes se partageant par journée de travail z82 fr.


7.0 cent.
(2) 140 femmes se partageant par journée de travail i58 fr,
40 cent.
(3) Tous n'employaientpas encore la navette volante.
nouvelle sur le métier. C'est donc par jttar, pour
chaque pecsotme, depuis 73 c. jus«fu% 9*. >(*)
Il paraît bien difficile qu'un ouvrier et sa famille
puisse vivre avec des gains aussi modiques. Il m'a été
affirmé cependant qu'il le pourrait, s'il avait plus
d'ordre et d'économie; d'oùilfautc®nolure que ces
qualités sont rares chez les tisserands de Carcas-
sonne, car tous ceux dont j'ai vu le ménage étaient
bien misérables.
Il résulte au surplus de mes renséignemens, que
les tisserands de la campagne, qui sont tous en même
temps agriculteurs, ont pour la plupart une bien
meilleure position. Non-seulement beaucoup d'en-
tre eux possèdent un champ ou la maison qu'ils
habitent, parfois même les deux, mais encore jus-
qu'à un cheval pour l'exploitation des terres qu'ils
cultivent.
Il paraît que les autres manufactures de draps du
département de l'Aude, dont les plus connues sont
celles de Limoux et Chalabre, n'occupent pas toutes
ensemble moins de bras que la fabrique de Carcas-
sonne mais la même cause qui, dans le département

(i) Les tisserands que j'ai consultés sur le taux de leurs sa-
laires, ne paraissent pas avoir fait entrer dans le calcul de ceux-
ci, le onzième jour employé à rendre la pièce fabriquée et à
monter la nouvelle.
de l'Hérault, m'a empêché d'en visiter d'autres que
celles de Lodève, ne m'a point permis de les voir.

Des onvriers en Line des fabriques d'Elheuf, de Louviers et de Darnétal.


(Po/ezpage :65, et suivantes de ce volume.)

De* onvriera en laine des fabriques de Routai! et Turcoing.


{Foyet page 107. et suivantes de ce volume.)
SECTION III.

DES OUVRIERS DE L'INDUSTRIE DE LA. SOIE.

C'est à Lyon et dans ses environs, à Saint-Etienne,


dans le midi de la France et dans le canton Suisse
de Zurich, qu'ont été faites sur les ouvriers de l'in-
dustrie de la soie, les observations dont il va être
rendu compte.

CHAPITRE PREMIER.

Des opérations dont s'occupent les ouvriers de l'industrie de la soie. (r)

Le premier travail des ouvriers en soie propre-


ment dits, commence au dévidage ou tirage des co-
cons. On l'appelle aussi filage, mais improprement.
Il consiste à dissoudre, dans de l'eau très chaude,
l'espèce de gomme qui enduit et colle à lui-même,

(i) Je n'entends pas ici parler des personnes de toutes condi-


élè-
tions qui, dans les pays où l'on cultive en grand le mûrier,
vent les vers-à-soie pour en vendre les cocons.
dans toute sa longueur, le fil unique dont se com-
pose le cocon; à saisir le bout de ce fil, à le tirer
pendant que le cocon plonge dans l'eau, à le réunir
à d'autres tirés de la même manière et en même temps
que lui, pour n'en former qu'un seul plus gros et
plus fort, et à dévider celui-ci en écheveaux sur un
asple ou dévidoir. A chaque dévidoir est attachée une
dévideuse. Autrefois celle-ci avait toujours pour elle
seule un aide chargé de faire marcher ce dévidoir,
et un fourneau surmonté de sa bassine dans laquelle
chauffaitl'eau destinée à dissoudre la gomme de la
soie.
Depuis un certain nombre d'années, on connaît
très bien, dans le midi de la France, les appareils
modernes au moyen desquels une seule chaudière à
vapeur, par conséquent un seul foyer suffit au
chauffage de beaucoup de bassines, comme un seul
moteur au mouvement de tous les dévidoirs, en
conservant à chaque ouvrière la faculté d'arrêter le
sien. Il en existe àujourd'hui dans tous les départe-
mens que baigne le Rhône au-dessous de Lyon, et
dans ceux qui avoisinent la Méditerranée. Néan-
moins, j'ai encore vu presque partout, dans les dé-
partemens de Vaucluse, du Gard, de l'Hérault ( et je
sais qu'il en est de même dans ceux de l'Ardêche,
des Bouches-du-Rhône et de l'a Lozère ), le tirage
de la soie pratiqué comme il y a cent ans comme
dans l'enlanee de l'art bassine avait son
ÊsHiKnieajsi, est chaque dévideas© son aide; qui est or-
dinairement un enfant du même sexe qu'élite, (i)
La seconde préparation que l'on. fait subir à la
soie, est Xorgansvnage ou moulinage.
Elle consiste à tordre séparément le fil de chaque
écheveau obtenu par le tirage, en le dévidant de nou-
veau; à réunir, à retordre ces fils en un seul ou en
plusieurs, et à répéter l'opération en raison de la
force qu'on veut leur donner.
Ce travail s'exécute au moyen de machines lé-

(i) Une note publiée en i837, dans le Répertoire des travaux


de la Société de statistique de Marseille, sur le commerce et l'in-
dustrie de Salon, petite ville des Bouches-du-Rhône, nous ap-
prend (n°w, p. 93 et 97) que, sur 280 à 3oo tours ou dévidoirs à
tirer la soie des cocons, 25o ou environ étaient mus à bras
comme jeviens de le dire, et 34 partagés entre deux établissemens,
étaient à la Jansoul ou à la Bonard c'est-à-dire d'après les non-
veaux procédés.
On tire des cocons plusieurs qualités de soie, ordinairement
trois 1° la plus belle, la plus forte, ou Yorgansiri, avec laquelle
on fait la ehaîne des étoffes; 2° celle de seconde qualité, connue
sous le nom de trame; 3° la borcrre ou filoselle, partie la plus in-
térieure des cocons, sorte de débris qui ne peuvent être dévidés,
mais que-l'on carde et qu'on file ensuite. Le filament unique qui
forme chaque cocon, devenant de plus en plus délié ou ténu
mesure qu'il se rapproche du centre, on obtient ces trois qualités
d'un même cocon.
La soie, telle qu'elle sort en écheveau des mains de la dévi
deuse ou de dessus le cocon, s'appelle soie grèze ou grège.
gères, mais assez compliquées, appelées moulin, et
dans la composition desquelles il entre beaucoup de
bobines, d'asples et de fuseaux. (i)
La soie est ensuite remise au teinturier cuite ou
fait
crue ( écrue ), suivant qu'on l'a déjà, ou non,
bouillir dans l'eau. Souvent même quand elle a été
teinte, on l'organsine de nouveau.
On commence chaque année le tirage de la soie,
immédiatement après la récolte des cocons (2), afin
de l'obtenir plus belle, c'est-à-dire, suivant les loca-
lités, dans les derniers jours de juin ou dans le cours
de juillet. Cette opération dure environ trois mois;
mais comme les ouvrières qui l'exécutent travaillent
aussi à l'organsinage, il y a tous les ans, pour celui-
ci, une époque de ralentissement. (3)
Le tirage se fait, tantôt dans de grands ateliers,
tantôt en famille; mais très souvent, à cause de la
saison, dans des endroits frais, et même à l'air sous
des hangars. Quant au moulinage, il y a presque tou-

(i) On annonce qu'un nouveau moulin à organsiner,beaucoup


plus facile à mettre en mouvement que tous les autres, faisant
dans le même espace de temps le travail de trois, et consistant en
fuseaux particuliers sur lesquels là soie se double et se tord à-la-
fois, vient d'être inventé par un Anglais, aux environs de Turin.
(a) Ou mieux, après qu'on en a tué les chrysalides par la
chaleur du four ou dans des boîtes fermées hermétiquement,et
plongées dans de l'eau bouillante.
(3) Pendant laquelle on ferme plusieurs ateliers.
jours, dans chacun de ses ateliers, depuis huit à dix
ouvrières jusqu'à trente ou quarante.
Ces femmes appartiennentà la classe la plus pau-
où elles tra-
vre. Beaucoup sont étrangères aux lieux
vaillent. Dans les départemens de laDrôme, de Vau-
cluse, du Gard et de l'Hérault, elles viennent prin-
cipalement du Yivarais et des Cévennes, c'est-à-dire
des montagnes de l'Ardèche et de la Lozère. Celles
dont la demeure est peu éloignée retournent chaque
samedi soir dans leurs familles et reviennent le
lundi matin, en apportant leur provision de pain
pour toute la semaine.
Il serait difficile de se faire une idée de l'aspect
sale, misérable, des femmes employées au tirage de
la soie, de la malpropreté horrible de leurs mains
du mauvais état de santé de beaucoup d'entre
elles (i) et de l'odeur repoussante sui generis,
qui s'attache à leurs vêtemens, infecte les ateliers,
travail
et frappe tous ceux qui les approchent. A ce
s'ajoute encore la douleur qu'il cause, par la sensi-
bilité qu'acquiert le bout des doigts plongé à chaque

où il
(i) J'ai vu à Nîmes, dans un atelier de tirage de la soie,
vieille femme bossue
y avait quatre fourneaux ou bassines, une contrefaites, qui
et trois jeunes filles très pâles, dont deux très Mais
servaient chacune de moteur pour tourner les dévidoirs.
cette profession est le refuge des plus faibles.
instant dans l'eau bouillante- ou presque bouillante
des bassines, (i)
L'orgaEsisiage n'a pas ees-.iaeoay/éaiena. Sa, durée
journalière est, comme celle du tirage, aussi longue
<ju« te perm-efc Le soleil, et il est rétribué de salaires
aussi mûdiques au à-peu-près. Ceux-ci varient sui-
vant le pays la
saison, et l'habileté des ouvrières,
depuis i.5 à t6 sous par jour jusqu'à a©; on 22. En
général, sous est un bon salaire moyen. Les
1 &

femmes infirmes et les. jeunes.filles en gagnent de 8:


à 14.
Le moulinier -et le maître-tireuv logent- assez sou-
vent chez eux les ouvrières étrangères, la localité
ils donnent à celles-ci un mauvais lit porar deux, et
pendant 1'été de la paille à celles qu'ils n'emploient
que mameataïbément.Elles font leur cuisine en com-
mun, et chacune en. est chargée à tour de rôle. Cette
cuisine se réduit. presque taujoiiFs à un bouillon
maigre, à des légumes, des pommes de terre, des
herbes- potagères et. quelques laitages, avec parfois
ua peu de morue ou de poisson salé-. Toutes ap-
portent leur pain, taillent leur soupe et reçoivent
leur ration. Les autres alimens sont achetés par

(r) Ee roeiBenp moyen que t'ouvrière ait de s'y soustraire-,


est!, m'a-t-on dit,. de- mettre fréqneiBBïettr les- doigts dans du vin
rouge, forcé en csnleuret froid. Chaque déYideusey au reste, a
de l'eau froide côté de sa bassine.
celles qui les dési&ent. Elles font otdiiïaïreraenï trois
repas par jour, deux qui mtenrompent le travail, et
un immédiatement avant de se coucher..
Presque toutes ces femmes ont de l'écoBomie;
mais celles du Yivanais et des Gévenises font plu's
particulïèrerotteiatrdes épargnes.
S'il faut en. croire tous mes renseigraemens les
bnurretaires ou cardeuses de la bourre,. de la filo
selle, des débris de cocons qui ne peuvent être dé-
vidés, sont aussi pauvres que les malheureuses dont
je viens de parler.
Cette profession, qui compte aujourd'hui dans. le
midi de la France, bien moins d'ou-vrières qu'autre'-
fois. est principalement exercée par les femmes des
Cévennes.
Leur métier' passe pour fort dangereux; elles suc-
combent, dit-on, jeunes encore, aux maladies de
poitrine, surtout à la phthisie pulianomiaire. Mais je
n'ai pu m'en assurer, ni voir si, cornue on l'affiFme,
elles travaillent dans des ateliers bas,, humides, non
aérés, et au; milieu de poussières- qu'elles font sonle*
ver et respirent. Je n'ai pu m'en assurer;: car, par
suite de l'établissement d'ateliers. du- cardaige- de la
soie dans. lies de= maisons centrales de détentiom de
Nîmes et de Montpellier, il n'y en a plus d'autres
dans les environs, jusqu'à une certaine distance, et la
maladie ne m'a pas permis d'aller en voir plus loin.
Voici seulement ce que j'ai observé dans la maison
centrale de détention de Nîmes
Le 12 juillet i836, sur quatre cent vingt-cinq
hommes travaillant au cardage ou pour le car-
dage (t), douze ou quinze étaient occupés dans une
cour, sous une tente ouverte de tous côtés, à battre
de la bourre et des débris de cocons sur des billots.
A ce battage, qui écrasait les larves ou portions de
larves desséchées et détachait de la soie les corps
étrangers, en succédait un autre fait avec des ba-
guettes sur une claie; mais je n'ai pas vu qu'il se
dégageât beaucoup de poussière, ni que les ouvriers
fussent sensiblement gênés ou même salis.
Après avoir été ainsi ouverte et nettoyée autant
qu'il est possible, la bourre est lavée, puis décreusée
ou dégommée dans une solution chaude de savon,
et séchée. Mais ces dernières opérations ne se font
point dans la prison.
Le cardage proprementdit s'opère, ou du moins s'o-
pérait encore, dans des espèces de galeries en partie
souterraines, éclairées d'un seul côté, et n'ayant d'au-
tre ouverture que la porte, car les fenêtres étaient
tenues exactement fermées.
Le jour où j'ai visité ces ateliers, ils étaient telle-

(i) Il y avait en tout, ce jour-là, i,2o3 détenus, dont 1,078


travailleurs.
ment encombrés de travailleurs, que je n'hésitai pas
à regarder cette circonstance comme la cause de la
chaleur sensiblement trop élevée et de la difficulté à
respirer qu'on y éprouvait. Curieux cependant de
savoir à quoi m'en tenir sur ce point, j'ai pris des
mesures et j'ai trouvé
La capacité de l'un des ateliers dont il s'agit, de
douze cent cinquante-quatre mètres cubes qui, divisés
par cent vingt-six hommes qu'il renfermait, donnent
pour chacun, terme moyen, dix mètres cubes ou à
très peu près, d'air non renouvelé pendant toute la du-
rée du travail (i), lorsque le réglement des hôpitaux
militaires exige au moins pour chaque malade, vingt
mètres cubes d'air qui se renouvelle (2)
Et dans un autre atelier de cardage où la chaleur
était plus forte encore que dans le précédent et la
respiration moins libre, quatre cent vingt-huit mètres
cubes de capacité pour quarante-huit ouvriers, ou pour
chacun un peu moins de neuf mètres cubes d'air. (3)

Largeur
(1) Les dimensions de l'atelier étaient comme il suit

Hauteur
Longueur, 5i mètres 7 décimètres, mais disons. 52
6 met. 7 déc.
3 6
»
(2) Article 866.
(3) Voici les dimensions de cet atelier

Hauteur
Largeur
Longueur 28
6 met.
2
»
2

On ne sera pas étonné, après ces détails, que Df. le docteur


Dans la maison centrale de détention de Montpel-
lier, il y a Rmsides ateliers pour le cardage 4e ia filo-
selle; mais leur .grandeur m'a para proportionnée
au nombre d'ouvrières qu'ils contenaient', et l'on y
respirait à l'aise. Ils ont d'ailleursdes fenêtres oppo-
sées entre elles, et dans tous -elles 'demeuraient ou-
vertes d'un côté. Ces ateliers étaient cependant un
peu plus chauds que les autres; mais on croit la
chaleur unie à un certain degré d'rhumidité,, néces-
saire aubon jnésoltat de l'opération.
Après le cardage de la filoselle an la file. Je ne
crois pas devoir parier-ici,de « filage, parce qu'il se
fait ordinairementdams les ratures de coton, de la
même manière et avec les mêmes mécaniques., ou
avec des mécaniques qui sont empruntées de ces
filatures.

Boileau de Castelneau, chirurgien de la maison centrale de dé-


tention de Nîmes, m'ait signalé et signale tous les ans à l'admi-
nistration (jlén ai la preuvepar la·copie de ses rapports), les
ateliers du cardage de la soie de cette prison, comme ceux qui
donnent le plus de malades. J'ai néanmoins vu les hommes les
plus robustes de la maison dans ces ateliers. Mais il paraît que
dès qu'ils y perdent la santé, on les en retire pour les faire .passer
dans d'autres, d'où ils entrent à l'infirmerie .avec ides maladies
chroniques, et comme venant, non des ateliers du cardage où
ils ont Contracté ces maladies, mais des .ateliers .du .filage, du
dévidagqj éte., dans lesquels ils ont été placés au sortir des pre-
miers. Cette assertion se trouve confirmée par M. B. d,e C. dans
\f$ Annale* d'hygiène publique, cahier d'avril 1836., p. 463, et
cahier de juillet i83g, £««0$ et azo.
Nulle part, les ouvriers d'une seule des professions
qui viennent d'être mentionnées ne sont bien nom-
breux, mais tous ensemble forment, dans les pays
où l'on élève en grand les vers à soie, une partie
assez considérable de la population. Parmi eux, il y a
beaucoup d'individus à qui la faiblesse de l'âge ou
de la constitution permettrait difficilement d'autres
travaux.
Quant aux autres opérations auxquelles on soumet
la soie pour en faire des tissus, elles n'offrent rien
de particulier, (i)

(i) 'Personne n'ignore l'heureuse dévolution ïpae l'on doit à


Jacquart,pour la fabrication des soieries façonnées, c'est-à-dire
des soieries à fleurs ou dessins. Lorsque ces fleurs sont de di-
verses couleurs, leur 'confection exige un très long travail, par
la nécessité de ne faire passer à travers la chaîne -qu'un seul fil
à-la-fois. Mais MM. Godemard et Meynier, de Lyon, paraissent
avoir remédié à cet inconvénient, à l'aide de leur battant-bro-
cheur qui, d'un seul coup, fait passer dix ou douze filsdecouleurs
différentes dans autant de points de la largeur de la chaîne, de
façon à brocher simultanément dix ou douze bouquets avec la
facilité et la rapidité que l'on mettait jusqu'ici à en brocher un
seul. Si l'on dit vrai, c'est le plus grand perfectionnementapporté
au métier à la Jacquart. On l'obtient à l'aide de petites navettes,
appelées espolins, garnies chacune de sa couleur, rangées en une
ligne devant'le battant, et jouantchacime dans une largeur dé-
terminée de la pièce d'étoffe.
CHAPITRE II.

Des ouvriers en soieries de la fabrique de Lyon.

