Berton Benjamin - Le Nuage Radioactif

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LE NUAGE RADIOACTIF

BENJAMIN BERTON

LE NUAGE
RADIOACTIF
roman

Avec une bande dessinée originale


de Kevin Cannon

ring.fr

ÉDITIONS RING
Collection

RING BLANCHE

RING

www.ring.fr

Tous les droits de traduction,

de reproduction et d’adaptation

Réservés pour tout pays.

© RING ÉDITIONS, 2014


« Nous, pauvres insectes posés
Sur le vitrail d’une fenêtre cossue,
Et vautrés dans sa lumière,

Nous sommes
Aspirés dans le soleil couchant,
Tandis que les trompettes ronflantes
Et claires du nuage
Beuglent après la nuit. »

Mervyn Peake – Poèmes (1939)


DEUXIÈME
JOUR
1
LA CENTRALE

Le fleuve est tendre, son cours silencieux ; entre les bancs de


sable et herbes folles, navigue. Des oiseaux bécotent un
guignon de pain et des débris secs en battant des ailes.
Le père et l’enfant sont accroupis au bord de l’eau. Le
gamin, qui n’a pas sept ans, lance des poignées de gravier
concentré qui tombent comme de l’amorce en pluie
poussiéreuse. De vrais poissons viennent y voir de près et
bullepointent sur le pourtour des jets.
— C’est un trop beau paysage, dit le gamin.
— J’y suis venu pour la première fois avec mes parents.
Nous campions près de l’eau et il avait plu pendant trois jours.
Des torrents, des larmes grosses comme des cerises. Je me
souviens que ça claquait sur le toit de la tente et que je m’étais
endormi sous le tintamarre, en écopant le tapis avec une
timbale. Mes grands-parents louaient une petite maison à
quelques kilomètres d’ici. Ils y sont venus près de trente
années de suite.
— Ils sont morts ?
— Ma grand-mère vit encore. Elle est très âgée aujourd’hui
et cela fait si longtemps que je ne l’ai pas vue. Mon grand-père
est mort d’une crise cardiaque il y a quinze ans. C’était un
homme amusant, mais il buvait beaucoup trop pour l’être tout
le temps.
Denis s’interrompit et se mit à tousser violemment. Il se plia
en deux pour chasser la gêne et finit par cracher un lourd
molard jaune dans l’eau plombée. Il déplia un mouchoir en
papier et le remplit en un instant de morve sombre.
— Tu es malade ?
— Ça fait des mois que je traîne une rhinite. Ça n’est pas
grave. Mais je crache et je tousse comme un sac.
Le mouchoir avait fondu sous le poids de la nasse et Denis
dut essuyer ses mains emmiellées dans l’herbe.
— C’est quoi une rhinite ?
— Un mauvais rhume avec la morve qui ressemble à de la
marmelade d’orange et qui pue le coyote. Tu n’es jamais
malade, toi ?
— Ça m’arrive, mais maman n’aime pas ça. Elle n’aime
pas rester à la maison pour me garder. Elle ne peut pas aller au
travail quand je suis malade.
— Quel genre de maladie tu as ?
— J’ai mal à la gorge, des fois. Et aux oreilles. Parfois j’ai
aussi des bleus et c’est surtout quand je me bats avec Achille.
— Suis-moi et fais attention aux branches.
Denis et le garçon remontèrent le cours de la Loire. La
journée était belle, bien qu’un peu fraîche pour la saison. Il n’y
avait pas un pet de vent. Le garçon portait un blouson trop
petit pour lui et léger pour le froid qu’il faisait. Personne
n’avait pris soin d’adapter sa mise à la météo. Cela faisait deux
jours qu’il portait les mêmes vêtements et, comme ceux des
enfants de cet âge, ils étaient tâchés à l’entrejambe et usés aux
genoux.
Denis n’avait pas non plus de tenue remarquable. C’était un
bel homme de trente-cinq ans d’une taille convenable et de
silhouette agréable. Il était brun avec un visage carré et des
cheveux coupés courts. Sa beauté n’était pas éclatante, mais il
était du genre à plaire aux filles et à inspirer la confiance aux
banquiers et aux assureurs. Il portait un jean décontracté et un
de ces blousons, informe et passe-partout, qu’affectionnent les
gens qui sont en weekend prolongé. Il était assez difficile de
savoir à quelle époque il appartenait et s’il accordait une
importance ou non à son apparence.
Les deux compagnons se déplacèrent le long du fleuve,
large de cent mètres au moins à cet endroit, entrecoupé d’îlots
et de niches de sables, elles-mêmes montées de touffes
échevelées, de bois mort et de diverses installations flottantes.
À quelques centaines de mètres de l’endroit où la Loire et la
Vienne se rejoignaient, seule une nuance de gris vert
distinguait l’eau de la terre. Au commencement, la matière
était unique.
À cette heure-là, en milieu de matinée, et en pleine
semaine, il n’y avait personne autour. Pas même un vieux
pêcheur ou une de ces barges anciennes, lancées par l’office du
tourisme, qui parcouraient désormais le fleuve sur quelques
kilomètres. La modernité avait constitué, faute de projet
véritable, à rejouer, pour la galerie et pendant la belle saison,
des scénographies disparues comme dans un parc d’attractions.
S’il n’y avait eu la route en aplomb du fleuve, l’homme et
l’enfant auraient pu se croire seuls au monde. C’était une
sensation qu’on pouvait éprouver ici si on ne relevait pas la
tête trop haut : celle de glisser dans un environnement sauvage
et inviolé.
— Pourquoi il n’y a pas de bateaux sur la rivière
? demanda Ian.
— À cause des bancs de sable. Par le passé, il y avait des
barges qui en descendaient le cours et transportaient un tas de
choses jusqu’à Tours. Tout ça a été abandonné aujourd’hui, au
profit de la route et du train. Tu aimes les bateaux ?
Le gamin ne répondit pas. Il regardait un oiseau, gris et
ébouriffé, posé à quelques mètres devant lui. L’oiseau se tenait
sur une patte et piquait le sol avec son bec orangé à la
recherche de vers. Denis hésita à lui dire comment il
s’appelait, mais il s’abstint. Il avait une tendance naturelle à
tout expliquer. Il n’avait jamais vraiment vécu avec le gamin,
mais était tout à fait conscient que, s’il l’avait fait, il aurait
passé la journée à l’abreuver d’informations savantes et que
cela n’aurait pas plu à sa mère. On ne farcit pas la tête d’un
enfant de cet âge. Il faut lui laisser le temps de se
développer par lui-même et de se confronter à son ignorance.
— Drôle d’oiseau, hein ?
— Il a une crête, rigola le gamin.
Ils passèrent sous le tapis du pont qui enjambait le fleuve.
Les ponts sur la Loire n’étaient pas si nombreux. Celui-ci était
étroit, construit en fer forgé et en béton. Le trafic au-dessus se
faisait sur une seule voie. Il était possible que cela ait été voulu
pour limiter la vitesse et les allers-retours. Peut-être n’y avait-
il pas besoin d’un pont plus large. Cela avait pourtant été
la mode ces dernières années. La fabrication des ponts, quoi
qu’ils enjambent, créait de l’emploi et posait la région en «
nœud de communication ». Chaque région, même la plus
reculée, se devait d’être un nœud de communication de
quelque chose. Dans le jargon politique, ça voulait dire que
personne ne s’y arrêtait ou presque. Les ponts étaient
emblématiques de la grandeur régionale. On en tirait des cartes
postales et on exposait un savoir-faire. Les moins vernis
taillaient des ronds-points fleuris.
Celui-ci appartenait clairement à la génération antérieure,
celle des ponts qui servent juste à franchir un obstacle et à
crapahuter à dos d’âne pour acheminer trois marchandises. Le
pont sur la Loire était tendu entre deux pâtés de maisons qui
n’annonçaient pas véritablement des villages. C’était plutôt
des postes avancés de civilisation, deux ou trois bâtisses qui
ressemblaient à des maisons d’éclaireurs ou de garde-barrière,
sans charme et peintes en blanc, avec des rideaux pisseux et
salis par la circulation. Le genre de maisons habitées par des
couples qui ont des clapiers à lapins à l’arrière du jardin. Le
monde s’était enlaidi ces dernières années. La réalité s’altérait
et la crise frappait durement l’Europe. La France n’était pas en
reste. Le manque d’entretien des routes et des habitations
individuelles en était le premier symptôme visible. Le
pays était en perdition. Les liaisons secondaires étaient
mal entretenues.
Lorsqu’ils passèrent sous le pont, Denis et Ian furent
comme enveloppés dans une bulle de silence. Par un effet
étrange, les bruits du dessus étaient bloqués par la chape de
béton. Les oreilles se bouchaient sans qu’on ait besoin de se
pincer le nez pour les réinitialiser. Sans le son, l’œil était
beaucoup plus attentif aux mouvements, aux libellules, à
l’oscillation des herbes et au moindre clapotis causé par l’eau
contre les pieds du pont. Ian poussa un cri strident pour tester
l’écho. C’était quelque chose qu’il avait expérimenté
plus jeune lorsqu’il se promenait avec sa mère. Il y avait une
rivière et un petit pont près de la Manufacture des Tabacs. Il
adorait faire rebondir sa jeune voix contre les parois et
l’entendre revenir aux oreilles crécelle.
Lorsqu’ils débouchèrent de l’autre côté, le visage de Denis
s’illumina. Il était venu pour cela. Devant leurs yeux, ou plutôt
ceux de l’homme, car le fils n’avait pas encore pensé à relever
la tête, la centrale se dressait en majesté.

Périmètre de sécurité oblige, elle était assez éloignée d’eux,


mais ses tours réacteurs de vingt-huit mètres de haut faisaient
leur petit effet quand ils entraient dans votre champ de vision.
Le gamin ne s’attendait pas à un tel spectacle et lâcha un «
waoh » d’enthousiasme qui fit plaisir à celui qui l’avait
emmené précisément pour cela : déclencher cet étonnement, la
surprise de découvrir quelque chose de radicalement nouveau
et d’inouï. La centrale nucléaire avait une forme inédite pour
qui n’en avait jamais vu et on en voyait assez peu, par
définition.
— C’est le château fort que tu m’as parlé ? interrogea le
gamin.
— Dont je t’ai parlé. Non. C’est une centrale nucléaire. On
fabrique de l’électricité ici. Tu vois cette grosse boule ronde
là-bas ?
Le gamin dit qu’il la voyait.
— C’est un réacteur. Il ne marche plus aujourd’hui, mais il
a été le premier en France à faire de l’électricité de cette
manière.
— Comment on fabrique de l’électricité ?
— Notre corps est constitué de petits morceaux,
de morceaux de morceaux d’une taille très très petite, comme
des grains de sable, en plus minuscule encore. Des atomes. À
l’intérieur des tours, les bonhommes font éclater ces atomes en
des éléments encore plus petits. Comme lorsque tu casses du
verre et qu’il éclate par terre. En se cassant, les morceaux
produisent de la force qu’on appelle de l’énergie et qui donne
de l’électricité.
— Les morceaux doivent avoir mal, remarqua Ian.
— Quand tu fais exploser un atome de cette façon, il y a
tellement de force que les autres tombent en miettes les uns
après les autres et cela continue et continue et continue encore.
Ils cassent comme des dominos tombent les uns sur les autres.
Cassent, cassent, les morceaux et ça ne s’arrête jamais. C’est
pour cela que les bonhommes ont fait des tours de château fort
et amènent de l’eau là-bas. La tour sert à empêcher les autres
morceaux de se casser au-delà d’un certain point et l’eau aide
à les soigner pour qu’ils ne se cassent plus.
— Sauf que la centrale, elle protège l’intérieur de la tour,
mais pas les méchants d’entrer dedans comme les châteaux
forts, hein ? Qu’est-ce qui se passerait si les bonhommes y
arrivaient pas ?
— Personne ne sait. Les morceaux se casseraient partout et
casseraient les maisons, les routes, les ponts… jusqu’à ce qu’il
ne reste plus rien à casser…
— Les nuages, les oiseaux, les bonhommes, les tables,…
— C‘est à peu près ça. Approche.
Il était impossible d’expliquer à un enfant de six ans
comment naît une réaction nucléaire. Denis n’était pas tout à
fait satisfait de sa présentation, mais il aurait d’autres
occasions d’y revenir.
Il détailla pour son plaisir personnel les formes
remarquables de l’édifice dont il connaissait l’histoire par
cœur. Il compta les réacteurs pour voir s’il n’en manquait pas,
distingua ceux qui marchaient encore de ceux qui avaient
été rattrapés par l’obsolescence. La centrale était, pour un
bâtiment de cette sensibilité, entourée par des protections
relativement modestes : une ligne de barbelés, une zone
démilitarisée de quelques dizaines de mètres et de la verdure.
Côté Loire, seul un grillage de trois mètres empêchait qu’on
accède au site. Plus loin, un fossé avait été creusé, couvert par
une autre ligne de barbelés.
Denis avait découvert Chinon alors qu’il était encore un
gamin. Il s’y était promené avec son père lors d’un de leurs
séjours dans les environs. La centrale faisait alors beaucoup
parler d’elle. Les habitants du coin en craignaient les
nuisances, mais en révéraient les bénéfices sur l’emploi.
L’écologie n’avait aucun poids et il y avait encore assez peu
d’exemples d’accidents majeurs survenus sur de telles
installations. Le regard des hommes avait changé
aujourd’hui, mais celui de Denis conservait une part
d’émerveillement devant la construction elle-même, sa
manière de se fondre dans l’environnement tout en le
défigurant gentiment, et l’immense pouvoir qui en découlait.
La juxtaposition des tours et des réacteurs respirait
la puissance, la compacité et la vie. À l’arrière-plan du site, les
éléments de refroidissement vieillissants cascadaient comme
ces fontaines à chocolat qu’on installe maintenant sur les
tables de salle à manger. L’ensemble lui-même ne ressemblait
à rien d’autre : c’était à la fois une structure industrielle et en
même temps un palais avec ses dômes, ses tours, ses
immenses logis inhabités, entourés de verdure et rafraîchis par
le fleuve royal. Aux yeux de Denis, la centrale était d’assez
loin ce que l’homme du vingtième siècle avait fait de plus
beau et de plus élaboré.
La prouesse architecturale n’avait rien à voir avec les
trésors d’ingéniosité requis pour bâtir des gratte-ciels de
centaines de mètres de haut ou des ponts suspendus de
plusieurs kilomètres. C’était la fonction qui primait et l’on
avait ici édifié un outil qui, non seulement élevait l’âme par sa
beauté et sa perfection, mais contenait, dans ses entrailles,
l’équivalent de trois soleils, enfreints, maîtrisés, domestiqués
pour distiller à des centaines de kilomètres à la ronde du
progrès, de la lumière et de la chaleur.
La domestication du feu est l’acte prométhéen premier et, de
fait, le plus humain qui soit, celui qui a permis à l’homme de
ressentir la différence entre le chaud et le froid, entre le cruel
et le tendre, entre le cru et le cuit. La maîtrise de l’atome à des
fins civiles aura été, après ses utilisations guerrières, la
prolongation la plus aboutie de cet acte élémentaire. C’est pour
cette raison qu’une telle magie émanait de Chinon et pour
cela aussi que le jeune homme y était revenu des années après,
comme en pèlerinage, tournant autour entre chaque voyage ou
déplacement professionnel, pour y chercher paix et réconfort.
Le gamin détaillait la centrale avec des yeux curieux. Denis
le jalousait de pouvoir la voir avec l’ignorance de son âge. Lui,
connaissait les fonctions de chaque décroché. Il s’était
renseigné sur la construction, sur la structure, sur ce qu’abritait
chaque bâtiment. Il se pouvait même, dans un passé proche,
qu’il y ait travaillé comme cadre technique affecté à l’entretien
des bassins de refroidissement. Il avait appartenu un temps à la
grande famille du nucléaire, cette belle famille
dysfonctionnelle et aristocratique qui cachait ses blessures et
ses morts sous le tapis. Les hommes contenaient l’énergie et
modelaient la puissance. L’énergie composait l’homme et le
monde qui l’entoure. Ils l’enchâssaient dans de grands
oléoducs électriques, des blocs souterrains qui électrisaient la
campagne comme des fils d’araignée incandescents. La
centrale était le centre de toute chose. C’était elle et non les
écologistes qui maintenait le paysage à flot et lui offrait avec
la terreur du cataclysme la tranquillité et la préservation.
Sans cette peur de ce qui pouvait arriver de pire, la
nature aurait été saccagée comme partout ailleurs et
sacrifiée aux habituelles activités humaines.

Ian imagina qu’une princesse, détenue au sommet de B2,


attendait qu’on la secoure en dégrafant son corsage laiteux. Il
pouvait entendre les cris de détresse qui tombaient du donjon.
C’était un réacteur de 2785 mégawatts de puissance
thermique, un dragon plutôt qui était prêt à jaillir infernal et à
enflammer le pays des HLM et des toits de chaume. Lors de la
construction, la taille des tours avait été limitée à vingt-
huit mètres contre des centaines de mètres ailleurs, pour ne pas
abîmer le paysage et ne pas faire de concurrence déloyale aux
châteaux de la Loire.
— Le monde est en train de changer, confia Denis au
gamin. Ce que tu connais aujourd’hui, tu ne le connaîtras pas
demain.
Il n’était pas certain que le gamin comprenne tout ce que
son père avait à dire, mais Denis pensait que les messages
qu’il lui délivrait s’imprimeraient d’une façon ou d’une autre
dans son esprit et lui reviendraient de manière prophétique
lorsque le grand bouleversement prendrait corps.
L’accident de Fukushima avait représenté pour la planète
entière, après Tchernobyl, Three Mile Island, Sellafield et
quelques autres, une prise de conscience des dangers du
nucléaire et de la fragilité de l’occupation humaine sur le
globe. Mais le fantasme du grand accident, qui viendrait et
ravagerait la planète ou rendrait inhabitables des pays entiers,
n’était pas quelque chose qu’il prenait au sérieux. Ce n’était
rien d’autre qu’une mise à jour de la Grande Apocalypse
annoncée par les hommes depuis des siècles et qui n’était
jamais venue. Le changement ne jaillit pas de la maladie, du
tremblement de terre ou de l’ouragan. Le changement est une
transformation à pas lent de l’habitat ou de l’écosystème
qui affecte la nature elle-même et les rapports de
l’homme avec lui-même. Il s’agit, à chaque fois et
historiquement, plus d’un long goutte à goutte suivi d’un
précipice soudain que d’un drame taillé pour les couvertures
télé avec ses héros, ses embrasements et ses défaites.
— L’énergie nucléaire est en train d’affecter la texture des
choses, poursuivit-il. Elle modifie ce que nous sommes et nous
transforme en une autre race, un autre genre. Notre langage
change, notre chair varie et la manière dont nous vivons et
interagissons les uns avec les autres, l’organisation même de
notre société est affectée chaque jour par l’immense puissance
contenue entre ces murs. Le jour est proche où rien ne
ressemblera plus à rien.
Le gamin regardait Denis d’un œil interrogateur. Il ne
l’avait jamais entendu parler de cette manière-là avant. Il est
vrai qu’ils se connaissaient peu, et même pas du tout. Cela
faisait à peine une journée qu’ils voyageaient ensemble et pour
la première fois, Ian ressentit l’étrangeté de cet homme qui se
présentait comme son père, de son comportement, de son
discours. Il eut envie d’être avec sa mère, mais n’osa pas en
faire état de crainte que l’homme ne le prenne mal. Les
réactions des pères pouvaient être imprévisibles à ce qu’on lui
en avait dit. Il eut peur, mais se calma en calant sa respiration
sur les paroles de l’homme. La voix était rassurante, posée et,
s’il n’en comprenait pas toujours le sens, bienveillante.
— Cela fait des années que j’y pense. Les choses sont en
passe de changer de manière radicale. C’est pour cette raison
que j’ai voulu t’emmener avec moi. Je voulais que tu sois
prévenu parmi les premiers pour avoir toutes tes chances dans
le nouveau monde. Tu es encore jeune, trop peut-être, mais ce
n’est pas grave. Tu comprendras ce que tu comprends et tu
devineras le reste. Chaque centrale est un point
d’accouchement du monde qui vient, chaque centre diffuse
une vie nouvelle, une modification fondamentale de la matière
qui nous constitue. Ouvre les yeux.

Denis entraîna Ian plus loin. Ils marchèrent en silence sur une
cinquantaine de mètres. L’eau paraissait lourde, grise et
marronnasse. La largeur du fleuve contredisait son aspect
tranquille et paisible comme si la force contenue s’écoulait
comme de la lave. Denis tira de son sac un appareil
rectangulaire avec un cadran électronique. L’appareil était
prolongé par une sonde métallique et vibrait comme un
détecteur de métaux.
— La radioactivité à cet endroit n’est pas plus
forte qu’ailleurs. Elle se tient, d’après les mesures des
associations, bien en deçà des normes autorisées, mais cela ne
veut rien dire. J’ai mis en évidence une notion qu’aucun
scientifique n’a isolée encore et que j’ai appelée la
radioactivité noire, une sorte d’anti-radioactivité qui
accompagne l’émission naturelle des solides et est infiniment
plus puissante et perturbante pour les organismes. Tu vois ce
que je veux dire ? Non, bien sûr. Regarde l’aiguille. Elle
oscille à peine et pourtant, tu n’as aucune idée de la force qui
est en train de s’épancher ici. Les canalisations d’eau qui
relient le fleuve à la centrale se trouvent à dix mètres de nous.
Elles sont enterrées en profondeur, mais vois ça : l’eau
qui s’écoule ici est saturée d’énergie, c’est une eau magnifique
et plus forte qu’aucune autre eau, une eau qui est suffisamment
puissante pour ressusciter les morts et changer les vivants en
gélatine.
Denis s’allongea de tout son long et laissa tremper sa main
dans l’eau brune.
— Regarde encore, lui dit-il, en faisant ruisseler le courant
entre ses doigts.
La main se couvrit de gouttelettes épaisses comme du
mercure. Avec la lumière, des reflets bleutés pétillaient autour
de ses extrémités. L’eau était épaisse, bleue et rose, dès qu’on
l’extrayait du cours bourbeux de la Loire. Ian entendait le
grésil des molécules contre les doigts osselets. Le gamin
s’allongea aux côtés de son père. Ce dernier se redressa alors
pour lui tenir les jambes et l’empêcher de basculer.
— Tu sens ? lui dit-il, la force de l’eau… Et tu n’as encore
rien vu.
Denis savait que le dégagement aurait lieu d’un instant à
l’autre. Les mouvements d’eau entre le cœur et le fleuve
étaient réglés comme du papier à musique. Des valves
s’ouvraient en amont près des réacteurs et libéraient les
immenses volumes d’eau qui avaient empêché la réaction de
s’emballer pendant les six ou sept heures précédentes. Des
centaines de mètres cubes nécessitaient alors un
renouvellement. La programmation était infaillible et maîtrisée
de bout en bout. Officiellement, l’eau qui était relâchée dans le
fleuve après avoir refroidi les installations n’était ni toxique, ni
modifiée. Elle n’entrait du reste jamais en contact direct avec
la matière nucléaire. Les cuves étaient étanches et fermées par
des parois épaisses comme des murs de ferme. Il n’était
question que d’échanges et de circulations thermiques.
À heure fixe, les bassins étaient vidés et remplis à nouveau
d’eau fraîche. L’eau usée était relâchée dans le fleuve, juste
plus chaude de trois ou quatre degrés, ce qui permettait, à ce
qu’on racontait, aux enfants de se baigner du côté de Chouzé,
dès la mi-avril. Alors que le gamin retirait sa main, un courant
d’eau chaude se forma à l’aplomb de leur position. L’eau se
mit à pétiller et à s’agiter de traits bleus et de microbulles.
Le bouillonnement attirait les poissons et les épinoches.
L’embouchure du tuyau grouilla assez vite de toute une faune
qui attendait que cela arrive. Il y avait des brèmes plates et des
sortes de poissons-chat avec de grosses moustaches rousses, de
jeunes bars et des chevaines barbus. Les animaux gobaient des
étincelles de boue et des matières végétales charriées par le
tuyau. Des bulles roulèrent sur elle-même et l’eau resserra
soudain les rangs.
— Regarde, dit le gamin. Tu as vu ce poisson ?
Les poissons avaient des bras, des tentacules, de longues
tagliatelles flasques. Certains du moins, avec des tatouages de
marins. Ils avaient des yeux borgnes, des cheveux aux épaules
et d’autres une allure qui ressemblait à celle des poissons des
profondeurs que la caméra dévoile avec angoisse et au bout du
suspense dans les documentaires du dimanche après-midi.
L’eau hoqueta, s’enfonça et jaillit ensuite en un jet
semblable à celui projeté par l’évent d’un baleineau. Le jet
gonfla et pissa de l’eau puis de la vapeur en un souffle sifflant.
Le gamin avait pris la main du jeune homme et regardait d’un
air saisi la petite colonne d’eau crachoter la vapeur. Elle
s’engagea dans un tube ascendant et dessina bientôt un ballon
cotonneux qui grossit et grossit avant de grimper lentement
vers le ciel.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le gamin.
— Le nuage bleu, répondit Denis. L’eau devient vapeur qui
redevient gouttes d’eau au contact de l’air. C’est un véritable
nuage, touche.
Ian avança la main à la base de la colonne et sentit la
chaleur l’envelopper. Sa main, sous l’action de l’eau et de ce
qu’elle contenait de matériau radioactif, fut comme
transpercée. On en vit un instant les os et le dessin intérieur.
C’était une main d’enfant et en même temps un filament
translucide. L’enfant n’avait pas mal. Il agita les doigts sous
les yeux de Denis qui le retint ensuite. La main était légère,
molle et meuble comme l’argile. Le nuage ressemblait à un
soufflé ou à une poche de mozzarella, à un enfant dans son
voile de naissance.
— Il est temps d’y aller. On retourne à la voiture. Nous
allons suivre le nuage et voir jusqu’où il nous mène.
Il entraîna l’enfant tandis que, dans leur dos, le geyser avait
gagné en force et gonflait maintenant le sac du nuage comme
une baudruche géante ou un dirigeable. À quelques dizaines de
mètres de la Loire, stationnait un petit nuage bleu électrique,
devenu un nuage moyen et cotonneux en forme de bulle de
bande dessinée. Il paraissait bleu parmi les autres nuages gris,
mais sans doute est-ce qu’il ne l’était pas tant que ça. C’était le
petit nuage de la Loire, venu de Chinon, et peu importe ce
qu’il avait dans le ventre. Il n’était pas tout à fait normal qu’il
se soit formé là et de cette façon.

Denis et Ian coururent jusqu’à la voiture.


— Dépêche, disait Denis, tout en sachant qu’il n’y avait pas
d’urgence.
Et le gamin accéléra.
Le père mit le contact après avoir attaché l’enfant sur le
fauteuil passager. À son âge, Ian montait encore sur un
réhausseur en plastique homologué, mais sans harnachement
supplémentaire.
— Tu le vois toujours ?
— Oui, il n’a pas bougé. Qu’est-ce qu’il est
grand maintenant !
Le nuage avait pris sa place dans le ciel. Il n’y avait pas de
vent, aussi montait-il à la verticale de la rivière, sans dévier, ni
commencer à dériver comme le font les nuages adultes. Il
allait sur ses cent mètres de long et n’avait pas de forme
distincte. Il ne ressemblait à aucun animal connu.
— On va le suivre avec la voiture ?
— Je veux, répondit l’adulte.
Cela s’imposait, même si un avion ou un Zeppelin auraient
été plus pratiques. Est-ce qu’on demandait aux pères pourquoi
ils suivent les voitures de pompier et les ambulances lorsqu’ils
les entendent détonner en ville ? Est-ce qu’on explique ces
courses poursuite ? C’est juste un truc à faire. Lorsque la vie
vous ennuie au-delà de toute mesure et vient vous proposer
quelque chose, il faut être idiot pour refuser. Ce n’est pas
tous les jours – enfin, peut-être que si, mais peu importe –
qu’il y a un nuage radioactif en forme de barbe à papa qui
flotte dans les airs.

Ils quittèrent le bord de la route et s’engagèrent à moins de


vingt kilomètres-heure sur la départementale. Denis activa la
fonction CD de l’autoradio et la musique western d’Aaron
Copland envahit l’habitacle.
— Yeeehaaaa ! hurla le père devant son fils terrorisé.
2
LE SAUT AUX LOUPS

— Il y a deux choses importantes dans la vie…


—…
— Ian ? Tu m’écoutes ? … Tu sais lesquelles ?
Denis avait toujours rêvé de sortir ce genre de phrases et
qu’un enfant aux yeux grands ouverts et loyaux lui retourne
une interrogation sincère et pleine de foi en ce qu’il allait dire.
Mais Ian ne lui prêtait pas la moindre attention. Il regardait la
route et écoutait la musique. Il n’y pouvait rien lui-même.
C’était son père qui, depuis leur départ du Mans la veille,
lui avait imposé un fond sonore permanent et virevoltant qui
l’empêchait de se concentrer sur quoi que ce soit d’autre.
— Je disais qu’il y a deux choses importantes, tu sais
lesquelles ?
Le gamin finit par tourner la tête et lui concéder un regard
vaguement intéressé.
— La première, c’est que la qualité d’un homme tient dans
ses obsessions. Tu sais bien sûr ce qu’est une obsession, n’est-
ce pas ?
Ian fit oui de la tête.
— Une obsession, enchaîna l’homme comme si l’enfant
n’avait pas répondu, c’est quelque chose qui te tire vers
l’avant, qui te pousse à agir. Avoir une obsession est la plus
grande richesse d’un homme, un moteur sans pareil. Les
hommes… et les femmes qui n’ont pas d’obsession ne sont
pas vraiment des hommes, ils errent de vie en vie comme des
âmes mortes et comme s’ils pouvaient être partout ailleurs.
Mais celui qui est obsédé, quel heureux homme il fait, car il
sait où il va et quelle est sa place dans le monde.
— Tu as quoi toi comme obsession ? interrogea le gamin.
Denis monta le son de l’autoradio.
— Aaron Copland. Compositeur américain du vingtième
siècle. Fils de Harris Morris Copland et de Sarah Mittenthal
Copland. Né le 14 novembre 1900 et mort le 2 décembre 1990.
Ce gars-là fait partie des choses qui comptent le plus pour moi.
Ne me demande pas pourquoi ou plutôt si, j’attends que tu me
demandes pourquoi pour pouvoir t’expliquer d’où me vient
cette passion pendant un temps qui te paraîtra infiniment long
et ennuyeux et qui passera pour moi à la vitesse de la lumière.
Tu dois savoir que Aaron Copland a écrit la musique la plus
importante et la plus incroyablement belle du siècle dernier et
que… par la grâce de Dieu et la sagacité de ton serviteur,
celle-ci se trouve intégralement contenue dans cette pochette
plastique de fabrication industrielle communément appelée
range-CDs et… rassemblée en une collection de cent soixante-
sept disques originaux que je considère comme proche de
l’exhaustivité.
— On dirait de la musique de western, mais avec des
instruments de musique classique, commenta le gamin. C’est
ce que je me dis depuis hier.
— Ce n’est pas mal vu. Disons que nous
écoutons principalement depuis que nous sommes
ensemble, les œuvres les plus connues de Copland et du
patrimoine musical américain qui marient à une
solide structure classique des éléments du folklore musical
de cet immense pays comme le jazz ou les musiques folk.
Copland a été le premier américain à s’interroger sur la
singularité musicale de son pays et, paradoxalement, à en
révéler la vraie nature historique. Il a puisé dans les musiques
populaires pour enrichir la texture de ses compositions et en
faire quelque chose de foncièrement original et universel. Je te
parle chinois là ?
— Un peu.
— Est-ce que ta mère t’a inscrit à un cours de
musique, petit homme ?
— Non. Mais j’ai joué de la flûte l’autre jour.
— Pauvre enfant. Nous aurons l’occasion de reparler de
tout ça pendant notre voyage. Il est temps d’aller déjeuner. Tu
as faim, pas vrai ?
Denis avait, depuis le début du voyage, négligé l’entretien
du garçon. Il avait voulu quitter Le Mans au plus tôt après
avoir laissé la mère de côté, avait foncé en direction de la
Touraine en prenant juste le temps d’acheter des sandwiches
dans une supérette pour lui et le gamin. Par la suite, il n’avait
eu que des canettes d’Orangina et des Oreo à lui offrir
lorsqu’il réclamait. Cela lui allait bien. Le petit déjeuner, pris
dans la voiture, avait consisté en un énième biscuit et une
barre protéinée qu’il avait retrouvée dans la boîte à gants, sans
doute abandonnée là il y a deux années stellaires.
Il restait à Denis un peu d’argent liquide, mais rien
d’extravagant. Il n’avait pas travaillé depuis quatre mois.
Quatre mois qu’il avait passés à l’hôtel ou à manger au
restaurant sur la trace de Ian et de sa mère et qui avaient
entamé sa réserve. Celui à qui il avait emprunté cet argent
avait peut-être envoyé quelqu’un à ses trousses. C’était une
possibilité qui ne l’inquiétait pas plus que cela. Personne ne
tuerait pour trois mille euros. Et c’est exactement la somme
qu’il avait soustraite à son ancien patron, sous la forme de
quelques valises d’électrothérapie destinées à soigner tous
les maux et dont il avait déjà écoulé une grosse partie
en chemin pour financer son voyage.

Alors que le nuage radioactif s’était immobilisé à quelques


kilomètres au-dessus d’eux Denis contourna la centrale et
remonta vers Candes-Saint-Martin. Le gamin examina avec un
peu plus d’attention l’immense complexe que l’État et EDF
avaient agrémenté, histoire de le rendre plus agréable à l’œil,
d’un incroyable décor marin peint fixé sur l’une des tours.
Comme sur un seau de plage ou une gargote de bord de mer,
les ingénieurs avaient accroché sur le béton deux étoiles de
mer en stuc et un goéland de quatre mètres de long. La
sculpture était incongrue, surréaliste et en aucune façon
rassurante. Le décor renforçait l’impression générale selon
laquelle la centrale et l’ensemble des bâtiments étaient décatis
et dépassés par le temps.
— Tu n’as pas peur de perdre le nuage si on s’éloigne ?
demanda Ian.
— Ne crains rien. Il ne bougera pas d’un poil. Depuis que
le vent a disparu, les nuages vont bien moins vite que les
hommes.
Parmi les phénomènes bizarres apparus ces trois ou quatre
dernières années, l’essoufflement des vents n’avait pas été le
moins étrange. L’histoire des bouleversements climatiques qui
avaient affecté la planète depuis dix ou quinze ans serait
évidemment fastidieuse à évoquer. Elle correspondait point par
point aux conclusions d’une étude réalisée par une centaine
de scientifiques internationaux, publiée à l’été 2012 dans le
magazine Nature, et qui avait fait l’objet, à l’époque, de
généreux commentaires.
L’activité humaine sur la planète avait conduit à une
modification évaluée à près de la moitié des écosystèmes en
place. Celle-ci s’était accompagnée de disparitions massives
d’espèces, d’une hausse générale des températures et d’une
altération importante des ressources marines, incluant les
courants de haute profondeur. Toutes ces conneries
n’affectaient pas la vie des gens qui s’en moquaient comme de
leur dernière chaussette. La crise étouffait toutes les autres
préoccupations. Il s’agissait, pour les plus riches, d’accumuler
le plus de biens possibles avant la fermeture du grand magasin
capitaliste. Pour les autres, de préparer la ration de cacahuètes
pour l’hiver qui viendrait et menaçait de durer éternellement.
Selon ladite étude, un seuil avait été franchi qui engageait la
planète entière dans une redéfinition complète de sa
dynamique organique. En clair, la vie sur le globe allait
connaître une réorganisation majeure et s’agencer autrement
ce qui passerait, selon toute vraisemblance, par la disparition
d’une moitié des espèces animales de plus de cinquante kilos,
des échanges thermiques modifiés et peut-être même une
révolution dans la composition de l’atmosphère elle-même.
Les scientifiques concluaient, alors que nous sautions dans
l’inconnu, qu’il leur était rigoureusement impossible de
décrire l’état sur lequel le nouvel écosystème allait se fixer.

L’homme y survivrait-il ? C’était une autre question, bien trop


importante pour l’avancée de nos connaissances. Depuis ce
travail, la réalité était venue valider l’intuition du groupe de
chercheurs : les abeilles, dont on suivait les populations avec
angoisse depuis vingt ans, avaient diminué dans des
proportions alarmantes, ce qui menaçait pour de bon le cycle
de pollinisation et de reproduction des végétaux. Nous avions
perdu en dix ans plus d’espèces que durant les cinq-cent-
mille ans qui avaient précédé. C’était autre chose que la perte
de quelques centaines de fromages.
Bizarrement, et alors que les années précédentes avaient été
riches en catastrophes naturelles, en tsunamis et en ouragans,
les deux ou trois années qui suivirent furent marquées par un
assèchement spectaculaire des courants éoliens. Les vents
ralentirent puis se turent presque, comme s’ils avaient, avec le
temps, de plus en plus de mal à pénétrer les continents. Il y
avait toujours en mer des tempêtes et des vents déchaînés qui
venaient s’échouer sur les côtes, mais cela n’avait plus rien à
voir avec ce qu’on avait connu, il y a encore dix ou vingt ans.

Lorsqu’on s’enfonçait dans les terres, les vents étaient doux et


peu actifs, souvent réduits à de simples brises qui ne
suffisaient plus à rafraîchir l’atmosphère et surtout à pousser
les nuages de pluie vers les terres continentales. Tout le monde
était conscient que ce qu’on désignait dans la presse sous le
vocable scientifiquement erroné et folklorique d’«
évaporation éolienne » était aujourd’hui la principale menace
qui pesait sur la planète. Avec elle, et en ne s’en tenant qu’à la
France, c’était à une diminution massive des précipitations
qu’il fallait s’attendre sous dix ans, à un accroissement des
écarts de température et, de manière encore plus importante et
décisive, à la fin de l’agriculture intensive. Sans pluie, difficile
d’alimenter les plaines céréalières, difficile de prolonger les
cultures légumières et évidemment d’entretenir du bétail.
Le modèle français et plus généralement européen était en
cause. Pour l’heure, et comme à chaque fois, on se réfugiait
sous de fallacieux arguments : les mêmes depuis cinquante ans
ou presque, qui mettaient ces modifications sur le compte d’un
épisode ponctuel, d’une phase planétaire telle que la Terre en
avait connue dans son histoire et qui redémarrerait bien
sûr quelque chose.
Pour la première fois depuis des siècles et des siècles, il n’y
avait eu aucune voix qui ait promis, ni même engagé, quoi que
ce soit pour « régler » cette question du vent. L’homme qui
avait été si déterminé à domestiquer la nature, à la contenir,
voire à la détruire, avait perdu, lorsqu’on en venait au
climat, toute velléité prométhéenne. Si l’on exceptait la
multiplication des structures de mesure
météorologiques, privées désormais, qui avaient remplacé
Météo France et les autres laboratoires d’état, il n’y avait
personne qui affichait l’ambition de trouver une solution ou
de remédier à la situation.

Denis, qui suivait tout ça d’assez près, se serait attendu à ce


qu’on débloque des fonds pour filer des idées nouvelles :
renforcer le bouclier thermique des continents, bombarder le
ciel avec dieu sait quel produit chimique susceptible de
déclencher des précipitations, tenter de modifier par des
explosions nucléaires la vitesse de rotation du globe sur son
axe (ce qui aurait permis de redynamiser les vents). Il n’en fut
rien. S’il y avait des réflexions de ce type, elles restaient
cantonnées aux laboratoires militaires et scientifiques et ne
parvenaient pas aux oreilles du grand public. En attendant,
les citoyens crevaient de plus en plus de chaud ou de froid au
gré des saisons, qui elles-mêmes ne ressemblaient plus à
grand-chose.
Le changement climatique s’était caractérisé par
l’apparition en France d’un climat continental sur toute la
moitié Nord du pays. Celui-ci, au lieu d’être adouci par la
proximité des côtes, avait gagné en rigueur : il faisait
généralement très chaud l’été – en réalité, plutôt lourd et
électrique, avec des nuages sans pluie – et très froid l’hiver et
l’automne. On connaissait des épisodes neigeux n’importe
quand et on recevait les pluies dans des séquences
particulièrement violentes qui déclenchaient des inondations
et des catastrophes sur les infrastructures. La crise aidant, on
mettait plus de temps à reconstruire et on le faisait chaque fois
moins bien. À l’échelle du globe, la France restait toutefois
relativement épargnée, les impacts des phénomènes en cours
étant, comme toujours, infiniment plus rudes et sévères sur
d’autres continents. De l’avis de tout le monde, le plus dur
était à venir. Mais cela n’empêchait pas le monde et les centres
commerciaux de tourner. « Alors bon », se disaient la
plupart des gens. Et ils continuaient à vivre.

Il ne fallut qu’une dizaine de minutes à Denis et à Ian pour


gagner leur destination. Ils traversèrent le joli village de
Candes en empruntant la route qui borde l’Indre. Quelques
kilomètres plus tôt, ils avaient dépassé la confluence. Le
paysage pittoresque échappa au gamin, mais pas à son
chauffeur qui ralentit l’allure, déjà ridicule, afin de contempler
avec une curiosité émerveillée la succession de maisonnettes et
résidences en tuffeau établies de chaque côté de la route. Le
regard de Denis plongea avec un plaisir non dissimulé dans les
allées bordées de fleurs vives qui descendaient vers le fleuve.
Il fut un temps, lui semblait-il, où la mère de l’enfant et lui
étaient venus ici en vacances et avaient formulé des projets
d’avenir. Sa mémoire lui faisait défaut et ne lui avait laissé
que quelques images mentales de cette séquence. Ils
avaient visité une maison avec une grange attenante dans
l’intention d’y refaire leur vie et d’y ouvrir une maison d’hôte.
Il la situait aujourd’hui assez mal sur la carte. Était-ce sur la
Vienne ou la Loire ? Du côté d’Ussé ou bien de Bréhémont ou
était-ce sur l’autre rive ?
À cette époque, tout le monde envisageait d’ouvrir une
maison d’hôte ou un restaurant. Il ne savait pas ce qui les avait
fait renoncer. L’argent probablement, puisque tout le monde en
manquait et eux les premiers. Il n’avait pas encore eu l’idée à
cette époque de voler ses employeurs. Son honnêteté
l’honorait. Eussent-ils été au bout de leur désir que leurs
existences auraient été différentes, pensa-t-il. Peut-être est-ce
qu’ils avaient laissé échapper une réelle possibilité d’être
heureux. C’était ce dont la vie était faite : une succession
de bonheurs repoussés par peur ou faiblesse d’âme et qui se
changeaient au bout du compte en un désastre plus ou moins
éclatant. Le leur avait été à la hauteur de ce qu’ils auraient bâti
ensemble s’ils avaient montré plus d’audace et d’abnégation.

Denis et Ian avaient laissé la centrale derrière eux et avec elle,


le nuage bleu, qui les attendrait sagement, le temps qu’ils
déjeunent à rebours et puis reprennent la route dans l’autre
sens. Au pied du château de Montsoreau, ils s’arrêtèrent pour
contempler la perspective. La confluence était un spectacle en
soi, magnifié par l’architecture féodale du quinzième siècle.
Quand Ian réclama à manger pour la dixième fois, Denis
comprit qu’il était temps. Ils remontèrent en voiture, relançant
Copland et son Billy The Kid pour quelques mesures
seulement et s’arrêtèrent au « Saut aux Loups ».
Accéder au restaurant troglodyte n’était pas ce qu’il y a de
plus facile, mais Denis y avait de bons souvenirs et était
persuadé que la table plairait au gamin. Il avait connu
l’enseigne à ses débuts. Les patrons avaient changé depuis.
Denis et Ian montèrent d’un bon pas les rudes marches qui
menaient à la taverne et s’installèrent dans une salle qui
donnait sur l’extérieur.
Le décor était rustique, un peu Spartiate mais conforme à ce
qu’on pouvait attendre d’un tel lieu : amusant et intrigant à
souhait. Il y avait une tête de sanglier au mur et de larges
tables en bois, de la pierre partout bien sûr qui faisait les parois
troglo, les fenêtres et les encadrements de portes. Denis
expliqua rapidement à Ian ce qu’était une champignonnière en
lui promettant qu’avant de repartir ils visiteraient le musée
adossé au restaurant. L’installation de tourisme industriel
présentait, en plus d’anecdotiques sculptures de loups, les
différentes étapes de la culture des galipettes, ces champignons
du cru qu’ils allaient déguster.
Ils furent servis rapidement. Père et fils se régalèrent d’une
assiette où un cuisinier, qui leur sembla italien à l’oreille,
emplissait les thallophytes de rillettes, de beurre d’escargot, de
saumon fumé et de fromage de chèvre. Ian fit une chair de
capitaine et ne prit guère le temps de parler. Denis lui offrit
une grenadine que le gamin vida avant même que le premier
champignon ait été posé sur la table. En
d’autres circonstances, Denis lui en aurait fait la remarque :
la modération est une qualité qu’il faut cultiver. Mais il n’en
eut pas envie.
Depuis qu’ils voyageaient ensemble, c’est-à-dire depuis
quelques dizaines d’heures maintenant, il avait appris à mettre
de l’eau dans son vin et à ne pas reprendre le gamin qu’il
trouvait pourtant trop remuant et assez mal éduqué. Ian était
agité et ne tenait pas en place. Il regardait les clients des tables
voisines avec insistance, se levait de table régulièrement
pour faire des allers-retours entre son siège et la
fenêtre, mangeait assez salement et n’était jamais satisfait
de ce qu’on lui proposait. Il refusa ainsi de goûter la tartine
aux pommes chaudes qui faisait partie du menu enfant et
réclama à corps et à cris une boule de glace que Denis lui offrit
pour ne pas le mettre en colère. N’ayant pour ainsi dire jamais
vécu avec l’enfant, il n’avait en la matière pas de repères
véritables. Sa nature le portait vers une certaine rigidité à
laquelle il avait décidé de renoncer pour ne pas que le gamin le
prenne en grippe et se retourne contre lui.

Il avait constaté, à plusieurs reprises déjà, que Ian n’hésitait


pas à réclamer des choses pour le plaisir de les réclamer et ne
supportait pas d’être contrarié.
Élever un enfant lorsqu’on est mère célibataire n’est pas
une sinécure, mais cela n’autorise pas qu’on écoute ses gamins
et qu’on cède à leurs caprices sans lutter. C’était ce que Denis
avait toujours pensé. Lui-même avait reçu une éducation
stricte, où les cadeaux et les récompenses n’étaient pas
absents, mais rares et de ce fait plus estimés et précieux. Il
avait été privé de la plupart des choses dont il avait rêvé
enfant : les survêtements de marque, les jeans à revers, les
tatouages, le goûter d’anniversaire, les bandanas… Par la
faute de ses parents, il avait partiellement échappé aux
stigmates de son époque et s’était dès l’origine retrouvé
en marge de ce qui allait faire la société de son temps :
une belle machine à célébrer l’individu.
Avec le recul, l’attitude conservatrice de ses propres parents
avait été plus sage et bénéfique qu’il ne la jugeait à l’époque
même si elle l’avait conduit à ne pas s’aimer et à ne pas désirer
tout ce qui donnait sens aux vies d’adultes. Elle l’avait protégé
et amené à un goût certain de l’économie et de l’abstinence.
Denis n’avait jamais cru à la singularité de son expérience. Si
cela l’avait amené à perdre en sensibilité, cette protection
naturelle lui avait évité des désillusions. Toutes les émotions
qu’il ressentait avaient été expérimentées par d’autres. Il
n’avait donc aucune raison d’en être affecté au point de perdre
le contrôle de lui-même. Tout n’était jamais qu’une répétition
plus ou moins réussie de trucs à oublier. Émotions heureuses
ou malheureuses glissaient sur lui comme la pluie sur
une vitre. Il se demandait s’il pourrait conduire Ian à cette
frugalité sans que le gamin qui, de toute évidence, était inondé
de biens matériels et de cadeaux par sa mère, en souffre outre
mesure. L’idée d’acheter son propre gamin lui aurait répugné il
y a trois jours encore, mais s’imposait comme un geste
pragmatique qui évitait, pour l’heure, bien des problèmes.

Alors qu’ils visitaient le musée du champignon, Denis se mit à


tousser. À l’intérieur de la cave, sa quinte de toux sembla
rebondir sur les murs et courir comme une onde de choc
jusqu’au fond des galeries. Des petits postillons infectés
sortirent de sa bouche et allèrent couvrir, à l’intérieur d’une
caissette en bois, des spores de champignons shiitakes. La
morve jaunâtre de Denis, presque invisible à l’œil nu,
insémina les souches et se dispersa ensuite dans le mycélium.
Sa rhinite continuait de l’inquiéter. Il respirait mal depuis des
mois et cela s’aggravait. Sa santé avait toujours été une de ses
fiertés. Il n’avait jamais été malade et n’avait pas fréquenté un
médecin depuis plus de quinze ans. Aussi n’arrivait-il pas à
prendre tout à fait au sérieux l’engorgement de son nez et ces
écoulements intarissables qui le poursuivaient. La maladie, à
considérer qu’il soit vraiment malade, ne l’accablait pas tant
que cela. Comme tous les gens qui ne sont jamais atteint
de quoi que ce soit, il avait tendance à minimiser ce
qui l’affectait ou, au contraire, à se considérer à l’article de la
mort. Mais il passait d’un état à l’autre en l’espace de deux
minutes. Dans tous les cas, ses réflexions, ses ronflements
nocturnes ou le fait qu’il emmène maintenant toujours trois
paquets de mouchoirs en papier avec lui n’avaient pas suffi à
lui donner la force d’aller consulter. Il guérirait tout seul, mais
quand ?

Ian s’intéressa assez peu à la culture du champignon. C’était


un euphémisme. Il préféra courir dans les galeries troglodytes
et faire peur à Denis en se dissimulant derrière les piliers de
pierre, plutôt que d’écouter son père qui tentait de lui lire les
panneaux exposant comment bouturer les champignons et
accélérer la fructification. Denis ne se souvenait plus avoir
visité ce musée. Dans le monde occidental, tout le monde ou
presque se moquait des champignons. C’était une sorte de…
légume ridicule, qui n’était pas un légume, flasque et sans
intelligence, et qui s’organisait entre pied et chapeau d’une
manière peu enviable. Les champignons, sur ce qu’il avait lu,
aspiraient toutes les saloperies rejetées par l’homme dans
l’atmosphère. Les champignonnières agissaient comme des
trappes à pollution. En plantant des champignons un peu
partout, l’homme pouvait imaginer améliorer sensiblement la
qualité de l’air. Mais à quoi aurait ressemblé un continent
entièrement couvert de champignons ? Cela n’aurait eu aucun
sens. L’homme préférait vivre dans la pollution et attraper des
cancers plutôt que de remplacer le blé et le maïs par des
champignons, c’était un fait. L’homme préférait de toute façon
faire à peu près n’importe quoi d’autre que ce qu’il aurait fallu
faire pour sauver la planète. C’était aussi un fait.
À la boutique, Ian tenta de convaincre Denis de lui acheter
une réplique d’élasmosaure Scleich en plastique. Denis
proposa d’acheter un bocal de terrine de shiitake à la place,
mais Ian s’arrima à l’élasmosaure en prétendant qu’il n’avait
jamais vu cette figurine dans aucun magasin auparavant. Il
accepta non sans mal de se rabattre sur un spinosaure, peut-
être moins original, mais dont la taille et le prix étaient
nettement moins élevés et célébra la seconde défaite de son
père en quelques dizaines de minutes en l’embrassant
tendrement.
Ian quitta ainsi le musée en mimant des combats
imaginaires entre des sauriens disparus il y a plusieurs
centaines de millions d’années. Il reprocha à l’adulte de ne pas
avoir emmené sa collection de dinosaures et lui promit de la
lui présenter quand ils rentreraient chez sa mère.
Avant de reprendre la voiture, ils se fichèrent devant le
paysage que le grand architecte avait déposé devant eux. La
perspective sur la Loire était indépassable. Les rives étaient
larges et jaunes comme l’or. Le pont étroit paraissait avoir été
taillé à même les alluvions. Il était long comme un ruban
beurre frais entre les rives et se perdait par-delà le regard dans
un paysage de campagne proche de la perfection. Des maisons
et des arbres. Des arbres et des maisons. Un habitat groupé qui
n’interrompait jamais la vue et qui moutonnait ainsi sur des
dizaines de kilomètres. Ian, le dinosaure dans la main, posa la
tête sur le bras de Denis et arrêta, pendant quelques instants,
de s’agiter. Ils restèrent sans rien dire tandis qu’ils entendaient,
dans leur dos, les employés du restaurant débarrasser la table.
La cave troglodyte était taillée dans la roche bien au-delà
du niveau du fleuve. Elle constituait, par sa position, une
invitation à quitter son corps et à flotter, comme une grue ou
un héron, au-dessus des eaux. À cette distance, et encadrée par
les bancs de sable, la Loire donnait l’impression d’être un fin
ruisseau au bord de l’épuisement, plutôt qu’un cours
d’eau imposant.
— C’est quoi la deuxième chose, demanda Ian.
— La deuxième quoi ?
— Tu as dit tout à l’heure qu’il y avait deux
choses importantes dans la vie. C’est quoi la deuxième chose ?
Denis sourit. Cette conversation avait démarré il y a
plusieurs heures et Ian la reprenait sans transition comme si
tout ce qui s’était passé pendant ce temps-là n’avait pas existé.
Lui, avait entretemps complètement oublié la seconde chose la
plus importante dans la vie. Il marqua un silence solennel,
avant de murmurer en désespoir de cause…
— … L’amour des siens. Tu dois aimer tes parents, tes amis
et te comporter comme il faut avec eux, improvisa-t-il.
Le gamin ne parut pas déçu le moins du monde par cette
révélation. Il prit la main de l’adulte et la serra pendant qu’ils
descendaient l’escalier abrupt jusqu’au parking.
— Ça t’a plu le resto et le musée ? interrogea Denis.
— Oui, c’était cool, répondit Ian en brandissant son dino.
Le souvenir de son père était une chose que Ian avait
toujours gardé pour lui. Jusqu’à la veille, ce souvenir ne lui
avait jamais permis de rassembler autre chose qu’une somme
d’émotions et de sensations non structurées et dont il lui était
extrêmement difficile de rendre compte.
Quelquefois, alors qu’il était au lit et à deux doigts de
s’endormir, le souvenir se manifestait et lui faisait revivre des
épisodes datant de ses premiers mois d’existence. Il était
étendu sur une table à langer et nettoyé au coton. Son père
mettait ses deux pieds sur sa poitrine et lui faisait faire des
cabrioles. Ian avait enregistré des instantanés de son visage,
troubles, mais qui lui avaient toujours donné l’impression qu’il
pourrait le reconnaître n’importe où. Maintenant qu’il
voyageait à ses côtés, la coïncidence n’en restait pas moins
imparfaite. S’il s’interrogeait et se demandait « qui est cet
homme ? », la raison et le cœur du gamin répondaient
spontanément « mon papa », mais d’une manière incomplète
et à laquelle il manquait toujours quelque chose.
3
LA VIE PRIVÉE

La vie privée d’Aaron Copland n’est pas quelque chose que les
critiques, les biographes et les essayistes ont beaucoup détaillé.
Howard Pollack, dans le meilleur livre sur l’artiste et son
œuvre, consacre quelques pages aux relations de Copland avec
ses amants. Quelques-uns sont évoqués au cours du récit,
notamment ceux qui ont compté pour lui et avec lesquels il
voyageait autour du monde. L’homosexualité de Copland
est toujours allée de soi et semble avoir été aussi évidente que
lui est apparu son destin de compositeur.
À onze ans, Copland dessina son premier opéra, une pièce
baptisée Zenatello, et écrivit quelques passages de musique
pour l’accompagner. Quatre ans plus tard, il décida de passer
le reste de sa vie à composer après avoir assisté à un concert
du pianiste Ignacy Jan Paderewski. Il entama immédiatement
des études théoriques, par correspondance d’abord, puis sous
la direction de Rubin Goldmark. Ce dernier est resté célèbre
pour avoir donné quelques cours à George Gershwin.
Si on connaît toutes ces choses sur Copland, les traces
écrites relatives à ses relations amoureuses sont rares et
difficiles d’accès, bien qu’il ait fait partie des rares artistes et
des compositeurs de cette époque n’ayant jamais caché leurs
penchants naturels. Copland, et ce, dès le début de sa carrière,
a pris l’habitude de voyager accompagné de ses amants qui
étaient généralement des hommes jeunes et ne dépassant pas la
trentaine. Si sa relation avec Leonard Bernstein reste
controversée, mais presque certaine selon leurs biographes
respectifs, on peut affirmer qu’il entretint des relations
sentimentales et sexuelles avec des artistes plus ou
moins connus comme le danseur Erik Johns, le pianiste
Paul Moor ou le photographe Victor Kraft.
Ce qui est vrai pour Aaron Copland, qui était un homme
affable, mais discret, un homme sociable et secret à la fois,
l’est tout autant pour Denis Caplan pour la simple raison que
ce dernier n’a jamais accédé à aucune forme de célébrité
professionnelle et n’a, par conséquent, fait l’objet d’aucune
étude sérieuse. D’une manière générale, les gens communs
laissent assez peu de traces de leur passage sur terre et, sauf à
s’en charger eux-mêmes, voient la mémoire de leur vie privée
tomber, après leur mort ou dès leur mariage, dans un puits sans
fond. Il en va souvent de même pour l’époque dans laquelle ils
vivent. Pour le peu que ces gens, au moment où on décide de
s’y intéresser, n’aient pas un tempérament disert et ne se soient
confiés à personne de leur entourage, reconstituer leur
itinéraire amoureux relève de l’impossible. L’intimité est une
tombe dont on referme toujours mal le couvercle.

