Article 1
Article 1
Article 1
Littérature et anthropologie
De la représentation à l'interaction dans une Relation de la Nouvelle-France
au XVIIe siècle
Claude Reichler
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/lhomme/188
DOI : 10.4000/lhomme.188
ISSN : 1953-8103
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2002
Pagination : 37-56
ISBN : 2-7132-1775-X
ISSN : 0439-4216
Référence électronique
Claude Reichler, « Littérature et anthropologie », L’Homme [En ligne], 164 | octobre-décembre 2002, mis
en ligne le 14 juin 2003, consulté le 22 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/188 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.188
Claude Reichler
C’ souvent aux frontières des disciplines constituées que se posent les ques-
EST
tions les plus intéressantes, lorsque ces questions imposent de définir de nou-
veaux domaines de recherche ou de nouvelles approches. On peut penser que ce
genre d’innovation se produit aux marges des études littéraires et de l’anthropo-
logie. On sait que certains anthropologues, à la suite du linguistic turn aux États-
Unis (qu’il vaudrait mieux appeler un literary turn), ont vu dans la connaissance
anthropologique un travail où l’écriture (et même l’écriture littéraire) prenait une
part considérable. Ils en ont conclu qu’un texte anthropologique appartient au
genre narratif, et que les relations entre le sujet qui observe et le sujet qui relate
ses observations, tout comme celles entre la durée propre à l’observation et la
temporalité de l’écriture, déterminent des aspects essentiels de la construction de
l’objet à connaître. Ils ont été conduits à emprunter aux études littéraires et lin-
guistiques des instruments appropriés pour analyser ce genre de problèmes.
Certains ont pensé que l’anthropologie n’est que texte, et que ses objets, les autres
hommes, les cultures autres, voire tout objet qu’elle se donne, ne possèdent
aucune sorte de réalité en dehors du texte. Cette position extrême, non dialec-
tique, me paraît fausse, mais il faut reconnaître qu’elle a joué un rôle stimulant
dans la réflexion.
Du côté des études littéraires, l’intérêt pour les questions anthropologiques
s’est affirmé à la suite de la crise des schémas de pensée venus des formalismes
linguistiques ou structuraux. Inauguré (du moins en France) par les recherches
sur la littérature de l’Antiquité, cet intérêt s’est répandu dans l’étude des littéra-
tures modernes. Des domaines de recherche inspirés par l’histoire et l’anthropo-
logie culturelle se sont ouverts : le rêve, le rire, les objets, les croyances, la
perception de l’altérité… Dans d’autres pays, et particulièrement aux États-Unis,
ce sont les études postcoloniales qui ont suscité le transfert de questions et d’ins-
truments de l’anthropologie vers la littérature. L’étude des récits de voyage a elle
aussi favorisé les voisinages et les croisements entre littérature et anthropologie,
L’ H O M M E 164 / 2002, pp. 37 à 56
particulièrement dans le sillage de l’œuvre de Michel Leiris et des travaux aux-
quels elle a donné lieu. La publication de livres qui sont des autobiographies de
38 terrain (le premier fut Tristes Tropiques, suivi de plusieurs ouvrages remarquables
de la collection « Terre humaine ») a montré la fécondité de ce croisement entre
littérature de voyage et anthropologie. C’est cette dernière perspective que je vou-
drais développer ici, d’abord par quelques réflexions théoriques, puis par
l’exemple d’une recherche en cours.
1. E. Said, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978 ; trad. franç. : L’Orientalisme, Paris, Le Seuil,
1980.
2. Mary Louise Pratt, Imperial Eyes. Travel Writing and Transculturation, New York, Routledge, 1992.
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voyages coloniaux dans l’Amérique du Nord, il est question majoritairement de
« représentations » des Indiens, de « white Indians », d’ « invention » de l’ Indien…
Je le veux bien, puisqu’en fait les chercheurs ont décidé par avance qu’ils ne re n- 39
contreraient que les schèmes culturels occidentaux, comme si les indigènes de
l’Amérique avaient constitué, de manière indifférenciée durant cinq siècles, un
écran sur lequel les Eu ropéens avaient projeté leur nostalgie du bonheur primitif
ou leur peur de la sauvagerie. On n’accorde dès lors que peu d’attention, dans la
lecture, aux mentions qui décrivent les modes de vie, les coutumes, les groupes, ni
non plus aux indications géographiques ou historiques.
La thèse pro j e c t i ve ne peut donner lieu à autre chose qu’une anthropologie de la
culture pro p re – ce qui évidemment n’est pas négligeable. Mais elle manque toute
une dimension de la littérature de voyage, celle qui est tendue vers les rencontres
effectuées et l’appréhension de l’inconnu. Pour discuter ces questions dans un cadre
concret, je voudrais prendre ici un exemple précis : celui des textes liés aux missions
jésuites, dans l’espace occupé par les Français en Amérique du Nord, aux XVIIe et
XVIIIe siècles. Il est facile de mettre en évidence les modèles religieux chrétiens qui
dominent dans les descriptions souvent peu adéquates que des auteurs comme
Joseph-François Lafitau ou François-Xavier Charlevoix donnent des pratiques cul-
tuelles indigènes (monothéisme transcendantal, universalisme du sentiment re l i-
gieux, dualité corps/âme, communautarisme)3. Ces descriptions ne sont
évidemment pas pertinentes, puisqu’elles retrouvent à l’arrivée le catholicisme
jésuite dont elles étaient parti. Une recherche plus fine peut bien sûr utiliser un dia-
gramme plus différencié et faire apparaître des variantes : modèles franciscains plu-
tôt que jésuites dans la missiologie et la perception du monde, phases de l’influence
des jésuites en France, rôle de l’ u n i versalisme chrétien dans les tentatives faites pour
« franciser » les Indiens (les transformer en paysans sédentaires), etc. La conclusion
est toujours la même : les missionnaires ont mécompris les Indiens, leurs entreprises
ont fait faillite, ils n’ont provoqué que résistance à l’acculturation tout en précipi-
tant la disparition des traditions autochtones. Ils ont en fait utilisé les Indiens pour
leurs buts propres et favorisé le commerce colonial, notamment le commerce des
fourru res. Cette conclusion en forme de réquisitoire n’est pas fausse, mais elle est
tendancieuse. Elle marque une impasse de la thèse pro j e c t i ve parce qu’elle peut être
tirée sans que le chercheur ait jamais besoin de connaître concrètement ces autres
que sont les Indiens réels.
En parcourant les re c h e rches sur le voyage en Amérique du Nord dans la
période coloniale, je me suis rendu compte que la thèse pro j e c t i ve constituait la
vulgate sur ce sujet. On en tro u ve des exemples bien antérieurs au livre de Edward
Said, sans doute parce que la question des traitements infligés aux indigènes du
3. Joseph-François Lafitau, Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, Paris,
1724, 2 vol. L’édition moderne de référence est la traduction anglaise procurée par William Fenton et
Elizabeth I. Moore, Toronto, 1974, dont l’introduction et les notes sont indispensables. Le texte a été
réédité partiellement chez François Maspero, « La Découverte », 1982, 2 vol., introd., choix des textes et
notes par Edna H. Lemay. Je citerai par commodité cette dernière édition, bien qu’elle soit épuisée. Pour
Charlevoix, voir François-Xavier de Charlevoix, Journal d’un voyage fait par ordre du Roi dans l’Amérique
septentrionale [1744], éd. critique par Pierre Berthiaume, Montréal, Presses de l’Université de Montréal,
1994, 2 vol.