( époque des observations février, mars, avril z83$, tuât et juin i836. )

Je n'ignore pas combien l'aveuglement et l'esprit


de parti ont présenté, dans ces derniers temps, la
position des ouvriers de la fabrique de soieries de
Lyon, sous un faux jour. Ce sera une raison de plus
pour que j'apporte une extrême réserve dans ce que
j'en dirai.
La ville de Lyon, dont toute l'Europe connaît et
admire les belles étoffes, tire la soie qu'elle met en
œuvre de plusieurs pays étrangers et de nos dépar-
temens méridionaux, où l'on cultive en grand le
mûrier. La soie est apportée en écheveaux, filée,
comme on le dit improprement, et tordue ou mou-
linée.
J'ai indiqué, dans le chapitre précédent, les di-
verses préparations qu'on lui fait subir avant de la
tisser. La teinture et l'ourdissage forment, à Lyon
deux professions à part, exercées presque exclusive-
ment, celle-là par des hommes, celle-ci par des
femmes, (i)
Quant aux tisserands ou tisseurs, qui fabriquent
les soieries, ce sont des hommes et des femmes or-
dinairement dans la force de l'âge; ils occupent le
premier rang parmi les ouvriers, sont les plus nom-
breux et gagnent les meilleurs salaires. On les appelle
canuts, ou bien ouvriers de la fabrique. Cette der-
nière dénomination est celle qu'ils se donnent.
L'organisation de la fabrique de Lyon ne ressem-
ble point à celle des autres fabriques. C'est par fa-
milles isolées que l'on confectionne dans cette ville,
comme dans le midi de la France, presque toutes
les étoffes de soie.
Le marchand-fabricant, qui vend ces étoffes en
gros, n'est à bien dire que négociant; car il n'a pas
d'ateliers à lui, et il ne possède aucun établissement
où des ouvriers travaillent sous ses yeux ou sous ceux

(i) Je n'ai pas mentionné, dans le chapitre précédent, la con-


dition ou le séchage. Cette opération, que l'on ne saurait compter
parmi les opérations préparatoiresindispensables, a pour but de
ramener les soies à leur pesanteur naturelle, en leur enlevant
l'excès d'humidité qu'elles peuvent contenir. Elle se fait dans une
espèce de bureau connu sous le nom de condition publique.
(2) Les noms de satinaires et taffctassiers, qui sont en usage
dans plusieurs parties de la France, ne le sont point à Lyon.
de ses contre-maîtres. Il achète les soies, les fait
préparer et les confie à un tisserands appelé chef
d'atelier, qui les tisse ou les fait tisser.
Ce chef d'atelier est le propriétaire des. métiers ;.il
en a ordinairement depuis deux jusqu'à six ou huit,
qui sont étahlis dans. son logement. Lui et sa famille
travaillent sur tous ceux qu'ils peuvent faire mar-
cher, et les autres sont occupés par de simples ou-
vriers appelés compagnons si ce sont des hommes et
compagnones si ce sont des femmes. Il leur fournit
les instrumens de travail et pour salaire il leur
donne presque toujours la moitié du prix de tissage
ou de façon payé par le fabricant, (i)
Le compagnon couche et prend le plus souventses
repas chez son chef d'atelier, qui lui retient alors sur
son salaire le prix du logement et de la nourriture. (2)
Enfin, il y a encore parmi les ouvriers tisseurs, les
capprentis et les lanceurs. L'apprentissage dure com.
munément trois années, et commence à l'âge de 15
à 18 ans. Les lanceurs sont des enfans de 9 à i4 ans
dont l'occupation consiste à lancer la navette pour la
confection de certaines étoffes brochées et très lar-
ges. (3)

(i) Le peigne dit métier est .fourni par le. fabricant,


(2) Dans tous les cas, ou à-peu-près, le chef d'atelier lui
donne chaque jour un bouillon pour tremper sa soupe.
(3) Comme châles, etc. Les lanceurs reçoiventdu chefd'atelier
Ou voit que les tisseurs, se divisent en deux classes
ceux qui possèdent des métiers et ceux qui n'en ont
pas. Ceux-là, les plus habiles, sont des chefs de fa-
mille, des habitans de Lyon, particulièrementinté-
ressés à la prospérité de sa fabrique, et les seuls à
qui les marchands livrent la soie et commandent le
travail. Quant aux compagnons, ils n'ont de relation
qu'avec les chefs d'atelier, et ne sont ni mariés ni
domiciliés dans la ville. Il faut les regarder comme
des ouvriers nomades; ils affluent à Lyon lorsque la
fabrique prospère et ils en partent (avec difficulté
pourtant) lorsqu'elle languit; tandis que les chefs
d'atelier et leurs familles sont des ouvriers per-
manens.
Il y a bien quelques chefs d'atelier qui ne tissent pas
eux-mêmes, et font néanmoins tisser chez eux. Ils sont
ainsi de véritables entrepreneurs; mais leur nombre
est trop peu considérablepour en parler. Au surplus,
ni les uns ni les autres ne travaillent exclusivement
pour tels ou tels fabricans mais successivement et
souvent à-la-fois pour plusieurs. Les commis de ces
derniers surveillent ordinairement la fabrication.
La conséquence de cet état de choses est qu'il
n'existe entre le marchand-fabricant et les ouvriers

environ 5 sous par jour, et sont nourris par lui. Leur métier passe
pour très fatigant.
qu'il emploie, presque aucun lien réel de clientelle
et de patronage (i) ils peuvent même ne pas se
connaître. Aussi cette absence de tout lien entre eux
a-t-elle été, avec l'influencede la révolution de 1 83o,
jointe à quelques autres circonstances dont je par-
lerai plus loin, ce qui a le plus contribué aux funestes
insurrections de novembre i83i et d'avril i83/j.
Il n'y a véritablement qu'une exception à tout ce
que je viens de dire c'est une grande manufacture
connue sous le nom de la Sauvagère, située très près
de Lyon (2), et dans les ateliers de laquelle on réunit
communément quatre à cinq cents travailleurs, qui
fabriquent toutes sortes d'étoffes de soie, principa-
lement des étoffes mélangées de laine ou de coton,
et brochées ou nuancées de plusieurs couleurs. Le
propriétaire s'y occupe avec sollicitude du sort et
des moeurs de ses ouvriers, et ceux-ci peuvent, s'ils
le veulent, se nourrir dans l'établissement à meilleur
marché que partout ailleurs (3). Chacun y couche
aussi lorsqu'il le désire il est seul dans un lit, les

(I,l Cette rémarque n'a pas échappé à M. Girod (de l'Ain)


(Voyez le Rapport h la Cour rles Pairs sur les événemens arrivés
Li-on en i83i et i834, 1.1, p. 170).
(2) Sur le bord de la Saônp, vis-à-vis du pont de me Barbe.
(3) Chacun peut choisir pour ses trois repas, entre un potage
qui est quatre fois au gras par semaine, un ou deux plats de
viande, un autre de légumes ou de pommes de terre, etc., une
hommes pour 3o sous par mois les femmes pour
rien, et chaque sexe dans un bâtiment à part (i).
Enfin, les intérêts des enfans et des jeunes gens ne
sont pas oubliés dans cette manufacture modèle
on y entretient, aux frais du maître, une école pour
tous ceux qui travaillent dans la maison.
Ces détails suffisent pour donner une idée juste
et vraie de l'organisation, si peu connue à Paris, de
la fabrique de soieries de Lyon. Je vais maintenant
tâcher de faire connaître l'état physique et moral
de ses ouvriers.

salade, et, suivant la saison, du fromage ou du fruit. Ces objets


de consommation coûtaient, en juin i836

viande.
La portion de soupe
de
etc. i
5 c.
3o

dedessert.
de légumes,

livres
Plus un pain de six
i5
go
Et un litre devin ^5
Les seuls ouvriers de la fabrique sont admis à ces repas, qu'ils
prennent en commun dans des réfectoires, et avec la vaissellede
la maison. La dépense journalière de chacun est porté au débit
d'un compte dont le crédit se forme des salaires qui lui sont dus,
et dont l'excédant lui est remis chaque semaine.
(l) Le lit se compose d'une paillasse, d'un matelas, d'une paire
de draps renouvelée tous les mois, d'un traversin, et, suivant la
saison, d'une ou de deux couvertures. C'est exactement comme
chez les logeurs ordinaires d'ouvriers, mais avec cette différence
que, chez les logeurs, deux personnes couchent dans un lit, et
que chacun ici couche seul et paie son logement moins cher,
quand il le paie.
L'administration estimait, au commencement de
i835, qu'il y avait alors à Lyon et dans ses fau-
bourgs, environ 8,000 chefs d'atelier, et au moins
3o,ooo compagnons, en tout 38;ooo tisseurs, sans
compter les apprentis (i); mais un nmr1bre très grand
de femmes et d'enfans de chefs d'atelier, était com-
pris dans les 3o,ooo compagnons.
A tous ces individus, il faut ajouter les-ouvriers
des professions accessoires ou qui préparent la soie,
et les constructeurs de métiers. Leur nombre patatt
n'avoir jamais été connu; on sait seulement qu'il est
considérable et presque aussi élevé peut-être que
celui des tisseurs.
Ceux-ci occupaient, d'après M. Girod (de l'.Ain),
environ 3o,ooo métiers, total égal à celui des simples
compagnons (2). Mais si les rensèignemens que j'ai
pu recueillir à cet égard sont exacts, il y avait au
plus 27,000 de ces derniers au commencement de
i835 (3). Il en résulte encore qu'il y a, dans la classe
entière des ouvriers en soieries, plus de femmes que
d'hommes; mais parmi les tisseurs-, et surtout parmi

(i) Voyez le Rapport précité de M. Girod ( de l'Ain), t. ier.


(a) Rapport précité, X. ier, p. 171.
(3) Le nombredesmétiersexistans l'emporte toujoufssUt celui
des compagnons; ce qui doit être, car beaucoup de métiers sont
occupés par les chefs d'atelier, et quelques-uns par les apprentis.
les compagnons, plus d'hommes que de femme. (i)
Ynici le rtômbt'e des métiers occupés à diverses
époques, dans les temps les plus heureux par la fa-

(x) Cinq recensemens faits à la Croix-Rousse, depuis 1829,


jusques et compris i834j offrent les preuves d'une partie de ces
assertions. En voici les résultats, tels qu'ils m'ont été communi-
qués à la. municipalité de ce faubourg de Lyon

C'est une opinion générale à Lyon, que dans cette ville et dans
les communes sub-urbaines de la Croix-Rousse, de la Guillottière
et de Vaise, qui en sont les faubourgs, les ouvriers en soie four-
nierit, avec leurs familles, la majorité 'de la population. Mais
cette opinion n'est pas fondée sur des dénombremens excepté
pour la Croix-Rousse, qui est principalement habitée par les ou-
vrièrs dont il s'agit. Eh voicila preuve pour'les trois communes
sub-- urbaines, dans la copie d'un documentmanuscritqui ni'a été
communiqué à Lyon par M. de Gasparin, alors préfet du Rhône.
Ce document est pour 183%.

Si l'on comparait ces chiffres de la population avec ceux qttè


brique de Lyon, tel qu'il a été donné en 1837 par
M. le préfet du Rhône, au conseil général de ce
département

de 1789
Avant la révolution
Sous l'empire
16 à 17,000
12,000
Sous la restauration, de 1824 à 1825 27*000
Répartis ainsi
1 8,000dans la ville,
et 9,000 dans les faubourgs et la banlieue.
En i833 40,000
Répartis comme il suit
17,000 à Lyon, intrà-muros.
g,coo dans les trois villes ou faubourgs de la Guillottière,
la Croix-Rousse et Vaise.
5,o83 dans les campagnes du département du Rhône.
8,917 dans les départemens voisins, la Loire, Saône-
et-Loire, Ain, Isère, et Dr6me.

La fabrique lyonnaise est plus souvent que toutes


les autres en proie à des crises. C'est ainsi que l'on a
vu quelquefois le nombre de ses métiers se réduire
en une seule année, à moins des deux tiers de ce
qu'il était l'année précédente, et cependant cette fa-
brique n'a cessé depuisbien long-temps d'être la pre-
mière du monde pour l'industrie de la soie. On con-

donnent, pour les mêmes communes, les tableaux officiels de la


population du royaume, d'après le dénombrement de i83i, ils
paraîtraient exagérés. Mais on sait que des raisons d'intérêt local
font que, pour un grand nombre de villes, les relevés officiels
donnent des chiffres qui sont bien au-dessous de la vérité.
çoit que le sort de ses ouvriers dépende toujours du
sien. En effet, ils passent rapidement de l'excès de la
misère à la prospérité, et de celle-ci à la détresse; ils
diminuent ou augmentent de nombre, émigrent de
Lyon ou y affluent, suivant sa fortune ou ses vicis-
situdes diverses.
Les ouvriers en soieries de Lyon sont logés, comme
partout ailleurs le sont les classes ouvrières, dans
les plus mauvais quartiers et les maisons les moins
belles et les moins commodes tels que les rues en
pente qui conduisent à la Croix-Rousse, et le quartier
Saint-Georges. Bien peu de villes, en Europe, ont
des rues plus étroites, plus mal percées, plus tor-
tueuses, que ce quartier Saint-Georges, qui occupe,
sur la rive droite de la Saône, une portion du ver-
sant escarpé de la montagne de Fourvière. Les im-
passes y sont nombreuses,obscures, irrégulières, d'un
aspect misérable et souvent traversées par des esca-
liers qui conduisent de l'une à l'autre. Les maisons n'y
ont que des étages trop bas, et des cours, quand il
y en a, extrêmement petites et d'une saleté repous-
sante. Aussi les loyers sont-ils là moins chers que
dans le reste de la ville, et les habitans y passent-ils
pour très pauvres.
Mais dans les deux faubourgs de la Croix-Rousse
et des Broteaux, on observe le contraire. On y a con-
struit pour les ouvriers des maisons très hautes, dans
de larges rues, où ils jouissent généralement d'assez
d'espace et d'un beau jour. Les étages y ont depuis 3
mètres 85 millirnètres (9 pieds et demi), jusqu'à 3
(r
mètres 572 millimètres 1 pieds) d'élévation et'plus.
Le logement consiste, pour la plupart des chefs
d'atelier, du moins pour ceux qui ont quelque aisance,
en deux pièces, fréquemment précédées d'un petit
couloir ou d'une sorte de tambour. L'une, plus petite,
ayant sa fenêtre à part, est la chambre à côucher de la
famille. L'autre, plus grande, sert d'atelier les mé-
tiers y sont établis, et, déplus, on y fait la cuisine et
l'on y mange. Enfin, dans cette grande pièce, à côté
des métiers ou eiltre eux, très souvent au-dessus de la
table à manger, il y a une soupente aussi aérée qu'il
est possible, dans laquelle couche le compagnon et
l'apprenti.
Quant aux logemens des ouvriers qui habitent
les villages environnans, ils n'offrent rien à noter.
Bien peu, au reste, soit à la campagne, soit à la
ville, se distinguent par la propreté. (i)

(i) C'est d'ailleurs un reproehe que méritefet en général les


habitans de la ville de Lyon. Les étrangers y sont au moins autant
frappés de la hideuse malpropreté des allées, des escaliers et des
corridors d'une multitude de maisons., que- de la saleté dès 'iues.
L'étroitesse de la plupart de celles-ci, leur pavé de cailloux du
Rhône, et la hauteur démesurée des bâtimens qui les bordent, y
«Retiennentnécessairement de l'humidité et de la bolïe.
Pendant l'hiver, les ouvriers de la fabrique de
Lyon se chauffent ordinairement très bien. En ville,
leur combustible est de la houille ils la brûlent dans
des hoèles de fotrte disposées de manière à y faire fa-
cilemerit et économiquement la cuisine, (i)
Leurs habits sont de coton en été, de drap en hi-
ver, et ils portent très généralement des souliers
pendant toute l'année. On voit d'ailleurs beaucoup
de jeunes hommes chaussés de bottes. J'ajoute ce
détail, qui paraîtra peut-être bien minutieux., parce
que j'ai entendu plusieurs fois des ouvriers en parler
comme d'un signe certain d'aisance.
Je mentionnais à l'instant le peu de propreté des
logemens occupés par les ouvriers en soieries de
Lyon; mais il est des reproches plus graves à leur
faire je veux parler du luxe de leurs habits les di-
manches et les jours de fêtes, qui tend à les faire
confondre avec la classe bourgeoise; de leur passion
pour les plaisirs coûteux; de leur manque fréquent
d'économie, et de leurs mœurs trop libres, souvent
dissolues, surtout parmi les jeunes gens et.les coin-

Au moyen d'une onrertuee pcatitjuée au .milieu de lit ta-


bl,ette du poêle, tenue 'habituellement bien fewnré par un cou-
vercle, que Uon extlèvc pour y placer te pied ou le fond d'une
marmite, d'une bouilleire etc. Enfin-, une grantte clodie de tôte,
qu'un contre-poids fait élever ou abaisseur à votonté.recouvre les
mets que l'on veut faire cuire, et y concentre la chaleur.
pagnons; défauts qui s'observent au surplus à des
degrés divers dans toutes les grandes villes.
Dans des livres fort graves, on représente les ou-
vriers en soie lyonnais comme des êtres dégradés au
physique et au moral, vicieux, stupides, apathiques,
vivant au jour la journée, grossiers dans leurs mœurs,
mal conformés dans leur physique, disgraciés enfin
de toute manière par la nature. (i)

(i)Voici comment s'exprime M. Monfalcon, dans son Histoire


des insurrections de Lyon, p. a6 et 28. « Un teint pâle, dès mem-
a bres grèles et bouf6s. des chairs molles et frappées d'atonie,
a une stature, en général, au.dessous de la moyenne: telle est la
« constitution ordinaire aux ouvriers en soie lyonnais. Aujour-
« d'hui encore, la taille des tisseurs manque de proportion leurs
« membresinférieurs sont souvent déformés de bonne heure; ils
« ont une allure qui les fait aisément reconnaître. Lorsque les
« jours de fêtes, un habit semble les confondre avec les autres
« citoyens, on les reconnaît encore au développement irrégulier
du corps, à leur démarche incertaine et entièrement dépourvue
« d'aisance. Les jeunes gens des campagnes voisines de Lyon,

« qui arrivent dans cette ville pour y embrasser la profession de


« tisseurs d'étoffes de soie, ne tardent point à perdre leur fraî-
r cheur et leur embonpoint,-Considéré au moral, l'ancien ou-
« vrier en soie lyonnais était doux et très attaché à ses préjugés;
« son intelligence paraissait excessivementbornée. Tandis que
« les ouvriers de Manchester se livrent, avec une grande violence,
« à des excès fort répréhensibles lorsque les manufactures sont
« oisives, les 80,000 ouvriers en soie lyonnais, que l'inactivité
« des métiers réduisait à la misère, ne commettaient aucun dés-
« ordre et n'opposaient à l'indigence qu'une force d'inertie.»-
Depuis la publication, en i834, du livre dont j'ai copié ici quel-
ques passages, M. Monfalcon a déclaré, dans son Code moral
Ce portrait pouvait être ressemblant il y a cin-
quante ans; mais certainement ce n'est pas celui des
canuts actuels de Lyon. Depuis long-temps, mais

des ouvriers, que les habitudes physiques qu'il y a décrites ne sont


plus applicables aujourd'hui aux ouvriers de Lyon.
Voici maintenant ce que j'ai lu, touchant les mêmes ouvriers,
dans un travail manuscrit de M. le docteur Martin aîné, travail
dont je dois la communication à son frère, M. le docteur Martin
jeune, que, seul de ces deux médecins, j'ai rencontré à Lyon
« Son tempérament (de l'ouvrier en soie lyonnais) est phleg-
« matique, son teint pâle, ses yeux hébétés, ses membres
« souvent déformés, sa démarche lente, son intelligence circon-
« scrite, etc. » L'auteur insiste aussi sur la prononciation mono-
tone et traînante de ces ouvriers, qui allongent et chantent, en
quelque sorte, les finales des mots et des phrases. C'est d'ailleurs,
à l'exagération près, la prononciation générale à Lyon, parmi le
peuple.
Beaucoup de journaux nous ont peint, surtout en i834, 1835
et i83(5, les ouvriers en soieries de Lyon, comme les plus misé-
rables qu'il y ait en France, et comme étant presque tous dans
un état continuel de maladie. Je ne rapporterai ici aucun des ar-
ticles qui nous les représententainsi, mais je dois citer cette phrase
remarquable d'un livre très sérieux, laquelle fait allusion aux
événemens arrivés à Lyon en i834 « Il est indispensable de
« changer le système anglais appliqué à l'industrie manufactu-
rière, si l'on ne veut pas que, tôt au tard, toutes les popula-
« tions ouvrières de la France, poussées au dernier degré de la
«
misère, ne soient réduites, comnze les malheureux artisans de
« Lyon, h prendre cette terrible et pourtant si touchante devise:
« DU PAIN EN TRAVAILLANT, LA. MORT EN COMBATTANT » (Voyez
Écononzie politique chrétienne,
ou Recherches sur la nature et les
causes du paupérisme en France et en Ettrope, etc., par M. le vi-
comte Albau de Villeneuve-Bargemont, t. ier,p. 338. Voir aussi,
dans le même volume, les pages 334, 335, 336 et 337).
surtout depuis-une douzaine d'années leur état phy-
sique, moral et intellectuel s'améliore progressive-
ment, car presque tous les Lyonnais le reconnais-
sent, et moi-même je ne crains pas d'affi.rmer que
ces ouvriers seraient aujourd'hui partout, dans nos
grandes villes manufacturières,plus laborieux, plus
sobres, plus intelligens, et, à certains égards, non
moins moraux que les autres ouvriers pris en masse.
Enfin, ils sont moins turbulens, moinsivrognes que
les chapeliers et les teinturiers de la même ville. (i)
Ils sont plus laborieux. En effet, levés ordinaire-
ment.à la pointe du jour en été et plus tôt en hiver,
ils travaillent très souvent jusqu'à dix et onze heures
du soir. Déduction faite des trois repas, beaucoup
travaillent quinze heures chaque jour, et quelquefois
davantage. Le repos du dimanche est d'ailleurs con-
stamment observé par eux; mais, en général, ils n'en
ont pas d'autre.