Lorsqu’il débarqua au Mans, supposément sans y être invité,


chez Camille Mauge, personne ne savait exactement d’où
Denis Caplan arrivait, même s’il était évident pour lui qu’il
n’avait, à cet instant précis, aucun obstacle l’interdisant de
visiter son ex-femme et son jeune fils Ian.
Camille était rentrée du travail vers sept heures moins le
quart et avait relevé une jeune fille de vingt et un ans
dénommée Julia Touillet qui assurait la garde de l’enfant entre
la fin de l’étude scolaire et le retour de sa mère. La première
chose que faisait Camille en rentrant du travail était de
s’habiller avec des vêtements décontractés. Elle enfila une
petite jupe en coton et un débardeur vert anis à la place de son
uniforme. Camille Mauge vivait en Sarthe depuis cinq ou six
ans maintenant. À trente-trois ans, elle était toujours
aussi jolie, fine et brune comme un phasme, avec des
seins d’adolescente rikiki et attendrissants qui n’avaient pas
bougé d’un centimètre depuis ses treize ans. Son visage
frappait par la vivacité de son regard et plus particulièrement
par la taille et la rondeur parfaite de ses yeux. Ses cils étaient
longs et recourbés avec le plus grand naturel. Ce regard
compensait la finesse de son nez qui l’aurait autrement rendue
assez anodine.
On se demande souvent, lorsqu’on les regarde jeunes, ce
que vont devenir les femmes enfant. La plupart se fripent
salement et perdent toute tenue. Camille était l’exception qui
confirme la règle. Elle n’avait pas vieilli et garderait pour
toujours ce grain de peau si particulier des filles qui arrivent à
l’âge du sexe et de la séduction. Camille était la fraîcheur
incarnée au cœur d’une vie pénible. Elle était la joie dans la
difficulté, élevant son fils sans père et sur un salaire unique.
Sur les réseaux sociaux, elle n’avait qu’une poignée d’amis
et ne partageait qu’assez peu d’informations, appliquant une
politique de confidentialité assez restrictive qui réservait ses
confessions et ses partages d’humeur à ses intimes. Elle
marquait de temps à autre un intérêt pour des clips qu’elle
relayait, des extraits de chansons mainstream, des lolcats ou
des chaînes de solidarité, mais il était difficile d’en déduire
quoi que ce soit sur sa personnalité. Dans la vraie vie,
elle ajoutait à sa discrétion naturelle une attitude fuyante que la
plupart des voisins mettaient sur le compte de la timidité.
Camille vivait pour son fils et ne paraissait pas en demande
d’interactions. Lorsqu’elle prenait part, malgré elle, à une
conversation avec le retraité qui habitait à côté de chez elle, la
boulangère de l’avenue du Général Leclerc ou une mère
d’élève de la rue, elle semblait toujours en décalage par
rapport aux gens qui évoluaient vraiment dans le monde,
pouvaient parler de politique, du coût de la vie ou des
vacances.
Camille n’était jamais au courant de rien et s’intéressait
encore moins à l’actualité du quartier ou de la municipalité, ce
qui était tout de même assez rare pour une employée de la
régie des transports. Souvent, Camille se contentait,
lorsqu’elle était au milieu d’un groupe, de sourire pour
n’inquiéter personne. Ceux qui l’aimaient bien disaient qu’elle
était dans la lune ou qu’elle avait de faux airs d’Amélie
Poulain.
Après avoir changé de tenue, la jeune femme avait donné le
bain à son fils qui jouait maintenant dans sa chambre, la télé
allumée sur une chaîne pour la jeunesse. Elle l’appellerait plus
tard pour partager le repas qu’ils prenaient habituellement dans
la cuisine. Leur maison de ville, située rue de la Pelouse, à
quelques pas de la gare, était modeste et ne dépassait pas les
soixante mètres carrés, ce qui, selon les standards de
province, n’était pas démesuré. Ils ne pouvaient pas se
payer plus. Camille Mauge travaillait comme conductrice de
tramway. C’était un métier assez original pour une femme,
mais qui, en réalité, ne l’était pas tant que ça. Après la
séparation d’avec son compagnon, Camille avait été amenée à
quitter sa région d’origine avec son fils. Elle avait vu une
annonce dans le journal municipal et y avait répondu.
Conduire un tramway n’était ni fatiguant ni fastidieux : il suffit
de pousser quelques manettes, d’apprendre des consignes de
sécurité et de savoir regarder autour de soi. Camille ne
craignait pas d’être prise à partie par un client récalcitrant.
Les horaires, si l’on acceptait de travailler une fois par mois le
weekend et quelques vacations nocturnes, étaient tout à fait
convenables. On pouvait s’arranger facilement entre collègues
pour reporter des postes.
Maintenant, il y avait ce type dans la salle à manger et
Camille ne savait pas au juste qui il était, si ce n’est qu’il lui
rappelait un homme qu’elle avait côtoyé dans une autre vie et
dont elle ne voulait surtout pas se souvenir. L’homme n’était
pas effrayant. Il était même physiquement avenant. Mais il
était surtout là, installé alors qu’elle passait de la cuisine au
salon, comme s’il était chez lui, les jambes croisées dans le
canapé.
Elle eut d’abord un sursaut puis se reprit. Nul ne sait
comment il réagirait dans ce cas de figure et Camille n’eut pas
vraiment le temps de réfléchir à la question. Elle n’était pas du
genre à paniquer et évalua la situation assez rapidement. Le
type n’était ni armé, ni masqué. Il lui souriait et avait retiré son
blouson qu’il avait déposé sur le fauteuil à côté de lui. Elle
avait la frousse bien sûr, mais pas une de ces frousses que
foutrait la vision d’un type avec un couteau ou un physique
notoire de tueur en série. Non, sa frousse était plutôt de celles
qui font gagner en vigilance et par lesquelles vous sentez
chacune de vos cellules vous envoyer en un instant des milliers
d’informations que votre cerveau est capable de traiter à une
vitesse sidérante.
— Comment s’est passée ta journée ? il
demanda gentiment.
Elle ne répondit pas.
— Tout était en ordre ?
Elle lâcha mécaniquement la corbeille de pain en osier
qu’elle avait dans les mains puis se baissa, en silence et sans
montrer aucune émotion, pour ramasser les deux ou trois
morceaux de baguette qu’elle y avait fourrés pour le repas du
soir.
— Je ne sais pas, finit-elle par répondre. Mais qu’est-ce que
vous faites là ?
— Je dois t’avouer, lui confia Denis, très calmement, que je
ne suis pas allé travailler. Pour tout dire, j’ai même perdu mon
travail. Cela fait plusieurs mois. Je n’aurais sans doute pas dû
te le cacher, mais j’en ai un peu honte.
— Cela arrive à de nombreuses personnes aujourd’hui. Il ne
faut pas en faire toute une histoire.
Elle hésita. « Tant qu’il ne fait pas comme ce type qui a
massacré toute sa famille, pensa-t-elle. Tant que ce n’est pas
un tueur et un violeur. »
— J’ai un peu d’argent liquide dans la commode. Si cela
peut vous aider.
— Je ne disais pas ça pour ça, dit Denis. Je suis content que
tu prennes la chose aussi bien. Cela ne risque pas d’arranger
notre situation financière, tu sais. Mais nous y arriverons. J’ai
volé trois mille euros à mon patron. Ce n’est pas quelque
chose dont je suis fier, mais je l’ai fait et il me reste de quoi
vivre. Est-ce que cela t’embête si je me sers un verre ? Tu
gardes toujours l’alcool sous la télé, n’est-ce pas ?
Il se dirigea vers le meuble et se versa un Madère. Il ne
fallait pas être devin pour savoir qu’on rangeait les alcools à
cet endroit. C’est ce que la moitié des français faisaient.
— Ian ! cria Camille en direction de l’escalier. Ne descends
pas tout de suite s’il te plaît. Le repas n’est pas encore prêt.
Elle était rassurée de ce côté-là. Il fallait toujours supplier
l’enfant pour qu’il descende dîner de toute façon. Tous les
défauts devenaient des atouts un jour ou l’autre.
Camille fut surprise par son propre sang-froid. Elle mourait
d’envie d’appeler au secours, de se précipiter dehors et d’aller
solliciter l’aide d’un voisin. Elle pouvait aussi se jeter sur le
téléphone et tenter de joindre la police. Mais elle n’avait
aucune idée de ce que serait la réaction du type si elle le
faisait. Dans la plupart des films où cette situation se jouait, les
choses ne tournaient pas forcément en faveur de la victime. La
panique ou la résistance n’étaient pas bonnes conseillères. Il
valait mieux feindre la sérénité ou jouer le jeu du cinglé. Car il
ne faisait pas de doute maintenant que ce type était ravagé ou
échappé d’un asile de fous. Il avait un air niais et vaguement
drogué comme s’il était sous tranquillisants ou avait passé sa
journée à fumer des pétards. D’un autre côté, la probabilité
qu’il soit vraiment dangereux était faible. La plupart
des malades sont inoffensifs et plutôt paumés qu’agressifs. Si
on ne les provoque pas… si on ne les aide pas à verser eux-
mêmes dans la violence et la perte de contrôle… rien de grave
ne peut arriver. Les gens qui sont détenus dans des asiles sont
plutôt moins dangereux que ceux qui vivent en liberté. Elle
croyait désormais savoir qui il était et cela ne la rassura pas.
— Tu veux que je mette un peu de musique ? demanda-t-
elle. Ça nous détendra.
— Bonne idée, s’enthousiasma Denis. Mets ce que tu veux.
Elle choisit un disque au hasard sur son étagère «
Classique » et le lança sur la platine.
— Tu as la main heureuse. Je t’ai au moins laissé ça, dit-il
en se frottant le menton avec le bout des doigts. Aaron
Copland ! Tu te souviens du jour où je te l’ai fait découvrir…
Camille examina rapidement le CD qu’elle avait entre les
mains. Il s’agissait bien d’une collection de musiques de films
signées Aaron Copland. Elle eut un moment d’égarement. Elle
ne se souvenait pas avoir acheté ce CD, ni même l’avoir jamais
écouté. Le nom de Copland lui était cependant familier, mais
elle était incapable de dire exactement d’où elle le connaissait.
Sa mémoire lui jouait des tours. Elle ne répondit pas. La
musique n’était pas désagréable, mais elle n’était pas dans les
meilleures conditions pour l’apprécier. Elle se demandait
maintenant quelle serait la réaction de son fils en voyant ce
type en train de discuter avec sa mère. Il n’avait pas l’air
pressé de déguerpir. Elle avait eu quelques aventures depuis
son installation au Mans mais rien qu’elle n’ait dissimulé
complètement au gamin. Elle avait fait l’amour cinq fois en
quatre ans, dont trois fois dans la même journée. On ne
pouvait pas dire que le nombre de ses visiteurs ait été affolant.
Cela ne lui manquait pas plus que ça. Camille avait dépassé le
sexe et n’aimait plus qu’on la pétrisse et qu’on l’embrasse.
Elle n’aimait plus l’odeur des hommes, ni toucher leur sexe
avec les doigts. La maison était un sanctuaire où ils avaient
appris à vivre tous les deux et que personne ne devait profaner.
Les seules personnes à être rentrées dans la maison étaient
un plombier, le voisin, deux pompiers pour les étrennes et trois
collègues du boulot qu’elle invitait une ou deux fois dans
l’année. Leur vie était joyeuse, mais peu sociale. C’était une
vie recroquevillée sur soi et sur l’amour qu’ils se portaient.
C’était la malédiction de l’époque que de vouloir faire tenir sur
pied des vies qui menaçaient à tout moment de s’écrouler. Cela
demandait bien trop d’effort. La normalité est une borne
fragile qu’il faut considérer plus comme une étape précaire
que comme une station permanente.
— Qu’est-ce qu’il y a à manger ce soir ? demanda Denis.
— Des lasagnes. Je les ai faites hier soir.
— Tu es formidable, lui dit l’homme en souriant largement.
Les répliques de l’intrus étaient troublantes. Elles
rappelaient à Camille les périodes où elle avait vécu en couple.
Il était possible que l’homme ait lui aussi la nostalgie de ces
vies-là : lorsqu’ils échangeaient avec leur partenaire des
banalités chaleureuses. Qu’est-ce qui faisait au juste qu’on
acceptait ce genre de discussions sans intérêt, qu’on les trouve
réconfortantes et amicales, de la part de son conjoint et pas de
la part d’un étranger ? Tout était si simple et mécanique.
Dans un monde meilleur, on aurait pu imaginer que
n’importe qui vienne chez n’importe qui pour meubler un
moment de solitude et tenir la conversation. Jouer au mari et à
l’épouse qui s’emmerdent. Elle se dit que cet homme passe-
partout et bien fait de sa personne aurait été parfait pour ça.
Que se passerait-il s’ils faisaient tous les deux semblants de
se connaître et de se considérer comme mari et femme ?
« C’était exactement, se fit-elle la réflexion, le genre de
pensées qu’il ne fallait pas avoir lorsqu’on avait un dangereux
maniaque chez soi. Tenir la situation comme normale et sous
contrôle était la pire erreur à commettre. » Ils pourraient tout
aussi bien vivre toute la vie ensemble. Le couple n’était pas
grand-chose d’autre que deux étrangers choisissant de
s’assembler pour mieux se connaître et s’accrocher l’un à
l’autre. Camille tenta de se reprendre, mais il lui sembla
un instant que tout danger avait disparu. Elle s’approcha de
Denis et s’assit au pied du fauteuil. Elle lui prit le Madère de la
main et en sirota une gorgée.
— Je croyais que tu n’allais jamais venir près de moi, dit-il
en lui caressant les cheveux.
Elle posa sa tête sur les jambes de Denis et se laissa aller
pendant quelques secondes. Elle crut reconnaître son odeur
comme si elle avait déjà vécu exactement cette même
situation. Les médecins lui répétaient sans cesse qu’elle avait
tendance à oublier les détails de sa propre vie. Sa mémoire
avait fait de tels efforts pour effacer certains traumatismes du
passé qu’elle oblitérait régulièrement des pans entiers de son
existence, sans lui demander son avis. Elle savait sûrement qui
il était.
D’aucuns disaient que Camille était une femme qui perdait
la tête, mais ce n’était pas la vérité. Elle oubliait des trucs et
d’autres, comme tout un chacun. Le temps n’arrangeait rien
qui emmêlait la vérité et ce qu’on avait cru savoir d’elle.
— On va pouvoir passer à table, dit-elle. D’ici cinq
minutes.
— J’ai une faim de loup.
Denis lui prit la main et elle y trouva un certain plaisir. Cela
n’alla pas plus loin, mais elle ne ressentait plus la peur à ce
stade. Sa vigilance était retombée. Camille fit mine d’aller en
cuisine, mais Denis la retint et lui demanda de rester avec lui.
Son visage se ferma et il redevint, avec gravité et fermeté, un
agresseur.
— Je suis venu pour emmener notre fils. Je vous ai
observés à la sortie de l’école. Je veux connaître ces moments
à mon tour.
Il la regarda fixement, comme s’il était vraiment son mari
de retour après une longue absence, une séparation déchirante
ou une guerre perdue, comme s’il lui en voulait pour le restant
de ses jours et allait lui défoncer la gueule. Camille avait cru
mettre suffisamment de distance entre elle et son passé pour
éviter de revivre de telles scènes. Denis lui prit la main et la
serra avec insistance. Camille eut vraiment peur cette fois
et un peu mal. Elle tenta de se dégager pour courir dans la
chambre de Ian et le soustraire à ce qui allait arriver. Denis la
tira et la projeta à ses pieds. Elle tomba lourdement sur le sol.
Il la maintint sur le tapis en posant son genou sur sa poitrine.
Camille n’osait pas crier, mais sentait le poids de cet homme
sur sa cage thoracique. Il lui faisait mal. Elle ne voulait pas
attirer le gamin. Elle suffoquait. Est-ce qu’il allait la tuer cette
fois ? Est-ce que le moment était venu ? C’est la nature du
scorpion, la nature des hommes. Ils piquent, ils mordent, ils
font du mal, même au milieu du ruisseau, au milieu de la
rivière. Ils ne peuvent pas s’en empêcher. Ils sont tous pareils.
— Ne t’inquiète pas, lui dit-il. Je veux juste passer
du temps avec lui. Une semaine, dix jours, histoire de faire sa
connaissance. Et je te le ramènerai. Tu n’entendras plus parler
de moi. Les vacances scolaires sont dans deux jours, il n’y
aura pas de problème. Tu n’as pas vraiment le choix de toute
façon. Tu sais que j’ai le juge pour moi. Je pourrais exiger que
ça arrive. Je pourrais t’obliger.
— Vous dites n’importe quoi, sanglota Camille. Vous ne
savez même pas qui nous sommes.
— Oh, Camille, je suis tellement désolé.
Il appuya son genou de tout son poids sur le buste de
Camille, en l’empêchant de respirer. La jeune femme se tordit
de douleur. Elle eut la sensation qu’il allait la transpercer, faire
craquer son squelette et ressortir de l’autre côté. De la bave
coula de la bouche de Denis et tomba sur son front. Elle essaya
de crier, mais elle manquait d’air et rien ne sortit. Il approcha
son visage de celui de son ex-femme et la renifla comme un
chien. Il frotta son nez contre ses joues rosées, sa peau si
remarquable et fraîche, glissa sur son front qui était tendu
et sentait le gras de la peur. Denis ferma les yeux et inspira la
beauté perdue de Camille.
— Je ne te veux pas de mal. Je veux juste mon fils.
Juste connaître mon fils. Je ne te veux aucun mal, si tu savais.
Il aurait pu dire qu’il l’aimait toujours, mais ce n’était plus
l’entière vérité. Il aimait lui faire du mal. Denis aurait pu
l’occire ou la violer. Il est certain qu’il y pensa. Ce sont des
choses qui traversent immanquablement l’esprit dans ce genre
de situations. Tuer l’être qu’on aime, et cetera. La déshabiller
et voir sa chatte frissonner sous la caresse, même sèche et
déchirée de trouille. Il reste calme et concentré sur son
objectif. Le seul plaisir qu’un homme peut retirer de la vie est
de détenir le contrôle de ses émotions. Les exprimer les
projette hors du corps et les perd à jamais. Il faut les contenir
et les empêcher de se dissoudre dans l’air. On peut menacer de
mort quelqu’un de manière convaincante, sans perdre son
sang-froid. Des années de violence avaient instruit Denis sur la
façon dont le mécanisme fonctionnait. La dispersion est
l’ennemi. La détermination est plus forte, couplée à la retenue.
Il n’eut pas besoin de dire qu’il aurait pu la tuer ou qu’il aurait
aimé le faire. Tout cela fut refoulé avant de le déborder.

Lorsque Ian descendit dans la salle à manger, surpris de


n’avoir pas été rappelé à l’ordre, il ne remarqua pas l’air
soucieux de sa mère, ni sa pâleur inhabituelle. Son attention
fut immédiatement attirée par le visiteur qui avait repris sa
place dans le canapé et fumait une cigarette. Jamais sa mère
n’aurait laissé un homme fumer à l’intérieur de la maison.
Elle-même, lorsqu’elle en grillait une, descendait dans le
jardin pour ne pas que les murs gardent la trace du tabac et des
cent vingt-sept substances chimiques qui en accompagnent la
consumation. Camille fumait deux ou trois cigarettes par jour.
C’était une habitude qu’elle avait gardée de ses années
d’études. Elle détestait le goût pâteux laissé par la cigarette
dans la bouche, le bout des doigts qui puent pendant des
heures, ainsi que les traces de mort qui s’insinuent cendre
après cendre au fond du corps. Mais elle fumait tout de même.
Denis se leva quand il vit Ian. Il ne savait pas si c’était la
meilleure solution pour créer la confiance que de déployer son
mètre quatre-vingt devant un gamin qui ne mesurait pas plus
d’un mètre vingt. Il s’efforça de sourire et d’ignorer son ex-
femme qui tremblait comme une feuille à l’autre bout de la
pièce. Ce fut elle pourtant qui parla la première puisqu’il en
avait été convenu ainsi.
— Dis bonjour à ton papa.
Le gamin se retourna vers sa mère et l’interrogea pour
savoir si ce qu’elle avait dit était sérieux.
— Va, bébé, tu peux aller le voir.
Denis fléchit légèrement les genoux et tendit les bras. Ian
marcha timidement jusqu’à lui, observant de tous ses sens
l’homme qui était devant lui. Il tenta d’assembler ce qu’il
voyait de cet homme, image après image, pièce à pièce, et de
le confronter mentalement au concept de « père » qu’il s’était
forgé pendant toutes ces années d’absence, de mensonges et
de manque. Camille avait toujours refusé d’évoquer son père
avec lui. Elle s’astreignait à ne pas en dire de mal, mais n’avait
jamais donné à son fils aucune indication qui lui aurait permis
de songer concrètement à sa réalité, d’imaginer un prochain
retour, voire de lui garder un peu de place dans son cœur. Ian
avait grandi avec l’idée qu’il avait un père bien sûr, mais aussi
que ce père serait à jamais une sorte de spectre, sans visage, ni
voix. Les retrouvailles se firent, de fait, dans une absence
presque totale de chaleur humaine. Denis contrôlait ses
émotions et semblait jouer un rôle de composition. Le gamin
évoluait dans une sorte de rêve sans consistance, comme si ce
qu’il éprouvait ne pouvait en aucune façon être une émotion
authentique. Il ne croyait pas que son père puisse aussi être un
homme, fait de chair et de sang.
— Ça fait du bien de te voir, lui murmura Denis à l’oreille
quand il le prit dans ses bras. Tu es drôlement costaud.
Le gamin savait que c’était un propos d’adulte destiné à lui
faire plaisir et il le prit comme tel.
— Tu es vraiment mon père ?
— À ce qu’il paraît.
Par-dessus l’épaule de Ian, Denis surveillait Camille de
sorte qu’elle n’en profite pas pour s’enfuir et alerter quelqu’un.
Il ne lui faisait aucune confiance. Il avait promis de la tuer si
elle tentait quoi que ce soit. Il n’était pas allé jusqu’à promettre
de tuer l’enfant, mais c’était évidemment cette perspective qui
faisait reculer la mère plus que celle de perdre elle-même
une vie dont elle ne se servait plus depuis longtemps.
— Je t’emmène en voyage, dit Denis, en se détachant
lentement du gamin. Un petit voyage entre hommes.
Ian se tourna encore vers la mère qui baissa les yeux cette
fois. Camille pleurait, mais le gamin n’y prêta pas plus
d’attention que cela. Lorsqu’elle s’effondrait, et malgré ses
sept ans, il avait pris l’habitude de se serrer contre elle, de lui
caresser les cheveux et de la consoler. Cela faisait partie de
leur rituel et la présence de son fils avait toujours réussi à
éteindre ses nombreuses crises d’angoisse, avant qu’elle ne se
détache complètement de la réalité. Cette fois, l’attention de
son fils avait été détournée par la présence de cet homme qui
se disait son père. L’idée de porter secours à sa mère ne lui
vint même pas à l’esprit.
— Tu peux aller chercher quelques affaires. On ne va
pas tarder à y aller.
— On y va tout de suite ?
— File.
La main de Camille se cramponnait au meuble de salon.
Elle respirait mal. Heureusement, le gamin pour qui les choses
allaient très vite était déjà reparti dans sa chambre en grimpant
les marches quatre à quatre. Il avait abandonné la retenue des
deux premières minutes et sa mère put voir sur son visage
qu’il pétillait de joie.
— Ne prends que ton doudou, mon chou. Ton papa a amené
des vêtements. Tu n’auras besoin de rien d’autre, elle
pleurnicha.
Denis voulait que les choses aillent vite. Il avait précisé
qu’il ne voulait s’embarrasser de rien : ni vêtements, ni jouets.
Juste le strict minimum. Il achèterait tout en chemin. Il mentit
encore à Camille en répétant qu’il n’était pas pauvre. Toute sa
fortune était rassemblée dans sa poche, dans son portefeuille et
le coffre de la voiture. Cela n’allait pas plus loin que
quelques jours de voyage et une poignée de nuits d’hôtel.
Denis s’était perdu dans les opportunités qu’il avait eues
de gagner sa vie correctement. Il les avait esquivées une à une
dans l’espoir, chaque fois, d’en décrocher une meilleure qui
aurait fait de lui l’homme prospère et sûr de lui qu’il aurait
aimé être. L’espoir de jours qui chantent l’avait amené à
décliner ceux qui auraient pu n’être pas trop mauvais. Il
pensait que ces jours-là serviraient de pont vers une existence
enfin florissante, mais il s’était lourdement trompé. Rien
n’était venu et il avait tout perdu, avant de découvrir qu’il
pouvait emprunter à autrui ce qu’il ne gagnait pas lui-même.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda-t-il au gamin.
— Vachinine, dit Ian.
Vachinine était une vache multicolore, en doudou. Elle les
accompagnerait durant le voyage. Ian ne requérait ses services
que la nuit. C’était elle qu’il avait choisie cette fois parmi
l’armée de doudous qui couvrait son lit. Tous avaient un nom
et une histoire. Il les alternait au gré des envies, prenant soin
d’en sélectionner un différent chaque soir, lorsqu’il dormait à
la maison. Robin le lapin. Rabbito. Mickey. Fat Poussin.
Castor Lamor. Hérissonic. Vachinine. Rael. Pandu Le Panda.
Ferdinand l’Ours. Buzz l’Eclair ©. Bajoue. Et quelques
dizaines d’autres.
— Salut Vachinine.
Vachinine mesurait quatorze centimètres de haut. C’était
une peluche extra plate et à l’allure vaguement anarchiste. Son
nom faisait penser à ces noms de russes prompts à tout raser
sur leur passage.
— Est-ce que tu veux aller m’attendre dans la voiture ? Je
dois parler quelques instants avec ta mère.
Camille s’avança au-devant de son fils. Elle fut surprise de
le voir si petit à côté de l’homme qui venait l’enlever. Son
esprit était embrumé. La familiarité de la scène lui imposait le
silence. Elle avait déjà vécu cela : les gens qui viennent de
nulle part, ces gens que vous ne connaissez pas et qui vous
prennent votre enfant en vous disant qu’ils vous le rendront
demain. Elle connaissait la confusion.
— Nous sommes désolés, madame. Vous n’êtes pas en état
de le garder avec vous.
— C’est une décision de justice. Il faut s’y conformer. Cet
enfant a besoin de voir son père.

Est-ce que cela lui était vraiment déjà arrivé à elle ? Il y avait
un tel trouble dans le monde. Camille était incapable de savoir
si les images qu’elle voyait étaient ses propres souvenirs ou
des séquences qu’elle avait rencontrées à la télévision, dans la
cour de récréation ou ailleurs. Elle aurait tant aimé comprendre
à cet instant ce qu’était la vraie matière du réel. Denis avait été
son mari, n’est-ce pas ? Il était beau et il la regardait
d’une manière qui indiquait qu’il l’avait déjà vue toute nue.
Elle embrassa Ian qui lui susurra à l’oreille un réconfortant
« je t’aime maman ». Camille avait les yeux rouges. Elle
restait belle, mais son visage s’était affaissé et décomposé sous
l’émotion. « Moi aussi je t’aime, mon grand » retourna-t-elle
entre deux sanglots. « Maman, t’aime plus que tout au monde.
Et beaucoup plus qu’elle-même ».
Elle s’empiffrait de son odeur dans laquelle elle sentait
quelques-uns de ses propres arômes, mais qui lui était, dans
son bouquet et sa texture, singulière, une odeur de crème
fouettée et de cannelle, une odeur de savon floral et de sueur
sucrée. L’odeur de Ian imprégnait ses vêtements, ses oreillers.
Elle était plus forte à la base du cou et à l’arrière de son dos.
Les mères savent ces choses-là. Elle ne fut pas même
contrariée par la facilité avec laquelle il la quitta pour rejoindre
la voiture de son père. Ian avait toujours été un enfant facile,
qui passait sans aucune difficulté des mains de l’un aux mains
de l’autre. Depuis sa naissance, il avait eu une légion de
nounous qui le conduisaient à la crèche ou à l’école
quand Camille travaillait tôt : Céline, Élodie, Julia,
Thiphaine, Emilie ou Angélique. Il embrassait sans jeter un
regard en arrière et traçait sa route comme un adulte finissant.
Lorsqu’il referma la porte de la maison, Camille sut que les
ennuis allaient commencer. Elle regarda Denis dans les yeux,
encore à genoux d’avoir étreint son fils à hauteur de petit
bonhomme, et lui demanda pardon.
— Tu peux bien faire ce que tu veux, elle dit. Je voudrais le
revoir.
— Ne t’inquiète pas, dit-il. Tout se passera bien.
Et elle n’eut plus à s’inquiéter quand il avança sur elle.

Dans la voiture, Ian attendait sagement. Il s’était installé sur le


siège enfant, juste à côté du conducteur. C’était une
configuration assez inhabituelle, les sièges enfant se posant
généralement à l’arrière du véhicule. Mais il trouva que c’était
une bonne idée d’être traité ainsi à l’égal d’un adulte. Il était
grand après tout et puisqu’il était avec son père, il ne pouvait
pas lui arriver grand-chose.
— Je suis avec mon père, se surprit-il à dire tout haut, juste
avant que celui-ci ne revienne. Je suis avec mon père.

La notion était encore abstraite, mais il s’y faisait déjà.


Lorsque Denis mit le contact, une agréable
musique accompagna le moteur. Ian se retrouva plongé dans
une vaste prairie de western. Le soleil pointait à l’horizon. Le
vent caressait les herbes à bison. Au loin, le cowboy arrivait
tranquillement, une cigarette à la bouche. Son regard était
apaisant et sage comme le regard de celui qui sait où est sa
place. Il n’y avait plus aucune incertitude, plus aucun doute
dans l’air. Juste la prairie, l’enfant et le cowboy, jusqu’à ce que
les cymbales arrivent et engagent le mouvement de la
caravane. À la fenêtre de la maison laissée derrière eux, la
minuscule maison de bois à l’auvent décati, Camille,
contrairement à son habitude, ne faisait aucun signe de la
main. Elle ne soulevait pas les rideaux et ne saluait pas. Elle ne
disait pas au revoir.
— Tu connais l’histoire de William Henry McCarthy ?
demanda Denis à son fils.
— Non, répondit le gamin.
— C’était un bandit et on raconte qu’il a tué plus de vingt-
et-un types.
— Vingt-et-un ?
— Oui, un pour chaque année de sa vie. Tu veux que je te
raconte ses aventures ? C’est sa musique qu’on entend ici. La
musique de sa vie. On l’appelait Billy TheKid.
— Billy Kit ?
BON POUR LA SANTÉ !
Ce que le nucléaire peut faire pour vous…

Cela peut paraître incongru à notre époque, mais la faim


tenaillait Céline Brac depuis le réveil. Il n’y avait plus rien
dans les placards si ce n’est quelques canettes de bière et une
bouteille de lait de croissance qu’elle réservait pour sa fille.
Elle n’avait pas le temps de se faire des pâtes ou du riz, n’avait
plus de pain, ni de biscottes. Elle était passée deux fois sur son
filtre à café et le liquide qu’elle gouleya tandis qu’elle
s’habillait n’avait plus aucune consistance. Les choses
n’étaient pas reluisantes et ne s’étaient pas améliorées depuis
le début de l’année.
Lorsque sa mère arriva pour garder la petite, l’état de
dénuement dans lequel vivait Céline ne lui causa pas de peine,
car elle s’y était habituée. C’était juste bizarre, lorsqu’on était
une mère, de voir que ses enfants ne s’en sortaient pas. Mais
elle ne pouvait pas y faire grand-chose. La mère lui avait
amené un paquet de café qu’elle rangea dans le placard de la
cuisine.
— Quel temps il fait ? elle demanda à la vieille qui enlevait
son manteau et l’étalait pour le faire sécher sur le dos d’une
chaise.
— Il pleut. Mais fait pas trop froid. Elle s’est endormie à
quelle heure ?
— Neuf heures. Elle ne s’est réveillée qu’une fois cette
nuit.
Il était six heures du matin et Céline Brac partait à vélo
pour distribuer des prospectus. Depuis qu’elle avait quitté la
maison, à vingt-deux ans, il lui était arrivé un tas de choses.
Elle s’était mariée avec un copain de lycée qui était d’une
beauté incroyable, mais un abruti fini à la longue. Ils avaient
eu une fille, Jasmine, et puis le mari avait perdu son emploi et
trouvé une autre femme. Il s’était établi du côté de Bourges
avec sa nouvelle nana. Il lui avait fait un gosse ou deux, selon
les informations qu’elle tenait d’une copine. Comme de bien
entendu, il refusait de verser quoi que ce soit pour la petite au
motif qu’il n’avait pas de ressources. Céline avait travaillé
trois ans à l’épicerie Spar de Langeais et puis elle s’était faite
renvoyer parce qu’elle accumulait les retards. Cela avait été sa
plus grosse erreur, mais elle n’arrivait pas à se lever le matin.
Perdre son emploi n’était pas toujours un drame, mais la caisse
à Spar était vraiment un emploi agréable et sûr.
Le commerce tournait bien et la paie était au SMIC. Elle
pouvait parfois emmener des marchandises périmées et cela
faisait un à-côté qui n’était pas rien. Depuis que son gars
était parti, elle vivait seule avec Jasmine. Ils vivaient sur
les aides. Elle n’avait plus de voiture et se déplaçait à vélo. Sa
vie était contenue dans un confetti de quelques kilomètres
carré. Elle sortait parfois en boîte et sa mère gardait la petite.
La mère venait aussi quand sa fille distribuait les prospectus
pour lui donner un coup de pouce et éviter qu’elle n’emmène
la gosse dans le froid sur le porte-bagages. Céline y allait tôt,
car elle n’aimait pas que les gens du village la voient en train
de glisser les imprimés sous leur porte. Elle détestait qu’on
lui parle, qu’on la dévisage quand elle travaillait à ce genre de
tâches. Elle n’arrivait plus à trouver suffisamment de ménages.
À moins d’un centime la feuille, une tournée de trois heures lui
rapportait près de soixante euros si elle ne traînait pas.
Et ce matin-là elle avait faim et froid aussi. Elle avait bu
des canettes la veille, toute seule en regardant le Mentalist.
Céline ne voulait pas sombrer, mais elle sentait l’abîme lui
tendre les bras. Elle n’osait pas en parler à sa mère, mais elle
perdait pied. Elle n’achetait plus ce qu’il fallait et négligeait la
petite. Céline avait peur de ce qui arriverait ensuite. Elle
l’aimerait moins peut-être. Elle ne voulait pas que les choses
se passent mal. Il y avait tellement de mauvais exemples. Elle
ne voulait pas que cela se produise alors elle distribuait
les prospectus pour y arriver.
Elle fourra les piles de papier dans les sacoches de son vélo,
dit « tchao voyou » à sa mère qui, après avoir rangé les trucs
qui traînaient sur la table, s’était étendue dans le canapé, et
sortit dans le froid du matin. L’air était frais et mordant. Elle
enfourcha son vélo pour rejoindre la place du village. C’est là
qu’elle commençait généralement la tournée, essaimant
ensuite dans les rues latérales. Ce matin, elle distribuait
les annonces promotionnelles des grandes surfaces du coin.
Elles communiquaient le jeudi sur les offres de la semaine
suivante. Et on était jeudi justement. Ce jour-là, il y avait de
l’argent à se faire, mais les sacoches étaient plus lourdes que
les autres jours. Les bonnes semaines, il y avait trois
distributions, plus souvent deux, ce qui mettait quand même
du beurre dans les épinards. Le boulot était difficile. Il fallait
se dépêcher pour faire un bon rendement et puis se baisser tout
le temps. Céline avait mal aux cuisses et au dos quand c’était
fini. Elle avait l’impression d’avoir les genoux dans les
chaussettes.
Mais Céline avait faim. En pédalant, elle sentait ses cuisses
qui appelaient à l’aide. Le ciel était chargé et étrangement
bleuté. Le soleil n’était pas encore levé, mais la nuit n’était pas
sombre. Elle était fatiguée et ne manifestait évidemment aucun
intérêt pour ce qu’elle faisait. Elle glissait des feuilles partout,
même lorsque les gens indiquaient qu’ils ne voulaient pas de
prospectus avec des autocollants. Elle s’en foutait, elle les
glissait. Cela les faisait disparaître plus vite. Personne ne
se plaignait. Au bout de la troisième rue, Céline s’arrêta pour
une pause. Elle s’assit sur le bord du trottoir et feuilleta les
prospectus qu’elle distribuait. Aldi avait édité un « spécial
boucherie » qui était moche comme tout. Elle regarda les
morceaux de viande que le photographe avait essayé de rendre
appétissants. Au lieu de ça, ils avaient l’air de vieille bidoche
dégueulasse. Pourtant, leur viande était bien. Elle rigola
intérieurement et puis reprit le travail. Elle avait tellement
faim. Tellement faim qu’elle aurait pu manger du papier.
L’idée lui traversa l’esprit une première fois et Céline fut
surprise de ne pas la refuser. Elle travailla pendant deux
longues heures si bien que ses sacoches étaient presque vides
maintenant. Elle avait une sorte de scie dans l’estomac qui lui
rappelait qu’elle était à deux doigts de s’écrouler. Lorsqu’elle
regardait devant elle, la tête lui tournait, mais ce n’était pas
suffisant pour qu’elle ne puisse pas se pencher, tendre le bras
et fourrer les prospectus dans les boîtes aux lettres. Ses
cheveux étaient plaqués sur le front par la sueur et elle sentait
la poisse lui coller le slip et les aisselles. Avec son coupe-vent,
elle avait chaud et froid à la fois. À chaque fois que la tournée
se terminait, elle ne savait pas quoi faire des papiers qu’elle
avait pris en trop. Elle ne voulait pas les mettre à la poubelle
parce qu’elle savait que la distribution faisait des contrôles et
avait refusé de reprendre des collègues à elle qui
s’étaient débarrassés du stock en les brûlant. Mais ce qui
restait pesait dans ses sacoches et il fallait bien qu’elle
s’en débarrasse. Elle ne pouvait pas les garder à la maison.
— Je pourrais les manger, elle pensa pour la deuxième fois.
Et l’idée lui revint encore après ça, tandis que son estomac
se contractait. Céline s’arrêta près de la piscine et mit pied à
terre. Elle ouvrit sa sacoche et prit un prospectus dont elle
déchira une page. Elle la chiffonna et arracha ensuite la moitié
de la boule qu’elle avait constituée puis la mit dans sa bouche.
Elle mastiqua le papier qui fondit lentement en dégageant un
bon goût de viande charolaise. Le papier changeait de
texture sous l’action de ses dents et de sa salive. Il était doux
et savoureux. Elle recommença l’opération avec le reste de la
boule. Elle fut surprise de trouver cela aussi bon et comestible.
Elle découpa une deuxième page puis une troisième et elle les
avala par petits bouts. Au bout de la cinquième page, elle vit
que sa faim avait reculé, que la boule à l’estomac avait rétréci
et ne la lancinait plus de la même façon.
Elle roula plus vite vers la maison. Le vent la poussait. Elle
retrouva sa mère et lui demanda si tout s’était bien passé avec
la petite.
— Oui, dit la mère. Que veux-tu qu’il se passe ?
Céline ne répondit pas. Elle embrassa sa fille que la grand-
mère venait d’habiller et qui était jolie comme un cœur.
— Elle a pris son lait ?
— À l’instant. Tu veux que je reste pendant que tu prends
ta douche ? Tu as encore sué comme une grosse…
— Non, ça va aller. Merci.
Elle raccompagna sa mère à la porte. La petite monta sur le
fauteuil pour saluer la vieille à la fenêtre, mais celle-ci avait
déjà filé. Et Céline put faire ce qu’elle avait envie de faire
depuis qu’elle avait poussé la porte de chez elle. Elle prit une
poêle, découpa plusieurs prospectus avec des ciseaux et étala
les morceaux dans la poêle. Elle sala, poivra, ajouta une
cuillère à soupe d’huile et fit rissoler le papier. Lorsqu’il lui
apparut suffisamment réchauffé et doré, elle arrêta le brûleur
et remplit son assiette avec. Elle s’installa avec sa fille sur les
genoux, versa un peu de lait sur le mélange, comme si elle
préparait des céréales ou un risotto, et porta la cuillère à la
bouche. Le goût du papier lui sembla immédiatement familier,
ni sucré, ni salé, juste tendre et savoureux. Elle mâcha
doucement, prenant soin de sentir chaque lamelle avec sa
langue et puis de les rouler légèrement sur elles-mêmes avant
de les avaler.
Les colorants se dissolvaient dans le lait qu’ils teintaient de
rouge et de bleu, comme le chocolat avec les Choco Pops.
Céline trouva que ce papier était ce qu’elle avait mangé de
meilleur et de plus consistant. Elle proposa une cuillère de
prospectus à sa fille qui l’avala elle aussi sans aucun mal.
En faisant sauter sa fille sur ses genoux, la jeune mère se
réjouit de cette faculté qui lui avait été donnée d’apprécier ce
que personne ne faisait à sa connaissance. Elle s’interrogea
bien pour savoir si le papier avait de réelles qualités nutritives,
mais la nature ne pouvait pas se tromper. Si une quelconque
engeance lui avait accordé ce don, c’était qu’il était bon pour
elle et sa famille.
Après un repas complet où elle accommoda toutes sortes de
publications, Céline alla s’allonger sur le lit. Elle et sa fille ne
connaîtraient plus jamais la faim.
4
RÉGIS ET LES JUMELLES

Le nuage radioactif n’avait pas fait cent mètres depuis sa


naissance au pied de la centrale. Denis et Ian avaient eu le
temps d’aller déjeuner, de faire une promenade digestive, de
musarder quelques minutes au soleil, puis de reparcourir les
dix kilomètres qui les séparaient de leur point de départ. Le
nuage n’avait pour ainsi dire pas avancé quand ils furent pris
en chasse par une escadrille de gendarmerie.
Denis connaissait ces types. Ils faisaient partie du dispositif
de surveillance de la centrale et effectuaient toutes les trente
minutes des rondes autour de l’enceinte. C’était l’une des
meilleures planques de la gendarmerie : un endroit où l’on
percevait plein pot une prime de risque pour exposition
prolongée à d’hypothétiques radiations, une prime de situation
(la prime de situation désigne l’affectation permanente sur
un site dit « à haut risque », comme le Palais de l’Élysée ou
n’importe quelle base secrète de l’État) et où, paradoxalement,
on n’a strictement aucune activité, si ce n’est fixer, toute la
journée, des écrans de contrôle, feuilleter des magazines
pornographiques et circuler en bord de Loire.
Les gendarmes dépassèrent Denis sur la large route qui
bordait l’enceinte Sud de la centrale. D’un geste par la fenêtre
ouverte, ils lui commandèrent de se ranger sur le côté.
— Bonjour, Monsieur. Je peux voir les papiers du véhicule
?
Denis leur tendit la carte grise de la Volvo, son permis de
conduire et sa carte d’identité.
— Votre véhicule a fait le tour des installations six
fois aujourd’hui. Qu’est-ce que vous faites dans le coin
? demanda le gendarme.
— Mon fils et moi visitons la région. Nous nous
promenons, c’est tout.
— Six fois, Monsieur, ce n’est pas habituel. Ce grand gars
est votre fils ?
— Tout à fait.
— Quelle est votre situation, Monsieur… Caplan ?
— Ma situation ?
— Votre profession, Monsieur Caplan.
— Je travaille dans l’immobilier. Dans une agence
immobilière.
— Très bien dans ce cas, conclut le gendarme. Je
vous souhaite un bon séjour. Et évitez de repasser dans le coin
trop souvent.
— Au revoir.
Denis referma la vitre côté conducteur et attendit que les
gendarmes les aient largement dépassés pour reprendre la
route.
— Tu pourras dire à tes copains que tu t’es fait arrêter par
les gendarmes, dit-il au gamin.
— Qu’est-ce qu’ils voulaient ?
— Ils voulaient juste vérifier qu’on ne faisait rien de mal.
— Papa ?
— Oui ?
— Est-ce que je peux te dire papa ?
— Oui. Je suppose que oui.
Le gamin n’abusa pas de son nouveau pouvoir. Il n’avait
pas grand-chose à dire dans l’instant.
— Est-ce que je pourrai appeler maman au téléphone
? demanda-t-il après quelques minutes de réflexion.
C’était évidemment le genre de requête qui mettait hors
d’eux plusieurs centaines de parents divorcés chaque jour.
Mais Denis n’y fit pas attention. Il ne se sentait plus en
concurrence avec la mère de Ian. Ce n’était pas quelque chose
qui comptait pour lui.
— Bien sûr. Elle doit être au travail à l’heure qu’il est. Mais
on l’appellera ensemble ce soir, OK ?
— J’aimerais bien l’appeler maintenant, en fait.
— OK.
Denis était agacé, mais il n’en laissa rien paraître. Ils
s’arrêtèrent à nouveau sur le bord de la route, profitant d’une
aire naturelle aménagée pour permettre aux touristes d’admirer
la levée en toute sécurité.
— Je ne sais pas si ça va capter ici. Avec la centrale à côté,
cela ne m’étonnerait pas que les gendarmes brouillent les
signaux.
— Ceux qu’on a vus ?
— Oui, ils ont des appareils qui permettent d’écouter les
communications et aussi de les empêcher. Au cas où des
terroristes ou d’autres gens chercheraient à entrer… Ce sont
des mesures de protection.
— Je ne vois pas pourquoi ils m’empêcheraient de
téléphoner à maman.
Denis tendit son portable à Ian et lui indiqua où il fallait
appuyer pour lancer la communication.
— C’est un iPhone comme maman ?
— Non, on appelle ça un Galaxy Note. Note II dernière
génération. Il est beaucoup mieux, plus grand, plus maniable,
plus fin. Tu aimes les téléphones ?
— Oui, je crois. J’aime assez bien appuyer sur l’écran avec
les doigts et puis regarder des photos. Maman dit que les
iPhone sont les meilleurs téléphones de tous les téléphones.
— Les Galaxy sont plus performants. Tu aimerais que je
t’en offre un ?
— Je ne sais pas. J’aime surtout les tablettes. Mais il y a
des garçons dans ma classe qui ont un téléphone pour appeler
leurs parents, mais la maîtresse n’aime pas trop ça. Et maman
dit que le cerveau il devient de la faisselle à force
de téléphoner. J’en voudrais bien d’une tablette en fait.
Ian plaqua le téléphone sur son oreille.
« Bonjour, vous êtes bien sur la messagerie de Camille. Je
ne suis pas en mesure de vous répondre pour le moment.
Laissez-moi un message et je ne manquerai pas de vous
rappeler dès que possible. »
Il fut rassuré d’entendre la voix de sa mère. À son âge,
c’était une chose qui lui manquait après quelques heures, et ce
même quand il était à l’école. Quand Camille rentrait du
travail, il ne cessait de lui poser des tas de questions pour le
simple plaisir de l’entendre et de savoir qu’elle lui répondrait
tout le temps, que cette voix résonnerait toujours dans sa vie. Il
adorait la mettre en colère et l’entendre s’élever contre lui
avec ses inflexions de colère et de tendresse mêlées.
— Elle répond pas.
— On réessaiera plus tard.
Denis récupéra le portable. Il déballa une barre de céréales
et une compote à boire sur la table de pique-nique.
— On va prendre le goûter ici pendant qu’on y est. Ça te
dit ?
Le gamin acquiesça. Pendant qu’il mangeait, Denis tournait
autour de la table son appareil photo à la main. Il examinait la
silhouette de la centrale depuis cet angle nouveau et plus
lointain. Au-dessus d’eux, par un effet d’optique qui le situait
presque à la verticale de l’endroit où ils se tenaient, le nuage
bleu continuait de faire du surplace. Denis le prit en photo
en mode rafale. À cause des particules radioactives, le rendu
numérique sur l’écran était étrangement distordu. Le nuage
était comme nimbé d’électricité, surligné d’un halo argent aux
reflets métalliques. Le bleu luisait et se détachait assez
nettement au révélateur comme une couleur qui n’existait pas
dans la nature, mais qui ici avait un vague tour fantastique.
— Ça alors, dit Denis. Je n’avais jamais vu ce phénomène
avant.
Il montra la photo au gamin qui appuyait de toutes ses
forces sur l’étui de compote pour en faire sortir les dernières
gouttes.
— Tu as une autre compote, s’il te plaît ?
— Désolé, c’était la dernière.
— On dirait que le nuage est fluorescent, commenta Ian.
Il avait appris ce mot à l’âge de trois ans. Depuis, sa mère
lui avait collé des étoiles luminescentes au plafond de sa
chambre. Il avait appris aussi à jouer avec une carte qui
scintillait dans le noir quand on la passait sous une lampe. Ian
avait récupéré la carte dans un paquet de Kidi Boo, une
spécialité fromagère inspirée de la Vache Qui Rit où les
portions sont montées sur des bâtonnets en forme de fantômes.
— C’est dangereux d’être ici ? demanda l’enfant.
— Je ne pense pas. Nos corps doivent s’habituer
progressivement aux nouvelles conditions de vie. Tu vois le
nuage là-haut ?
— Oui, on le voit trop mieux d’ici. On dirait qu’on pourrait
le toucher avec la main.
— Ce nuage a des pouvoirs magiques comme Merlin ou
Houdini. Il altère – ça veut dire qu’il modifie, qu’il change – la
réalité qui est en dessous de lui. Il change la vie des gens.
C’est comme ça qu’agit la radioactivité, sans qu’on distingue
quoi que ce soit, elle tombe sur la tête des gens et ils
deviennent différents.
— Différents comme quoi ?
— Différents comme différents. Il n’y a pas de règles à ça
et personne n’en a encore parlé sérieusement. C’est ce que je
te disais tout à l’heure. Les choses changent. Les gens
changent. Ils deviennent d’autres personnes. Les chiens
deviennent des chats et vice-versa. Les plantes sont d’autres
plantes et les hommes peut-être plus tout à fait des hommes ou
alors un peu plus des hommes. Même papa ne comprend pas
tout ce qui se passe dessous un nuage tel que celui-ci. C’est un
mystère. Comme un tour de magie. Avec de l’attention, tu vois
les effets et c’est tout. Ceux qui ne regardent rien ne
remarquent même pas que ça existe. Mange ta barre
maintenant.
Alors que le gamin entamait son jus d’orange, deux vélos se
rangèrent près de la table de pique-nique. Denis dévisagea les
cyclistes qui en descendirent. C’étaient deux filles aux
cheveux clairs, et qui se ressemblaient comme des sœurs. Elles
avaient exactement la même coupe de cheveux, un carré
classique avec une raie peu marquée sur le côté gauche, une
mèche qui descend cinq ou six centimètres sous la pointe du
menton et deux tenues éclatantes de cyclistes. Les deux filles
n’étaient pas parfaites. Elles étaient pâles avec des yeux aux
motifs caucasiens assez enfoncés dans les orbites et un nez
plutôt fort. Elles n’en restaient pas moins jolies, même
affublées de mitaines résilles et de chaussettes qui ampoulaient
jusqu’au genou. Leurs joues étaient rosies par l’effort et de
petites mèches étaient collées par la sueur sur l’oreille de la
plus jeune.
La grande sœur avait trente-cinq ans, la petite, dix de
moins. Denis fut attiré autant par le fait qu’elles étaient les
seules personnes vivantes à regarder dans le secteur, que par
celui qu’elles étaient sœurs. Ces deux filles lui parurent une
seule et même personne, dédoublée en deux états temporels
distincts, mais parallèles. Elles n’étaient pas sœurs, se mit-il en
tête, mais jumelles, miroirs inversés et différés l’une de l’autre.
Après leur avoir fait un souriant signe de tête, les sœurs
s’étaient assises dans l’herbe pour boire un coup et manger des
bananes. Elles avaient l’air de très bonne humeur et se
marraient ostensiblement. Denis trouva que leur manière de se
ressembler était troublante. Il les épiait maintenant sans
aucune précaution, si bien que le regard des filles croisa à une
ou deux reprises le sien. La curiosité de Denis ne passait pas,
malgré les apparences, pour une démarche salace. Et puis, il
était avec son gamin, de toute façon.
— Parce que tu crois que les types avec les gamins sont
différents des autres ? entendit-il assez distinctement la plus
jeune dire à sa sœur.
Était-ce bien ce qu’elle avait dit ? Denis savait maintenant
qu’elles étaient Françaises et pas Suédoises ou autre chose.
Elles avaient de trop gros sourcils et des joues trop rondes
pour des Scandinaves. Elles pouvaient tout aussi bien être
bretonnes ou alors tourangelles. La plus jeune était une version
légèrement modifiée de la plus grande, quelques centimètres
de moins, des épaules un peu moins carrées, une
poitrine moins rebondie, mais elles présentaient strictement les
mêmes caractéristiques, le même nez, le même regard, les
mêmes cheveux dans une nuance – artificielle – un ton plus
claire chez l’ainée. Il nota, alors qu’elles s’étendaient dans
l’herbe, qu’elles avaient une vraie particularité qui était
d’avoir des tibias et des fémurs mal proportionnés. Leurs
cuisses étaient longues et incurvées vers l’intérieur. Leurs
tibias étaient droits et courts tombés sur des chevilles rondes.
Denis se souvint que c’était l’une des caractéristiques les plus
courantes chez les bébés nés dans un périmètre exposé
aux radiations nucléaires. Il prit son courage à deux mains et
s’avança vers elle. On avait parlé il y a des années des nains de
Tchernobyl qui n’en étaient pas. Les gamins étaient juste
normaux avec des fémurs courts qui leur faisaient perdre vingt
centimètres par rapport à la moyenne. Allez savoir comment
cela s’expliquait.
— Bonjour, mesdemoiselles. Je m’appelle Denis et
je voyage avec mon fils. Est-ce que vous êtes du coin ?
Les filles marquèrent un temps d’arrêt, échangèrent un
regard et répondirent en toute décontraction.
— Nous sommes de La Rochelle, mais nos parents ont une
maison de vacances pas très loin. Alors oui, nous sommes
pour ainsi dire du coin.
Comme il s’y attendait, c’était la plus âgée qui parlait pour
les deux. La jeune se contentait de bouger les lèvres et
d’accompagner par un mimétisme gémellaire assez fascinant
ce que disait sa sœur.
— Vous cherchez quelque chose ?
— Je voulais savoir si vous aviez eu connaissance de
phénomènes étranges survenus ces derniers temps dans la
région.
— Étranges comme quoi ?
— Je ne sais pas, dit Denis. Étranges comme étranges.
Nous sommes tout de même à un endroit très particulier.
— Oh, vous voulez dire, la centrale, sourit la plus jeune.
Pas la peine de tourner autour du pot. Vous faites partie de ces
types qui pensent qu’il y a des poissons avec des bras et des
gamins avec des yeux dans le dos ? Ah ah, non, je crains qu’il
n’y ait pas ce genre de choses ici, mais vous devriez vous
renseigner auprès du personnel de la centrale. Ils vous
ouvriront sûrement les portes pour discuter de ça.
Elle se mit à rire avec sa sœur, comme si elle avait lâché
une blague vraiment excellente.
— Ma sœur plaisante, reprit la plus vieille. Ils ne
vous diront rien et je ne suis pas sûre qu’il y ait grand-chose à
dire. Lorsque nos parents ont acheté une maison de vacances
ici, les gens de notre entourage ont aussi pensé que ce n’était
pas un bon endroit pour une famille, avec les risques
d’accident et tout. Il venait d’y avoir Tchernobyl et tout le
monde s’inquiétait. Les prix avaient baissé, même ici, et puis
avec le temps, plus personne ne pense à ça. Cela doit bien
remonter à vingt ans maintenant, j’ai fait ma crise
d’adolescence et tout le monde a survécu.
Elle s’empourpra, comme si elle regrettait par coquetterie
d’avoir lâché des informations permettant par déduction de
calculer son âge.
— J’ai participé à quelques manifestations avec les
écologistes pour obtenir plus d’informations sur
le fonctionnement des installations. C’est là qu’ils
ont commencé à nommer des experts indépendants
pour produire des rapports sur la qualité de l’air et de l’eau. Ce
genre de choses. J’ai fait ça pour embêter mes parents, mais il
n’y avait déjà pas beaucoup de grain à moudre.
— Vous connaissez la radioactivité noire ?
— Non, qu’est-ce que c’est ? Un truc de l’espace ?
— Un concept d’avant-garde, mais je n’ai pas trop le temps
de vous l’exposer. Je voulais juste savoir si vous en aviez
entendu parler.
— Ça ne me dit rien. Je suis professeur d’anglais et cela fait
bien longtemps que j’ai rangé mes manuels de science. Notre
père était ingénieur, mais nous n’avons pas suivi cette voie, ma
sœur et moi. J’ai lu dans les journaux que l’espace était en
partie composé de matière noire, mais j’avoue que je n’ai pas
compris exactement ce dont il s’agissait. Je me représente
cela comme une sorte de confiture qui entoure les choses
et qu’on ne voit pas. Le poids de l’air ou de ce qui compose
l’espace. Ce n’est pas de l’air, n’est-ce pas ? Plutôt du vide. Tu
sais ça toi, Mélanie ?
La jeune sœur fit non de la tête. Elle était en train de
regarder Ian qui approchait, après avoir sagement terminé son
goûter.
— Tu as fini, mec ?
— Oui.
— C’est curieux d’appeler son fils « mec », fit remarquer
la plus jeune des sœurs.
— Vous trouvez ?
— Oui. Vous devez être le genre de père qui prend son fils
pour un copain ou…
— Je ne sais pas.
— Mélanie est animatrice dans une crèche. Déformation
professionnelle.
Denis rigola avec la grande sœur, dont il ignorait toujours le
nom à ce stade de la conversation. Elle parut s’en rendre
compte en même temps que lui.
— Je suis Aurélie. Aurélie et Mélanie.
« Exemples parfaits de prénoms issus de la petite
bourgeoisie blanche de notre époque », se dit Denis. Tous ces
noms de filles en « ie » lui rappelaient une époque où la
France respirait la santé, où le réchauffement climatique était
inexistant et où des perspectives de croissance infinies
s’ouvraient pour le bénéfice de tous. Les couples avaient mis
au monde entre 1970 et 1985 des centaines de milliers de
jeunes filles en « ie », avec des socquettes blanches, des
souliers vernis et des barrettes dans les cheveux. Denis était né
avec ces filles. Elles l’avaient accompagné tout au long de sa
vie de jeune homme avec leurs sourires aux dents blanches,
leurs longs cils chaloupés et leur insouciance sensuelle. Ces
filles faisaient la pluie et le beau temps dans les cours de récré.
Et puis, comme lui, les filles en « ie » avaient déchantées,
mais en gardant, sous leur inquiétude, leur masse graisseuse,
leurs problèmes de sinus et d’allergie, leurs divorces, leurs
maux de ventre, toujours le souvenir des petites filles d’école
primaire qui faisaient voleter leurs jupes et embrassaient pour
la première fois avec la langue.
Mélanie et Aurélie venaient de cette époque où les parents
vivaient ensemble jusqu’à la mort, de cette époque où l’on
voyait des animaux sauvages traverser les départementales,
des écureuils dans les arbres, des champs non enclos et des
librairies au coin des rues piétonnes. Le présent ressemble à lui
seul à un film d’anticipation ou au début d’un scénario
catastrophe. Il suffit de saisir les indices pour voir que le
monde glisse lentement et inexorablement vers quelque chose
de différent et que ce différent est plus empesé et lugubre que
tout ce qui a été traversé jusqu’ici. La fin des prénoms en « ie
» marque la chute de notre civilisation, le grand
chambardement. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une
crise. Nous amorçons notre descente.
— Ça vous dirait d’aller prendre un verre au-dessus ? invita
Aurélie. Nous avons terminé notre balade.
— Ian et moi avons un peu de temps avant de nous rendre à
l’hôtel. Vous connaissez un endroit dans le coin ?
Les deux sœurs se concertèrent. Il y avait un bistrot sur le
fleuve à Chouzé-sur-Loire qui ferait l’affaire et qui se trouvait
à huit cents mètres de là. Ian et Denis remontèrent en voiture
et les filles à bicyclette. Elles ne remirent pas tout leur attirail
de cyclotouriste pour parcourir les quelques centaines de
mètres qui séparaient le parking du centre-ville. Denis roulait
au pas et formait un écran mécanique entre les filles et les
autres automobiles qui arrivaient et les dépassaient en profitant
de la longue ligne droite.
— C’est qui les dames ? demanda Ian.
— Des filles qui font du vélo. On va boire un verre avec
elles. Tu aurais envie d’un chocolat chaud ?
— Je préfère un Coca.
— Un Coca alors.
— Elles ne roulent pas très vite.
— Elles ne font pas une course. Juste une promenade. Tu
roules vite toi ?
— Je suis le plus rapide de la terre. Je roule aussi vite que
Flash.
— On fera du vélo ensemble un de ces jours. Je ne suis pas
sûr que tu puisses me battre.
— Bien sûr que si. Je suis plus rapide que mes copains.
Sauf Malo.
— Ah bon ?
— Malo, il est sportif. Même que je dépasse des voitures à
vélo. Et puis des camions aussi.
— Et des guépards ?
— Oui, même des guépards.
— Moi, une fois, dit Denis, j’ai dépassé un avion à vélo.
— Ça ne se peut pas.
— Si, j’allais plus vite que lui. Moi sur la route et lui dans
le ciel.
— Tu triches alors.
Mélanie était passée devant Aurélie. Elles avaient adopté
des positions intermédiaires entre les vraies cyclistes, couchées
sur le vélo et en recherche d’aérodynamisme, et les filles en
randonnée, relâchées et dilettantes, les genoux légèrement
écartés et les cuisses qui laissent entrer l’air autour du cadre.
Mélanie avait de meilleures jambes que sa sœur qui avait le
genou gauche un peu raide. Denis se refusa à examiner leurs
fesses avec trop d’attention.
— Et si le nuage s’en va pendant ce temps-là ? demanda
Ian.
— Il ne s’en ira pas, regarde. Il est toujours au-dessus du
fleuve.

Dans la voiture, Denis eut le sentiment que l’air était plus léger
qu’à l’extérieur. L’effet du nuage qui stagnait au-dessus des
maisons et des herbes commençait imperceptiblement à se
faire sentir. Ce n’était pas de l’électricité dans l’air, ni même
une lourdeur orageuse, mais juste une charge qui modifiait un
tantinet la texture du temps. L’absence de vent accentuait la
sensation, mais l’air était moins frais, moins vivifiant, pas si
différent de ce qu’il aurait été s’il avait été contenu pendant
quelques jours dans une pièce fermée.
La proximité du nuage, Denis en était persuadé, altérait l’air
et par son intermédiaire, était capable d’agir sur la nature
humaine, de modifier les réactions des animaux et des
créatures dominantes, d’altérer le tissu social et de déclencher
des réactions imprévisibles. Il ne cessait d’y penser. La
radioactivité noire, contenue en creux dans des matières ayant
été en contact direct avec des composants radioactifs, ne se
mesurait pas avec des instruments traditionnels, mais
justement par son action sur le réel, la modification qu’elle
entraînait dans les habitudes et les comportements des
êtres vivants qu’elle imprégnait ou survolait. Pour dire
les choses plus simplement, elle fonctionnait en tant que telle
sur le même principe que l’eau, dont la mémoire lui permettait
de conserver certaines des propriétés et héritages de ses états
antérieurs. Une eau de torrent restait une eau de montagne
même lorsqu’elle atterrissait dans un verre d’eau. Une eau de
pluie portait sur elle le souvenir des nuages et de l’air raréfié
des hauteurs. Et ainsi de suite.
L’intérieur du Café de la Loire était banal. Le bistrot était
carrelé de tommettes et meublé de chaises crème et laquées
noires, dans le style années trente. Les murs décorés de
photographies noir et blanc évoquaient l’histoire du lieu, la vie
des mariniers et autres représentations traditionnelles
d’activités fluviales. Tout ceci avait bien sûr disparu depuis
des décennies. Au milieu de la salle principale, donnant sur la
rivière, trônait une énorme bûche placée verticalement
et qu’un coup de dents formidable avait découpée en deux. La
bûche sculptée était supposément l’œuvre d’un castor géant, ce
que confirmait une plaque dorée placée en dessous du
monument attribuant la sculpture à Nestor le Castor. Mais il y
avait assez peu de monde pour y prêter foi.
Ian resta quelques instants à tourner autour du morceau de
bois imaginant la taille extraordinaire des dents qui avaient pu
causer de tels dégâts. La présence de castors était continue
depuis leur réintroduction dans les années soixante-dix, mais
on n’avait jamais vu de tels spécimens nulle part. La découpe
de la bûche par un animal relevait d’une sorte de légende
urbaine que véhiculaient quelques habitants du village. Pour
d’autres, les supposés castors étaient des rats musqués qui
avaient muté au contact des eaux de la centrale. Il n’y avait
bien sûr aucune preuve.