Littérature et anthropologie
No u veau Monde est lancinante pour les puissances coloniales euro p é e n n e s
comme pour les Américains eux-mêmes. La culpabilité ou l’accusation sont par-
40 tout sensibles, et à leur côté le deuil mal accompli du monde disparu. En un sens,
cette thèse est juste. Elle remonte d’ailleurs aux deux héritages contradictoires que
nous ont légués les Lu m i è res, d’une part l’ o b s e rvation critique de soi, et d’ a u t re
p a rt la théorie de l’homme de la nature, c’est-à-dire l’idée qu’il existe un objet pur.
Ce dernier point me paraît import a n t : au XVIIIe siècle, qu’ils proviennent de la lit-
térature philosophique ou des milieux religieux, les textes portant sur les Indiens
d’Amérique quittent très vite les circonstances part i c u l i è res, régionales, historiques
ou culturelles, pour former des systèmes généraux de compréhension où sont
confrontées des catégories, des classes d’hommes. Les Indiens sont ainsi traités
comme des figures-types dans des projets d’histoire universelle ou des descriptions
des « mœurs des nations ». Le terme même de « sauvage », obsédant au XVIIIe siècle,
est la marque de cette constante et abusive généralisation.
L’œuvre de Lafitau, par exemple, a été redécouverte au XXe siècle pour sa valeur
d’anthropologie générale4. On s’est intéressé plus aux rapprochements qu’il
fabrique entre les Indiens et l’Antiquité, pour lesquels on l’a beaucoup loué,
qu’aux moments où il s’attache à décrire des pratiques quotidiennes ou des cou-
tumes particulières. Heureusement, ces moments existent ; et pour ma part, je
ferais de Lafitau un ancêtre de l’ethnologie pour ces moments-là plutôt que pour
ses comparaisons. Or, bien qu’il ait séjourné plusieurs années dans une mission
sur le Saint-Laurent, les descriptions locales et singulières sont souvent précédées
chez lui d’un renvoi à des textes du siècle précédent, notamment aux écrits des
missionnaires jésuites chez les Hurons. Il n’est pas rare que Lafitau dise, « telle
coutume n’existe plus aujourd’hui, mais le père Brébeuf (ou le père Le Jeune)
raconte que… ». Ne s’agit-il pas là d’une formule marquant un deuil ethnogra-
phique ? Ainsi, pour trouver le témoignage, le concret, la présence vive des
hommes et des coutumes disparues, il faudrait lire le père Brébeuf, le père Le
Jeune et quelques autres de la même époque ?
Un savoir singulier
En 1632, lorsque les Français revinrent à Québec après avoir repris le contrôle
de la colonie momentanément annexée par les Anglais, la Compagnie de Jésus
obtint le monopole des missions de la Nouvelle-France. Elle chercha à dévelop-
per sa présence sur le cours supérieur du Saint-Laurent et à l’est des Grands Lacs,
en particulier dans les villages hurons, où les missionnaires pouvaient bénéficier
d’une installation stable. Cela était utile autant pour la prédication que pour la
traite des fourrures. Dès 1632, elle dépêcha des pères en Huronie, dont Jean de
Brébeuf (qui y avait déjà séjourné) et Paul Le Jeune furent parmi les principaux.
Pendant quarante ans, les missionnaires jésuites écrivirent chaque année, de chez
4. Une étude de fond est parue récemment, qui re n o u velle notre compréhension : Andreas Motsch,
Lafitau et l’émergence du discours ethnographique, Paris, Éditions duSe p t e n t r i o n – Presses de l’ Université de
Paris-Sorbonne, 2001.
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les Hurons ou d’autres peuples indigènes (car la présence française dans
l’Amérique du Nord s’affirma, avec des fortunes diverses, au cours du
XVII e siècle), ce qu’on pourrait appeler un rapport de terrain, sous la forme d’une 41
lettre adressée à leur supérieur. Ces lettres étaient lues à Québec par le supérieur
de la mission de la Nouvelle-France, éventuellement complétées ou corrigées,
puis envoyées à Rome et à Paris. Elles étaient ensuite publiées par le grand édi-
teur catholique de Paris, Sébastien Cramoisy, sous le titre de Relation de ce qui
s’est passé dans la Nouvelle-France en l’année… Elles connurent un succès considé-
rable, en tout cas durant les vingt premières années de la collection.
Il existe quelques autres livres de voyage et de séjour dans la Nouvelle-France.
Ils sont écrits par des religieux n’appartenant pas à l’Ordre des jésuites (tel le fran-
ciscain Gabriel Sagard), par des aventuriers commerçants (Nicolas Perrot) ou par
des administrateurs coloniaux (Champlain le premier, ou encore Bacqueville de
la Potherie). Mais leur succès ne fut pas comparable à celui des Relations jésuites ;
et la qualité des informations qu’ils transmettent est souvent inférieure. Les
Relations contiennent en effet une masse de connaissances ethnographiques et
linguistiques sur les Hurons et les autres nations indiennes de la région nord-est
du continent. Elles constituent une des sources majeures dans les études histo-
riques sur la Nouvelle-France et dans les recherches sur les cultures indigènes
disparues. Les ethnohistoriens américains (j’y reviendrai) les utilisent abondam-
ment. En extrayant ces connaissances, en les analysant, on a une chance de faire
entendre la voix de l’autre, cette voix d’avant la disparition, dont le XVIII e siècle
déplore ou magnifie le deuil sous la forme du « bon sauvage ».
J’ajouterai que quelques-uns de ces écrits de terrain sont si forts, communi-
quent un si vif sentiment de présence, qu’on est aujourd’hui encore fasciné à leur
lecture. Une humanité autre est là, qu’on cherche à compre n d re au-delà des diffé-
rences culturelles immenses, au-delà aussi des déformations que les jésuites de la
pre m i è re moitié du X V IIe siècle n’ont pu manquer d’apporter à leur perception.
Ces déformations sont de trois ord res. Il y a d’abord l’écran des modèles culturels
pro p res, dont j’ai parlé précédemment. Il y a ensuite les objectifs pragmatiques
poursuivis par les jésuites : les Indiens, dirait-on aujourd’hui, sont instrumentali-
sés au profit du prestige de la Compagnie et de la récolte de fonds. Il y a enfin la
rhétorique particulière d’un langage daté, qu’il faut savoir déchiffrer : métaphore s ,
allusions, prétéritions, références implicites… L’entreprise n’est pas simple : tou-
jours on se heurte au barrage de la culture pro p re. Comment le franchir ?
Je proposerai ici de pre n d re les choses par le détail, en lisant très attentivement
quelques anecdotes racontées dans les Relations du père Brébeuf.
Durant les années 1635-1636, Jean de Brébeuf séjourne à Ihonatiria, village
situé non loin de l’actuelle Giorgian Bay, sur le lac Hu ron. Âgé d’un peu plus de
40 ans, ancien professeur au Collège de Rouen, Brébeuf est à cette époque le
meilleur connaisseur des Hurons, chez qui il a vécu déjà pendant près de six
années. C’est lui qui a fondé la mission des jésuites en Hu ronie. Il a rédigé un caté-
chisme en huron, il prépare un dictionnaire. Dans le village, il est écouté au
Conseil et introduit auprès de plusieurs familles. Les Indiens le tiennent pour un
Littérature et anthropologie
homme doué de pouvoirs spéciaux, d’accointances avec le monde des esprits, et à
ce titre lui adressent toutes sortes de demandes, le craignent, et parfois l’exècrent.