(i) On sait qu'à Paris, les maçons sont, pour la plupart, des
ouvriers nomades fournis, par quelques départementsdu midi, et
qu'ils ont une bien meilleure.conduite,en général, que les ouvriers
de beaucoup de pcofessions.Lesmêmes, départemeusen.fournissent
un grand nombreà Lyon, et un habitant de cette ville, qui les a
aussi observés à Paris, me disait qu'ils $QUt les. mêmes d^os le
chef-lieu du département du Rhône et. dans la capitale de la
France, et que cependantils ne lui paraissaient pas valoir mieux
à Lyon, sommetoute, que les ouvriers.de la fabrique.
Comme partout,,et pour toutes les professions,, les compagnons
sont ici les moins .moraux.
Afin de les bien faire connaître, je vais dire les
résultats de mes observations dans les rues sur
la place publique, et dans les cafés et cabarets
de la Croix-Rousse, pendant l'après-midi et toute
la soirée, jusqu'à onze heures, du dimanche i5
mars i835.
Je n'ai vu qu'un seul homme ivre. Ceux qui bu-
vaient du vin étaient en très petit nombre, excepté
pourtant dans un cabaret fréquenté par des com-
pagnons. Dans chacun de ces lieux il y avait
un billard sur lequel ils jouaient, sans bruit, la
bière qu'ils buvaient. Là, aucune vocifération au-
cune chanson, aucun mot grossier n'est venu frap-
per mon oreille. Dans un café où l'on ne voyait
que des chefs d'atelier, on aurait dit, et pour la
mise, et pour la décence, sous tous les rapports,
des bourgeois aisés. Il y avait à peine quelques
femmes parmi eux.
Beaucoup parlaient de la fabrique des soieries de
Lyon, de ses embarras, de son avenir et de la con-
currence des fabriques étrangères. Ils émettaient sur
ces choses si importantes pour eux, des opinions fort
différentes, et cela sans trop élever la voix et pres-
que comme l'auraient pu faire des gens désintéressés
et de bonne société.
J'ai recueilli dans leurs discours des plaintes contre
plusieurs marchands ou négocians fabricans, mais
surtout contre les commis de ceux-ci (i). J'ai pu faire
aussi la remarque que plusieurs avaient été travail-
lés, si je puis dire ainsi, par des idées saint-simo-
niennes car ils s'entretenaient, à une table, de la
nécessité qu'une portion de l'héritage des riches
tombât dans le trésor public, pour diminuer les im-
pôts et doter les établissemens utiles. Ils soutenaient
d'ailleurs que l'homme qui a su se créer des richesses
par son industrie, doit en avoir la jouissanceentière
pendant toute sa vie. Au reste, j'avais déjà entendu
émettre les mêmes idées, dans mes conversations
avec plusieurs et je suis bien porté à croire que le
saint-simonismea, sans le vouloir, préparé en partie
les malheureux événemens de Lyon en i83i et i834-
Mes autres observationssur les ouvriers en soieries
de cette grande ville, m'ont confirmé dans l'opinion
qu'avait fait naître en moi ma visite des cafés et des
cabarets de la Croix-Rousse. On en conclura que,

(i) L'injustice, la mauvaise foi des commis, qui, pour paraître


mieux prendre les intérêts des fabricans, ne veulent point ad-
mettre tous les déchets déjà soie, et privent ainsi les ouvriers
d'une partie des salaires légitimement gagnés
par eux, avaient
pour résultat, disaient-ils, de multiplier le piquage d'onces, c'est-
à-dire le vol des soies par les ouvriers. Mais quelques-uns,tout
eu étant de cet avis, soutenaient que la cause principale de ce vol
était dans le seul désir de s'emparer du bien d'autrui,
que l'occa-
sion faisait naître chez les ouvriers de la fabrique,
comme elle le
fait chez les autres.
loin d'être dégradés au moral comme on l'a dit, et
d'une intelligence si bornée, ce sont au contraire des
hommes plus avancés dans la véritable civilisation
que ne le sont la plupart des ouvriers à Paris, et
même, j'ose le dire que ne le sont beaucoup
d'hommes élevés par leur fortune ou leur position
sociale, au-dessus du rang d'ouvrier.
Nous venons de les voir sobres, polis, raisonnans;
et, quoi qu'on ait dit de leur pusillanimité, de leur
patience, de la faiblesse de leur caractère, ce sont
aussi des hommes d'énergie les journées de no-
vembre 1831 et d'avril i834 en seraient seules des
preuves incontestables. (i)
Ils ne sont point habituellement mal portans
comme on le soutient, ni plus pâles. que les habitans
des autres grandes villes qui travaillent renfer més
leurs chairs ne sont pas plus molles, leurs mem-
bres plus souvent grèles, bouffis, ni leur corps plus
souvent déformé. Je ne nie pas cependant qu'il
n'en fût ainsi autrefois, à une époque où les canuts
étaient bien plus mal logés et plus mal nourris qu'ils
ne le sont actuellement. Mais en i835 et jusque
dans l'été de 1836 (je ne les ai pas vus dans le fort

(i) Je cite aussi les journées d'avril i834 bien qu'il résulte
de mes renseignemens particuliers qu'elles n'aient pas été faite,
comme celles de novembre 1831, par les seuls canuts, ou qne, du
moins, ceux-ci n'y aient.pas joué le rôle principal.
de la crise commerciale qui commençait alors ),
malgré toutes les assertions contraires, leur santé
laissait peu à désirer, surtout si l'on a égard A ce que
leur profession n'exigeant point des individus ro-
bustes, beaucoup d'hommes, qui ne peuvent être
forgerons, charpentiers, ouvriers des ports, etc.;
se font tisseurs de soie,
Les métiers la Jacquart ont contribué à Famé-
lioration de leur constitution. Grâce à eux., aa fabri-
cation des étoffes dites façonnées, c'est-à-dire de
celles dans lesquelles on représente des fleurs, des
dessins, ou que l'on broche d'or et d'argent, .est
maintenant plus facile, plus prompte qu'autrefois
et moins fatigante, à durée égale de travail. On doit
encore à Jacquart une heureuse modification ap-
portée à l'habitation des ouvriers la hauteur de
son métier force les propriétaires et constructeurs
de maisons, d'espacer beaucoup les planchers, et
par conséquent de donner abondamment de l'air
et de la lumière dans l'intérieur des logements. En-
fin, ce métier a fait supprimer la classe entière
des tireurs, qui était composée d'enfans dont la con-
stitution, m'a-t-on assuré, se détériorait toujours
par la grande fatigue à laquelle ils étaient soumis, et
par les attitudes vicieuses qu'ils étaient obligés de
prendre.
La circonstance qui, d'après les ouvriers eux-
mêmes, leur occasionne le plus de fatigue, la seule
même qui nuise à leur santé, si l'on met à part la
longue durée du travail, est la percussion, renou-
velée à chaque instant, du balancier du métier, ser-
rant chaque fil de la trame sur le fil précédent. Cette
percussion se transmet à la partie inférieure de la
poitrine par l'ensouple ou gros cylindre sur lequel
on enroule l'étoffe à mesure qu'on la tisse.
Si j'en crois les assertions unanimes de beaucoup
de personnes, l'usage devenu modéré des boissons
alcooliques, plus de propreté et moins de misère
qu'autr.efois contribueraient encore à rendre meil-
leure la santé des ouvriers en soierie de Lyon. (i)
II est indubitable que depuis un certain nombre
d'années, ils ont beaucoup gagné à plusieurs égards.
Néanmoins, ils sont mécontens, et ils l'étaient sur-
tout quand je les ai vus. Ils se croient malheureux
parce qu'ils se sont créés de nouvelles habitudes, de
nouveaux besoins; qu'ils s'imaginent être les pre-
miers, les seuls importans dans l'industrie des étoffes

(i) Suivant M. J.-B. Monfalcon, ils n'auraientrien gagné sous


le rapport de la liberté des moeurs, laquelle se montre, dit-il,
avec une naïveté, qui passerait pour une extrême dépravation
dans une classe plus éclairée (Histoire des insurrections de Lyon,
p. a8 et 29). Toutefois,il faut faire au moins une exception en
faveur des ourdisseuses, dont la chasteté est presque proverbiale
à Lyon.
de soie, qdils jalousent les fabricans et les regar-
dent comme leurs ennemies naturels (i). D'un autre
côté, ceux qui fabriquent les étoffes façonnées ne
savent pas assez prévoir les chômages auxquels ils
sont plus exposés que les autres et la plupart res-
semblent plus ou moins à des gens qui, chaque soir,
dépenseraient tout le salaire de la journée sans ja-
mais économiser, durant les six jours ouvrables de
la semaine, de quoi vivre le dimanche.
Cependant les témoignages que j'ai recueillis
portent à croire que les plaintes contre les fabricans
n'ont pas toujours été sans motif; leur tort est de
les avoir généralisées. J'ai aussi vu à Lyon des
hommes (2) qui, par leur position sociale, leur âge
les emplois qu'ils remplissaient, leur réputation de
probité, de capacité, de prudence, donnent un grand
poids à toutes leurs assertions, et qui trouvaient
fondée l'irritation des ouvriers contre plusieurs com-
mis suivant eux, des jeunes gens, que la fougue
de la passion et l'étourderie de l'âge ne sauraient
jamais excuser, auraient voulu, pour prix du travail
qu'ils accordaient dans des momens où il y en avait
très peu, imposer de déshonorantesconditions à des

(i) On sait que des hommes aveuglés ou mus par un autre


désir que de leur être utile, ont exalté cette jalousie, surtout
après i83i, et quelles en ont été les funestes conséquences
(2) Et parmi eux des fabricans.
femmes, à des filles d'ouvriers, ou bien s'en seraient
vantés avec impudeur. (r)
Cette position des ouvriers, le mépris avec lequel
ils s'imaginent être regardés par les marchands fa-
bricans, le souvenir de leur défaite dans les journées
d'avril i834 alors que la ville et ses faubourgs
n'étaient point coupés par des casernes fortifiées
aussi nombreuses qu'aujourd'hui, et le sentiment de
leur impuissance, les ont profondément humiliés.
Mais aussi leurs idées, leurs moeurs et toutes leurs
habitudes, paraissent en avoir reçu un notable
et très heureux changement. J'ai entendu, du moins,
une foule de Lyonnais l'affirmer. Afin de se relever
dans leur propre opinion et dans celle des autres
ils faisaient, lorsque je les observais, comme ces
sectes religieuses qui, ne pouvant être dominantes,
veulent, par la dignité de leur conduite, conquérir
l'estime qu'elles croient qu'on leur refuse. Deux fois,
dans des lieux publics, j'ai entendu, en i835, des
chefs d'atelier dire à des camarades qui s'écartaient
un peu de la décence, ce n'est pas comte cela que
vous forcerez ceux qui nous méprisent à nous estimer,

(i) Que cette accusation fût vraie ou fausse, des gens s'en
sont fait les échos pour exciter la haine des ouvriers coutre les
fabricans, et ils se sont bien bardés de dire que partout, en tout
temps et dans toutes les classes de la société, il y a des hommes
qui feraient malheureusement ainsi.
et les deux fois ces simples paroles ont produit im-
médiatement leur effet. Ainsi s'explique comment je
les ai vus si réservés dans les cafés de la Croix-
Rousse.
En juin i836, leur irritation contre les fabricans
ne se laissait plus apercevoir; mais deux ou trois
d'entre eux, des médecins et d'autres personnes qui
recevaient leurs confidences, m'ont affirmé qu'elle
n'était que diminuée. Quoi qu'il en soit, il est bien
certain que les uns et les autres étaient alors plus
contens de leurs relations mutuelles qu'ils ne l'avaient
encore été depuis i83i.
Il est peu de sujets, dans toutes mes recherches
sur lesquels il m'ait été aussi difficile d'avoir une
opinion, que sur les salaires payés par la fabrique
de Lyon et sur leurs rapports avec le prix des choses
nécessaires à la vie; on ne s'entendait même. pas sur
le point le plus facile à constater, le chiffre des sa-
laires.
Si l'on s'en rapporte aux ouvriers tisseurs- de la fa-
brique lyonnaise, ou à M. Jules Favre (i), leur organe,,
la journée du compagnon se payait en i833 moins
d'un franc à i fr. 5o c., au plus 2 fr. (2), et pour la

(1) Voyez De la coalition des chefs d! atelier de Lyon,, brochure


m-b" de 43 pages. Lyon, i833.
(2) Les assertions de M. Jules Favre sont celles-ci
fabrication la mieux rétribuée des étoffes façonnées,
2 fr. i5 c. (i). Il en résulte encore que le chef d'ate-
lier n'avait, pour les étoffes unies qu'il tissait lui-
même, d'autre bénéfice, à bien dire, que celui d'un
compagnon (2); mais pour les étoffes façonnées, il
gagnait 3 fr. 6 c. à 3 fr. 3o c. par journée du métier

« Qu'est-ce donc, pour les compagnons, qu'une journée de


i fr. à 1 fr. 5o c., même a fr. (Page 29)-
Et plus bas, même page: Une pièce de cinquante-huit aunes
« payée à 65 c., ayant occupé un métier pendant trois semaines,
lui avait valu (au chef d'atelier), déduction faite de la part du
« compagnon et des frais, 55 c. de bénéfice.
F.àites le calcoi pour la pièce de cinquante-huit aunes dont il
s'agit, et vous trouverez 37 fr. 70 c. de façon, ce qui fait 18 fr.
85 c. pour le compagnon, ou go c., à très peu près, par journée,
de travail de celui-ci.
On lit plus loin, p. 3o et 31, que le bénéfice net d'un chef
d'atelier, sur un métier de gros-de-Naples, pouvait se réduire
à 6 fr. 5o c. pour une année rle travail, pendant la qaelle le com-
pagnon touchait i4o fu., c'est-à-dire 80 c. par journée, en sup-
posant 3oo le nombre de ces journées, ou 66 c., terme moyen,
pour chacun des 365 jours.
Si.l'on m'objecte que l'époque à laquelle se rapportent ces cal-
culs n'est pas bien précisée dans la brochure de M. Favre,
je. rappellera»; cette phrase de la page ag « Depuis novembre
i83ij etc.
(i; Voyez la dernière ligne de la page 3a, et les deux pre-
mièrea de la page 3'3 de la brochure précitée.
(!i) Par conséquent, s'il ne tissait pas, s'il se contentait d'em-
ployer' des compagnons ou de faire tisser chez lui, sa ruine était
prompte [Voyez, dans la même brochure, la note a de la même
page).
qu'il faisait battre lui-même, et i fr. 10 à i sur c.
chacun de ses compagnons. (i)
D'une autre part, d'après les notes manuscrites
qui m'ont été communiquées par un administrateur
du département du Rhône, notes qui se rapportaient
à la fin de r833 et au commencement de r834, la
journée ordinaire d'un chef d'atelier, tissant sur son
propre métier, était, pour les étoffes unies, de 3 fr.
5o c., et pour les étoffes façonnées, de 5 fr., déduc-
tion faite des divers frais et du temps employé au
montage des métiers; et la journée du compagnon,
de i fr. 7c. à 3 fr., suivant l'étoffe. Par conséquent,
chaque compagnon valait en moyenne à l'ouvrier-
maître ou chef d'atelier, i fr. "]5 c. par journée de
travail pour les étoffes unies, et 2 fr. pour les étoffes
façonnées. (2)
Les premières évaluations ont été fournies par les
chefs d'atelier, et les secondes doivent l'avoirété par

(i) Voyez, daus la brochure de M. Jules Favre, les détails


consignés à la page 32, et calculez.
(2) Les notes qui donnent ces évaluations des gains, mention-
nent quelques articles de goût (expression de fabrique désignant
ici de riches étoffes) qui produisent au chef d'atelier qui les tisse
lui-même, un salaire de 8 fr. par journée de travail, défalcation
faite de tous les frais, et un de 5 fr. au compagnon qui partage
le produit brut de la façon supposée de 10 fr. Mais ces ouvriers
habiles, et en très petit nombre, ne peuvent servir à établir une
règle commune.
les fabricans. On petit donc supposer que les unes et
les autres s'éloignent de la vérité. C'est en effet ce qui
m'a été affirmé à Lyon par différentes personnes (i),
et ce que j'ai pu reconnaître dans les réponses tou-
jours plus ou moins évasives des maîtres-ouvriers
que j'interrogeais sur les prix de façon des étoffes
que je voyais sur leurs métiers. (2)
Dans ce mélange de renseignemens contradic-
toires, et n'osant compter sur l'exactitude d'aucun,
pas même sur l'exactitude de ceux que j'ai pu re-
cueillir moi-même, je me contenterai de rapporter
les faits suivans
L'ouvrier laborieux et bien portant travaille ordi-
nairement trois cents jours dans l'année, s'il fabrique
des étoffes unies, et 24o jours, si ce sont des étoffes
façonnées. Dans le premier cas il ne se repose guère
second,
que les dimanches et les jours de fête; dans le