Denis, Ian et les deux filles entrèrent et déposèrent leurs


affaires le long de la fenêtre pour profiter de la vue. Un couple
de touristes d’une soixantaine d’années, habillé comme des
enseignants, buvait un café. L’homme avait eu de la famille au
village et y effectuait un pèlerinage nostalgique. Deux
pêcheurs partageaient une carafe de vin rouge au comptoir. Et
puis il y avait Régis qui lisait le journal à une table un peu
plus loin. Aurélie et Mélanie le saluèrent amicalement
et présentèrent Denis comme un « monsieur qui visite
la région avec son fils et s’intéresse à la centrale ». Après une
hésitation, le type daigna serrer la main de Denis et paraissait
sur le point d’en rester là quand Mélanie lui proposa de boire
un verre avec eux. Denis remarqua qu’il avait une hirondelle
tatouée entre le pouce et l’index de la main droite ainsi que
trois petits points sur le dessus.
— Je refuse jamais l’invitation d’une jolie fille, rigola le
gars en se levant.
Régis avait quelque chose comme cinquante-cinq ans. Il
mesurait dans les un mètre soixante-dix et avait une bonne
dizaine de kilos de trop. Il était habillé à la cool d’un jean et
d’un polo à manches longues façon rugby. Ses cheveux, entre
le blond et le roux, descendaient en boucles larges sur les
épaules, cachant sur le devant une implantation assez haute. Il
portait un anneau à l’oreille et avait au niveau de l’épaule un
autre tatouage qui dépassait et figurait un tigre en couleur. Une
fois installé avec les filles et avec une bière devant lui, Régis
se dérida et se mit à répondre aux questions qu’on ne lui avait
pas encore posées. Mélanie se pencha à l’oreille de Denis et lui
indiqua que le bonhomme faisait partie du spectacle.
— Régis est un original, mais vous ne trouverez pas mieux
informé sur tout ce qui a trait à Chinon. J’ai fait sa
connaissance il y a bien longtemps, lorsque j’étais une
adolescente idéaliste et lui encore en activité.
La demi-heure qui suivit dépassa ainsi les espérances de
Denis. Régis s’exprimait d’une voix ferme et assurée, comme
s’il débitait une sorte de catéchisme récité mille fois, un
spectacle pour les touristes, les journalistes et les curieux, en
même temps qu’une collection d’anecdotes et de récits – non
homologués – qui auraient ému aux larmes n’importe quel
sympathisant des théories conspirationnistes. « Bien sûr qu’on
sait rien », répétait-il comme un leitmotiv à chaque nouvelle
séquence de son monologue.
— Bien sûr qu’on sait rien. Je suis entré à la centrale à
vingt-deux ans et j’ai été mis à la retraite il y a trois ans.
Trente-quatre ans de bons et déloyaux services, comme je me
plais à dire. Comme ouvrier à la maintenance d’abord et puis
comme délégué syndical. J’ai animé pendant douze ans la
section CGT et je peux vous dire que c’était quelque chose à
l’époque. Vous n’êtes pas sans savoir que notre syndicat a des
vues progressistes sur l’utilisation du nucléaire. C’est l’énergie
d’aujourd’hui et de demain, une industrie qui assure la
prospérité, des salaires élevés et consommatrice de main-
d’œuvre. Un fort taux de syndicalisation et une forme de
cogestion qui n’a rien à envier au secteur portuaire ou à
l’imprimerie. J’en sais quelque chose. Certains disent que le
secrétaire de section a autant de pouvoir que le directeur. C’est
de la connerie : il en a plus ! Et je peux vous dire que j’en ai
vu passer des ingénieurs et des grosses têtes. Le nucléaire n’est
pas une affaire de technologie. Ce ne sont pas les process qui
comptent, pas la protection des savoir-faire. Ce qui compte et
qui importe, c’est dans quelle mesure ceux qui en ont
connaissance sont en mesure de conserver les secrets dont ils
sont dépositaires : les accidents majeurs, ce qu’on n’appelait
pas encore les maladies professionnelles, la gestion des
risques, des crises, l’étouffoir. Nous avons si bien géré la
boutique que nous aurions pu rayer la moitié du pays de la
carte sans qu’aucun journaliste ne s’en aperçoive. Et
nous sommes passés un tas de fois à côté du désastre.
— J’ai travaillé plusieurs années à la centrale, dit
Denis après quelques minutes d’exposé. Deux ans
exactement entre 1998 et 2000. Je n’étais pas grand-chose là-
bas, mais j’ai pas mal écouté ce que me disaient les anciens.
— Vous étiez rattaché à qui ?
— Hubert Lamproux.
— Ah, Lamproux de la Qualité. Le suce-boules de chez
boules. Eh bien, vous n’avez pas dû voir grand-chose avec lui.
Cela fait dix ans que ce mec et ces agents ont été débranchés
du sacro-saint et travaillent sur des documents bidons.
— Le sacro-saint ?
— C’est comme ça qu’on appelle la chaîne d’informations
confidentielle. C’est le canal de diffusion des nouvelles qui
comptent vraiment. Pas d’écrit, pas de traces. Juste du
reporting d’agent à agent, entre les cadres supérieurs et le top
management, « face to face » comme ils disent maintenant.
Tout ce qui figure dans les documents de Lamproux n’est
qu’une fiction arrangée pour nourrir les organismes de
certification et les bureaux de contrôle. Écran de fumée, si
vous voulez. Storytelling et Florent Pagny(i), pour le bon
peuple et les politiques. Risque zéro. Certification qualité
sécurité, mon cul. Il faut fabriquer du certificat, de la
conformité. Vous voyez que même à la CGT, j’ai appris à
utiliser la terminologie dominante. Mais c’est de la vaste
blague. La vérité, c’est que toutes les industries sensibles, les
Seveso et toutes ces conneries, sont gérées comme n’importe
quelle autre entreprise, à l’arrache et avec des bouts de ficelle,
mon gars. Il y a des miettes qui tombent dans la soupe et de
moins en moins d’hommes qui connaissent le boulot. Les
types passent, ils vont et viennent comme dans un putain
de supermarché, sauf que la centrale demande autre chose et se
souvient de tout ce qui s’est passé en elle. Elle ne laissera pas
échapper la moindre occasion de se foutre en l’air, croyez-moi.
Son plan secret est de nous claquer à la gueule. Bim bang ! La
seule expertise qu’on a vraiment développée depuis quinze
ans, c’est le mensonge. Il y a plus d’éléments radioactifs dans
les eaux de la Loire que dans le réacteur lui-même. Sauf
que personne le sait et le saura jamais.
— Il y a quand même des relevés indépendants, je
me trompe ?
— Indépendants de qui ? Indépendants de quoi ? Tu as vu
ce qui s’est passé dans le domaine du médicament. Les
experts, les associations. Les syndicats. Tout le monde broute
le même mouton. Ingénieurs. Ouvriers. L’État. Tu trouveras
pas un gars sérieux qui croit que les bureaux de contrôle
contrôlent quoi que ce soit. Allez, les filles, vous voulez que je
passe au clou du spectacle ? Une bière et je lui fais mon
numéro.
Aurélie et Mélanie commandèrent une autre bière pour le
syndicaliste. Denis indiqua qu’il paierait pour tout le monde.
Ian était assis calmement, fasciné par la gouaille de Régis et sa
manière de jurer tous les trois mots. Sa mère n’aurait jamais
permis qu’il soit exposé à un tel torrent d’irrégularités
grammaticales et de grossièretés, sans lui boucher les oreilles
ou l’envoyer jouer de son côté. C’est ainsi qu’elle procédait
quand des adultes étaient ivres ou dépassaient les bornes.
Camille détestait les excès et qu’on parle mal par-dessus tout.
Mais Denis laissait faire et regardait simplement son fils
comme s’il s’agissait d’une grande personne, capable de
comprendre, au même titre que les adultes, tout ce que Régis
racontait.
— Ça vous dirait de me suivre aux toilettes ? Ne craignez
rien. Je ne suis pas branché par les gars dans votre genre. C’est
juste un truc que je vais vous montrer et qui vous en apprendra
plus que de longs discours.
Denis se leva en même temps que Régis.
— Le petit peut venir aussi, ça lui fera un truc à raconter.
Les trois hommes se dirigèrent vers les sanitaires qui étaient
composés d’une pissotière rutilante et d’une cabine fermée.
— Après vous, dit Régis, en leur tenant la porte.
Allez, n’ayez pas peur.
Denis, Ian et Régis se retrouvèrent tous les trois autour de
la cuvette. Régis grimpa sur la lunette et dévissa l’ampoule qui
pendait au plafond.
— Qu’est-ce que… ?
— Regardez-moi dans les yeux…
Dans le noir où ils étaient plongés, Denis et Ian ne voyaient
plus qu’une seule chose : le regard électroluminescent de
Régis, deux billes rondes et qui phosphoraient dans l’ombre,
projetant à quelques millimètres de ses prunelles un petit cône
de lumière, comme les porte-clés qui aident, la nuit, d’une
simple pression du doigt, à éclairer la serrure. La lueur était si
puissante qu’on pouvait distinguer dans l’obscurité les traits
du visage de Régis, hilare et fasciné par son propre pouvoir.
— Dans les yeux, j’ai dit dans les yeux, rigola
Régis, heureux de son effet. Voilà ce que ça fait de travailler
dans le nucléaire. J’ai des putains d’yeux de loup-garou, des
yeux de monstre de foire.
Ils restèrent quelques secondes à regarder les billes
lumineuses qui allaient de gauche à droite et effectuaient pour
eux deux une sorte de parade nocturne.
— Fin du spectacle, m’sieurs dames. J’ai d’autres organes
qui brillent dans le noir, mais vous ne les verrez pas
aujourd’hui.
Régis ouvrit la porte des toilettes et réapparut dans la
lumière du jour. Ses yeux reprirent immédiatement leur
couleur marron.
— C’est de la magie ? demanda Ian.
— De la science, mon petit gars. Tu voudrais avoir
les mêmes, pas vrai ?
— Je sais pas. Ça fait pas mal ?
Le syndicaliste sourit et ne répondit pas au gamin. Denis
avait été impressionné par la démonstration et n’osait plus
poser de questions.
— Je n’ai pas dépassé le tiers du seuil d’exposition autorisé
pour les salariés de la centrale. Pas le tiers. C’est ce que le
médecin du travail a noté dans mon dossier, lorsque j’ai pris
ma retraite. Et le plus difficile à croire, c’est que je n’ai aucun
ennui de santé. Aucun. Une santé de fer même. Jamais un
rhume. Jamais une grippe, rien. Comme si j’étais plus solide
que le Régis de vingt ans qui a démarré là.
— Alors ? demanda Mélanie.
— Ça valait effectivement le détour. Qu’est-ce que vous
faites maintenant ?
— J’ai monté une boîte de montgolfière avec ma prime de
départ. J’organise des vols à partir du pont de Langeais et je
m’envoie en l’air avec tout ce qui bouge. Je trimballe des
Japonais dans mon panier quand je ne les balance pas par-
dessus bord. C’est toujours mieux que moisir ici-bas et ça
assaisonne l’ordinaire. Faudra que vous passiez si ça vous
intéresse. Je vous ferai un prix avec le gamin. La vie au grand
air, il y a pas mieux en attendant le grand chambardement.
— Pourquoi pas ? répondit simplement Denis.
— Faut pas vous faire d’illusion, tout ça va pas durer. Les
souris dansent avant la fin du monde. Ça va péter d’ici peu, la
centrale, le pays, tout ce qui se passe et il faudra être prêt à
faire face. Faudra pas faire ceux qui avaient rien vu venir. Et
puis merde…
Au lieu de revenir s’asseoir à la table avec le groupe, Régis
regagna sa modeste posture de pilier de bar et reprit la lecture
du journal en silence. Tel un caméléon, il se fondit à nouveau
dans le décor. Le plus sûr moyen de survivre était de se faire
oublier du plus grand nombre, de voler ou de devenir invisible.
Envisager de verser dans la folie n’était pas la stratégie la
moins avisée.
Denis ne savait pas ce qu’il devait penser du témoignage de
Régis qui étayait, pourtant, par l’exemple certaines de ses
théories. Il ne s’était jamais attendu à ce qu’elles fussent
vérifiées avec une telle facilité. Fallait-il considérer Régis
comme un mutant ou comme un homme dont la santé
physique et mentale avait été profondément altérée par une vie
passée à Chinon ? Quel mal pouvait-il y avoir à changer
l’homme si c’était pour l’améliorer ? Fallait-il lutter contre
cette industrie, appeler de ses vœux qu’elle ravage ENFIN le
monde ou juste considérer qu’elle était devenue, par la force
des choses, une puissance contre laquelle on ne peut plus rien
faire ?
Le fait de baigner dans la radioactivité n’était pas autre
chose qu’une nouvelle nature, un autre environnement, ni plus
hostile, ni plus hospitalier que le précédent, mais différent et
qui commandait à toute une série de conséquences que très peu
d’hommes pouvaient encore concevoir. Seule
l’imminence d’un changement majeur, accidentel ou non,
restait à démontrer. Il fallait lire les indices pour ça et
s’en remettre à la chance.
Denis n’aimait pas les gens qui criaient au loup ou se
faisaient peur en annonçant une fin des temps à laquelle ils ne
croyaient pas eux-mêmes. Il fallait une énergie considérable
pour précipiter la réalité dans l’excès et la faire changer d’état.
Cela ne se passait jamais comme ça. Il n’y avait que les
changements profonds, inexorables et provoqués par
une érosion prolongée qui finissaient par avoir de l’effet sur le
cours du monde. Le reste relevait de la tempête dans un verre
d’eau ou de l’agitation de cuvette.
Les révolutions n’avaient jamais servi que de couvertures
à l’expression de mouvements plus sournois et bien souvent
engagés des décennies plus tôt. Si notre monde explosait, à qui
profiterait le crime ?
Denis remercia Mélanie et Aurélie. Il régla les consommations
comme prévu. Les deux jeunes femmes dégageaient elles-
mêmes une chaleur humaine réconfortante. Leur blondeur et
leur sourire donnaient au jeune homme une foi indéfectible en
la nature humaine. Quand bien même, y aurait-il des
modifications à venir, les yeux qui brillent dans le noir, les
cheveux qui tombent, le troisième œil peut-être, suffisamment
d’humanité transpirerait toujours par le sourire des femmes
pour que le monde reste inchangé.
— Nous-mêmes ne savons pas trop quoi en penser. J’ai lu,
reprit Mélanie, dans une revue que la phosphorescence pouvait
être causée par une dénaturation progressive de l’iris. Il y a des
cas qui ne témoignent d’aucune exposition à autre chose qu’à
l’air ambiant. Des rats naissent avec cette propriété et ils n’en
meurent pas.

Denis prit la main de Mélanie et la serra dans la sienne. Ian se


leva pour aller voir à la fenêtre une barque à fond plat qui
rentrait au port. La lumière du dehors baissait et le jour se
changeait lentement en nuit. Le froid se levait en nappes
blanches et débordait des rives en fumerolles dansantes.
— Ton fils est une image. Vous allez si bien ensemble.
— Vous n’avez pas d’enfants ?
— Nous n’avons pas de maris, sourit la plus jeune des deux
filles.
— Ou nous n’en avons plus, poursuivit Mélanie.
— Je suis désolé.
— Oh non, ce n’est pas triste du tout. On peut être très
heureux sans avoir quelqu’un avec soi. Il y a des tas d’autres
sources d’embêtements dans la vie, pas vrai ?
— Et toi au fait, est-ce que tu as une femme ou juste un
grand garçon ?
— La mère de Ian et moi ne vivons plus ensemble. Depuis
de nombreuses années.
Mélanie demanda à Denis s’il voulait sortir fumer une
cigarette avec elle pendant qu’Aurélie gardait Ian à l’intérieur.
Il n’avait pas envie de fumer, mais voulait bien l’accompagner.
Chacun irait son chemin ensuite. Les filles devaient rentrer à la
maison pour préparer le repas, Denis et Ian trouver un hôtel
pour la nuit.

Alors que la jeune femme fumait, Denis regardait sa bouche


autour de la cigarette, ses joues se creuser et tirer sur le filtre.
Le mouvement ne lui était jamais apparu avec autant de
précision, comme si l’aspiration entraînait vers la cigarette
l’ensemble du visage. Le nez s’assouplissait et les yeux eux-
mêmes paraissaient décentrés, de quelques millimètres et
déplacés vers la bouche. Il lui dit qu’il la trouvait d’une beauté
remarquable, ce qu’il pensait réellement à cet instant
même s’il lui sembla en prononçant les mots qu’il les
avait formulés mille fois avant, en ayant, à chaque fois,
une petite retenue ou réserve qui trahissait le mensonge.

Denis était assez à l’aise avec ces instants de séduction et ce


d’autant plus qu’il ne cherchait nullement à les exploiter. Il lut
dans le regard de Mélanie qu’elle appréciait leur conversation.
Passés un certain âge et les déceptions, les adultes reviennent à
l’âge adolescent. Ils arrêtent de penser au sexe tout le temps et
peuvent de nouveau concevoir des romances platoniques, des
instants d’adoration semblables à ceux qu’ils ont connus avant.
Avant le sexe, la libido galopante, la consommation. Il y a
deux façons d’envisager le futur de sa propre sexualité quand
on est adulte : comme une course en avant vers l’excès, la
perversion ou l’ennui, ou, au contraire, comme une marche
arrière où tous les caractères organiques autres que
l’émerveillement et la tendresse régressent. Mélanie et Denis
se prirent les mains, se caressèrent du bout des doigts et se
plongèrent profondément dans les sentiments l’un de l’autre.
Denis détaillait le visage de la jeune femme et essayait d’en
enregistrer les moindres détails : ses cils qui étaient courts et
durs comme des soies, sa lèvre rosée piquée par le froid, ses
joues tâchées de rougeurs, le duvet invisible qui coiffait sa
lèvre supérieure et ses yeux bleus et pétillants de mercure
aluminé. La jeune femme sentait la sueur, un peu, et la
cigarette lorsqu’on lui parlait de près. Elle était fourrée dans
un cuissard bicolore de cycliste, qui figurait dans le
classement des cinq tenues les plus ridicules et sinistres au
monde, mais elle dégageait une sérénité et une bonté qui
transcendaient le vêtement.
— Est-ce que tu crois que nous nous reverrons un jour ? lui
demanda Mélanie.
Denis l’embrassa sur la joue et ne répondit pas. Il ne savait
pas. Il ne pouvait pas prédire l’avenir. L’idée du tour en
montgolfière avec Régis fut de nouveau émise timidement par
l’un et l’autre. Ils échangèrent leurs numéros de portables et
leurs emails.

Les dernières années de la vie d’Aaron Copland avaient été


des années pénibles et solitaires pour quelqu’un qui avait
toujours eu le chic pour se faire des amis et frayer en société.
Plusieurs attaques cardiaques avaient diminué sa résistance et
son appétit de faire des rencontres. Peut-être avait-il eu honte
de ce qu’il était devenu ou alors simplement peur de ne plus
pouvoir parler aux gens comme il le faisait auparavant, de
n’être plus vu comme quelqu’un d’affable et spirituel. Copland
avait même semblé se tenir en retrait de son propre secrétaire,
depuis des décennies un jeune homme qui lui servait
d’assistant, de confident, d’amant et d’ami. C’était comme s’il
s’était volontairement caché du monde pour mourir, retiré des
affaires. La fin de Copland hantait Denis depuis longtemps.
On ne pouvait évidemment pas savoir ce que la vie nous
réservait. Il y avait cependant une chose certaine, c’est que
les instants de grâce ne se reproduisaient pas deux fois. Il ne
fallait pas chercher à les recréer ou à les revivre autrement que
dans le souvenir. S’y essayer menait droit au massacre.
Denis n’eut pas la sensation que Mélanie lui avait dit au revoir
et qu’il l’avait proprement remerciée pour son aide. Lorsqu’il
releva la tête, elle enfourchait déjà son vélo et s’éloignait sans
aucune poésie. La silhouette d’une cycliste contre l’horizon
n’avait aucun charme. C’est à ce moment-là qu’il entendit
taper à la fenêtre du bistrot. Ian l’appelait de l’intérieur. Denis
entra dans le café et rejoignit son fils.
— Pourquoi tu m’as laissé tout seul ?
— Tu étais avec Aurélie.
— Qui ?
— Aurélie. La fille blonde avec qui tu étais. La sœur de
Mélanie.
— Je suis allé faire pipi et tu n’étais plus là. Tu parlais avec
elle, je vous ai vus dehors. Elle ne pouvait pas être avec moi,
si tu parlais avec elle.
— Ne te fous pas de moi Ian, s’il te plaît.
— Mais…
Denis prit son fils par le bras avec vigueur et hésita à le
gifler pour le punir d’avoir menti. Mais il se contrôla. Il ne
voulait pas réveiller les vieux démons, toutes ces fois où il
s’était laissé déborder par lui-même et avait perdu le contrôle.
C’était un point vers lequel il ne voulait plus aller, un point
qu’il savait inévitable cependant et vers lequel la fatigue,
l’agacement, l’ennui, la lassitude d’être en vie, le mèneraient
sans doute un jour prochain. Il ne voulait pas que ce réveil ait
lieu maintenant alors que tout se passait correctement. Pour
certaines personnes, le passé durait plus longtemps que pour
d’autres. Le passé était si long qu’on n’en sortait jamais tout à
fait.
— Laisse tomber, dit-il à son fils. Il se fait tard et
nous devons penser à trouver un hôtel. Peu importe qu’il y ait
eu une ou deux filles après tout.
Et puis Régis avait disparu lui aussi. Il aurait suffi de
demander, n’est-ce pas ? Le couple de professeurs amoureux
était parti, mais il restait le patron et au moins deux poivrots
qui étaient là depuis le début. Il aurait suffi de demander.

Aaron Copland avait écrit un ballet à partir d’une histoire de


vampires baptisée Grohg. L’œuvre de jeunesse n’avait jamais
été exploitée, car elle déplaisait sur sa forme et son inspiration
à Nadia Boulanger, la professeure et maître français du
compositeur. C’était une pièce magnifique pourtant, qui avait
ensuite été retravaillée et transformée en ce que Denis
considérait comme l’un des meilleurs programmes de
Copland, le plus moderne et le plus séduisant : la Dance
Symphony. De notre point de vue contemporain, le morceau
ressemble à une sorte de musique de films comme ont pu en
composer des types comme Philip Glass, Umberto ou Stephen
Jones, des années plus tard. La Dance Symphony est
magnifique et rivalise par la précision de sa composition et sa
légèreté avec les meilleurs morceaux de Prokofiev
et Chostakovitch. Grogh y respire à l’arrière-plan, comme une
créature de Murnau attendant son heure dans le cadre sombre
d’une porte cochère.
Au volant d’une voiture et sur les bords de Loire finissants,
la Dance Symphony s’apparie à merveille avec le paysage, les
jeux d’ombres et les lumières qui s’emmêlent. Son côté
gothique interroge la largeur du fleuve, la nuit qui tombe à plat
sur l’espace presque infini délimité par le ruban argenté des
eaux.
Il n’y a aucune légende horrifique autour de la Loire. C’est
une exception en termes de mythologie. Tous les autres grands
fleuves ont leurs créatures, séduisantes ou terrifiantes, mais
pas la Loire, ce qui lui vaut sans doute sa réputation de fleuve
froid et sans âme. C’est une curiosité pour les observateurs.
Aucune Lorelei ne hante ses eaux, aucun lutin déluré, aucun
récit véritablement marquant n’y a dépassé les limites d’un
ou deux villages. La Loire est un fleuve qui défie le
romantisme et la poésie. Si jamais quelque chose doit se
produire ici, sans doute est-ce que des doubles en seront les
acteurs principaux, des jumeaux, des jumelles. Les héros
marcheront par deux. Ce seront des fantômes de l’ère
industrielle plutôt que des créatures médiévales. La Loire est
le seul endroit où le paysage n’a pas encore été emporté par le
temps. Les mythes naissent quand les époques expirent.

Ian s’endormit sur le premier virage. La journée l’avait


éreintée. Denis se souvint que parfois, lorsque le gamin était
encore bébé, il utilisait la voiture pour l’endormir. Il l’installait
dans son siège rembourré et l’emmenait faire le tour du pâté de
maisons. Il entendait sa girafe en plastique gigoter quelques
instants et plus rien. Après trois minutes, le bébé qui avait
lutté pendant une heure de cris et de hurlements pour ne pas
sombrer baissait pavillon et se laissait reconduire pour entamer
la nuit. Son père le prenait dans les bras et le mettait au lit, en
lui fourrant sa tototte dans la bouche et le doudou dans les
mains. Et l’enfant bavait de contentement, répandant sur le col
de son gilet une filante d’escargot.
5
GRAZIELLA L’HIRONDELLE

Denis aimait dormir à l’hôtel. Ses anciens boulots lui en


avaient donné maintes fois l’occasion et il n’en refusait jamais
le privilège. À raison d’un ou deux déplacements par mois,
son patron d’alors l’envoyait vérifier des équipements dans
des succursales ou des sites industriels partenaires. Il était
connu à cette époque comme technicien supérieur spécialisé
dans les systèmes de sécurité incendie. Le SSI est l’installation
centrale qui relie les points névralgiques de l’entreprise à un
tableau de bord, sur lequel apparaissent des alertes visuelles ou
sonores. Il se compose d’un système de détection et d’un
outil de mise en sécurité incendie, c’est-à-dire de
dispositifs qui permettent d’activer à distance telle ou telle
mesure de protection en cas de sinistre comme des systèmes
de désenfumage ou de surpression des escaliers.
Denis était entré à Chinon pour la première fois dans le
cadre d’une visite de contrôle. C’est ainsi qu’il avait dormi,
avec un collègue, pour la première fois dans le petit hôtel qui
se trouvait près de Langeais, sur les bords de Loire. Cette
période avait correspondu, même s’il n’en était pas très sûr,
avec la naissance de Ian et le moment où les choses s’étaient
dégradées entre Camille et lui. Ses souvenirs étaient troubles,
comme brouillés par des mécanismes de protection qui
l’empêchaient de s’y replonger. Il se rappelait de la naissance
de son fils et de sa vie d’alors. À l’époque, il ne considérait
pas encore cette période comme la plus heureuse de
son existence, mais elle l’était devenue par la suite.
Il y avait eu quelques belles semaines. Camille aimait Denis
à la folie et lui n’était pas en reste. L’arrivée du gamin, qu’ils
avaient pourtant souhaité tous les deux était venue tout
saborder. Camille avait sombré dans la dépression et n’avait
jamais rattrapé les nuits de sommeil perdues à allaiter. Elle
passait sa journée à pester contre tout et à accuser Denis pour
sa négligence et son manque d’implication. Il avait
l’impression de faire son possible, mais n’arrivait pas à
s’intéresser à la vie de famille. Il s’était enfui peu après en
pensant que c’était le meilleur choix. Quel âge avait l’enfant ?
Huit, neuf ou dix mois.
Depuis ce départ, Denis ne s’était jamais senti à nouveau
chez lui. Voyager lui était devenu paradoxalement plus
pénible, comme si le plaisir d’être à l’extérieur, de découcher
et de voir le monde n’était lié qu’à celui de revenir chez soi.
D’aucuns appelaient cela le syndrome d’Ulysse tardif, en
référence à ce qu’aurait fait le roi d’Ithaque après son retour au
royaume. Est-ce qu’il avait aimé de nouveau Pénélope ? Est-
ce qu’il avait cultivé son jardin ? Est-ce qu’il avait vraiment
connu la paix et le repos ? Ulysse s’était emmerdé comme un
rat mort. C’était ce qu’il avait souhaité le plus au
monde pendant ses dix années d’errance autour du bassin
méditerranéen, mais il était à parier qu’après un ou deux
ans de ce régime domestique, à se faire servir et à observer sa
vieille épouse tisser et chanter, Ulysse s’en était voulu d’être
rentré. Sa femme était une plaie. La vie agraire était austère et
exigeante. Son île était un confetti perdu et sans imagination.
Il était reparti avec son chien cette fois (celui qui l’avait
reconnu le premier) et de nouveaux compagnons, jeunes et des
deux sexes, des magiciens et des types au bagout
invraisemblable, des marchands et quelques escrocs qui
voulaient faire fortune. Il avait pris des maîtresses affreuses et
était repassé du côté de Circé. Il avait vécu une vie de marin,
de négociant et de guide touristique. Celle-ci n’était plus aussi
stimulante que par le passé, maintenant que les dieux ne le
poursuivaient plus. Il n’y avait plus autant de choses à voir, de
périls à combattre, de morts à éviter. Mais c’était toujours
mieux que de rester chez soi à contempler ces mêmes visages
vieillissants. Les hommes ne changeaient pas. Ils voulaient ce
qu’ils ne pouvaient pas avoir et s’en détournaient ensuite
comme si ce qui avait tant compté jadis n’avait plus aucune
importance.

Aaron Copland était l’un des rares hommes à avoir échappé


à cette malédiction. Sa vie intime ne l’avait jamais laissé
s’installer dans une quelconque routine sentimentale. Il était
allé de compagnon en compagnon, sans se livrer toutefois au
butinage loufoque de certains homosexuels. Il ne s’était
véritablement investi dans aucun domicile, dans aucun
territoire. Cela ne l’empêchait pas de véhiculer une certaine
tristesse et de s’ennuyer, mais il n’avait jamais cédé sur
l’essentiel : « ne jamais s’enraciner, ne jamais s’encroûter »,
disait-il. Il avait donné des concerts jusqu’à très tard dans
sa vie. Son choix même d’abandonner la composition
de musiques originales pour jouer au chef d’orchestre était un
bon symbole de la remise en question permanente qu’il
s’imposait. Il avait appris un nouveau métier sur le tard, sans
aucune prédisposition autre que son talent de compositeur. Il
était loin d’être le meilleur chef du monde. Il était même plutôt
médiocre, au point que certains orchestres se défiaient de
travailler avec lui ou se moquaient plus ou moins ouvertement
de ses lacunes pendant les séances de répétition. Médiocre,
mais déterminé, passionné jusqu’à son dernier récital.
Copland aimait les hôtels parce que les hôtels étaient remplis
de gens qu’il ne connaissait pas, de gens effrayants qui
l’observaient, avec lesquels il pouvait parfois parler, boire des
jus de fruits et des cocktails.

La vie ressemble à une nuit d’hôtel. On arrive, on pose ses


bagages et l’espace d’un instant, on est ailleurs. Certains
prennent le petit déjeuner, d’autres même pas. Il n’y a rien de
dramatique là-dedans, juste un truc à connaître et qui se répète
ad libitum. Dormir à l’hôtel donne l’impression que la vie
qu’on mène pourrait chaque matin repartir à zéro. C’est ce que
Denis aimait.

Il devenait, avec le temps, moins nécessaire d’analyser les


choses. Il suffit d’arrêter le moteur de la voiture et de
s’installer. Lorsqu’il traversa le pont de Langeais, Denis
ralentit pour regarder en contrebas un couple de hérons qui
pêchait. Il chercha des yeux la montgolfière de Régis, mais il
n’y avait rien d’autre qu’un embarcadère désert à une
quinzaine de mètres de l’eau, ponctué d’une pancarte
indiquant qu’effectivement il y avait des départs de ballon qui
se faisaient là, sans préciser leur jour, ni leur heure de
décollage.
Denis tourna ensuite à droite en direction de Bréhémont. Le
village était constitué d’une longue rue qui longeait la Loire et
de quelques habitations éparses. Il se gara devant l’hôtel,
quelques mètres après la gloriette qui servait aux propriétaires
de terrasse pendant les mois d’été. La Clef d’Or était l’unique
affaire du village. C’était un restaurant modeste, mais qui
affichait la plupart du temps complet l’été en raison de son
emplacement privilégié. Au menu, on trouvait surtout des plats
maison et quelques spécialités locales : des cassolettes
d’escargot, des poissons grillés et, bien sûr, le célèbre pavé de
brochet au beurre d’agrumes.
La carte indiquait qu’une fois par mois, le restaurant
proposait des plats collectifs comme des choucroutes, des
couscous ou des cassoulets. La Clef d’Or pratiquait une
cuisine simple et conviviale qui ravissait les touristes et
s’accompagnait aimablement d’un léger vin de Touraine
comme un Bourgueil ou un Chinon.
Denis détacha la ceinture de Ian et l’emmena à l’intérieur
en le portant dans ses bras. Mais le gamin se réveilla aussitôt.
Il demanda à Denis où ils étaient.
— Nous allons aller nous reposer. Manger d’abord et puis
nous reposer. Tu es d’accord ?
Le gamin était perdu. Il lui fallut quelques secondes pour
réaliser où il se trouvait et avec qui. Il y avait une légère
détresse dans son regard. Sa mère lui manquait de plus en plus.
Il la voyait quand il dormait et ne connaissait rien de mieux
que de se faire serrer et embrasser par elle au sortir du bain. Il
y avait une telle chaleur et une telle douceur dans ses étreintes
et alors il pouvait tout lui pardonner.
— On pourra appeler ta mère après le dîner.
— Bonne idée, sourit l’enfant. Tu vois ce que je vois ?
Denis leva les yeux et constata que, comme par miracle, le
nuage bleu les avait suivis. C’était un effet de la perspective
sans doute, mais le nuage avait fini par dériver et se tenait
maintenant gonflé et moutonneux à proximité du cours d’eau.
Après quelques heures d’existence, il emplissait désormais une
bonne partie du ciel gris et de la nuit tombante. Denis
remarqua que sa surface était émaillée de paillettes
luisantes qui crépitaient au loin, à la façon d’éclats de mica
sur une roche. De fines lignes électriques établissaient
un schéma invisible en forme de quadrillage.
— Il nous suit comme un petit chien, pas vrai ? dit
le gamin.
— On dirait bien.
— Maman ne veut pas m’acheter un chien. Je pourrais
avoir un chien si je reste avec toi ?
— Bien sûr.
Quoi de plus simple qu’une promesse ?
L’entrée de l’hôtel-restaurant ressemblait à celle d’une
maison d’habitation. La façade crème de tuffeau était banale,
si l’on excepte l’enseigne jaune aux lettres rouges dans une
police à effet manuscrit marquée : « La Clef d’Or », avec son
« f » de coquetterie au lieu du « é » usuel, et la carotte qui
indique que le commerce vend aussi des cigarettes. Il y avait
quatre fenêtres en façade et autant au premier étage.
L’hôtel et le restaurant sont techniquement séparés et reliés
l’un à l’autre par un couloir moquetté qui assemble les deux
moitiés du bâtiment. L’aménagement est peu inspiré,
soigné, chaleureux, mais sans luxe, ni goût particulier. Il y a
des lambris blancs au plafond, des baguettes fines et en
plastique qui séparent le papier peint fleuri, de la
peinture beige à mi-hauteur des murs. La moquette est camel
et fixée à l’anglaise le long des murs avec des réglettes et des
petits clous dorés. Des dessins au fusain ou aquarelles des
bords de Loire constituent l’essentiel de la décoration. Le
comptoir d’accueil, au premier plan, est plutôt vaste, bas et
situé sur la droite du hall principal. À gauche, il y a le
présentoir à prospectus qui permet aux visiteurs de se
renseigner sur les principaux lieux de visite et de distraction
du secteur. On y trouve également tous les renseignements
nécessaires afin de réserver des bicyclettes pour rouler le long
du fleuve.
Ian récupéra deux dépliants avec des animaux dessus, ainsi
que celui de la champignonnière dans laquelle ils étaient allés
manger, avant de monter dans la chambre.
Denis remarqua que l’hôtel bénéficiait désormais d’un
classement « trois étoiles » selon la nouvelle classification
établie en 2008 et mise en œuvre quelques années plus tard, ce
qui lui sembla refléter sa bonne tenue d’ensemble. Assise
sur plus de deux cents critères proches des standards
nationaux, cette classification avait sûrement amené, dans une
région où le tourisme international est particulièrement vivace,
les hôteliers à apporter des améliorations notables à leurs
équipements et conditions d’accueil générales. Lors de ces
récents déplacements, Denis n’avait pourtant pas noté
d’évolution significative. La qualité du parc hôtelier français
semblait constante et surtout marquée par son extrême
hétérogénéité. La Clef d’Or lui avait laissé un souvenir assez
bon et détonnait surtout face aux chaînes standardisées par son
approche familiale et modeste du métier. Un bon hôtel est
un hôtel dont on ne se souvient pas en mal. Et c’était
exactement ce qui s’était passé ici et qui l’incitait à y revenir
lorsqu’il était de passage : il n’en avait gardé absolument
aucun souvenir d’inconfort.
La crise économique avait affaibli l’ensemble de l’industrie
française et conduit à la fermeture un grand nombre d’hôtels et
de lieux de villégiature. Les sites touristiques les moins
rentables avaient mis la clé sous la porte et vivaient dans des
conditions dégradées en essayant de retenir les étrangers le
plus longtemps possible. Des monuments se délabraient
dans certains départements et des châteaux avaient fermé leurs
portes faute de pouvoir assurer des conditions de sécurité
suffisantes aux visiteurs.
D’aucuns voyaient cela d’un bon œil et considéraient que
cela augurait d’un retour à plus de simplicité dans les parcours
et les visites. C’en serait bientôt fini des spectacles rutilants,
des expositions temporaires et autres reconstitutions coûteuses
qui, tout en épatant le chaland, tuaient l’imagination et
substituaient à la mémoire véritable des lieux des
scénographies artificielles, conçues par des metteurs en scène
médiocres et des comédiens aux abois. Les trois quarts des
chevaliers estivaux fumaient des joints en coulisses dès le
réveil et ne s’étaient jamais battus que pour la défense de
l’intermittence.

La jeune femme était assise derrière le comptoir. Denis ne la


vit vraiment que lorsqu’elle se redressa. Il eut l’impression
qu’elle n’était pas là deux secondes auparavant et qu’elle était
apparue quand il s’était approché. Elle le salua avec le sourire.
Denis regarda à cet instant son fils, tandis qu’il répondait au
bonjour de la réceptionniste, et vit le visage du gamin
s’éclairer. La beauté a ce pouvoir sur le visage des enfants.
Elle les éclaire instantanément. Et la réceptionniste était d’une
beauté à la fois banale et exceptionnelle. Denis ne remarqua
que quelques secondes plus tard qu’elle n’était pas simplement
assise, mais assise dans un fauteuil roulant. Il se promena sur
ce qu’il apercevait de ses jambes et de son cul, avant de
revenir à son visage. Le fauteuil la tassait bien sûr et elle
n’était pas mince –, peu de filles en fauteuil et en bonne santé
l’étaient –, mais son regard était magnifique et ses traits de
jeune fille de vingt-cinq ou vingt-six ans d’une finesse et
d’une justesse qu’il était étonnant de trouver ici. Une beauté
oubliée, c’est ainsi que la réceptionniste s’énonça
immédiatement à Denis. Une beauté aux yeux lagons, avec
une peau de pêche juteuse et des cheveux longs, entre le
châtain et le roux, qui cascadaient sur ses épaules pâles et
légèrement découvertes au collet.
— Bonjour, dit-elle simplement.
— Bonjour. Mon fils et moi voudrions une chambre pour la
nuit.
— Pour une nuit seulement ?
— Oui, s’il vous plaît.
— Vous avez de la chance, il me reste justement
une chambre. Avec des lits jumeaux, par contre. Cela ne vous
dérange pas ?
— Pas le moins du monde. Hein, mon grand ?
Tous les pères du monde appelaient leur fils « mon grand »
lorsqu’ils se trouvaient en présence d’une jolie fille. C’était
une loi de la nature.
La jeune femme ne pianota pas sur un ordinateur. Elle tira
de dessous le comptoir un lourd registre.
— Je peux vous demander votre nom et votre profession ?
— Denis Martin. Je suis un ancien footballeur
professionnel.
— Ah oui ? C’est marrant, ça.
— Vous aimez le football ?
— Non. Enfin… je ne crois pas, bafouilla la jeune fille.
— Moi non plus, rigola Denis. Je n’y ai joué que parce que
j’étais doué pour ça.
— Vous aurez la chambre 12, à l’étage, au fond du couloir.
Il y a une taxe de séjour de un euro et dix centimes par nuit et
par personne qui s’ajoute au prix de la chambre. Quel âge a
votre fils ?
Denis hésita et répondit, après un temps d’arrêt, « six ans »
en se tournant mécaniquement vers Ian comme s’il attendait
que le gamin valide sa réponse.
— Je ne lui fais pas payer la taxe dans ce cas.
Et elle lui tendit la clé. La taxe de séjour servait à entretenir
les espaces naturels dans les zones touristiques. Que restait-il à
préserver ?
— Vous prendrez le repas au restaurant ?
— Oui.
— Le service démarre à 19 heures.
— Entendu.
— Je ne vous accompagne pas.
Denis ne réalisa pas immédiatement qu’il s’agissait d’une
blague auto-dépréciative qu’elle servait à chaque client. La
jeune femme roula sur quelques centimètres et laissa
apparaître une demi-roue de derrière le comptoir. Elle avait
bien une paire de jambes, légères et fines, dissimulées sous des
bas de laine et terminées par des croquenots d’inspiration
paramilitaire. Dans son fauteuil, elle portait plutôt bien le
mini-short velours. Denis laissa traîner son regard et il sentit à
cet instant que la jeune femme le trouvait à son goût. Elle se
passa une main dans les cheveux et se mordit légèrement
la lèvre. Il avait vu cette manifestation de trouble chez d’autres
femmes avant elle. Il décida de pousser son avantage. Cette
fille était en fauteuil et un peu grosse.
— Et vous ? demanda Denis en se retournant. Vous vous
appelez comment ? Ça n’est pas juste, vous savez comment je
m’appelle et moi pas.
— Ana. Ana Maudet, sourit-elle franchement. Mes parents
sont les propriétaires de cet hôtel restaurant. Je vous souhaite
un bon séjour.
Ian regarda son père avec des yeux étranges. Les gamins
s’aperçoivent toujours immédiatement quand un changement
est en train d’affecter leurs parents. Alors qu’il s’éloignait de
la réception, le gamin lui demanda s’il était vraiment joueur de
football.
— Pas vraiment. J’ai joué au football à un bon niveau, mais
je n’aurais jamais pu en faire mon métier.
— Qu’est-ce que tu fais alors ?
— Eh bien, je suis là. Je vais et je viens.
— Ce n’est pas un métier. Un métier c’est comme
boulanger, professeur ou policier.
— Alors je suis marchand, dit Denis. Papa vend
des produits qui s’appellent des panneaux solaires, tu sais ce
que c’est ?
— Oui. Des panneaux qu’on met sur le toit des maisons
pour fabriquer de la lumière.
— C’est ça. Disons que j’ai fait ça un moment, avant de
faire autre chose.
— Comme quoi ?
— Comme quelque chose que je n’ai pas décidé encore.
Les grandes personnes ont parfois besoin de souffler et de
réfléchir à ce qu’elles veulent faire. C’est ce que papa fait en
ce moment, tu vois. Comme des vacances, mais en plus long.
Il pensa à tous ces emplois qui lui avaient permis de
survivre depuis deux ans et aussi au dernier en date qui
consistait à écouler des valises d’électrothérapie auprès de
particuliers. C’était un bon business. L’électrothérapie est
encore utilisée dans la plupart des cabinets de kinésithérapie et
repose sur une crédibilité, tout sauf démontrée
scientifiquement, qui remonte aux traitements par les organes
électriques des poissons dans l’antiquité égyptienne et se
prolonge jusqu’aux apports majeurs de Guillaume Duchenne
au milieu du XIXème siècle. Convaincre les petits vieux et les
hommes entre deux âges perclus d’arthrose des bienfaits d’une
thérapie à domicile ne relevait jamais de l’exploit, mais
s’avérait plus amusant qu’il ne l’aurait cru.
— Tu avais dit qu’on appellerait maman.
— Avant de te coucher, je te promets. Il faut que tu arrêtes
avec ça. Ta mère aurait pu nous rappeler aussi. On lui a laissé
un message tout à l’heure, tu te rappelles ?
— Elle a ton numéro ?
— Bien sûr.
— Peut-être qu’elle l’a perdu et que c’est pour ça qu’elle
n’a pas rappelé.
— Non, elle ne l’a pas perdu. Et le numéro s’affiche quand
tu appelles quelqu’un. Il suffit d’appuyer dessus.
— Même sur les iPhone ?
— Même sur les iPhone, oui.
Sans véritables bagages, Denis et Ian prirent possession de
la chambre. Ian s’installa assez vite devant un dessin animé
tandis que son père lisait un roman qui ne l’intéressait pas plus
que ça. Il manqua plusieurs fois piquer du nez tandis que les
personnages s’entortillaient dans une intrigue qui tardait à se
déployer. Finalement, il préféra reposer le bouquin et
prendre une douche. Il ne s’était pas lavé depuis trois jours.

Le soir venu, Denis opta pour une poêlée d’éperlans en friture


tandis qu’Ian avalait un jambon purée. Ana Maudet supervisait
le travail d’un cuisinier pakistanais qui, comme partout ailleurs
dans le pays, avait appris avec une remarquable facilité les
subtilités de la gastronomie française et acceptait de travailler
sans compter ses heures et ses jours de relâche. La
jeune femme se déplaçait lestement dans le restaurant malgré
son handicap. L’espace entre les tables avait été étudié pour
que son fauteuil puisse circuler sans trop de mal, faire demi-
tour et revenir, ce qui lui permettait de servir elle-même les
clients. Ana tenait l’assiette de la main gauche du mieux
qu’elle pouvait et avec la droite tournait la roue du fauteuil
pour avancer. Elle le faisait parce qu’il n’y avait pas d’autre
employé en cette période à part elle et le cuisinier. Ian et Denis
étaient les deux premiers clients à être descendus en salle.
Ils furent rejoints après l’entrée par un jeune homme blond, au
port assez fier, et qui ressemblait à un militaire scandinave.
— Vous avez bien mangé ? demanda-t-elle en fin de repas.
— C’était très bien.
— Votre fils a l’air vanné… s’amusa-t-elle.
Les yeux de Ian s’étaient de nouveau fermés après l’île
flottante. Il dormait assis, le menton contre la poitrine.
— Nous avons pas mal voyagé aujourd’hui. Il est crevé.
— Votre fils et vous formez un joli couple… Enfin, je veux
dire que vous êtes bien assortis.
— Merci. C’est la deuxième fois qu’on nous dit
ça aujourd’hui. Nous n’avons pas tellement l’occasion de nous
voir. C’est sa mère qui le garde, généralement.
Avant de remonter dans la chambre, Denis réveilla le gamin
et lui fit réécouter le répondeur du téléphone portable de
Camille qui était maintenant éteint, quelque part dans son
propre sac.
« Bonjour, vous êtes bien sur la messagerie vocale de
Camille, je ne suis pas… »
— Laisse lui un autre message, si tu veux, l’invita Denis.
Mais le gamin ne voulut pas. Il était contrarié par son
propre état de fatigue, vexé par le manque d’intérêt de sa mère,
et par la peine que lui causait son absence.
Aussi loin qu’il s’en souvienne, lui et sa mère n’avaient
jamais été séparés plus de quelques nuits. Il avait passé jusqu’à
dix jours de vacances chez ses grands-parents maternels, mais
jamais sans parler à sa mère ou voir son visage sur l’ordinateur
de son grand-père. Après deux jours et deux nuits, il avait le
sentiment que les traits de son visage s’estompaient en lui,
qu’elle était loin, loin de ce qu’elle avait été, et se changeait
déjà en un fantôme ou un souvenir.
— Nous réessaierons demain. Ta mère doit profiter de ton
absence pour faire des tas de choses. C’est comme ça que font
les adultes. Ils s’amusent dès que les enfants ont le dos tourné.
Denis mentait avec aplomb. Il redoubla d’attention dans
l’heure qui suivit auprès de son fils. Il le prit dans ses bras, lui
donna le bain et l’aida à s’habiller pour la nuit. Le gamin était
mélancolique et déconcerté par le changement soudain. Il
n’avait jamais dormi à l’hôtel, n’avait jamais partagé un
espace aussi restreint avec celui qu’il considérait, sans savoir
ce que cela recoupait exactement, comme son père. Alors qu’il
s’apprêtait à le mettre au lit, Ian exigea de Denis qu’il lui
mette la télévision. Il voulait absolument voir un dessin
animé et Denis résista pour la première fois. Il ne comprit
pas tout de suite pourquoi, comme les fois précédentes, il
n’avait pas cédé au caprice du gamin, mais il pensa par la suite
qu’il avait bien fait et que l’expression de sa paternité
naissante en sortirait renforcée.
— Pas question, lui dit-il en lui prenant la télécommande
des mains. Tu es crevé et on ne regarde pas la télé avant de
dormir. Cela ne se fait pas.
Le gamin grimaça et se mit à hurler comme il l’avait fait au
restaurant un peu plus tôt pour obtenir le dinosaure.
— Je veux regarder un dessin… miaula-t-il en se
décomposant. Un dessin, un dessin.
Son visage était déformé par la frustration et il se roula sur
le lit en martelant la couette avec ses poings et ses pieds. Denis
le retourna comme une crêpe et le maintint les deux épaules
serrées au lit, tandis que sa colère s’évaporait dans des
mouvements de jambes et de la tête.
— Arrête ça, s’il te plaît. Tu n’auras pas de dessin. Ce n’est
pas la peine d’insister.
Le gamin était tendu de fatigue et de nervosité. Il serrait les
dents et ne versait aucune larme. C’était une crise pour la
crise, une épreuve de force entre inconnus, dont l’enjeu
dépassait les cinq minutes de télévision qu’il réclamait. Denis
eut le sentiment qu’il fallait sortir de là par le haut. Le gamin
se raidissait, à deux doigts de l’épilepsie et poussait désormais
un cri strident et régulier qui déchirait les oreilles.
— Arrête ça, je ne te le répéterai pas. Je… tu veux que je te
raconte une histoire ?
— Non c’est un dessin que je veux. Un dessin. Lâche-moi,
lâche-moi, tu me fais mal. J’ai mal.
Tout était de l’invention. Denis le maintenait tranquillement
et en prenant soin de ne pas le blesser. Le gamin gigotait
comme une anguille.
— Je te raconte une histoire si tu veux. Une histoire pour
t’endormir. Je t’en racontais quand tu étais bébé.
Denis sentit l’énergie qui s’échappait du corps du gamin. Il
avait une force extraordinaire pour un enfant de cet âge. Il
s’adoucit aussi soudainement qu’il était monté en pression.
— Je suis calme maintenant. Je suis calme, hurla-t-il en
versant ses dernières larmes sèches.
— Tu la veux cette histoire ? Tu la veux ?
Il n’y a rien de plus affreux qu’un caprice d’enfant. La
nature a fait en sorte que cela soit rigoureusement impossible à
soutenir du point de vue des parents. Mais Denis avait tenu
bon et il en ressentit une immense fierté. Son expérience de la
paternité était ridiculement mince. Il se souvenait avoir tenu
l’enfant dans les bras, avoir donné quelques biberons,
changé quelques couches et puis plus rien. Il était parti
ou avait été chassé par Camille. Les deux explications se
tenaient. Il ne s’était pas fait à cette vie-là et s’était défilé
devant les responsabilités, de peur de les exercer contre ceux
qu’il aimait. Cette partie de son existence était difficile à
atteindre, comme cachée au fond de lui, « réprimée » auraient
dit les psychanalystes, même s’il n’avait cessé d’y revenir en
pensée par la suite. Il avait sûrement séjourné dans un hôpital,
sûrement traversé une phase de dépression sévère après la
séparation qui l’avait amenée vers une autre vie, vers une autre
organisation. C’était ce que traversait la plupart des parents et
des pères en particulier. Il prit l’enfant dans ses bras et le serra
aussi fort qu’il le put et puis le porta, droit et raide comme une
bûche, jusqu’à son lit. Il l’allongea avec délicatesse et tira les
couvertures sur lui.
— Viens ici, garnement. Viens ici mon prince. Papa est là
maintenant.
Il ne se serait jamais cru capable d’autant d’attention envers
son fils. Il ne pensait à rien d’autre à ce moment-là. Le corps
du gamin était chaud, bouillant presque et Denis se serrait
contre lui pour faire entrer toute cette température en lui.
C’était inédit chez lui, cette manière de faire une chose sans
penser à une autre.
— Quelle histoire tu voudrais ?
— Je sais pas, murmura Ian. Une histoire d’oiseau…
— D’oiseau ? Quel genre d’oiseau ? Un rapace, un pélican,
une hirondelle ?
— Oui, une histoire d’hirondelle, s’il te plaît.
Et Denis fut visité par l’inspiration. Il tenait la main de son
fils et vit l’histoire se déployer devant lui, comme s’il la lisait
dans un livre.
— OK. Tu veux que je te dise pourquoi les
hirondelles tournent toujours autour des maisons des
hommes ? Tu veux savoir pourquoi elles ne volent pas dans
le ciel et ne nichent pas dans les forêts comme les
autres oiseaux ?
— Oui, je veux savoir ça.
— Je vais te raconter l’histoire de la première hirondelle.
La première au monde. Il y a bien longtemps, dans une famille
riche et heureuse, quelque part… il y avait une petite fille qui
vivait dans sa famille riche et heureuse et qui s’appelait
Graziella.
— Graziella ?
— Graziella. Elle vivait avec ses parents dans une très belle
et grande maison, dans une très belle et grande ville dans un
petit pays prospère. Ses parents l’aimaient tellement qu’ils ne
lui refusaient jamais rien. Et cette petite fille faisait des colères
pour obtenir plus de choses, plus de cadeaux merveilleux. Et
chaque fois qu’elle se mettait à pleurer et à piailler pour
obtenir quelque chose, ses parents lui disaient : « nous
allons t’acheter ce que tu veux, Graziella. Tu auras ce
cadeau, cette poupée, ce vélo, ce DVD… » et chaque fois,
le père de Graziella se rendait au magasin et revenait avec un
paquet qui calmait instantanément la petite fille. Graziella
avait toujours ce qu’elle voulait et, parce qu’elle avait toujours
ce qu’elle voulait, n’était jamais vraiment contente. Elle
voulait toujours de nouvelles choses, de nouveaux jouets…
— De nouveaux cadeaux… compléta Ian.
— Et puis un jour, Graziella observa les oiseaux par
la fenêtre de sa chambre et annonça à ses parents que
ce qu’elle voulait vraiment, c’était voler, voler comme
les oiseaux, là-haut dans le ciel. Elle laissa tomber tous
ses jouets et tous ses jeux et elle leur dit ainsi, comme elle en
avait l’habitude, « je veux être un oiseau ». Ce à quoi les
parents répondirent embarrassés « ce n’est pas possible. Les
petites filles ne volent pas, Graziella. »
« – Je veux voler comme un oiseau, rétorqua la fillette. Je
m’en fous si c’n’est pas possible. »
« Ils allèrent dans tous les magasins qu’ils connaissaient,
consultèrent des spécialistes, mais chaque fois ils revenaient et
chaque fois on leur disait qu’il n’y avait aucun espoir que cela
soit possible. Les êtres humains ne volent pas. « Nous ne
pouvons te donner ce que tu veux, ma petite. Nous sommes
désolés, désolés ». Et Graziella se mit alors à pleurer et à
hurler, et à crier à tue-tête, quelle VOULAIT voler, VOULAIT
être un oiseau et qu’elle n’aimerait plus personne tant que ses
parents n’auraient pas fait le nécessaire. Elle leur rendit la vie
impossible et refusa dès lors de faire quoi que ce soit. Au bout
de trois semaines de hurlements – trois semaines ! – Graziella
s’enfuit de chez elle et marcha jusqu’à la forêt, où on lui avait
dit qu’habitait un immense magicien qui s’appelait Merlin…
— Ah oui, Merlin l’enchanteur, s’enthousiasma Ian. Je le
connais. Je l’ai vu en dessin.
— Elle s’engouffra dans la forêt et marcha pendant
de longues heures, jusqu’à ce que la forêt soit devenue
sombre et profonde, et noire et mystérieuse. Et c’est là
qu’elle s’assit sur un rocher et commença à appeler et à
crier après le magicien. « MEEEERRRLLLLIINNNNN !
MMMMMEEEERRRLLLIIIINNNN ! », s’époumonait-elle adossée à
son rocher. Et elle cria, cria, sans manger, ni boire pendant
deux jours entiers – deux jours ! –, si bien que les animaux en
eurent marre, car ils n’arrivaient plus à dormir ou à faire quoi
que ce soit dans cette forêt tellement il y avait de tintouin. Et
le sanglier alla voir Merlin et lui dit : « il faut vraiment que
vous fassiez quelque chose, Merlin, cela ne peut pas durer
ainsi. » Alors Merlin fit le déplacement jusqu’au rocher contre
lequel était assise Graziella. Il marcha lentement, en flottant
presque au-dessus du sol. C’était un très vieux magicien et à
ce qu’on racontait le plus puissant et le meilleur magicien de
tous les temps. Il arriva devant Graziella et lui demanda ce
qu’elle voulait. « Je veux voler comme un oiseau, Merlin. Je
veux savoir ce que cela fait que de voler dans le ciel et de
chanter, de toucher le soleil et de sentir le vent dans mes
cheveux. »
« Alors Merlin réfléchit et regarda encore la petite fillette,
car il n’aimait pas beaucoup les enfants et encore moins les
enfants capricieux et il lui proposa quelque chose, à la fois
pour l’aider, mais surtout pour se débarrasser de cette enfant
qui empêchait tout le monde de vivre dans cette forêt.
« Je veux bien consentir à t’aider, lui dit-il, je vais te
transformer en oiseau puisque c’est ce que tu veux. Mais je
veux que tu m’écoutes attentivement. Si je te change en
oiseau, il te sera impossible, je dis bien impossible, ni plus
tard, ni jamais, de redevenir la petite fille que tu es
aujourd’hui. Tu resteras pour toujours un oiseau. » Graziella
arrêta de crier et prit la main du vieil homme comme elle le
faisait avec son père pour l’amadouer. La main du magicien
était vieille et ridée, mais Graziella la caressa et la pressa
contre sa joue qui était jeune et fraîche, si bien que Merlin
se laissa attendrir. « C’est ce que je veux plus que tout au
monde, gentil Merlin. Fais de moi ce que je suis. S’il te plaît,
Merlin » Et Merlin fronça les sourcils. Il tendit son bâton
magique devant lui et récita quelques paroles mystérieuses
comme s’il s’adressait aux arbres, aux dieux et aux démons de
l’enfer. On ne pouvait pas comprendre exactement ce dont il
s’agissait puisqu’il semblait parler une langue étrangère, mais
cela sonnait un peu ainsi : « transformado foresta spiritus
la petite girlie girl que voici ensella oiselet marvellos
qui volando di le cielo »
— Je comprends, dit Ian. C’est une formule magique de
transformation !
— Et Graziella fut enveloppée dans une sorte de nuage
magique qui, lorsqu’il se dissipa, la laissa avec des ailes à la
place des bras et des plumes à la place des cheveux. À la place
du nez, elle avait un bec et à la place des pieds, de petites
pattes courtes. Elle s’était changée en une magnifique petite
hirondelle. « Merci Merlin », pépia-t-elle comme elle ne
pouvait plus parler et elle s’envola aussitôt dans le ciel,
comme une petite égoïste, oubliant tout ce qu’elle avait dit ou
fait avant, ainsi qu’elle le faisait toujours dès qu’elle obtenait
ce qu’elle voulait. Elle s’envola dans le ciel et passa la journée
heureuse à voler et à jouer avec les autres oiseaux. Elle grimpa
tout en haut du ciel et but l’eau des nuages. Elle chassa des
libellules et des vers, fit des loopings, des pirouettes et des
chutes vertigineuses. Ses ailes étaient des outils merveilleux,
des ailes courtes et pointues qu’il lui suffisait de commander
en pensée pour qu’elles l’emmènent où elle voulait.
Graziella était enfin heureuse et s’amusa comme une folle
pendant toute la journée. Elle se perchait sur des arbres et
chantait à tue-tête, sauf qu’au lieu d’agacer tout le monde, son
chant était délicat et mélodieux.
« Et puis le soir vint et les autres animaux rentrèrent chez
eux. Graziella ressentit un peu de fatigue. Elle avait faim aussi
et un peu froid, car l’été était presque fini et l’automne
approchait à grands pas. Alors, la petite fille qui était devenue
une hirondelle décida de retrouver Merlin pour lui demander
de la transformer à nouveau en petite fille afin de rentrer chez
elle, mais elle ne le trouva pas. Merlin s’en était retourné en
sa cabane dans les profondeurs de la forêt et s’était promis de
ne plus rien faire pour elle. Graziella le chercha pendant deux
longues heures avant de comprendre qu’il ne viendrait plus et
ne répondrait plus à ses appels. Lorsqu’elle se mit à pleurer à
nouveau, rien d’autre ne sortait de son bec qu’un beau chant
mélancolique qui n’embêtait plus personne. Graziella était
triste, mais il n’y avait plus personne pour l’aider. Elle en avait
assez de voler et aurait tout donné pour pouvoir de nouveau
marcher et tenir ses poupées entre ses bras.
« Alors, comme il faisait froid et faim, et noir
maintenant, Graziella rentra chez elle et se dirigea à tire
d’ailes vers la maison de ses parents, dont elle put retrouver la
route très facilement en volant. Et elle reconnut la belle et
grande maison de son père et de sa mère avec son parc et ses
balcons sculptés. La maison était toute allumée, car ses parents
étaient encore debout et cherchaient leur fille disparue. Ils
étaient malheureux et Graziella fut un instant heureuse de les
revoir à travers les vitres de la maison.
« Elle se posa devant la porte de chez elle et tapa avec le
bec sur le montant. Ce fut son père qui ouvrit et découvrit
l’oiseau.
« De l’intérieur de la maison, elle entendit la voix douce de
sa mère qui disait : « Qu’est-ce qu’il y a, chéri ? Qui est-ce ?
», et son père la regarda avec peine. « C’est juste un petit
oiseau qui a atterri devant la porte. Ce n’est rien et sûrement
pas notre fille. » Graziella n’eut pas le temps de lui expliquer
qui elle était. Elle ne pouvait plus parler de toute façon. La
porte se referma sur elle et elle regretta d’avoir été si
capricieuse et méchante avec ses parents. Alors Graziella en
prit son parti et s’envola.
« Elle trouva un bel endroit dans la gouttière de son
ancienne maison où elle put faire son nid et passa les jours
suivants à tourner et à tourner autour de ses parents, mais sans
qu’ils ne puissent jamais réaliser qu’elle vivait auprès d’eux.
Les parents étaient infiniment tristes d’avoir perdu leur fille.
Et il se passa plusieurs années ainsi, jusqu’au jour où Graziella
oublia qu’elle était une petite fille et devint pour de bon
et pour toujours une petite hirondelle. C’est pour cette raison
que depuis Graziella, et les filles des filles de Graziella, les
hirondelles vivent près des habitations des hommes, dans les
granges, les fermes, dorment dans des nids qu’elles installent
dans les gouttières ou sous les toitures des habitations. Voilà
pourquoi les hommes aiment les oiseaux et les considèrent
comme les plus domestiques et familiers des habitants du ciel.
Tout cela parce que ce sont les filles des filles des filles de
Graziella, la petite fille capricieuse qui voulait devenir une
hirondelle.

Les yeux de Ian s’écarquillèrent une dernière fois et il sombra


dans un sommeil béat et emplumé. Denis acheva son histoire
comme il l’avait commencée, avec un sentiment de
complétude et de naturel, qu’il avait rarement éprouvé avant. Il
s’étendit sur son propre lit et contempla le visage de son fils au
repos. Il n’était pas certain que Ian lui ressemble vraiment. Il
avait les yeux sombres comme lui et de petites dents carrées
bien alignées, une certaine force dans le corps et peut-être ses
sourcils. Mais pour le reste, il tenait plus de sa mère, sa bouche
était plate et ses paupières légèrement tombantes. Il avait des
joues rondes et des petites oreilles décollées. Celles de Denis
étaient grandes et plaquées sur les côtés du crâne.
Il se leva ensuite et vérifia par la fenêtre que le nuage bleu
n’avait pas bougé. Sa lueur électrique phosphorait fébrilement
dans le ciel et veillait sur eux. Au lieu de se déshabiller et de
se mettre au lit, il décida de descendre dans la salle commune
pour regarder la météo et prendre un alcool au bar.
6
LA CLEF D’OR

— Vous avez fini votre journée ?