42 Ses Relations sont remplies d’anecdotes qui racontent la vie au village, et par-
ticulièrement les contacts entre la mission et les Hurons. Voici une scène. Afin
de passer avec le moins de désagréments leur premier hiver après leur installation
de 1634, les jésuites font construire une cabane par les indigènes, puis l’aména-
gent en lui donnant certaines commodités européennes. Leurs domestiques (ils
ont avec eux sept accompagnants laïcs) fabriquent quelques meubles, coffres,
tables, bancs. On dispose ce qu’on a apporté, dont une horloge qui sonne les
heures et quelques autres curiosités techniques. Il faut imaginer une horloge de
bonne dimension, avec un marteau qui frappe sur une plaque métallique ou sur
un bulbe lorsque le ressort se déclenche. Pour les Européens eux-mêmes, dans la
première moitié du XVII e siècle, l’horloge est un objet rare, dont le perfectionne-
ment est récent et dont l’usage reste réservé aux clochers des églises, aux hôtels
de ville et aux demeures des riches. Mais pour les Hurons, qui n’en imaginent
absolument pas l’usage, l’horloge est l’objet d’une admiration stupéfaite. Ils tour-
nent autour, regardent si quelque chose est caché dessous, si quelqu’un fait mou-
voir le marteau. Ils attentent la sonnerie, immobiles et médusés. Ils demandent
ce qu’elle mange, ce qu’elle dit lorsqu’elle parle… C’est pour eux une chose
vivante qu’il appellent « le capitaine du jour »5. Ils pensent que les Français sont
doués de pouvoirs surnaturels, qu’ils sont ondaki, des « plus qu’humains ». Car
les Français commandent à l’horloge : si, après un certain nombre de coups de
marteau, un Français crie : « Cela suffit, assez sonné ! », l’horloge s’arrête…
Lorsque sont frappés quatre coups, l’hiver, les Français expliquent que le
Capitaine du jour a dit : « Partez maintenant, nous allons fermer la porte. » Et
tous les assistants s’en vont docilement.
Les jésuites tirent parti de l’admiration dont ils sont l’objet en tentant de faire
compre n d re aux Hu rons l’argument du Grand Horloger : eux qui croient qu’une
simple machine est magique, combien ne doivent-ils pas vénérer Celui qui a fait
l’univers ? On devine à la lecture de la Relation qu’il y là une stratégie didactique
rodée, et que les pères ont déjà promené de par le monde maintes horloges et
maintes curiosités technologiques pour bénéficier de l’émerveillement produit
– tout comme la verroterie, les rubans, les couteaux et les fusils font partie de
l’équipement colonial de base. Les villageois s’ébahissent ainsi devant un aimant
(y a-t-il de la colle ?), une lunette kaléidoscopique, une loupe (la puce devient un
hanneton), un prisme… C’est toute l’ingéniosité technique de l’Europe, laquelle
est en train de transformer les sciences physiques, qui s’expose dans la cabane
d’Ihonatiria, comme si Galilée avec son télescope et De s c a rtes dissertant sur la
lumière s’étaient installés sur les rives du lac Huron avec, cette fois-ci, la bénédic-
5. Terme de Brébeuf qui traduit une expression indigène. Les Hurons tiennent l’horloge pour un chef,
ou peut-être une sorte de sorcier doué de pouvoirs magiques et qui commande le temps ; interprétation
que les réponses fournies par les jésuites ont contribué à construire. La traduction de Brébeuf ne permet
pas de savoir à quel mode de chefferie ils se réfèrent. La situation interculturelle est d’autant plus remar-
quable que les Hurons ne comptent pas les heures (leur temporalité n’obéit pas à un modèle linéaire
cumulatif ) et que leur culture matérielle ne connaît aucun développement mécanique.
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tion de Rome. L’écriture est l’occasion d’un plus grand étonnement encore, les
Hurons ne pouvant compre n d re qu’on puisse, à distance et en jetant simplement
un regard sur une feuille de papier, répéter exactement les paroles prononcées aupa- 43
ravant par un autre. Les jésuites répètent l’expérience sur demande avec complai-
sance et l’on imagine l’argument qu’ils en tirent en évoquant l’Écriture sainte6…
Voici une autre scène. Dans le village, les occupations sont nombreuses. L’été
et l’automne, les hommes sont fréquemment absents pour la pêche ou la chasse,
quand ils ne se sont pas joints à un parti de guerre. L’hiver, tout le monde est là,
et les jeux, les festins, les danses, les conseils se succèdent. Il est difficile d’orga-
niser des séances d’instruction religieuse, il faut être attractif. Les jésuites (ils sont
deux à Ihonatiria) font appeler les gens par le chef du village comme pour un
Conseil, ou bien ils sonnent leur petite cloche. Ils accueillent les Indiens devant
leur cabane en faisant le signe de la croix, revêtus du surplis blanc et du bonnet
carré. Puis, agenouillés, ils entonnent un Pater noster en vers hurons, accompa-
gnés par les enfants qui l’ont appris. Ensuite vient l’instruction que Brébeuf
donne. Elle est complétée par l’interrogation des garçons et des filles sous la
forme des questions-réponses du catéchisme, pendant que les parents présents
regardent avec un étonnement mêlé de plaisir 7. Ceux qui savent reçoivent des
récompenses : un ruban avec des colifichets, quelques perles de verroterie…
Deux petits garçons français (des orphelins qui servent de domestiques aux pères)
reprennent les leçons en s’interrogeant l’un l’autre, « ce qui ravit les sauvages en
admiration », précise Brébeuf.
On voit immédiatement quels sont les modèles culturels jésuites. La leçon de
catéchisme est « montée » comme un théâtre : les costumes, les gestes et les pos-
tures, la structure acteurs/spectateurs, le jeu des deux garçons français qui imitent
de vrais néophytes… – tout cela relève de techniques de communication que les
jésuites maîtrisent parfaitement pour les avoir appliquées dans leurs collèges
européens. Ils ont confiance en la vertu de la représentation et en l’efficacité de
l’imitation. Mais ils s’appuient aussi sur les coutumes huronnes en faisant appe-
ler les gens par le chef comme pour un Conseil de village ou en participant au
système de l’échange par les cadeaux qu’ils donnent. Ils admettent que les
Hurons viennent dans leur cabane pour des motifs fort peu religieux : avoir
chaud, attraper quelque chose à manger, passer un bon moment en jouissant du
spectacle, se donner le plaisir d’admirer leurs enfants… Plus encore, les pères sont
amenés à accepter, en fin de séance, que les vieillards posent à leur tour des ques-
tions, émettent des doutes et exposent leurs propres croyances (« Ils nous racon-
tent… »). Le récit de ce moment est l’occasion d’un aperçu sur la cosmologie
6. L’étonnement devant l’écriture et la supériorité que celle-ci confère est un lieu commun de la littéra-
ture de voyage. L’intéressant dans l’anecdote racontée ici me paraît résider dans le fait que l’écriture entre
dans une opposition entre arts mécaniques (qui supposent un fabricateur) et causalité magique. Des
deux côtés la position est révélatrice, et l’on ne peut pas dire que les Hurons ont tort de voir dans l’écri-
ture une force agissant à distance, c’est-à-dire un cas d’« efficacité magique »…
7. On sait que le catéchisme est une création du Concile de Trente destinée à faciliter l’instruction des
enfants et des classes populaires. Composé sous forme de questions-réponses, il passe en revue les prin-
cipaux articles du dogme et les points de morale. On devait connaître les réponses par cœur. Il est diffi-
cile d’imaginer une forme de dialogue plus éloignée des pratiques indiennes de la parole publique.