(t) Entre autres, par un fabricant, membre du conseil des


prud'hommes.
(2) D'après mes renseignemens, on peut comparer les salaires
d'une journée de travail des veloutiers ou tisseurs de velours, à
ai visité un, qui,
ceux des ouvriers en étoffes façonnées; et j'en
travail, de 7 fr. 5o c.
avec sa femme, gagnait par chaque jour de
à 8 fr., déduction faite de tous frais ou avances. C'était, il est à
peine besoin de le dire, un chef d'atelier. Les veloutiers sont
d'économie et d'ai-
au reste, à Lyon, les ouvriers qui ont le plus
sance ils forment une classe peu
nombreuse,qui n'a pris aucune
part aux deux insurrections.
il perd encore le temps employé à monter le métier.
On peut porter à trois ou environ le nombremoyen
des métiers par chef d'atelier, et à quatre celui des
personnes par famille mais pour la ville de Lyon,
non compris les faubourgs ou communes sub-nr-
baines, il faut compter deux métiers et demi, ou à-
peu-près, par chef d'atelier (i). Le mari et la femme
occupent chacun un métier, et il en est de même de
celui ou de ceux des enfans qui sont assez âgés pour

(i) On en a la preuve par les chiffres suivans, extraits des


Almanachs hïstoriques et polïtiques de La ville de Lyon et du dé-
partement du Rhône, pour les deux premières années et, pour la
dernière-, du Nouvel indicateur des habitons de la ville de Lyon,
en I832

Quant au nombre de trois métiers par atelier, indiqué ici


comme moyenne générale pour le département, d'après mesyew-
seignemens partieuliers» je l'ai trouvé indiqué à mort retour à
Paris- sun une Nouvelle ourte géographiqueet statistique du dépar-
tement du Bhéne, qui porte la datede'i834, quoi qu'il soil évi-
dent, par tous le&«hiffresdfrpt>pulâtic-n<qnis'y lisent, qu'elle
doive se rapporterà une aanée>bien antérieure. Cette carte men-
tionne, pour tout le département, g,55o ateliers et 3o,ooo- mé-
tiers.
tisser les quand ils sont trop jeunes, on les
étoffes,
emploie comme lanceurs, ou bien, avec d'autres indi-
vidus aussi faibles qu'eux, à charger les canettes,
et l'on confie le métier restant à un compagnon ou
à une compagnone.
En général, les métiers d'un atelier ne sont occu-
pés toute l'année, qu'autant qu'ils confectionnent,
en partie du moins, des étoffes unies. Beaucoup
d'ouvriers, surtout ceux qui sont économes, préfè-
rent même s'en tenir à ces sortes d'étoffes dont la
fabrication, mieux assurée que celle des étoffes fa-
çonnées, demande d'ailleurs moins de soin, moins
d'attention, moins de fatigues. Avec les étoffes unies,
le métier est toujours prêt, et vingt-quatre heures
ou deux jours après qu'une pièce a été tissée, elle
peut être remplacée par une autre du même genre.
Avec les tissus façonnés, il faut beaucoup plus de
temps pour monter le métier, dont le moindre dé-
rangeaient suffit pour arrêter la marche pendant
deux, trois ou quatre jours (i). Ce montage exige
d'ailleurs de la part du chef d'atelier, pour divers

(i) Des ouvriers, appelés Zisems (ce sont presque toujours des
femmes), disposent les fils de la chaîne de telle manière, que
leur enlacement avec ceux de la trame représente sur l'étoffe les.
dessins que l'on veut imiter. Cette opération, que l'on nomme
lisage, exige dix, quinze, vingt jours, et souvent un mois; elle
est toujours aux frais du fabricant, quand le dessin est un peu
compliqué.
frais et le temps qu'on y emploie, une avance de 5o
à i5ofr., même aoo fr., suivant lav complication du
dessin qui doit être exécuté. « Malheur, en outre, à
« ce chef d'atelier, s'il ne fait pas bien ses conven-
« tions; car une forte somme peut peser sur une
« seule pièce de cinquante aunes, et en diminuer

« d'autant le prix de façon. Lorsque cette pièce est


« suivie d'une autre en tout semblable, l'ouvrier
« n'est pas admis à réclamer, et c'est seulement
« lorsqu'elle est tirée à cent cinquante aunes, que
commence pour lui le bénéfice, si toutefois le fa-
« bricant ne diminue pas son salaire (r). » Quand la
mode n'adopte pas un dessin, il faut cesser aussitôt
de le fabriquer, et dans ce cas, l'ouvrier qui perdu
a
un temps, toujours long, à monter son métier, temps
qui est ordinairement à sa charge, aurait eu plus de
gain à faire une étoffe unie. Il est remarquable que
beaucoup de chefs d'atelier (ce sont les plus tran-
quilles, les plus rangés), qui ont toute l'habileté
nécessaire pour exécuter les tissus façonnés, préfè-
rent, pour cette raison même, fabriquer des tissus
unis (2). Cependant, il ne faut pas croire
que ces
(r) Extrait d'une note qui m'a été communiquée
par M. de
Gasparin.
(2) Ces mêmes chefs d'atelier ont
rarement plus de trois mé-
tiers pour eux ou leurs familles,
et ne prennent point de compa-
gnons.Ils ont, moins que les autres, pris
part aux insurrections
lyonnaises de 1831 et 1834.
derniers ne chôment jamais. Un d'eux, très rangé
et très laborieux, me disait que tous les chômages
subis forcément par lui, depuis vingt -sept ans,
pourraient faire deux années s'ils étaient réunis.
Ces chômages n'ont point lieu à des époques pé-
riodiques ils sont toujours, sauf quelques excep-
tions, l'effet d'une cause qui menace les intérêts de
la partie riche de la société.
Il ne faut pas oublier d'ailleurs que, dans la fa-
brique de Lyon, comme dans toutes les autres, les
prix de façon varient avec les circonstances qui aug-
mentent ou diminuentla commande, et que celle-ci
est elle-même beaucoup plus variable que dans d'au-
tres industries, à cause de la grande valeur de la
soie. Les produits de luxe sont toujours les premiers
que l'on cesse d'acheter dans les circonstances diffi-
ciles. Enfin la facilité qu'a le marchand-fabricant
d'interrompre ses travaux, sans grand inconvénient
pour lui, est funeste à l'ouvrier, qu'elle fait chômer
plus souvent que ne chôme celui des autres manu-
factures dont les propriétaires ne peuvent fermer
leurs ateliers sans se ruiner. Aussi, dans la fa-
brique de Lyon, les crises sont-elles plus fréquentes
et souvent plus longues que dans les autres fabri-
ques, et celle de i836 et 1837 y a-t-elle eu des ré-
sultats encore plus déplorables qu'ailleurs. Les com-
mandes ayant cessé, toutes les maisons ont dîr sus-
pendre leurs affaires, car elles «e pouvaient que
perdre en faisant fabriquer d'avance, et des milliers
de familles ont été «ans ouvrage, c'est-à-dire presque
sans autre ressource que: -les secours insuffisansde la
Parité.
A défaut de données complètes et certaines sur les
salaires des ouvriers en soieries, nous saurons bien-
tôt comment ces salaires, leur -unique revenu, leur
permettent de se nourrir. J'ai déjà dit comment ils
sont vêtus et logés.
D'aprèsles renseignemens que j'ai pu me procurer
Un ouvrier-maître ou chef d'atelier confection-
nant des étoffes façonnées, dépense environ 45 sous
par jour, ou 82i £r. par an pour sa seule personne. (i)

(r) En voici le détail pour i835 et i836


• Un ouvrier compagnon, depuis 3o sous jusqu'à
fr. par jour, ou par année, de 547 fr. 50 c. à 7^° fr.
Une famille de claef dlatelier, composée du mari,
de la femme, de deux enfens en bas âge, établie à la
Croix-Rousse, où le vin et la viande sont un peu
moins chers que dans la ville propr.ement dite
i,5oo fr. par au. (t)

(i) En voici le détail

Il a été publié dans un journal de Lyon, la Glaneuse, en no-


vembre i833, une note d'un maître cordonnier, dans laquelle on
exposait la situation d'un ouvrier de cette profession, que l'on
supposait gagner 12 fr. par semaine, ou 625 fr. 73 c. par an.
Voici commeon y donnait les chiffres de sa dépense pour lui seul

A ces dépenses, portées ici au minimrcm, il faut ajouter l'en-


tretien du linge, des habits, etc.
Enfin, beaucoup d'habitans de Lyon, et parmi
eux des mères de famille, m'ont affirmé qu'un homme
seul peut vivre très aisément dans cette ville s'il a
de l'ordre et ne fait aucune dépense inutile, avec un
revenu de 4o sous par jour.
De tous mes renseignemens, il résulte que dans
les temps ordinaires les ouvriers-ma1tres ou chefs
d'atelier de la fabrique de Lyon et les compagnons,
qui gagnent le plus, peuvent seuls faire des épar-
gnes, et que les compagnons qui fabriquent les
étoffes unies légères, vivent à grand'peine. Mais la
confection de ces dernières étoffes n'exigeant pas
l'emploi d'une certaine force physique, elles sont
presque toujours fabriquées par des femmes, dont
les besoins, et par conséquent les dépenses, sont
moindres que ceux des hommes. D'un autre côté,
la plus grande partie de ces ouvrières étant filles ou
épouses des chefs d'atelier, elles ajoutent leurs gains
à ceux plus ou moins forts de leurs parens ou de
leurs maris. (i)
Les chiffres de dépenses que je viens de donner,
rapprochés des chiffres de recettes avancés par
M. Jules Favre, sont la preuve, ou de l'extrême dé-
tresse des ouvriers tisseurs de la fabrique de Lyon,

(i) Ce sout surtout elles qui conservent à Lyon la fabrication


des étoffes unies.
ou de l'exagérafton de leurs plaintes. Ce qui a été
dit jusqu'ici ne porte pourtant pas à croire que
ces ouvriers fussent, quand je les observais, dans
une bien grande indigence. C'est maintenant le lieu,
pour décider la question, de parler de leur nour-
riture.
En allant chez eux aux heures des repas, j'ai pu
voir (surtout au mois de mars i835, époque où des
journaux de Lyon les représentaient comme des
malheureux mourant de faim), j'ai pu voir, dis-je, de
quoi ces repas se composaient. C'était
Au déjeuner: de pain assez blanc et généralement
de très bonne qualité, seul pour le compagnon et
souvent assaisonné d'un morceau de fromage pour le
chef d'atelier et sa femme. Celle-ci déjeunait quel-
quefois avec du café au lait.
Au dîner:de la soupe, tantôt grasse, tantôt maigre;

presque tous les jours de la viande de boucherie, avec


des légumes et des pommes de terre, ou bien une sa-
lade le tout paraissant bien préparé, d'un aspect, d'une
odeur à réveiller l'appétit, et servi dans une vaisselle
de faïence ou de terre peu recherchée, mais propre,
et sur une table ordinairement nue, mais qui quelque-
fois était aussi couverte d'une nappe. Enfin, il y avait
du vin pour toute la famille, moins les compagnons;
le maître en boit régulièrement chaque jour depuis
un demi-litre jusqu'à un litre entier; mais quand il
est cher ou quand la fabrique est en souffrance, on
en consomme moins. J'ai vu chez plusieurs chefs
d'atelier des dîners comme celui dont je viens de
donner le détail. Chez Fun d'eux qui m'était signalé
comme très pauvre, le dîner consistait- seulement
en un reste de légumes et un peu de
fromage, man.
gés, il est vrai, avec un pain excellent.
Je n'ai jamais assisté à un souper mais je sais que
de la viande rôtie, ordinairement reste du dîner, et
une salade le composent très souvent.
Ainsi, les ouvriers tisseurs de la fabrique de Lyon
sont ordinairement bien mieux nourris que la plu-
part des autres ouvriers en France. Combien peu
en effet, ont régulièrement du pain blanc, dti vin et
de la viande avec des légumes
Il n'est pas possible de croire à la misère d'ou-
vriers qui se nourrissent habituellement aussi bien.
Et d'ailleurs, la vue de leurs ménages, leur ameu-
blement et leurs habits de travail, étaient loin
sans être brillans, de rendre vraisemblable la mi-
sère dont ils se plaignaient. Mais dans le fort ou
à la fin de la crise de 1837, il n'en devait plus être
de même.
Je n'insiste pas ici sur l'opinion générale qui règne
à Lyon, que les compagnons économes, rangés, in-
telljgens,deviennent facilementchefs d'atelier, que le
sort de ces derniers est presque toujours assez bon;
je dirai seulement que les uns ot les antres n'ont
d'auh'e ressource pour vivre que leurs salaires, aux-
quels les chefs d'atelier ajoutent leurs profits sur les
compagnons.
Il y a eu, pour eus, immédiatement après les fu..
nestes journées de novembre i83i et d'avril i834,
une crise passagère, pendant toute la durée de la-
quelle leur existence a été pénible. Et pourtant,
malgré ces événemens, malgré leurs plaintes, malgré
leurs goûts de dépense, de plaisirs coûteux (i), mal-
gré leurs habitudes nouvelles de luxe, les ouvriers
tisseurs de la fabrique de Lyon étaient, alors que je
les observais en mars et avril i835 et en mai et juin
i836? dans une position matérielle bien meilleure
que les ouvriers de beaucoup de professions, surtout
que les tisserands et les autres ouvriers employés
dans nos filatures de coton de Lille et du départe*
ment du Haut-R.hin.
On se rappelle le caractère et l'intelligence si re-i
marquables développés par eux dans les événemens
de i83r et i334> el dans le grand procès politique
jugé en i835 par la Chambre des Pairs, Je conviens
que la position théâtrale qui leur fut faite alors, a

(i) Ainsi, je les ai vus dans les cafés et cabarets de la Croix-


Rousse, ne boire, bien dire, que de la hière qui, à quantité
égale, se payait environ le double du vin.
dû leur donner beaucoup de relief; mais on convien-
dra qu'une détresse habituelle comme celle à la-
quelle on les disait en proie, ne forme pas des
hommes de leur trempe. Aussi, dans la crise de i836
et 1837, et surtout quand le travail manquait à tout
le monde dans la ville de Lyon, tout le monde a-t-il
souffert ensemble et- avec autant de résignation et
de patience, qu'on en mettait peu quelques mois au-
paravant.
Parmi les dépenses trop fortes que font nos ou-
vriers, il en est une qu'on ne saurait leur reprocher
c'est celle de leur logement. J'ai lu, dans une lettre
écrite le 25 octobre 1 833 à M. de Gasparin, par
M. Prunelle, alors maire de Lyon, que le prix de lo-
cation d'une chambre propre à loger, avec le chef
d'atelier, deux métiers., nombre au-dessous de la
moyenne, était-communément de 180 à 200 fr. dans
les quartiers réputés les meilleurs de la ville, de 60
à 180 fr. dans le quartier Saint-Georges, et de 170 à
180 dans les faubourgs de la Croix-Rousse et de la
Guillotière. Mes renseignemens particuliers confir-
meraient très bien ces données; car, s'ils sont exacts,
et je les crois tels, les ouvriers de la fabrique de
Lyon payaient l'nn dans l'autre, en T835, pour eux,
leurs familles et trois métiers, environ a 10 fr. de
loyer à la Guillotière, 200 fr. à la Croix-Rousse, un
peu moins dans le quartier Saint-Georges,et un peu
plus que partout ailleurs, au contraire, dans le reste
de la ville (i). Ces prix étaient trop élevés, et le ma-
gistrat que je nommais à l'instant en était convaincu,
car il émettait le vœu que l'administration qui n'a
point à intervenir dans les intérêts particuliers, favo-
risât autant qu'elle le pouvait, les constructions nou-
velles, dans la vue de faire diminuer le prix des
loyers. Aureste, ils ont diminué sensiblementen i836.
Ces prix et l'élévation des octrois sur le vin et la
viande, ont, depuis 1822 ou 1823, déterminé beau-
coup d'ouvriers à quitter la ville de Lyon pour aller
s'établir dans les villages voisins, et surtout à se con-
centrer dans les faubourgs ou communes sub-ur-
baines, principalement à la Croix-Rousse et au quar-
tier des Brotteaux (quartier neuf dépendant de la
Guillotière), où ils se portent avec prédilection (2).