— Presque, répondit mécaniquement la jeune femme. Vous
n’êtes pas avec votre fils ?
— Il dort à poings fermés.
Ana repliait soigneusement des serviettes et des nappes
qu’elle disposait à plat dans un buffet rustique. Denis l’aida à
tenir la porte du meuble qui avait tendance à se refermer sur
elle.
— Merci.
— Vous avez un bar ici ?
— Vous voulez boire quoi ?
— Je ne sais pas. Un whisky, un calva, une vodka.
— J’ai du whisky, du gin, de l’alcool de prune, de la
mirabelle et deux ou trois autres choses.
— Prune alors. Prenez votre temps, je ne suis pas à
la minute.
— J’en ai ma claque de toute façon. Je terminerai demain.
Ana roula son fauteuil jusqu’au bar et tira de dessous une
bouteille de liqueur. Elle remplit un verre à goutte.
— Vous buvez avec moi ? l’invita Denis. Je vous paierai ce
qu’il faut.
— C’est la maison qui offre, sourit la jeune femme.
Son maquillage s’était épaté au fil des heures et coulait à
l’angle des yeux, ce qui lui donnait des airs de poupée triste.
— Ça doit être un sacré boulot, tenir un hôtel comme celui-
ci ?
— Je n’en sais rien. Je ne le fais que parce que mes parents
sont partis en vacances. Cela ne dure qu’une dizaine de jours.
Ce n’est pas si terrible et c’est la saison creuse. C’est plutôt le
restaurant qui donne du boulot. Mais il y a pire.
— Tout de même… vous avez du courage. Vous
êtes étudiante ?
— Plus maintenant. Je suis graphiste, sur le web. C’est plus
simple dans ma… situation. Je travaille à domicile.
— Je vois.
— Vous voulez une cigarette ? lui proposa-t-elle en tirant
un paquet de Marlboro Light de sa poche.
— Merci. J’ai décroché il y a quelques années. J’évite.
— Vous permettez ?
— Vous êtes chez vous.
Ana entrebâilla la porte qui donnait sur l’extérieur, la
coinça avec la roue de son fauteuil et se mit à tirer sur la
cigarette en prenant soin de souffler la fumée en direction du
dehors. De l’autre main, elle faisait tourner l’alcool dans le
verre et en avalait toutes les cinq ou six rotations une demi-
gorgée.
— Cette prune est délicieuse, dit Denis qui s’était assis.
Elle est bien fruitée.
L’espace d’un instant, il crut qu’ils allaient devoir rester là
pendant une éternité à échanger des lignes de dialogue
convenues et ampoulées. Si la fille n’avait pas été en fauteuil,
il se serait pris pour un vieux bourgeois en train de draguer
maladroitement une fille plus jeune que lui, dans un film de
Sautet ou d’un autre cinéaste de l’intime. Lorsqu’il y
réfléchissait, il en venait à penser que la majorité des dialogues
de la vraie vie sonnaient aussi faux que des dialogues de
cinéma. C’est juste qu’on les traitait avec indulgence parce
que personne n’avait pris le soin de les écrire et de les
relire avant qu’ils ne fussent prononcés.
Ana et lui n’avaient pas loin de dix ans d’écart. Il la
trouvait exagérément jeune et sans doute qu’elle devait le
considérer comme un homme âgé selon ses standards. Tandis
qu’elle fumait, Denis avait posé les yeux sur ses jambes qui
reposaient immobiles et fascinantes dans le fauteuil.
L’anatomie d’Ana était le mélange de deux corps : l’un mobile
et plein de vie, le corps du dessus ; l’autre qui ne répondait
plus aux instructions, mais qu’on avait habillé soigneusement
comme on habille un corps de poupée pour être raccord avec
le premier.
Elle avait du ventre et des hanches épaisses que le fauteuil
avait dû renforcer, voire façonner au fil des années. Sa poitrine
était impeccable, droite et servie haut par une musculature du
torse et des bras assez développée. Son mini-short – mais
comment pouvait-elle enfiler ça ? –, remontait sur le haut des
cuisses et brouillait la piste entre le buste et les jambes. Denis
aimait ses gros godillots avec leur laçage haut et leurs rivets
métalliques. Il avait porté des Doc Martens au début des
années quatre-vingt-dix et était sorti une ou deux fois avec des
filles qui avaient des looks alternatifs. Les chaussures de
sécurité avec leurs reprises alu semblaient avoir été créées
spécialement pour s’intégrer à l’armature métallique du
fauteuil.
— Ça vous dirait de baiser ? demanda Ana sans précaution.
— Je vous demande pardon ?
— Ne me le faites pas répéter. Ce n’est pas si facile
à proposer.
La jeune fille lui tendit la main depuis son fauteuil et il la
prit doucement.
— J’ai eu un accident de scooter lorsque j’avais quatorze
ans. Je préfère vous le dire : ça vous évitera de me poser la
question ou d’y penser sans cesse. Ma moelle épinière a été
compressée et j’ai perdu l’usage de mes jambes, sans aucune
chance de rémission.
— C’est moche.
— Nous étions deux sur le scooter. Ma meilleure amie a eu
le crâne fracassé. Donc, non, ce n’est pas moche. C’est même
plutôt de la veine. Je suis désolée d’être aussi directe. Je ne
suis pas diplomate pour deux sous. Et puis travailler à l’hôtel
me fatigue. Je n’aime pas me sentir fatiguée. Lorsque vous
êtes vulnérable, cela vous rend deux fois plus fragile que
d’habitude.
— Je comprends.
Ana roula jusqu’à sa chambre qui était une belle pièce de
trente ou trente-cinq mètres carrés au rez-de-chaussée,
aménagée en un petit appartement. Comme il la suivait, elle
supposa qu’il était d’accord sur sa proposition. Denis se
demandait, comme se demandent tous les hommes qui suivent
une femme pour la première fois, ce qu’elle avait fait avant.
Avant lui, est-ce qu’elle s’était envoyée tous les mecs qui
étaient passés entre les murs de l’hôtel ? Est-ce qu’il était le
premier ou alors le millionième ?
— Je ne vous oblige pas, évidemment. Et oui, j’ai déjà fait
ça par le passé. Si cela peut vous rassurer, je ne le propose
qu’aux hommes que je trouve séduisants. Je ne suis pas une
folle du cul, ni une mante religieuse. Lorsque vous êtes dans
ma situation, vous essayez de faire ce dont vous avez envie et
qui vous est accessible. Notre vie se résume à cela, vous n’êtes
pas d’accord ? Essayer de trouver ce qui est dans nos cordes et
ne pas perdre de temps sur le reste.
— Entraîner des hommes dans votre chambre est « dans
vos cordes » ?
— Il faut croire, elle rigola.
La chambre ressemblait assez à une chambre d’hôtel, sans
beaucoup de personnalité. II y avait quelques photographies
sur les meubles bas, mais aucune où Ana avait encore l’usage
de ses jambes ; quelques bibelots vieillots et deux ou trois
objets ; un ours, un mini-jeu de quilles en bois qui renvoyaient
au monde de l’enfance. Pour dire la vérité, la pièce était bof et
miteuse, même si elle était propre et techniquement bien
entretenue. L’éclairage était doux et évitait à l’ensemble de
sombrer dans le sordide.
Denis se plaça derrière Ana et lui massa les épaules. Il
l’embrassa dans le cou, souleva ses cheveux qui, à cette heure
de la soirée, sentaient un peu la graisse du jour. Ils étaient
beaux et couleur miel, souples et en même temps pesants
comme des tentacules. Sa peau, entre le cou et les clavicules,
était fine et si blanche qu’on pouvait presque apercevoir son
squelette par transparence. Il caressa ses trapèzes et chercha sa
bouche à l’envers, avant de passer de l’autre côté du fauteuil.
Paradoxalement, la principale difficulté n’était pas qu’Ana ne
puisse pas bouger ou déclencher ses propres mouvements,
mais qu’elle se situe pour le moment dans un fauteuil et lui
debout, les genoux fléchis pour se mettre à la hauteur de sa
bouche.
Il se mit à genoux, mais la position ne fonctionna pas, car
elle ne l’amenait pas assez haut. Il ne pouvait que poser sa tête
sur ses genoux et embrasser le haut des cuisses. Il n’osait pas
s’appuyer sur le fauteuil ou faire peser sur elle le poids de son
corps. Il se perdit un instant dans la contemplation de son
visage qui était lumineux et d’une évidente simplicité. Denis
n’avait jamais craqué particulièrement pour Laetitia Casta,
mais Ana lui donnait cette sensation, qu’on prêtait au
mannequin français, de présenter une séduction instantanée et
intensément naturelle. Son nez était droit et un peu long. Ses
yeux étaient amandés et prolongés de cils de biche. Sa bouche
était plate, mais d’un rose profond qui résonnait avec le rappel
de ses joues d’enfant. Ses dents se chevauchaient de deux ou
trois millimètres sur le devant, avant de se réaligner avec la
perfection d’un piano jouet, à partir des canines. Denis lui
caressa les joues et le front. Il tira le fauteuil jusqu’au lit et
lui demanda des yeux ce qu’il fallait faire ensuite.
— Installe-moi sur le lit, elle dit. Il suffit de me soulever et
de me basculer.
Tout cela était inhabituel. Denis la prit à bras le corps et la
plaça sur lui comme s’ils allaient tous les deux sauter en
parachute. Il cala ses fesses sur le lit et descendit lentement en
emportant Ana dans le mouvement de balancier. Le corps de la
jeune fille était léger et il eut le sentiment qu’il aurait pu tout
aussi bien la porter comme Ian ou une jeune mariée à la porte
de sa chambre. Il étala ses jambes sur le lit et ce fut elle qui
l’enlaça ensuite. Elle l’embrassa avec la langue et enleva son
tee-shirt. Ana glissa en s’aidant des bras et Denis souleva ses
jambes immobiles qu’il écarta légèrement au passage. Il la
déshabilla et laissa tomber ses lourdes chaussures et ses
chaussettes moites sur le sol. Il remonta depuis ses orteils
jusqu’au short qui était devenu, par son incongruité et sa
portée érotique, le point focal de son intérêt pour elle. Il passa
la main dessous, en ouvrit la fermeture éclair, caressa à
travers lui l’étoffe de la petite culotte. Ses seins flottaient
en apesanteur autour de son ventre, mais ils ne l’intéressaient
pas au-delà de leur mouvement gracieux. Ses aréoles étaient
monumentales et protubérantes. Tourner autour de ce short
était tout ce qu’il aurait voulu faire avec la jeune femme.
Suivre une à une les veines du velours côtelée, inspecter les
pressions, aller et venir entre les poches à rabats et les revers
piqués. Alors qu’il la caressait, la chair de la cuisse se
resserrait dans l’ouverture du short, se tordait parfois en
laissant de petites marques rouges, pareilles à des morsures
de chaussettes ou d’autres vêtements portés trop serrés. Denis
ignorait si Ana sentait ses jambes. Il caressa l’arrière de ses
genoux, mais n’eut pas l’impression qu’elle réagissait. Ses
cuisses étaient d’un diamètre quasi normal, mais presque
dépourvues de muscles. La peau était d’une tendresse de bébé,
comme si cette partie de son corps avait grandi sans son
consentement et en oubliant les règles de croissance des
femmes adultes. Il ne rencontra sur le chemin qu’une cicatrice
bosselée et moche comme une petite bourse qui s’ouvrait à
l’arrière de la fesse droite. Lorsqu’il passa la main dessus, la
cicatrice vibra comme un grillon et parut se rétracter. Jusqu’à
l’entrejambe, le corps de la jeune femme était notoirement
sous-développé et dépourvu de pilosité, si bien qu’il était
ensuite étonnant de découvrir qu’il donnait sur une toison
adulte, épaisse et broussailleuse. Ana l’amena à elle en le
tirant par les épaules. Il n’excluait pas qu’elle ressente de la
gêne et de la honte à ce qu’il s’attarde sur des zones
condamnées par le handicap. Elle frissonnait et s’agitait
comme l’eut fait une sirène hors de l’eau, en organisant des
mouvements un peu imprévus et que d’autres
femmes n’auraient pas pu exécuter de la même manière.
Les zones basses et le buste avaient des parfums différents,
plus forts et animaux sur le bas, fleuris et féminins autour de la
poitrine et des épaules. Ils s’embrassèrent encore et
s’entendirent sur ce qu’il fallait faire.
Le reste n’eut rien d’original. Ils se retrouvèrent assez vite
sur le dos, côte à côte, elle essorée par l’effort que l’amour lui
demandait, lui, juste fatigué et ramolli par la décharge.
— C’était cool, non ? Un peu rapide peut-être, mais bien
cool. J’espère que c’était pareil pour toi.
— Oui. Un peu trop long peut-être, mais bien cool, sourit-il
en lui prenant la main. Si tu attends une dizaine de minutes, je
pense qu’il y aura du rab.
— Tu veux dire qu’on va être obligés de se parler pendant
dix minutes !
Ana et Denis se surprenaient eux-mêmes par leur
décontraction et leur complicité. Il avait ramené la couverture
sur eux et posé les jambes mortes de la jeune femme sur les
siennes. Il ne savait pas si elle sentait quoi que ce soit, mais il
les caressait de la pointe des pieds dans l’espoir secret de les
ranimer. Les jambes d’Ana ne répondaient pas et pendaient
pâles sous les draps. Il n’y avait pas grand-chose à faire.
— Tu étais vraiment footballeur ? Je veux dire, c’est ce que
tu faisais vraiment pour gagner ta vie ?
— Oui. Ça n’a duré que quelques années. Je me suis blessé
après ma troisième saison professionnelle et j’ai disparu de la
circulation.
— C’est moche.
— C’est toi qui dis ça ?
— Tu ne m’as pas dit pourquoi ton fils et vous
êtes descendus à l’hôtel. Généralement, les clients parlent de
ces choses-là en arrivant. Ceux qui sont là pour le tourisme ou
pour affaires. Je devine souvent pourquoi les clients sont là,
mais vous, je ne sais pas.
— Je n’ai pas vu mon fils depuis longtemps. Des histoires
de couple un peu sordides nous ont séparés. Je lui offre de
petites vacances dans le coin pour renouer le contact. Il est
parfois distant, mais je crois qu’il m’aime bien. Nous venons
voir la Loire, visiter quelques châteaux et coucher avec des
hôtelières.
Ana lui crescutta les lèvres et les joues à l’italienne.
— Je crois que le rab est arrivé, dit-il en se tortillant contre
elle.
— Ça n’est pas trop tôt. Je dois me lever à l’aube demain
pour préparer le petit déjeuner et servir mes nombreux
clients…
— Quatre malheureux voyageurs égarés et indulgents.
— Mais un accueil sans équivalent, dit-elle en lui pinçant la
quenelle. Le Norvégien me fout un peu les jetons, tu l’as vu au
dîner ? Il a un regard glaçant. La femme de ménage a ramassé
des revues bizarres dans sa chambre.
— Quel genre de bizarre ?
— Des trucs avec des croix gammées, des
symboles celtiques, des fleurs de lys. Mais assez parlé, dit-elle,
ou je vais refroidir.
BON POUR LA BEAUTÉ !
Ce que le nucléaire peut faire pour vous…

Gwen Stefanini avait passé son après-midi à compter ses amis


sur Facebook et à lancer des invitations afin de pouvoir
dépasser dans les heures qui suivraient le chiffre de deux cents
connaissances. Ce n’était pas beaucoup comparé à ce
qu’enregistraient les filles les plus populaires de sa classe,
mais Gwen Stefanini n’était pas assez jolie pour que tout le
monde l’aime. Il n’était pas rare que des garçons qu’elle avait
invités refusent ses demandes d’amitié, ce qui, dans l’univers
adolescent qui était le sien, était une vraie source
d’humiliation. Se trouver ainsi à la tête, même virtuelle, de
deux cents amis déclarés n’était pas une petite performance.
La jeune fille y avait investi un temps considérable.

Après avoir liké quelques pages ou posts ineptes qui lui


rapporteraient bientôt d’autres suffrages, Gwen Stefanini passa
encore une bonne heure à récolter des points sur divers jeux en
ligne comme CrazyArchipel, Cityville ou Ohmydolls. Ses
avatars étaient dans une bonne période et grâce à plusieurs
échanges de reliques inspirés, elle augmenta son capital de
manière significative en un minimum de temps. Quand elle
abandonna finalement son ordinateur, Gwen s’installa à sa
table de travail où elle vérifia aussitôt ses derniers SMS puis
tourna quelques pages d’un manuel de mathématiques pour
atteindre l’exercice du jour.
Elle le copierait demain avant la classe sur une copine, mais
s’attachait toujours, à l’approche du contrôle, à y réfléchir
quelques minutes par elle-même. Tandis qu’elle étudiait les
termes de l’équation, elle passa son index sur la joue et sentit
qu’un bouton était sur le point d’éclore. Elle se leva à
nouveau, posa son regard sur les posters de Créatures Célestes
et Sexion d’Assaut qui égayaient sa chambre et déplora une
nouvelle fois de n’avoir pas hérité de la complexion de sa
mère.

Fabienne Stefanini avait une peau impeccable. Sa fille en était


affreusement jalouse, même si elle détestait sa mère sous bien
d’autres aspects. Gwen avait une vilaine peau. Gwen avait la
peau constellée de petits boutons rouges qui, à un rythme assez
irrégulier, dégénéraient en petits cratères purulents. Les
boutons germaient souvent le soir, se signalant par une légère
boursouflure douloureuse qu’on sentait prendre vie sous
la peau et qui remontait à la surface lorsqu’on éteignait la
lumière.
Il y avait des garçons qui l’appelaient Cratère ou Pustula.
Pendant quelques semaines, après le cours d’histoire romaine,
certains l’avaient appelé « le Vésuve ». Le pus germait par de
discrets mouvements de convexion que Gwen imaginait
semblables aux circulations de lave et d’écorce sous le
manteau terrestre. Les volcans parvenaient à maturité dans
la nuit, pointant alors dans la glace du matin leur petite tête
blanche insupportable. C’était ce qui la dégoûtait le plus, ces
petites têtes blanches et crâneuses qui la défiaient et qu’elle ne
pouvait pas exploser sous peine de faire apparaître un puits de
lymphe rose qui l’aurait encore rendu plus affreuse. Dans la
glace, Gwen se regardait généralement par quartier. Elle
ne pouvait soutenir la vue de son visage autrement que par
portion. Et ce n’était pas tout. Elle était aussi boulotte et lourde
des hanches, trop petite pour son poids ou pas assez grande.
Elle avait de belles dents et de gros nichons bien maousses
mais qui ne suffisaient pas à ce que les garçons s’intéressent à
elle pour sa personnalité. De temps en temps, elle décrochait
un rencard et se faisait peloter. Ce n’était pas le grand amour,
juste des types qui sortaient avec elle pendant une semaine ou
deux, sans vraiment essayer de lui parler, avant de casser et de
se vanter de lui avoir touché les nibards.
Gwen ne disait jamais non, sauf quand le gars était
vraiment trop moche ou débile du cul, la risée de la cour ou un
chelou puant. La plupart du temps, elle se faisait des garçons
moyens et qui n’avaient pas trop d’expérience, ni de
motivation précise. C’était mieux que rien et pas non plus le
crush qu’elle espérait. Il y en avait déjà, dans sa classe, qui
étaient en couple depuis plus de six mois et qui se
comportaient comme de vrais petits adultes. Elle n’avait eu
droit qu’à des excursions autour du grand amour.
Le bouton dormait sous l’épiderme. Elle tenta de le
renfoncer d’une pression du pouce pour qu’il reste à l’intérieur
de la joue et se dissolve entre les tissus. La technique ne
fonctionnait généralement pas et pouvait même augmenter la
taille de la lésion définitive.
Ses cheveux étaient moches et elle trouvait ses cils trop
épais. Que n’aurait-elle pas donné pour ressembler à n’importe
laquelle de ses amies ?
— Gwen, dîner ! Amène-toi ! cria la mère.
Elle fourra son portable dans la poche, jeta un œil sur
Sh’ym et son corps de rêve au-dessus du bureau et descendit
au calvaire. Gwen n’était pas une adolescente difficile. Elle
avait de bons résultats scolaires et la tête sur les épaules. Elle
ne fumait jamais de pétards et n’avait encore jamais couché
complètement avec un garçon. Elle n’en était pas moins exclue
volontaire de la vie familiale, à laquelle elle ne prêtait pas plus
d’intérêt qu’à ses membres éminents : ses parents au premier
chef, Théo, son frère de douze ans, ensuite. Tous ces
personnages l’horripilaient par leur seule présence et ne lui
disaient rien sur sa vie et la manière dont elle espérait
l’améliorer dans le futur. Si elle leur manifestait rarement une
hostilité frontale, ses contacts avec eux étaient désordonnés et
réduits au strict minimum. Ils connaissaient ses faiblesses et la
renvoyaient sans cesse à ses imperfections, sa laideur et son
manque de confiance en elle. Elle mangea rapidement et
remonta dans sa chambre pour regarder un DVD.
Vers vingt-deux heures trente, elle ouvrit la fenêtre de la
chambre pour fumer une cigarette.
Avec l’insouciance de son âge, elle pensait que tout le
monde ignorait son nouveau vice. Gwen avait peur de mourir
prématurément et ne fumait que trois cigarettes par jour. Une
en allant à l’école avec ses copines, une sur le chemin du
retour et une avant de s’endormir.
Elle tira la Camel Bleue du paquet et commença à la
déguster en crapotant et en soufflant sensuellement la fumée
vers le jardin des voisins. Cette troisième cigarette était de loin
la meilleure et la plus inspirée de la journée. Les autres étaient
des cigarettes sociales, celle-ci sa clope de princesse, celle qui
lui faisait pendant deux ou trois minutes se sentir comme une
star de cinéma. Gwen n’aimait pas le goût du tabac, pas tant
que ça la sensation de brûlure et d’assèchement du palais qui
venait avec la fumée. Elle n’aimait pas les poils qu’elle sentait
griller dans ses narines et les morves qui se déposaient dedans
et la faisaient ronfler la nuit. Elle adorait voir l’extrémité rouge
se consumer en grésillant du bout. Elle adorait les volutes et la
manière dont elle pinçait le filtre dans ses lèvres maquillées.
Elle adorait aussi écraser sa clope dans le taille crayon.
Le ciel était clair, mais d’un bleu singulier. Elle se dit que
la couleur était inhabituelle à cette heure tardive comme si la
nuit n’avait pas tout à fait tombé le manteau sur le jour. Elle
aurait aimé ressembler à Gwen Stefani, la chanteuse dont sa
mère lui avait donné le prénom ou à Frances Farmer, une
vieille actrice d’Hollywood dont elle avait découvert
l’existence sur le net par hasard et qu’elle était la seule à
connaître. Elle lui avait envoyé des mails avant de découvrir
qu’elle était morte en 1970. Quelqu’un avait répondu pour
l’actrice en indiquant qu’elle lui souhaitait tout le bonheur du
monde. Le site sur lequel elle avait atterri était administré par
une sorte de fan-club débile. Frances Farmer n’existait plus.
Et puis ce fut tout.
La veille, elle avait oublié son verre d’eau sur l’appui de
fenêtre. Elle buvait toujours un verre d’eau avant de dormir,
pour faire passer le goût de la clope et activer le drainage
lymphatique de son corps. Elle avait lu quelque part que c’était
bon pour la santé. Après la dernière bouffée, Gwen écrasa la
cigarette dans le taille-crayon et prit le verre d’hier. L’eau avait
une couleur étrange elle aussi, comme si elle avait
emmagasiné l’éclat du ciel. Elle n’était ni trouble, ni
véritablement marine, juste un peu moins transparente et
aquatique que l’eau qu’elle y avait versée la veille. Elle se
demanda si elle devait la remplacer, mais n’en eut pas
l’énergie. Au lieu de cela, elle porta le verre à sa bouche et le
vida d’une traite. L’eau était fraîche comme le soir, pétillante
et sucrée comme un verre de sirop.
— Espérons qu’elle n’est pas empoisonnée, sourit-elle
tandis qu’une goutte glissait le long de sa joue et tombait sur le
col de sa chemise de nuit.
Il n’y avait rien de meilleur qu’un verre d’eau après une
clope, rien de plus naturel et sain. La nuit était le meilleur
moment de la journée quand on était grosse et moche, le
meilleur moment de la vie tout court. Le pire de ses
cauchemars valait mieux que le meilleur de ses jours. Gwen
pensait tout cela pour de vrai. Ce n’était pas une posture
d’adolescente ou un truc pour se donner un genre Suicide
Girls. Sa vie était vraiment difficile à supporter. Est-ce qu’elle
sentit la transformation en s’endormant ? Est-ce qu’elle
éprouva une sensation de bien-être tandis qu’elle s’enfonçait
dans le rêve ? Ce n’est pas certain et elle n’en montra rien.
Parfois, elle se menait d’elle-même jusqu’aux larmes avant
de s’endormir, pour évacuer la peine d’être là, et au bord du
précipice.

Lorsque son portable sonna le lendemain matin, elle n’éprouva


pas la même difficulté que les autres jours à s’extirper du lit.
Elle ressentit, ce qui lui arrivait parfois après plusieurs
semaines de vacances, une sensation de légèreté et de confort.
Ses yeux s’ouvrirent avec facilité. Ils n’étaient pas collés par la
nuit et les cachiffes. La température de son corps était élevée,
mais pas comme lorsqu’elle était fiévreuse ou attendait ses
règles.
Devant la glace, le miracle lui apparut par parties. Son quart
haut et droit était clean. Le bas droit était lisse et dépourvu de
toute trace. Elle recula de quinze centimètres et contempla son
visage immaculé. Le bouton qui pointait hier avait été chassé
et transformé en une minuscule pointe grise, plate et
ronde comme une limande. Son teint était éclatant et
ses cheveux dénoués encadraient ce magnifique visage
en accusant de petits serpentins soyeux de chaque côté. Elle se
passa de l’eau sur les yeux, le front et humecta sa bouche
asséchée par la nuit. Elle appliqua sa main humide sur la base
de la poitrine ensommeillée et frissonna de plaisir. En ôtant sa
chemise de nuit, elle découvrit son corps rafraîchi, son ventre
et ses hanches raffermis par la nuit. Elle n’était pas mince,
mais une sorte de prodige avait eu lieu qui avait comme
compacté son embonpoint, remballé la masse excédentaire
pour la contenir en une enveloppe plus ferme et ajustée à ses
proportions. Elle balaya ce corps nouveau avec les mains,
craintive à l’idée qu’il disparaisse à la première caresse. Mais
rien ne bougea. Elle palpa ses fesses, ses cuisses, fit le tour de
ses genoux d’éléphant désormais planqués intégralement sous
l’os. Dans la glace, Gwen regarda Gwen Lisse, Gwen Belle,
Gwen Glam et Gwen Sexe lui sourire. Il y a des jours où la
vie change, pensa-t-elle. Il y a des jours où la vie gagne à être
connue. Gwen Love. Gwen Bombe.
Elle passa ses vêtements sac informes de la veille et regarda
par la fenêtre la pluie s’écraser sur le toit des voisins. C’était
une pluie lourde et drue, une pluie d’orage qui claque et
réveille ceux qui essaient de dormir. Elle ne pouvait pas savoir
si c’était l’air ou la pluie. Elle ne pouvait rien savoir du tout, ni
comprendre comment et pourquoi les choses s’étaient
produites. Gwen Princesse.
Elle prit le verre vide quelle avait posé sur son bureau et le
reposa sur l’appui de fenêtre afin qu’au soir, il fût de nouveau
empli. Et puis elle descendit l’escalier pour l’école.
TROISIÈME
JOUR
7
LE DÉTECTIVE

L’homme se présenta à la réception de la Clef d’Or vers 11


heures 30. Ce n’était pas le meilleur moment pour déranger le
personnel d’un hôtel-restaurant aussi modeste soit-il. Le
cuisinier, Ana et la jeune serveuse Julie, qui ne travaillait que
les lundis et vendredis midi étaient en train de grignoter en
attendant le début du service. Il y avait de la blanquette de
veau au menu, odorante et généreusement saucée, même si la
viande médiocre avait des qualités élastiques insoupçonnées.
Ana quitta à regret son assiette fumante pour accueillir le
bonhomme à la réception, considérant qu’il s’agissait d’un
client de l’hôtel ou alors d’un mange tôt comme il en arrive
des fois.
Il lui sembla toutefois, alors qu’elle décollait son fauteuil de
la table, que son attitude et sa manière de se tenir n’étaient pas
exactement celles d’un client. C’était un homme plutôt grand,
costaud et âgé d’une cinquantaine d’années avancée. Il avait
de l’estomac, un foutu estomac qui le ballonnait jusqu’à la
base du cou, et le crâne complètement dégarni sur le devant.
Les traits de son visage étaient comme affectés par
un vieillissement prématuré, une sorte d’usure intérieure ou de
fatigue, qui lui donnaient, malgré son teint hâlé, plus que son
âge. L’homme portait une chemise blanche rayée de rose, un
brin démodée, un pantalon de costume noir, avec un manteau
en toile cirée luisant de gras qu’il portait affaissé avec les
mains en poche.
— Bonjour, monsieur, le salua Ana.
— Bonjour, mademoiselle.
Elle n’aimait pas les gens qui l’appelaient mademoiselle.
— Je m’appelle Roch Frassatti, je suis enquêteur privé. Je
ne vous dérange pas ?
Frassati préférait le mot « enquêteur » à celui de «
détective » qui lui donnait, lorsqu’il le prononçait, la gênante
impression de jouer son propre rôle dans un film.
— Nous allons bientôt démarrer le service. Je n’ai
pas beaucoup de temps.
— Je suis à la recherche d’une personne qui est susceptible
d’être passée par ici hier ou avant-hier. Un homme d’à peu
près trente ans, brun, mince et d’allure sportive. Il a les
cheveux courts, voyage en voiture et fait du tourisme dans la
région. Ça vous dit quelque chose ?
— Pas spécialement, mais je n’ai pas particulièrement la
mémoire des visages. Est-ce que vous avez une photo de lui ou
quelque chose ?
Le détective glissa la main dans sa poche intérieure.
— C’est une photo qui date de trois ou quatre ans. Il
s’appelle Denis. Denis Caplan.
— Désolée. Je ne l’ai pas vu. Nous sommes un tout
petit hôtel, vous savez. Il a très bien pu descendre ailleurs.
— Ce n’est pas grave.
— Vous pouvez me dire pourquoi vous le recherchez ?
— Cela m’est difficile, mademoiselle. Je suis tenu au secret
professionnel. Disons que cet homme a emprunté de l’argent à
un ami et oublié de le rembourser. Je vous laisse ma carte.
Appelez-moi si vous le voyez ou s’il prend une chambre ici.
— Vous pensez que cet homme peut être dangereux ?
— Pas le moins du monde. Ne vous inquiétez pas. Mon
client m’a juste demandé de le retrouver pour avoir une petite
explication avec lui.
— J’ai l’impression d’être dans une série télé. C’est la
première fois que je me trouve face à un détective, je veux dire
à un vrai détective.
— Les affaires dont je m’occupe sont bien trop modestes
pour intéresser la télévision, croyez-moi. Ma vie est sans doute
plus ennuyeuse que la vôtre.
— Cela m’étonnerait.
— Je ne voulais pas dire… à cause de vos jambes, excusez-
moi.
— Ce n’est rien. Je vous appellerai… si je le vois.
Sans doute. Je veux dire sans faute.
— Je vous remercie de votre collaboration.

Un bon enquêteur s’attachait toujours à parler comme s’il était


un véritable policier, avec autorité et en considérant ses
interlocuteurs avec un tantinet de supériorité. Cela suscitait
immanquablement un sentiment d’obligation envers lui. En
tant que détective, il n’avait en réalité aucun pouvoir si ce
n’est celui d’interroger les gens qui le voulaient et d’entendre
ce qu’ils avaient à dire. Il eut tout de suite l’intuition
qu’Ana n’avait aucune intention de coopérer avec lui,
voire qu’elle cachait quelque chose. Il considéra le registre des
entrées et des sorties qui était ouvert sur le comptoir et eut une
idée qui lui permettrait d’aller un peu plus loin dans sa
recherche d’une explication.
— Je peux jeter un œil sur votre registre, mademoiselle ?
— Bien sûr.
Il retourna le registre et balaya les entrées récentes avec son
doigt.
— Si je ne fais pas erreur, vous avez accueilli hier
un dénommé… Denis Martin. Pour la nuit. Est-ce que vous
pouvez me dire à quoi il ressemblait ?
— Blond, de petite taille. Un représentant en… elle fit mine
de chercher, eaux gazeuses… euh… vous savez ces nouvelles
machines qui injectent de l’air dans des jus de fruits pour faire
des sodas. Je ne sais pas comment ça s’appelle.
— Je vois ce que c’est. Cet homme était seul ?
— Non, ce monsieur était avec son fils. Ils ont quitté la
chambre vers 9 heures. Je n’ai rien remarqué d’étrange dans
leur comportement, si ce n’est qu’il est plutôt rare que les
représentants soient accompagnés.
— Est-ce quelqu’un qui était déjà venu chez vous avant ?
— Non, je ne pense pas. Il est possible qu’il ait mentionné
être déjà venu chez nous. Je remplace mes parents et je ne suis
pas là tout le temps. Je n’y ai pas prêté attention. Comme je
vous le dis, il s’agissait d’un représentant. Il est probable qu’il
continuera ensuite sa… je ne sais pas comment ils appellent
cela… tournée ?
— Vous avez deux résidents qui sont là depuis quelques
jours, à ce que je vois ? Un dénommé Morhg Behring, arrivé
le 10, et Johann Bonomelli, le 11. Cela fait respectivement
quatre et cinq jours qu’ils sont chez vous. Est-ce que les
personnes que vous recevez restent aussi longtemps
d’habitude ?
— … Je suis désolée, monsieur, mais je vais devoir vous
abandonner. Je dois servir au restaurant. Revenez après 14
heures, si vous avez d’autres questions.
— Ça ira comme ça. Merci pour les renseignements. Tenez.
La carte. Et puis vous m’appelez s’il y a du nouveau. Je suis
joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Bonne journée, monsieur le détective. Et à votre service.

Roch Frassati jeta un œil dans la salle de restauration où il


enregistra la présence d’un homme d’allure nordique, qu’il
imagina être le suédois dont le nom figurait dans le registre. Il
quitta la Clef d’Or quelques minutes seulement après y être
entré. Il se demanda s’il ne valait pas la peine d’attendre la fin
du service et d’interroger le cuisinier sur l’identité de Denis
Martin. La réceptionniste aurait tout aussi bien pu lui mentir. Il
ne la sentait pas tant que ça. Était-ce une anarchiste ou une
écologiste, une gauchiste ou une lesbienne ?
Les handicapés en fauteuil roulant étaient souvent d’un
tempérament contestataire. Il était probable qu’elle ne le
rappellerait pas, même si elle voyait Denis Caplan. Cette fille
n’était pas du côté de l’autorité et de l’ordre, cela se voyait à
son attitude. Il tapa « Denis Martin » sur Google, histoire de
vérifier qu’il n’avait rien manqué d’important. Les
occurrences étaient polluées par des hommes célèbres ou,
disons modérément connus : un cuisinier suisse spécialisé dans
la cuisine moléculaire, le directeur industriel de PSA, un
peintre de seconde zone. Les références aux deux
premiers s’étalaient sur plus de dix pages. Il descendit
jusqu’à l’onglet seize. Rien qui l’intéresse. Il tapa «
Denis Martin représentant » pour affiner sa recherche,
mais l’énorme masse de données de Google ne renvoya rien de
consistant, si ce n’est des hooks automatiques depuis les sites
Linkedin, Facebook et Myjob.
Google avait profondément modifié le travail qu’il exerçait
depuis vingt ans pour le compte de ses amis d’U Salgetu. On
pouvait passer des heures devant l’ordinateur à filer des pistes
de comptes privés en comptes privés. Mais il suffisait souvent
d’altérer un nom ou de mentir sur son identité pour être
indétectable. Les gens pensent que les traces électroniques
fournissent des mouchards en série dans le cadre de
disparitions, de fugues ou d’enlèvements. Ils se font des films
sur la capacité de surveillance des États-Unis et des nations
évoluées. Ce n’est pas le cas du tout. Tout ceci ne sert qu’à
détourner l’attention des véritables enjeux de surveillance.
Nous sommes tous devenus par la magie de la toile des êtres
de fiction, avec de faux noms, pseudonymes ou prénoms
réarrangés, intimité mensongère et autres distorsions.
D’aucuns utilisent des photos truquées pour illustrer leurs
profils ou des têtes étrangères, ce qui, en définitive, induit plus
souvent en erreur que cela n’aide les recherches. Les portables
changent de mains et les interactions entre les gens sont
infiniment plus complexes et difficiles à lire que par le passé.
Que signifie être ami avec quelqu’un ? Est-ce seulement une
indication sur la nature de vos échanges ? Le patronyme de
Denis Martin continuait de l’intriguer évidemment, mais il
n’avait pas les moyens à ce stade de pousser plus loin les
investigations. Un représentant de commerce aurait sans
doute été référencé quelque part pour des raisons
professionnelles. Denis Martin était le patronyme parfait
pour déjouer les recherches ou abriter un homme qui n’existait
pas.
Si tant est qu’il eût été celui qu’il cherchait, il était assez
probable que l’homme ait été loin maintenant et ne revienne
plus dans cet hôtel. Il ne suffisait pas de suivre une trace. Il
fallait la croiser un jour, la rattraper, lui tomber dessus. C’était
ainsi qu’on retrouvait les gens, pas simplement en flairant leur
odeur. Il tapa « Denis Caplan Denis Martin ». Rien. «
Denis Caplan », rien non plus si l’on exceptait une
demie douzaine d’homonymes de Poitiers, Bourges qu’il
put éliminer en raison de leur âge et de leur situation
professionnelle. Le nom était lui aussi courant et imperméable
aux recherches.
Roch Frassati alluma une cigarette. Il fumait depuis le
service militaire qu’il avait effectué au camp Raffalli de Calvi
en compagnie d’Antonio Tomasi, son futur bienfaiteur, et du
jeune frère du célèbre humoriste Tintin Pasqualini. Il s’y était
tellement ennuyé qu’il avait fini par accompagner ses
collègues en pause. D’une chose à une autre, il s’était retrouvé
fumeur, petit consommateur n’excédant jamais les cinq ou six
unités par jour. Mais cette habitude lui était restée. Il achetait
généralement un paquet par semaine et s’y attaquait à
heures fixes : le matin après le café lorsqu’il était en
déplacement, le midi et généralement après le repas du soir. Il
fumait exclusivement à l’air libre, car il ne supportait pas de
fumer assis ou dans un espace fermé.
Roch Frassati s’installa ensuite au volant de sa voiture et se
demanda ce qu’il devait faire maintenant. Depuis qu’il s’était
mis en route pour tenter de retrouver Denis Caplan, il n’était
pas arrivé à grand-chose. Sa seule avancée avait été, par
l’intermédiaire d’un contact chez France Telecom, d’avoir
triangulé son téléphone portable. C’est ainsi qu’il était arrivé
en Touraine. Caplan avait joint son ex-femme Camille et laissé
une empreinte sur son répondeur à deux reprises ces dernières
vingt-quatre heures. Les deux portables avaient rebondi sur la
même antenne relais comme si leurs porteurs voyageaient
ensemble. Il était possible que les Caplan aient amorcé de
grandes retrouvailles et qu’ils soient donc accompagnés de
leur jeune fils. Frassati avait tapé aux portes de cinq ou
six hôtels situés sur les bords de Loire depuis le début de la
matinée, mais n’avait pas avancé d’un poil, ni senti vibrer son
sixième sens avant le bref échange qu’il avait eu avec la
réceptionniste de la Clef d’Or.
Comme il n’avait rien de mieux à faire, il décida de faire
son rapport au Cardinal. C’était ainsi que se faisait appeler le
secrétaire particulier de Maurice Tomasi avec lequel il traitait
toutes les affaires que son ami d’enfance voulait bien lui
confier. Il consulta dans son portefeuille la liste des portables
qu’on lui avait remis avec le dossier Caplan et sur lesquels il
devait enregistrer ses rapports. Le cardinal était un homme
méticuleux à l’extrême qui changeait de numéro toutes les
deux semaines. Avec chaque affaire, il remettait une petite
carte à Roch lui indiquant à quel endroit il pouvait être joint.
Frassati tomba sur le répondeur. Il enregistra un message
succinct dans lequel il précisa juste qu’il poursuivait sa route
et puis raccrocha. Il ne se demandait plus si le cardinal
transmettait ensuite ce qu’il lui racontait à Tomasi. Il était
persuadé que non et que ce qu’on lui confiait n’avait aucune
espèce d’intérêt.

Tomasi et Frassati avaient grandi ensemble sur les hauteurs


d’U Salgetu, un bled magnifique et paumé de Haute Corse.
Tomasi venait de Vicinatu, mais les deux hommes avaient
rapidement sympathisé, à l’école communale d’abord, puis
lorsqu’ils s’étaient retrouvés au début de l’âge adulte pour le
service militaire. À l’époque de leur jeunesse, leur village
natal, même s’il était un peu moins dépeuplé qu’aujourd’hui,
ne dépassait pas les cent-vingt habitants, ce qui faisait que les
jeunes du même âge étaient non seulement obligés de se
connaître, mais aussi condamnés à s’entendre et à cohabiter
s’ils ne voulaient pas mourir d’ennui ou affronter les jeunes
des autres villages en rangs dispersés. Roch Frassati n’était pas
le dernier pour le coup de poing et avait à de nombreuses
reprises sauvé la mise à son compère.
Après l’armée, Tomasi avait mené une carrière éclair auprès
de la famille Rinaldi, à laquelle il était apparenté, avant de
prendre son autonomie. Il avait obtenu quelques concessions
commerciales qui lui avaient assuré une assise et une
réputation flatteuse au-delà des limites de la Casaluna, avant
de devenir l’un des pivots du groupe qu’on appela plus tard la
Brise de mer. Frassati avait, quant à lui, choisi de partir pour
le continent où il s’était marié et avait intégré la gendarmerie
après des études de droit. Comme cela arrive assez souvent en
Corse, les deux hommes s’étaient retrouvés d’un côté et de
l’autre de la barrière. Tomasi était devenu riche, comme on le
devient au pays, tandis que Frassati avait pour ainsi dire fait du
surplace pendant une bonne quinzaine d’années.
Chaque retour au pays était pour Frassati l’occasion de
constater que l’écart se creusait entre lui et son ami. Tomasi
habitait une superbe maison sur les hauteurs de Ponte Leccia,
depuis laquelle on pouvait voir le coucher de soleil l’été
jusqu’à plus de 23 heures. Il n’en sortait plus qu’accompagné
de porte-flingues qui étaient le plus souvent des jeunes des
familles alentour, avec les pères desquels ils avaient grandi
tous les deux. Frassati avait divorcé, sombré dans l’alcool et
s’était fait virer de la gendarmerie pour une histoire qui n’est
pas bonne à raconter. Lors d’un de ses retours au village où il
passait chaque été, il croisa de nouveau la route de Maurice
qui l’invita à lui rendre visite avant son départ pour Marseille.
Plus de vingt ans après, Roch Frassati se souvenait
parfaitement de ce jour-là. C’était la dernière fois qu’il s’était
entretenu avec Tomasi en tête à tête, ce qui signifiait,
paradoxalement, que le Parrain tenait beaucoup à lui. Maurice
l’avait reçu dans son bureau qui donnait sur une belle terrasse,
prolongée par une piscine magnifique. Il était en short et
portait une chemise colorée avec de larges auréoles sous les
bras. Autour d’eux, il y avait, comme dans les films de
genre, trois types avec des mines patibulaires, des cheveux
ras et des flingues glissés dans l’élastique de leurs shorts de
plage. Maurice leur avait demandé de sortir quand Roch était
entré. Il était allé à sa rencontre et l’avait embrassé et serré
dans les bras chaleureusement.
— Tu es en train de t’égarer sévère, lui avait dit Maurice.
Roch, tu sais que je suis ton ami. Tu déconnes à pleins tubes
depuis que ta femme est partie.
Roch avait baissé les yeux. Depuis qu’ils se connaissaient,
ils se parlaient de cette façon. Maurice Tomasi avait toujours
eu sur lui une forme d’autorité qu’il n’expliquait pas, une
forme de supériorité naturelle qui tenait à son regard, à sa
vivacité d’esprit, à son style.
— Je vais te tendre la main, Roch. Tu n’es plus gendarme,
n’est-ce pas ?
— Non, avait répondu Roch.
— Voilà la bonne chose. Hé bien, je vais te tendre la main.
Tu sais que j ai une dette envers toi. Une dette que je ne
pourrai jamais rembourser. Nous sommes amis et cela compte
beaucoup plus que tout le reste, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est sûr.
— Je vais faire quelque chose pour toi. Et nous allons
travailler ensemble. Tu vas remonter la pente, je te le jure. Je
n’aime pas te voir dans cet état, tu comprends. Je n’aime pas
voir mes amis qui vont mal. Tu es d’accord ?
— Je te remercie. Mais je ne crois pas que je sois fait pour
les affaires, Maurice. Je n’ai jamais voulu de cette vie-là. Et tu
le sais.
— Je te respecte pour ça, Roch. Nos chemins ont été
différents, mais j’ai toujours eu beaucoup de respect pour toi.
Je ne te parle pas d’affaires, mais de petits services que tu
pourrais me rendre. Je te promets que je ne te demanderai rien
qui risquerait de te faire dévier de ton chemin, vieux frère.
Comment va ta mère ?
— Ça va. La tienne ?
— Le prisuttu lui donne la jeunesse éternelle.
— Tu te portes bien toi aussi ? Tu ressembles à
un gentleman.
— Je fais aller. Je fais aller, mais le veau a la chair bien
rose. Je n’y résiste pas. Ce n’est pas facile de s’entretenir avec
la vie que je mène. Tu sais, je ne sors presque plus de la
maison.
— Tu as la piscine.
— Je ne sais même pas nager.
Quelques jours plus tard, alors qu’il séjournait toujours
chez sa mère, Roch Frassati avait reçu un appel du Cardinal,
dont il ignorait jusqu’à aujourd’hui la véritable identité. Il lui
avait expliqué ce que Maurice Tomasi attendait de lui.
— Vous allez demander un agrément de détective privé et
vous travaillerez pour nous sur le continent. Maurice m’a dit
que vous souhaitiez rester dans le droit chemin. Vous ne
travaillerez que sur de petits dossiers, des recherches
documentaires, des investigations qui se situent à la périphérie
de nos affaires habituelles. Comme dans toutes les entreprises
de taille importante, nous avons du travail pour toute la famille
et adapté aux compétences de chacun. Maurice m’a dit que
vous êtes l’un de ses plus anciens amis. Il m’a demandé de
vous traiter comme un frère.
— Vous n’êtes pas Corse, n’est-ce pas ?
— Non. Je vous verserai deux mille euros par mois. Ça
vous va ? Maurice m’a demandé de ne pas attirer l’attention
sur vous. Vous comprenez ?
— Je comprends. Vous le remercierez.
— Il m’a demandé de ne pas lui transmettre
vos remerciements lorsque vous les formuleriez…

Le Cardinal avait un accent de l’Est. Roch avait toujours pensé


qu’il était russe, mais il n’en avait jamais eu la certitude. Il ne
l’avait jamais rencontré. C’est ainsi que Roch Frassati avait
commencé à travailler pour Maurice Tomasi et le Cardinal.
Pour le protéger, celui-ci ne lui donnait jamais aucune
instruction en direct. Il ne l’appelait jamais, ne le voyait jamais
en dehors des manifestations publiques où ils pouvaient se
croiser l’été, lorsque Roch rentrait au pays. Frassati recevait
ses consignes par la poste puis par mail. Il faisait ses rapports
au Cardinal. Les services qu’il rendait à Tomasi relevaient à
peu de choses près de l’emploi fictif tant ils étaient
insignifiants et sans intérêt. Il rassemblait des renseignements
sur des personnes que désignait le Cardinal. Il faisait des
filatures pour le compte des Tomasi. Il suivait des couples
dans leurs escapades. Plus rarement, on l’envoyait demander
des comptes à des types qui avaient pris quelques libertés avec
le droit du travail ou la loyauté à leur employeur, mais cela
n’allait jamais bien loin. Frassati jouait à l’usurier,
sermonnait les cibles, mais n’avait jamais en vingt ans usé
d’aucune forme de violence significative. En échange de ses
menus services, il recevait chaque mois de quoi vivre sur
son compte en banque. Par principe, il s’acquittait toujours de
ce qu’on lui demandait avec le plus grand zèle et la plus
grande précision, même s’il se doutait bien que le traitement
qu’il recevait de la part de Maurice Tomasi s’apparentait plus
à de la charité qu’à autre chose.
Avec le temps, Frassati avait réussi à diversifier un peu sa
clientèle, histoire de se donner un semblant d’autonomie.
Deux ou trois clients le repéraient dans les pages jaunes et
l’engageaient, à chaque fois pour suivre leurs conjoints. Mais
l’essentiel de son travail consistait à attendre les instructions
du Cardinal qui arrivaient toujours en milieu de mois.
Roch accusait réception de la mission, rendait ensuite
compte par téléphone tous les deux ou trois jours
avant d’envoyer un rapport final à l’échéance. Il ne
s’intéressait pas aux suites qui étaient données à ses rapports.
Après son divorce et malgré les efforts de Tomasi, la vie de
Roch Frassati ne se recomposa jamais tout à fait. Il
connut d’autres femmes, mais n’osa plus s’y arrêter. Il
semblait avoir perdu le goût des choses. Pour un Corse, Roch
ressemblait à un lac par temps calme plutôt qu’à un torrent de
montagne. Sa surface était lisse et rarement troublée par quoi
que ce soit. Les gens et les femmes en particulier détestaient la
tiédeur, le calme, la pondération permanentes qu’il affichait en
toutes circonstances. Elles finissaient par le trouver
insupportable et les choses se défaisaient comme elles
s’étaient nouées. Roch Frassati était un personnage terne et
que personne ne remarquait, ce qui dans l’exercice du métier
d’enquêteur était une qualité plus qu’un défaut. Il faisait le
boulot et semblait n’avoir pas de vie en dehors. Sa seule
mission était de remplir sa part du contrat qui lui avait sauvé la
vie.
Il n’est pas certain qu’il n’ait jamais vraiment aimé ou détesté
quelqu’un ou quelque chose. Il n’avait rien contre lire un livre
de science-fiction, se rendre au cinéma ou au spectacle, faire
du bricolage, partir en voyage, mais il pouvait tout aussi bien
s’en passer et rester là à attendre que la vie s’écoule. Il n’était
pas d’un tempérament rêveur ou contemplatif, juste creux
et désintéressé, sans que cela soit péjoratif. Il vaut mieux
ne pas marquer beaucoup d’intérêt pour les personnes ou les
choses, plutôt que d’être déçu par elles. C’était plus ou moins
sa philosophie.
Au bord de la Loire, où il se promenait maintenant, Roch
balayait les hypothèses de manière méthodique et répétait les
questions qu’il s’était mis à poser, depuis une journée
maintenant, aux hôteliers et aux passants. Était-ce si important
pour lui de retrouver le type qu’on lui avait demandé de
retrouver ? Et à quoi est-ce que cela l’avancerait ?

La semaine précédente, il avait écrit à Maurice Tomasi pour


lui dire qu’il allait s’arrêter là, qu’il renonçait à son salaire.
Dans quelques mois maintenant, Roch Frassati fêterait ses
soixante ans. Il voulait prendre sa retraite et rester chez lui au
calme, dans la maison qu’il avait héritée de sa mère, près de la
rivière, et qu’il retapait soigneusement chaque fois qu’il
retournait en Corse. Il s’y ennuierait sûrement, mais il en avait
soupé de la vie sur le continent et du boulot, de l’air
irrespirable et des hommes en général. Roch Frassati
voulait juste mourir d’ennui et retrouver l’état de
béatitude insulaire qu’il avait connu enfant. Il voulait juste
profiter du climat, s’étendre sous un olivier et entendre chanter
le vent sous les saules. Il voulait écouter des chansons
traditionnelles, se couper des tranches de jambon au petit
déjeuner et faire comme s’il n’était jamais parti. C’était à la
fois un rêve impossible, mais le seul qui lui restait en stock.

Indécis comme toujours, il était sorti de la voiture après y être


entré et arpentait le bord des quais pour y trouver une
indication et envisager la suite des opérations. Il passa sous la
salle d’été de la Clef d’Or et descendit le chemin pentu qui
allait vers le fleuve. Les eaux de la Loire étaient pareilles à lui,
grises et ternes, silencieuses dans leur cours régulier, mais pas
dénuées de perturbations. Il s’assit sur le bord du quai où
les marins amarraient les barges qui faisaient parfois étape à
Bréhémont pour le déjeuner. Devait-il attendre la fin du
service et réinterroger la jeune réceptionniste ? Roch se
moucha bruyamment et tenta de dégager son nez qui, depuis
qu’il avait quitté le continent, était allé d’allergies en allergies.
À U Salgetu, l’air est pur et frais. On raconte que le soleil s’y
plait tellement qu’il ne veut plus en repartir. Da U Salgetu, u
sole un ne partepiu, répéta-t-il.
La vie d’aujourd’hui déversait des tas de saloperies dans
nos organismes qui peu à peu entraînaient sa mutation
biologique. La pollution, le nucléaire, les produits chimiques,
l’alimentation : tout conduisait notre corps à ne plus
fonctionner comme une carapace ou un asile pour nos
émotions, mais à se changer en une sorte d’immense filtre
imparfait et dont les défenses s’étiolaient peu à peu.
— Je devrais peut-être rentrer à la maison, se dit-il à haute
voix. Tout cela ne serait pas arrivé si j’étais resté sur l’île. Il
répéta le mot « maison » deux fois en pointant le cours d’eau
du petit doigt. Maison. E.T. Retourner maison.
Il sourit de sa propre blague. Ce n’était pas du grand
humour, mais il était la seule personne depuis longtemps qui
parvenait à se faire rire.
Le long de la Loire, il s’arrêta auprès d’un pêcheur.
— Ça mord ? demanda-t-il mécaniquement.
— Pas plus que ça, répondit l’autre. J’ai pris deux
petits chevaines depuis ce matin. Il y a eu des jours meilleurs.
Le gars remonta la canne dont l’appât, un ver, avait été
bouffé aux deux tiers et remuait fébrilement au bout de la
ligne.
— J’aurais cru que vous pêchiez plus gros, remarqua Roch.
J’avais l’idée que ce qu’il y a de mieux ici c’est d’y aller au
devon et puis à l’asticot, histoire de ne pas faire de quartier.
— Vous vous y connaissez ?
— J’ai fait quelques concours.
— Quel genre de concours ? demanda le gars intéressé.
— Genre championnat du monde.
— Ah ouais.
Le pêcheur n’embraya pas. Peut-être est-ce qu’il n’osait
pas. Roch n’avait jamais pêché. Comme dans d’autres
domaines, il avait lu des revues pour acquérir le vocabulaire
propre à l’activité et faire illusion lorsqu’il échangeait avec des
gens calés. Plus de 10 % de la population adulte pêche de
manière occasionnelle. Partager un loisir avec quelqu’un est
une porte ouverte sur ce que ce quelqu’un sait. Le réflexe est
idiot, mais il est plus simple de parler de votre compte en
banque ou de vos problèmes de couple à quelqu’un qui joue à
la pétanque ou aux échecs comme vous. L’une des faiblesses
de la psychologie humaine, c’est qu’elle ne cloisonne pas
parfaitement les sphères d’empathie. La majorité des
travaux d’enquête reposent sur cette lacune biologique. Il
suffit d’aborder une personne par ce qu’elle a de plus incongru
et parfois de plus éloigné de ce qu’on veut savoir pour s’en
approcher.
Frassati s’était entraîné, pendant toutes ses années
d’activités, à acquérir des connaissances approfondies sur les
loisirs préférés des Français afin de gagner la confiance de ses
interlocuteurs. Il s’était avalé la totalité des séries télévisées
qui passaient sur les chaînes hertziennes depuis qu’il avait lu
que 15 % des Français les plébiscitaient. Il avait lu des livres
de cuisine (11,6 %), des guides de voyage (14 %), loué des
DVDs (25 %) et même acheté un appareil photo (19 %). Le
plus dur pour lui avait été de se tenir au courant des résultats
du championnat de France de football, d’ouvrir un compte
twitter et de faire semblant de s’intéresser à la décoration
intérieure. Les centres d’intérêt des gens moyens reflétaient,
en même temps que leur appartenance sociale, une forme
d’appauvrissement généralisé de la civilisation. Pour un
enquêteur vieillissant comme Frassati, parvenir à garder le
contact avec une société aussi médiocre demandait des efforts
formidables.
Aussi n’était-il pas déçu le moins du monde de passer à
autre chose et de revenir aux sources d’une bêtise qui, à
défaut d’être inférieure à celle des autres peuplades de
France, ne leur avait été imposée par personne. La Corse
cultivait sa propre connerie et était, du moins là où il
vivrait, imperméable aux modes et aux divertissements de
pacotille. La pêche n’était sans doute pas le pire des
hobbies, mais il avait été surpris de découvrir qu’on put s’y
engager avec la même ardeur technicienne que s’il
s’était s’agit d’aéronautique ou d’astronomie.
— Vous n’avez pas vu un gars avec un gamin qui quittait
l’hôtel en face ? Dans la matinée…, demanda-t-il au pêcheur.
— Si, pourquoi ?
— De quoi ils avaient l’air ?
— D’un gars avec son gamin. Je les ai vus monter dans leur
voiture. Le gars a ouvert la fenêtre et j’ai juste noté qu’il
mettait la musique un peu fort. Du classique, mais assez
bruyant. Je me suis fait la réflexion. On n’aime pas trop les
gens qui font du bruit avec leur autoradio par ici. Et puis le
type a refermé sa fenêtre.
— Comment était le gamin ?
— Cinq ou six ans. Il suivait comme on suit à cet âge-là.
— Il avait l’air content ?
— Le gamin ?
— Oui.
— Normal. Je ne dirais pas qu’il boudait ou autre chose. Il
est juste monté dans la voiture. Une Peugeot grise, 307. Je
vous le dis à coup sûr, je travaille dans l’automobile. Et ils
sont partis du côté de Saumur.
— Saumur ?
— Dans le sens du courant, je veux dire.
— Est-ce que le type ressemblait à ça ?
Roch tendit la photo de Denis Caplan au pêcheur qui réagit
immédiatement.
— Je dirais bien que c’est ce gars-là. Mais votre photo date
un peu. Le gars que j’ai vu a quelques heures de vol en plus et
a pris un peu de gras.
— Il y a une boutique de pêche ici ?
— Du côté de Langeais.
— Si j’étais vous, je commanderais une cuillère MEPSS
Aglia(ii). C’est un modèle ultraléger qui devrait vous aider. Le
fabricant a sorti une collection vintage il y a quelques mois qui
n’est pas mal du tout.
— Merci du conseil, l’ami.
— Merci à vous.
Le principe d’une enquête est de récupérer des informations
qui ne servent à rien en espérant qu’elles vous mettront sur la
voie. Roch Frassati salua le pêcheur et grimpa l’escalier
jusqu’à la route. Il n’avait pas vraiment de piste, ni d’idée pour
continuer, ce qui pouvait signifier justement qu’il n’y avait
aucune raison d’abandonner.
Alors qu’il s’apprêtait à remonter en voiture, il reçut sur la
joue droite ce qu’il prit pour une goutte de pluie, mais qui
pouvait tout aussi bien être un pipi d’oiseau. Il s’essuya du
bout des doigts et leva les yeux au ciel pour chercher un
coupable. Roch Frassati remarqua l’étrange nuage bleu qui
flottait au-dessus de la Loire. Ses contours étaient souples et
soyeux. Sa silhouette de nuage imposante se détachait par sa
couleur singulière du commun des autres perturbations qui
occupaient le ciel. Frassati examina le nuage, sa forme, ses
volumes et se demanda d’où pouvait lui venir cette couleur
électrique. Y avait-il de l’orage dans l’air ?
Faute de meilleure idée, il décida de remonter le cours de la
Loire en direction de Tours.
8
PÈRE & FILS

Au troisième jour, Denis fut pris d’un doute. Il se demanda ce


qu’il cherchait au juste dans cette fuite en avant et s’il y avait
une possibilité que son expédition admette un terme véritable,
par-delà le fait de partager du temps avec son fils.
Qu’adviendrait-il de leur fugue ? Est-ce qu’ils pourraient
vraiment repartir à zéro ? Denis avait pensé remonter le cours
de la Loire et s’établir à proximité de sa source. Il lui restait
trois valises d’électrothérapie à écouler dont il pouvait espérer
tirer mille euros chacune, en abusant de la crédulité des gens,
mais il n’irait pas bien loin avec ça. Il lui faudrait
sûrement retravailler, louer quelque chose de bon marché afin
de vraiment profiter de la vie. Il avait été certain quand il était
parti du Mans qu’il s’agissait de la meilleure solution possible
pour eux deux maintenant que Camille…
Cela lui paraissait moins sûr aujourd’hui ou du moins plus
difficile à mettre en œuvre. La France n’est pas un pays où
l’on peut facilement se perdre. Les deuxièmes chances s’y
présentent rarement.
La possibilité qu’on les recherche lui traversa l’esprit. Celle
d’une possible catastrophe nucléaire également, même s’il n’y
attacha pas la même importance. La confusion qu’entraînerait
un désastre touchant le pays entier pourrait servir ses plans,
mais celui-ci était-il aussi imminent qu’il l’avait pensé ? Il
était plus probable que la radioactivité noire altère les choses
sur des générations et non de manière instantanée. Le
monde continuerait à tourner entre la crise économique et
le désespoir de l’époque, pendant plusieurs décennies.
Il réfléchit encore à la question en prenant sa douche et par
la suite au moment de quitter l’hôtel, sans trouver de réponse
satisfaisante.
Pourquoi Copland n’avait-il pas composé de musique pour
les morts ? Pourquoi n’avait-il jamais été véritablement sujet à
la mélancolie et au désespoir comme d’autres auteurs ? Sa
musique n’était pas dénuée de tristesse, mais elle finissait
toujours par retrouver des tours lumineux. Copland avait
rarement vécu seul. Il avait toujours aimé quelqu’un. Était-ce
ce qui lui servait de bouée de sauvetage et l’empêchait de
célébrer le seul état que commandait une analyse lucide de la
nature humaine, le pessimisme ?