Littérature et anthropologie
indigène que Brébeuf reprendra de manière détaillée dans une série de chapitres
de sa Relation de 1637 intitulée « De la créance, des mœurs et des coutumes des
44 Hurons », premier exposé systématique d’ethnologie nord-américaine.
La leçon de catéchisme est une sorte de terrain intermédiaire, un espace pro-
pice aux échanges où se rencontrent la volonté apologétique des uns et la curio-
sité fureteuse des autres. On y troque des paroles, des connaissances, des
influences, des bibelots, des services. On élabore des procédures de vie commune
qui ne déboucheront pas tant sur des conversions que sur des échanges écono-
miques (la traite des fourrures) et culturels. La scène de l’horloge était décrite elle
aussi comme l’un de ces espaces partagés, une sorte de spectacle vécu en com-
mun. C’est un théâtre de la cause cachée dont les pères, en lecteurs d’Aristote,
font une cause première. L’horloge et son horloger donnent à voir une image de
la Création que les jésuites utilisent de la même manière qu’ils utilisent d’autres
représentations, captant le potentiel de l’analogie pour captiver l’esprit de l’inter-
locuteur. Ils pensent la situation de l’ignorance émerveillée comme une situation
pédagogiquement propice, comme ils le feraient dans un collège pour la classe de
physique ou pour celle d’apologétique, ou dans une campagne française en orga-
nisant une procession pour lutter contre l’hérésie protestante. Ils laissent volon-
tiers les villageois leur attribuer une aura surnaturelle, grâce à laquelle ils espèrent
augmenter leur influence. Mais les Hurons de leur côté tentent de faire servir la
force dont ils croient les Robes noires détenteurs à des buts concrets. Ils leur
demandent de faire tomber la pluie ou d’arrêter la tempête, de guérir les malades
ou de faire venir le gibier. Parfois cela marche ! Un plat de maïs est servi chaque
fois que l’horloge sonne douze coups ; la pluie tombe après quelques jours de
processions et de prières ; un enfant guérit à la suite de l’application d’une
relique… Ainsi les villageois demandent-ils aux jésuites de remplir les fonctions
que leurs chamanes remplissent ordinairement, y compris celle de les aider à tuer
leurs ennemis. Deux systèmes de références culturelles fonctionnent sur les
mêmes objets sans se confondre ni se détruire. Deux contextes entrent en inter-
action et produisent la collaboration de deux interprétations pourtant irréduc-
tibles l’une à l’autre.
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accusent les Robes noires de semer la mort par magie. Le chroniqueur jésuite,
quant à lui, fait le compte des baptêmes : ce sont autant d’âmes sauvées. Les
auteurs sont très précis dans cette statistique, qui constitue un point capital de 45
toute Relation. C’est que la présence des jésuites dans ce pays, leur vie constam-
ment menacée, l’argent dont ils ont besoin pour la mission, l’admiration même
des lecteurs ne sont justifiés que par ce calcul qui prend des parts sur l’au-delà…
Lorsqu’ils racontent un épisode d’« efficacité magique » (la tempête qui s’arrête
à la suite de prières publiques, une guérison soudaine), Brébeuf et les autres nar-
rateurs des Relations se montrent en général très prudents. Ils insistent sur la
reconnaissance et la simplicité des Hurons, ils n’ont garde cependant de crier au
miracle. Ils laissent entendre que la Providence est de leur côté ; que tel saint
ardemment invoqué a pu intervenir. Mais il n’écartent pas l’idée d’un hasard heu-
reux. C’est qu’ils s’adressent à plusieurs publics et qu’ils pensent nécessaire de
concilier plusieurs points de vue. Leurs récits sont certes lus d’abord par un lec-
torat catholique composé de dévots, de prêtres et de religieuses. À ce public
s’adresse un discours qui est toujours évaluatif, directement ou implicitement : il
s’agit de juger les faits et les personnes dans la perspective du Salut. Le succès
auprès de ces lecteurs-là est considérable. À l’époque où Jean de Brébeuf écrit, les
Ursulines et les Hospitalières, qui projettent d’établir des maisons sur le Saint-
Laurent sont des lectrices passionnées des Relations. Au couvent de Montmartre,
une religieuse reste constamment prosternée devant le Saint-Sacrement, invo-
quant le secours de Jésus pour les missions. Chaque dimanche, les curés des
paroisses de Paris font prier pour la Nouvelle-France. Des dons sont faits, des
fondations se créent, des vocations naissent. On écrit aux pères, on leur pose des
questions, on leur envoie de ferventes bénédictions, on les admire. Il y a une cir-
culation des textes entre l’Amérique et la France. À la fin de l’été, le manuscrit de
la Relation de l’année écoulée, rédigé ou au moins revu par le supérieur de la mis-
sion, est emmené à Paris sur un bateau qui retourne en Europe. Au printemps
suivant, lorsqu’arrivent à Québec les vaisseaux venus de Dieppe ou du Havre, on
découvre en volume, sous la forme du livre imprimé par Cramoisy, la Relation
rédigée l’année précédente. Il est accompagné de lettres dans lesquelles le texte est
commenté et loué. Brébeuf fait précéder sa rédaction de 1636 d’un prologue où
il se montre très attentif au succès de son récit précédent : « Ayant appris », dit-
il, « comme l’ancienne France brûle de très ardents désirs pour la nouvelle… » Il
inclura un chapitre entier à titre d’avertissement « pour ceux qu’il plairait à Dieu
d’appeler en la Nouvelle-France »8.
8. Jean de Brébeuf, Écrits en Huronie, présentation de Gilles Thérien, Montréal, Bibliothèque québé-
coise, 1996, chap. III : 89-102. Cette édition de poche rassemble les textes écrits par Brébeuf ; intro-
duction, chronologie et bibliographie sont fort utiles. Le livre comprend les deux Relations rédigées par
Brébeuf (1635 et 1636), qui font partie du vaste ensemble des Relations de la Nouvelle France. On peut
lire aussi Brébeuf dans les rééditions modernes de cette collection, principalement Reuben G. Thwaites,
The Jesuit Relations and Allied Documents, éd. bilingue français-anglais en 73 vol., Cleveland, 1896-1900
(les textes de Brébeuf apparaissent aux vol. 8 et 10) et Lucien Campeau, s.j., Monumenta Novae Franciae,
8 vol. parus, dans la série des Monumenta Societatis Jesu, Québec et Rome, 1987- (les deux Relations de
Brébeuf sont au vol. 3).
Littérature et anthropologie
Mais les Relations sont lues aussi par d’autres publics. Certaines sont repro-
duites dans des gazettes ou diffusées partiellement dans des circuits parallèles. Le
46 cardinal de Richelieu, rompant avec le peu d’intérêt marqué par le pouvoir royal
envers la colonie nord-américaine, vient de réorganiser le commerce des four-
rures et tente d’encourager la mise en valeur du sol et l’accroissement du nombre
des habitants. Il y a donc en France un lectorat venu de milieux intéressés par les
potentialités de la colonisation – familles de marins et de marchands, financiers
à la recherche d’investissements, cercles des administrations royales et des parle-
ments provinciaux, aventuriers… – qui cherchent dans les Relations des infor-
mations sur les circonstances de la traversée, sur la vie canadienne et les richesses
du pays, sur les mœurs des Indiens et sur la manière de traiter avec eux. À côté
de ces lecteurs qui poursuivent des buts pratiques, les livres publiés par Cramoisy
attirent les savants et les lecteurs curieux (au sens qu’a ce terme à l’époque des
cabinets de curiosités). On recherche les témoignages, l’exotisme, les événements
surprenants. Les récits de supplices, de dangers, de miracles, de mœurs et de
croyances étranges viennent combler cette demande et rejoignent un désir de
connaissance qui s’alimente au fait rare et au goût du merveilleux. Peu d’ouvrages
dus à des administrateurs ou à des marchands, y compris ceux de Champlain
(dont les Voyages ont été réédités en 1632), parviennent à rivaliser sur ces points
avec les publications jésuites. Celles-ci sont la source de la plus grande partie des
connaissances qu’on avait en France jusqu’au XVIIIe siècle à propos des Indiens
nord-américains, et par conséquent le point de départ de bien des spéculations
sur l’homme primitif, sur la loi de nature, sur la valeur des récits d’origine et des
croyances métaphysiques.