(i) C'est en général par fenêtre qu'à Lyon s'évaluent les


loyers, et dans les logemens qui en ont au moins trois, on paie
depuis 5o jusqu'à 60 fr. pour chacune d'eltes.
(2) Droits sur le vin et la viande, dans la ville de Lyon et ses
faubourgs bu communes sul-urbaines,en i835
par HlcTor.nRK pin TÎ.TK p« nrefr
de Tin. ou de v.iclie.

fr. c. fr. c.
Lyon 5 5o ui 5o
La

Vaise
Guillottière
La Croix-Rousse
2
i 55
1
»

5o
10
10
10
»
»
Et C'est ainsi que ces deux endroits se sont singuliè-
rement accrus dans ces dernières années, quoique
les canuts préfèrent lé séjour dé la ville proprement
dite.
En outre, les deux insurrections lyonnaises et la
criae momentanée qui en x été le résultat immédiat
pour la fabrique,, ont fait naître des craintes dans
l'esprit des ouvriers, et décidé toi certain nombre
d'entré eux à se répandre plus loin et en plus grande
quantité que jamais dans les campagnes, et jusque
dans les dèparteinens qui entourent celui du Rhône.
Quelques-uns, qui s'étaient compromis dans les ih-
Stifrectioné ont même foi jusque en Suisse; 5 et,
comme je le dirai dans un autre chapitre, ce pays
leur ddvrâ de voir se développer plus tôt, au détri-
ment de la manufacturé de Lyon, l'industrie des
étoffes façonnées. Dès l'année 1825, d'ailleurs, ceux
qui fabriquaient les étoffes unies légères durent émi-
grer dans les villages pour vivre à plus bas prix, et
soutenir la concurrence de lâ Suisse et de l'Allemagne,
devenue de plus en plus redoutable. Il y avait la
fin de iSS'] assure-t-on, hors de la ville et de ses
faubourgs, au moins i 8,000 métiers qui ne servaient
qu'au tissage de ces dernières étoffes, dont la con-
fection ne demande presque aucune surveillance de
la part des fabricans ou de leurs commis. Cette
tendance actuelle de la fabrique lyonnaise à se dis-
perser, est un fait très remarquable; mais il me
semble qu'on l'exagère. Il ne faut pas croire, en ef-
fet, que tous les ouvriers travaillant dans les cam-
pagnes aux environs de Lyon, en soient d'anciens
habitans ce sont bien plus souvent des campa-
gnards qui se sont fait tisseurs, ou d'anciens tis-
serands en colon de la fabrique de Tarare, qui
préfèrent tisser la soie, que des canuts qui se sont
fixés dans les villages. C'est de cette manière, que
Lyon devient aujourd'hui le centre d'une vaste fa-
brication qui, naguère, était presque resserrée dans
ses murs. ( 1 )
Jusqu'ici l'industrie des riches étoffes façonnées
appartenait exclusivement à cette ville; mais elle est
fortement menacée d'en perdre bientôt le mono-
pole. La Suisse commence à en fabriquer de pareilles;
et l'Amérique du nord n'achète déjà plus à Lyon que
des échantillons que l'on transporte à la Chine, où

(i) De l'émigration d'une partie des. canuts dans les campa-


gnes, et de l'adoption du tissage de la soie par les habitans de
celles-ci, il va résulter que les commis des fabricans seront obli-
gés, comme ceux des fabricans de Saint-Étienne et de Saint-Cha-
mond, de parcourir à cheval les villages, pour faire leurs com-
mandes, remettre les soies et rapporter les pièces fabriquées. Il
en résultera encore que de nouvelles maisons de commerce s'y
établiront, ou que des fabricans de Lyon y transporteront les
leurs.
on les imite parfaitement et à bien meilleur marché
qu'on ne pourrait le faire en France. En outre, on a
résolu le problème de faire marcher par une chute
d'eau ou par la force d'une pompe à feu les métiers
à la Jacquart (1), et l'on ne saurait prévoir quels
seront pour la fabrique lyonnaise et pour ses
nombreux ouvriers les résultats de cette invention.
Je ne parle pas ici de l'application du même moyen
au tissage des soieries unies déjà il commence à
s'introduire en France. (2)
En général, les ouvriers de la fabrique ne se
marient que pour s'établir comme chefs d'atelier.
Je n'ai point fait sur les registres de 1'état civil
la recherche de l'époque de leur mariage; mais
d'après M. Foullut, secrétaire en chef de la mai-
rie de la Croix-Rousse et certainement l'un de
ceux qui les ont le mieux observés, ce serait,
communément, de vingt-quatre à vingt sept ans
pour les hommes, et de vingt à vingt-trois ans pour
les femmes;
Ils ont très peu d'enfans; car les registres de l'état
civil de la Croix-Rousse, commune dont ils compo-

(1) Plusieurs fabricans de Manchester produisent de cette ma-


nière, assure-t-on, des étoffes d'un tissu plus régulier, plus égal
que par le procédé communémenten usage.
(2) Je l'ai vu à Mulhouse, en i836.
cent presque seuls la population, n'en donnent que
3,a3 par mariage, terme moyen, depuis 1 8o5 jusques
et compris 1834. (1)
Trois enfans -f^, terme moyen, en y comprenant
même les naissances illégitimes inscrites à la Croix-
Rousse, certes, c'est montrer plus de prudence qu'on
n'en accorde aux canuts. Comment ne pas voir dans
ce petit nombre de procréations, et dans sa ten-
dance à diminuer encore, comme il est évident par le
tableau ci.dessous, la preuve du soin qu'ils mettent,
bien différens en cela de la plupart des ouvriers, à
ne pas accroître leur postérité plus rapidement que
leur fortune ?
On demeure encore bien plus convaincu qu'ils ob-
servent le moral resiraint ( tant recommandé par
Malthus et regardé par lui, M. D'Ivernois et leurs
partisans comme le criterium d'une civilisation
avancée), quand on voit le nombre moyen des nais-

(i) Commune de la Croix-Rousse.


sances par mariage être beaucoup plus fort à la Guil-
lotière, où, proportion gardée, l'on compte bien moins
d'ouvriers en soieries qu'à la Croix-Rousse. (i)
Presque tous les nouveau-nés des ouvriers tis-
seurs qui habitent la ville et ses faubourgs, sont mis
en nourrice dans les départemens voisins de l'Ain ou
de l'Isère ou bien dans la Savoie, parce que les mères
ont beaucoup plus de profit à faire des soieries qu'à
élever elles-mêmes leurs enfans. On les retire des

(1) Commutte de la Guillottiére.

A Lyon où, pour la période de i8a5 à 1835 inclusivement,


l'on a compté une naissance illégitime sur trois naissances to-
tales, ou plus exactement 48 sur ioo, la fécondité moyenne des
mariages n'a été, pendant les onze mêmes années, que de 2,74

Mariages
enfans. Ces rapports résultent des nombres suivans

Naissances légitimes
16,107
J54jr57
illégitimes 21,342
(r. dans la Statistiqac de la Francepubliéepar M. le ministre
des travaux publics, le volume de 1837, iutitulé Territoire po-
pulation, p. 457).
mains des nourrices Plus on moins long-temps après
qu'ils ont été sevrés, et communément lorsqu'ils
marchentbien seuls.
Si ces faits ne prouvent-point l'aisance des parens,
ils prouvent au moins leur non-misère habituelle.
L'instruction que les enfans de nos ouvriers re-
çoivent dans leurs familles passe pour être très né-
gligée. Mais où ne fait-on pas avec plus ou moins de
raison ce reproche au peuple Je ne. le crois pas mé-
rité ici quelques enfans examinés par moi savaient
tous lire; et j'ai entendu plusieurs chefs d'ateliers
exprimer le désir que leurs fils pussent un jour
suivre les leçons de la nouvelle école d'arts et mé-
tiers établie à Lyon sous le nom de la Martinière,
où l'on ne peut être admis si l'on ne sait au moins
lire et écrire.
Dès l'âge de huit à-neuf ans, les enfans dévident la
soie et préparent les canettes mais ce n'est que vers
l'âge de seize ans qu'ils cessent, garçons et filles,
d'être à charge à leurs familles.
Je me suis déjà expliqué sur la santé des ouvriers
signaler sous
en soieries de Lyon, et je n'ai point à
les
ce rapport, de différences notables entre eux et
autres ouvriers des professions sédentaires. Leurs
maladies, d'ailleurs, ne sont pas plus fréquentes que
celles de ces derniers, ni d'imo autre nature. Lors-
qu'elles ne se prolongent point, les chefs d'atelier
et les personnes de leurs familles n'entrent pas,
sauf quelques rares exceptions, dans les hôpitaux
pour s'y faire traiter. Quant aux compagnons et ap-
prentis, qui n'ont ni famille ni domicile, ils sont
dans la nécessité d'en réclamer l'entrée dès que leur
maladie est un peu grave ou dure depuis quelques
jours.
L'utilité des caisses d'épargnes n'est pas encore, à
beaucoup près, assez appréciée par eux. Cependant
le nombre de leurs dépôts a augmenté chaque an-
née, du moins jusqu'à i838; et, nulle part, en
France peut-être, les ouvriers n'en font autant, re-
lativement aux autres classes. (i)
Quant aux sociétés de secours mutuels, dites aussi
de prévoyance, ces utiles associations d'ouvriers qui

(i) En voici la preuve dans le seul nombre des livrets ouverts


au 3i décembre, à Lyon:
lista. OITMIII. WUUSIIQUII. MMt, DM LITHI».

1835 2,101 66a 3,523


i836 2,961 1,060 5,3l?
z837 3,394 1,398 6,669
Pour la France prise en masse, sans Paris.
i835 i3)709 13,028 5i,56i
i836 26,946 24,527 97,872
1837 3i,o84 29,116 i2r,586
Le même fait ressortirait encore de l'examen des sommes dues
aux déposans pour solde générale, aux trois mêmes époques.
mettent en commun, chaque mois ou chaque se-
maine, une petite partie des gains de leurs membres,
pour ceux qui tombent malades ou deviennent in-
firmes quatre-vingt-une reconnues par l'autorité lo-
cale et réunissant ensemble 37oo membres, exis-
taient en 1835. Elles ont toutes leurs bureaux à
Lyon, mais leurs membres résident aussi dans les
communes ou faubourgs de Vaise, de la Croix-Rousse
et de la Guillotière. Sur ces quatre-vingt-une socié-
tés, dix, d'après leurs titres, étaient composées prin-
cipalement, sinon exclusivement, de chefs d'atelier,
et une de maitres liseurs de dessins. (i)
J'aurais voulu pouvoir éclairer la question du sort
véritable des ouvriers en soieries de Lyon, par l'exa-
men de leur mortalité. Il semble d'abord que la po-

(i) Ces faits résultent d'un tableau qui m'a été communiqué
à la mairie de Lyon. Des chefs d'atelier de la Croix-Rousse ont
i834.
en outre formé une association de secours-mutuels en
Il ne pas faut confondre avec l'institutionéminemment morale
dont il s'agit, les deux associations qui s'organisèrent à Lyon,
après les journées de novembre i83i, sous les noms l'une, de
Société des mutuellistes, composée de chefs d'atelier; et l'autre,
de Société des ferrandiniers, composée de compagnons. Qu'une
caisse commune, destinée à secourir les ouvriers sans travail, ait
été ou non la pensée de ceux qui, les premiers, fondèrent ces
sociétés, elles ne furent pas moins, dès le principe, une coalition
qui menaçait l'autorité légale, et produisitplus tard l'insurrection
d'avril i83/4. Elles voulaient faire hausser le prix du travail, et,
ruineux.
sous ce rapport même, elles n'ont eu qu'un résultat
pulation de la Croix-Rousse, composée en très grande
majorité de ces ouvriers et de leurs familles, con-
vienne très bien pour cet examen. Mais il ne faut que
réfléchir un peu pour être convaincu des erreurs
auxquellesil conduirait. En effet la Croix-Rousse est
un lieu d'émigration pour un nombre considérable
de nouveau-nés (les trois quarts ou environ), que
l'on envoie plus ou moins loin en nourrice, et d'im*
migration pour les individus âgés depuis quinze à
seize ans jusqu'à trente ou quarante, qui s'y rendent
comme compagnons ou apprentis.
Le départ des nouveau nés dont beaucoup
meurent dans les villages où on les a transportés,
ferait nécessairement paraître la vie plus longue, ou
la mortalité moins forte, moins rapide qu'elle ne
l'est réellement; et, d'un autre côté, l'arrivée de
nombreux étrangers, tous dans la force de l'âge,
aurait encore le même effet,
Enfin, à ce double mouvement habituel, simul.
tané, de départ des uns et d'arrivée des autres
( mouvement qui s'observe aussi, mais avec une.
moindre intensité, dans la ville de Lyon et ses au-
tres faubourgs ), il faut ajouter encore les fluctua-
tions de la fabrique, qui font souvent affluer et
partir beaucoup d'ouvriers compagnonsà des inter-
valles fQrts courts.
Pour ces raisons, les résultats des décès par âges,
tels qu'on peut les déduire des registres de fétat civil
de la Croix-Rousse ne sauraient justifier aucune
conséquence fondée sur la mortalité des habitans.
Ces résultats présenteraient certainement une mor-
talité trop faible pour les quinze premières années
de la vie. (i)

(i) Si cependant on voulait connaître les résultats de la mor-


talité à la Croix-Rousse; on trouverait, pour la période de i 83o
à i83a, seules années pour lesquelles j'aie examiné les faits dans
le plus grand détail, ;que l'âge de 25 ans divise les décédés en
deux moitiés égales, l'une plus jeune et l'autre plus âgée; tandis
que l'âge qui divise pareillementtous les décédés en deux moitiés
égales est, ainsi que l'on verra dans le second volume de cet ou-
vrage (chapitre intitulé Ile la santé des ouvriers, § V), i3 ans 5
mois dans le département entier du Haut-Rhin, 7 ans 6 mois à
Mulhouse; 12 ans seulement dans le Lancastre; 6 ans et demi
dans la ville de Nottingham et 6 ans dans celle de Leeds.
Nous manquons des moyens d'évaluer la mortalité des enfans
de la Croix-Rousse, mis en nourrice dans les campagnes. Mais,
quelque supposition que l'on veuille faire à cet égard, il est im-
possible d'admettre une mortalitéqui approche de celle des villes
et même des pays qui viennent d'être nommés.
CHAPITRE III.

Des ouvriers en soieries des fabriques de Saint-Etienne et du midi de


la France.

S 1.

De même que Lyon confectionne toutes sortes de


soieries, et particulièrement les plus riches, celles
qui sont façonnées, brochées d'or et d'argent, de
même les fabriques du midi de la.France, d'Avignon,
et de Nîmes, qui se trouvent admirablement placées
au milieu d'un pays producteur de la soie, approvi-
sionnent surtout le commerce, l'une de soieries lé-
gères unies, l'autre d'étoffes mélangées de soie et de
coton ou de laine. Quant à la fabrique de Saint-
Étienne, dont Saint-Chamond fait partie, elle con-
fectionne des rubans et des passemens.
Ces fabriques comptent, comme celle de Lyon, un
grand nombre d'ouvriers. dans les campagnes et dans
plusieurs villes ou bourgs environnans.Leur organisa-
tion est semblable; seulement, elles ont peu de com-
pagnons, et ceux-ci sont presque toujours des gens
de l'endroit où ils travaillent, ou bien des villages
voisins aussi, beaucoup vont-ils chaque jour cou-
cher dans leurs familles et même y prendre leurs re-
pas. Leurs salaires sont en général plus petits qu'à
Lyon, quoiqu'ils reçoivent communément plus de la
moitié du prix de la main-d'œuvre payé par les fabri-
cans. Il y a d'ailleurs parmi eux, un grand nombre
de femmes, de filles d'agriculteurs ou d'autres arti-
sans, qui ne seraient point dénués de moyens d'exis-
tence si la fabrication s'arrêtait. Enfin excepté à
Saint-Étienne et à Saint-Chamond, ils m'ont paru
dans une position moins bonne que celle des canuts
de Lyon, et cependant ils se plaignaient bien moins.
Mais il se pourrait que la différence très marquée
entre les plaintes des uns et des autres, au moment
où je faisais mes observations n'existât plus aujour-
d'huij que l'irritation des ouvriers de Lyon est
calmée.
§n.
( Époque des observations avril i835. )

Le voyageur qui visite Saint-Étienneest fort étonné


de trouver des ateliers de rubans et de passemens de
soie dans cette ville, où tant de forges alimentéespar
la houille, versent continuellement dans l'atmosphère
une fumée noire et salissante. Il semble d'abord que
la confection si propre, si délicate de ces rubans, et
les ateliers sans nombre de dévidage et d'ourdissage
de la soie, ne puissent être trop éloignés de lieux si
enfumés où l'on fond des métaux, où l'on fabrique
des bêches, des pioches, des enclumes, des sabres,
des baïonnettes, etc.; et l'on a peine à concevoir com-
ment des industries qui s'exercent sur des matières
et dans des conditions si différentes ne s'excluent
pas l'une l'autre. Aussi, depuis quelques années, les
ouvriers en rubans quittent-ils l'intérieur de la ville
pour aller demeurer à une petite distance, dans des
maisons nouvellement construites pour eux, très
souvent par eux-mêmes, et où les ateliers d'armes
de taillanderie, de quincaillerie, ne les suivent point.
Ils y sont encore déterminés par le désir de se sous-
traire aux octrois levés sur les alimens et les boissons
à l'entrée de la ville.
On assure que la fabrique de rubans de Saint-
Étienne et Saint-Chamond occupait, en i835, jus-
qu'à 2 7,000 ouvriers, dont les trois quarts au moins
étaient des femmes ou des enfans du. même sexe.
Tous les tisseurs fabriquaient leurs produits sur
trois sortes de métiers à la main
i° Sur des métiers dits à basse lisse ou à une seule
pièce unie;
2° Sur des métiers
dits ci haute hsse ou à une seule
pièce façonnée;
3° Et sur des métiers à plusieurs pièces, dits à la
barre, parce que le tissage s'effectue au moyen d'une
longue barre de bois que l'ouvrier tient dans sa
main.
Les premiers métiers, au nombre d'environ 18,000
en i835, sont surtout répandus dans les campagnes,
que des commis parcourent à cheval pour en rappor-
ter les pièces fabriquées, et remettre aux ouvrières la
chaîne et la trame de celles qu'on leur donné à faire.
Ces ouvrières appartiennent à des familles agricoles,
et s'occupent elles-mêmes, une partie de l'année, des
travaux de l'agriculture.
Les seconds métiers, remplacés tous les ans par
des mécaniques à la Jacqaart, sont aujourd'hui très
peu nombreux.
Quant aux troisièmes, dont chacun fabrique à-la-
fois depuis six jusqu'à vingt-quatre ou même trente
pièces et n'emploie qu'un seul ouvrier, il y en a peut-
être 6000, dont près de la moitié (à la Jacquart)
servent à faire des rubans façonnés. Tous ensemble,
les métiers à la barre représentent plus de 60,000
métiers à une seule pièce.
En 1 83 5, les ouvriers qui conduisaient tous ces
métiers, étaient dans une assez bonne position maté-
rielle ils m'ont paru, en général, être plus économes
et avoir des moeurs plus pures que ceux de Lyon.
§ TIL

( Époque des observations juillet i836. )

Il y a, dans la ville d'Avignon et dans les villages


voisins, plus de 6000 métiers sur lesquels on tisse
des florences, des taffetas, quelques gros de Naples
et quelques velours.
Les femmes et les filles que ce tissage occupe
presque seules, gagnaient par jour, en 1835 et au
mois de juin 1836 (je ne dis pas quelques mois plus
tard, à l'époque de la crise commerciale), de 18 à 3o
sous par jour, lorsque leurs maris, leurs pères ou
leurs frères recevaient, dans d'autres industries, de-
puis 35 jusqu'à 5o sous. Ces salaires, joints au travail
en famille,.à des habitudes d'économie et au bon mar-
ché des denrées,font qu'il y a généralement une sorte
d'aisance parmi les ouvriers dont il s'agit, du moins
dans les temps ordinaires.
Leurs mœurs passent dans le pays pour être bon-
nes. Cependant, sur3i,258 naissances enregistrées
dans la ville pendant une période de trente années
consécutives (i8o5 à r 834 inclusivement), 6213
étaient illégitimes (i).C'estun enfant naturel sur cinq,

(i) Recherches de M. Xavier Moutte, membre du Conseil d'ad-


ministration des lnpitam et hospices d'Avignon (Voyez, dans
lorsque dans le département entier de Vaucluse il
naît un bâtard contre 16 à 17 enfans légitimes. (i)
J'ai vu dans Avignon des. femmes dont la mise, les
manières et le logement annonçaient beaucoup d'ai-
sance, et qui avaient chez elles des métiers à tisser, à
ourdir et à dévider la soie, qu'elles faisaient marcher
elles-mêmes en passant de l'un à l'autre, suivant la
commande. Évidemment ces femmes, et je sais qu'il
y en a beaucoup comme elles, ne se livraient à de
pareilles occupations que pour ajouter à leur ai-
sance. Mais, quoique leur position soit le partage du
petit nombre, les plus pauvres, parmi les autres ou-
vriers en soieries, ne m'ont pas paru bien misérables.

l'Annuaire du départementde Yaucluse, pour l'année 1835, l'on-


glet qui suit la page 176).
Il résulte aussi des documens officiels publiés en 1837, dans la
Statistique de la France, que sur sa,536 naissancestotales enre-
gistrées dans la même ville, pendant les onze années consécu-
tives de 1825 à i835, 2624 ou i contre 3,78 étaient illé-
gitimes.
(i) Contre i5,3o, pour les neuf années de 1824 à i833 d'a-
près les Documens statistiques sur la France, publiés en i835 par
le Ministre du commerce (Forez le tableau nu 5); et contre 17,49
pour les trente-quatre années consécutives de 1802 à i835, d'a-
près la Statistique de la France (Voyez le volume de 1837, inti-
tulé Territoire et Population).
L'énorme proportion des naissances de bâtards, observée dans
la ville, est surtout attribuée aux militaires de la garnison et à la
succursale de l'Hôtel-Royal-des-Invalides.
C'est ici le lieu de dire que la navette volante
était encore peu en usage dans la ville d'Avignon,
lorsque je m'y trouvais.