Sa nuit avec Ana, elle-même, l’interrogeait. Lorsqu’il avait


réglé la note et déposé à l’accueil les clés de la chambre, la
jeune femme ne lui avait manifesté aucune attention
particulière, si bien qu’il se demanda si ce qu’il avait imaginé
avoir été la soirée précédente avait bien eu lieu.
L’enthousiasme manifesté, dès le réveil, par Ian, à qui la nuit
avait bien profité, relégua assez vite la question à l’arrière-
plan. Le gamin avait le sourire et débordait d’énergie. Il
grimpa, à peine levé, sur le ventre de Denis et l’invita à le
ceinturer et à le retourner comme une crêpe, dans ce qui
ressembla vite à une partie de catch. Denis le repoussait de
toutes ses forces. Le gamin se redressait, tombait à l’arrière et
rebondissait à plat sur le lit qui tremblait. Il se projetait
ensuite en avant et s’enchâssait dans les bras amortisseurs
de son père. Roulant sur le côté, il exécuta une série
de roulades qui manquèrent l’expédier à deux reprises tête la
première contre le rebord du lit. En représailles, son père le
captura et l’immobilisa en le plaquant au sol. Denis fut
impressionné par la force qui se dégageait de l’enfant, par son
poids et l’impression de densité qu’il renvoyait malgré son
jeune âge.
— Qu’est-ce que tu veux faire aujourd’hui ? lui demanda
Denis en le libérant.
— Me battre à mort, sale tamanoir, répondit le gamin en
retombant lourdement sur lui et en rigolant de toutes ses dents.
Il lui manquait deux dents sur la mâchoire inférieure qu’il
avait perdues dans un accident de trottinette.
— Je me rends… je me rends…
La journée serait joyeuse. Elle ferait partie des jours
heureux. La première chose que fit Ian en sortant fut de
vérifier où en était le nuage bleu.
— Tu le vois ? demanda-t-il à son père.
— Là, dit Denis. Regarde, derrière cet autre nuage en forme
de cheval. C’est lui, n’est-ce pas ?
— Est-ce que tu vas finir par bouger, sale nuage, rigola Ian.
Qu’est-ce qui se passera s’il ne bouge jamais d’ici ?
— Hé bien…
— On restera ici toujours…
— Peut-être.
— Ouais, ouais. On reste ici toujours. On dirait qu’il est
plus petit qu’hier, remarqua Ian. Il a peut-être plu sur des gens.
Ils seront bleus dans ce cas.
Ian adorait ces exercices de spéculation. Ces « et si… ? »
émaillaient gaiement leurs conversations, permettant au gamin
de balayer une multitude d’hypothèses sur le cours de sa
propre vie. La plupart du temps, il s’agissait de déterminer si
quelque chose allait s’interrompre ou au contraire d’imaginer
ce qui se passerait si la situation dont on causait durait
éternellement. Est-ce que si le nuage avalait tous les autres, les
autres seraient aussi bleus que lui ? Est-ce qu’il pleuvrait
encore ? Est-ce qui si je ne revoyais plus jamais maman, elle
me reconnaîtrait quand même ? Est-ce que si je devenais
grand d’un coup, je pourrais conduire la voiture ? Denis
n’avait pas d’autre envie pour le moment que de prendre du
bon temps avec son fils.
— Est-ce que tu sais nager ? il lui demanda.
— Comme un dauphin.
— Ça te dirait qu’on aille à la piscine ? Et puis après on
visitera un château.
— Et le nuage ?
— Oh, le nuage, il peut bien attendre une heure ou deux
encore.
Ils passèrent une heure à s’éclabousser et à plonger à la
piscine municipale qui était située au Parc des Loisirs. C’était
une piscine vieillotte comparée aux parcs aquatiques qui
tendaient de plus en plus à remplacer les piscines
traditionnelles. Elle ne disposait que de deux bassins, un petit
bain où Ian et son père passèrent l’essentiel de leur temps et un
bassin de nage de vingt-cinq mètres, où Denis réussit tout de
même à placer quelques longueurs de dos crawlé. À
l’entrée, ils avaient pu acheter sans mal des slips de bains et
des bonnets dans un distributeur qui proposait également des
barres chocolatées et de céréales. L’époque offrait tout de
même cette facilité d’avoir pensé toutes les situations
commerciales imaginables. Il viendrait un temps, pensa Denis,
un temps si proche maintenant que son évocation lui brûlait les
yeux, il viendrait un temps où les hommes se souviendraient
des années 2010 comme d’un point de retournement de la
civilisation, une sorte d’âge d’or de l’ère matérielle, celle
où toutes les interactions sociales étaient pensées autour de la
satisfaction de notre appétit de marchandises. Les distributeurs
automatiques en étaient la meilleure illustration. Ils s’étaient
garnis, avec le temps, de choses de plus en plus dispensables et
diversifiées, si bien qu’on pouvait aujourd’hui y acheter
n’importe quoi. Les distributeurs semblaient se remplir seuls et
précéder la formulation de nos besoins. On distribuait des
biftecks et du jambon devant les boucheries, des clams et du
haddock à la poissonnerie, du pain et des croissants chauds
chez le boulanger, des préservatifs, de la pommade et de
l’aspirine à la pharmacie, et tout ceci vingt-quatre heures sur
vingt-quatre. C’était d’une ingéniosité exemplaire et un signe
d’attention du marchand au client qui aurait mérité une
véritable émotion, si, par principe, nous n’avions pas été
pourris par des décennies d’abondance. D’un autre côté, que
fallait-il penser exactement d’une société qui mettait toute son
intelligence à l’œuvre pour que chacun puisse acheter des
mini-saucissons à n’importe quelle heure du jour et de la nuit
? L’interruption de la vente de ces biens de première nécessité
comme celle des réseaux de téléphonie, pendant plus de cinq
minutes, serait de nature à plonger l’homme moderne dans
le plus grand désarroi. Le distributeur de la piscine proposait
des pinces à épiler, des pinces à ongles, des pierres ponces, des
pansements, des préservatifs, de petits Babybel et même des
mignonnettes de Ricard pour ceux qui souhaitaient prendre
l’apéritif après l’exercice.
Ian ne nageait au final pas si bien que ça. Il ne nageait pas
du tout même, se contentant de flotter et d’avancer comme le
font les petits chiens, en battant l’eau avec les mains devant
lui. Denis avait appris à nager avec son grand-père à l’âge de
cinq ans. C’était une époque où l’on avait encore des grands-
parents et où ils habitaient à quelques encablures de la maison.
La génération suivante s’était dispersée et avait enterré
les relations familiales pour des impératifs professionnels, en
raison de séparations précoces et d’une farouche volonté
d’autonomie. Les grands-pères s’étaient retrouvés à des
centaines de kilomètres de distance, ne voyant leurs petits
enfants que lors de courtes escales ou des fêtes de famille. Les
grands-pères n’avaient plus appris aux enfants à nager, à lire
ou à faire du vélo. Tout ceci avait été relégué dans le misérable
et étouffant creuset qu’était la cellule familiale.
Denis avait appris à nager avec son grand-père. Il se
souvenait des matinées passées à barboter dans une piscine
municipale semblable à celle de Langeais. Deux bassins là
aussi et ce tropisme qu’il avait à rejoindre le grand bain alors
qu’il ne maîtrisait pas les rudiments du sport. Son grand-père
le guidait sur une grande bouée noire qui occupait le centre du
bassin et gênait les nageurs enlignés. La bouée se déplaçait au
gré de leurs mouvements, de leurs sauts et de leur gymkhana.
Le grand-père de Denis était gros et ventripotent. Il était aussi
musclé et drôlement fort. Il ne buvait jamais avant d’aller à la
piscine et se présentait ainsi sous un jour joyeux et frais. Ses
dents étaient immenses lorsqu’il souriait. Denis se souvenait
des fois où son grand-père le jetait à l’eau et où il coulait en
passant quelques secondes sous la chambre à air. La
bouée l’empêchait de remonter et lui donnait l’impression
de se noyer. Son grand-père l’empoignait alors aux épaules et
le tirait hors de l’eau. Il lui donnait des tapes amicales dans le
dos comme s’il le ranimait. Pourquoi avait-on fait disparaître
les grands-pères ? Les piscines sont si grandes de nos jours
avec leurs espaces détentes et leurs salles de musculation
adjacentes. On ne s’y retrouve plus. Il y a des toboggans et des
bassins à bulles. Il est presque devenu impossible de nager en
ligne droite sans adhérer à un club.
Ian ne nageait pas, mais n’était pas craintif. Il s’enhardit au
fil des minutes et accepta finalement de sauter du plongeoir de
trois mètres en tenant la main de son père.
— Nous sommes les plongeurs d’Acapulco, cria Denis.
— De quoi ?
— C’est une ville au Mexique. De jeunes gars s’y jettent
depuis une falaise haute de cent mètres pour plonger dans la
mer.
— Les plongeurs d’Apouco !
Et Ian s’élança en tenant son père par la main pour un saut
de deux secondes dans le vide. Lorsqu’il émergea, son père le
serrait dans ses bras et le portait en dehors de l’eau comme on
porte un trophée ou un flambeau. La sensation était nouvelle,
de voler au bout des bras de son père et de sentir la force qui
s’en dégageait. Denis regardait ses propres doigts soutenir
les mollets, fins et pourtant déjà forts, de son fils. Il plia les
bras et propulsa Ian encore plus loin qui cria à la remontée et
expulsa de l’eau par les oreilles.
— J’ai bu la tasse, dit le gamin en toussant.
Dans le petit bain, ils dégottèrent un ballon de la taille d’un
ballon de handball et se mirent à improviser un jeu. Denis était
tireur d’élite et Ian gardien-araignée. Ils disposèrent des plots à
deux mètres de distance et se lancèrent la balle de mains à
mains ou en rebonds ricochets à la surface de l’eau. Autour
d’eux, d’autres enfants et d’autres pères partageaient les
mêmes jeux tandis que des personnes âgées barbotaient avec
des planches et des flotteurs en râlant quand on les
éclaboussait. Denis faisait des sauts de cabri avant d’expédier
la balle selon des mouvements qu’il baptisait de noms
spectaculaires comme la « balle fusée », la « perforante » ou
encore la « supervrille ». Ian ripostait par la « défonceuse »,
la « magie noire » ou la « balle looping » qui était une balle
tournoyante et qui vous retombait dessus comme un martin-
pêcheur en piqué. La liste des noms folkloriques qui
accompagnaient leurs lancers était plus longue et poétique
que la carte d’une mauvaise pizzeria.
Au bout d’une heure, ils remontèrent d’un commun accord
pour ne pas prendre froid. Régulièrement, Denis devait se
cacher pour éternuer et moucher dans le creux de ses mains
quelques millilitres du liquide jaunâtre et puant qui s’échappait
continuellement de son nez. Il le dispersait dans l’eau, où il
flottait en suspension pendant quelques secondes, comme un
lombric. Les piscines modernes étaient équipées de réactifs qui
changeaient de couleur lorsqu’un baigneur pissait dans l’eau.
Il ne savait pas si ces précipités étaient opérants dans cette
piscine municipale. Il n’y avait rien à sa connaissance qui
réagissait à la dispersion de morve radioactive.
Dans les vestiaires, Denis aida Ian à se rhabiller et pu voir
en quoi leurs morphologies se ressemblaient. Ian avait, comme
lui, un buste assez long et des jambes solides. Il avait, sans
qu’il ait eu l’occasion de le développer encore, un torse large
et des épaules carrées.
Il n’éprouvait pas de satisfaction particulière à avoir
transmis son corps à son fils. Il n’avait plus la mémoire des
services que celui-ci lui avait rendus. Comme la plupart des
hommes, Denis n’avait gardé ni la mémoire de son corps, ni
l’histoire de ses formes. Il n’avait plus le souvenir de sa
constitution d’enfant, ni de ses différents états entre l’âge
adolescent et l’âge adulte. Plus jeune, il portait des tee-shirts
de forme saharienne, avec un col rond et trois boutons qu’il
ouvrait largement sur le torse. Il les enlevait en les roulant en
boule dans une recherche d’effet dramatique. Son corps
était alors à la fois fin et ferme, souple et musclé. C’était
son corps mythique, celui qui alimentait l’image mentale qu’il
avait de lui-même, un corps qu’il avait photographié pour
l’éternité et qu’il convoquait lorsqu’il doutait et avait besoin
de réconfort. Avec les années, ce corps-là avait été remplacé
par quelque chose de moins maniable et de plus… cylindrique.
Denis était sauvé de l’embonpoint par sa taille, mais ses fesses
avaient perdu de leur tonus et de leur dignité. Son ventre était
à peu près plat, mais il avait désormais les flancs protégés
par d’affreux demi-boudins de porte en chair de cochon. Ses
pectoraux avaient fané et ressemblaient à de petits seins
difformes et pendants. Un poil de son pubis sur quatre était
blanc. Denis effectuait depuis quatre ans des exercices
d’entretien : des pompes et des abdominaux. Il essayait de ne
pas manger trop de saloperies, de chips et de sucreries. Mais il
choisissait maintenant les polos traditionnels plutôt que les
maillots à col rond. Personne ne gardait de souvenir de son
corps d’enfant.
Il n’y avait qu’en regardant ses propres enfants qu’on
pouvait s’en faire une idée.
— Tu n’as pas froid ? demanda-t-il à Ian.
— Non.
— Allons-y, alors.
Le gamin n’avait plus parlé d’appeler sa mère depuis le
matin. C’était une petite victoire pour Denis même s’il savait
que l’idée lui reviendrait. Il supposait que Camille avait dû,
lorsqu’elle lui avait enlevé son fils, passer par ce genre
d’étapes pour l’effacer progressivement de sa mémoire. Ian
n’avait gardé aucun souvenir de lui, aucune sensation de sa
présence historique. Les deux jours qu’ils avaient passés
ensemble l’avaient juste amené à rouvrir une case obscure de
son cerveau où il rangeait les affaires du père. Cette case avait
été vide et noire jusqu’à ce qu’elle s’ouvre à nouveau et
se remplisse de deux ou trois sources de joie, d’un visage et
d’un peu de musique. Quoi qu’il arrive désormais, et il
arriverait forcément des choses, il lui faudrait de nombreuses
années et de multiples interventions pour qu’elle se vide à
nouveau et que son contenu soit effacé de la mémoire du
gamin.
— C’est quoi ça, demanda Ian en voyant les trois valisettes
qui étaient posées dans le coffre ?
— Mon dernier travail consistait à écouler cette
marchandise. Ce sont des valises qui soignent les gens.
— Et comment ?
Denis ouvrit l’une des mallettes et en découvrit les
électrodes. La société Electra à laquelle il avait définitivement
emprunté les matériels afin de les revendre pour son propre
compte commercialisait ces valisettes individuelles
d’électrothérapie inspirées des vieux modèles Fluvita depuis
une douzaine d’années. Les électrodes étaient en verre,
certaines en aluminium. La mécanique était rudimentaire, mais
assez jolie en soi. Le fond de la valise dans laquelle étaient
insérées les molettes de réglage était en bois verni. Une
bobine produisait la tension et l’on appliquait les
électrodes pour soigner la douleur selon un guide pseudo-
scientifique indiquant où les positionner pour que le
courant circule de façon optimale.
— Je pourrais l’essayer ?
— Ce n’est pas pour les enfants.
— Est-ce que ça fait mal ?
— Un léger picotement. Rien de plus. Sauf si tu montes le
courant à fond.
— Je pourrais essayer ?
—…
Denis avait écoulé pendant six mois les valises dans des
maisons de retraite ou chez des personnes seules qu’il visitait
en porte-à-porte. En tant que commercial attaché à la marque,
il recevait 10 % du prix de vente, 8 % quand la société
fournissait également le fichier des personnes à démarcher.
Denis avait fini par prendre la poudre d’escampette et garder
pour lui une cargaison de dix valisettes. C’était grâce à elle
qu’il avait pu continuer à vivre et à rechercher l’endroit où
Camille avait emmené l’enfant.
Ils déjeunèrent dans un snack-bar près de la gare de
Langeais et puis Denis enchaîna sur ce qu’il appelait le
programme des divertissements. On pouvait difficilement errer
en Touraine sans atterrir dans un château. Ian avait repéré celui
de Langeais, massif et dressé droit sur sa motte à quelques
centaines de mètres de l’endroit où ils mangeaient, mais Denis
lui préféra celui d’Ussé qui était à quelques kilomètres
seulement, de l’autre côté de la Loire.
— Je te promets le plus beau des châteaux de contes de
fées. Le château des chevaliers et des magiciens. Tu aimes les
chevaliers ?
— Oui. Tout le monde aime les chevaliers dans ma classe.
Et les dragons. Il y aura un dragon dans ton château ?
— Sûrement.
— Un vrai de vrai ?
— Oui.

En retraversant le pont suspendu, ils s’aperçurent qu’il avait


plu de l’autre côté. Le sol était humide et de petites flaques
d’eau bleues s’étaient formées sur le tablier vieillissant de la
structure. Denis accéléra et déroula les quatre-cents mètres de
pont avant de se ranger sur le bas-côté. Là, il descendit de
voiture et contempla le ciel. Ian descendit à sa suite.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
— Le nuage.
— Est-ce qu’il est toujours là ?
— Oui, il a encore perdu du volume depuis tout à l’heure. Il
a plu, vois-tu. Il s’est vidé.
L’immense masse nuageuse qui les avait attendus depuis la
veille avait en effet dégrossi de trois ou quatre fois son propre
volume. Elle ressemblait maintenant à l’extrémité ouateuse
d’un coton-tige sans son bâton.
— Waoh, s’exclama Ian en pointant du doigt un endroit du
ciel un peu plus lointain. Regarde, papa, on dirait qu’il y en a
d’autres par là-bas. Les nuages bleus qui arrivent. Un autre là,
et un troisième ici.
— On dirait bien que le moment est venu alors.
— Venu de quoi ?
— Le moment où il n’y aura plus que des
nuages radioactifs, le moment où leurs caractères se
transmettront de nuage à nuage et plus simplement par
le truchement des vapeurs. Nous devrions retourner à
la centrale, voir ce qui s’y passe.
— Tu avais promis qu’on visiterait le château en premier.
Tu avais promis qu’il y aurait une princesse et des chevaliers.
— J’avais promis, mais c’était avant.
Ian se décomposa et se mit à hurler et à pleurer.
— Tu es un menteur. Maman m’avait dit que tu mentais
tout le temps !
Denis essaya de l’interrompre, mais sa crise était en train de
monter et déjà incontrôlable. Il plaça les mains sur les épaules
du garçon et tâcha de contenir la colère qu’il sentait irriguer
les nerfs et les veines du gamin. Les veines de son cou étaient
vertes et violettes, saillantes comme des varices de vieille
dame.
— Entendu, entendu. Allons visiter ce maudit château en
premier, dit Denis.
Le gamin était irrécupérable. Il suffoquait en bave-
moussant des lèvres. Denis lui donna une légère claque qui le
détourna un instant de l’objet de sa crise.
— Puisque je te dis qu’on va au château. Allez, monte.
Il y eut comme une fumée blanche qui s’échappa de Ian, un
fantôme qui s’éleva en serpentin dans l’air rafraîchi et la
colère le quitta. Son visage reprit une forme paisible et
enfantine. Il se frotta les yeux et remonta en voiture.
D’où ils étaient, Denis observa une tâche sèche et arrondie
proche de l’eau avec des traces de pas et de pneus tout autour.
Il pensa immédiatement à la montgolfière de Régis, mais la
chercha des yeux en vain. Ce n’était pas un jour de départ.
Les colères et les crises de Ian terrifiaient son père qui
n’aurait pas imaginé qu’elles puissent se manifester avec une
telle violence. L’enfant avait dû connaître d’intenses
frustrations pour avoir développé une telle sensibilité. La
séparation avait pu provoquer des manques affectifs et, à
l’inverse, des surcompensations qui faisaient que l’enfant avait
pris l’habitude d’exiger de sa mère qu’elle satisfasse toutes ses
envies… sous peine de le perdre. C’était la logique qui
soutenait le phénomène : une menace de se perdre à jamais,
de n’appartenir à personne et de se défiler à la
possession amoureuse des adultes. À l’échelle d’un enfant,
c’était le chantage le plus diabolique et efficace qui soit.
— Et tu m’achèteras un cadeau à la boutique ! revendiqua-
t-il.
Fidèle à son habitude et parce qu’il ne savait pas quoi dire à
cet instant sans risquer de perdre le contrôle de lui-même,
Denis inséra un énième CD dans l’autoradio et en entreprit le
commentaire critique, à l’attention de son fils ou de qui
voudrait bien l’écouter. Camille et lui avaient partagé ces
instants jusqu’au jour où elle n’avait plus supporté qu’il
écoute de la musique. Partout où elle arrivait et où il
donnait cette affreuse musique, rock ou classique, elle
venait et appuyait immédiatement sur la touche STOP
de l’appareil. C’était la première chose qu’elle faisait, si bien
qu’il avait fini, pour cette seule raison, par la tenir pour une
ennemie. Couper la musique de quelqu’un faisait partie des
deux ou trois choses qu’il considérait comme un manque
absolu de respect et de considération. On ne peut
malheureusement pas vivre très longtemps avec quelqu’un qui
vous coupe la musique.

— Aaron Copland a composé assez peu de pièces vocales, ce


qui est paradoxal chez un homme qui aimait beaucoup parler
et tenait l’opéra pour le plus grand des répertoires. Tu sais ce
que j’appelle pièces vocales, bien sûr ? Des morceaux, tout
simplement, où des gens chantent comme dans les chansons
ou les opéras. Copland a composé deux opéras qui ne sont
généralement pas considérés comme des chefs-d’œuvre, mais
qui ont tous les deux leurs qualités. Celui-ci s’appelle la Terre
est Tendre. Il raconte l’histoire de deux vagabonds qui, après
bien des errances, arrivent dans une ferme. On les prend pour
des bandits, on les rejette jusqu’à ce que le maître de maison
arrive et décide de leur donner une chance. Il les embauche et
les deux hommes se mettent au travail. Au bout de
quelque temps, ce sont devenus des fermiers tout à fait
accomplis, des ouvriers très appréciés. Plus personne ne
les considère comme des violeurs en puissance ou
des chenapans. Et puis, lors d’une fête d’anniversaire, l’un des
deux tombe amoureux de la fille du propriétaire et il s’enfuit
avec. Le message véhiculé par cet opéra est assez ambigu. Il
parle à la fois de ce qu’on est et de ce qu’on paraît. Il parle de
ce qu’on devient à force d’être pris pour un autre, mais aussi
de la liberté qu’il est possible de se donner, de l’inconscience
dont il faut faire preuve pour devenir quelqu’un d’autre.
Laurie, c’est le nom de la jeune fille qui quitte sa famille sur
un coup de tête pour suivre l’un des étrangers, est un
magnifique personnage féminin. Même si la plupart des
gens peuvent la trouver complètement idiote.
— Tu sais, papa, je ne comprends pas tout ce que tu me
racontes, soupira Ian. Mais j’aime bien quand tu parles de
musique. Est-ce que Laurie va mourir ?
— Non. L’opéra ne raconte pas la fin de l’histoire, mais je
ne pense pas qu’il lui arrive quoi que ce soit. Elle part avec
son amoureux et ils vivent heureux. Tu as une fiancée, toi ?
— Elle s’appelle Lola. On se fait des bisous.
— Elle est jolie.
— Oui. Elle a une cabane dans son jardin. Tu peux
me raconter encore l’histoire de Graziella, la petite fille qui
devenait une hirondelle ?
— Pas maintenant. Nous sommes presque arrivés.
— Une autre histoire, alors ?
— Ce soir. Ce soir avant de t’endormir, je te promets. Est-
ce que tu connais celle de la Belle au Bois Dormant ?
— Oui. J’ai vu le dessin animé.
— Regarde, voici son château.
Denis avait ménagé ses effets. En bifurquant à la verticale de
Rigny Ussé en longeant la Loire, on débouchait sur une
perspective monumentale avec en ligne de mire le château de
la Belle au Bois Dormant, encadré par les arbres. C’était une
vision saisissante quand on apercevait ainsi le château pour la
première fois, ce château presque mythique et qui, par son
architecture et son image, incarnait à lui seul le concept de
château. C’était pour cette raison que Disney l’avait choisi.
Pour cette raison que tous les pères et les dessinateurs du
monde lorsqu’il s’agissait de croquer un château retenaient ce
modèle précis qui mêlait l’inspiration médiévale et les formes
parfaites de la Renaissance.
— Waoh, s’exclama Ian. Je peux le voir de près ?
— Bien sûr. Nous allons même entrer à l’intérieur.
Le parking était étrangement désert et mal entretenu. Après
la pluie du matin, qui avait dû être sévère, des nids de poule
s’étaient remplis d’eau et avaient rendu la circulation difficile.
Lorsqu’ils descendirent de voiture, Denis fut étonné de voir la
grille principale fermée. Il craignit un instant que le château
n’accueille pas de visiteurs. Était-ce le jour de fermeture
hebdomadaire ? S’était-il produit quelque chose ?
L’atmosphère s’était rafraîchie et il flottait autour du château
comme une légère brume mystérieuse.
— Lorsque le prince est venu sauver la Belle au
Bois Dormant, le château était devenu invisible. Il y avait des
ronces tellement grandes et épaisses qu’elles ressemblaient à
une forêt. Personne au village ne se souvenait plus qu’il y
avait eu ici un château.
— Comment le prince a fait pour le savoir alors ?
— Il était curieux et je crois qu’il a été guidé par un animal.
Je ne me souviens plus si c’était un chat ou un rossignol.
— Un hérisson peut-être. Comme ça il n’était pas piqué par
les ronces.
— … Le prince a suivi l’animal dans un tunnel de ronces. Il
a déchiré son manteau, son pantalon et lorsqu’il est arrivé face
au château, il était presque nu, seul et nu. C’est le chat ou le
rossignol…
— Ouïe hérisson…
— … qui a montré au prince l’escalier qui montait jusqu’à
la princesse.
— Il était nu ?
— Enfin, avec un slip et un pantalon déchiré. Il
ne ressemblait plus tellement à un prince.
— Comme Hulk, alors ?
— Si tu veux, sauf qu’il n’était pas vert. Ni noir, ni Arabe.
Ni chinetoque, je suppose. Le prince était blanc comme toi et
moi. Un vrai prince, quoi. Ce n’est pas tout à fait la version du
dessin animé.
— Il y aura une boutique ?
— Je ne sais pas.
— Tu m’achèteras une épée, s’il y en a.
Ian et Denis s’avancèrent jusqu’à la grille qui n’était
qu’entrouverte. Il n’y avait aucune restriction d’accès, aucune
affiche indiquant le prix d’entrée, les horaires et l’autorisation
de pénétrer dans l’enceinte avec un chien ou en fauteuil
roulant. Il n’y avait personne derrière ce qui avait jadis servi
de comptoir d’accueil. Le bâtiment qui abritait autrefois la
billetterie était fermé et sérieusement attaqué par le temps : les
vitres étaient cassées et recouvertes d’une crasse bleue. Au
travers, on n’apercevait aucun article en plastique, aucun
pot de confiture, plaquette ou épée en mousse,
d’habitude vendus en appui de la visite. Pas même une buvette
ou un panneau indiquant où étaient les toilettes. Il y avait des
factures et du courrier qui moisissaient sur le sol, juste derrière
la porte.
9
LE CHEVALIER ERRANT

La base du château était étroite ce qui lui donnait un aspect


chaleureux et minimisait la taille du logis. Il fallait se déplacer
sur la droite du bâti pour avoir une idée de la largeur réelle et
de la magnificence du bâtiment. Le château d’Ussé était
solidement campé sur son ensemble de tours couvertes, de
créneaux Renaissance et perchoirs gothiques. Achevé au
ème
XVII siècle, il dégageait une impression, assez unique en son
genre, de force et de raffinement. Il n’avait pas la richesse
d’un Chambord, l’audace d’un Chenonceau, mais passait pour
incarner, par la grâce de ses formes et l’incroyable ligne de son
équilibre, l’essence même de ce que devait être un château.
Sans doute était-ce sa portée iconique qui en avait fait le
modèle du château de la Belle au Bois Dormant dans la
relecture horrifique du récit de Basile. L’histoire de Charles
Perrault et son affreux prolongement cannibale ont beaucoup
fait pour la renommée du lieu, tandis que l’emprunt de sa
silhouette par Disney contribua à en diffuser l’image.

Au pied du mur Ouest, la hauteur des tourelles en imposait et


était accentuée par la ligne droite des arêtes extérieures. Ian
levait la tête et tentait d’apercevoir des chevaliers par les
fenêtres et les meurtrières des tours. Mais de chevaliers, bien
entendu, il n’y avait point. Denis ne cessait de s’étonner qu’on
les eût laissé entrer sans payer. Il n’y avait autour d’eux aucun
autre touriste, aucune âme qui vive.
Le château ne semblait pas complètement désert et
abandonné pour autant. Les jardins étaient soignés et le gravier
des allées pas encore complètement contaminé par les
mauvaises herbes. Les pelouses qui menaient aux
dépendances manquaient pourtant de soins. Elles étaient
grasses, plus hautes et désordonnées que ne l’aurait permis
une exploitation touristique régulière. L’orangerie
s’était partiellement écroulée en haut d’une colline, laissant sur
le côté des éclats de verre et des vitrines en miettes. La
chapelle au-dessus ne semblait guère en meilleur état. Un peu
partout autour d’eux, sur le sol et depuis l’entrée,
Denis et Ian avaient dû éviter un nombre incalculable de
crottes de chiens qui n’avaient pas été ramassées depuis des
mois et composaient un chemin à la fois écœurant et
surprenant vers le hall d’entrée. Les crottes s’étalaient comme
de petits cailloux, en billes sur le sol, ou en amas gluants et
bouseux chocolat entre les plaques et les herbes.
— Tu entends ? signala Ian à son père tandis
qu’ils débouchaient dans la grande cour carrée.
Denis s’était décentré pour contempler sur sa droite la
perspective qui courait jusqu’à la Loire.
— Quoi ?
— Tu entends ? Les chiens…
— Qui ça ?
— Les chiens. Ce sont eux qui ont fait toutes les crottes. Tu
les entends ? Ils dirigent le château et ils viennent pour nous.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Denis fit quelques pas en arrière. Il prêta l’oreille et
discerna à son tour les premiers aboiements. Ce n’était pas des
aboiements puissants, plus des jappements et des jactances de
petits chiens, des grognements et grondements indistincts qui
descendaient la motte au galop. Lorsqu’ils les virent débouler
de derrière les écuries, Ian et Denis s’arrêtèrent, partagés entre
la surprise et la peur.
Ils étaient une cinquantaine, une soixantaine peut-être, mais
qui ne faisaient pas grande troupe tant leur taille était modeste.
Les chiens de salon fonçaient sur eux, parfois même avec leurs
rubans et leurs manteaux de corps. Il y avait des caniches et
des chihuahuas, des pinschers nains et d’affreux bichons, des
pékinois et des shih-tzu enrubannés, une sorte de caravane
canine luxueuse débarquée d’un salon, d’un paquebot ou d’une
maison de retraite pour vieilles dames fortunées. La collection
de chiens était hideuse et surtout ridicule par la taille de ses
membres. Il y avait de petits bruns et de petits blancs, des sans
poils ou des qui tenaient dans la main, des bas du cul et des
courts du menton, des frisés et des vers à queue. La meute n’en
restait pas moins menaçante et était pourvue d’assez de
crocs tranchants pour mordre et dévorer un père et son fils.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Denis à voix
haute, tandis que les chiens s’approchaient. Dépêche-toi.
Denis saisit Ian par la main et l’entraîna vers la porte la plus
proche, mais le château était fermé. Les chiens formèrent un
cercle grognant et écumant autour d’eux. Denis tapa du pied
contre les pavés de la cour intérieure en avançant et il aboya à
son tour. Ouaf ! Ouaf ! Les chiens reculèrent sous la menace.
Il tapa dans les mains, grogna, rugit puis émit une série de cris
stridents qui visaient à surprendre les animaux et à différer
leur attaque. Le plus audacieux d’entre tous était un
bichon havanais, couleur crème, qui portait un collier
Gucci argent. Il se tenait quelques centimètres devant
les autres, pointant son minuscule museau rose en
avant comme s’il se fut agi d’une épée. Le bichon aboya
à quatre reprises pour galvaniser la bande, avant de taper de la
patte sur le sol et de s’élancer. Ses pattes ridicules le portèrent
vers l’avant non sans vivacité.
Il tenta de saisir Denis à la cheville. Compte tenu de sa
taille, il ne pouvait pas espérer mieux, mais le bichon se brisa
les dents quand celui-ci lui décocha un formidable coup de
pied qui l’expédia en geignant deux bons mètres plus loin. Les
autres reculèrent de quelques pas. Ils avaient la bave aux
lèvres, non qu’ils fussent enragés ou malades. C’était la faim
qui les tenaillait et commandait une telle agressivité. Certains
étaient maigres jusqu’aux os, ce qui, compte tenu de leurs
dimensions, ajoutait à leur monstruosité. Ian avait trouvé
refuge derrière son père et s’agrippait à son jean, tout en
regardant la bande des chiens évoluer à deux mètres devant
eux. Lorsque le bichon eut recouvré ses esprits, les autres se
rassemblèrent autour de lui et composèrent dans la cour
du château, un cercle de prédateurs qui couvrait un arc de cent
cinquante degrés parfaitement géométrique. Sur un signe de
leur chef, ils se ruèrent à l’attaque quand une porte s’ouvrit
avec bruit dans l’angle opposé de la cour et interrompit leur
élan.
— Par ici ! cria une voix masculine. Venez par ici.
L’homme tapait avec une épée sur son bouclier pour
étourdir les toutous. Denis ramassa Ian comme un paquet de
linge sale et fendit la meute des chiens de salon en en écrasant
un ou deux au passage. Il piétina un pinscher rose dont il
entendit le squelette craquer sous sa semelle, footballa un shih-
tzu qui tentait de lui arracher le lacet et réussit à se frayer un
chemin jusqu’à l’entrée de la salle de garde.
L’homme providentiel et mystérieux avait fait quelques
mètres pour les rejoindre et tenait entre ses mains une épée
courte avec laquelle il eut le temps d’embrocher un
poursuivant à quatre pattes. L’animal gémit et déguerpit en
s’entortillant dans ses propres intestins. Denis et Ian
s’engouffrèrent à l’intérieur du château. Avant qu’ils aient pu
disparaître complètement, un bichon frisé attrapa Ian au bas du
pantalon et lui planta les crocs dans le mollet. Le gamin s’en
dégagea de belle manière en lui écrabouillant la truffe du pied
droit. Leur sauveur enfila dans le sens de la largeur un
pékinois dont le sang gicla partout sur les pavés et qui expira
sur un râle de nourrisson. Le cadavre de l’animal chinois fut
ramené en brochette au bout de la pique et l’homme s’en
débarrassa en secouant son arme devant lui.
— Entrez ! Vite ! Ou je ne donne pas cher de votre peau.
Ces foutus chiens sont idiots, mais féroces comme des rats.
Allez.

Une fois la porte refermée, l’homme qui avait volé à leur


secours essuya sa lame ensanglantée avant de la remettre au
fourreau. Ce ne fut qu’après avoir accompli soigneusement
cette tâche qu’il se tourna noblement vers Ian et son père. Les
gestes de l’homme étaient lents et empreints d’une grande
solennité. Il leur parut aussi vieux qu’il était sage.
— Vous ne savez donc pas qu’il ne faut pas approcher du
château, reprocha-t-il à Denis. Vous l’avez échappé belle,
imbécile. Et avec un gamin en plus.
— Personne ne nous a rien dit à ce sujet. Nous pensions
visiter la propriété.
— Ah, pauvres touristes, souffla le vieil homme.
Votre débilité n’a d’égal que votre audace. Et ces foutus guides
que plus personne ne met à jour. Vous n’avez pas changé. Ce
n’est pas faute d’avoir signalé la situation.
— Mais qu’est-ce qui se passe ici ?
— Je me présente : Casimir de Blacas d’Aulps, septième
duc et prince de Blacas d’Aulps, Marquis des Baux et légitime
propriétaire de cette noble maison ou… de ce qu’il en reste.
Le vieil homme accompagna la déclinaison de ses titres de
noblesse d’un mouvement de tête. Denis n’avait pas fait
attention, dans l’action, à la mise folklorique de leur hôte. Le
duc portait un pantalon en cotte de mailles sur des bottes en
cuir immenses et bouclées, relevées de grandes chaussettes
rouges. Son collant métallisé était prolongé par un slip
médiéval extrêmement moulant du paquet qui pouvait
ressembler, de loin, à celui mal taillé d’un superhéros.
Il portait ensuite, et sur le haut, une chemise blanche, ample
et bouffante de mousquetaire, et un gilet de chasseur kaki avec
des cartouchières. Ses traits étaient ceux, élégants et décidés,
d’un seigneur de soixante-dix ans. Ses cheveux étaient gras,
longs sur les côtés et amplement dégarnis partout ailleurs. Il
plaquait leur épaisseur grisonnante de chaque côté des tempes
avec de la brillantine qui lui faisait aussi reluire le crâne et
le front. Avec son épée au côté que côtoyait un
énorme trousseau de clés rustiques, il ressemblait à un
chevalier sans maître et mal réveillé.
— Cette bande de chienchiens a pris le contrôle du village
depuis deux ans. Personne n’a parlé de cette chienlit et
pourtant, quel mal ils nous ont fait. Des cinq cents habitants du
village d’en bas, il n’en reste qu’une poignée, des vieux
comme moi, qui se terrent chez eux et n’osent plus mettre le
pied dehors. Les autres ont été mordus et ont dû marcher dans
la merde avant de foutre le camp. Ils s’en sont pris aux enfants,
aux parents et aux parents des parents. Sortir de chez soi est
vite devenu mission impossible.
— Mais d’où viennent-ils ? demanda Denis.
— D’où ils viennent. Mais de chez nous, enfin de partout. Il
y a dix ans, le département a lancé un vaste chantier visant à
promouvoir l’image de la Touraine auprès des personnes
ayant… du bien, enfin, un certain patrimoine. Il s’agissait de
solvabiliser l’offre de biens rares et d’attirer une clientèle
étrangère pour qu’ils rachètent des châteaux et des manoirs
dont personne ne voulait plus payer l’entretien. Et cela a
marché au-delà de leurs espérances. Le médiéval était à la
mode. Les Japonais et les Russes se sont rués sur tout ce
qui ressemblait à une demeure ancienne dans un rayon
de cinquante kilomètres. Au lieu d’attirer de
véritables aristocrates, les autorités ont commis une erreur. Il
n’est venu que des nouveaux riches, des mafieux et des vieux
Américains imbéciles, des touristes, des Chinois pleins aux as
et des peoples qui ont débarqué sur un caprice et sans aucun
respect pour notre Histoire et nos traditions. La plupart ont
défiguré les lieux avec d’horribles créations modernes et à
grand renfort d’architectes pédés. Certains ont réexpédié du
mobilier et des pièces uniques dans leurs pays d’origine, pour
décorer leur penthouse de Miami ou de Kyoto. Il en venait et il
en partait de partout. Du Canada, d’Arabie. Des Russes. Des
architectes et des propriétaires qui n’y entendaient rien. De
vieux ingénieurs et des hommes d’affaires avec leurs épouses
adolescentes. Il fallait voir les rues d’Ussé. On se serait cru à
Cannes ou à Mougins. C’est à cette époque que Mick Jagger
s’est installé dans la région. Vous avez dû en entendre parler. Il
y en a eu des tas d’autres comme lui.
— Et puis ?
— Vous savez ce qu’on dit : plus on est riche, et plus la
taille du chien est petite. C’est dans ces années-là que sont
arrivés avec leurs propriétaires les chienchiens de salon. Les
vermisseaux, les saucissons sur pattes, comme on les appelait
alors. Les vieilles les adorent et les riches en raffolent. Ils leur
rappellent les bébés qu’ils n’ont pas, leur renvoient les
sentiments et la sincérité que l’argent ne leur permet pas
d’acquérir auprès de leurs semblables. Les Espagnols ont porté
des maladies mortelles au Nouveau Monde. Les jets-setters
sont venus avec les bichons, les Maltais, les rats d’égouts, les
boudins blancs. Certains ont fui dans la vallée pour échapper
aux câlins et aux regards moites de leur maîtresse. Ils se sont
rassemblés et reproduits à une vitesse hallucinante.
Les caniches et les frisés avaient toutes les aptitudes
pour prospérer le long du fleuve : la nourriture est abondante et
l’hiver n’est pas froid. Lorsque leurs propriétaires ont
commencé à quitter la région, il y a trois ou quatre ans, les
chienchiens sont devenus les prédateurs les plus féroces de
l’écosystème en place et ont commencé à exterminer les
renards et les belettes. Les maîtres ont abandonné les clébards
qui dormaient encore dans les palais, les castels et les
domaines. Ils en ont dans chacune de leurs résidences et ne
s’embarrassent généralement pas à les transporter d’une
maison à une autre, quand il suffit de racheter les mêmes sur
place. Les assistants et autres personal shoppers se demandent
s’il ne faudrait pas revoir tout cela et libèrent ces pauvres
créatures à la première occasion, prétextant des fugues, des
accidents de la circulation ou des maladies cardiaques. Ils
ont laissé faire la nature qui, de son vivant, n’avait
jamais connu ces espèces futiles autrement que domestiquées.
Et voilà comment nous nous sommes retrouvés avec
ces meutes agressives.
— C’est insensé.
— Comme vous dites. J’ai retrouvé mes chiens de chasse
égorgés un matin, il y a dix-huit mois. Deux épagneuls et un
setter irlandais. Je pensais que les petits les éviteraient, mais ils
ont fait parler la loi du nombre. Les chienchiens les ont
dévorés comme ils ont dévoré tous les autres chiens, les lapins,
des familles de sangliers. C’est une véritable catastrophe
écologique. Ces roquets vaccinés sont en train de déstabiliser
toute la faune locale.
— Pourquoi est-ce que les services vétérinaires n’ont pas
tenté de s’en débarrasser ?
— Vous plaisantez, reprit le preux chevalier. Vous ne savez
donc pas que l’État est en faillite et nous a tous abandonnés ?
J’ai dû fermer mon château parce que je ne touchais plus
aucune aide pour l’entretenir et le restaurer. Cela fait quatre
ans maintenant que le budget du Ministère de la Culture
n’existe plus ailleurs que dans les documents budgétaires. On
appelle cela le gel des crédits. Un montant est inscrit dans la
loi de finances qui ne sort jamais des poches de l’État et
qu’on annule en fin d’exercice. La plupart des ministères sont
des coquilles vides et sans le moindre sou vaillant. Voilà où
nous en sommes : il n’y a plus d’argent pour les routes, pour le
patrimoine, plus d’argent pour l’école et pour tout ce qui
faisait notre vie d’hier. Ding Dong. The witch is dead. Une
nouvelle ère a sonné. Tout est bien fini. Oh, je cause, je cause
et je m’aperçois que je manque à tous mes devoirs. Serais-tu,
mon jeune gaillard, intéressé par un jus d’orange ? demanda-t-
il à Ian.
— Oui, Monsieur, répondit-il, impressionné par la figure du
vieil homme, qui paraissait avoir surgi d’un de ses livres de
château fort.
— Eh bien, suis moi petit et vous aussi bien sûr.
— Papa, dit alors le gamin. Je saigne.
Il souleva son pantalon et découvrit sa chaussette
ensanglantée au niveau de la cheville.
— Le petit chien m’a mordu.
— Tu as mal ?
— Pas trop.
Le duc abaissa la chaussette et révéla la morsure. Deux des
crocs du chienchien avait pénétré superficiellement sous la
peau.
— Le bon duc Casimir nettoiera ça en cuisine. Tu t’es bien
battu, écuyer. Venez.
Ils suivirent le duc à travers la salle des gardes. Ses grandes
bottes claquaient sur le dallage. Le château, débarrassé des
touristes et de son lustre marketing, avait repris un tour vivant,
terne et poussiéreux comme au bon vieux temps. Et
visiblement, cet état de délabrement discret et ce désordre
plaisaient au vieux duc.
L’entrée du château s’était faite autrefois par la salle des
gardes. Cette dernière était alors accessible par un pont-levis.
Elle fourmillait bien sûr toujours d’armes et d’ustensiles de
toute sorte. Le regard de Denis se porta sur une longue pique
de plus de deux mètres, qui avait été posée à même le sol. Sa
pointe, constituée d’un poignard triangulaire qui surmontait un
manche en bois, était encroûtée de sang séché. La poignée était
ornée de jade et d’ivoire, comme s’il se fut agi d’une
lance royale.
— Un bel engin, n’est-ce pas ? Cela fait pourtant
une éternité que la kouttar n’a pas servi à embrocher l’un des
cabots. Je ne prends plus le temps de la nettoyer. L’acier a bu
tellement de sang qu’il en transpire encore pour les siècles et
les siècles à venir. Cette lance m’a rendu de fiers services.
— Comment l’appelez-vous ?
— La kouttar. C’est ainsi qu’on appelle le poignard terrible
que l’on fiche au bout de cette lance indienne. Sais-tu,
s’adressa-t-il à Ian, que c’était une lance qui servait à l’origine
pour la chasse aux tigres du Bengale ?
— Waoh !
Ian boitilla derrière le duc flamboyant jusque dans la
cuisine. Là, ce dernier lui retira sa chaussette et lui appliqua un
pansement, après avoir désinfecté puis enduit la blessure d’un
baume traditionnel. Ses mains étaient longues et parcourues
par des veines aussi épaisses et vertes que des orvets, mais ses
mouvements de soignants étaient précautionneux et délicats.
Ian serra les poings quand l’alcool tamponna la plaie.
— Ça va, guerrier ?
— Je n’ai presque plus mal.
— Vous étiez venus visiter le château ?
— Oui, nous ne savions pas pour les chiens.
— Les nouvelles éditions des guides tiennent compte de la
situation. Mais plus personne n’a d’argent pour se les procurer.
Je continue de recevoir quelques dizaines de touristes par mois
à la belle saison. La plupart ne franchissent pas le portail et
repartent comme ils sont arrivés. Puisque vous êtes là, il me
semble juste que je vous fasse faire la visite. Et puis on
pensera à vous faire sortir de là. Dis-moi, jeune héros, est-ce
que tu sais seulement qui était le grand-duc de Blacas ?
— Non.
— Mon aïeul était le compagnon fidèle de deux
des derniers rois de France : Louis XVIII et Charles X. L’époque
n’était pas facile pour les têtes couronnées et le duc dut faire
face à beaucoup de gens qui lui enviaient son pouvoir et son
influence. Il protégea le roi contre Napoléon. Tu as entendu
parler de Napoléon, n’est-ce pas ? Il faisait partie de ceux qui
voulaient empêcher le roi d’être roi. Mais le duc ne s’en
laissait pas conter. Il leur a botté le cul jusqu’à son dernier
souffle. Dans la dernière partie de sa vie, il s’est beaucoup
occupé d’histoire et d’art, car c’était un grand connaisseur de
tout ce qui fait la beauté humaine, comme chaque membre de
cette famille. Il a aidé Champollion à percer le secret des
hiéroglyphes – tu sais, les écritures égyptiennes ? – et a acheté
des toiles à de jeunes peintres qui allaient ensuite faire une
belle carrière. C’est ainsi que nous avons hérité de plusieurs
tableaux de Ingres qui valent aujourd’hui une petite fortune.
Tu ne connais pas Ingres, bien entendu ? C’est sa grand-tante
qui lui a laissé le château au tout début du XIXème siècle.
— Tu veux dire que c’est ton château ?
— Oui. Et celui de ma famille. De génération en
génération.
— Où ils sont ta famille ?
— Arrête de poser des questions, tu veux bien, intervint
Denis. Excusez-le.
— Ce n’est pas grave. Mes enfants sont à Londres, New
York ou ailleurs. Peu importe. Mes rejetons sont des exemples
triomphants de l’internationalisme. Ils prennent l’avion
comme nous prenions la voiture et appellent « campagne »
toute ville qui compte moins de cinq cent mille habitants. Ma
femme est à Paris, dans notre appartement. Cela fait plus de
trois ans que je ne l’ai pas vue. Ce n’est pas un endroit pour
une femme. Elle sait ce que c’est que d’être mariée à un duc. Il
y a des combats qu’on doit mener, quitte à ce qu’ils
soient perdus d’avance.
— Vous restez ici pour défendre votre château ? demanda
Denis.
— Vous croyez que je ne défends que le château !
Contre des chiens de salon ? Mon combat est plus vaste que
ça. Croyez-moi ou pas, si ce château tombe, je ne donne
pas cher de Tours et des autres villes de ce pays. Ussé est la
clé de la forêt de Chinon et Chinon du Centre de la France. Il
en a toujours été ainsi à travers l’Histoire.
— Vous craignez que les chiens n’envahissent le pays ?
— Vous me prenez pour un dingo ? Bien sûr que non. Ce
sont juste des petits chiens ridicules. Il suffirait de les
empoisonner. L’affaire serait réglée en moins d’une semaine…
Vous voyez, il vient un âge où les combats qu’on mène sont
autant des combats réels, contre l’État, la mort ou la maladie,
que des combats symboliques, contre le temps qui passe, la
modernité ou la crise. Nous les aristocrates sommes très
sensibles à cette dimension des choses qui vous échappe
sûrement. Vous connaissez comme moi l’état de ce pays et
d’où nous sommes partis pour en arriver là. Les choses ne vont
pas fort. L’enceinte de ce château a été créée il y a plus de
mille ans maintenant par les Vikings pour protéger la vallée de
la Loire et de l’Indre. C’est l’une des clés de la vieille France.
C’est ce que je protège. Ne me demandez pas contre qui. Il y a
tellement d’ennemis et d’envahisseurs, de menaces
et d’assaillants que je ne sais pas contre qui me tourner. Mais
je suis là et tant que je tiens bon… ce n’est pas pire que ça
n’est. Vous me suivez ?
— Je comprends, dit Denis.
Ils empruntèrent le grand escalier italien vers les étages.
Les bottes du duc claquaient sur le sol de tout leur poids. Elles
ressemblaient aux bottes magiques du Chat Botté, si ce n’est
qu’elles ne vous portaient que dans la pièce d’à côté au lieu de
vous emmener au bout du monde. Le vieil homme s’arrêta en
haut de l’escalier à côté d’un vieux canon graisseux.
— Ce canon a tiré son dernier boulet le jour de
ma naissance. J’ai l’impression d’en entendre encore résonner
le bruit dans mes oreilles. La France était en guerre et la
situation pas si différente de celle d’aujourd’hui. Venez, je sais
ce que vous êtes venus voir.
Ils traversèrent plusieurs pièces immenses où étaient
conservées, comme au musée, des chasses en tapisseries et des
meubles Grand Style dépareillés. Au rebut dans l’angle de
chaque pièce, avaient été remisés des mannequins de cire
costumés. Le duc les fit entrer un instant dans la Chambre du
Roi où il récupéra une immense clé qu’il accrocha à sa
ceinture avec un élastique. Celle-ci était la plus majestueuse de
toutes les pièces qu’ils avaient traversées. Le lit au bout de
la pièce était encadré par un magnifique baldaquin à
la polonaise encoffré dans quatre colonnes puissantes de plâtre
blanc. La pièce était décorée de tapisseries épaisses et de
soieries finement brodées avec des motifs asiatiques. Le
parquet en caissons était magnifique et sentait bon la cire
chaude malgré l’usure. Sur les quatre commodes de la
chambre, s’empilaient des appareils radios et de vieux postes
télé, des téléphones portables démontés ou éventrés par des
outils moyenâgeux. Le lit était défait et les draps roulés en
boule. Il y avait des vêtements sur le sol et des restes de repas
sur les tapis.
Denis s’approcha d’une des commodes, mais le duc l’en
dissuada.
— N’approchez pas. Ces machines émettent encore une
sacrée quantité d’ondes.
— Ce ne sont que de vieux appareils.
— Vous croyez ça ! dit le duc. Les téléphones portables
émettent des ondes plus de trois ans après qu’on les a éteints.
On les appelle les queues de spectre et ce sont les plus nocives
pour la santé et le cerveau que ces foutus appareils sont
capables de produire. Vous n’avez aucune idée de l’impact de
ces petits trucs du quotidien dans ce qui nous arrive, n’est-ce
pas ? Éloignez le gamin s’il vous plaît. Éloignez le gamin de
la radio.
L’idée n’avait étrangement pas encore traversé l’esprit de
Denis, mais il réalisa pour la première fois que le duc pouvait
être fou. Il repoussa Ian loin des quatre commodes qui étaient
chacune disposées aux quatre coins de la pièce.

Le duc s’arrêta devant l’une de ses tables de travail et s’assit


devant un vieux poste de radio. Il ouvrit un tiroir Régence et
en tira une pochette dans laquelle étaient rangées une demi-
douzaine d’aiguilles à tricoter. Sur la commode, il plaça un
soliflore qu’il remplit avec une bouteille d’eau claire et alluma
le poste de radio. L’appareil crachota quelques secondes avant
de se stabiliser sur une station. Le programme musical
diffusait une vieille chanson anglaise et entraînante des
années quatre-vingt-dix. Plus personne ne composait de
chansons aussi évoluées de nos jours.
Le duc frotta l’une des aiguilles à tricoter avec la manche
d’un vieux pull en laine qui lui servait de chiffon et la brandit,
tel un matador, au-dessus de la radio. D’un coup sec, il
enfonça la banderille dans le cœur de la radio. L’aiguille passa
par le bouton de réglage des fréquences, enfonça le micro et
ressortit par le cul du haut-parleur. Le son fut tordu par le
choc. Les fréquences se mêlèrent pendant une seconde,
brouillassant le jazz, le rock et les infos dans un infâme
bouillon. L’appareil grésilla, étincela et émit finalement une
sorte de ronflement qui sonnait comme un râle. L’aiguille
parut changer de couleur puis lança un court arc électrique en
direction du duc qui aussitôt la retira d’un autre coup violent et
la fourra dans le soliflore. L’eau s’évapora en partie tandis
que les particules électriques achevèrent de se disperser.
— Éloignez le gamin de la radio, s’il vous plaît. Il se peut
qu’il y ait encore des émanations quelques minutes après
l’exorcisme.
— L’exorcisme ?
— J’ai appelé ça comme ça, mais ne croyez pas que
j’y crois vraiment. J’ai travaillé longtemps comme ingénieur.
J’adore comment les radios agonisent, c’est tout. Et vous
devriez voir les postes de télévision. Bientôt, tous ces trucs ne
nous serviront plus à rien. Vous avez un téléphone portable,
n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Bien sûr. Il paraît que les pirates américains sont très
sérieusement à la recherche du code qui permet de faire
exploser toutes les puces téléphoniques à distance. C’est
quelque chose de très sérieux. Les téléphones portables sont
programmés pour répondre à une fréquence commune qui
commande l’explosion de leur batterie. Il paraît que c’est une
mesure de sécurité demandée aux fabricants par l’armée dans
l’hypothèse où ces saloperies nous changeraient en zombies.
Si les pirates mettent un jour la main sur ce code, hasta la
vista la planète maboul, des millions de personnes auront
l’oreille arrachée et du temps à ne plus savoir qu’en faire. «
Van Gogh Style », comme disent mes petits-enfants. Boum
Chi Boum. Il y aura des millions d’oreilles sur le marché de
l’oreille de cochon et nous les boufferons avec de la
vinaigrette et du persil, bon sang. Et ce jour-là sera un jour
aussi important pour l’humanité que lorsque nous avons
marché sur la Lune.
En disant cela, le duc attrapa son propre portable et prit
quelques secondes pour vérifier ses messages.
— La femme de mon fils doit accoucher d’un moment à
l’autre. Je ne voudrais pas manquer l’arrivée d’un petit Blacas.
On y va les Castors Juniors ?
Denis regarda Ian qui semblait hypnotisé par les paroles du
duc. Celui-ci déplia sa grande carcasse et les entraîna dans un
énième escalier en colimaçon plus étroit que les précédents.
— Par ici. L’intérieur de notre château n’a jamais présenté
beaucoup d’intérêt par rapport à d’autres bâtisses de la région.
C’est une plaie. Ma femme avait aménagé assez
intelligemment quelques décors avec le bric-à-brac que nous
avions hérité de nos parents, mais très honnêtement, cela n’a
jamais ressemblé à rien. Nos meilleures pièces sont du XVIIIème
siècle. Et puis notre fille a eu l’idée de mettre ces maudits
mannequins, dans les chambres et dans le séjour pour donner
vie à l’ensemble. Les gamins ont beaucoup aimé ça et
les touristes aussi, alors nous avons continué. Nous avons reçu
ce gars du conseil général ou de je ne sais plus quelle
administration qui était un conseiller culturel et un spécialiste
du tourisme de masse. Il nous a dit :
« Est-ce que vous savez pourquoi les gens viennent au
château ? ». Ma femme et moi avons répondu : « Parce que
c’est un beau château, le château de la Belle au Bois Dormant.
Parce que nous avons la chance d’avoir cette construction
incroyable, dans cet endroit merveilleux. » « Est-ce que vous
leur donnez ce qu’ils attendent ? Ce pour quoi ils sont venus ?
Non. »
« C’est là que nous avons démarré la scénographie de la «
Belle au Bois Dormant », d’après Perrault, sur le chemin de
ronde. Le carton a été immédiat. Ma femme et mes filles ont
habillé les mannequins et j’ai tiré les planches qui résument le
conte sur mon propre ordinateur. Nous avons arrangé tout cela
en deux weekends et l’affaire était lancée. Le château de la
Belle au Bois Dormant. Nous avons abandonné tout le reste
pour nous concentrer sur ce seul argument. Belle au Bois
Dormant. Belle au Bois Dormant. The Sleeping Beauty.
Dornrôschen. La Bella Durmiente. La Bella Addormenta.
Nous n’avons jamais eu autant de succès qu’à partir de là. Les
gamins étaient ravis et les parents soulagés de ne plus avoir à
se farcir de longs développements sur les tapisseries ou de
vieilles croûtes sans intérêt. Nous allions droit au but et
c’était cent fois mieux. »

Lorsqu’ils débouchèrent sur le chemin de ronde, Blacas


n’avait cessé de parler. Denis était essoufflé d’avoir gravi les
dizaines de marches qui séparaient la chambre du duc de
l’attraction numéro un du château. Le duc était fringant et
tenait Ian par la main.
— Ça commence par ici, dit-il au gamin, qui détailla la
première image.
La mise en scène était assez rudimentaire. Il y avait le
berceau de la Belle, la fée et en arrière-plan la méchante reine
avec sa tenue noire caractéristique qui avait été utilisée par les
dessinateurs de Disney. Les mannequins donnaient
l’impression, dans le château désert, d’être endormis ou
d’avoir été figés par un étrange sort. Le bébé était silencieux.
La méchante reine avait été arrêtée dans son mouvement au
moulage, un rictus fictif aux lèvres. Ian et Denis contemplèrent
avec la même religiosité les trois ou quatre tableaux qui
résumaient l’histoire de Perrault. Le tout culminait dans la
scène de réveil de la belle, une belle scène nappée de blanc
et de cristal qui fit une forte impression sur Ian.
Le baiser de Perrault et de Disney qui marque le réveil de la
Belle avait été, chez d’autres, un viol, princier peut-être, mais
viol tout de même, qui ne chagrinait pourtant personne. Les
mannequins en gardaient la trace sous l’immobilité de la cire.
La poussière avait recouvert les lieux et les formes leur
donnant des tours à la fois morbides et séduisants. Lorsqu’ils
eurent fait le tour de la scénographie, le vieux duc, sans dire
un mot cette fois, les fit redescendre par un escalier extérieur
qui menait à l’ancienne cuisine. Ils débouchèrent dans cette
pièce immense, la plus ancienne du château, dont le plafond
était taillé en berceau dans du tuffeau.
— Il va être temps de nous quitter, dit le duc. Le
soir approche et je ne voudrais pas vous retenir ici pour la nuit.
— Vous pensez que les chienchiens se sont dispersés ?
— Bien sûr que non. Ils attendent comme toujours et sont
prêts à vous sauter dessus si vous pointez le nez dehors. Mais
Super duc a des ressources que le commun ignore. Ne vous
inquiétez pas mes compagnons, je vous tirerai de ce faux pas.
Avant ça, vous ne couperez pas…
Le duc ouvrit avec énergie le tiroir du billot de cuisine, une
table massive de plus de quatre mètres de long qui devait jadis
servir à découper les sangliers et d’autres gibiers, zébrée de
coups de couteau et de traces de sang. Il en tira un large cahier
relié de cuir fauve qu’il ouvrit grâce à son signet de soie
crème.
— … au livre d’or… Le livre d’or, pardi. Ce n’est pas parce
que le monde s’écroule qu’il faut oublier les bonnes habitudes,
isn’t it ? Depuis que les Blacas ont décidé d’ouvrir leur
domaine au public, nul n’est sorti d’Ussé sans y avoir inscrit
quelque chose. Un salut, un merci, un mot pour la postérité. Il
n’est pas dit que vous ferez exception, mes coquins.
Et il pinça en disant cela l’oreille de Ian qui en sourit de
plaisir. Le duc tira un stylo de sa poche ventrale et le fourra
dans la main de Denis qui se pencha et, comme on le fait dans
ces cas-là, chercha l’inspiration en feuilletant les impressions
des précédents visiteurs.
« Merci pour votre accueil et pour cette visite au goût si
particulier. Marine D. 2 janvier 2013. »
« Amazing place. So sorry it has been colonized by
doggies. Mark E. S. 3/5/2012 »
« Magnifique lieu de perdition. Fuschia G. 9/7/2011 » Les
six derniers mois étaient l’objet d’avis clairsemés, mais qui
faisaient tous ou presque référence à l’accueil du duc et à
l’apparition inopportune des chiens dans le paysage. Denis
rassembla ses moyens et de sa plus belle écriture nota « Une
visite mémorable pour un endroit immuable. Longue vie au
duc et à son combat ! Denis Caplan ».
Le duc lut ce qu’il avait écrit par-dessus son épaule et
sembla satisfait. Denis tendit le stylo à Ian qui fut invité ainsi à
écrire ou à dessiner quelque chose. Il gribouilla une sorte de
Belle au Bois Dormant qu’il entoura de baisers destinés à
l’éveiller et de tours majestueuses bien que débordées du
créneau.
— Caplan. Comme c’est intéressant. Vous savez que c’est
ici que vos ancêtres ont fait une partie du boulot ?
—…
— Vos ancêtres. Les Caplan. Vous ne savez pas ? Oh, mon
dieu, les jeunes d’aujourd’hui ignorent tout de ce qui s’est
passé hier. Le patronyme de Caplan vient d’une famille de
Touraine qui a assuré la garde du manteau de l’évêque Saint-
Martin de Tours. Martin est mort juste à côté, il y a quelques
siècles. Son manteau est une des reliques les plus précieuses
de l’Église catholique. Vous ne connaissez pas cette histoire,
n’est-ce pas ?
— Je regrette, avoua Denis qui ne s’était jamais intéressé à
l’étymologie de son nom. Je ne vais plus à l’église depuis
longtemps.
— Vous croyez que j’ai une tête à aller à l’église ? Je ne
vous parle pas de religion. Je vous parle d’aventure et de
magie. Le bon Martin rentrait de voyage et n’avait plus rien à
se mettre sur le dos. Il faisait un froid de canard à cette époque
et le saint frissonnait de tous ses os quand un homme
d’apparence riche s’est présenté devant lui. L’homme lui a
offert son manteau en lui disant qu’il lui donnerait la chaleur et
le courage de continuer. Martin l’a remercié et a endossé le
vêtement. L’homme a souri et s’est enfui dans la nuit glacée.
Dans la poche du manteau qui était magnifique et brodé, il y
avait une bourse pleine d’or. Martin a pris le manteau et s’est
senti comme possédé par sa nouvelle apparence.
« La légende raconte qu’il s’est payé à manger, de l’alcool
et pire que ça. Je ne devrais pas le dire devant votre fils, mais
il est possible qu’il se soit offert une femme avec tout ce qu’il
avait, voire plusieurs en même temps. Le manteau et la bourse
l’ont conduit au bord du précipice. Martin a perdu la tête et a
découvert que c’était ce simple manteau qui avait changé son
comportement. Lorsqu’il s’est réveillé le matin suivant, et
alors qu’il avait tenté de l’abandonner dans une taverne, le
manteau l’attendait posé sur la chaise de sa chambre. La
bourse, au lieu d’être vide, était pleine de nouveau. Martin se
mit à pleurer et à prier. Il pria et pria tellement qu’on raconte
que le manteau devant lui bougeait seul. Et à force de
prières, sa laine s’est mise à changer de couleur. Il est passé du
noir au gris, puis au blanc le plus blanc. Martin a repris
possession du vêtement et a utilisé l’argent pour faire le bien
autour de lui quand il est arrivé à Tours. Devant un pauvre, il a
déchiré le manteau en deux et lui en a donné la moitié. Il y
avait une bourse pleine dans chaque poche. Il a été nommé
évêque un peu plus tard par la volonté des fidèles et est resté
dans l’histoire comme l’un des prélats les plus exigeants,
généreux et irréprochables du royaume.
« Partout où il passait, Martin racontait l’histoire de son
manteau et il continua à porter celui-ci durant les quarante
années qu’a durées sa mission. Les Caplan ont hérité de la
garde du manteau qui, à la fin de la vie de Martin, était élimé
et en lambeaux. Le manteau est littéralement tombé en
morceaux peu après sa mort. Les Caplan ont récupéré les
pièces et les ont montées pour en faire non plus un seul, mais
quatre manteaux taillés comme de simples capes.
« Le premier a été expédié à l’Empereur Charlemagne, le
deuxième conservé comme une relique en Touraine. Le
troisième est allé au premier fils de la famille qui en a fait un
usage sage et conforme à ce que Martin avait inspiré. Le
dernier fils a renoué avec la véritable origine du manteau et se
serait perdu avec lui et ses étranges pouvoirs. Je ne sais pas à
quelle branche de la famille vous appartenez.
— Je n’en sais rien. Je n’avais jamais entendu cette histoire
avant.
— Moi non plus, sourit le duc. Je ne suis pas certain qu’il
faille la raconter exactement comme cela, mais c’est ainsi que
je m’en souviens et que je l’ai arrangée pour vous. Il faut que
vous y alliez maintenant. C’est tout ce que j’avais pour vous et
j’ai beaucoup de travail en retard.
Le duc regarda quelques secondes le dessin qu’avait laissé
Ian dans le livre d’or et caressa la tête du gamin en guise de
remerciement. Il se dirigea ensuite vers ce qui ressemblait à un
placard de cuisine, tel qu’on peut les imaginer dans une
cuisine médiévale. Dans le mur, il y avait une porte ronde qui
allait du sol au plafond et en bois de chêne. Elle était fermée
par un verrou comme une chambre froide ou une salle de
boucherie. Le duc fit glisser la targette et ouvrit la porte sur le
souterrain.
— Ce passage vous mènera en sécurité. Marchez
cent mètres et remontez par la première ouverture sur
votre droite. Le souterrain débouche en plein milieu du
parking où vous avez dû garer votre voiture.
— C’est un vrai souterrain ? demanda Ian émerveillé.
— Bien sûr. Il se prolonge sur plusieurs kilomètres jusque
dans la forêt. Tous les châteaux dignes de ce nom en avaient
un. Il m’a fallu deux ans pour retrouver celui-ci et le rendre de
nouveau praticable.
— Je vais distraire les chienchiens et m’assurer qu’ils ne
traînent pas aux alentours quand vous sortirez. Bonne route. Et
n’y revenez plus.
Le duc embrassa Ian sur le front et donna une accolade à
Denis. Ce dernier prit la torche que l’aristocrate lui tendait
avant de s’enfoncer dans le tunnel.
— Ne m’oubliez pas complètement, les salua une dernière
fois le duc.
— Au revoir, dit Ian.
— Et merci.
Le duc referma sur eux la porte de l’ancienne cuisine.
Tandis que Ian et Denis s’enfonçaient dans le passage, il tira
du congélateur deux gigots congelés et les fourra dans un sac.
Il monta au premier étage et les balança par la fenêtre en
sifflant bruyamment pour attirer les chienchiens. La viande
était encore glacée, mais la meute pouvait sentir son appétit et
sa fraîcheur. Les chiens de salon, emmenés par leur chef
lilliputien, se disputèrent les pains de glace et se mirent à les
lécher-déchirer avec aveuglement et avidité. Les aboiements et
les grognements résonnaient autour des esquimaux de viande.