Claude Reichler
état et se contentent seulement de les couvrir de robes neuves. Ils ne touchèrent qu’à
un vieillard, dont j’ai parlé ci-devant, et qui était mort cet automne au retour de la
pêche. Ce gros corps n’avait commencé à se pourrir que depuis un mois, à l’occasion 47
des premières chaleurs du printemps. Les vers fourmillaient de toutes parts et le pus
et l’ordure qui en sortaient rendaient une puanteur presque intolérable. Cependant ils
eurent bien le courage de le tirer de la robe où il était enveloppé, le nettoyèrent le
mieux qu’ils purent, le prirent à belles mains et le mirent dans une natte et une robe
toute neuve, et tout cela sans faire paraître aucune horreur de cette pourriture 9.
Que faire d’un tel texte ? Comment lire une pareille description, la faire nôtre
sans l’édulcorer, déployer les images qu’elle évoque sans nausée ? Nous y perce-
vons d’abord une approche pré-ethnologique de rites mortuaires, faite sur le ter-
rain par un observateur qui ne dissimule pas son implication émotionnelle.
Pe u t - ê t re y voyons-nous aussi un morceau de littérature religieuse à la
Bourdaloue ou à la Bossuet, une méditation sur « ce qui n’a plus de nom en
aucune langue » et une évocation qui pourrait consoner avec les pratiques funé-
raires de l’Europe baroque ? Ou encore, puisque Brébeuf parle en témoin ocu-
laire, l’écriture d’un mémorialiste dont le regard se souvient des bûchers, des
pestes, des ossuaires de chez lui ?
Pourtant cette acclimatation du texte, faite à partir de notre recul historique,
ne doit pas avoir pour effet de masquer l’étonnement des premiers lecteurs de la
Relation, de ceux pour qui elle a été écrite. Car il s’agit dans cette description, de
coutumes que les lecteurs français de 1637 ne pouvaient recevoir qu’à partir de
leur totale étrangeté. C’est pourquoi l’écrivain jésuite commente sa description et
la présente en montrant qu’elle peut être reliée à des pratiques et à des significa-
tions connues des lecteurs. Il suggère d’abord de voir dans le spectacle qu’il rap-
porte une vanité, faisant entrer la contemplation des cadavres dans un genre où
le sentiment de l’horreur est au service du Salut, d’une juste mesure du néant
humain. Il y a dans sa description une insistance qui rappelle le goût maniériste,
les têtes de mort ornant les tables de travail, l’exposition des reliques, les châsses
entourant des squelettes, toute l’iconographie du corps défait et du pourrisse-
ment de la chair. Dans l’esprit de la Contre-Réforme, les représentations pictu-
rales, théâtrales, textuelles, sociales (les cortèges, les cérémonies) sont des
aiguillons puissants de la pensée pour amener les chrétiens à s’imprégner du
Vanitas vanitatum de l’Ecclésiaste :
« Je me trouvai à ce spectacle et y invitai volontiers tous nos domestiques ; car je ne
pense pas qu’il se puisse voir au monde une plus vive image et une plus parfaite repré-
sentation de ce que c’est que l’homme. Il est vrai qu’en France nos cimetières prêchent
puissamment et que tous ces os, entassés les uns sur les autres sans discrétion des
pauvres d’avec les riches ou des petits d’avec les grands, sont autant de voix qui nous
crient continuellement la pensée de la mort, la vanité des choses du monde et le mépris
de la vie présente. Mais il semble que ce que font les sauvages à cette occasion touche
Littérature et anthropologie
encore davantage et nous fait voir de plus près et appréhender plus sensiblement
encore notre misère10.
48
On est frappé par le lexique de l’affect, du sensible, de l’émotion : image, toucher,
faire voir, sensiblement. Les choses deviennent des signes, les cimetières prêchent,
les ossements sont des voix qui crient… Toutes ces manières de dire sont plus que
des métaphores, car Brébeuf a la conviction que Dieu s’exprime à travers la réa-
lité et les actes humains. Il est persuadé que le sentiment religieux s’enracine dans
cette puissance sensible des signes et des représentations, qui est une langue
immédiatement compréhensible, une langue qui ne demande aucun savoir,
aucune littérature. Au contraire : moins on est savant, plus on est ouvert à la
parole que parle cette langue, comme en témoignent précisément les sauvages,
comme en témoigneront les domestiques français conviés à l’entendre ou, en
France, les paysans passant devant les cimetières. Les Hurons sont pour lui les
représentants d’une dévotion qu’on peut dire « populaire » parce qu’elle est
simple et commune à tous les hommes.
On le voit, le jésuite intègre la cérémonie indienne dans la culture de la
Contre-Réforme. Ce qui se passe dans la colonie confirme ce qui se pense dans
la théologie catholique romaine. De plus, Brébeuf prolonge l’effet du spectacle
bien au-delà du cercle des protagonistes et des assistants illettrés qui y assistent,
en donnant à la Fête des morts une valeur exemplaire, c’est-à-dire en faisant de
sa description un exemplum, au sens rhétorique du terme. Dans une argumenta-
tion, l’exemplum apporte l’efficacité de l’image et la force de l’émotionnel ; il
appuie le raisonnement par la valeur concrète, singulière, dont il est porteur. La
description des Indiens contemplant avec amour les cadavres de leurs parents et
manipulant sans dégoût leur chair corrompue doit entraîner le lecteur dans une
sorte d’émulation de miséricorde :
« Ne voilà pas un bel exemple pour animer les chrétiens qui doivent avoir des pensées
bien plus relevées aux actions de charité et aux œuvres de miséricorde envers le pro-
chain ? Après cela, qui aura horreur de la puanteur d’un hôpital ? Et qui ne prendra
un singulier plaisir de se voir aux pieds d’un malade tout couvert de plaies, dans la per-
sonne duquel il considère le Fils de Dieu? »11
Les questions appellent une réaction des destinataires, une réponse enthousiaste
des dévots, leur acquiescement à l’inversion des valeurs sociales, qui fait des
pauvres, des malades, des pécheurs les images du Christ souffrant12. Là encore, le
raisonnement se réfère à la théologie de la Contre-Réforme déployée dans la cul-
ture de l’Europe baroque, qui privilégie les figures de l’antithèse et du renverse-
ment, cette structure de la proximité des contraires que Gilles Deleuze a si bien
Claude Reichler
décrite comme une structure du pli13. Plus l’autre est sale, plus il est beau ; plus
il est différent, plus il est mon prochain ; plus il est pécheur, et plus il me faut le
sauver. L’assentiment actif au contraire, le oui à ce qui menace de me nier est une 49
des grandes motivations de la missiologie jésuite, et particulièrement de la pré-
sence des pères parmi les indigènes de l’Amérique où le mode de vie et les
croyances sont les plus éloignés de ce qui est commun en Europe. Ils vont jus-
qu’à l’acceptation de la mort dans les supplices, reçue comme une garantie de
salut éternel. Cette figure de l’inversion donne forme à une disposition mentale
partagée par les héros du théâtre religieux du premier XVIIe siècle, les Polyeucte
(1643) ou les Genest (1645). Citons ici un autre jésuite, compagnon de Brébeuf
au Canada, le père Le Jeune, auteur des premières Relations, dans un passage où
il résume les difficultés vécues lors d’un hivernage avec un clan de Montagnais
nomades :
« Mais quand il faut devenir sauvage avec les sauvages, il faut prendre sa vie, et tout ce
qu’on a, et le jeter à l’abandon, pour ainsi dire, se contentant d’une croix bien grosse
et bien pesante pour toute richesse. Il est bien vrai que Dieu ne se laisse point vaincre,
et que plus on quitte, plus on trouve ; plus on perd, plus on gagne. Mais Dieu se cache
parfois, et alors le calice est bien amer »14 .