( Epoque des observations1 juin i836. )

La fabrique Nîmes, que j'ai mieux étudiée et dont


il s'agit maintenant, s'étend aussi autour de la ville.
Ses principaux ouvriers se divisent en tisserands ou
tisseurs, en bonnetiers et en imprimeurs. Ceux-ci,
qui comptent peu de femmes et augmentent rapide-
ment depuis quelques années, n'étaient qu'au nom-
bre de six à sept cents en juin 1836, non compris
les enfans qui les aident mais l'impression des
étoffes de soie ayant acquis depuis lors une grande
activité, ils sont plus nombreux aujourd'hui.
Les tisserands se divisent en trois classes. La pre-
mièrecomprend ceux qui fabriquent les grandschâles;
la seconde ceux qui fabriquentles autres étoffes pour
lesquelles on se sert aussi de la mécanique à la Jac-
quart et la troisième enfin désignée sous le nom de
petits métiers, se compose d'ouvriers qui n'emploient
pas cette mécanique. Les étoffes unies très légères
les foulards et les autres tissus qu'on destine a l'im-
pression sont exclusivement confectionnés par ces
derniers.
L'âge de tous ces travailleurs est ordinairement
compris entre quatorze et cinquante-cinq ans. Chacun
d'eux se fait aider par une vieille femme, un homme
infirme ou un enfant, qui dévide la soie et charge les
canettes. En outre, à ceux de la première classe est
attaché un enfant de sept à treize ans pour lancer la
navette.
Excepté les imprimeurs, ils travaillent tous chez
eux ou en famille. (i)
Leur journée de travail effectif, coupée par deux
repas de près d'une heure chaque, est plus courte
qu'à Lyon, mais elle est au moins de onze heures. (2)
Le logement d'un ménage sans enfans, ou qui n'en
a que de très jeunes, consiste en une chambre bien
éclairée, à parois souvent très hautes (3), et dans la-

(i) Il y a dix ou quatorze ans que, sous le prétexte de cacher


leurs étoffes nouvelles avant la vente, divers fabricans voulurent
avoir des ateliers où ils réunissaient beaucoup d'ouvriers; mais
ils n'y trouvèrent pas leur compte et ces ateliers ont disparu.
(2) Il est dans les mœurs que le soir avant d'allumer la lampe,
les hommes fassent une promenadependant une heure, et que les
femmes passent ce temps à causer devant leur porte.
(3) Ces chambres forment alors le seul étage de la maison,
parce que, pour y mettre des métiers Jacquart qui ont besoin de
beaucoup d'élévation, on a enlevé le planclier qui séparait autre-
fois le rez-de-ehausséc d'avec le grenier.
quelle on voit presque toujours une soupente qui en
occupe près du tiers ou de la moitié. Son mobilier
ordinaire se compose d'un grand lit pour le père et
la mère, d'un petit lit ou berceau placé à côté pour
le plus jeune des enfans, d'une paillasse dans la sou-
pente pour les aînés, d'une commode, d'une armoire,
d'un petit miroir (r), d'une table à manger, de quel-
ques ustensiles de cuisine, poteries, etc., et d'un ou
deux métiers à tisser. Chez les plus pauvres, je pour-
rais presque dire chez la plupart des tisserands de la
troisième classe, il n'y a qu'un lit sans matelas, sur
lequel couche toute la famille; mais j'y ai toujours vu
des draps; seulement la toile de ceux-ci ressemblait
quelquefois à une sorte de serpillière usée.
Quand les enfans ont treize ou quatorze ans, on
augmente d'une petite pièce le logement, ou bien on
en loue un plus grand pour placer les nouveaux mé-
tiers qu'ils font battre. Jusqu'alors, le loyer annuel
était d'environ 60 fr.; il est maintenant de 100 fr., et
la famille ayant moins de privations à supporter, se
trouve dans une meilleure position. Un petit jardin
annexé aux maisons d'ouvriers, fait partie de la lo-
cation des plus aisés.
Les ouvriers en soierie.s de Nîmes passent pour
être mal chauffés en hiver. Ils m'ont paru peu pro-

(i) Le miroir ne îpauque jamais.


mal vêtus. J'ai
pres sur eux, et presque tous assez
remarqué d'ailleurs que le luxe des habits du diman-
che n'existe pas chez eux, à beaucoup près, autant
qu'à Lyon.
Il y en a peu, m'a-t-on dit, qui sachent lire et écrire.
Cependant, en général, ils sont intelligens, laborieux,
nullement ivrognes, ni adonnés aux autres débau-
ches, et le dimanche est le seul jour de la semaine
qu'ils consacrent au repos. Mais malheureusement,
si mes renseignemens sont exacts, ils n'ont ni pré-
voyance, ni économie, à l'exception des bonnetiers,
qui forment ici comme presque partout, une classe
d'artisans à part, plus propre que les autres, plus
rangée, plus économe, de meilleures mœurs, et par
conséquent plus aisée, malgré la modicité de leurs
gains.
En juin i836, les meilleurs salaires étaient, sauf
quelques rares exceptions, de 3 fr. par journée de
travail pour les tisserands de première classe, et de
4fr.5o c. pour l'imprimeur. Mais depuis 1 83 5, le
tisserand ordinaire, possesseur d'un seul métier, ne
pouvait gagner par jour, terme moyen, que 3o sous,
sa femme 12 sous, en dévidant la soie avec laquelle
il confectionnait les étoffes, et ses deux enfans de 5
à i a sous chacun suivant leur âge. Voilà donc un
produit journalier d'environ 3 fr. pour une famille
que nous supposons composée de quatre personnes
seulement, qui toutes gagnent quelque chose. On
conçoit que si elle peut s'entretenir avec cela, elle
ne saurait jamais faire aucun sacrifice pour l'in-
struction de ses enfans ni réaliser la moindre
épargne avant le temps où chacun d'eux conduit
un métier. A dater d'alors seulement, elle est dans
l'aisance; mais cet état ne peut durer les enfans quit-
teront la maison paternelle, se marieront, et l'âge des
infirmitésviendra.
Si avant cette dernière époque, nos ouvriers sa-
vent profiter de leur position, ils achètent dans un
faubourg de la ville une petite maison où ils se logent
(c'estlàlebut de l'ambition des meilleurs), ou bien
une petite vigne qu'ils cultivent eux-mêmes, et dans
laquelle ils vont passer une partie des dimanches. Il
yen a peu, malheureusement, qui aient-cet avan-
tage, et j'ajouterai comme nouvelle preuve de la mi-
sère d'un grandnombre, que chez beaucoup d'entre
eux, j'ai vu des glanes dont les épis avaient été ra-
massés par leurs femmes ou leurs enfans. Il y en a
d'ailleurs qui, chaque année, travaillent dans les
champs comme simples journaliers.
Ils se nourrissent en général assez bien lorsqu'ils
gagnent de bonnes journées; moins bien pourtant
que l'ouvrier lyonnais. Ainsi, ils ne mangent de la
soupe grasse, pour la plupart, qu'une fois par se-
maine ou deux fois au plus. Ils boivent aussi dtt vin,
mais jamais avec excès. Enfin, leur pain, quoique
bon est de seconde qualité.
Leur nourriture, à l'époque où je m'y trouvais, leur
coûtait, dans la ville de Nîmes prix moyens, savoir

(r) En voici le détail


Si cette famille n'a qu'un métier à tisser des étoffes
unies, elle ne gagne pas, ou elle gagne à grand'-
peine 3 fr. par journée de travail, goo fr. par an. Il
faut donc qu'elle diminue ses dépenses au-dessous du
taux moyen, déjà réduit, d'après ce tableau, à ce qui
paraît le plus indispensable, ou bien, ce qui heureu-
sement a toujours lieu, que la charité intervienne en
sa faveur. Mais si elle a un troisième enfant à la ma-
melle, si l'ouvrage manque, si les prix de façon bais-
sent, si la maladie de l'un de ses membres vient
augmenter ses dépenses ou amoindrir ses recettes,
comme elle n'a presque jamais d'autre ressource que
son travail, elle est dans la plus profonde détresse.
Les plus aisés d'entre les ouvriers mettent par
économie, comme nous l'avons vu faire à Lyon, leurs
nouveau-nés en nourrice, pour gagner le temps que
prendraient les soins à donner à ces enfans, mais ils
sont en petit nombre. Chez tous les autres, qui n'ont
pas d'aussi bons salaires et ne pourraient payer les
mois de nourrice, les mères allaitent elles-mêmes
leurs enfans. Des œuvres de charité aident d'ailleurs
les plus pauvres.
On compte très peu de célibataires à Nîmes, parmi
les ouvriers en soieries; et, si l'on m'a dit vrai, ils se
marient très jeunes l'homme, de vingt-deux à vingt-
cinq ans, et la femme de dix-neuf à vingt-trois. Celle-
ci, m'a-t-on assuré, est souvent enceinte au moment
de son mariage, mais l'homme qu'elle épouse est
presque toujours celui qui l'a séduite.
J'ai vu fréquemment trois enfans par ménage;
chaque union en produit, terme moyen, pour la ville
entière, un peu plus de quatre, et choseremarquable
dans une grande ville qui est à-la-fois ville de gar-
nison et de fabrique, les enfans naturels n'y font
que le onzième ou le douzième des naissances to-
tales (i). Mais dans cette même ville, partagée entre
deux sectes religieusesqui s'observent et se regardent
comme ennemies, il y a dans les habitudes du peuple
beaucoup d'obéissance et de soumission aux pré-
ceptes de la morale. D'une autre part, tous ou pres-
que tous les ouvriers travaillent chez eux en famille,
et le département du Gard, dont Nîmes est le chef-
lieu, compte au moins pris en masse, trente nais-
sances d'enfans légitimes pour une qui ne l'est
pas. (2)

(i) Un tableau du mouvement de la population pendant les


seize années de 1820 à z835, que je dois à la complaisancede
M. le maire de Nîmes, donne les chiffres suivans 23,38g nais-
sances légitimes, 2210 illégitimes, et 5700 mariages.
Un autre document officiel donne, pour les onze années i825-
i835, 16,662 naissances légitimes, i583 illégitimes, et 3g86
mariages (Voyez Statistique de la France, publiée par le Ministre
des travaux publics, de l'agriculture et du commerce, volume
de 1837).
(2) D'après les dernières recherches,il y a eu dans le dépar-
tement du Gard, pendant la période de 1802 a t835, 384,56o
Quoiqu'ils ne paraissent pas éprouver de maladies
particulières à leur profession, les ouvriers dont il
s'agit sont en général d'une constitution plus faible
que les agriculteurs. Les membres du conseil de ré-
vision pour le recrutement de l'armée remarquent
tous les ans, d'ailleurs, leur peu d'aptitude au servide
militaire.
On ne sait pas à Nîmes comment s'y distribue
la population par professions. Toutefois, on y évaluait
approximativement en 1836, le nombre des ouvriers
en soieries à quinze mille quatre cents, y compris
les aides des tisserands (dévideuses de trames, etc.)
c'est-à-dire à un peu plus du tiers de la population
totale dela ville (t). On a vu que ceux qui gagnent
les meilleurs salaires sont, après les imprimeurs, les
tisserands de grands châles brochés* Mais cette bran-
che d'industrie souffrait beaucoup à Nîmes lors de
mon séjour dans cette ville, et un grand- nombre

naissances d'enfans légitimes, ia,o3a d'enfans naturels, ce qui


fait i de ceux-ci contre 3a de ceux-là, et 86,473 mariages.
(1) Le dénombrement de i836 a donné 43,036 habitans, dont
41,194 appartenaientà la population agglomérée.
Je ne saurais dire quelle est; à Nîmes, dans le nombre total
des ouvriers de la fabrique, la proportion pour laquelle entrent
ceux de chaque profession ou métier en particulier; Je puis don-
ne
à
ner cet égard que des nombres qui se rapportent! l'année 1783
(il y a maintenant près.de soixante ans), et que je prends dans
un ouvrage très justement estimé, la Topographie de la ville de
d'ouvriers qu'elle occupait avaient émigré. Les tis-
serands de la troisième classe, ordinairement très
pauvres, qui fabriquent les soieries unies, légères,
,que l'on peut emmagasiner avec la certitude de les
vendre, n'ayant pas manqué d'ouvrage jusqu'au
mois de juillet i836, avaient, proportion gardée,
moins souffert que les autres. Néanmoins, le coup
porté à la fabrication des châles entraînait la gêne
de tous; car ils se faisaient concurrence pour la con-
fection des articles demandés.

Ntmes, par Jean-César Vincent et Baunes (in-4d, xxiv et 588


pages. Nîmes, 1802). Voici ces nombres

Sur une population totale évaluée, d'après diverses considéra-


tions, à 3g,G5o individus.
On concevra aisément, après tous ces détails, que
les ouvriers en soieries de Nîmes font rarement
des dépôts à la caisse d'épargnes établie dans cette
ville. Cependant, dès l'année i836, c'est-à-dire, trois
ans après l'ouverture de cette caisse, le résumé de
ses opérations a mentionné plus de déposans parmi
les ouvriers que parmi les domestiques. Du reste,
bien peu font partie de ces associations éminemment
morales dont le but est de se porter mutuelle-
ment secours en cas de maladie. D'après mes rensei-
gnemens, sur quatre semblables qui existaient à
Nîmes, aucune n'était reconnue ou autorisée par
l'administration, et une seule se composait d'ou-
vriers de la fabrique.
En terminant, je ferai la remarque, que la fa-
brique de Nîmes confectionnant beaucoup d'articles
dits de goût et de nouveauté, qui imitent autant que
cela est possible, des articles de luxe vendus très
cher à Paris, à Lyon, et dans d'autres grandes villes,
mais dans des qualités inférieures, et en les mettant
à la portée d'un grand nombre de bourses, il en ré-
sulte que les hauts rangs de la société abandonnent
bientôt un article que son imitation rend vulgaire,
que d'un autre côté les classes moins riches ne
tardent pas aussi à le dédaigner; et que de cette ma-
nière, et malgré la merveilleuse facilité des fabricans
à modifier leur industrie d'après les caprices de la
mode, la fabrique de Nîmes est Tune des plus mau-
vaises pour ses ouvriers: la nécessité de changer con-
tinuellement une partie de ses produits les expose
à des chômages fréquens. On peut d'ailleurs obser-
ver, dans la même ville, un fait qui confirme très
bien cette assertion il est offert par les bonnetiers
qui, occupés pendant toute l'année, et ne connais-
sant point les chômages, sont ordinairement, malgré
d'assez faibles salaires, dans une meilleure position
que les tisserands d'articles de goût.
CHAPITRE IV.

Des ouvriers en soie et en coton du canton suisse de Zurich.

( Époques des observations mai x835 et août i83fl. )

Malgré son éloignement des ports de mer et la


difficulté de ses communications avec les autres
pays, circonstances qui sont au reste communes à
toute la Suisse, ce canton est l'un des plus indus-
triels et des plus commerçans de l'Europe; il le doit
à ses fabriques de soieries et de cotonnades.
Presque tous les ouvriers qu'elles emploient n'ont
pour ateliers que leurs propres domiciles. Ce sont,
en grande majorité, des femmes et des filles d'a-
griculteurs, qui dévident les fils ou tissent les
étoffes dans les intervalles des soins donnés au
ménage; les enfans font les bobines et les canettes
aux heures où ils ne sont pas à l'école. Il en résulte
que, quand il n'y a point de commande, la famille
vit des seuls profits de l'agriculture, ou du métier
exercé par le mari, le père ou le frère. La plupart des
ouvriers abandonnent, d'ailleurs, leurs travaux habi-
tuels, lors des moissons et des autres récoltes.
La fabrique des soieries n'occupe, en général
que des femmes. Elle est principalement répandue le
long des bords si bien cultivés et si prodigieusement
peuplés du lac de Zurich, dans les riches et nom-
breux villages qu'on voit, surtout sur la rive gauche
et dans les maisons éparses, de l'aspect le plus riant,
qui lient ces villages les uns aux autres et les réu-
nissent comme en un seul, qui est immense, car il
fait le tour du lac Inférieur, et il n'a pas moins de
cinq lieues sur une rive et de quatre sur l'autre, (i)
Depuis les événemenspolitiques de 1814 et i8i5,
le commerce et l'industrie ont pris un accroisse-
ment très considérable dans ce pays, et il est, après
Lyon, celui où la fabrication des soieries a le plus
d'importance. Il n'est pas maintenant pour ainsi
dire, de maison sur les bords du lac, du moins sur
la rive gauche, où l'on ne se livre à cette industrie.
Elle y est organisée comme à Lyon et dans le midi
de la France celui qu'on appelle fabricant ne fa-
brique pas il reçoit les commandes et les fait exé-
cuter par des ouvriers auxquels il remet la soie, et
qui confectionnent les étoffes chez eux et à la tâche.

(i) Les bords du lac Supérieur, qui commence à la hauteur


de RapperschwiU, sont bien moins peuplés.
On compte rarement dans la même famille plus
de deux métiers à tisser des soieries. Il y en avait
quatre mille dans tout le canton, avant x8t5, et au-
jourd'hui, assure-t-on, il y en a au moins onze mille
qui occupent seize mille individus de tout âge. Les
tissus qu'ils fabriquent sont presque toujours unis, lé-
gers (i). Us confectionnentaussi des étoffesfaçonnées.
Leurs métiers à la Jacquart, il est vrai, ne sont pas
encore nombreux, mais tout annonce qu'ils vont le
devenir rapidement. Ainsi, au mois d'août i836 j'ai
vu en pleine activité, à Horgen, deux manufactures
de soieries façonnées. L'une d'elles, créée depuis un
an, contenait onze métiers et l'autre, où j'en avais
compté vingt-quatre en mai r835, en contenait plus de
cinquante, dont quarante-quatre en activité. Parmi
ces derniers il y en avaitun, conduit comme les autres
par un seul ouvrier, qui faisait à-la-fois trois pièces
d'étoffes pour gilets, comme les métiers à la barre
font à-la-fois plusieurs pièces de rubans (2). Le pro-
priétaire de cette manufacture, qui me la mon-
trait, ne pensait pas que dans toute la Suisse il y eut

(i) Ce sont des florences, des taffetas et des satins.