Après deux minutes de marche dans le souterrain, Denis et Ian


découvrirent sur leur droite, conformément à ce qu’avait
expliqué le duc, la galerie qui les ramena à l’air libre.
L’enfant était radieux et son père ne l’était pas moins de lui
avoir offert une telle aventure. La réalité était certainement
moins éblouissante. Le ciel était bleu clair. Mais pas du bleu
qui fait les belles journées de soleil. Le ciel était bleu comme
un nuage.
10
BANDIDOS

Cela n’avait pas duré très longtemps, une ou deux minutes à


peine, mais pendant ces quelques instants, Roch Frassati avait
eu l’impression de ressentir la présence de l’homme qu’il
recherchait.
Il ne s’expliquait pas le phénomène, qui n’avait aucune
raison scientifique. Ce n’était pas la première fois que cela lui
arrivait, ce sentiment que la cible évoluait en lui et pas en
dehors, qu’il suffisait de se plonger profondément en soi pour
savoir exactement où elle se trouvait et prendre connaissance
de l’ensemble de ses agissements. Il eut beau essayer de se
recroqueviller sur la sensation et de soulever un à un les voiles
qui dissimulaient peut-être la vérité, aucune image claire
ne remonta à la surface. Il fut pris d’un étourdissement, d’un
vertige consécutif à une trop violente introspection. Le corps
n’aimait pas qu’on prenne trop de distance avec le monde. Il
n’aimait pas qu’on s’aventure au-delà de ce qui est acceptable.
Sa recherche avait débouché sur le surgissement d’un manque,
comme si son énergie venait d’être instantanément
siphonnée dans un trou noir ou une tombe.
Frassati avait garé la voiture sur le bas-côté avant de
mécaniquement faire demi-tour et de repartir dans la direction
opposée. Caplan et l’enfant n’étaient pas passés par là, ou pas
encore du moins. Ils n’étaient pas de ce côté du fleuve, pas
dans une grande ville. Il sentait la cible dans une errance
similaire à la sienne, perdue entre les bornes du territoire.
Caplan cherchait peut-être quelque chose ou quelqu’un, une
confirmation plus qu’un lieu, un moyen de recomposer un
univers qui se défilait et de donner une consistance différente à
son personnage. Ni ici ni là. Juste quelque part. Et puis son
téléphone sonna. C’était le Cardinal.
— C’est moi, dit-il simplement avec son accent slave. Il
faisait partie de ces types qui ont rarement besoin de se
présenter. Tout va bien ?
— On ne peut mieux, mentit Frassati. Je brûle.
— Bien, bien. Il y a eu du grabuge ici. Monsieur Tomasi a
été assassiné.
— Quand ça ?
— Hier matin. Chez son cousin de Ponte Leccia.
— Le boucher ?
— Oui.
— Comment ça s’est passé ?
— Deux hommes, à travers la vitrine, en voiture. Ils ont tiré
à la chevrotine. Il est mort sur le coup.
Roch Frassati connaissait bien l’enseigne. C’était une
excellente adresse qui vendait principalement de la charcuterie
corse. Il pensa au goût de Maurice Tomasi pour tout ce qui
avait trait aux salaisons. Il y a de pires endroits pour mourir.
Quand ils étaient petits, ils mangeaient du saucisson dans la
montagne de Moltifao. Roch y emmenait les chèvres de son
père. Ils étaient une bande de quatre ou cinq gamins.
L’un amenait les cigarettes. L’autre la bière. Tomasi
amenait toujours le saucisson.
Comme c’était la tradition, il ne demanda pas de qui venait
le coup. Cela viendrait avec les prochains avis de décès.
Tomasi venait de fêter son cinquante-huitième anniversaire et
n’était jamais que le neuvième ou dixième membre historique
de la Brise de mer à s’effacer de la sorte. Le gang avait perdu
la bataille. Ses membres étaient condamnés à se faire abattre
comme des lapins jusqu’à ce que la concurrence les juge
anéantis et incapables de se relever.
— Frassati, vous êtes toujours là ?
— Oui. Je suis à deux doigts de retrouver votre type.
— Notre type ?
— Caplan.
— Oh oui. Ça n’a pas une grande importance.
Laissez tomber si vous voulez. Je peux vous l’avouer
maintenant. Tomasi vous aimait bien. Les trucs qu’il
vous donnait à faire…
— Je sais, l’interrompit Frassati. Je sais cela bien sûr. Vous
me prenez pour un abruti ?
— J’ai appris que vous deviez partir en retraite.
— C’est exact.
— Eh bien, il me semble que c’est le bon moment. Je ne
sais pas qui va reprendre les affaires maintenant. Il risque d’y
avoir un peu d’agitation autour de tout le monde. Alors,
rentrez chez vous et laissez tomber.
— Vous avez votre chance ?
— Peut-être.
Roch Frassati ne savait pas exactement à qui profitait
l’extermination des membres de la Brise de mer. On parlait
d’un passage de génération qui se faisait mal, de l’influence
des mafias russes, d’une tentative de prise de pouvoir par des
exilés marseillais. Il avait toujours pensé que le Cardinal aurait
son rôle à jouer en cas de recomposition. Ce type vivait dans
l’ombre de Tomasi depuis quinze ans et sans qu’on connaisse
son visage, ni les intentions qui l’animaient. Son identité
attisait les curiosités, même si lui s’en foutait. Cela ne
l’intéressait pas plus que ça. Il n’appartenait plus à ce monde-
là et n’avait jamais eu aucune intention d’y prendre part.
S’il était parti sur le continent, c’était aussi pour échapper
à cette vie-là. De ce point de vue, le fait qu’il soit encore en
vie était un bon indice de sa réussite.
— Tant que je serai en mesure de le faire, dit encore le
Cardinal, vous recevrez votre virement mensuel. Ne vous
inquiétez pas. Je crois que c’est ce qu’il aurait voulu.
— Merci, Cardinal. Faites la bise au patron de ma part.
— Bonne chance à vous.
Alors qu’il roulait, son esprit l’emmena trop loin dans le
passé. Ce n’était pas la première fois qu’on lui annonçait la
mort de quelqu’un qu’il connaissait bien. Son ancien village
était un cimetière où tous les hommes de sa génération
semblaient vouloir se précipiter avant l’heure. Il y avait eu
autant de cancers que de morts violentes et si peu qui portaient
les cheveux blancs plus de deux ou trois saisons.
Il éprouva un étourdissement qui faillit lui faire quitter la
route. Pendant quelques secondes, son esprit flotta juste à côté
de lui dans l’habitacle et il perdit le contrôle du véhicule. Roch
Frassati était sujet à ce genre de glissements depuis
l’adolescence. Il s’était toujours demandé si c’était une
manifestation caractéristique de la conscience humaine qui
affectait tous ses semblables. L’annonce de la mort de Maurice
Tomasi l’avait propulsé des années en arrière. Les
souvenirs étaient lointains, mais il se souvenait parfaitement
de leur amitié de gamins, des sentiments qu’il éprouvait pour
lui et de ce qui, dès le début, les avait différenciés. Tomasi
était calme et lui volcanique. Tomasi aimait la Corse et lui ne
pensait qu’à s’en échapper. Tomasi connaissait les noms et
prénoms de ses quinze oncles et tantes, les noms de leurs
enfants et petits-enfants, de leurs cousins et arrières-cousins,
tandis que lui préférait apprendre les noms des héros de DC qui
figuraient à l’arrière des BD que lui ramenaient son père
d’une boutique spécialisée de Bastia.
Est-ce qu’il fallait continuer ?
Lorsqu’on prend une soudaine conscience de soi alors
qu’on se trouve en plein milieu d’une action, on
perd immédiatement le contact avec celle-ci. On se
retrouve dans l’impossibilité physique de prolonger son
geste, de l’achever ou même de se protéger. Pour ainsi dire,
on se regarde de l’extérieur avec une impression de vertige.
On sent sa tête qui tourne, une envie de vomir qu’il
faut réfréner en même temps qu’on se refourre le plus
rapidement possible dans son enveloppe corporelle.
Frassati ralentit et fit un écart pour ranger la voiture sur le
bas-côté. Il ouvrit la fenêtre et mit de la musique. Il suffit
généralement de pas grand-chose pour se réancrer dans le
présent : ajuster quelques éléments d’environnement, détourner
sa propre attention de ce qu’on fait, meubler l’existence, et
c’est reparti. Il ne vaut mieux pas que le vertige vous prenne
tandis que vous conduisez ou faites du deltaplane. La
sensation désagréable d’être à côté de ses pompes peut
perdurer cinq ou six minutes après son apparition et
déboucher sur un malaise véritable. Cela n’arrivait plus à
Frassati depuis très longtemps.
— Je me sens comme une éponge, se parla-t-il tout haut.
Parler tout haut était un bon moyen de revenir sur terre,
même si entendre sa voix était toujours entendre celle de
quelqu’un d’autre.
Il respira plus amplement et négocia plusieurs ronds-points
en essayant d’optimiser sa trajectoire. Son ancienne femme
avait tendance à rester trop près du bord droit. Il se moquait
tout le temps de sa façon d’attaquer les ronds-points. Elle
suivait avec application la forme circulaire de l’échangeur et
courait à chaque fois le risque d’être déportée vers
l’extérieur, voire de mordre sur la bordure.
— Tu n’es pas obligée de suivre la courbe avec autant de
précision. Tourne ton volant.
Elle lui reprochait de couper ses virages. Elle avait raison.
Lorsqu’il était persuadé qu’il n’y avait personne en face de lui,
Frassati n’hésitait jamais à mordre sur la ligne médiane qui
séparait les voies. Il tournait en inclinant le corps sur le côté
comme s’il était en train de participer à un rallye. Lorsqu’il
tournait à gauche, il donnait l’impression, dans l’habitacle, de
basculer vers le siège passager. La manière dont on abordait
les virages en voiture n’était symbolique de rien du tout. Dans
la vie de tous les jours, il n’était capable d’aucune agressivité
et ne reflétait pas la même énergie qu’au volant. Son goût pour
les belles voitures ne venait pas d’une envie d’en découdre ou
d’aller vite. Ce qui l’intéressait dans les voitures haut de
gamme, c’était avant tout la paix feutrée qui y régnait et la
possibilité quand il en avait envie d’écouter la musique de
Vasco « Il Blasco » Rossi dans de bonnes conditions.
Il n’avait jamais pu se payer une voiture luxueuse, mais il
avait roulé deux ans dans une Volvo d’occasion et trois dans
une vieille Mercedes moutarde qu’il avait rachetée à un
collègue marocain. Le gars n’avait plus confiance en elle pour
descendre jusqu’au pays. La voiture n’avait cessé de le lâcher
ensuite, mais Roch appréciait le capitonnage de son habitacle.
Son intérêt pour les voitures ne dépassait pas cet attachement
au calme et à la discrétion. Il se moquait complètement des
caractéristiques du moteur, des performances sur route et de la
consommation d’essence.

Frassati traversa la zone industrielle de Langeais et se gara en


zone commerciale pour aller se chercher un sandwich. Il
préférait acheter de la nourriture au supermarché plutôt que
dans les commerces de proximité. Les contacts avec les
vendeurs étaient moins personnalisés, désagréables ou
chaleureux, et cela correspondait mieux à ce qu’il recherchait.
Il fallait arrêter de cracher sur les zones périphériques et leur
laideur sophistiquée.
L’architecture périssable et branlante de notre siècle y était
merveilleusement résumée. Les façades des supermarchés
étaient, avec le temps, de plus en plus travaillées. Elles avaient
des frontons cathédrales, des plafonds suspendus, de grandes
verrières lumineuses dont les vitres formaient des triangles et
d’autres formes géométriques. Certains centres commerciaux
avaient leurs propres fontaines tandis que celles du centre-ville
étaient laissées les unes après les autres à l’abandon. Les logos
étaient magnifiques et les enseignes majestueuses, en lettres
électriques. Cela valait tout ce qui s’était fait avant. Le
monument caractéristique de notre siècle était le hangar. Le
hangar aménagé en zone commerciale. C’était une
construction délicate, plane à un ou deux étages, dépliée et
surpliée en kilomètres de linéaires, et réglementée comme
l’était la construction d’un édifice religieux.
Il pensa au corps de Tomasi dans son petit cercueil de bois
corse. Il pensa à l’église, coincée entre la vieille tour et la
rivière et aux porteurs habillés de noir, comme dans la série
Les Sopranos.
Chaque supermarché avait son transept marchandises, sa
nef et ses galeries déambulatoires. Il y avait des mouvements,
des styles et des générations qui n’avaient rien à envier aux
écoles d’architecture et aux courants du passé. Le tout était
infiniment périssable et pouvait se décomposer à des vitesses
hallucinantes. Les hangars ne prétendaient pas à l’immortalité.
Un supermarché laissé sans entretien pendant trois semaines
enregistrait ses premiers signes de dégradation. Il y avait des
mauvaises herbes partout et des infiltrations immédiates, sur
les bords de la structure, des flaques d’humidité
qui remontaient des sols et transperçaient les fondations.
Cette dégradation intervenait bien avant le temps
des pillages et des ravages délinquants. Notre civilisation
est bâtie sur du sable mouillé. Roch Frassati se sentait aussi à
l’aise dans un supermarché que partout ailleurs. Il y trouvait
une chaleur et une sociabilité qu’aucun autre lieu moderne ne
lui offrait. Notre civilisation passerait plus vite qu’aucune
autre. Elle serait fugace, faite de routes infinies et de boîtes
d’allumettes.
Dans l’église de Salgetu, la chapelle d’origine enjambait la
rivière si bien que l’autel et le cœur étaient bâtis sur une arche.
Les pieds de la porte étaient formés de trois grands menhirs
qu’on avait déplacés d’un ancien temple païen et réutilisés à
l’époque chrétienne. La matière était immuable.
Comment appelait-on une enquête sans ambition d’aboutir
?
— Je suis un canard sans tête, pensa-t-il. Cela fait vingt ans
que je travaille pour un mort.

Alors qu’il revenait avec son sandwich et sa salade de pâtes en


barquette, Roch Frassati se retrouva nez à nez avec le Suédois
qu’il avait aperçu dans la salle à manger de la Clef d’Or. À
cause de sa blondeur remarquable, il le remit immédiatement
et considéra sa présence comme un signe du destin.
Le Suédois était attablé dans le bistrot presse devant un
sandwich et une assiette de frites. Roch Frassati s’avança
jusqu’à sa table et engagea la conversation. Son métier l’avait
immunisé contre la gêne qui consiste à aller au-devant de
personnes qui ne vous connaissent pas et n’ont aucun intérêt à
le faire. D’une manière générale, les gens n’ont rien contre être
interpellés par des inconnus s’ils dépassent les préjugés et la
méfiance initiaux. Malheureusement l’expérience veut
qu’une personne qui vous aborde le fait presque toujours
pour de mauvaises raisons qu’il s’agisse de vous prendre
de l’argent, vous délester d’une cigarette ou vous voler d’une
manière ou d’une autre. Comment appelle-t-on un détective
sans client ?
— Bonjour, Monsieur, tendit-il la main au Suédois qui la
prit mécaniquement. Je m’appelle Roch Frassati. Je suis
enquêteur privé. Je vous ai aperçu à l’hôtel de la Clef d’Or.
C’est bien vous, n’est-ce pas ?
L’autre acquiesça d’un mouvement du menton.
— Votre visage me dit effectivement quelque chose. Je
m’appelle Morg Behring.
— J’ai juste passé la tête dans le restaurant.
— Comment avez-vous dit que vous vous appeliez ?
— Roch Frassati.
— Asseyez-vous. Vous voulez commander quelque chose
ou vous préférez manger ce que vous avez avec vous ?
— Je vais me contenter de mon sandwich, si cela ne vous
embête pas. Je ne vais pas vous déranger.
— Vous ne me dérangez pas. Bien au contraire,
je commençais à m’ennuyer de moi-même.
— Je veux juste savoir si vous pouvez m’en apprendre un
peu plus sur un homme et son fils qui ont séjourné à l’hôtel la
nuit dernière.
Frassati tendit la photo qu’il avait de Denis Caplan.
— Qu’est-ce que vous lui reprochez ?
— Moi rien ou plutôt si. Cet homme a volé pas
mal d’argent à mon client. Je suis payé pour le retrouver.
— Et l’éliminer ?
— Non. Je n’ai aucune raison de le faire. Pour tout vous
avouer, je viens d’apprendre la mort de mon client il y a
quelques minutes. Mon enquête n’a plus beaucoup de sens
maintenant.
— Une mort naturelle ?
— Oui, sourit Frassati. En Corse, la mort par balles est une
cause naturelle de décès.
— Vous avez de l’humour.
Behring termina sa bière et fit signe au garçon d’en amener
deux autres.
— Je n’ai pas l’habitude de boire de l’alcool en matinée.
— Vous ferez une exception, n’est-ce pas ?
Morg Behring avait une petite trentaine d’années. Il était
blond avec des cheveux un peu trop longs pour son visage. Sa
mise était stricte avec un petit foulard de soie et une chemise
bleu ciel, ce qui lui donnait un air guindé et en même temps
aristocratique. Son regard était très clair et intense. Frassati se
demanda s’il n’était pas gay, mais c’était son accent
Scandinave qui donnait l’impression d’une certaine affectation
et non son allure générale.
— Cela fait longtemps que vous êtes en France, monsieur
Behring ?
— Vous pouvez m’appeler Morg.
— Entendu, Morg.
— Je partage mon prénom avec un héros de comics. Vous
connaissez peut-être ce personnage ? Morg est un personnage
de chez Marvel. C’est un chevalier envoyé par Galactus, le
destructeur de mondes. Morg a une force hors du commun et
une endurance sans limites. C’est un nom qui me va assez
bien, je dois dire.
— Je lis plutôt la concurrence. J’ai mes habitudes chez DC.
— Quel est votre personnage préféré ?
— J’ai un faible pour Captain Marvel. La façon dont il
passe de l’état de gamin malingre à celui d’homme tout
puissant m’a toujours fasciné.
— S.H.A.Z.A.M !, sourit Behring. Nous, les Norvégiens avons
une multitude de noms et de surnoms. C’est une longue
tradition qui, comme beaucoup d’autres, est en train de se
perdre. Savez-vous qu’il y a cinq ou six siècles, les Anciens
nous donnaient un nom qu’ils gardaient secret et qui servait
à nous protéger des mauvais esprits ? Tant que ce nom, qui est
son nom véritable, le nom spirituel, n’est pas prononcé,
l’enfant échappe aux sortilèges et aux mauvais sorts.
— Intéressant.
— Pour répondre à votre question, je suis de passage en
France. Je descends dans l’Aude où mon père a pris sa retraite.
Je ne sais pas s’il acceptera de me voir, mais j’aimerais avoir
une petite conversation avec lui, avant de passer aux choses
sérieuses. Je me suis arrêté ici quelques jours pour mener
quelques recherches.
— Vous êtes encore étudiant ?
— Plus vraiment. Je me suis installé récemment comme
fermier dans mon pays. Fermier biologique. Je cultive selon
des procédés expérimentaux que j’essaie de mettre au point. Je
chasse aussi. Mais ce n’est pas ce qui m’amène ici. Je termine
un ouvrage que j’avais entrepris lorsque j’étais plus jeune et
qui évoque l’histoire de l’Occident à travers les âges. La
Touraine est un endroit extrêmement intéressant de ce point
de vue. J’aimerais comprendre ce qui fait que la
région, comme votre pays du reste, est devenue tout à coup si
périphérique. Il y avait une telle beauté dans ces châteaux, une
telle intelligence, une telle majesté et puis… flop… la
modernité est comme passée à côté de vos qualités. Bien sûr,
vous avez gardé les châteaux qui restent merveilleux, mais
toute cette France, tout ce que je considère comme le cœur de
notre Occident chrétien a comme été dissoute dans le cours du
temps et surpassée par un âge industriel, moche, médiocre
et cosmopolite. Je n’étais jamais venu dans la Loire avant.
L’impression est saisissante, vous ne trouvez pas ? Tout ce qui
nous entoure est tellement d’hier, tellement dépassé. C’est très
beau, mais si poussiéreux. Pourquoi est-ce que votre pays a,
par endroits, été figé pour l’éternité et, à d’autres, est entré en
décomposition ?…
— Je ne sais pas, répondit Frassati. Je suis Corse. Je ne me
sens pas vraiment concerné par le déclin de l’Occident.
— Le peuple Corse serait-il immortel ?
— Surtout pas. Il prend plaisir à se tuer lui-même et au
rythme qu’il a choisi. C’est notre seul privilège.
Roch Frassati tombait progressivement sous le charme de
Behring dont la voix était à la fois mélodieuse et assurée.
C’était d’autant plus remarquable évidemment qu’il
s’exprimait dans une langue étrangère. Frassati n’avait pas
besoin de le relancer : il parlait et son discours se déversait en
lui avec le plus grand naturel et l’apparence d’une imparable
logique.
— Mon étude porte sur les conditions d’apparition de la
décadence dans nos sociétés, modernes essentiellement. Je
voudrais savoir comment on est passé de la royauté, de votre
Napoléon (il était Corse, n’est-ce pas ?) à vos… riots… les
émeutes de banlieue c’est ça. J’ai un ami qui vit à Aulnay-
sous-Bois, près de Paris. J’ai eu l’occasion d’y faire quelques
brefs séjours. C’est absolument sidérant. Il y a certes la
différence entre les villes et les campagnes, mais ce n’est pas
que ça. C’est l’âme occidentale qui est en train de perdre du
terrain. Vous n’habitez plus dans un seul pays, mais au
moins dans deux. Les règles sont différentes, la morale et
la culture n’y ont plus aucune attache commune. Et je
ne parviens pas très bien, pour le moment, à voir qui est le
responsable de tout cela. Il y a bien sûr des éléments objectifs :
l’immigration, la pauvreté, le socialisme. Encore que je ne sois
pas certains que la pauvreté soit un facteur de dégringolade si
important. Elle n’entraîne pas forcément une explosion de la
délinquance quand la structure morale du pays est cohérente et
bien tenue. Il y a ces éléments objectifs donc et à côté de
ça, un petit quelque chose qui m’échappe et qui
semble atteindre la France bien plus fort que la Norvège.
Nous avons aussi nos peuplades exotiques, nos négros et
nos immigrés, nos gays et nos politiques qui passent à tout ce
petit monde leurs mauvaises habitudes. Mais vous avez un
petit quelque chose en plus qui fait qu’ici tout est à la fois plus
laid ou plus magnificent.
— Vous êtes nationaliste ?
— Oui, je crois qu’on peut dire cela. Je le serai encore plus
dans un an ou deux, me semble-t-il. Si vous voulez savoir, j’ai
certaines choses qui se mettent en place dans ma tête au fil de
mes rencontres, qui ne sont pas encore complètement
transparentes. J’ai encore besoin d’explications, mais je sais
que ma vie trouvera son sens lorsque j’aurai éclairci la
situation. Je pourrais tout aussi bien finir comme politicien que
comme…
Behring s’interrompit en plein milieu de la phrase. Frassati
le sentit se retirer en lui. L’impression était étrange. Comme
s’il venait de trouver quelque chose ou de buter sur une idée
intéressante.
— Que comme ?
— Que comme, je ne sais pas. Militant,
syndicaliste, agitateur public, présentateur télé ou mass
murderer. Je pourrais essayer de faire réagir le pays. Être le
détonateur d’une explosion en chaîne. Démarrer
quelque chose.
— Permettez-moi de douter du nationalisme. C’est une
usine à emplir les cimetières, pas autre chose. La plupart des
nationalistes de mon pays sont aussi des truands. Je ne dis pas
que c’est quelque chose d’automatique, mais c’est une voie qui
ne mène jamais nulle part. Vous voulez savoir ?
— Oui.
— D’une certaine façon, je vous envie. Je n’ai jamais réussi
à avoir cet espoir. Je n’ai jamais cru un seul instant qu’on
puisse changer quoi que ce soit. Assez peu de choses
m’intéressent et je crains que non, on ne puisse pas faire
grand-chose sur ce terrain-là. Le monde est tel qu’il est et tel
qu’il sera demain. Pourquoi n’est-il plus comme il a été ?
C’est toute la question. Contrairement à ce qu’on croit,
l’homme naît avec son passé devant lui et le futur derrière lui.
Cela vaut pour les jeunes et les moins jeunes. Allez
comprendre.

Roch Frassati était assez content de sa dernière réplique. Il en


profita pour avaler quelques gorgées de sa bière, tandis que
Morg Behring réfléchissait devant lui. Ses yeux étaient fixes et
pétillants. Ses joues s’étaient parées de médaillons rosés
comme si l’agitation intérieure qui l’habitait dégageait de la
chaleur.
— Lorsque j’étais gamin, poursuivit Behring, je pensais
que j’étais capable de voir l’avenir. Je me rends compte vingt
ans plus tard que c’était la vérité. Plus je regarde en arrière,
plus je visite de vieux monuments et plus je vois ce qui va se
passer. Notre époque est une époque bizarre. Le temps y est
partout sens dessus-dessous. Tourneboulé, vous dîtes.
Accélère. Ralentis. Tordu. Ici même plus encore parce qu’il y
a une telle concentration d’histoire et un tel ralentissement
des choses. Cela fait cinq jours que je suis ici. J’ai
l’impression que je ne pourrai jamais poursuivre ma route.
Mon cerveau est traversé par des idées que je n’aurais jamais
eues ailleurs et qui me commandent de rester en place. Elles
m’affadissent et me renforcent. Il y a des jours où je me lève
sans aucune vigueur et à l’article de la mort. D’autres où j’ai
l’impression que je pourrais bâtir un monde.
— Vous êtes peut-être en dépression, sourit Frassati.
— Je voudrais revenir en arrière de quelques siècles,
renouer avec les vraies traditions. En tant que Corse, vous
n’êtes pas attaché aux vieilles règles de l’honneur, à la famille
et à la façon dont on vivait autrefois ? Vous devez bien
ressentir que les choses ne vont pas. Que nous ne faisons pas
du tout ce qu’il faut.
— Je ne voudrais pas retourner en arrière pour tout l’or du
monde. Quant à remonter le temps, vous savez bien que c’est
impossible. Personne ne l’accepterait. Même les conservateurs
les plus farouches ne le voudraient pas.
— Oh, il y a tellement de choses qu’on croit savoir et qui
sont fausses. Si je vous disais que tout à l’heure, lorsque nous
discutions, j’ai cru entrevoir mon propre futur. Cela n’a duré
que quelques secondes, mais une fenêtre s’est ouverte en moi
qui m’a donné un accès à ce que j’allais vivre dans quelques
années. Vous me croiriez ?
— C’est assez différent. Vous avez cru voir votre
futur, mais ce n’était certainement qu’une idée de celui-ci, une
visualisation d’un avenir possible.
— Peut-être bien. Peut-être pas. Comment puis-je vous
aider, Monsieur Frassati ?
— Je suis à la recherche de cet homme. J’aimerais
simplement que vous me préveniez si vous le voyez.
Le Norvégien observa une nouvelle fois attentivement la
photo de Denis Caplan.
— Je vous laisse mon numéro.
Frassati nota son numéro de portable sur un morceau de
papier arraché à la nappe et le tendit à Behring.
— N’hésitez pas à laisser un message. Je réponds assez peu
en direct.
— C’est tout ? interrogea le Norvégien.
— Oui. Je ne suis pas quelqu’un de compliqué.
— Je pensais que vous alliez me demander de dénoncer cet
homme à la police ou même de le tuer si je le rencontrais.
Behring lui adressa un clin d’œil qui le désarçonna. Les
mots du Norvégien n’étaient que des paroles en l’air, il le
savait, des mots d’esprit ou des traits d’humour, mais sa
conversation, par la façon dont il s’exprimait, laissait penser
qu’il était dangereux de continuer le face à face avec ce type.
— Je crois savoir ce que vous pensez. Idle hands are the
devil’s playthings (iii). Vous connaissez le proverbe ? Si vous
restez ici à discuter, c’est que vous n’avez pas grand-chose de
mieux ou de pire à faire, pas vrai ? Je peux sentir ces choses-
là. Ce que vous avez de mauvais en vous ne demande qu’à
s’exprimer.
— Vous vous prenez pour le diable ?
— Je ne suis pas le diable, rassurez-vous Monsieur Frassati.
Pas encore.
Frassati se leva. Il déposa un billet de cinq euros sur la table
et salua Behring qui ne lui répondit pas. Le Norvégien
semblait de nouveau réfugié dans ses pensées. Il avançait vers
un futur qu’il ne s’était pas encore donné, mais qui lui tendait
les bras. Le reste de sa vie ne servirait qu’à habiller les visions
qu’il avait eues ce jour-là.

Frassati remonta en voiture. Il n’avait emporté aucun disque de


chant corse avec lui cette fois. Il n’était qu’exceptionnellement
soumis à la Sehnsucht, mais l’échange avec Behring lui avait
donné envie d’écouter quelque chose qui lui rappelait son île.
Il aimait le rock depuis son plus jeune âge. Il écouta le
dernier album de Desert Hearts et sentit la tristesse
irlandaise dégouliner tout autour de lui. Cette musique
rageuse et mélancolique lui allait droit au cœur.
Comme dans les films, il se mit alors à pleuvoir. La menace
avait tourné autour de lui toute la matinée et avait attendu
l’après-midi pour passer à l’acte. L’averse se changea en un
véritable orage composé de gouttes lourdes libérant, à l’impact
sur le pare-brise, d’élégantes fumerolles bleues. Comme il
n’entendait plus rien au chant de Charlie Mooney, il alluma
la radio et poussa un peu le son.
Les informations relataient une série de phénomènes et de
comportements étranges qui avaient affecté la population
locale. Personne ne se risquait encore à avancer des
explications, mais il semblait bien que, depuis quelques jours
dans la région, le comportement de dizaines de personnes était
sérieusement altéré. Les faits divers se multipliaient, plus
loufoques les uns que les autres. La folie du monde est
inépuisable.
Frassati se téléporta à U Castella à plus de mille mètres
d’altitude. Les contours imaginaires de la grande forteresse de
bronze lui rappelaient l’architecture de la centrale de Chinon.
Les hautes tours étaient ensevelies sous des tonnes d’éboulis et
confondues avec le temps dans l’arête montagneuse que
joignaient les marcheurs en randonnée. Son esprit vagabonda
entre les vestiges de l’âge de bronze, les ossements
ensevelis et le souvenir d’un cul de prisuttu que son ami
Tomasi découpait au couteau.
BON POUR LA VIE !
Ce que le nucléaire peut faire pour vous…

Il n’y avait plus grand-chose dans la vie de Lucien Robert qui


le motivait. À quatre-vingt-sept ans, il avait bien vécu et avait
eu la chance de ne connaître aucun pépin de santé sérieux. Il
continuait à fumer deux ou trois cigarettes par jour et mangeait
à peu près ce qu’il voulait. Lucien était suivi pour le diabète et
aussi pour une légère arythmie cardiaque que le docteur
Dubreuil, son médecin traitant, encadrait par une prise de
pilules régulière et des contrôles trimestriels approfondis.
Pour un homme de cet âge, il n’était pas à plaindre. Il vivait
encore chez lui et se déplaçait plutôt allègrement. Il pouvait
parcourir les cinq cents mètres qui le séparaient des
commerces en un temps tout à fait respectable et porter sur le
chemin du retour un sac de deux ou trois kilos garni des
courses du jour. Sa fille qui habitait à quelques kilomètres lui
achetait des packs d’eau et de lait au supermarché. Ils y
allaient chaque mois une fois ensemble ce qui lui permettait de
faire des stocks de conserves et de produits non périssables à
la cave.
Depuis la mort de sa femme, il y a huit ans, Lucien Robert
s’ennuyait comme une bûche. Cela faisait bien sûr plus de
quarante ans qu’il n’aimait plus vraiment Suzanne, mais il
s’était habitué à sa compagnie et à leurs engueulades. Son
épouse était, comme on l’est à cet âge-là, son seul public, sa
seule ennemie et unique confidente. Suzanne avait fini avec un
Alzheimer.
Son mari n’avait pas aimé ses dernières années, même si
avec le recul, il avait préféré cette femme malade,
qui l’ennuyait toute la journée et ne le reconnaissait plus au
silence désespérant de maintenant. Lucien parlait à son chien
Rex. Il l’embrassait, le caressait, lui confiait deux ou trois
pensées à voix haute, mais il n’oubliait jamais tout à fait que
c’était un chien. Rex était fidèle et comme lui plus très frais. Il
se traînait depuis son panier jusqu’au bout du jardin avec une
réelle difficulté. Il avait du sang dans les urines depuis trois
ou quatre mois et une haleine de cannibale. Le
vétérinaire avait assuré que c’était juste l’âge, mais le chien
n’irait pas loin avec ça. Il était rincé et avait un
aboiement caverneux de caniche qui sortait de son bec de
setter irlandais.
Pour le reste, Lucien n’avait rien à faire. Il ne bricolait plus,
car cela l’emmerdait. Il avait équipé toute la famille en
meubles rustiques qu’il fabriquait jadis avec soin dans sa
remise. Sa fille et son fils étaient maintenant sexagénaires et
sentaient le schnock. Ils se foutaient bien d’améliorer leur
intérieur. Les meubles rustiques étaient affreusement démodés
et dégoûtaient tout le monde. Si Lucien venait à mourir, le
premier truc que feraient des acheteurs serait de démonter sa
magnifique cuisine intégrée en chêne massif, un truc qu’il
avait mis des centaines d’heures à fabriquer. Il n’allait pas
l’emmener avec lui de l’autre côté. Il ne regardait plus le
football à la télé. Il avait vu trop de matchs et il ne connaissait
plus les noms des joueurs. Ils ressemblaient tous à des robots.
Il aimait les petits joueurs. Il n’écoutait plus la radio. Il
n’aimait plus la musique. Tout ce qu’il avait apprécié pendant
sa vie d’homme l’ennuyait. Tout l’avait lassé peu à
peu, éteignant progressivement son intérêt pour les choses : le
jardinage, le bricolage, la lecture, le football, etc. Il n’y avait
plus rien si ce n’est feuilleter les journaux gratuits de petites
annonces avec un crayon à la main pour entourer les affaires
qu’il ne ferait pas. Il ne savait pas pourquoi, mais il adorait lire
les descriptions pendant des après-midi entiers. C’était un truc
comme un autre, ni pire, ni meilleur et qui lui avait toujours
paru moins idiot que de faire des mots croisés ou des grilles de
sudoku. Cela permettait de passer le temps sans se donner
l’illusion qu’il servait encore à quelque chose.

Le matin, à 8 heures, Lucien fumait une roulée entre chez lui


et le cimetière. Il pénétrait par l’entrée principale et allait
passer un coup de loque sur la tombe de sa femme. Il arrosait
les fleurs pourries, arrachait les mousses et les herbes folles
qui poussaient au pied du marbre. Comme il passait tous les
jours, il n’y avait en réalité plus grand-chose à faire depuis des
lustres. Il faisait reluire le marbre et débarrassait la dalle de
la poussière imaginaire. Il mouillait son chiffon, remplissait un
arrosoir un jour sur trois au robinet de l’allée centrale, et
inspectait la tombe. Quand il en ressentait le besoin, il disait «
bonjour, Suzanne » tout haut devant la tombe, mais il ne
racontait jamais rien d’autre, comme le font parfois les vieilles
personnes qui décarochent. Parfois, il tombait sur Laurent,
le gardien, qui démarrait sa journée et ils avaient une petite
conversation sur le temps qu’il fait ou ce genre de choses.
Ce matin-là, Lucien ne vit personne à l’entrée. Le ciel était
chargé de nuit, la lumière étonnante même pour une journée
d’automne. Les nuages rasaient les tombes de près et glissaient
plus rapidement que d’ordinaire dans le panorama. Tout le
monde s’habituait progressivement à ce qu’il n’y ait plus de
vent. Cela en devenait surprenant quand il soufflait un peu. Le
vent était froid et chargé d’humidité bleue. Alors qu’il
s’approchait de la tombe de sa femme, située dans le quart
nord-est du cimetière, il distingua une silhouette familière. Il
crut que sa vue lui jouait des tours, mais il ne put bientôt plus
échapper à ce qu’il voyait. Il ne savait pas trop comment il
devait réagir. Sa femme était devant la tombe. Il la reconnut de
dos et dut s’approcher encore pour en être sûr, tant cela
lui paraissait impossible. C’était bien sa femme. Lucien hâta le
pas puis ralentit pour ne pas l’effrayer. Entendant ses pas sur le
gravier, elle se tourna vers lui et le salua poliment.
— Suzanne ? il murmura.
Sa femme lui sourit. Il sentit son cœur qui s’emballait dans
la poitrine et dut respirer à pleins poumons pour ne pas
défaillir.
— Bonjour, Monsieur, répondit Suzanne en le regardant
l’air ahuri et un brin interrogatif.
— Suzanne, c’est toi ?
Il était à deux mètres d’elle, mais n’osait pas l’approcher.
Sa femme était habillée avec de vieux vêtements dégoûtants et
usés de vieille femme négligée. Elle avait les cheveux
dégueulasses et gras. Son visage n’était pas en mauvais état,
mais elle n’était pas soignée et il sentait qu’elle puait un peu,
même à distance.
— Suzanne, qu’est-ce que tu fais là ?
— Je nettoie la tombe de mon mari, comme tous les matins.
Elle paraissait perdue. Il le voyait dans son regard. Elle
n’avait aucune idée de qui il était et essayait de ruser pour ne
pas qu’il s’en aperçoive. C’était une stratégie d’évitement
assez typique des malades d’Alzheimer pour ne pas perdre la
face.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ? Ce n’est pas possible.
— Je ne sais pas, dit-elle. Je nettoie la tombe de mon mari,
Monsieur.
Il s’approcha d’elle et lui prit le bras. Il sentit la chair
s’enfoncer mollement sous ses doigts comme un bras normal.
Il ne rêvait pas.
— C’est moi, lui dit-elle. Je suis Lucien, ton mari, Suzanne.
JE suis ton mari.

Suzanne se rengorgea, essaya de détourner le regard, mais


Lucien la prit aux épaules et la força à le regarder.
— Tu ne te souviens pas de moi, n’est-ce pas ? Ce n’est pas
grave. Mais qu’est-ce que tu fais là ?
— Je crois que je perds la boule, Lucien. Je crois que je
perds la mémoire, soupira-t-elle en minaudant comme une
enfant prise en faute. Je suis désolée.
— C’est pire que ça, ma Suzanne. C’est moi qui
viens nettoyer ta tombe d’ordinaire. Tu es morte depuis huit
ans. Tu ne peux tout simplement pas être là. Tu es morte, tu
entends.
Elle leva ses yeux incrédules. Il continuait de la maintenir
face à lui, mais il ressentait comme elle de la peur et la lâcha
finalement.
— Je suis désolée, se mit-elle à pleurer. Je ne savais pas…
je ne savais pas.
Il la prit de nouveau dans ses bras. Elle était dégoûtante et
sentait l’urine. C’était une femme si soignée. Elle pleura
contre son épaule et lui regardait la tombe derrière elle qu’elle
venait de lustrer et qui brillait de mille feux.
— Qu’est-ce que tu fais ici, ma Suzanne, répéta-t-
il plusieurs fois. Où est-ce que tu habites ?
— Là-bas, dit-elle. J’ai mes affaires dans le cabanon.
Elle désigna un petit hangar au fond du cimetière qui était
habituellement fermé à clé. Le gardien y entreposait du
matériel pour les cérémonies, des cordes et des outils. Ce
n’était pas un cabanon et encore moins un endroit où habiter.
— Ce n’est pas possible, il répéta.
Il ressentait la peur au fond de son cœur. Son paletot ne le
protégeait plus du froid. Il y avait de la glace partout autour de
lui. Tandis qu’il la serrait dans ses bras, son regard se posa sur
la tombe derrière elle. Il remonta le long de la pierre tombale
et vit avec effroi que les inscriptions avaient été modifiées
dans la nuit. Ce n’était plus le nom de sa femme qui y était
inscrit. C’était le sien. Lucien eut un peu de mal à y croire,
mais c’était ce qui était écrit. Lucien Robert, 4 février 1925 –
16 avril 2010.
Il n’avait plus les réflexes nécessaires pour réfléchir. Il
s’agrippa à son épouse qui continuait de soumaquer.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? il balbutia.
— Je crois que je perds la tête, s’excusa-t-elle encore.
Aucun d’eux ne savait. Est-ce qu’elle avait oublié qu’elle
était morte ? Est-ce que la maladie pouvait être assez forte
pour cela ? Est-ce qu’on pouvait en oublier sa propre mort et
revenir parmi les vivants ? Est-ce que les choses avaient
tourné différemment de ce qu’il avait cru depuis huit ans ? Ce
n’était pas possible. Cela ne se pouvait tout simplement pas.
Suzanne lui proposa d’aller prendre un petit remontant dans
sa cabane et ils marchèrent tous les deux tranquillement entre
les tombes. Au fil des années, Lucien avait mémorisé les noms
des morts alentour. Ils lui étaient familiers et il ne remarqua
rien d’extraordinaire. Suzanne poussa la porte de la cabane.
L’intérieur était aménagé sommairement, mais ressemblait à
un mobil-home de deux ou trois mètres carrés. Il y avait une
petite table et deux chaises, une étagère avec des boîtes
dessus, un petit lit de camp sur le côté droit.
— Entrez donc Léon, l’invita-t-elle comme si elle avait déjà
oublié qui il était.
Et il entra. Elle lui demanda de s’asseoir et lui servit un
fond de vin blanc infect. Sa cabane puait la pauvreté. Il
y faisait froid comme au-dehors. Lucien porta le verre à
ses lèvres. Ses mains tremblaient. Ils restèrent un moment sans
rien dire. Suzanne n’avait rien à raconter et lui non plus. Elle
lui dit qu’elle était mariée, qu’elle s’occupait comme elle
pouvait depuis que son mari était mort. Elle ne savait plus rien
sur rien et débitait, comme durant les dernières années de sa
vie, des formes de souvenirs creuses et sans véritable
consistance. C’était le cerveau qui meublait les silences avec
des mots. Il allait piocher de vieilles phrases que Suzanne avait
prononcées par le passé et les servait en dehors de tout
contexte. Elle parla de leur fille, mais la personne qu’elle
évoquait n’avait rien à voir avec celle qu’ils avaient eue
ensemble. Lucien restait immobile et acquiesçait en faisant des
mouvements de la tête. Il ne se sentait même plus mal. Il ne
sentait plus le rythme de son cœur. Il n’avait plus
vraiment froid. Le vin blanc était âcre et moisi.
Il passa une petite heure avec elle et prit congé poliment.
Suzanne le laissa partir et lui dit de ne pas hésiter à repasser,
que cela lui ferait plaisir.
— C’est vrai, on s’ennuie tellement à nos âges, dit-elle.
Mon mari sera content de vous revoir. Où est-ce que vous avez
dit que vous l’avez connu ? conclut-elle.
— À la SNCE. Je travaillais avec lui comme roulant. Désolé
de vous avoir dérangée, Madame. Et merci pour le vin blanc.
Il s’éloigna en marchant. Son pas était plus lent qu’à
l’accoutumée. Il marchait entre les tombes et
avait l’impression que ses pieds ne touchaient plus terre. Il
n’entendait pas les graviers qui crissaient sous ses souliers. Ce
n’était pas très bon signe pour la suite. Il décida de rentrer
chez lui et toucha le trousseau de clés au fond de sa poche de
pantalon pour se rassurer.
11
LE DERNIER REPAS

Lorsque Denis se présenta dans le hall de réception de l’hôtel,


il constata que la peinture avait été refaite. La tapisserie qui lui
avait sauté aux yeux lors de la découverte de l’hôtel avait été
remplacée par une peinture blanche du plus bel effet. Plus
étrange encore, et à considérer qu’elle ait été appliquée
pendant la journée, la peinture ne dégageait aucune odeur
comme si elle avait séché de manière ultra rapide.
Une femme d’une petite soixantaine d’années était derrière
le comptoir qu’il identifia en raison de sa ressemblance avec sa
fille. Ian se tenait derrière lui et était pressé de monter dans la
chambre, son père lui ayant promis qu’il le laisserait regarder
un dessin animé. La sensation de déjà vu qu’il avait éprouvée
en retournant deux jours de suite au même endroit se changea
en un sentiment d’étrangeté. Il lui était impossible d’éprouver
la sécurité qu’inspiraient généralement les endroits familiers.
— Bonsoir, Madame, se présenta Denis. Je souhaiterais
réserver une chambre pour mon fils et moi.
— Vous avez de la chance, répondit la mère d’Ana, à peu
près exactement comme l’avait fait sa fille la veille, il me reste
une chambre. Avec des lits jumeaux.
— Je sais, eut-il envie d’ajouter. La dernière chambre libre,
mais il se retint. C’est une excellente nouvelle.
— J’aurais besoin de votre nom pour l’enregistrement. Est-
ce que vous prendrez le repas du soir au restaurant ?
— Oui, il se tourna vers Ian, je suis avec mon fils. Denis
Martin. J’ai dormi ici hier soir. Votre fille n’est plus là ?
— Elle ne se sentait pas bien aujourd’hui. Elle est restée
dans sa chambre.
— J’espère que ce n’est pas trop grave.
— Non. Dans son état, il y a des hauts et des bas. Et, entre
nous, elle n’est pas très courageuse.
La mère d’Ana lui ressemblait. Elle avait les cheveux plus
sombres, des traits du visage qu’on imaginait assez bien
comme ayant pu façonner ceux de sa fille. Elle était aussi plus
fine, sèche et nerveuse, caractère que lui avaient conféré des
décennies de mouvement auxquelles sa fille n’avait pas eu
droit. Elle répondit au téléphone tout en remplissant le registre
de l’hôtel. Elle indiqua que l’hôtel était désormais complet,
mais que le restaurant était ouvert à un voyageur de passage.
Elle s’excusa, édita la facture de Denis sur l’imprimante
qui était à côté du comptoir, nota deux ou trois choses sur un
carnet et remit la clé de la chambre à Denis.
— Chambre 12. Vous connaissez l’établissement. Il y a une
taxe de séjour.
Le téléphone sonna à nouveau. C’était de toute apparence
un soir de forte activité. Denis se dit qu’il avait de la chance de
n’être pas arrivé cinq minutes plus tard. En montant les
escaliers, il fut pris d’une affreuse quinte de toux qui
l’immobilisa sur le palier du premier étage et fit résonner les
murs.
— Ça va, papa ? demanda Ian.
— Oui, oui, dit-il pour le rassurer, tandis que la tête lui
tournait. La toux l’avait privé d’air et il éprouva du mal à se
tenir debout.
Denis ouvrit son mouchoir et y déversa l’équivalent de
trente grammes de pus brunâtre. Sa morve sentait les produits
chimiques et la merde. Il ne savait pas pourquoi, mais c’était
l’odeur de métal qui le dérangeait le plus, un mélange
d’ammoniac, de mercure et de fer rouillé, qui restait longtemps
dans l’air après qu’il se fut mouché. Denis était certain que la
pollution et l’alimentation avaient laissé en lui des
traces chimiques, des micro-milligrammes de débris que
son organisme n’arrivait pas à évacuer et qui grippaient le
fonctionnement de son système respiratoire. Les particules
parasites étaient absorbées par ses organes, recouvertes de
chair, mais provoquaient des lésions et des infections qui
dégageaient cette odeur de mort. Comment avait-il pu vivre
avec ce rhume pendant des mois et ne pas s’en soucier outre
mesure ? Il prit la décision de se rendre chez le médecin une
bonne fois pour toutes, mais réalisa qu’il n’en connaissait pas.
Il était peu probable qu’un médecin inconnu lui apporte
quoi que ce soit de pertinent. Il l’examinerait, diagnostiquerait
une sinusite et lui administrerait ce qu’on donne dans ces cas-
là, comme s’il souffrait depuis une semaine et pas depuis
quatre mois. Cela ne servirait à rien, si ce n’est à empoisonner
son corps un peu plus. Aucun médecin ne pourrait en une seule
fois prendre la mesure de ce qui l’affectait. L’époque n’était
plus aux médecins de famille parce que les familles
n’existaient plus.
La chambre 12 était celle qu’ils avaient occupée la veille.
Ils reprirent leur place et tandis que Denis se douchait, Ian
regarda Yakari sur le câble.
— C’est drôle, il dit à son père qui n’entendait rien. Mais
c’est le matin normalement, Yakari. Je ne savais pas que
c’était aussi le soir.
Le gamin adorait ce dessin animé. Il adorait tous les dessins
animés. Denis avait interrogé Ian sur ses habitudes en la
matière et ce qu’il lui avait répondu ne l’avait pas surpris. Sa
mère n’hésitait pas à le mettre de longues heures devant la télé,
tandis qu’elle s’amusait sur son ordinateur ou préparait le
repas. Ian connaissait à peu près tout ce qui existait. Il
connaissait le DinoTrain, Scoobidoo, Batman, Foot 2 Rue, le
Petit Vampire, les dessins animés de Dreamworks et Pixar, les
Transformers et quelques dizaines d’autres. Si j’étais resté
avec lui plus longtemps, nous aurions pu faire des tas
d’activités, pensa Denis, jouer au football, aux billes ou au
karaté dans la salle à manger, mais surtout pas regarder la
télévision qui était une fenêtre ouverte sur les pires conneries
que proposait la civilisation.
Sa relation avec Camille s’était détériorée le soir où elle
avait préféré regarder Silence, ça pousse plutôt que de lire un
livre en écoutant de la musique dans la chambre à coucher. Il
était monté seul et s’était endormi avant qu’elle ne le rejoigne.
Il avait détesté cette sensation de la savoir au rez-de-chaussée
en train de ne rien faire sans lui. On ne pouvait pas vouloir
être un couple et agir de cette manière. Le couple
consistait avant tout à ne rien faire ensemble. Surtout pas à
s’ennuyer séparément. La télévision faisait du mal à ceux qui
la regardaient, voilà ce qu’il pensait. Elle n’épargnait pas les
enfants qui devenaient alors de petits êtres dépendants et
serviles. La plupart des gens étaient de son avis, ce qui ne les
empêchaient pas de s’équiper d’antennes paraboliques
coûteuses, d’abonnement au câble et de considérer que
disposer d’une centaine de chaînes était un grand progrès pour
leur équilibre personnel.

Tandis qu’il se douchait, Denis songea à quel bon père il aurait


pu être s’il n’en avait été un très mauvais. Il réalisa que sa
pratique avait été à des années-lumière de ce qu’il considérait
comme la bonne façon de faire. Que s’était-il passé en vérité ?
Il rentrait volontairement tard du travail, ne s’occupait pas
beaucoup de Ian et entrait dans de violentes colères lorsqu’il
avait l’impression que les éléments se liguaient contre lui et sa
bonne volonté. Camille lui faisait des reproches ; Ian était
capricieux et tyrannique par l’attention permanente qu’il
réclamait. Il n’avait pas le souvenir de les avoir maltraités au-
delà de ce qu’il était admissible, jusqu’au jour où, pour des
raisons qu’il ignorait encore quatre ans après les faits, elle
avait porté plainte contre lui pour « coups et blessures ».
Camille avait menti à toutes leurs connaissances, à la
gendarmerie et à l’assistante sociale et décidé de mettre des
kilomètres entre son fils et lui. Elle était allée jusqu’à
prétendre qu’il n’était pas le père de Ian. Tout le monde
avait fait semblant de la croire. Elle était la victime
officielle d’un harcèlement conjugal, avec menaces et
violences physiques – qu’aucun médecin n’avait constatées –
et lui, un affreux personnage, instable et incapable de soutenir
financièrement les besoins du foyer. Il n’en avait pas fallu plus
pour qu’il se hisse à la hauteur de la mauvaise réputation
qu’elle lui avait fabriquée.
Denis avait mal réagi, mais qui aurait réagi autrement ?
Camille l’avait poussé à bout et l’avait agressé délibérément
en mettant en cause ce qu’il avait de plus cher. C’était cela la
vérité, mais il n’avait pas cessé de les aimer pour autant. Leur
quotidien était devenu un échange permanent de
récriminations, de crises de nerfs et d’exigences qu’il ne
pouvait pas satisfaire. Est-ce qu’il l’avait frappée comme elle
l’avait prétendu ? Il n’avait jamais fait de mal à une mouche,
quel que soit son sexe. Voilà pourquoi il était parti.

Cela faisait trois jours qu’il n’avait pas repensé à tout ce qui
s’était passé lorsque Camille et lui s’étaient séparés. L’idée
d’être à nouveau poursuivi par ces mauvais souvenirs alors
qu’il venait de s’offrir trois jours de bonheur avec son fils le
dérangea. Il fit un effort pour se dégager de ces pensées
négatives. Il faudrait qu’il se débarrasse du portable de
Camille. Et puis Ian l’attendait dans la chambre. Il était temps
de descendre pour le dîner. Il s’essuya, se rasa – il préférait se
raser le soir plutôt que le matin –, se rhabilla et prit Ian dans
ses bras pour regarder avec lui le dernier épisode de Yakari.
Petit Tonnerre, le poney du héros, avait fui le campement
pour prendre part à une compétition secrète où officiait un
étalon noir baptisé « l’esprit des chevaux ». Le poney était le
véritable héros de cette histoire. Yakari, relégué aux marges de
l’épisode, l’attendait impuissant après avoir échoué à se mettre
sur sa piste. On pouvait être le héros d’une série et n’y jouer
qu’un rôle secondaire. C’était ce qui se passait pour lui dans sa
propre vie jusqu’à avant-hier. Il avait été débordé par les
figurants et déporté à la périphérie de son existence. Le dessin
animé n’était pas d’une gaieté folle et Grand Aigle, qui sauvait
la mise au petit indien d’ordinaire, n’y faisait aucune
apparition. Ce personnage n’existait pas dans le monde réel.

À la fin du dessin animé, Denis descendit avec l’enfant dans la


salle du restaurant. Sur le chemin, il hésita à aller taper à la
porte de la jeune femme pour lui signaler qu’il était revenu au
bercail. Il laissa les toilettes sur sa droite et s’avança en
direction de l’escalier qui menait à l’appartement de la jeune
femme. À trois mètres de la porte, il fut rattrapé par la mère
d’Ana qui l’avait suivi ou du moins donnait l’impression de
vouloir l’intercepter.
— Je peux vous aider ? l’interpella-t-elle.
— Je cherchais les toilettes, mentit-il.
— Elles sont sur la droite. De l’autre côté.
Denis fit demi-tour et se demanda pourquoi sa mère
cherchait à protéger l’entrée de la chambre de sa fille. Était-il
arrivé quelque chose à Ana ? Il retourna en salle et commanda
deux plats du jour pour Ian et lui. Le sauté de veau au curry et
jardinière de légumes arriva trois minutes plus tard, servi dans
des assiettes brûlantes.
— Tu aimes ça ? demanda-t-il à Ian.
— Oui, c’est pas mauvais, répondit l’enfant.
— C’est quoi ton plat préféré ?
— Les pâtes et puis les moules frites. J’adore les moules
frites.
— Je t’emmènerai manger des moules frites, un jour, près
de chez mes grands-parents. Tu sais que c’est là-bas qu’il y a
les meilleures moules frites du pays.
— Dans le Nord, oui, répondit encore Ian. Le Grand Nord.
C’était une destination mythique pour lui où cohabitaient
désormais le Père Noël, des ours polaires et des mineurs au
visage noir. Denis se demanda un instant quel effet pouvait
avoir sur un enfant le fait de n’avoir grandi nulle part, de ne
plus avoir de véritable lieu de naissance ou d’enfance, dans
lequel s’enraciner. S’il en était parti assez jeune, il avait, tout
comme Camille qui était originaire de la Somme, grandi
avec l’idée qu’il venait du Nord. Il connaissait quelques mots
et expressions en ch’ti que sa grand-mère et son grand-père lui
avaient appris. Il allait à la ducasse, buvait de la bière et
partageait une forme de respect régional pour la culture
ouvrière. Ian était né à Lille et n’avait fait que passer au Mans.
C’était un enfant qui, comparé à d’autres, n’était pas
malheureux : il avait de quoi manger, de quoi s’habiller et, à sa
façon, une mère et un père maintenant. Mais il n’avait pas de
territoire de référence, pas de petits périmètres de campagne
ou de ville qu’il ait pu considérer comme le sien et arpenter en
connaissance. Par-delà tous les changements qui affectaient les
enfants, celui-ci n’était pas le moindre. Le premier réflexe des
animaux était de définir un périmètre de sécurité, une zone de
confiance dont ils repéreraient inlassablement les
changements, dont ils chercheraient la conservation et la
protection. Les enfants d’aujourd’hui n’avaient plus cet asile.
Ils erraient de terre en terre. On disait qu’ils s’adaptaient, mais
ce n’était pas vrai : il leur manquait quelque chose.