Ajoutons, sans avoir le temps d’ a p p rofondir cet aspect du contexte social et re l i-
gieux, que Brébeuf et Le Jeune sont les contemporains de Vincent de Paul, qui
voyait dans les pauvres et les malades de Paris ses frères et sœurs de misère ; ou de
Marie de l’ Incarnation, religieuse mystique qui demanda d’ ê t reenvoyée à Qu é b e c ,
où elle fonda le couvent des Ursulines pour éduquer dans les bonnes manières et
la foi chrétienne les petites sauvagesses du Canada, qu’elle décrit couve rtes de
crasse et mangées de vermines…15 On pourrait citer maints exemples contempo-
rains témoignant de cette stru c t u re mentale et culturelle exportée d’ Eu rope vers
les villages amérindiens. Elle engendre une tension dynamique entre les contraires
– c’est-à-dire entre les deux parties de la relation coloniale – qui aura sa fécondité.
Dans les missions du Canada, les résultats furent minces sur le plan religieux en
regard des efforts consentis, mais le comportement humain est fascinant, et la re l a-
tion anthropologique nouée mérite d’ ê t re interro g é e16.
Littérature et anthropologie
Middle Ground
50 Brébeuf rapporte fréquemment les conversations et les échanges qu’il a avec les
Hurons, par exemple au sujet des ossements, dont il demande autour de lui pour-
quoi ils sont appelés atisken, « les âmes ». Les Hurons croient, lui explique un
ancien, que les humains possèdent deux âmes ; après la Fête des morts, l’une s’en
va tout droit au village des morts, d’où elle ne revient jamais, à moins qu’elle ne
se soit changée en tourterelle ; tandis que l’autre reste attachée aux os, et
« informe » le cadavre17, sans plus sortir de la grande fosse qui est sa demeure
finale, sauf si quelqu’un compense la mort en prenant le nom du défunt. Brébeuf
ne comprend ni le caractère animiste (au sens général du terme), ni les implica-
tions culturelles et sociales des croyances indiennes, qu’il traite de superstitions et
de sottises, quand il n’y décèle pas l’influence du diable. S’il s’intéresse particu-
lièrement à la Fête des morts et la raconte longuement à ses lecteurs, c’est parce
qu’il y voit la preuve de cette religion primitive dont les jésuites ont fait une base
de leur théologie et une méthode dans leur apostolat, religion qui comporte deux
articles : la croyance en un Dieu souverain et celle en l’existence d’une âme indi-
viduelle immortelle.
Une première approche nous conduit donc à constater que Brébeuf projette
les modèles de sa culture propre sur la culture huronne. Il conclut d’un rite de
double sépulture observé localement à la reconnaissance d’un Dieu transcendant,
à la résurrection des corps, à la compassion pour la souffrance. Il interprète les
rites amérindiens comme apparentés au christianisme. On pourrait le dire en
d’autres termes : l’observateur est incapable de se décentrer, de sortir des normes
et des croyances qu’il a reçues et qu’il tient pour universelles. J’ai rappelé ci-des-
sus que cette forme de cécité avait été présentée comme systématique, pour toute
l’histoire du colonialisme européen. J’ai rappelé que dans le contexte américain,
la dénonciation de l’ethnocentrisme a constitué une version courante des études
sur les relations coloniales entre Européens et Amérindiens. Cependant une nou-
velle historiographie, la New Indian History, cherche à prendre les choses d’une
tout autre manière : plaçant l’Indien au centre de l’enquête, les chercheurs s’ef-
forcent de reconstituer les perspectives indigènes sur la rencontre des cultures.
Beaucoup d’entre eux trouvent dans Brébeuf et dans les Relations des sources
documentaires de premier ordre, qu’ils vérifient et complètent par l’archéologie
et l’ethnohistoire. Les archéologues ont découvert des sites funéraires, dont pro-
L’historiographie des jésuites s’est considérablement développée depuis quelques années. Voir les volumes
dirigées par Luce Giard, ed., Les Jésuites à la Renaissance. Système éducatif et production du savoir, Paris,
PUF, 1995 et Les Jésuites à l’âge baroque (1540-1640), Grenoble, Jérôme Million, 1996. Voir aussi le
numéro spécial « Les Jésuites dans le monde moderne. Nouvelles approches », sous la dir. de Pierre-
Antoine Fabre & Antonella Romano, Revue de Synthèse, 1999, 2-3, 1999.
17. L’expression, qui vient de l’aristotélisme, est employée par Brébeuf lui-même. Lafitau, commentant
Brébeuf, explique le sens qu’il convient de lui donner : « Les Hurons et les Iroquois appellent [l’âme]
eskenn [atiskenn], nom qui a toutes les significations de “mânes”, “ombre”, “simulacre”, “image”, que les
anciens lui avaient affectées » (J.-F. Lafitau, Mœurs des sauvages américains, ed. E. H. Lemay, 1982, II :
160). Il faut donc entendre que les Hurons qualifient les ossements d’« imago » ou de « forma ».
Claude Reichler
bablement celui que Brébeuf a décrit à propos du Festin des âmes de 163618. En
analysant les objets qui se trouvent dans ces sites, on peut mesurer la pertinence
des descriptions du missionnaire et évaluer sa compréhension de la culture 51
indienne, par exemple du système des échanges et des dons qu’il mentionne à
plusieurs reprises. Bien qu’il observe attentivement la valeur des cadeaux faits aux
morts, ou censés être faits par eux, Brébeuf ne peut pas prendre la mesure de la
fonction d’équilibrage économique et politique que remplissent les dons et les
dépenses ostentatoires dans les sociétés améridiennes19. L’ethnohistoire peut aussi
replacer dans le contexte de la culture indienne la compréhension insuffisante
qu’a Brébeuf de la croyance aux âmes chez les Hurons. Elle montre qu’il s’agit
d’un système complexe intégrant de nombreux aspects de la cosmologie et de la
vie sociale, dont les rites funéraires. Sont impliqués les représentations de l’autre
monde, la crainte du retour des défunts (composante que Brébeuf ne décèle pas
dans les attitudes qu’il observe), tout comme les pratiques de chasse, la consom-
mation de nourriture carnée, certains interdits alimentaires ; ou encore la com-
pensation des guerriers morts par leur réenfantement et le supplice infligé aux
prisonniers… Les missionnaires sont incapables de déchiffrer ce système, mais
leurs notations dispersées permettent d’en reconstituer les fragments.
Ainsi, Brébeuf ne comprend pas tout, mais il n’est pas non plus complètement
enfermé dans sa culture propre. Il décrit partiellement, il comprend insuffisam-
ment : sa grille de lecture est inadéquate, mais elle n’est pas un écran opaque.
D’autre part, et surtout, Indiens et jésuites se concertent, prennent des décisions
négociées, agissent ensemble… Malgré les mésinterprétations de part et d’autre,
ils construisent un monde commun, une sorte d’espace intermédiaire où ils peu-
vent se mettre d’accord sur des objectifs sans pour cela qu’ils partagent les mêmes
représentations du monde, et sans que les uns ne cherchent à détruire ou à assi-
miler les autres. Lors du Festin des âmes, Brébeuf négocie avec les chefs des vil-
lages l’ensevelissement des convertis. Français et Hurons échangent des biens, les
premiers pour alimenter le marché européen des fourrures, les autres pour obte-
nir des outils, des parures, des armes, du prestige. Certains Indiens envoient leurs
enfants au catéchisme, d’autres deviennent des prédicateurs auprès de leurs
congénères. Le jésuite, lui, reste dans le village et pense que la continuation du
dialogue est déjà une victoire.