(2) Le propriétaire de l'établissement reconnaissait qu'il n'y
avait pas d'avantage à fabriquer à-la-fois trois pièces d'étoffe sur
le même métier, parce que le tisserand ne pouvait pas rattacher
un fil sans arrêter la fabrication des trois pièces. Mais il croyait
qu'il devait y avoir profit à en fabriquer deux à-la-fois.
alors, en faisant abstraction de la fabrique des ru-
bans de Bâle, beaucoup plus de cent mécaniques à
la Jacquart. Mais, ajoutait-il, a grâce aux événemens
« de Lyon, qui nous ont amené des ouvriers habiles
« compromis dans les journées d'avril i834, on les
a comptera ici par milliers dans quelques années; et
« mon frère et moi, qui avions déjà élevé cet atelier,
« nous aurons contribué puissamment à ce résultat,
« dont les conséquences seront très fâcheuses pour
« Lyon, mais très heureuses pour notre pays. » (i)
Ces derniers faits, auxquels j'en pourrais ajouter
d'autres (2), jettent peu de lumière sur l'état des ou-

(i) La grande manufacture appartenait à MM. Abeck et


Staub, et la petite à M. Charpentier que j'avais vu leur
contre-maître quinze mois auparavant. Celui-ci était un ancien
chef d'atejier de Lyon, émigré de cette ville par suite des jour-
nées d'avril i83/î.
(i) Aux deux manufactures d'Horgen, dont je viens de parler,
il faut encore ajouter, si l'on m'a dit vrai, un atelier de huit mé-
tiers pour étoffes façonnées, celui de M. Zeller, ouvert avec deux
métiers seulement, il trois quarts de fietie de Zurich, avant les
événemens de Lyon, et un autre dirigé par un ancien chef d'ate-
lier de cette même ville. On m'a aussi parlé, en i836, d'un atelier
qu'un contre-maître de la grande manufacture d'Horgen, aussi
émigré de Lyon, devait ouvrir dans le même lieu, pour- son
propre compte, dans l'hiver de 1836 à 1837, et d'un grand bâ-
timent que j'ai vu de loin en construction, et que l'on destinait à
une manufacture de plus de cent métiers. Enfin, j'ai vu encore,
en i835 dans la maison pénitentiaire de Berne un métier
à la Jacquart, sur lequel un prisonnier fabriquait une belle soie-
vriers en soie du canton de Zurich; mais ils m'ont
paru importans pour l'avenir de notre fabrique lyon-
naise. Beaucoup de personnes pensent que Lyon
aura toujours le monopole des belles soieries, à
cause de la mode qui n'a pas généralement assez de
durée pour laisser aux fabricans de Zurich le temps
de recevoir de Paris des dessins ou des échantillons
de faire confectionnerd'après ces modèles, et d'expé-
dier ensuite les étoffes. Il n'y aurait rien à objecter
à ce raisonnement pour les soieries fabriquées en
Chine; mais n'est-ce pas s'abuser que de l'appli-
quer à la Suisse, et oublier que la poste transporte
en moins de trois jours les lettres de Paris à Zurich ?
On paraît ignorer aussi que les dessins de soieries
de Lyon sont faits dans cette même ville et qu'elle
en reçoit très peu de Paris. Si quelque chose peut
assurer à la fabrique lyonnaise le monopole des
étoffes façonnées et des autres tissus les plus riches,
ce doit être bien plutôt, si je ne me trompe, la
grandeur de la ville et le nombre considérable des
fabricans qu'elle renferme, surtout si, à l'exemple
des fabricans de la Haute-Alsace, ils luttent d'ef-
forts entre eux pour épurer leur goût et celui de
leurs dessinateurs. A ce prix seulement, leur fabri-

rie, et il était question d'en introduire d'autres, dont le même


homme devait diriger le travail.
que conservera toute sa réputation. Je ne crois pas
pourtant qu'elle se voie jamais enlever par celle de
Zurich le privilége de faire les belles soieries, mais
je crains un partage.
L'industrie cotonnière prend aussi, chaque année,
un nouveau développement dans le canton de Zu-
rich et les environs (i). Ses ouvriers s'y divisent
comme ailleurs, en deux classes ceux qui travail-
lent en commun dans les manufactures, et ceux qui
travaillent en famille.
Les premiers, bien moins nombreux que les se-
conds, habitent dans le voisinage de leurs ateliers.
Je n'ai rien à dire de ces lieux de travail (2), si ce
n'est que les deux sexes y sont ensemble, et sans
qu'un pareil rapprochement, m'a-t-on dit nuise
aux mœurs. La journée est; suivant les saisons,
de douze à quatorze heures dans les filatures; et
dans les manufactures, d'indiennes, où l'on ne tra-
vaille jamais à lalumière artificielle, de douze heures
en été, et de huit à neuf en hiver. Du reste, on en
retranche depuis une heure jusqu'à deux pour les re-
pas. J'ai visité, en i836, dans le canton d'Argovie,

(i) Les cantons d'Argovie, de Saint-Gall et de Schaffhouse.


(2) Dans beaucoup, j'ai été frappé de l'odeur désagréable,
mais nullement nuisible, de l'huile rance qui imprégnait les bois
des planchers et des machines.
près de Bruk, sur l'Aar, une filature de coton où la
journée était de quatorze heures et demie, et le tra-
vail effectif de treize. Mais les jeunes enfans y tra-
vaillaient deux heures de moins, qu'ils passaient suc-
cessivement dans une école entretenue aux frais du
maître. (1)
La journée des tisserands qui travaillent tous chez
eux, et aussi long-tempsqu'ils le veulent, est beau-
coup plus longue que celle des fileurs. Mais il est à
croire qu'il y aura bientôt dans le pays des tissages
mécaniques; car déjà ceux-ci commencent à s'intro-
duire dans les cantons voisins. (2)
Au surplus, la majorité des tisserands en coton,
qui sont répandus dans beaucoup de villages, et
dans les montagnes comme sur les bords du lac,
travaillent pour leur propre compte on ne leur
fournit ni la chaîne, ni la trame des étoffes; ils les
achètent eux-mêmes, et livrent leurs produits tels

(i) Qu'il me soit permis de faire remarquer ici que, dans un


pays où finstruction primaire est aussi générale qu'en Suisse, et
où l'opinion publique et la loi imposent aux parens l'obligation
de la donner chez eux à leurs enfans ou de les envoyer à l'école,
une semblable mesure est bien moins méritoire qu'elle ne le serait
dans notre pays.
(2) J'en ai vu un dans le canton d'Argovie il était réuni à la
filature dont je viens de parler. II résulte de mes renseignemens,
qu'il y en avait aussi d'autres dans le même canton à l'époque où
j'y étais, et dans celui de Saint-Gall.
qu'on les leur a commandés et au prix convenu
d'avance, ou bien ils fabriquent sans commande,
et ils vendent ensuite aux négocians et aux impri-
meurs d'indiennes.
Les maisons occupées par les ouvriers des deux
industries sont généralement en bois et bien con-
struites elles ont un petit jardin. Le logement, d'une
propreté qui paraîtrait recherchée dans presque tous
les pays, se compose le plus souvent, pour les per-
sonnes seules de la famille, d'une pièce commune
plus ou moins grande, où elle se tient le jour, et
d'une ou deux petites chambres à coucher où l'on
ne fait point de feu. L'ameublement est
simple,
mais bien suffisant (i). Le chauffage a lieu au
moyen d'un poèle qui, pendant l'hiver, sert presque
toujours à faire la cuisine, et dans lequel, selon la
localité on brûle du bois, de la tourbe, ou bien un
lignite fibreux, mais presque toujours du bois. Les
métiers à tisser sont, comme les dévidoirs, etc., pla-
cés dans la salle commune, ou dans une pièce
attenante, communiquant directement avec elle, et
chauffée par le même feu. Ceux à tisser le coton se

(t) Des rideaux existent à presque toutes les fenêtres de ces


lobemens, où j'ai même vu souvent, à l'exposition du nord, de
doubles châssis garnis de leurs vitres, et des pots de fleurs entre
blancheur éclatante. Enfin,
eux, placés devant des rideaux d'une
grand nombre de maisons.
un petit parterre se voit au pied d'un
trouvent au rez-de-chaussée. Quant à la soie, pour le
tissage de laquelle on ne craint pas la sécheresse,
on en fabrique des étoffes à tous les étages.
Les vêtemens des ouvriers du canton de Zurich
n'offrent rien de particulier, si ce n'est qu'ils ne
permettent jamais de confondre ceux qui les por-
tent avec les classes riches de la société.
Les dimanches sont pour eux, avec une dizaine
d'autres jours dans l'année les seuls jours de
repos.
Chose remarquable ceux qui habitent la ville ne
paraissent le céder en riën, pour les bonnes qualités,
à ceux qui vivent dans les campagnes (i) et les uns
comme les autres ont généralement plus d'ordre,
plus d'économie, plus de prévoyance, des habitudes
plus frugales, des mœurs plus régulières, et une
conduite meilleure sous tous les rapports, que les
ouvriers français des mêmes professions.
Il y a parmi eux, au surplus, un usage qui seul en
serait la preuve autant qu'il est possible, les divers
locataires d'une même maison se réunissent pendant
l'hiver pour travailler avec un seul feu, et, le soir,
avec une seule lumière; le même poèle sert à tous

(i) il paraît donc que le fait de l'infériorité morale des ou-


vriers des villes, comparés à ceux des campagnes, si commun et
si marqué en France, ne s'observe point en Suisse.
les ménages pour faire la cuisine et conserver chauds
les alimens. On conçoit que les économies qui résul-
tent de semblables réunions, dans lesquelles on s'ex-
cite mutuellement au travail, non plus le soir seu-
lement, comme à la veillée, mais depuis le lever jus-
qu'au coucher, doivent être pour quelque chose,
ainsi que l'a montré M. le professeur de Candolle (i),
dans les bas prix auxquels ces ouvriers peuventlivrer
leurs produits.
La saison pendant laquelle j'étais à Zurich, ne tn'a
pas permis de voir ces réunions; mais j'en ai vu
d'autres qui devaient en être fimage, et dans les-
quelles toutes les femmes, tous les enfans de deux
ou trois familles, travaillaient ensemble, suivant
leur âge, leur force ou leur habileté à coudre, à
faire des bobines ou des canettes, et à dévider de
la soie et du coton dans la même pièce où d'autres
tissaient.
Presque toujours le travail se fait ainsi en famille.
C'est à peine si dans le canton de Zurich on pourrait
trouver un Savoyard, un Français, un Allemand
même, employé comme compagnon, si ce n'est dans

(i) M. le professeur de Candolle a décrit de semblables réu-


nions travaillantes, qu'il a observées dans les cantons d'Appenzel
et de Saint-Gall (Voyez, dans la Bibliothèque universelle, sa
Notice sttr quelques usages due lit ville de Saint-Grill
les ateliers où l'on fabrique des soieries façonnées.
Cette circonstance est d'autant plus importante sous
le rapport moral, que partout les compagnons
étrangers ont une moins bonne conduite que ceux
du pays. Il faut ajouter encore que ces ouvriers
savent tous ou presque tous lire et écrire, comme
les autres habitans de la campagne. Au reste, il se-
rait difficile que ce fût autrement dans un pays
où tout le monde est obligé d'envoyer ses enfans à
l'école.
Une autre circonstance que je ne dois pas omettre,
c'est que ces ouvriers ou leurs familles sont très fré-
quemment propriétaires d'un petit champ qu'ils cul-
tivent et de la maison qu'ils habitent, et que parmi
eux beaucoup les ont achetés de leurs épargnes.
Ceux qui n'ont pas de maisons sont logés à très bon
compte. Lorsqu'ils ne possèdent ni maison, ni champ,
ils sont ordinairement fort gênés.
Il y a d'ailleurs très peu de pauvres dans le canton
de Zurich, où, comme dans presque toute la Suisse,
chaque commune secourt les siens et chasse les au-
tres, (i)
Les salaires des ouvriers zurichois sont beau-
coup plus faibles que les étrangers qui voyagent

(i) J'ai entendu l'ancien Landaman, M. Von Muralt, en éva-


luer la proportion à i sur 40 ou 45 individus.
dans le pays ne pourraient le supposer d'après les
prix des bonnes auberges. Tout ce qui n'est pas
contre-maître ou commis, ne saurait espérer com-
munément des journées de plus de a4 sous. Voici
d'ailleurs, pour l'année ï835, le tableau des salaires,
en argent de France

Tels étaient les gains au commencement de i835.


D'après mes derniers renseignemens, qui s'arrêtent
au mois de septembre i836, ils étaient jusqu'a-
lors restés les mêmes dans l'industrie cotonnière,
mais ils s'étaient accrus dans celle de la soie. C'est
au point, si l'on m'a dit vrai, que plusieurs tis-
serands en soieries unies, recevaient de r fr. 5o c. à
près de 2 fr. par jour, et ceux en étoffes façonnées,
communément de 2 fr. 3o à 3 fr. 5o. (1)

(i) Deux anciens chefs d'atelier de Lyon, que j'ai vus à Hor-
Ces salaires paraîtront bien modiques., pour la
plupart. Mais ce n'est pas leur chiffre qui importe
c'est la manière de vivre qu'ils permettent. Or,
comme on l'a déjà vu, ceux qui les reçoivent ont très
généralement d'autres ressources que l'industrie de
la soie ou du coton; et parmi eux, beaucoup ne s'en
occupent que dans les intervalles laissés par d'autres
travaux et d'autres soins. Les tisserands en coton,
qui comptent, proportion gardée plus d'hommes
que les tisserands en soie ont moins souvent
que ces derniers la ressource de l'agriculture. Ils
trouvent, au besoin, d'ailleurs, dans celle-ci un re-
fuge contre ces alternatives de travail forcé et de
chômages prolongés, qui démoralisent et affament
chez nous les populations industrielles. Leur double
profession prévient donc l'oisiveté qui résulte de
ces chômages. Elle contribue en même temps. à
maintenir, par la concurrence, le bas prix de la

gen, où ils travaillaient comme compagnons dans la grande ma-


nufacture de soieries façonnées, recevaient 2 fr. 5oc. à 3 fr. par
jour; mais ils étaient les plus habiles de l'atelier, exécutaient les
dessins les plus difficiles, et aidaient à monter les métiers.
Nous voyons ici les imprimeurs d'indiennes gagner plus que
les autres simples ouvriers; parce qu'on en exige une adresse et
des soins que l'on ne demande pas à ceux-ci.
Les enfans des filatures gagnent plus que ceux des imprime-
ries d'indiennes, mais ils sont plus âges et leur journée est plus
longue.
main-d'œuvre (i), et à répandre l'aisance parmi ces
hommes simples qui n'étendent pas leurs désirs au-
delà de ce qui nous paraît, à nous, être seulement
de première et absolue nécessité.
Les dépenses indispensables à l'entretien d'une
personne logée, nourrie et vêtue comme sont en gé-
néral les ouvriers dont il s'agit, seraient, en argent
de France, d'après quelques évaluations
Par semaine. Par an.

Pour un homme,
une femme,
de.
de.
fr. c. à fi.
5 5o 5 goc.
4 30 4 70
fr.
286 »c.
223 60
à fr.
c.
3o6 80
244 40
un enfant de 8 ans et
au-dessous,de.. 3 5o 4 » i&a »(*)ao8 »

La pension d'un homme seul varie à Zurich et sur


les bords du lac, entre 3 fr. 60 c. par semaine, et

(i) Cette double profession de cultivateur et de tisserand, a


dit avec raison un membre de la Chambre de commerce de Lyon,
explique pourquoi les commandes s'exécutent plus lentement
dans les fabriques suisses que dans les nôtres, et pourquoi aussi
ces fabriques font moins d'ouvrage en
été qu'en hiver, contraire-
ment à ce qu'on observe dans les fabriques dont les ouvriers
habitent les villes (Voyez Un mot sur les fabriques étrangères de
soieries, par M. A. D.; brochure in-8° de i52 pages. Lyon, i834).
(2) Voici les prix ordinaires de quelques denrées, à Zurich:

France
idem.
Pommes de terre, une mesure pesant 28 à 34 li-
vres, poids de
France 33 c. à 5o c.

Viande,
Lait, une mesure
Pain, 18 onces, poids de »
30
4
i5
35
6
4 fr. 80 c. ou 5 fr. pour être nourri, blanchi
et avoir la moitié d'un lit. Cette pension est or-
dinairement de 3 fr. dans les villages voisins de
Rapperschwill.
De ces dépenses, rapprochées des gains, on doit
conclure que si les ouvriers des fabriques de soie
et de coton étaient réduits aux salaires qu'ils re-
çoivent, les moins rétribués ne pourraient pas vi-
vre, et qu'il n'y aurait d'épargne possible pour les
autres, à l'exception de ceux qui gagnent le plus,
qu'autant qu'ils ne seraient pas chargés d'enfans.
Aussi leur nourriture habituelle se compose-t-elle
des choses suivantes
De pommes de terre, qui en font la base et se
mangent avec tout en guise de pain, lorsqu'on ne
les mange pas seules.
D'un peu de pain, qui est ordinairement de bonne
qualité.
De soupes ou potages maigres aux farines, aux
gruaux, etc.
De laitages.
De fruits.
D'œufs de temps à autre.
Quelquefois de poisson, dans certaines localités.
Enfin, de café de chicorée au lait pour le déjeuner
des femmes.
La viande de boucherie est pour eux un aliment
rare ils n'en mangent pas ou à peine une fois par
semaine.
En outre, les hommes vont communément au ca-
baret les dimanches; et, selon la localité, ils boivent
un peu de cidre ou de vin dans leurs ménages.
Il y a bien loin de ce r égime dont ne se conten-
tent pas les compagnons étrangers, à celui des ou-
vriers de Lyon et de Sedan un mince ordinaire de
ces derniers serait un repas de fête pour l'ouvrier
de Zurich.
La position matérielle de celui-ci paraît gênée
pour ne pas dire pénible, malgré son économie, et
néanmoins, il est assez content de son sort. La plu-
part même ne conçoivent peut-être pas la possibilité
d'en avoir un autre. Une maison et un petit champ,
voilà l'objet de l'ambition de ceux qui neles possèdent
pas. Ils sont d'ailleurs moins irrités qu'ils ne le seraient
chez nous par le spectacle des plaisirs et du luxe
des riches, soit que naturellement ils les jalousent
moins, soit que ce que j'ai dit de la simplicitéde leur
vie, de leurs moeurs, de leurs habitudes, doive s'en-
tendre aussi, proportion gardée, de toutes les classes
de la population. Enfin on n'observe pas qu'ils
abandonnent plus souvent qu'autrefois le pays pour
aller s'établir dans un autre. Cette dernière circon-
stance prouve d'autant plus qu'ils ne se regardent
pas comme très malheureux, que depuis un certain
nombre d'années, une fièvre d'émigration s'est em-
parée de beaucoup de familles dans différentes par-
ties de la Suisse. (i)
On conçoit qu'en rapport continuel avec les ou-
vriers de l'agriculture, et ouvriers agricoles eux-
mêmes, en même temps qu'ils sont industriels, leur
caractère moral ne se distingue pas de celui des ha-
bitans qui ne sont qu'agriculteurs.
Des caisses d'épargnes leur sont ouvertes; ils y
font très souvent des dépôts, et, dans la plupart des
manufactures, il y a encore des caisses de secours,
dans lesquelles ils versent chaque semaine, une
petite partie de leurs gains, pour ceux d'entre eux
qui tombent malades. C'est ainsi que se manifeste
chez eux l'esprit d'association.
Excepté quelques tisserands en coton des monta-
gnes, qui sont plus mal logés et paraissent moins
à leur aise que les autres, leur état sanitaire m'a
paru très bon, principalement sur les rives du lac. (3)