Dans ses mémoires, Aaron Copland se rappelait avec


beaucoup d’émotion ses premières années passées à Brooklyn,
au numéro 628 de la Washington Avenue. Son père, Harris
Morris, d’origine lituanienne, y avait ouvert une petite épicerie
qui était le point de ralliement de tous ses amis écoliers. Aaron
Copland y habitait avec ses parents dans un petit
appartement juste au-dessus du magasin et évoluait au rythme
des livraisons et des ouvertures. Son père, très actif dans la
communauté religieuse, était un homme bon qui n’hésitait pas,
contre quelques pièces, à demander aux enfants du voisinage
de l’aider à agencer les rayons ou à déplacer quelques cartons.
Copland jouait dans les rues du quartier qu’il connaissait
par cœur. Il passait de longues heures à lire sur les marches
menant à la boutique. Il se déplaçait sur le côté droit quand un
client entrait et faisait de même lorsqu’il ressortait.
L’attachement à Brooklyn, la force du lien qui s’était noué
entre la ville de New York et cette famille d’immigrés,
n’étaient sans doute pas étrangers à la volonté manifestée par
le compositeur en devenir d’aborder des thèmes musicaux
typiquement américains. Il est assez probable que ce fut
l’exposition aux théories socialistes qui amena Copland à
intégrer de manière volontariste et presque militante les
musiques américaines dans sa musique classique. Mais il
est indéniable que l’ancrage new-yorkais aura joué un
rôle décisif dans sa façon d’ingérer la mythologie américaine
et de la restituer dans ses œuvres de la maturité. Le territoire
est à l’origine de la créativité. Les liens entre le sang et la terre
aident à structurer une personne. C’est ce qui manquait
aujourd’hui aux jeunes des classes moyennes. Les gamins de
banlieue avaient au moins cette chance. Leur naissance leur
collait à la peau et les marquait plus qu’il n’était nécessaire.

— Tu aimes le Mans ? interrogea encore Denis, entre deux


gorgées de vin de Touraine.
— Oui. Maman dit que c’est une belle ville. Il y a beaucoup
de magasins. Et, en plus, il pleut tout le temps avec du vent.

Il le regarda manger en silence. Il n’y avait rien de plus


rassurant qu’un enfant qui mange avec appétit. Les mandibules
de Ian s’activaient avec ténacité, mâchaient, déchiraient,
écrasaient. Ses mains allaient avec une adresse redoutable
ramasser le verre de Coca sur le côté et puis glissaient
jusqu’aux couverts. Il piquait un morceau de viande et des
haricots en même temps, enfournait le tout avec appétit.
Denis se souvenait des premiers jours où Camille et lui
peinaient à le nourrir. Camille avait cessé d’allaiter après une
semaine. Cela devenait trop difficile et ses seins
ne produisaient pas assez de lait. Ils étaient gros, mais
ne donnaient pas de lait. Ils n’étaient bons qu’à être beaux et
caressés, il la charriait. Denis s’était alors chargé de donner les
biberons de nuit. Il se levait avec difficulté, mais sans fatigue.
Il allumait parfois la télévision pour regarder les Jeux
Olympiques qui se déroulaient cette année-là dans
l’hémisphère Sud. Il coupait le son et écoutait juste le bruit du
glouglou émis par le bébé comme il biberonnait. La sensation
de satisfaction était complète quand après un début difficile, le
biberon se vidait en quelques minutes. Le gamin rotait et puis
sombrait dans une sorte de léthargie rassurante.
Le souvenir de ces premières nuits avait perduré et Denis
avait cherché ensuite perpétuellement cet instant de satiété où
le gamin s’emplissait mécaniquement et renvoyait au monde
sa complétude. Les bras du père ou de la mère constituaient le
premier territoire, restreint où l’enfant pouvait ressentir la
sécurité. Les enfants d’aujourd’hui n’y avaient plus droit par
la suite, avec tous ces déménagements professionnels,
ces séparations, ces drames. L’attention de Ian était
toute entière tournée vers son repas. Il avait les yeux de
son père, avec des sourcils un peu hauts et tombants.
Ses lèvres étaient extrêmement mobiles et il passait la journée
à les modeler en grimaces et en moues de dégoût ou de
surprise.
Chaque instant passé avec son fils, emplissait Denis de joie
et de stupéfaction. Il voulait se souvenir de tout, mais percevait
à chaque fois qu’il forçait son attention sur un détail, le
caractère périssable de ce qu’il observait ou accomplissait.
Était-ce la dernière fois qu’il mangeait avec son fils devant lui
? Était-ce la dernière fois qu’il lui tenait la main pour traverser
la route ? Était-ce la dernière fois qu’il le portait sur
ses épaules ? L’âge et la vie viendraient à bout des sources de
joie. Ils n’en laisseraient aucune.

Morg Behring entra dans la salle de réception peu après eux.


La mère d’Ana faisait des allers-retours de serveuse entre les
tables, amenant tantôt une corbeille de pain, une carafe d’eau
ou un pot de moutarde. Denis ne la trouvait pas
particulièrement agréable et jugea que ses allées et venues
intempestives témoignaient d’une certaine inefficacité. Ana, en
fauteuil, avait appris à s’économiser et à faire en sorte que tout
ce qui devait se trouver sur la table s’y trouve sans multiplier
les passages. Behring s’installa à l’endroit où Denis l’avait
vu pour la première fois, face à la fenêtre, au fond de la salle.
Il salua Denis, Ian et l’unique autre client d’un bonjour
générique que personne ne lui rendit et puis il attendit qu’on
lui apporte la carte.
Denis se souvenait de ce qu’avait raconté Ana à propos du
Norvégien. C’était une sorte de nazi qui compulsait des revues
avec des croix gammées dessus. La femme de ménage l’avait
signalé, sans que cela ait appelé d’autres remarques de sa part.
Le nazisme, sous sa forme strictement politique au XXIème
siècle, était sans doute une perversion moins inquiétante
que bien des formes de sexualité extrême. Du point de vue de
l’hôtelier, cela ne présentait pas tellement plus de risques
d’héberger un nazi qu’un amateur d’automobiles anciennes ou
qu’un collectionneur de timbres. Denis observa discrètement
Behring qui plaisantait maintenant avec la mère d’Ana. Il était
physiquement l’archétype du néonazi. C’était amusant
de penser que si un auteur de fiction avait voulu inventer un
personnage de ce type, il aurait pu aboutir assez exactement à
la description de ce genre d’homme : blond, les traits secs et
une forme de rigidité du corps qui évoquait la rigueur morale
et inspirait la crainte. Le calme et le caractère impassible du
visage de Behring, qui auraient évoqué la paix et la
mollesse chez d’autres individus, semblaient dissimuler chez
lui un tempérament sanguin et une capacité à s’emporter qui
mettaient mal à l’aise. Denis l’entendit commander un sauté de
veau. Et puis, Behring se leva et marcha vers eux.
— Vous êtes Monsieur Caplan ? l’aborda-t-il.
— Oui, c’est bien moi.
Denis ne savait pas s’il devait se réclamer de l’alias qu’il
avait couché sur le livre de la réception. Il estima qu’il n’y
avait pas lieu de mentir, puisque l’autre savait comment il
s’appelait réellement.
— Je peux ?
Behring tira une chaise de dessous la table et s’installa entre
Denis et Ian. Le gamin avait l’attitude passive des gamins de
cet âge : il se contenta d’écouter la conversation avec l’air
d’être ailleurs, jouant avec ses couverts ou à repositionner la
serviette autour de son assiette.
— Je m’appelle Morg Behring. Je ne veux pas vous embêter
longtemps. J’ai fait la connaissance ce matin d’un homme qui
vous cherchait. J’étais dans un café en train de manger un
sandwich quand cet homme m’a abordé pour me poser des
questions sur vous. Roch Frassati. Cela vous dit quelque
chose ?
— Non, répondit Denis très calmement. Ça ne me dit rien
du tout.
— Je lui ai dit que je ne vous connaissais pas, bien sûr, que
j’étais incapable de l’aider. Je vous ai vu à l’hôtel, au petit
déjeuner. Je vous ai croisé dans l’escalier. Mais il savait cela.
C’est tout ce que je pouvais lui dire. Je voulais que vous le
sachiez.
— Il ne vous a rien dit d’autre ?
— Il m’a laissé entendre que vous aviez volé quelque chose
qui appartenait à un ami à lui. Je n’ai pas tout compris.
— C’est ridicule.
— Il y a autre chose que je voulais vous dire. Je crois que
cet homme est dangereux. Il m’a paru, je ne sais pas, froid et
déterminé. Cela ne m’étonnerait pas qu’il ait une arme. Je
crois avoir aperçu quelque chose à la ceinture, mais je n’en
suis pas certain. Je tenais à vous prévenir.
— Qu’est-ce qui vous fait dire que cet homme
est dangereux ?
— L’habitude. Je suis chasseur et j’ai moi-même quelques
armes à la maison. Disons que je suis un amateur. Je me targue
de savoir quand un homme possède une arme pour s’en servir
ou juste pour se rassurer. Et je crois que ce Roch Frassati vous
en veut vraiment.
— C’est possible, mais je ne vois pas pourquoi. Je suis en
vacances avec mon fils. Je ne cherche d’ennuis à personne.
— Vous devriez peut-être vous protéger ou vous enfuir. Il
est possible qu’il vienne vous chercher ici.
— Vous avez raison, mais je me vois mal partir maintenant.
Mon fils et moi avons besoin de nous reposer. Je vous
remercie pour votre aide, Monsieur Behring. Je suis très
content que vous ayez pris la peine de me parler de cette
rencontre.
— C’est tout à fait naturel. Comme je vous l’ai dit, ce
monsieur Frassati ne m’a pas fait bonne impression. Je crois
que vous devriez vous en méfier.
Behring se leva et fit mine de rejoindre sa place. À mi-
distance, il fit demi-tour et revint, sans s’asseoir, pour discuter
à nouveau. La scénographie semblait volontaire, comme
lorsque le lieutenant Columbo choisit de sortir d’une pièce et
d’y revenir, déclenchant chez ses interlocuteurs une
impression de soulagement immédiatement remplacée par une
poussée d’adrénaline et de détresse. Behring tira de sa poche
un paquet dont la forme parlait d’elle-même, qu’il plaça sur la
table.
— Vous seriez plus tranquille, si vous acceptiez ceci. Je ne
savais pas comment vous en parler et j’étais persuadé que vous
n’en voudriez pas. Je ne me suis pas trompé, car vous n’êtes
pas dans l’état d’esprit de vous défendre. Mais j’ai une
certaine habitude de la violence et des gens qui manient des
armes : je sais que ce Frassati est dangereux. Pensez à votre
fils et à ce qu’il deviendrait s’il vous perdait alors qu’il vient
juste de vous retrouver.
— Comment savez-vous cela ?
— C’est vous qui me l’avez dit, n’est-ce pas ?
répondit Behring sans se démunir de son assurance. Prenez
ce pistolet, s’il vous plaît. Mettez-le dans votre poche et ne
vous en servez que si vous en éprouvez la nécessité. Ou
laissez-vous tirer dessus, cela m’est égal, mais acceptez-le,
pour votre fils. Je m’en voudrais énormément s’il vous arrivait
quelque chose.
— C’est idiot, répliqua encore Denis.
Cette fois, Behring se retira définitivement, après avoir
laissé le paquet en évidence sur la table. Ian regardait l’objet
avec le plus grand intérêt.
— C’est un pistolet ? demanda-t-il.
— Un faux bien entendu.
— Est-ce que je pourrais le voir ?
— Tout à l’heure. Je te le montrerai quand nous serons dans
la chambre.
Denis ramassa le paquet et le rangea dans sa veste. Le
pistolet avait été enveloppé dans du papier d’emballage
marron et noué avec du raphia, comme s’il s’agissait d’un
véritable cadeau. Contre sa poitrine, Denis sentait maintenant
la pulsation mécanique de l’arme et cela ne lui plaisait pas.
Comme la plupart des gens de sa génération, il n’avait jamais
été en contact avec les armes à feu ou une violence
authentique. La grande presse les avait abreuvés dès l’enfance
sur la stupidité qu’il y avait à s’en procurer, à s’en servir en
pensant protéger les siens. L’exemple des États-Unis était
le plus communément cité pour démontrer que la possession
massive d’armes de défense ne faisait que multiplier les crimes
et les accidents. La réalité statistique était plus nuancée.
Posséder une arme était un argument de poids face à ceux qui
n’en portaient pas et équilibrait les chances, en augmentant
c’est vrai la probabilité d’une issue létale, lorsque l’agresseur
était armé. Ian reprit sa rêverie comme si de rien n’était. Denis
et lui prirent une mousse au chocolat pour le dessert.
— Nous avons tout de même eu une sacrée journée.
— Surtout avec les chienchiens, répondit Ian.
Depuis qu’ils voyageaient ensemble, Denis adorait utiliser
la soirée pour revivre avec son fils ce qu’ils avaient vu ou vécu
dans la journée. Le gamin effectuait automatiquement le tri
entre ce qui l’avait impressionné et ce qui, finalement, n’avait
fait que passer. C’était ainsi que se construisait la mémoire. Il
avait tendance, quelques heures après l’événement, à se donner
le beau rôle et à mythifier certaines séquences.
— Tu as vu comment je l’ai dégommé, le gros chien. J’ai
fait paf ! Coup de pied dans la gueule.
Et il souriait.
— Oui, c’est vrai. Il avait des étoiles autour de la tête.
— La tête explosée, tu veux dire. Et puis il y avait le vieux
monsieur. Le grue.
— Duc.
— Oui, le duc. Il avait des vêtements bizarres. Et puis il
enfonçait des aiguilles dans des postes de radio.
— Il est un peu foufou, non ?
— Pourquoi il faisait ça ?
— Parce qu’il pensait que les radios allaient l’attaquer.
Ils sourirent tous les deux en se gonflant les joues et
entonnèrent en chœur :
— Pffff, une radio elle peut pas attaquer un homme.
Ces quelques échanges réjouissaient Denis au-delà de ce
qui est imaginable. Il n’aurait jamais espéré tisser une telle
complicité avec le gamin en aussi peu de temps. Il aimait la
manière dont Ian modelait ses moues et ses phrases. Son
visage lui faisait penser au sien lorsqu’il était lui-même enfant
et le mimétisme était troublant, maintenant que le gamin avait
grandi.
Les garçons ne changeaient pas. Ils avaient toujours ce
même appétit d’action et de légendes, cette soif d’histoires et
de mises en scène. Quand il était lui-même enfant, Denis se
souvenait n’avoir pas vécu grand-chose par lui-même. Sa
grand-mère était déjà une vieille femme quand il avait eu sept
ou dix ans. Il n’était pas question de quitter la maison dès qu’il
rentrait de l’école. Il avait vécu ses aventures dans les livres. Il
n’en connaissait pas les auteurs. Pas à l’époque. Mais il savait
qui était Jim Hawkins, Cyrus Smith, Ned Land, Hans Bjelke
ou Griffin. Ces héros étaient ses compagnons de jeu et il était
encore persuadé aujourd’hui d’avoir vécu avec eux des
segments d’aventure hors du commun. Dans l’abri de sa
chambre, il lui arrivait de fermer le roman qu’il était en train
de lire et d’en prolonger les péripéties en se mettant en scène
auprès des personnages. Il faisait cet exercice avec une telle
force réaliste que le souvenir de ces aventures imaginaires était
inscrit au tréfonds de sa mémoire comme l’était n’importe quel
événement marquant et véritable. Denis sentait en Ian ces
mêmes caractères et cela justifiait à ses yeux la filiation. Le
goût du faux est peut-être ce qu’il y a de plus précieux à
transmettre.
— Tu me raconteras une histoire avant que je m’endorme ?
demanda Ian au moment du dessert.
— Bien sûr.

Quand il vivait encore avec Camille et alors qu’il n’était pas


certain que Ian soit en âge de comprendre et d’entendre, Denis
avait établi un rituel du coucher qui consistait à s’asseoir près
du lit de son fils et à lui raconter ce qu’ils appelaient une «
chose ». Une « chose » était une histoire plus ou moins
longue, mettant en scène des personnes de leur entourage
ou imaginaires. Ian qui avait commencé à parler à un
peu moins de deux ans, réclamait alors « une chose sur les
dinosaures », une « chose sur les pompiers » et Denis devait
inventer une histoire sur le thème souhaité. Parfois, il se
contentait de résumer les histoires d’un autre, mais le plus
souvent, il inventait une histoire abracadabrante et bancale qui
collait maladroitement au thème. Ian s’endormait rarement
avant la fin.
Lorsque Denis éteignait la lumière, il pouvait voir les
personnages de son histoire se refléter dans les yeux de son fils
et poursuivre l’aventure jusqu’aux premiers signes du
sommeil. Que n’aurait-il pas donné pour que ces instants
durent indéfiniment ? Quand son fils et lui avaient été séparés,
il avait parfois essayé de rejouer pour lui seul le rituel du
coucher. Il avait inventé des histoires sur des thèmes pris au
hasard, mais cela ne fonctionnait pas. Il restait des heures en
fixant le plafond et rien ne venait.

Behring réfléchissait de son côté en mangeant lentement une


crème caramel. La journée n’avait pas été mauvaise, pas
mauvaise du tout. Augmenter la quantité de violence contenue
dans le monde n’était pas une mince affaire, mais le monde,
comme il disait, avait de bonnes dispositions pour cela. La
médiation qu’il avait entreprise entre Roch Frassati et Denis
Caplan lui donnait le sentiment d’une belle grande subtilité. Il
était curieux de savoir comment cela tournerait et si cela
pouvait entraîner, à l’échelle ridicule d’un fait divers, le drame
qu’il appelait de ses vœux. Il était devenu évident pour lui que
toutes ses actions ne seraient que des hors-d’œuvre, des
avances sur quelque chose de plus monumental et grandiose
dont il commençait à percevoir les contours et qui
l’impliquerait personnellement. Il devait s’entraîner à tirer les
ficelles sans qu’on le mette à jour.
Il interpella la mère d’Ana et lui demanda si elle pouvait lui
servir un bon whisky. Elle mentit et lui servit un premier prix
qui lui déchira la trachée.
Vers vingt-deux heures, il remonta dans sa chambre avec
l’idée d’avertir Roch Frassati qu’il avait retrouvé Denis Caplan
et le gamin. C’était définitivement une bonne journée.
12
LA SOURIS DE LÉONARD

Denis était impatient d’aller frapper à la porte d’Ana. Il avait


une envie folle de la revoir pour des motivations qui n’étaient
pas seulement sexuelles. Elle était la seule adulte, dans sa
situation, avec laquelle il pouvait échanger en toute confiance
et cela n’avait pas de prix. Denis n’avait aucune idée de ce
qu’il ferait le lendemain.
Si ce que le Norvégien venait de lui confier était vrai, il ne
fallait pas que lui et le gamin moisissent trop longtemps dans
le secteur.
Cette histoire de valises d’électrothérapie lui avait rapporté
très peu d’argent. Il trouvait assez injuste qu’on l’ennuie
aujourd’hui pour une broutille pareille alors qu’il était à deux
doigts de s’en sortir. La société qui l’avait embauché pour
commercialiser cet attrape-gogos savait pertinemment que le
préjudice était nul et que lesdites valises, si on les vendait
parfois cher aux clients revenaient à la fabrication à moins de
cent euros pièce. Electra était une entreprise d’origine corse.
Était-ce un détail qu’il avait eu tort de négliger ? L’homme qui
l’avait engagé s’appelait Michel Germani et était originaire de
Bastia. Il lui avait avoué une fois dans la voiture qu’il ne
voyait pas la couleur de l’argent qu’ils encaissaient. « Tout
doit remonter à la maison mère », lui avait-il dit. Mais il ne
s’y était pas intéressé plus que ça, sachant qu’il ne ferait pas
de vieux os dans la boîte.
En fermant les volets de la chambre, il constata que l’état
du ciel ne s’était pas amélioré. Alors que la nuit était tombée,
et qu’il n’y avait pas de lune, il faisait encore clair, un clair de
nuages pour être précis et non un clair de lune. Le nuage bleu
avait visiblement fait des petits à une vitesse inhabituelle. Y
avait-il eu un accident ou les autorités de la centrale avaient-
elles procédé à une sorte de dégazage massif, comme le
fond les chalutiers malveillants en haute mer ? Des
nuages sans doute nés de la même source chaude
traversaient l’horizon et diffusaient sur la Loire une lumière
fantastique aux reflets bleutés et électriques. D’apparence, cela
ressemblait, à une latitude peu ordinaire, à une aurore boréale,
avec des nœuds unis de couleur et des lavis rosés et marines
spectaculaires en traîne de coton. Le ciel pétillait et semblait
battre comme un cœur. La sensation était étrange et similaire à
celle des palpitations d’avant orage, lorsque le ciel se noue
d’électricité et s’apprête à décharger. Mais la
luminosité resplendissante et grise trahissait le caractère
strictement artificiel des phénomènes à l’œuvre. Les
nuages défilaient à basse altitude et se laissaient porter
vers l’Est par une légère brise de terre. À ce rythme, pensa-t-il,
la radioactivité s’abattra bientôt sur le sol comme de la brume.
Les nuages et les hommes entreront en contact pour de bon.

Tandis que Ian allumait la télé, Denis étala une carte sur le lit
pour voir ce qu’il était possible de faire. Son projet de
remonter le fleuve royal lui semblait compromis. Qui pouvait
bien être l’homme qui était à ses trousses ? Jusqu’où allaient
ses intentions ?
Selon les scientifiques, en des temps reculés et qu’aucun
homme n’avait pu connaître, la Loire ne s’écoulait pas vers
l’Atlantique, mais remontait vers le Nord où elle rejoignait le
fleuve que nous connaissons actuellement comme la Seine.
Cette Loire séquanaise avait été captée par la Loire atlantique
à l’époque du premier plissement alpin, délaissant son cours
originel où s’écoulait maintenant, paisiblement, le Loing.
Et si, pensa Denis, nous nous contentions de bifurquer vers
le Nord, plutôt que de poursuivre ? Il suivit avec son doigt le
tracé de la rivière et considéra que ce n’était pas une mauvaise
idée. Il ne connaissait pas la région, mais ce nouvel itinéraire
lui permettrait de poursuivre le voyage, tout en se rapprochant
de zones urbaines où il serait plus facile de reprendre pied
dans la vie ou, au contraire, de se cacher qu’en rase campagne.
Denis frissonna. La température était en train de chuter. Il
ferait froid demain et le gamin n’avait rien à se mettre. Pour ne
rien arranger, le pécule qu’il avait rassemblé avant le voyage
était épuisé. Denis avait à peine de quoi payer la nuit d’hôtel.
Il ne souhaitait plus utiliser sa carte bancaire et espéra qu’il
pourrait écouler plus facilement quelques chèques en bois. La
présence de son fils à ses côtés suffisait à gommer le caractère
désespéré de sa position. Il venait d’enlever son fils, n’avait
plus un sou vaillant et n’avait pas de réelle perspective pour la
suite des opérations. À aucun moment, il n’envisagea
cependant avoir commis une quelconque erreur. À aucun
moment, il ne vint à l’esprit de Denis de regretter quoi que ce
soit. La vie se présentait à lui telle qu’elle était, c’est-à-
dire comme une multitude de choix aveugles et
incertains qu’on abordait en sachant qu’ils seraient tous
mauvais et nous retomberaient dessus un jour ou l’autre.
Avait-il eu connu un jour de grâce dans ses trente et
quelques années de vie ? Ses parents lui avaient-ils offert un
seul instant de bonheur ? Lorsqu’il avait la tête sous l’eau,
Denis égrenait mécaniquement, comme une prière, la liste des
jours heureux et des instants qu’il n’aurait échangés contre
aucun autre : la rencontre avec Camille, la naissance de Ian, le
jour où il avait obtenu son diplôme, l’entrée dans son
premier appartement. Les deux jours qui venaient de
s’écouler lui avaient permis d’ajouter six ou sept mentions
positives à son chapelet habituel. Cela valait bien
quelques sacrifices. La rencontre avec Ana faisait partie
des moments qu’il revisiterait dans les prochaines années et il
se promit, tandis que Ian passait dans la salle de bains, d’en
connaître d’autres, dût-il tuer pour cela.
Il aida Ian à se déshabiller, le guida vers la douche dont il
régla le mitigeur pour lui. Profitant des quelques minutes à sa
disposition, Denis déballa le paquet que lui avait remis le
Norvégien et qui contenait le Heckler & Koch P7. L’arme était
enveloppée dans une boîte semblable à celles qui renferment
des jouets. L’extraction de l’objet était rendue difficile par
l’utilisation de gourmands en plastique, impossibles à dénouer,
pour maintenir le pistolet au socle. La boîte contenait un livret
en quatre ou cinq langues agrémenté de schémas illisibles,
ainsi qu’un certificat d’authenticité et de garantie de deux ans.
Il n’y avait évidemment aucune différence d’approche entre la
commercialisation d’un pistolet, d’une télécommande ou d’un
dictaphone électronique, si ce n’est que le premier pouvait
servir à tuer quelqu’un.
Denis trancha les liens qui solidarisaient l’arme au carton
et la prit en main, tout en feuilletant le manuel d’utilisation. Le
HK P7 est, lut-il, « une arme compacte, à la fois courte et un
peu épaisse. Il est équipé de systèmes de sécurité renforcés. La
détente et la poignée doivent être successivement ou
simultanément pressées pour déclencher le tir, ce qui est une
caractéristique de cette arme. Le mouvement de la culasse
initié par le recul de la munition est retardé par un système à
gaz, ce qui est très utile, lorsqu’on expédie un projectile dans
une cible ou un être humain. Sa détente sensible et ses
multiples qualités techniques en font une arme
particulièrement précise que ne font que renforcer le confort
de sa poignée et son équilibre d’ensemble. »
Denis chargea l’arme, sans savoir exactement si le modèle
qu’il tenait était un P7M8 ou P7M13, les deux modèles auxquels
faisait référence la boîte de munitions. L’arme était chambrée
en 9mm parabellum, pour huit ou treize coups selon les
modèles. Il ne savait pas trop à quoi cela correspondait, mais il
se dit que c’était sûrement suffisant pour faire du dégât dans
l’hypothèse où il aurait eu à s’en servir. Il brandit l’arme
devant lui, manipula les diverses sécurités avec pas mal de
maladresse, craignant à tout moment de laisser échapper un tir
qui trouerait le plafond et déclencherait un beau bazar dans
l’hôtel. Et puis il le remisa dans la poche intérieure du sac
qu’il emmenait partout avec lui et qui contenait son téléphone
portable, ses lunettes et son portefeuille. Denis n’avait pas
touché un pistolet depuis son service militaire. Il s’était alors
exercé, en qualité d’aspirant, une matinée par semaine, au
maniement du pistolet automatique. Il tirait mal, mais n’avait
aucune appréhension à tenir l’arme, ni à appuyer sur la détente
ce qui était une qualité. Ses collègues d’alors l’avaient baptisé
« Coup de Doigt », car il se laissait souvent emmener un
ou deux centimètres plus haut que la cible au
moment d’appuyer sur la détente. Pour dire la vérité, il
n’aurait certainement pas touché un éléphant dans un trou
de taupe. Mais il conserva le flingue. On ne sait jamais.
Il enveloppa Ian dans une grande serviette éponge et lui
enfila son pyjama.
— Tu es fatigué maintenant ? il demanda au gamin.
— Un peu, mais je veux une histoire avant.
— Tu n’en as pas eu assez avec le château ?
— Tu avais dit qu’il y aurait une histoire.
Denis sourit. Son fils ne laissait rien passer dès qu’il
s’agissait d’obtenir une faveur ou de lorgner un cadeau.
— J’en ai un peu marre des histoires de d’habitude,
ronchonna Ian. Ce que je voudrais en vrai c’est lire
une histoire de… sous-marin.
— Une histoire de sous-marin ?
— Oui, mais qui serait pour ainsi dire comme une bande
dessinée, avec des images. C’est nul de raconter des histoires
sans les dessins qui vont avec.
— Tu n’as pas aimé l’histoire de Graziella ?
— Non, dit le garçon. J’en voudrais vraiment une avec des
images.
— Qu’est-ce que tu lis comme bandes dessinées ?
— Spiderman. Yakari. Les Schtroumpfs et aussi Papyrus.
C’est trop bien d’avoir des bandes dessinées.
— Tu n’es jamais content.
Le caractère capricieux de son fils et ses exigences
incessantes contrariaient désormais Denis à chaque fois qu’ils
faisaient leur apparition. Il hésita à l’envoyer balader, mais se
résolut encore une fois à lui céder.
— Raconte-moi une histoire de sous-marin ou je ne dors
pas, reprit le gamin qui s’impatientait.
Et maintenant la menace. Ian avait tout pour plaire.
Denis pensa à Ana, au type qui le poursuivait, au pistolet et
puis se concentra sur l’image d’un sous-marin. Il laissa venir à
lui les premières associations qui se formaient.
— Entendu, dit-il après quelques secondes de réflexion.
(Denis borda Ian, l’embrassa sur le front et s’allongea, au-
dessus des couvertures, juste à côté de lui.) Ferme les yeux et
tu verras les images qui défilent comme dans une bande
dessinée.
— Ce n’est pas possible.
— Ferme les yeux, je te dis. C’est un tour de magie que j’ai
appris il y a longtemps. Il suffit d’y penser et d’y croire
vraiment.
Denis posa le bout de ses doigts sur les paupières de son fils
et les massa lentement en prononçant quelques paroles
chamaniques.
— Il n’y a pas que Merlin qui s’y connaît en magie. Tu es
prêt ?
— Oui.
— Allons-y. Tu connais sûrement le plus grand inventeur
du monde. L’homme admirable à qui l’on doit tant de belles
choses comme l’aile volante…
— L’aile volante ?
— L’aile volante, le scaphandre, le tank, l’automobile… Le
plus grand inventeur du monde était un italien qui acheva sa
vie en France, pas très loin d’ici, et qui peignit l’un des
tableaux les plus connus au monde, la Joconde…
—…
— Léonard…
— De Vinci, compléta fièrement Ian. Je sais. Il est
très vieux et il a une barbe.
— Eh bien, voilà, Léonard avait été invité par le Roi de
France François Ier à finir sa vie dans un château français qui
n’est pas très loin d’où nous sommes où, tandis qu’il
travaillerait à inventer de nouvelles armes et bienfaits pour le
Roi et ses sujets, il percevrait de nombreuses richesses et
pourrait bénéficier de conditions de vie exceptionnelles. Le
château était formidablement bien équipé pour l’époque et
regorgeait de personnels en tout genre qui lui facilitaient à
chaque instant les choses de la vie. Le Roi avait notamment
fait bâtir pour l’inventeur un immense atelier dans
lequel personne, excepté Léonard, ne pouvait pénétrer sans y
être invité. Personne ou presque, puisqu’une petite souris
d’entre les souris du château avait pris l’habitude, bonne ou
mauvaise, d’y passer tout son temps. C’est de cette souris
connue sous le nom de souris de Léonard dont je vais te
raconter l’histoire.
—…
— Ian ?… Ferme les yeux s’il te plaît. Est-ce que tu
vois les images ?
Le gamin bailla deux fois, s’étira légèrement et croisa les
mains comme s’il priait.
— Non.
Denis lui massa à nouveau les paupières et effectua une
série de passes magiques au-dessus de son front.
— Et là ? Tu vois le vieil atelier, le château du roi ?
— Oui, je crois que je les vois.
— La souris de Léonard était l’animal le plus intelligent du
château. Ce n’était pas un prodige, mais il est probable qu’elle
ait été plus intelligente aussi que la majorité des hommes qui
peuplaient le domaine, Léonard mis à part bien sûr. Depuis son
plus jeune âge, et sans qu’on sache pourquoi, si ce n’est parce
qu’elle était d’un tempérament curieux et savant, la
petite souris avait pris l’habitude de passer ses journées
dans l’atelier où travaillait le vieil italien. Elle s’y endormait la
plupart du temps et, perchée sur une poutre
épaisse surplombant la table de travail de Léonard,
observait ses moindres faits et gestes. Elle l’avait ainsi vu
mettre au point des choses que l’époque jugeait insensées
ou improbables : des canons, des véhicules automobiles et des
ailes volantes, des machines de siège et des…
À peine son père avait-il démarré l’énumération des
inventions de Léonard qu’il sentit la tête du gamin s’affaisser
de tout son poids sur son avant-bras. À regret, Denis n’eut pas
besoin d’aller plus loin. Harassé par sa journée, Ian dormait
désormais à poings fermés. Denis prolongea la narration
intérieurement, histoire de voir où l’amorce de récit le
mènerait et ce qui arriverait à la souris qu’il venait d’inventer.
Il ne fallait jamais laisser un travail à moitié. Et puis l’histoire
lui servirait peut-être un autre soir. « La tragique et fabuleuse
histoire de la souris de Léonard et de son remarquable et
insubmersible sous-marin ». Cela faisait beaucoup
trop d’adjectifs pour une si petite souris. Il ferma les yeux
en envisageant la fin. Pourquoi est-ce que toutes les histoires
pour enfants qu’il inventait finissaient mal ?

Denis se leva lentement, en accompagnant la tête de Ian sur


l’oreiller. Il remonta les couvertures sur le gamin et déballa à
nouveau le pistolet pour s’assurer qu’il était toujours là. Où
étaient toutes ces belles choses qu’on promettait aux enfants
avant qu’ils ne grandissent ? Dans une chambre d’hôtel, à
l’écoute d’une respiration enfantine ? Quelques instants de
bonheur épargnés pour les vieux jours, si on arrivait jusque-là.
La vie est une succession de personnes qui tirent
leur révérence.
Dans sa main, le pistolet n’accusait pas son poids. Il le
sentait de plus en plus léger à force de le manipuler. Il avait
toujours trouvé ridicules ces initiations de cinéma où un tireur
expérimenté explique à un bizuth comment l’arme doit devenir
l’extension de son propre corps. C’est le corps qui devient
une extension de l’arme et qui en absorbe par le contact de la
main sur la crosse toute la violence silencieuse. Denis prit le
poignet de Ian et compta les battements de son cœur pour
vérifier qu’il n’en manquait aucun. La violence est une
imposture. La lâcheté est, en un sens, une qualité qui protège
les hommes modernes de bien des désagréments. L’homme de
demain n’y attachera plus de culpabilité. Il sera désarmé par
raison et sans craindre pour la taille de son sexe. Denis
remballa l’arme et la fourra entre le sommier et le matelas
avec l’intention de ne plus jamais y revenir. Ce machin-là
n’était pas pour lui. Tuer son prochain avec un tel ustensile
n’avait plus sa place dans la grammaire de l’époque.
13
LE MIRACLE

Ana savait que Denis était revenu à la Clef d’Or. Elle avait vu
sa voiture garée devant l’hôtel et elle espérait sa visite à un
moment ou un autre. Depuis le retour de ses parents, elle était
restée cloîtrée dans ses appartements à travailler. Ses parents
l’avaient à peine remerciée d’avoir fait tourner la boutique en
leur absence. Elle ne prenait plus ombrage de leur ingratitude.
Ils considéraient que voir traîner une grosse fille en fauteuil
dans les couloirs n’était pas un plus pour leur activité. Les
clients n’aimaient pas ça, le genre de spectacle que représentait
leur grosse fille triste roulant dans les couloirs comme un
fantôme à roulettes. Elle travaillait depuis la matinée sur la
charte graphique d’une entreprise publique. Ce n’était pas une
grosse commande, ni un travail très intéressant, mais elle avait
promis à la responsable communication quelle lui
enverrait quelque chose pour son prochain comité de direction.
Les travaux pour lesquels on la sollicitait par
l’intermédiaire de son site internet ne requéraient
qu’exceptionnellement des talents artistiques ou de la
créativité.
Ses clients s’adressaient à elle parce qu’elle respectait les
délais et parce qu’elle n’était pas chère. Ses prestations
pouvaient ensuite être déclarées au titre de la contribution sur
l’emploi des personnes handicapées et ouvrir droit à
d’intéressantes réductions de cotisations. Les entreprises
pouvaient travailler avec Ana ou commander des enveloppes
collées à la main par des trisomiques, faire trier leur courrier
par des aveugles ou acheter des clés USB assemblées par un
centre d’aide aux manchots. C’était du pareil au même.
Ana habillait des publications pour quelques milliers d’euros
quand d’autres agences graphiques demandaient le triple. Et
ses créations n’étaient pas moches. Certaines étaient même
plutôt réussies au regard de ce qui se faisait partout ailleurs.
Ana évoluait à contre-courant de la norme graphique du
moment qui s’inspirait beaucoup de l’esthétique anglo-
saxonne et privilégiait les couleurs sombres et les lettrages à
l’allemande. Elle avait adopté une palette plutôt colorée et
n’hésitait pas à charger ses créations. Elle affectionnait les
caractères animaliers, les feuilles, les arabesques, autant de
figures peu au goût du jour, mais quelle essayait de revaloriser.
Elle était persuadée qu’on reviendrait vers ces motifs dans un
souci de démarquage et d’authenticité. Certains clients lui
avaient renvoyé sa copie en exigeant plus de sobriété. Elle
avait appris à respecter les cahiers des charges et à ne pas
s’engager personnellement dans les projets. Elle refusait
généralement de venir défendre elle-même ses travaux. Elle
prenait pour alibi son état de santé et échappait ainsi à toutes
les présentations directes au client.

Pour le moment, ce n’était pourtant ni le travail, ni l’attitude


infantilisante de ses propres parents qui occupaient son esprit.
Ana attendait que Denis tape à sa porte, car elle avait quelque
chose d’important à lui dire, quelque chose qu’elle pouvait
difficilement confier à quelqu’un d’autre pour le moment ou
du moins qu’elle ne souhaitait pas partager pour des raisons
qui lui appartenaient. La jeune femme avait eu d’autres amants
que lui parmi la clientèle de l’hôtel. Son père fermait les yeux,
mais sa mère détestait qu’elle couche avec les clients. Elle la
traitait de pute et de monstre indigne de porter son nom. Et
Ana rigolait. Elle détestait sa mère qui se faisait plaindre sur
son dos depuis l’accident par tout le village. Mais qui
souffrait, bon sang ? Qui ne pouvait pas mettre un pied
devant l’autre ? Qui voyait le monde depuis un fauteuil et
se faisait des gouttes de pisse dessus trois ou quatre fois par
jour parce que ses jambes ne bougeaient pas d’un centimètre ?
Ana s’envoyait deux ou trois mecs par an pour faire enrager
sa mère. Elle avait eu ses bons coups et Denis en faisait partie.
Certains repassaient régulièrement, la plupart l’oubliaient.
C’était déconcertant la facilité qu’il y avait à se faire culbuter
même quand on était grosse et handicapée. Les hommes
sont une espèce misérable. Mais ce n’était pas cela non plus
qui l’occupait. Ana avait la tête sur les épaules. Il ne fallait pas
compter sur elle pour s’amouracher d’un coup d’un soir ou se
monter la tête parce qu’un de ses visiteurs sexuels avait poussé
la performance de cirque un peu plus loin que d’ordinaire. Ana
était une handicapée malheureuse, mais une handicapée à
l’équilibre émotionnel et à la lucidité remarquables. Elle ne
déprimait pas parce qu’elle était tout le temps déprimée. Elle
ne voulait pas mourir parce que la mort n’avait pas voulu
d’elle quand elle en avait eu l’occasion. Elle ne pleurait pas
parce qu’elle n’avait plus de larmes à gaspiller. Elle ne
détestait pas la vie parce que la vie lui était indifférente. Mais
les choses allaient changer.

Denis frappa timidement à la porte. Il s’attendait à tout


moment à ce que la mère d’Ana surgisse dans le couloir et lui
interdise de parler à sa fille, fonde sur lui comme un dragon et
l’emporte entre ses serres pour le jeter dans la Loire. Et
lorsqu’Ana l’invita à entrer, il se demanda soudain pourquoi il
était derrière la porte. Pour lui non plus, se trouver là n’était
pas une question de sentiment, de coup de foudre ou d’amour.
Ce n’était pas tout à fait non plus une affaire de désir,
mais simplement la meilleure manière possible de répondre à
une situation. Ana était assise dans son fauteuil, près de la
fenêtre et Denis l’embrassa sur la joue droite en se tortillant
sur le côté. La bouche était un peu trop basse pour lui et il ne
savait pas quel effet cela aurait produit que de chercher à
l’atteindre.
— Te revoilà déjà, l’accueillit-elle.
Elle souriait généreusement et cela lui fit plaisir. Il se mit
immédiatement en tête qu’Ana tenait en réserve, sans peut-être
même le savoir, une solution à ses problèmes. Son visage était
resplendissant, bien maquillé et ses cils plus longs et souples
que la première nuit où ils s’étaient rencontrés. Ana était jeune
et sa peau produisait sur ceux qui la regardaient un effet positif
et vivifiant lié à sa fraîcheur et à sa bonne santé. On pouvait
être polyhandicapée et incarner la santé et la forme. C’est l’un
des caractères paradoxaux du fauteuil.
— Je n’ai pas trouvé de meilleure adresse. Et comme vous
avez toujours une chambre libre pour les gens de passage.
Elle lui demanda s’il voulait boire quelque chose.
— J’ai pris une bouteille de vodka dans le bar. Elle est au
congélo.
Denis leur servit deux petits godets de Zubrowka et il
s’assit sur le lit à côté d’elle.
— Quelles sont les nouvelles ? lui demanda-t-il.
— Mes parents sont revenus de leurs vacances
aux Baléares. Ils ne m’ont rien passé comme à leur habitude.
Tu as une idée de ce que c’est qu’avoir des parents horribles et
qui te considèrent comme une débile mentale ?
— Je n’ai pas vraiment connu mes parents, sourit Denis.
— Je suis désolé pour toi.
Cela coupa court à la conversation et Ana changea de sujet.
— J’ai pas mal travaillé aujourd’hui. Tu veux voir ?
— Bien sûr.
Ana roula jusqu’à l’ordinateur et afficha le portfolio qui
renfermait le nouvel univers graphique de son client. Elle avait
travaillé dans le respect des codes et chartes imposés par
l’organisme national. Elle avait doublé certaines lignes et
contours, joué sur les nuances de vert et de bleu. Elle avait osé
enrouler une ligne mauve dans le coin droit d’un formulaire,
ce qui, songea Denis, passerait pour une audace
extrême auprès de la personne qui rapporterait son travail
en comité de direction.
— C’est chouette, remarqua-t-il pour lui faire plaisir. Ça
dépoussière pas mal leur bazar.
— Tu trouves ?
— Oui, ce que tu as fait est clair, léger et en même temps
respectueux de ce qu’ils recherchent, je suppose.
— Merci. C’est le plus joli compliment que je reçois depuis
pas mal de temps.
Elle pivota et se tourna face à lui en proposition. Il se baissa
et l’embrassa avec un peu plus de conviction qu’en entrant. La
gêne devait passer à la longue, mais il était extrêmement
difficile de se situer par rapport à quelqu’un en fauteuil
lorsqu’on n’en avait pas l’habitude.
— J’ai vu ta mère. Drôle de personnage. Elle m’a barré la
route de ta chambre. J’ai cru que je n’allais jamais oser venir
te voir.
— Ils ont recommencé à me dénigrer dès leur arrivée. Il
paraît que je n’ai pas assez surveillé la femme de ménage et
que le haut des armoires était dégueulasse. Comme si je
pouvais vérifier la qualité du ménage en haut des armoires. Je
suis leur-petite-fille-en-fauteuil. Ils veulent me protéger, mais
ils me traitent comme si j’étais un otage. Ils ne me laisseront
pas tranquilles tant que quelqu’un ne paiera pas ma rançon.
— Tu ne voudrais pas la payer toi-même ?
— Je pourrais prendre un appartement, mais ça ne
m’intéresse pas tant que ça. Je n’ai pas envie de me faire chier
à nettoyer, à faire la bouffe et à me débattre toute la journée
pour témoigner de mon autonomie. Et puis il y a quelque
chose que je ne t’ai pas dit.
—…

— Approche-toi. Viens, agenouille-toi devant moi.


— M’agenouiller ?
— Oui, baisse-toi s’il te plaît. Je ne t ’ai pas dit de te
prosterner non plus, elle le poussa aux épaules en rigolant.
Denis se plaça au pied du fauteuil et à quelques centimètres
des jambes mortes d’Ana. Elle portait des petites chaussettes
de soie fine qui grimpaient jusqu’au genou. Sa jupe noire était
retroussée légèrement par l’assise du fauteuil où s’étalaient à
plat ses deux cuisses un peu lourdes.
— Regarde, dit-elle.
Son visage se crispa et elle contracta son corps. Denis sentit
les mollets d’Ana qui se raidirent et l’ensemble formé par les
deux jambes frissonna, puis, en un soubresaut, se décolla de
quelques centimètres du fauteuil avant de retomber. Elle
recommença et à chaque fois, les jambes qui étaient mortes
parurent s’animer d’un semblant de vie. Elles hoquetaient,
elles frémissaient, elles gigotaient comme des organes qui
essaient de retrouver la parole sans y parvenir tout à fait.
— Elles bougent, tu vois. Je n’ai rien pu faire de tel depuis
dix ans. Mes jambes se sont mises à bouger, hier, après ma
promenade. Il pleuvait à verse et j’ai senti pour la première
fois un picotement sur les mollets. Cela faisait des années que
je n’avais pas ressenti le froid, le chaud, rien sur mes jambes et
puis, lorsque je suis rentrée, j’ai essayé de refaire de vieux
exercices que le kiné m’imposait après l’accident dans l’espoir
de me faire progresser. Il s’est passé quelque chose et je
crois que ce n’est pas terminé.
— Pas terminé ?
— J’ai l’impression que toute la zone est en train de se
réinnerver.
Denis plaça sa main droite sur la jambe gauche d’Ana et la
caressa en remontant. Au passage de sa main sur les mollets, le
genou et la cuisse, il pouvait ressentir les phénomènes qui se
produisaient sous la chair, comme si les cellules mortes ou
endormies depuis des années étaient en train de se recomposer
et se pressaient pour atteindre le trajet des doigts. Il sentait les
déplacements intérieurs, la réorganisation des circuits vitaux,
le frémissement des molécules et des capteurs enfin tirés
du sommeil.
— Tu sens ma main ? lui demanda-t-elle.
— Je ne sais pas. J’ai comme la sensation de quelque chose
qui vient de loin et se rapproche, comme si je percevais
l’information, mais de manière encore trop éloignée et
imprécise pour la reconnaître.
Il continua à la caresser, composant du bout des doigts de
mystérieux symboles sur les membres inférieurs qui appelaient
l’arrivée de nouvelles émotions, enfouies depuis des
décennies.
— Ne t’arrête pas, suppliait Ana, la tête en arrière et les
yeux mi-clos comme si elle attendait de succomber à l’arrivée
prochaine d’une vague qui la submergerait. Ne t’arrête pas
encore.
Denis lui embrassa les chevilles, tout en continuant à lui
pétrir les jambes. Il appliquait ses lèvres maladroitement sur la
soie qu’il ne tarda pas à écarquiller et à faire glisser le long des
mollets handicapés. L’intérieur des cuisses lui brûlait les lèvres
et il ne put s’empêcher de les mordiller puis de les lécher
comme un chat. L’érotisme évident de la scène ne lui
échappait pas, mais ne l’avait pas encore débordé. Au bout de
quelques minutes cependant, il éprouva le besoin de se relever
pour respirer et reprendre son souffle. Ana revint peu à peu
à elle comme si elle avait déplacé sa conscience dans
ses jambes et la récupérait.
— Je les sens de mieux en mieux, murmura-t-elle. Il est en
train de se passer quelque chose, mais je ne sais pas jusqu’où
cela ira.
— Est-ce que cela s’est déjà produit par le passé ?
— Non, dit-elle. Cela fait des années que je n’avais plus
ressenti quoi que ce soit.
— As-tu fait quelque chose de particulier ?
— Non. Je suis juste allée me promener hier en
début d’après-midi. J’ai été surprise par une grosse averse
et suis rentrée noyée des pieds à la tête. Mes parents
m’ont copieusement engueulée. C’est tout ce qui s’est passé.
J’ai lu il y a quelques jours qu’un jeune tétraplégique de
Chouzé avait recouvré l’usage de ses bras. Je me suis dit que
ce n’est pas à moi qu’une telle chose arriverait.
— Tu n’es pas encore prête pour déposer un dossier au
Vatican, mais je suis très heureux pour toi. Il y a peut-être une
épidémie de guérisons et de miracles qui frappe la région…
— Tu peux m’aider à m’allonger sur le lit ?
— Bien sûr.
Il passa derrière elle après avoir approché le fauteuil et la
souleva pour l’installer. Son corps paraissait plus léger que la
veille, comme s’il contribuait, encore discrètement, mais à sa
manière, au mouvement que son porteur lui infligeait.
— Je sens le changement depuis l’extérieur. C’est étrange,
ton corps me paraît différent, plus impliqué. Tu sais que j’ai
une théorie sur les dernières pluies. Je t’ai parlé du nuage bleu
et des dégagements de vapeur qui proviennent de la centrale ?
— Oui.
— Eh bien, je n’en suis pas certain, mais je crois qu’il est
possible que ces pluies ne soient pas étrangères à ce qui
t’arrive. Les pluies transforment les gens. Elles établissent un
ordre et en démontent un autre. J’ai été confronté à des choses
qui n’auraient pas dû se produire et qui sont arrivées
néanmoins. Je suis à peu près certain que la centrale et ce
qu’elle rejette sont à l’origine de tout ça. Je suis très heureux
que les changements qui t’affectent te redonnent l’usage de tes
jambes, si cela doit aller jusque-là, mais il est possible que
nous courions tous dans les prochains jours un danger
important. J’ai rencontré un type hier qui nous promettait le
pire…
— Le pire ?
— Un accident majeur. Une contamination. Il travaillait
auparavant à la centrale. Qu’est-ce que tu vas faire maintenant
?
— Je ne sais pas encore, dit Ana. Je ne veux rien dire à mes
parents avant d’être sûre de mes progrès. Je vais retravailler
quelques semaines avec le kiné et on verra où j’en serai. Tu es
sûr que ce sont les émanations de la centrale qui sont à
l’origine de tout cela ?
— Je suis passé au pied de la centrale avec Ian. Il se forme
des nuages qui ont un aspect bizarre et qui sont en train
d’envahir le ciel peu à peu. Nous les avons vus en revenant
vers l’hôtel, ce soir. Le ciel est en train de changer d’aspect et
cela ne peut pas être un hasard.
Denis ouvrit la fenêtre et constata que le ciel avait évolué
considérablement depuis la fin d’après-midi. La lune était
cernée par des nuages éclairés de l’intérieur et traversés
d’éclairs électroluminescents. Bien qu’il n’y ait pas de vent,
les nuages étaient comme agités par des mouvements de
convexion donnant le sentiment qu’un cœur battait au fond de
chacun d’entre eux.
— Est-ce que tu as déjà vu ça ici ? demanda-t-il à Ana.
— Non. C’est merveilleux. Je n’ai jamais vu
d’aurore boréale, mais j’ai toujours cru que ça ressemblerait à
ça. Pourquoi est-ce que ça arrive maintenant ?
— Il est possible que cela ait à voir avec les seuils critiques.
C’est une théorie assez simple qui considère que ce n’est pas
tant la durée d’exposition à une dose de radiations ou de
produits radioactifs qui compte que le fait que, par
accumulation ou par addition, on atteigne un seul critique. Une
fois que ce seuil est atteint, et cela vaut aussi pour les
changements climatiques, l’ancienne science est disqualifiée
instantanément. Rien de ce qu’on savait ne vaut plus. On
change de paradigme. Les lois de l’ancien monde sont abolies.
C’est le trou noir scientifique où tout ce qui faisait notre
connaissance d’hier est aspiré, chamboulé et se retrouve mis
en question. D’autres règles apparaissent, d’autres espèces,
d’autres conditions environnementales. Les spécialistes ont
évoqué cette théorie pour tenter de faire réagir la communauté
internationale sur le risque climatique. Passé un certain point,
ce qui se déroule sur des centaines d’années peut tout
aussi bien se dérouler sur une ou deux semaines, voire sur une
seule journée : le réchauffement, les raz de marée, les
tremblements de terre. Tout peut être détruit en l’espace d’une
respiration. Il est possible que la composition de l’air
connaisse les mêmes limites chimiques.
— Les handicapés peuvent remarcher et quoi d’autre ?
— Je n’en ai aucune idée. Certains pourraient mourir
immédiatement, d’autres voler ou vivre éternellement.
Personne ne peut prévoir la profondeur du chamboulement. La
composition de l’air est plus complexe qu’on ne le croit. C’est
principalement un mélange de diazote et de dioxygène, mais
on y trouve aussi une bonne douzaine d’autres gaz. Une
modification infime de l’équilibre de l’air, intervenue par un
dégagement quotidien et même infime de produits radioactifs,
pourrait avoir des conséquences démesurées sur l’ensemble du
milieu dans lequel nous évoluons. La radioactivité noire est
l’écho de la radioactivité mesurable, une sorte de réplique qui
peut très bien avoir agi comme amplificateur. L’argon, le
xénon, le radon qui est le principal agent de la radioactivité
naturelle. Le radon, oui, certains ont déjà remarqué ses
extraordinaires propriétés. Le radon peut soigner, exploser un
soir d’orage. Il ferait un coupable idéal. Dans le pire des
scénarios, l’air pourrait cesser d’être respirable. Mais je ne
crois pas que cela arrivera. Les changements qui affectent
la nature, quels qu’ils soient, offrent toujours une porte de
sortie à quelques-uns. Je ne pense pas que la nature soit
capable de se transformer au point de condamner toutes les
espèces. Plus j’y pense et plus je crois qu’il est temps de tout
changer. Notre modèle de vie s’est établi autour de règles
physiques, chimiques et géométriques qui pourraient ne plus
avoir cours demain.
— Tu pourrais ne plus être là ?
— Et je pourrais être partout. Il ne faut pas s’emballer. Il est
probable que nous ne nous rendrons pas compte tout de suite
de ce qui est en train de se produire. Ce qui se passe ici
survient-il ailleurs également ? Il est tout aussi possible que le
phénomène soit ultra localisé et que le premier coup de vent
nous en libère.
— Tu veux rester ici ?
— Non, je vais partir demain matin avec Ian. Nous allons
suivre le cours du fleuve, comme nous l’avions prévu, et nous
allons nous établir là où nous pourrons vivre tranquillement. Je
veux redémarrer à zéro. Je veux gagner de quoi vivre et ne
plus foutre ma vie en l’air tous les six mois. Je veux vivre
vingt ans dans la même maison, aller bouffer chez mes voisins,
parler de foot avec mes collègues de travail, coucher avec la
même femme et l’empêcher de dormir parce que je ronfle. Je
veux faire cela jusqu’à la fin de mes jours, et voir grandir mon
fils.
— Tu penses que c’est possible de redémarrer à zéro ?
— Oui. Il suffit d’oublier qui on a été. J’ai été un mauvais
père, un mauvais mari. Je n’ai pas travaillé autant que j’aurais
dû. J’ai bu et j’ai menti. J’ai battu ma femme. Je me suis enfui
parce que je ne pouvais plus me regarder dans la glace et j’ai
volé mon dernier patron. Cela ne devrait pas être trop difficile
d’oublier ça, tu ne crois pas ?
— Et devenir un bon petit citoyen…
— Si tu veux… il n’y a pas de mal à être normal.
— Je voudrais marcher à n’en plus finir. Faire le tour du
monde jusqu’à en mourir d’épuisement et ne plus jamais
entendre la voix de mes parents. Je ne veux plus que quelqu’un
m’aide à m’habiller. Je veux danser à corps perdu et sauter à
cloche-pied. Je veux avoir les orteils qui sentent le fromage et
des ampoules qui me déchirent les tendons. Est-ce que tu crois
que je pourrais venir me reposer chez toi, quand j’aurais
besoin de quelqu’un ? Est-ce que je pourrais venir vous voir ?
— Bien sûr.

Ana et Denis tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Plus


exactement, Denis s’allongea près d’Ana et se lova contre sa
poitrine en chien de fusil. Il était comme un bébé, niché contre
elle, droite et immobile, le regard fixé sur le plafond. Ana ne
pouvait pas bouger ou si peu. Lorsqu’elle était sur le lit, elle ne
pouvait se tenir que droite et regarder bêtement le plafond, en
attendant qu’on la retourne ou qu’on l’aide à s’asseoir. Denis
se redressa et s’accroupit sur elle. Elle était petite, mais
désormais ses cuisses étaient capables de légères contractions
qui n’étaient pas désagréables. Denis flattait chacune de ses
initiatives et ne manquait pas une occasion de l’encourager,
par une caresse, un petit mot. Il l’adora.
Lorsqu’ils se quittèrent, il lui souhaita bonne chance et lui
confirma qu’il ne serait pas là demain, ni vraisemblablement le
surlendemain, mais qu’elle pourrait ensuite faire appel à lui
quand elle le souhaiterait.
— Il y aura une chambre pour toi dans notre nouvelle
maison. Et un jardin.
Il se demanda si elle ne pensait pas qu’il l’abandonnait à
son sort et à la période de convalescence qui s’ouvrait de
nouveau devant elle. Mais Ana n’était pas dans cet état
d’esprit. Elle avait passé tellement de temps seule avec sa
souffrance que la simple pensée qu’on puisse l’attendre et
l’espérer quelque part lui était suffisante. Elle avait eu d’autres
amants, mais aucun qu’elle ait pu associer à une perspective de
guérison.
Avant de partir, il la borda comme il avait bordé Ian et
l’embrassa sur le front.
Dans le couloir, en regagnant sa chambre, il croisa sans le
savoir le SMS qu’était en train d’expédier Morg Behring,
allongé sur son lit dans une chambre adjacente, à Roch
Frassati. Le petit paquet d’informations quitta le portable du
Norvégien, traversa le corps de Denis et atteignit un relais
situé à quelques kilomètres de là, d’où il gagna le téléphone du
détective corse.
« Caplan est revenu à l’hôtel. Amitiés. Morg »

Behring avait attendu une heure du matin avant de prévenir le


Français. Il ne voulait pas qu’il intervienne immédiatement et
préférait qu’il fasse ce qu’il avait à faire le lendemain à l’aube.
Caplan avait besoin de se reposer et Behring ne voulait pas
qu’il soit cueilli par surprise. Il se demanda s’il n’attendait pas
trop de cette rencontre. La motivation du Corse était
vacillante. Caplan, de son côté, lui avait paru manquer
de caractère, même s’il avait accepté au final de prendre le
pistolet qu’il lui avait mis entre les mains. Il évalua la
probabilité qu’il s’en serve à 11%, ce qui n’était pas si mal,
mais pas suffisant pour déclencher le carnage dont il rêvait
chaque nuit. Les explosions de violence interviennent
généralement dans des conditions de survenance assez
défavorables. C’est ce qui fait leur beauté. Elles sont d’autant
plus belles qu’elles ne sont pas attendues. Le rêve était précis :
des dizaines d’hommes et de femmes tombaient ; leur sang se
répandait dans l’eau et montait dans le ciel herbu. Il y avait des
hurlements et de longs silences, des courses et des
souffles tapis dans des cachettes de fortune. Chaque nuit, de
nouveaux détails s’ajoutaient à cette vision qui prenait le
contrôle de lui.
Behring avait étalé dans sa chambre une partie de son
manuscrit. L’écriture lui était devenue indispensable pour
échapper aux idées qui le faisaient tourner en bourrique. Elles
ne cessaient de le tourmenter que lorsqu’il consentait à les
retranscrire. Le Norvégien ramassa son stylo et démarra la
rédaction de la note qu’une voix intérieure, assez semblable à
celle qui accompagne tout un chacun, lui souffla dans sa
langue démonique : « Je suis la vengeance et je suis le bras
qui frappe. Partout, je suis le moyen et je suis la fin. Je
sèmerai la discorde et le chaos jusqu’à ce que ma nature
triomphe. Je suis le malin et le dessein souverain, celui qui
établit ce qui dissocie et associe ce qui dévie… » Il écrivit
pendant quelques minutes, sans s’arrêter. La pression contre
les parois de son crâne se relâchait tandis que les mots
s’échappaient sous la forme de cette prose poétique confuse et
qui ne valait pas tripette. Morg Behring donna ensuite
l’impression de reprendre le contrôle de lui-même. Il relut ce
qu’il avait écrit et chiffonna le papier en boule dans un accès
de lucidité. « Donne-moi la morale et donne-moi la science.
Pour être moi-même, devant tous les autres. Donne-moi le
temps et l’espérance. Pour être moi-même, contre tous les
autres. L’exposition du courage ne se réduit pas au courage
d’être exposé. L’ombre est la raison et la raison de l’ombre. »
Son esprit procédait en jouant avec les mots ou en inversant
les termes.
Il s’agissait pour Morg Behring d’établir ses propres buts et
de se dégager peu à peu du sens commun et des schémas de
pensées qui, selon lui, avaient amené l’humanité au bord du
précipice. La sensation de tâtonner n’était pas agréable et il
luttait intérieurement pour arrêter d’écrire.
Finalement, il alluma la télé et tomba sur la rediffusion d’un
épisode de la série Au Nom de La Loi. La beauté de Steve
McQueen l’apaisa et il put sombrer en paix tandis que Josh
Randall chevauchait dans la plaine aride. Quoi qu’il puisse
faire, il était certain qu’il ne serait jamais aussi élégant que le
chasseur de primes.