Débusquer le contexte de la culture de départ dans les récits des Relations,
apparaît bien ici comme une démarche nécessaire, mais non suffisante. Il faut
compléter l’étude des représentations des Amérindiens telles qu’elles ont été
construites selon les modèles de la culture européenne, par une analyse des inter-
18. Pour la description d’une fouille, voir Craig F. Nern & Charles E. Cleland, « The Gros Cap
Cemetery Site, St. Ignace, Michigan : A Reconsideration of the Greenlees Collection », Michigan
Archeologist, 1974, March : 1-58.
19. Voir ci-dessous. Les jésuites et les administrateurs français ont vivement condamné ces pratiques,
qu’ils tenaient pour du gaspillage, et les ont peu à peu éradiquées. Sur l’ethnologie des Hurons, voir le
grand ouvrage de Bruce W. Trigger, The Children of Aataentsic : A History of the Huron People to 1600,
Montréal, McGill University Press, 1976, 2 vol. Voir aussi Georges Sioui, Les Wendats, une civilisation
méconnue, Québec, Presses de l’Université Laval, 1994.
Littérature et anthropologie
actions produites concrètement dans telles circonstances, à tel moment, entre tels
et tels protagonistes. On a la chance alors d’apercevoir l’autre contexte du récit,
52 celui des Indiens. Même si je n’y ai pas accès directement, peut-être puis-je
encore entendre et faire entendre cette voix inassimilable ? « Cette voix qui
chante », disait Chateaubriand d’une manière plus lyrique qu’ethnologique en
parlant de l’inspiration américaine dans son œuvre, « et qui semble venir d’une
région inconnue »20.
Cette problématique appartient à une anthropologie des « zones de contact ».
La rencontre des cultures est abordée non plus comme une entreprise unilatérale,
mais comme un mouvement complexe d’interpénétrations et d’échanges, qui
varie selon les contextes, les protagonistes et les moments historiques. S’agissant
du XVIIe siècle et de la Nouvelle-France, l’ouvrage décisif me paraît être celui de
Richard White, The Middle Ground 21. White fait l’histoire des relations entre
nations indiennes et colons français dans la région située à l’ e s t - n o rd-est des
Grands Lacs, qu’on appelait au XVIIe siècle le Pays d’ En - Haut, depuis le début de
la présence française jusqu’à l’abandon de la souveraineté en 1763 et aux pre m i è res
décennies de l’ Em p i re britannique au Canada. Il n’est pas question de résumer ici
cet ouvrage très dense. Le centre du propos peut être saisi dans la notion même
qui donne son titre au livre. En parlant de middle gro u n d , White veut sortir des
schémas de l’acculturation et de l’assimilation, ou, à l’inverse, de l’idéalisation, qui
ont conduit la plupart des re c h e rches. Il vise à montrer au contraire des interac-
tions concrètes, la création de pratiques et de significations communes, malgré et
à travers les différences culturelles. Il ne s’agit plus de découvrir (ou de manquer)
la vérité cachée de l’ a u t re, mais de constru i re un terrain commun, d’ i n venter des
médiations qui permettent l’action concertée et la réalisation d’objectifs partagés.
De dégager, dans l’étude des contacts entre Français et Indiens, des « matrices d’ i n-
terculturalité » et de mettre en lumière les tentatives que font les uns et les autres
pour ajuster leurs actions à la culture de l’ a u t re. Ce faisant, chacun laisse entre
p a renthèses ou accepte d’infléchir ses légitimations pro p res. White montre que ce
mode de fonctionnement connut de grandes réussites au XVIIe siècle, tout part i-
culièrement entre les Hu rons, dont le pragmatisme était propice à l’établissement
d’un middle ground, et les Français, qui cherchaient à fonder des comptoirs en vue
de la traite des fourru res plus qu’à posséder les terres, et avaient par conséquent
besoin de la coopération des In d i e ns22.
20. Mémoires d’Outre-tombe, Livre XVIII, chap. 9. Chateaubriand fait allusion à sa « nuit chez les sau-
vages » durant son séjour en Amérique. L’information ethnologique de Chateaubriand est disparate, mais
il a lu Brébeuf et les Relations, dont il tire parti dans plusieurs textes, notamment dans Les Natchez, son
épopée américaine, et dans Le Génie du christianisme.
21. Richard White, The Middle Ground, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. Voir aussi les
travaux de Denys Delâge, Le Pays renversé : Amérindiens et Européens en Amérique du Nord-est, Montréal,
Boréal Express, 1985 ; « La religion dans l’alliance franco-amérindienne », Anthropologie et Société, 1991,
15 (1) : 55-87.
22. L’ouvrage de White prend en compte l’immense territoire plus ou moins contrôlé par les Français
sous l’Ancien Régime alors que je ne considère ici que le bassin du Saint-Laurent et la Huronie. L’histoire
de la Nouvelle-France est complexe et passe par des étapes où les objectifs des différents acteurs euro-
péens ne coïncident pas : l’administration royale, les gouverneurs installés à Québec, les ordres religieux
et les marchands de fourrure. Les tentatives faites par le pouvoir pour augmenter la population coloniale
Claude Reichler
Tout en suivant une démarche historique rigoureuse, l’ouvrage de White pré-
sente un ensemble d’études de cas très intéressants. Il montre par exemple les
logiques opposées sur lesquelles était fondé le commerce des fourrures. Pour les 53
Français, la traite dépendait d’abord de la valeur des peaux sur les marchés euro-
péens, laquelle était déterminée par des facteurs complètement hétérogènes à la vie
indienne. Certaines années, il arrivait que les compagnies marchandes doivent
réunir deux ou trois fois plus de fourru res pour rembourser leurs investissements.
Aussi les Français apparaissaient-ils, aux yeux des Indiens, mus par une avidité
presque monstrueuse. De leur côté les Hu rons, comme les autres nations
indiennes, ne cessaient d’augmenter leurs exigences et passaient parmi les Français
pour cupides et déloyaux, bien qu’ils ne pussent rien compre n d re du capitalisme,
leur économie reposant sur un système d’obligations réciproques et ne connaissant
pas l’accumulation des richesses. Au terme de la chaîne des obligations, il n’y avait
dans leur culture que les morts, qui n’avaient jamais à re n d re un don et jouissaient
du plus inaltérable prestige. Comme le note Brébeuf, les cadavres dans leurs sépul-
tures étaient parés des plus riches fourru re s ; on déposait dans les tombes des
haches, des couteaux, les outils de fer les plus re c h e rchés. On l’a dit, les sites funé-
raires contiennent des quantités considérables d’outils en fer, ceux-là mêmes que
les Indiens obtenaient pour prix des peaux des animaux qu’ils avaient chassés.
Ainsi les Indiens avaient-ils fait entrer les Français dans leur pro p re système éco-
nomique, où ils étaient considérés comme des protecteurs et des pourvoye u r s
d’objets de prestige, et non comme des partenaires commerciaux. Ces logiques
culturelles incompatibles n’ont pas empêché l’essor de la traite, au contraire, elles
l’ont favorisé durant une certaine période. La traite était un middle ground. On
pourrait développer bien d’ a u t res exemples : celui des mœurs sexuelles (où se
retrouvent « filles de chasses » indiennes et « coureurs des bois » français), du sys-
tème familial, des conversions religieuses, etc. On constaterait à chaque fois com-
bien la notion de middle ground est pertinente et permet de dépasser
l’ a n t h ropologie de la culture pro p re et la dénonciation devenue stérile.