(1) Il ne s'agit point ici des Suisses, qui, chaque année, quit-
tent leur patrie pour aller exercer quelque industrie, ordinaire-
ment le commerce, dans les pays étrangers, d'où ils reviennent
ensuite avec les gains qu'ils ont pu faire.
(2) Si j'en crois quelques renseignemens, les hernies seraient
très fréquentes parmi les tisserands en coton.
J'ignore complètement le nombre des enfans vivans par mé-
nage, la proportion des bâtards, la fécondité des mariages,
l'âge où l'on se marie communément, et la mortalité. Ces choses
Une dernière remarque terminera ce chapitre.
En Suisse, la plupart des villages possèdent des biens
communaux, qui sont ordinairement considérables,
et qui fournissent à chaque famille du bois pour se
chauffer, des pâturages pour quelques têtes de bé-
tail, et souvent un terrain pour faire venir des pom-
mes de terre. Dans cet état, l'ouvrier, qui n'a pas
d'ailleurs à payer d'impôt ou qui n'en paie presque
point, peut donner son travail à très bas prix. Il est
exactement, sous ce rapport, comme l'ouvrier an-
glais qui reçoit la taxe des pauvres seulement, le
revenu en nature, qu'il tire de la commune, n'est une
charge pour personne. Enfin, en Suisse comme en
Allemagne, l'ouvrier, habitué à gagner peu, désire
moins que chez nous, et par conséquent, a moins de
besoins. Il résulte de cette position, à-la-fois indus-
trielle et agricole et de cette manière de vivre
toute particulière, que malgré l'élévation des frais
d'arrivage des matières premières et de transport
des produits manufacturés, le bas prix de la main-
d'œuvre, rend la concurrence des fabriques suisses
redoutables aux nôtres. Sans les droits d'entrée en
France, les fabricans de Lyon, qui souffrent le plus
de cette concurrence, n'auraient rien de mieux à

n'avaient pas fait l'objet des recherches de l'administration du


canton de Zurich, lorsque j'étais dans le pays.
faire que d'acheter à Zurich les soieries qu'on y
fabrique; elles leur coûteraient toujours moins cher
que chez eux.
C'est au reste un spectacle curieux et instructif
que cette population florissanted'ouvriers, et que la
prospérité de l'industrie dans un pays placé si loin
des marchés où elle porte ses produits, et d'où elle
tire ses matières premières. Et cependant,l'industrie
s'y étend chaque jour par ses seules forces, sans en-
traves aucunes de la part du gouvernement, mais
aussi sans prime aucune. Ses seuls avantages parais-
sent consister dans la liberté commercialela plus ab-
solue, et surtout dans l'extrême bon marché de la
main-d'œuvre.
RÉSUMÉ SUCCINCT DES TROIS SECTIONS.

Le nombre et l'étendue des détails que contient


ce volume, me font un devoir de les résumer ici en
quelques pages. Ce sera une sorte de tableau com-
paratif, des principaux caractères que présentent
les ouvriers des trois industries de la laine, du coton
et de la soie, comme aussi des ressemblances et des
différences qui existent, suivant les localités, entre
les ouvriers de la même profession et suivant la
profession entre ceux de la même industrie. Ce cha-
pitre rappelle donc en peu de mots tout ce qui pré-
cède.

OUVRIERS DE ^'INDUSTRIE COTOHNlÈRE.

De tous les ouvriers de cette industrie, ceux des


manufactures d'indiennes sont les plus heureux leur
travail n'est pas fatigant, leur journée n'est jamais
trop longue, et ils reçoivent les meilleurs salaires. Les
plus mal partagés sont les tisserands à bras et les ou-
vriers des filatures et des tissages mécaniques.
La classe nombreuse des tisserands travaille or-
dinairement eu famille dans des caves, ou des rez-
de-chaussée humides et mal aérés. Elle habite pres-
que toujours la campagne, prête fréquemment ses
bras à l'agricultur e, et a, en général, de l'ordre, de
l'économie et de bonnes mœurs. Mais, excepté les
tisserands en petit nombre, qui font les étoffes dites
façonnées et. les articles de nouveauté, ses gains
sont très modiques, et sa nourriture, sa. santé,
laissent, comme son logement, beaucoup à désirer.
Les tisserands de la fabrique de Tarare m'ont paru
encore plus laborieux, plus sobres, plus économes,
de meilleures mœurs et de meilleure santé que ceux
des autres fabriques.
Les ouvriers des filatures et des tissages mécani-
ques travaillent réunis dans des ateliers communs,
où le mélangé des sexes et des âges a très souvent la
plus fâcheuse influence sur leurs penchans et leurs
habitudes, surtout lorsqu'ils demeurent dans une
grande ville, ou ne rentrent pas le soir dans leurs
familles. Non-seulement leur travail est insalubre
pour un certain nombre, excessif pour les jeunes
enfans; mains encore il est, pour beaucoup, rétribué
par des salaires très faibles, et d'autant plus insuf-
fîsaus que ceux qui les reçoivent u'ont
pas d'au-
tre ressource pour vivre, et manquent presque tou-
jours d'ordre et d'économie.
C'est à Lille et dans le département du Haut-Rhin
que le sort des ouvriers en coton est le plus déplo-
rable. On a vu l'indigence affreuse, l'abrutissement,
les vices, la dégradation profonde de ceux de Lille,
et combien il y en a dans la Haute-Alsace, qui sont
mal logés, mal vêtus, mal nourris, pâles, maigres,
exténués de fatigues; mais le plus grand nombre de
ces derniers, auxquels on donne à Thann et à Mul-
house l'expressive et étrange épithète de Nègres-
Blancs se recommandent à toutes les sympathies
des hommes de bien par leurs bonnes qualités et la
cause respectable de leur misère.
A Roubaix, à Turcoing, dans les campagnes en-
vironnantes, où très souvent les mêmes ouvriers
travaillent alternativement le coton et la laine, à
Saint-Quentin, à Rouen et dans le reste des départe-
mens de l'Aisne et de la Seine-Inférieure,la condi-
tion habituelle, c'est-à-dire, hors les momens de
crise, des ouvriers de l'industrie cotonnière, est à-
peu-près, en général, aussi bonne qu'on peut l'es-
pérer. Mais dans les deux dernières villes principale-
ment, et dans leurs banlieues, l'initiation prématu-
rée des jeunes gens à ce qui se passe de plus intime
entre les deux sexes, amène un libertinage porté
fréquemmentjusqu'aux plus graves excès.
OUVRIERS DE L'INDUSTRIE LAINIÈRE.

Ici, comme pour la fabrication du coton, une


partie des ouvriers travaillent dans les ateliers des
manufactures, et les autres qui ne sont pas les
moins nombreux, dans leurs propres domiciles. Ces
derniers se composent presque exclusivement des
peigneurs, des tisserands, et de leurs aides. Mais
on ne fabrique pas les étoffes de laine comme celles
de coton, de lin ou de chanvre, dans des pièces hu-
mides, et encore moins dans des espèces de caves.
En outre, dans l'industrie lainière, le battage, hor-
mis quelques cas rares, n'est pas malsain; les enfans
qu'elle emploie sont moins jeunes, par conséquent
plus forts, et les diverses classes de travailleurs ont
un salaire plus élevé. Ces différences en entraînent
nécessairement dans le sort des ouvriers aussi
l'homme qui manufacture la laine est-il communé-
ment mieux logé, mieux vêtu, mieux portant que
celui qui manufacture le coton. Comparé à ce der-
nier, il réunit tous les avantages.
Les fabriques de Reims et d'Amiens confection-
nant en grande partie ces articles de nouveauté ou
de goût, que la mode adopte avec empressement et
abandonne bientôt après pour d'autres, il en résulte
des chômages que ne connaissent pas, ou que con-
naissent plus rarement, les travailleurs des fabriques
de draperie proprement dite.
Le goût de la boisson et le manque d'économie
sont les défauts dominans des ouvriers des deux
villes que je viens de nommer, et de Rethel.
Ceux de la ville de Sedan, non moins tranquilles
que ces derniers, non moins amis de l'ordre, et dès-
lors faciles à conduire, mais généralement plus la-
borieux, plus sobres que la plupart des autres ou-
vriers en laine, sont aussi plus rangés, aiment
véritablement leurs maîtres, et vivent dans de meil-
leures conditions matérielle morale et intellec-
tuelle.
Quant à la fabrique d'Elbeuf, elle est aussi dans
plus
une bonne position, mais l'ivrognerie y est
fréquente et l'instruction élémentaire moins répan-
due qu'à Sedan.
Je n'ai pas vu Louviers; toutefois je sais qu'on
peut appliquer à ses travailleurs ce que je viens de
dire de ceux d'Elbeuf.
Dans le midi de la France, les ouvriers en drap,
peu ou point adonnés au vin, et plus sobres en tout
de l'est,
que ceux de nos départemens du nord et
fournissent habituellement une journée de travail
moins longue. Ceux de Lodève gagnent les plus forts
salaires, et sont d'autant plus heureux, que cette
fabrique, qui a, pour ainsi dire, le monopole de la
confection des draps des troupes de terre et de mer,
se trouve dans une position tout-à-fait exception-
nelle qui prévient beaucoup de chômages, et par
conséquent les crises si funestes aux populations-
manufacturières. Ce sont les tisserands de Carcas-
sonne qui m'ont paru les plus misérables.

OUVRIERS DE L'INDUSTRIE DE LA SOIE.

Bien peu de travaux sont plus dégoûtans, d'une


odeur plus repoussante, et payés d'un salaire plus
faible, que la première préparation de la soie ou son
tirage du cocon. Aussi, les ouvriers, ou mieux, les
ouvrières qui l'exécutent, appartiennent-elles à la
classe la plus pauvre, et il serait difficile, si on ne
les avait vues, de se faire une idée de la misère et
du mauvais état de santé d'un grand nombre d'entre
elles.
Quant aux ouvriers en soieries proprement dits,
leur position est la meilleure leur travail est rétri-
bué d'un salaire beaucoup plus fort. Ils sont, par
conséquent, mieux vêtus, mieux logés, mieux nour-
ris qu'un très grand nombte d'autres ouvriers, et
communémenr encore ils sont plus rangés, plus so-
bres, de meilleures mœurs, et de meilleure santé
qu'eux. Ils doivent ces avantages en partie du
moins à la nature des matières qu'ils mettent en
oeuvre, au climat qu'ils habitent, et au travail qu'ils
font en famille.
Les la nature des matières qu'ils mettent en œuvre*
Les soies leur sont toujours remises dans un état re-
marquable de propleté; il ne s'en dégage jamais ni
duvet, ni poussière qui salisse les vêtemens et la-peau
ou altère la santé, et on les tisse sans encollage. En
outre, n'ayant pas besoin de dresser leurs métiers
dans des pièces humides et mal aérées, ne craignant
ni l'air, ni la sécheresse, ni le soleil, ils fabriquent
leurs étoffes à tous les étages des maisons.
Au climat qu'ils habitent,. Comme ce climat est
celui du midi, il lui doivent de s'enivrer peu, quoique
vivant dans des pays où l'on récolte en abondance
du vin, et où, par conséquent, il est à bon marché.
.flu travail en famille. Cet ouvrage tout entier
montre que le travail en famille conserve, fortifie
les bonnes moeurs, tandis .que le travail en commun
n'en donne trop souvent que de mauvaises.
Lorsqu'iln'y a point de crise, les ouvriers en soie-
ries de Lyon sont les plus favorisés par l'élévation
de leurs salaires. En outre, leur sobriété leur in-
telligence surtout, les rendent de beaucoup supé-
rieurs à la plupart des autres. Sans la fièvre d'ambi-
tion qui les tourmentait quand je les observais, et
qui changeait pour eux une assez bonne position
matérielle en un malaise moral, ils m'auraient paru
devoir être contens de leur sort.
Il faut en dire à-peu-près de même des ouvriers
de la fabrique de rubans de Saint-Etienne et Saint-
Chamond. Mais les ouvriers en soieries de Nîmes,
d'Avignon et du reste du midi de la France,
ne
pourraient pas, avec leurs gains, s'habiller et se
nourrir aussi bien que ceux de Lyon.
Quant aux ouvriers en soieries et en cotonnades
du canton suisse de Zurich, ils m'ont semblé, les
plus heureux, les premiers surtout. Comme ils se
composent principalement de femmes et de filles
d'agriculteurs, leurs-salaires sont modiques; mais
ils savent y remédier par l'ordre, l'économie, la
prévoyance. Ils ne travaillent ordinairement à
leurs toiles que dans les intervalles laissés par d'au-
tres soins. Si leur sort est préférable à celui des
mêmes ouvriers en France, il faut surtout l'attri-
buer à la simplicité de leurs moeurs, au bon esprit
qu'ils montrent de n'être pas jaloux dé leurs fabri-
cans, à l'habitude de travailler en famille, habitude
.heureuse que leur permet encore le petit nombre
des grands ateliers communs qui existent mainte-
nant dans le canton de Zurich. Mais il- est facile de
prévoir un terme à cet état de choses le système
des grands ateliers commence à s'établir en Suisse,
et il s'y étend pour ainsi dire chaque jour aux dé-
pens du travail en famille. Il est donc probable que
quand il aura fait les mêmes progrès que chez nous,
il produira, en partie du moins, les mêmes résul-
tats et occasionnera les mêmes inconvéniens.
Enfin, pour résumer encore plus succinctement
les faits, et comparer enture elles les trois industries
qui font le sujet de ce volume, je dirai
C'est parmi les ouvriers en coton que, proportion
gardée, il y a le plus de pauvres, et dans cette in-
dustrie, comme dans celle de la laine, les plus mal-
heureux sont les simples tisserands d'étoffes unies.
Mais, c'est au contraire parmi les ouvriers en
soie, que le tisserand gagne toujours les meilleures
journées. On a vu qu'à Lyon, les femmes des canuts
mettent par économie leurs enfans en nourrice,
parce qu'elles ont plus de profit à tisser qu'à les al-
laiter elles-mêmes.
En général, et c'est là un fait important qui res-
sort de tout ce que j'ai vu tandis que dans les villes
les ouvriers se trouvent réduits à la plus affreuse
misère quand cesse la demande de leur travail,
dans les campagnes leur double profession de tisse-
rand et de cultivateur diminue pour eux les mal-
heurs des crises industrielles. Ils doivent encore à
cette position particulière d'autres avantages qui ne
sont pas moins précieux ils vivent plus dans l'inté-
rieur de leurs familles, et ils ont aussi plus de vertus
domestiques que ceux des villes. Voilà sans doute
pourquoi les tisserands disséminés dans les villages,
font encore assez souvent des épargnes, du moins
ceux des deux industries de la laine et de la soie,
et cela malgré la modicité de leurs gains; que main-
tiennent d'ailleurs très bas et la facilité de l'appren-
tissage, et la double profession de tous ceux qui
quittent la navette chaque fois que les travaux de
l'agriculture les réclament, pour y revenir ensuite
aux heures pendant lesquelles ils ne travaillent pas
dans les champs. Cette double profession contribue
donc au bas prix de la main-d'oeuvre de l'ouvrier
employé comme tisserand. Mais elle répand l'aisance
dans les familles agricoles.

FIN DU PBESUER VOLUME.


TABLE
DU PREMIER VOLUME.

f-ttt.
IireiioiMrcwoS. j

SECTION PREMIÈRE.

Des ocvRifitts se l'ihddstrie cotohhièri. 1


Chapitre Il. Travaux auxquelsse livrent les ouvriersde l'in-
dustrie cotonnière. 2
Chapitre Il. Des ouvriers de l'industrie cotonnière dans le
département duHaut-Rhin. i4
§ i. De ces ouvriers en général et en particulier de ceux
de la fabrique de Mulhouse et de la plaine d'Alsace. Ibid.
§ a. --Des ouvriers de la fabrique de Sainte-Marie-aux-
Mines. 61
Chapitre Ht. Des ouvriers manufacturiersdu départementdu
Nord, en général, et, en particulier de ceux des villes de Lille,
Roubaix et Turcoing. 74
Chapitre IV. Des ouvriers de la fabrique de Saint-Quentin, 116
Chapitre V. Des ouvriers des fabriquesde Rouen, d'Elbeuf,de
Darnétal et de Louview. x35
§ 1. Des ouvriers de la fabriquede Rouen, i35et 177,
§ a. Des ouvriers des fabriques de Darnétald'Elbeuf et
deLouviers. 165
Chafitre VI. Des ouvriers de la fabrique de Tarare. 18i
Des ouvriers en coton de la fabrique d'Amiens. a8S
Des ouvriers en coton de la fabrique du canton suisse de
Zurich. 4i8

SECTION SECONDE.

Du ouvriers de l'ihdustkie laikieRe: 199


Cbwitre 1" -Travaux des ouvriers de l'industrie laittière. ttid.
Pagel.
Chapitre II. Des ouvriers de la fabriquede Reims. 316
Chapitre III. Des ouvriers delà fabrique de Retliel. a48
Chapitre IV. Des ouvriers delà fabriquede Sedan. a53
Chapitre Y. Des ouvriers de la fabrique d'Amiens. 280
Chapitre VI. Des ouvriers en laine du midi dela France. 319
§ Des ouvriers de la fabrique de Lodève. Ibid
§2. Des ouvriers en laine des autres fabriques du dépar-
tement de l'Hérault. 332
§ 3. Des ouvriers de la fabrique de Carcassonne. 335
Des ouvriers en laine des fabriques d'Elbeuf, de Louviers
et de Darnétal. i65
Des ouvriers en laine des fabriquesde Roubaix et de Tur-
coing. 107

SECTION TROISIÈME.

DES ouvriersDE l'ihdustme DE LA. SOIE. 341


Chapitre 1er Travaux des ouvriers de l'industrie de la soie. Ibid.
Chapitre Il. Des ouvriersde la fabriquede Lyon. 35a
Chapitre III* Des ouvriers des fabriquesde Saint-Etienne et
du midi de la France. 400

§ 2. Des ouvriersde la fabrique de Saint-Etienae et ,de.


Saint-Chamond.
3.
401
§ Des ouvriersde la fabrique d'Avignon. 4°4
§ 4. Des ouvriers de la fabrique de Nîmes. 406
Chapitre IV. Des ouvriersen soie et en coton du canton suisse
de Zurich. 418

RÉSUMÉ SUCCINCT DES TROIS SECTIONS. 437

sta DE I.A. TABI.K.


ACHEVE D'IMPRIMEREN SUISSE
LE 30 OCTOBRE 1979
POUR EDHIS EDITIONS D'HISTOIRESOCIALE
23 RUE DE VALOIS PARIS

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