Cependant une question nouvelle apparaît : jusqu’où une re c h e rche portant sur
les Relations elles-mêmes, c’est-à-dire sur un corpus exc l u s i vement textuel, et par-
tiellement littéraire, peut-elle s’ i n s p i rer d’une démarche ethnohistorique ? Richard
White et les ethnohistoriens en général travaillent à partir d’ a rc h i ves militaire s ,
de fouilles archéologiques, de statistiques commerciales ou administratives. Ils
reconstruisent les circonstances d’un traité, des flux d’échanges, des alliances guer-
rières, des données démographiques, des sociabilités, des évolutions matérielles. Si
les Relations jésuites les intéressent, c’est parce qu’ils y tro u vent une documenta-
tion de pre m i è re main, mais une documentation qu’ils considèrent comme sem-
blable à celle qu’ils vont chercher partout ailleurs, et qu’ils vérifient autant que
possible par des recoupements de sources.
et développer les cultures ne connurent longtemps que peu de succès. Parmi les nombreuses études sur
les relations entre colons français et Indiens au XVIIe siècle, citons encore BruceW. Trigger, Natives and
Newcomers, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1985.
Littérature et anthropologie
Je travaille quant à moi sur des textes, sur du discours. Ce lieu de langage peut-
il constituer un middle ground, un sol commun où subsisteraient les traces entre-
54 croisées des Indiens et des jésuites ? Plus encore : des Indiens et des lecteurs ? Les
Relations elles-mêmes peuvent-elles être conçues comme un terrain où non seu-
lement se racontent, mais encore se produisent des contacts culturels ? Peut-on
penser que, dès lors qu’elles sont écrites et diffusées, les interactions restreintes de
la « zone de contact » s’élargissent aux dimensions du lectorat, c’est-à-dire de
l’histoire coloniale du XVIIe siècle français ? Le local entre alors dans un espace de
communication ouvert et devient lui-même un contexte auquel se relieront les
interprétations diverses que peut recevoir un récit. Je fais l’hypothèse que les
Relations elles-mêmes constituent un middle ground. Quoique écrites de la main
des seuls missionnaires, elles font entendre les voix indiennes à l’usage des lec-
teurs. Le texte de Brébeuf, très concrètement riche à cet égard, est rempli de dis-
cours des Hurons. Brébeuf rapporte leurs paroles, leurs raisonnements, les
discussions qu’ils ont entre eux comme celles qu’ils mènent avec les pères.
Brébeuf est fasciné par la parole. Il prêche en huron, il a composé un catéchisme
dans cette langue et un dictionnaire ; il recueille non seulement des expressions,
mais des manières de dire et de penser. Il rapporte ces dires et ces pensées sur le
diagramme qu’il a à sa disposition. Homme du premier XVIIe siècle, formé dans
les collèges jésuites, il est à la fois mystique et baroque ; il aime les anecdotes, les
faits curieux, en esprit qui collectionne plutôt qu’il ne classe. Je l’ai dit, ses lec-
teurs contemporains faisaient de même et se retrouvaient dans ses récits.
Ces textes nous parlent encore aujourd’hui, au-delà des apories de l’hermé-
neutique et des dénonciations du postcolonialisme. Ils nous donnent une forme
de connaissance, différente de la connaissance documentaire, de cette société
impossible à observer, à travers la présence de ses voix disparues 23. On l’a vu, il y
a dans les Relations des rencontres singulières, la présence d’une humanité diffé-
rente, des actions entreprises en commun, des descriptions concrètes. On a le
sentiment d’une sorte de moment phénoménologique dans le contact humain,
sensible malgré les mésinterprétations et la divergence des objectifs poursuivis. Il
me paraît évident que l’esprit baroque, comme disposition « holistique » de
conciliation des contraires et attrait des curiosités, a représenté une configuration
favorable à la constitution d’un sol commun, une sorte de réussite momentanée
et rare du contact interculturel 24.
Par la suite, après Bacon et Descartes, la construction d’une rationalité scien-
tifique imposera des classifications ordonnées et des démarches objectivantes. Le
sujet connaissant se sépare des objets et décrit les rapports qui se forment entre
ceux-ci. Ce processus est à la base des comparaisons qu’effectue Lafitau entre des
23. Voir aussi, à propos de L’Histoire des Isles Marianne du père Le Gobien, une idée semblable déve-
loppée par Carlo Ginzburg, dans le chapitre intitulé « Alien Voices. The Dialogic Element in Early
Modern Jesuit Historiography », de son ouvrage History, Rhetoric and Proof, Hannover, NH, University
Press of New England, 1999 : 71-91.
24. Sans partager son idéologie, on peut comprendre la thèse de Francis Parkman sur la réussite de l’ap-
proche pratiquée par les jésuites de la Nouvelle-France. Voir Francis Parkman, The Jesuits in North
America in the Seventeenth Century [1867], Lincoln, University of Nebraska Press, 1997.
Claude Reichler
peuples et des époques que tout sépare. Il a pour conséquence de mettre à dis-
tance les objets et d’« abstraire » leurs qualités particulières. Quand ces objets sont
des hommes, l’objectivation équivaut à une forme de perte 25. Au seuil du siècle 55
des Lumières, chez un Lafitau mais chez d’autres descripteurs aussi, on entre dans
un mode de connaissance qui tend à effacer les singularités au profit des typolo-
gies. Il est certainement significatif que ces nouvelles procédures de connaissance
fassent entrer la description anthropologique dans l’orbe des sciences physiques,
et tout en même temps correspondent à une prise de conscience de ce que j’ai
proposé d’appeler en commençant cette étude un deuil ethnographique.
RÉSUMÉ/ABSTRACT
Claude Reichler, Littéra t u re et anthropologie. Claude Reichler, Literature and Anthropology:
De la représentation à l’interaction dans une On Recounted Interactions in a 17th Century
Relation de la Nouvelle-France au XVIIe siècl e.— Travel Account from New-France. — A few
L’auteur se propose ici d’analyser quelques aspects of a text written in 1636 by Jean de
aspects d’un texte écrit en 1636 par un mis- Brébeuf are analyzed. At the time, this Jesuit
sionnaire jésuite, Jean de Brébeuf, alors que missionary was among the Huron to the east
celui-ci séjournait chez les Hurons, à l’est des of the North American Great Lakes.
Grands Lacs américains. Riche d’anecdotes Abounding with anecdotes and accounts of
et de notations d’interactions concrètes, le concrete interactions, this text tries to pre-
texte s’efforce aussi de présenter les grandes sent the broad traits of what used to be cal-
lignes de ce qu’on appelait les « mœurs et led « savage mores and customs ». Intended
coutumes des sauvages ». Il s’adresse à des for a variety of readers, it tried to meet up to
publics divers dont il cherche à satisfaire les their expectations. It leads us to raise ques-
attentes. À partir de ce texte, l’auteur s’inter- tions about how we should handle a corpus
roge sur la manière d’aborder un corpus qui that is a cultural, ethnological and religious
appartient à la fois à l’ethnohistoire, à l’his- history as well as literature. An approach is
toire culturelle (et religieuse), et à la littéra- chosen capable of combining epistemologi-
ture. Il opte pour une approche capable de cal realism with consideration for textual
combiner le réalisme épistémologique et la effects. Arguments are presented for recogni-
prise en compte des effets textuels, et argu- zing the historical and anthropological value
mente en faveur de la valeur historique et of the knowledge developed, in contact
anthropologique des connaissances élaborées zones, within such documents and, thereby,
par de tels documents, dans le contexte des for a diversified approach to colonial writings
« zones de contact », et donc pour une and their actors.
a p p roche diversifiée des littératures colo-
niales et de leurs acteurs.
25. J’ai proposé quelques réflexions sur ce sujet dans un article qui étudie la réception de Brébeuf et des
Relations chez Lafitau, dans le cadre d’un changement d’horizon épistémologique. Cf. « Un texte est un
migrant. L’exemple d’une Relation jésuite écrite en 1636 », in Les Contextes de la littérature, s. dir. Jérôme
David, N° spécial d’Études de Lettres, 2001, 2.