Et tout le monde s’endormit qui ne dormait pas, tandis que la


nature au-dehors s’emballait. Denis retrouva Ian qui émettait
un petit ronflement d’enfant rassurant. À quoi pouvait-il bien
rêver ? De quoi pouvait-il bien avoir peur ? Les nuages bleus
gonflaient et menaçaient de tout faire péter. Comme des
terroristes mécaniques et sans arrière-pensée, ils avaient pris la
nuit en otage.
QUATRIÈME
JOUR
14
LE DOUBLE

Les dernières années d’Aaron Copland furent pénibles. Le


compositeur n’était pas dans le besoin, mais il perdait
totalement la boule. Il prit sa retraite officielle au milieu des
années soixante-dix et, lorsque les symptômes de
dégénérescence intellectuelle lui rendirent toute activité de
plus en plus périlleuse, se retira dans un silence social qui ne
ressemblait pas à la vie qu’il avait menée.
Les secrétaires qui prenaient soin de lui et s’occupaient de
ses affaires commencèrent à valser de plus en plus rapidement
dans son entourage, parfois renvoyés par ses plus anciens amis
qui les accusaient de profiter de la faiblesse du vieil homme. Il
n’y eut pas d’abus manifeste, mais il est probable que certains
volèrent des objets lui ayant appartenu ou qui lui avaient
été offerts par ses amis ou amants photographes, peintres et
musiciens. Sa dernière apparition publique eut lieu lors d’un
concert hommage donné pour son quatre-vingt-unième
anniversaire et qui fit une large place à ses œuvres chantées.
Un peu avant ça, on raconte que Copland et son entourage
demandèrent, pour les besoins d’une interview, qu’on lui
communique précisément les questions qui lui seraient posées.
Le jour dit, le malheureux Copland se contenta de lire sur
une feuille les réponses qu’on avait rédigées pour lui au
mot près, sans en comprendre le sens. Ces années-là
furent pathétiques. Le compositeur n’avait pas de problème de
santé majeur, si l’on excepte les soucis de dents qui le gênèrent
pendant toute sa vie. Il se portait bien, mais était sénile et
atteint d’un syndrome Alzheimer que personne ne nomma
comme tel.
Dans les deux dernières années de sa vie, tournaient autour
de lui des étudiants attardés, des femmes de ménage et des
auxiliaires de soins, qui le gardaient à peine propre. Copland
était entouré, mais négligé. Posté en permanence à l’une des
fenêtres donnant sur le jardin, Copland lisait le journal. Non
pas le journal du jour ou celui de la veille : la même page du
même journal, du même jour, pendant des mois et des mois. Et
personne ne pensait plus vraiment à remplacer ce dernier, tant
il était clair que cela n’avait plus aucune importance.
Copland ne se promenait plus dans la nature et n’arpentait
plus les jardins de Rock Hill, sa propriété du comté de New
York. Il peinait à retrouver sa chambre dans Cortland Manor et
devait être accompagné pour faire les quelques dizaines de
mètres qui séparaient le salon de sa chambre à coucher. Il
mangeait peu et avait parfois, comme tous les malades,
de brefs éclairs de lucidité durant lesquels il
n’exprima, semble-t-il, jamais aucune lassitude pour ce qu’il
était devenu. Il n’écoutait aucune musique et n’avait pas
la télévision.

Toutes les histoires ont une fin et presque aucune n’est


pleinement satisfaisante. Cela tient sans doute au fait que ce
qui apparaît comme la fin d’une histoire ne l’est jamais
vraiment. Il y a toujours quelque chose qui continue, qui se
perpétue et qui atténue la portée d’une conclusion. Dans le cas
d’Aaron Copland, la fin de son existence lui échappa
complètement. Il fut emmené à la fin du mois de novembre
1990 à l’hôpital de North Tarrytown, un patelin situé à une
petite cinquantaine de kilomètres de Manhattan, que les
habitants choisirent de rebaptiser Sleepy Hollow en 1996, où il
décéda le 2 décembre des suites d’une infection pulmonaire.
L’astronome Edward Bowell à qui l’on doit la découverte
de centaines d’astéroïdes baptisa l’objet numéro 4532, une
vulgaire caillasse galactique, du nom du compositeur le 15
avril 1985. « 4532 Copland » dont la période orbitale est
évaluée à 5,1807 années fut revu depuis un observatoire
africain presque exactement le soir où Copland mourut, et
pour la dernière fois le 31 janvier 2006. Et puis ce fut à peu
près tout jusqu’à aujourd’hui, si l’on excepte les milliers de
fois où les œuvres d’Aaron Copland furent données ou
écoutées par d’autres êtres humains. Quelqu’un avait éteint
la lumière, mais cela ne voulait pas dire que tout était
fini partout bien entendu.

Roch Frassati alluma son portable vers trois heures du


matin, cette nuit-là. Le relais de téléphonie y injecta dans les
sept secondes qui suivirent le SMS expédié par le client
norvégien de la Clef d’Or. Le détective corse, officiellement à
la retraite depuis la veille, enregistra l’information selon
laquelle la personne qu’il avait recherchée jusqu’au matin se
trouvait à proximité, mais il ne se mit pas en mouvement pour
autant. L’ordre et la précipitation sont deux vieux ennemis
qu’il ne faut en aucun cas mettre en présence. Frassati ne
manquait pas d’expérience. Il avait roulé jusqu’aux abords de
la centrale de Chinon. Sans savoir ce qui l’avait
conduit jusque-là, il s’était senti attiré par les hautes tours
du complexe nucléaire.
Il avait garé son véhicule au pied d’un pont, sous une allée
de chênes verts et s’était endormi assez rapidement, sans avoir
aucune idée de ce qu’il ferait ensuite. De temps à autre, il se
réveillait pour allumer le chauffage de l’automobile et écouter
les informations. Entre une heure et deux heures du matin, il
entendit par les hasards de la programmation et sans savoir de
quoi il s’agissait, Music For A Great City, une œuvre d’Aaron
Copland composée en 1963 et qui évoque la ville de New
York. C’est une œuvre complexe, dissonante et dont il
interrompit l’écoute au milieu de son deuxième mouvement,
opportunément baptisé Night Thoughts, pour aller pisser, mais
également parce qu’il trouvait cette musique affreusement
prétentieuse.
Roch Frassati fit quelques pas en direction de la Loire qui
s’écoulait en contrebas d’un petit sentier et remarqua
fortuitement que la nature avait évolué à une vitesse folle
autour d’un tuyau d’évacuation des eaux usées. Il fut gêné
dans sa progression par l’apparition d’épais brouillards bleutés
qui montaient depuis le lit de la rivière et l’empêchaient de
voir où il posait les pieds. S’éclairant à l’aide d’une torche, il
observa ce qui l’entourait et supposa, comme d’autres
avant lui, que la centrale était la cause de cette transformation
soudaine. Officiellement, tout allait bien. Le rejet d’eau tiède
dans la Loire pouvait expliquer la présence d’espèces
habituées à des eaux plus chaudes ainsi que l’acclimatation de
plantes allogéniques, ce qui n’était pas grand-chose comparé
aux bienfaits apportés par l’énergie nucléaire.

Frassati fut le premier à remarquer, tandis qu’il sentait ce


brouillard tiède pénétrer ses bronches et lui procurer
une sensation de chaleur et de satiété inédites, que les
végétaux s’étaient dédoublés partout autour de lui. Il
constata qu’une herbe folle s’était divisée en deux bouquets
identiques, poussant à vingt centimètres de distance l’un de
l’autre. Une pâquerette démesurée dont la jumelle
monstrueuse battait de la tête à trois coudées de là l’intrigua. Il
les cueillit non sans mal toutes les deux et put vérifier
qu’elles étaient bien en tout point identiques. Les arbres
plantés le long des berges paraissaient dotés de clones en
miroir homothétique, peut-être plus petits mais présentant une
structure foliaire et des ramifications symétriques. La réalité
était en train de se reproduire comme un brin d’ADN en se
divisant/dédoublant. Chaque homme, chaque plante, chaque
être vivant, aurait son double demain.
À la nuit, et par la grâce d’une lune creuse, la Loire
ressemblait à une autoroute déserte dont les eaux
grises s’écoulaient comme de la lave en mordant des rives
grossièrement dessinées. Il pissa en traçant des lettres sur l’eau
et remonta en voiture de peur de prendre froid. Au lieu
d’éteindre son téléphone portable comme il en avait pris
l’habitude après avoir consulté les messages, Roch Frassati
décida de l’utiliser comme réveil et le plaça au-dessus de son
autoradio. Il programma l’alarme à 5h02, histoire de pouvoir
gagner la Clef d’Or avant que Caplan et son fils n’en bougent.
Alors qu’il tardait à se rendormir, son attention fut attirée par
un mouvement des herbes sur la gauche de la voiture et par le
claquement de ce qui ressemblait à une portière. Il baissa
la vitre et écouta pendant quelques secondes la nature
qui évoluait dans l’obscurité.

Roch Frassati crut distinguer, entre le son des végétaux qui


poussaient sous le vent, des pas, perdus dans le brouillard, et
marchant en direction du fleuve. Il pensa tout de suite à un
suicide, à quelqu’un venu se perdre ici. En cette saison, le lit
de la Loire était en train de remonter et s’épatait de chaque
côté des rives en d’étroites bandes marécageuses qui, meubles
comme elles l’étaient, auraient englouti quelqu’un en un
instant. L’enquêteur descendit de voiture et entreprit d’en avoir
le cœur net. À moins d’avoir ses raisons comme il avait les
siennes, il n’était pas normal que quelqu’un se trouve là où il
se trouvait à l’heure où il y était.
— Qui va là ? demanda-t-il en direction du bruit. Qui va là
? répéta-t-il, distinguant entre les fils du brouillard bleu, la
silhouette d’un homme.
Il accéléra le pas et manqua se tordre la cheville dans un nid
de poule dissimulé sous les roseaux. Ayant compris comment
fonctionnaient les choses, il évita son jumeau sur le pas
suivant.
— Arrêtez-vous. Je suis armé.
Pour des raisons de sécurité, il emportait toujours un petit
HK pendant ses enquêtes. Il ne prit même pas la peine de le
tirer de son étui.
— Arrêtez.
Et ce qu’il poursuivait s’arrêta. Le brouillard ne lui
permettait pas de voir exactement de quoi il retournait, mais
Roch Frassati distingua bientôt la silhouette qui
l’avait précédé. L’homme était immobile, de dos, et faisait
face à la Loire. Il put constater que c’était bien l’ombre
d’un homme qui ne donnait pas l’impression d’être
beaucoup plus grand que lui, ni guère plus costaud.
— Tournez-vous lentement, l’invita Frassati, et dites-moi ce
que vous faites ici,
La forme marqua un temps d’arrêt beaucoup trop long.
Roch Frassati avait peur et s’en voulut de ne pas avoir mis
l’homme en joue. Il craignait que l’homme ne se retourne et
n’essaie de l’abattre sans qu’il ait le temps de riposter.
— Lentement, bluffa-t-il.
Et la forme se retourna. Elle se retourna avec la vivacité
d’un fauve et se précipita sur lui, avant même qu’il ait pu
mettre la main à la poche ou prononcer un autre mot. C’était
une forme naturelle, comme en pâte à modeler, qui imitait à la
perfection son apparence. Roch Frassati n’aurait pas su dire si
elle avait sur elle des vêtements décalqués sur les siens ou s’il
s’agissait d’une sorte de déguisement ou de peinture
appliquée à même le corps. Ses mains étaient longues et
blanches et son visage semblable au sien avec juste un rictus
de sérieux et de gravité à l’angle des lèvres.
Frassati manqua lâcher son arme de stupeur quand il vit que
les traits de ce qui lui fonçait dessus étaient les siens. Il
remarqua, sur le visage de son double, que la bouche était
légèrement tordue sur le côté, ce qui donnait au reflet un
caractère inauthentique et belliqueux. Le double attrapa
Frassati à la gorge et le renversa en y mettant tout son poids.
Frassati bascula, mais fit bien attention de ne pas perdre son
précieux pistolet. Les deux hommes roulèrent dans un mélange
de terre et d’herbes qui imbiba et noircit leurs vêtements.
— Qui êtes-vous ? interrogea Frassati, profitant
d’un moment de répit.
Mais l’autre ne répondit pas et se remit à l’étrangler.
— Est-ce le Cardinal qui vous envoie ?
Le double devinait ses mouvements et ne se laissait pas
dominer. Frassati tenta de le mettre sur le dos et de lui asséner
des coups de coude dans les côtes, mais il savait se protéger.
Par-delà sa résistance, c’était l’impassibilité de son visage qui
impressionnait le Corse. L’ombre était ombre et ne variait pas.
Quand l’homme pliait, crachait et sentait, dans sa bouche,
le goût du premier sang, le double respirait à peine et
ne paraissait en aucune manière émoussé par la lutte.
— Qui êtes-vous ? continuait-il d’interroger quand
la situation le permettait. Qui vous envoie ?
La première idée qui vint à l’esprit de Roch Frassati était
qu’on voulait l’éliminer. La succession de Maurice Tomasi
était en route. Elle passerait par l’oblitération de l’ensemble de
ses compagnons de route et lieutenants. Il lui sembla
néanmoins que les choses allaient un peu vite et qu’il était
assez invraisemblable qu’on en ait voulu à quelqu’un qui
n’avait accompli en vingt ans aucun acte illégal ou criminel.
L’affrontement laissait assez peu de répit à Roch Frassati
qui ressentit bientôt une grande fatigue. Le double ne prenait
pas la peine de maintenir le bras qui tenait encore fermement
le revolver. L’homme le frappa deux fois à la nuque, avec le
peu de forces qui lui restaient, mais son adversaire ne broncha
pas.
Faut-il que je le tue pour lui échapper ? s’interrogea
Frassati, qui n’avait jamais été jusque-là. Faut-il donc que je
devienne celui que je n’ai jamais voulu être ?
Il se demanda, tandis que le temps s’étirait devant lui et lui
laissait de plus en plus d’espace pour réfléchir, s’il était prêt à
tuer pour vivre. Sa vie ne l’avait jamais vraiment intéressé et
elle se terminerait bien un jour. Mais de quel droit le double en
hériterait-il ?
Frassati enroula ses jambes autour du buste de son
adversaire pour faire diversion, le secoua en lui serrant les
reins et plia le bras de sorte que le canon court de son pistolet
pointe sur la nuque du double. Les yeux dans les yeux et nez à
nez, collé serré avec l’ombre fugitive, il glissa la tête sur le
côté et appuya sur la détente.
La détonation fut étouffée par le sol marécageux. La balle
traversa le corps spirite de l’alter ego et se logea comme si rien
ne l’avait freiné dans l’œil gauche du Corse. Il ne comprit pas
tout à fait ce qui lui arriva. Il perdit la vue en premier et la vie
quelques minutes plus tard. À l’instant où la balle se ficha
dans son crâne, quelque part entre l’orbite et les mandibules, il
sentit le fardeau du type qui était sur son ventre
disparaître instantanément, comme s’il n’avait jamais existé.
Roch Frassati eut à peine le temps de réaliser qu’il était fini. Il
perdit l’ouïe peu après et fut plongé dans les ténèbres grises
qui précèdent la mort. Ses mains se raidirent et il sentit qu’au
coin de sa bouche, ses lèvres mimaient l’exacte torsion de
celles de son assaillant. Il tenta de leur commander autre
chose, mais il était trop tard. Son cœur s’échappait et vendait
ses battements de plus en plus chers. Dans un dernier sursaut
et alors qu’apparaissaient les premières visions de l’au-delà,
Frassati, qui guettait déjà la présence de mille amis disparus,
s’entendit en sourdine prononcer les mots interdits : « so un
banditu corsu ».
Et comme tous les bandits corses, il finirait raccourci. Il prit
sa retraite, même pas chagriné qu’on le déclare, quand on le
découvrirait, tombé d’un coup de feu qu’il s’était lui-même
infligé.
15
LA CHUTE DU VICTORIA

Le quatrième jour, le monde avait changé. Était-ce le


quatrième ou alors le dernier ? Denis et Ian furent réveillés par
le jour sans soleil. Des explosions retentirent qui masquèrent
le ciel et firent frissonner les arbres. L’hôtel trembla trois fois
sur ses fondations et parut se fendre en deux. Le sol craqua et
la chambre s’ouvrit sur un désastre qui prit ses hôtes par
surprise. Des pans de mur s’écroulèrent dans une nuée de
cendre molle, précipitant les pensionnaires dans le désarroi.
Denis attrapa son fils et sortit en courant dans le couloir qui
serpentait entre les restes des murs. Dans la poussière et le
fracas laissé par le brouillard bleu, Denis abandonna tout ce
qu’il n’avait pas. Seulement vêtu d’un maillot et de son
pantalon, il ramassa son sac à la volée, abandonna le flingue et
quelques rêves effacés. Le gamin avait encore sa tenue de nuit
et l’interrogea du regard, effrayé, mais confiant, saisi de
panique, mais aussi rassuré par la poigne qui le tirait d’affaire.
À deux lits de là, la chambre du Norvégien était ouverte et
vide. Personne ne s’attardait, ni ne s’attarderait sur l’ombre qui
filait. Ils dévalèrent les escaliers. Denis poussa son fils devant
lui. Il contourna la réception dont le comptoir avait été écrasé
sous des masses de pierre.
— Continue, dit-il à Ian. Et attends-moi dehors.
Le gamin avança et gagna fébrilement la porte de sortie,
tandis que son père s’apprêtait à s’engouffrer dans le couloir
secondaire. Denis couva son fils du regard et s’assura qu’il
était hors de danger avant de revenir en arrière. Son premier
réflexe fut de se diriger vers la chambre d’Ana, mais son
attention fut attirée par la caisse enregistreuse qui, éjectée du
comptoir, gisait à seulement quelques mètres de lui. Denis
déplaça une poignée de gravats et s’accroupit pour ramasser ce
qui s’y trouvait. Il saisit une pierre et frappa le tiroir
qui s’ouvrit aussitôt, libérant l’accès à la recette du jour.
Ce n’était pas grand-chose, mais il y avait là une poignée de
billets précieux, deux ou trois cents euros, qui ne se refusaient
pas. Denis tâtonna, tandis que la poussière obscurcissait le hall
et que les murs tanguaient dangereusement. Celui qui séparait
la réception du restaurant était coupé en deux par une lézarde
gigantesque et le plafond était partiellement effondré. Il
fourra l’argent dans sa poche aussi rapidement qu’il le
put, mais ne vit pas l’homme dans son dos.
— Qu’est-ce que tu fais, enfoiré ? lui demanda le
père d’Ana en s’effondrant sur lui.
Denis ne l’avait vu qu’en photo et il ne se ressemblait plus.
L’homme était fort, mais affaibli. Le père avait le crâne ouvert
et les vêtements noirs de saleté. Son bras droit était brisé. Il
frappa Denis par-derrière sur le haut des épaules et le fit
basculer. Les deux hommes se retrouvèrent à terre et Denis prit
le dessus. Il ramassa la pierre irrégulière qui lui avait servi à
défoncer le tiroir et donna un violent coup à son adversaire en
se retournant. Le père était mal en point et ne résista
pas longtemps. Denis frappa à nouveau l’homme à la joue et
sentit la chair s’enfoncer à l’endroit de l’impact. Il frappa
encore sous l’oreille puis deux autres fois sur l’arcade et la
gauche du crâne. Le sang gicla sur son bras et sur la main qui
tenait le caillou depuis le visage emporté du propriétaire de
l’hôtel. L’homme poussa un cri que nul n’entendit dans le
vacarme, pas même Denis qui se demandait simplement s’il
fallait continuer ou si l’autre avait son compte. Dans le doute,
il brandit encore la pierre et martela la tête désormais inerte
du père Maudet à plusieurs reprises et avec une
violence rageuse. Il ne s’interrompit que lorsqu’il eut la
certitude d’avoir aplati son assaillant. Il lâcha alors la pierre et
machinalement tâta la poche de son pantalon de la main droite
pour vérifier qu’elle était encore pleine.
Ce n’était pas tant pour l’argent. Denis n’avait jamais volé
pour s’enrichir. Il n’avait jamais frappé pour gagner quoi que
ce soit, mais plutôt pour éviter de tout perdre. Toujours à
genoux, il reprit son souffle. Il essuya sa main couverte de
sang sur sa chemise et se redressa lentement. Sa tête tournait et
sa respiration était rendue plus difficile par la poussière qui
volait. L’homme étendu à ses pieds ne représentait plus aucun
danger. Denis vérifia qu’il était seul et s’appliqua à réprimer
l’agitation qui tentait de se frayer un chemin en lui. L’hôtelier
était un homme détestable. Il fallait bien mourir un jour.
Il roula le corps sur le côté de telle sorte que le visage ne
soit pas immédiatement visible des gens qui viendraient. Il
assura ses trois premiers pas en prenant appui sur le mur et
progressa jusqu’à la chambre de la jeune femme.
— Que se passe-t-il ? l’interrogea-t-elle sur le seuil. Oh,
mon dieu, tu es blessé.
— Ce n’est rien, dit-il. Il faut qu’on sorte d’ici.
Elle était habillée et frêle sur ses jambes, mais fière et
droite, elle qui encore hier ne se déplaçait qu’en fauteuil.
— Allons-nous-en. Nous y sommes et plus tôt que je l’avais
prédit. L’hôtel est en train de s’écrouler.
Il y a bien sûr des moments où la nature d’un homme se
révèle, où elle ne se cache plus. Il épaula la jeune femme avec
le bras gauche et la traîna derrière lui, en réprimant les images
du carnage qu’il avait laissé derrière lui. Les cadavres n’ont
pas d’enfants. Ana s’appuyait sur la chemise souillée du sang
de son père.
— Tu peux marcher ?
— Je ne sais pas, répondit-elle en souriant et il l’emmena,
mi-portant, mi-traînant vers ce qui figurait pour lui le dehors.
Le chemin n’était pas simple. Il escalada, trébucha, faillit
perdre la jeune femme qui chancelait en même temps qu’elle
rapprenait d’anciens gestes pour son plus grand bonheur.
Appuyée sur l’épaule de Denis, elle progressait tout de même
et ils réussirent à se frayer un passage entre l’enfer et la terre.
Elle se souviendrait sûrement longtemps de sa première
marche au milieu des décombres.
Quand ils gagnèrent enfin la sortie, il ne restait déjà plus rien.
L’hôtel était en pièces et les maisons qui l’entouraient guère en
meilleur état. Denis aperçut dans la pénombre bleutée sa
voiture de l’autre côté de la rue et s’y précipita. Ian les y
attendait tranquillement.
— Je t’ai déjà dit de ne pas traverser la rue sans me
demander la permission, le gronda son père.
— J’ai bien regardé, se justifia le gamin. Et j’ai traversé sur
les clous.
— Ce n’est pas une raison, il sourit. Allez. Il n’y a pas de
temps à perdre. Hé, tout va bien mon grand !
— Oui, fit le gosse. J’ai même pas eu peur.
— Papa a eu la frousse de sa vie. Ça te fera des trucs
à raconter quand tu retourneras à l’école. Montez tous les deux
à l’arrière.
On ne voyait pas grand-chose. Tout était baigné par une
lumière sauvage et irréelle, grise et bleue, chargée d’eau et
d’électricité. Ce crépuscule de jour avait remplacé ce qui
faisait jusqu’à la veille le temps et l’air qu’on respirait.
— J’ai entendu une immense explosion, dit Ana, tandis
qu’ils grimpaient dans le véhicule. J’ai essayé de regarder par
la fenêtre, mais la fenêtre n’existait plus.
Denis mit le contact sans un mot quand une adolescente
ouvrit la portière et se jeta les cheveux dénoués sur la
banquette arrière où Ana serrait Ian contre sa poitrine. Elle
claqua la porte et remercia ses sauveurs avant de s’effondrer.
— Je suis Gwen, pleura-t-elle. Laissez-moi venir avec
vous, je vous en supplie. Je ne sais pas ce qui se passe. Tout le
monde est mort.
La voiture hoqueta puis trouva la cadence. Le moteur
peinait à ronfler sans oxygène, mais la mécanique s’adapta et
ils purent s’éloigner sans trop de peine.
— Roule, roule, répétait Ana à Denis. Tu as vu comme je
marche, c’est inouï.
Ils souriaient et pleuraient à la fois, secoués par
l’impatience, la tension nerveuse et en même temps la joie d’y
être arrivés sains et saufs.
— Tu as vu mes parents ?
— Non, répondit Denis. Ils étaient vieux de toute façon.
Ana utilisa des mouchoirs en papier pour éponger le sang
qui séchait sur le bras de Denis, mais elle ne découvrit aucune
blessure. Gwen soumaquait à l’arrière. C’était une jeune fille
de quatorze ou quinze ans, assez belle quand elle avait peur.
— J’ai vu mes parents mourir, hurla-t-elle hystérique. C’est
la fin du monde ?
— Ou le début du suivant.
Denis avait attendu ce jour-là durant d’assez longues
années. Il roula au pas vers Langeais où il projetait de repasser
la Loire. Ses autres plans n’étaient pas clairs, mais il les sentait
qui convergeaient vers son cerveau, prêts à se mettre en place.
Autour du véhicule, la ligne de front s’éclaircissait. La purée
de pois qui noyait Bréhémont était moins dense et laissait
passer un peu de l’ancienne lumière. D’après ce qu’il en avait
vu, la catastrophe se manifestait par un front nuageux
et radioactif qui se déplaçait vers l’Est, poussé par ce qu’il y
avait de vent. Malgré le jour, Denis roulait pleins phares et n’y
voyait pas à vingt mètres.
— Ralentis, lui intima Ana. Je vois quelque chose près du
cimetière.
Ils entendirent Gwen râler à l’arrière, comme si
l’adolescente s’attendait à voir surgir devant eux une armée de
zombies. Elle en pinçait certainement pour le revival gothique
qui agitait la jeunesse. Denis décéléra légèrement et passa au
ralenti devant les deux personnes qui étaient debout devant
l’entrée. Ana reconnut le vieux Lucien qui venait parfois
manger au restaurant de ses parents le midi. Elle baissa la vitre
et lui demanda si tout allait bien.
— Oui, dit-il en serrant contre lui son épouse. Tout va pour
le mieux.
— Vous ne voulez pas monter ?
— Surtout pas, dirent-ils en s’étreignant. Laissez-nous.
Et Denis les laissa derrière eux.
— Je croyais que sa femme était morte, remarqua Ana.
— Il aura pris une maîtresse.
Les deux vieux étaient blottis l’un contre l’autre sur le mur
d’enceinte. Ils se bécotaient comme des adolescents, sans
considération pour ce qui était en train de se passer. Ian s’était
endormi au bout de quelques centaines de mètres et ronflait
dans les bras d’Ana qui l’avait enveloppé dans le plaid
couvrant le siège arrière. Gwen était redevenue silencieuse.
Elle avait le nez collé sur la vitre et manipulait nerveusement
son téléphone portable.
— Nous sommes encore loin du pont ? demanda Ana.
— Quelques kilomètres seulement.
— Je ne capte rien, se plaignit Gwen. Il n’y a pas de réseau.
Je savais bien que j’aurais dû rester chez SFR.
— Il n’y en a plus pour personne, reprit Denis. Est-ce que
tu crois que les télécoms peuvent survivre à ce que tu as vu
aujourd’hui ?
— Je ne me suis pas posée la question. Tu as raison.
Bouygues, ça craint trop.
Ils éclatèrent de rire. Ce qui rend les hommes aussi
dominateurs sur le monde, c’est qu’ils peuvent tout endurer,
absolument tout. La souffrance, la cruauté et l’horreur n’ont
aucune prise sur eux et ne les limiteront jamais dans l’action.
Les hommes peuvent rire aussi quand il n’y a plus rien de quoi
on peut rire. Il n’y a pas d’autre caractère qui définisse mieux
l’humanité.

Dans Le Deuxième Ouragan d’Aaron Copland, les


personnages présentent la particularité de ne jamais s’apitoyer
sur leur sort alors même qu’ils sont aux prises avec une
catastrophe naturelle. S’ils le font, ils sont immédiatement pris
en charge par le groupe afin de retrouver une attitude positive
et pleine d’espoir. Par-delà la relative médiocrité du livret qui
servit de point d’appui à cet opéra de commande, Le Deuxième
Ouragan est une pièce profondément humaine et juste parce
qu’elle met en scène l’un de ces moments où l’homme et
la femme témoignent d’une endurance physique et
d’une résistance mentale à toute épreuve. Alors que tout
est contre eux, les jeunes trouvent le temps de se taquiner et de
s’envoyer des blagues à la tête.

Gwen continua à manipuler le Smartphone pendant de longues


minutes dans l’espoir de se frayer un accès au réseau. Mais le
réseau avait sombré et n’était plus là pour l’encourager. À son
âge, elle n’avait jamais été confrontée directement à une
impossibilité de communiquer avec le reste de la planète. Elle
prépara quelques SMS pour ses copines en espérant qu’une
microconnexion pourrait les expédier sur un malentendu.
— Laisse tomber, lui dit Denis. Tu vas devoir vivre avec ça.
— Sans ça, tu veux dire. Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire ?
— Oh bon sang. Je te signale que la vie a été inventée avant
les téléphones portables.
Le cours du fleuve était comme figé par le nouvel
environnement. La Loire ne coulait plus. L’eau qui glissait hier
sur le fond luisant ressemblait à une vieille soupe qu’on aurait
laissée trop longtemps à l’air libre ou à une gelée d’agar-agar.
— Là, droit devant. Il y a encore quelqu’un, signala Denis.
— C’est un vélo.
Comme des pirates montant à l’assaut, ils se hissèrent au
niveau de la bicyclette. Une jeune femme pédalait à toute
vitesse avec, dans son dos, une fillette.
— Hé ! l’appela Ana. Hé, madame, où est-ce que
vous allez comme ça ?
La femme continua de pédaler. Elle avait le visage sale et
plein de sueur. Ses cheveux étaient collés sur ses tempes et elle
se cramponnait à son vélo comme si elle le faisait avancer en
le tirant par les bras. Dans son dos, sur un siège en ferraille,
elle portait une petite fille dont le visage était protégé par un
linge.
— Vous voulez monter avec nous ? Nous avons encore de
la place.
— Laissez-moi tranquille, demanda la grosse
femme essoufflée. Je dois aller de l’autre côté.
— Nous aussi. Nous traversons. Montez si vous voulez.
— Me faites pas chier. Je sais très bien où je vais.
— Comme vous voudrez. Prenez soin de vous.
Ils la dépassèrent en roulant très lentement.
— Quelle conne !
Le vélo était équipé de lourdes sacoches qui regorgeaient de
papiers journaux. Personne ne se demanda pourquoi elle
s’embarrassait de tout ça pour l’apocalypse. Chacun avait ses
bizarreries. Ana se racla la gorge à plusieurs reprises. Elle
trouva une petite bouteille d’eau et la porta à sa bouche avant
de la tendre à Ian, puis à Gwen.
— Moi aussi, j’ai la gorge qui gratte, dit l’adolescente.
Vous n’avez pas quelque chose à manger ?
— Tu n’as rien dans la voiture ? demande Ana à Denis. Pas
de vieux gâteaux qui traînent ?
— Non. Ian a tout liquidé. Je crois que nous approchons de
Langeais.
À quelques centaines de mètres devant eux, ils pouvaient
maintenant distinguer les pilastres généreux du pont,
solidement campé au-dessus du fleuve.
— Lui au moins est toujours debout.
— Comment se fait-il qu’il n’y ait pas plus de monde ?
— Je n’en ai aucune idée.
La route qu’ils laissèrent sur leur droite menait droit à
Azay-Le-Rideau. Denis s’attendait à ce que pas mal de monde
traverse le fleuve à Langeais pour tenter ensuite de rejoindre
l’autoroute en direction de Tours. Mais il n’y avait personne.
— Où est-ce que nous allons ? demanda Gwen.
— Je ne sais pas. J’ai une idée derrière la tête, mais je ne
sais pas si elle est valable ou pas.
Après trois cents mètres, il sut que son idée n’était pas
mauvaise. Alors qu’ils dépassaient les derniers nuages, il vit,
près de la dernière pile qui les séparait de la rive droite, le
sommet du ballon.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gwen.
— Un ballon, bien sûr. Une montgolfière, si tu préfères.
— Pas question que je monte dans un de ces trucs !
— Personne ne t’y oblige.

La voiture continua d’avancer sur le pont. Pour ceux qui


l’avaient traversé les jours précédents, il n’avait jamais paru
aussi long. Le tablier du pont était surélevé d’une dizaine de
mètres par rapport à la route qu’ils venaient de quitter. Une
fissure courait entre les deuxièmes et troisièmes piliers, mais
aucun autre signe de dégradation n’était visible. La vue était
sidérante. Le pont se tenait face à un mur de brouillard et de
cendres bleues qui montait jusqu’au ciel à trois ou quatre
cents mètres de distance. La Loire en sortait comme un
ruisseau d’une montagne. Le mur était compact et
obscurcissait le ciel. Il semblait immobile et d’une
largeur proche de l’infinie.
— Bon sang, quel spectacle ! murmura Ana.
— Nous devons nous dépêcher. Il vient sur nous.
Le dégagement radioactif progressait maintenant à petite
vitesse. On ne voyait rien à l’œil nu tant son avancée était
lente, mais la menace n’en était pas moins réelle. L’air était
chaud et paraissait comme électrisé par l’arrivée du monstre.
— Tu crois que la centrale a explosé ? demanda Ana.
— Je ne pense pas. Nous serions morts si c’était le cas.
Denis roula jusqu’au bout du pont. Les passagers étaient
hypnotisés par le spectacle et se pressaient sur les vitres
explorant la masse immense qui leur bouchait la vue.
Il prit le chemin qui descendait vers le fleuve en direction
du ballon dont la toile rouge et bleue s’élevait au-dessus du
tablier.
— C’est quoi ton plan ? demanda Ana.
— Waoh, s’étonnait Gwen à l’arrière. On se croirait dans un
film catastrophe.
Hollywood avait essayé pendant des années de rendre par
des effets spéciaux dispendieux le millième de ce qui se
passait là.
— Je connais le propriétaire du ballon.
Denis aperçut, en bas du chemin de terre dans lequel il
venait d’engager la voiture, cinq ou six personnes
qui s’affairaient. Il pria pour qu’il ne soit pas trop tard.
La voiture lancée à bonne vitesse rebondit sur une bosse qui la
souleva et leur fit cogner la tête au plafond. Ian se réveilla à ce
moment-là. Il se frotta les yeux et regarda son père.
— Ne t’inquiète pas, bonhomme. Papa a déjà fait
le voyage. Tout se passera bien.
Le gamin serra Ana un peu plus fort et ne quitta pas des
yeux le ballon qui se dressait maintenant à quelques dizaines
de mètres devant eux. Sa hauteur était elle-même
impressionnante. Le ballon était gigantesque, gonflé aux trois
quarts et prêt à décoller. Denis arrêta la voiture sèchement et
leur commanda de descendre.
— Tu es sûr ?
— Il n’y a pas d’autre choix.
Il fit le tour du véhicule et ouvrit la portière pour aider Ana
et Ian à sortir. Gwen était déjà dehors. Ils progressèrent vers le
ballon, en marchant sur le sable.
Au pied de la montgolfière, Denis reconnut Régis, entouré
de quatre autres personnes dont les sœurs qu’ils avaient
rencontrées l’avant-veille sur la Loire.
— Hé, il fit. Vous n’allez pas partir sans nous !

Régis et les autres membres du groupe se retournèrent et


aperçurent Denis et les siens qui progressaient vers eux. Denis
soutenait Ana qui avançait comme elle le pouvait.
— Vous me remettez ? C’est moi, Denis.
Mélanie se précipita vers lui pour lui faire la bise.
— Hé, bien sûr. Comment vous en êtes-vous sortis ?
— Par miracle, je suppose.
— Tu aurais pu m’appeler, lui chuchota-t-elle à l’oreille.
Nous allons partir d’un instant à l’autre.
Sa sœur était déjà dans la nacelle. Les autres personnes qui
les accompagnaient n’avaient pas interrompu leurs préparatifs.
— Si vous voulez bien de nous. Vous êtes notre
seule chance.
Régis considéra le groupe, les compta du regard et se
pencha pour parler à l’oreille de Mélanie. La jeune femme fit
un pas en arrière, révulsée.
— Tu ne peux pas leur faire ça !
— Je suis désolé.
Régis se tourna vers eux. Il paraissait plus grand que dans
leur souvenir. Ses pupilles luisaient comme celles d’un
vampire de la série True Blood.
— Il n’y a pas de place à bord pour vous. Le Victoria est
complet.
— Mais vous ne pouvez pas faire ça, rétorqua Denis.
— Je ne peux pas décoller avec quatre personnes
supplémentaires. Pas dans ces conditions. Le Victoria ne
s’envolera pas avec dix personnes à bord. Il n’est pas conçu
pour ça.
L’ancien syndicaliste détacha les cordes qui reliaient le
ballon au sol.
— Tu ne peux pas, Régis. Regarde, il y a un enfant parmi
eux.
— Et une handicapée, dit Ana.
— Je n’en ai rien à faire. Cela fait des années que je
me suis préparé à ce qui arrive aujourd’hui. Je ne vais
certainement pas tout compromettre pour jouer au
Saint Bernard.
Gwen s’avança et le supplia de les laisser monter. À bord,
les autres passagers jouaient les indifférents et enchaînaient les
actions préalables au décollage. La sœur de Mélanie activait le
brûleur et le faisait crachoter sa flamme comme un dragon.
— Désolé ma belle, répondit encore Régis.
— Nous nous ferons tout petits.
— Reculez. Je vous ai dit de reculer, bordel. Le Victoria ne
décollera pas avec dix personnes à bord.
Régis tira un pistolet de l’intérieur de sa veste et dirigea
l’arme vers Gwen qui était à deux mètres de lui.
— Reculez, lui dit-il. Ou il va arriver un malheur.
— Mais Régis, bégaya Mélanie à côté de lui.
— Allez-vous-en. Vous avez une voiture. Rien n’est perdu
pour vous.
Gwen recula d’un pas ou deux. Denis, Ana et Ian se
tenaient à quelques mètres derrière et n’osaient plus bouger.
— Tu es un monstre, l’insulta Mélanie. Un monstre.
— Va te faire foutre, tu veux bien. C’est une question de
survie. Je ne peux pas faire de sentiment.
Régis ne paraissait pas dans un état normal. Il s’était injecté
de l’adrénaline et des vitamines pour soutenir la fatigue. Ses
yeux étaient cernés de rose et lui donnaient l’air dingue.
Mélanie tenta de se jeter sur lui pour lui arracher son revolver.
Régis la repoussa et tira un coup en l’air.
— Barrez-vous, dit-il. Barrez-vous maintenant, je
vous aurai prévenu.
Denis avança jusqu’à Mélanie et la releva.
Régis avait sauté à l’intérieur de la nacelle tandis que l’un
des trois types qui étaient à bord lâchait les gaz. La sœur de la
jeune femme essaya d’enjamber le bord d’osier, mais un autre
l’en empêcha. Il la ceintura et avec l’aide de Régis la maintint
sur le Victoria.
— Laissez-moi descendre. Lâchez-moi. Bande d’assassins.
L’homme la maîtrisa par-derrière. Régis lui assena un coup
de crosse sur le crâne. La jeune blonde s’affaissa, comme le
ballon bondissait à la verticale sous l’effet du réchauffement
d’air. Denis, Mélanie et les autres n’y pouvaient plus rien. Ils
s’avancèrent machinalement vers le ballon, mais le
syndicaliste les tint à distance en tirant deux autres fois à leurs
pieds.
Le Victoria prit de l’altitude et s’éleva de cinquante bons
mètres en quelques secondes. Mélanie cria après sa sœur, mais
celle-ci n’était plus en état de répondre. À l’intérieur du
ballon, les silhouettes des passagers rapetissèrent à toute
vitesse. Bientôt, ils ne virent plus du ballon que le fond du
panier. Au sol, Denis, les trois filles et Ian n’eurent d’autre
choix que de le suivre du regard. Le bruit du brûleur était à
peine audible maintenant. Le Victoria s’était redressé et
glissait lentement en suivant le cours de la Loire. Mélanie
pleurait entre les bras de Denis. Ana tenait Ian et Gwen par la
main et accompagnait comme tout le monde la trajectoire du
ballon.
— C’est impossible, dit-elle, il n’a pas pu faire ça. Je
le connais depuis si longtemps.
— Venez, dit Denis. Nous devons partir d’ici. Nous n’avons
pas le choix.
Mélanie s’agrippait à Denis qui l’emmena de force vers la
voiture.
— Viens, dit-il en l’embrassant sur le front. Viens. On va
s’en tirer.
Le ballon s’élevait à plus de cent mètres dans le ciel,
défiant de sa hauteur le mur gris et bleu de nuages qui le
menaçait. Il prit un peu d’avance, mais pas suffisamment pour
se mettre hors de portée du danger. Et une étrange course
poursuite s’engagea dans le ciel entre le ballon et le nuage
radioactif. La toile sang et bleu azur flottait dans les airs et
balançait de quelques centimètres sous le souffle du maigre
vent d’Ouest. La montgolfière était haute comme un immeuble
de quatre ou cinq étages. Elle était plate au sommet et devait
approcher à vue de nez un volume de 4 ou 5000 m3. Le
gonflage, qui avait dû prendre des heures, ne paraissait pas
complètement achevé et le ballon gîtait quelque peu sur la
droite. À mi-hauteur, la toile ondulait comme un drapeau dans
le vent.
Gwen monta à l’avant, Ana à l’arrière avec Ian et Mélanie
dont le visage était décomposé par la colère, la frustration et la
terreur.
— Ça va aller, soufflait la jeune femme à la blonde. Respire
bien. Tout va bien.
Ian ne disait pas un mot. Son regard était fixé sur le ballon,
sans qu’on sache si c’était d’envie ou simplement parce qu’il
était en soi plus fascinant que tout ce qu’il avait vu jusqu’ici.
— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? dit Gwen.
Denis remonta le sentier qui menait à la route. Il prit sur la
droite au pied du pont et entreprit de longer la Loire sur l’autre
rive.
— Il n’y a pas trente-six solutions, dit Denis. Il
faut continuer dans cette direction et s’éloigner le plus possible
de ce qui arrive.
Mélanie redressa la tête, se moucha et sécha ses larmes,
avant de leur dire qu’elle avait une idée.
— Je sais où Régis a prévu de se réfugier. Avec un peu de
chance, nous pouvons nous y rendre par la route.
— J’espère que ce n’est pas trop loin d’ici, car je n’ai plus
beaucoup d’essence.
Il avait à peine prêté attention au voyant indiquant que la
voiture attaquait ses cinq derniers litres de carburant et ne
savait pas trop quand il s’était allumé.
— Tours est à quinze kilomètres.
— Nous y serons avant eux, la rassura Denis. Si tant est que
nous puissions rouler.

La nuée radioactive était à leurs trousses. Les contours du


nuage étaient incertains, presque infinis et soulignés par un
liseré noir électrique qui obscurcissait le ciel. La masse
informe se contorsionnait sous le vent, se dilatant de l’intérieur
en d’énormes bulles qui rappelaient les pustules chaudes d’un
crapaud ou d’un monstre japonais. Le ballon avait d’abord
glissé vers le fleuve, avait frôlé l’ombre portée par le nuage
radioactif avant de s’élever au niveau des hautes pilasses
du pont de Langeais.
Les passagers du Victoria prenaient de plein fouet la
mesure du désastre qui s’annonçait. Au fur et à mesure que le
ballon prenait de l’altitude, le mur de nuages leur paraissait de
plus en plus haut et menaçant. L’air était électrique si bien que
de petits éclairs venaient taquiner les bords de l’enveloppe,
frappant en une pluie d’étincelles et un crépitement les fuseaux
qui en formaient le galbe. Le soleil ne traversait pas
l’édifice gazeux et le ciel obscur était coloré de reflets alu.
Le ballon survola l’autoroute qui enjambait la Loire à
quelques kilomètres de là et dériva en direction du Nord-Est,
mordant sur le territoire de Villandry. Le nuage suivait le
Victoria à cent mètres de distance et continuait de tout détruire
sur son passage. Comme il était lui aussi porté par le vent, il
avait peu ou prou la même vitesse que le ballon, ce dernier
ayant l’avantage de pouvoir moduler son altitude afin de
rechercher des courants porteurs.
D’en haut comme d’en bas, il y avait assez peu de signes
d’activités humaines à la surface de la Terre. Tout était
maintenant si minuscule et anodin. Il n’y avait aucun barrage,
aucune voiture de police ou militaire qui organisait quoi que ce
soit. Aucun signe apparent de chaos comme si le monde était
encore sous le choc ou endormi. L’État était-il si démuni qu’il
ne pouvait plus rien mettre en œuvre pour protéger les
citoyens ? Est-ce que des consignes avaient été transmises
aux gens leur indiquant qu’ils devaient rester chez eux ?
Les passagers du véhicule perdirent le ballon des yeux
pendant une dizaine de minutes. Denis était concentré sur la
route et essayait de faire abstraction de tout ce qui pouvait
ralentir leur progression.
Quand ils aperçurent de nouveau la silhouette du Victoria,
la montagne radioactive avait refait son retard et était à deux
doigts de l’engloutir. On entendait d’en bas le grésillement
continu du nuage qui ressemblait au bruit que fait une
télévision restée allumée après la fin des programmes.
Le grondement menaçant crépitait et ronronnait, grondait et
craquait comme un feu de braises. Le nuage était maintenant si
près qu’il suffisait d’un coup de vent malencontreux pour que
le ballon s’y perde. Régis et ses camarades seraient alors
baignés dans la matière radioactive et condamnés à
périr immédiatement, étouffés par cette nouvelle substance ou
transformés à jamais par la maladie et l’exposition aux
radiations.
Le peu de lumière qui restait était avalé par la masse
sombre, plongeant le ballon dans une obscurité
dont n’émergeait que la flamme gigantesque du brûleur.

Denis et ses passagers se trouvaient sur la départementale qui


mène à Tours au niveau de Luynes, quand ils aperçurent le
Victoria pour la dernière fois. Ils distinguèrent à peine la pluie
d’objets qui dégringola de la nacelle quand, en une dernière
tentative de prendre de l’altitude, Régis commanda à
l’équipage de lâcher du lest.
À l’exception du chauffeur, qui regardait comme il se doit
devant lui, ils avaient passé les dernières minutes à suivre le
combat déséquilibré de la montgolfière contre les éléments. Ils
n’avaient pas tout compris aux manœuvres du ballon qui
s’était élevé exagérément en altitude au lieu de progresser vers
l’avant. Quand le nuage fondit finalement sur sa proie, le
ballon fut comme secoué de l’intérieur par une explosion
gigantesque. La matière radioactive et le gaz qui emplissait la
double toile entrèrent en contact et se changèrent en une boule
d’énergie qui prit, l’espace d’une seconde, la forme d’un
oiseau de feu. Le ballon-phénix étincela et puis se désintégra
sur un clin d’œil. Denis rangea la voiture sur le bas-côté et
tous sortirent du véhicule pour observer la chute du Victoria.

Les quatre passagers se serrèrent les uns contre les autres et


tournèrent leur visage vers le ciel. Ils ne virent pas grand-
chose, si ce n’est la cosse vide du ballon plonger depuis une
hauteur vertigineuse et fondre, comme la toile d’un parachute
entorché, à cinq ou six kilomètres d’où ils se trouvaient. Ils ne
distinguèrent ni les hommes qui brûlaient, ni ceux qui
tombaient. Ils n’entendirent pas les cris de douleur et de peur
mêlés. Ils ne croisèrent pas la mort qui célébrait le festin un
peu plus bas et enveloppait tout sur son passage. Il ne leur vint
pas une seconde à l’esprit qu’il y eut des survivants, pas
plus qu’ils ne prirent le temps d’imaginer qu’elles avaient
été les dernières sensations de ceux qui avaient péri.
Mélanie ressentit un coup de poignard dans le cœur quand
la vie déserta sa jumelle. Les deux sœurs avaient préparé leur
séparation de longue date et s’étaient maintes fois interrogées
pour savoir ce qu’il faudrait faire dans l’éventualité où l’une
d’elles disparaîtrait. La situation était presque plus simple que
d’être séparées par le sort. Et il fallait bien continuer à vivre.
Fixant des yeux l’endroit où le Victoria s’était abîmé,
Denis, la jeune femme, Ana, Gwen et même Ian marquèrent
un long silence respectueux et que personne ne leur imposa,
avant de reprendre le cours des choses. Le nuage était à
quelques kilomètres d’eux et ils avaient l’avantage de
progresser à la vitesse des chevaux mécaniques. Mélanie,
parce qu’elle était la seule à avoir perdu une partie de sa vie
dans la chute du ballon, avait à cœur de montrer qu’elle
n’avait rien perdu de sa détermination.
— Il faut repartir, dit-elle d’une voix qui ne tremblait plus.
Et les autres lui obéirent.
16
LE JARDIN BOTANIQUE

Le plan de Régis consistait à voler jusqu’à Tours pour s’y


mettre à l’abri. Le syndicaliste avait indiqué à Mélanie avant le
départ un endroit assez inattendu où se rendre et qui pourrait
leur servir d’asile pendant le temps de la contamination.
Durant ses années à la centrale, le syndicaliste avait eu accès
aux plans d’évacuation et de sécurité élaborés en collaboration
entre les dirigeants de Chinon et la préfecture. Il savait
également que ces plans étaient complètement inefficaces pour
empêcher d’énormes dégâts dans les premières heures. Ils
l’étaient tellement qu’il avait été admis par les autorités que le
cercle proche, c’est-à-dire ce qui se trouvait à moins de
cinquante kilomètres des installations, serait sacrifié au profit
de la protection des populations les plus éloignées. À
proximité immédiate de la centrale, aucune mesure sérieuse
n’était vraiment prévue en dehors de l’affichage, dans des
guides de procédure, des précautions à prendre en cas
d’incident.
Il fallait rester enfermé chez soi, prendre des capsules
d’iode pour prévenir la fixation d’iode radioactif sur la
thyroïde et ne pas boire d’eau du robinet. Le guide indiquait
que contrairement à ce qu’on pensait, il n’était pas nécessaire
de se terrer dans des grottes naturelles ou des caves
troglodytes qui ne présentaient, en raison de leur porosité,
aucune garantie de protection supplémentaire par rapport aux
habitations traditionnelles. Aussi n’y avait-il en définitive pas
grand-chose à faire qu’attendre et prier Dieu ou ce en quoi on
croyait.
Les passagers en route vers Tours se firent une nouvelle fois la
réflexion que tout était bien calme pour un jour de catastrophe.
Il était, en effet, assez frappant d’observer l’absence presque
totale d’activité humaine dans les rues des patelins qu’ils
traversaient, alors qu’on aurait pu imaginer une situation de
panique et de chaos complet, ainsi que des pillages et des
convois de fuyards. Les habitants du nouveau siècle étaient
dociles à l’extrême ou simplement trop trouillards pour partir à
l’aventure et tenter leur chance en solitaire. S’ils n’avaient pas
disparu déjà, on pouvait supposer qu’ils se terraient chez eux
en espérant que leur retrait du monde abuserait la radioactivité
et que l’État leur viendrait à l’aide, dans un délai raisonnable.
La départementale qui reliait Langeais à Tours n’était pas
une grande route, mais laissait sur la rive gauche des petits
villages comme Chatigny, Mareuil ou Fondettes qui
annonçaient l’arrivée vers les zones plus denses des faubourgs
de Tours. La 307 de Denis évita quelques véhicules
maladroitement garés sur le bas-côté, signe que leurs
propriétaires les avaient abandonnés précipitamment, mais ne
fut guère entravée dans sa progression. Ces véhicules sans
passagers étaient avec les animaux errants et les vitrines
fermées des magasins les seuls signes d’une tension
inhabituelle.
La circulation était fluide et le ciel parfaitement dégagé, par
contraste avec le monstre radioactif qu’on distinguait dans
toute sa hauteur monumentale et qui progressait dans leur dos.
Entre la Loire qui ne changeait pas et les petites villes qui ne
vivaient plus, le spectacle était marqué par l’immobilisme et la
désolation. Les bâtiments ne s’étaient pas écroulés.
Les monuments étaient en place, ainsi que les ponts,
les lampadaires. En réalité et à ce stade, il ne s’était
rigoureusement rien passé. La catastrophe n’avait pas
encore eu lieu et l’on pouvait supposer que, sur le modèle
du chat de Schrodinger, elle ne se produirait pas avant
que quelqu’un ait eu conscience qu’elle avait démarrée.
Le temps était comme suspendu par la préparation du pire,
mais également secoué par la survenance de l’inévitable. Les
passagers avaient repris leurs esprits et tentaient, plus pour se
rassurer qu’autre chose, de clarifier leurs idées.
— Où sont les habitants ? demanda Ana.
Et personne ne pouvait répondre à cette question. Enfermés
ou non, déjà disparus, morts ou vivants, était-il possible qu’il y
ait eu depuis le début de l’accident des consignes
d’évacuation ? Est-ce qu’on pouvait légitimement penser que
les cent et quelque mille habitants avaient été placés en
sécurité ? Ou pouvait-on croire que, d’une manière ou d’une
autre, ils avaient tous été décimés sans que personne s’en fût
aperçu ?
— Dans Walking Dead, tenta l’adolescente. Il faut deux ou
trois jours pour que les morts se transforment en zombies.
Gwen proposa qu’on s’arrête et que quelqu’un descende
pour établir le contact en tapant aux portes. Mais ils
s’accordèrent tous pour dire que cela aurait été une perte de
temps. Un vent d’Ouest s’était levé qui agitait les arbres et les
herbes bordant le fleuve. Le nuage lui-même avait pris de la
vitesse et s’était rapproché d’eux. Le temps était à la pluie.
Les premiers symptômes du cataclysme ne devinrent
visibles que lorsqu’ils pénétrèrent dans les faubourgs de la
ville. Denis évita un camion qui était couché sur la route et
dont la carcasse fumait encore. Il y avait des voitures
accidentées et des corps étendus sur la chaussée. La
géographie des lieux trahissait des affrontements à la jonction
de la rocade et du Pont de Saint-Cosme. Des hommes et des
femmes se tenaient la tête, éplorés sur les talus qui jouxtaient
la route. Il y avait des impacts de balles sur les palissades. Des
gens vivants et des gens morts. Ana cacha les yeux de Ian,
tandis que Gwen et Mélanie avaient le nez collé contre les
vitres. Les cadavres étaient comme gonflés par une sorte
de mousse humide. Leurs visages étaient violets et roses-verts.
Le sang qui s’était écoulé de leurs blessures en s’oxydant
laissait des traces noires sur l’asphalte.
— Continue d’avancer, indiqua Mélanie à Denis. Je te dirai
où tourner.
Le véhicule franchit le pont à vitesse réduite, tandis que les
passagers hypnotisés par ce qu’ils voyaient étaient désormais à
peu près incapables de causer. Ian, sous sa couverture, ne
bronchait pas. Ana se tordait les doigts d’angoisse. À l’arrière,
Gwen et Mélanie étaient appuyées l’une contre l’autre autour
du gamin. Par la fenêtre, ils ne purent faire autrement que
regarder la Loire qui s’écoulait à leurs pieds. Sa couleur grise
brillait et luisait comme de l’argent lustré. Des barques garnies
de familles entières tentaient de rejoindre les bancs de sable
qui se trouvaient au milieu du cours d’eau, comme s’ils
pouvaient offrir des refuges crédibles contre le nuage.
— Mais pourquoi est-ce qu’ils vont s’embarquer là-dedans
? s’agaça Denis. Personne ne peut espérer se sauver en
s’arrêtant sur un îlot de sable en plein milieu d’un fleuve.
— Ils ont peur, compléta Mélanie. Ils ont tout simplement
peur pour leur famille.
— Ce n’est pas une raison pour être idiot.
Un train était bloqué sur la passerelle ferroviaire. Lorsque
la voiture arriva au niveau des premiers wagons – les derniers
en l’occurrence – les passagers entrevirent par la fenêtre ce qui
avait dû arriver à la plupart des gens. Des voyageurs avaient la
tête écrasée contre les parois de verre. D’autres avaient réussi
à briser les vitres avec des marteaux de secours, mais pas
suffisamment vite pour s’échapper. Les voyageurs étaient
morts, les yeux révulsés. À une ou deux voitures de la tête,
Denis croisa le regard d’une jeune fille qui vivait encore. Elle
le fixa l’espace d’un instant et il sentit dans son regard toute
l’incompréhension des survivants. Elle tendit la main vers eux,
mais Denis ne prit pas la peine de ralentir.
— Pourquoi est-ce que cette fille est encore en vie ?
demanda Gwen. Pourquoi est-ce qu’elle est la seule en vie ?
— Parce qu’elle ne devait pas mourir.
Comme dans tout processus d’évolution, des individus
échapperaient à l’élimination pour perpétuer l’espèce ou ce
qu’elle serait devenue. Dans chaque mutation, depuis l’aube
des temps, des êtres avancés ne connaissent pas les problèmes
d’adaptation qui emportent le commun des mortels. Il y a
des personnes, rares peut-être ou justes banales, dont
la transformation a pu être accélérée, ou simplement révélée,
par le contact avec la radioactivité et qui préfigurent, à leur
manière, ce que sera l’homme de demain. L’impossibilité
d’apporter un quelconque argument en faveur de cette théorie
plutôt que d’une autre rendait les conversations dispensables.
Ce qu’ils voyaient et ce qu’ils ne voyaient pas était-il le
résultat d’une catastrophe écologique ou la conséquence
des troubles sociaux qui avaient éclaté dans la foulée
de l’incident ? Le paysage était écrasé par une pesanteur peu
ordinaire.
Alors qu’ils entraient dans Tours, ils croisèrent un premier
groupe d’hommes qui forçaient les grilles d’une agence
bancaire, rue de la Mairie. Les types se retournèrent quand ils
virent la voiture, mais ne dévièrent pas de leur tâche. Ils
avaient le visage masqué et opéraient à l’ancienne en tentant
de soulever le rideau mécanique avec des pieds-de-biche et des
outils de tous les jours. Respirer l’air vicié ne semblait pas leur
poser problème. La radioactivité embarquée dans le nuage, et
provenant vraisemblablement d’un dégagement intempestif ou
d’une simple contamination des eaux, ne pouvait qu’être
moins élevée que celle qui aurait été produite par l’explosion
du réacteur. Il était dès lors possible que les conséquences
d’une exposition ne soient pas si redoutables.
Un peu plus loin, le bruit d’une alarme bousculait le silence
de plomb. La mairie elle-même était intacte, à l’exception d’un
ou deux tags sur la façade, mais déserte. Sur la droite, une
agence de location de voitures était en feu.

En quelques heures, un sentiment d’abandon s’était installé si


soudain et intense qu’il mordait les murs et les routes. Denis
contourna un amas de véhicules en montant sur le trottoir. Les
portes de l’Église Notre Dame étaient obturées par des
matériaux de construction comme si les gens avaient voulu
emmurer les gens qui s’étaient réfugiés à l’intérieur.
— Tu peux nous dire où nous allons ? demanda
une nouvelle fois Denis à Mélanie. Il n’y a que des ennuis ici.
On devrait plutôt foncer vers le Nord.
— Nous y sommes presque. Le jardin botanique est
à quelques rues d’ici.
Le quartier de la Riche avait été reconstruit après le
bombardement du pont par les Américains en 1944. Seule
l’église était sortie indemne des frappes qui visaient à couper
l’accès à ce point de passage majeur vers la ville. C’était un
quartier commun où les habitations se mêlaient aux enseignes
commerciales, un petit village dans la ville, calme et
bourgeois. Et tout s’y était arrêté. D’autres voitures renversées
ou carrément culbutées obstruaient la route.
— Je ne vais pas pouvoir continuer longtemps.
À peine avait-il dit cela qu’ils se trouvèrent confrontés à un
barrage. L’angle de la place Sainte-Anne avait été fermé par
un empilement de véhicules et de barrières de sécurité. On ne
pouvait ni continuer tout droit ni, comme Mélanie l’avait
recommandé, prendre par la rue du 8 juin. Derrière
l’amoncèlement de tôles et de ferrailles, il n’y avait néanmoins
rien, comme si le barrage, pourtant monté de frais, n’avait
aucune utilité ou ne servait personne.
— Continuons à pied, commanda Mélanie. C’est juste là.
À quelques dizaines de mètres d’eux, ils apercevaient les
murs d’enceinte du jardin botanique, dont dépassaient des
arbres magnifiques et qui faisaient la fierté de ses directeurs
depuis le milieu du XIXème siècle. Après une succession de
désastreux épisodes, des inondations, des incendies et des
tempêtes, le jardin n’avait jamais été aussi beau
qu’aujourd’hui. Il avait bénéficié de nombreux
réaménagements depuis le début des années quatre-vingt
jusqu’à la rénovation des serres qui avait été achevée il y a
quelques années à peine.
— Qu’est-ce qu’on va aller faire là-bas ? demanda Ana à
Mélanie.
— Personne ou presque n’est au courant, mais c’est dans ce
jardin qu’il y a l’un des seuls abris antiatomiques de la région.
C’est Régis qui m’a appris ça.
Alors qu’ils avaient contourné le barrage et remontaient la
rue du 8 juin pour gagner l’entrée du jardin botanique, la petite
troupe se retrouva bientôt face à face avec trois personnes
arrivant en sens inverse. Denis, qui soutenait Ana pour l’aider
à avancer et tenait la main de Ian, comprit immédiatement
à l’allure des trois hommes qu’ils ne les laisseraient pas passer.
Ils avaient tout de sales types : le cou large et les cheveux
longs, des godillots de soldats avec des pantalons larges. Ils
ressemblaient au mélange décadent de punks à chiens et de
chasseurs de gibier, qu’on croise parfois dans les rues et qui
motivent un changement de trottoir. Denis invita ses
compagnons à les éviter par la gauche, mais les types les
suivirent de l’autre côté de la rue. L’un des gars qui était de
taille moyenne, avec un anneau dans le nez et une vieille crête
élimée sur le haut de la tête, les apostropha.
— Hé, Jolicœur. Il t’en faut trois pour toi tout seul ? Tu
veux pas partager ?
Les deux autres abrutis déformèrent leurs grosses bouches
lippues dans un sourire complice, tout en se déployant de
chaque côté de leur porte-parole. Denis ne prit pas le temps de
parlementer. Il lâcha la main de Ian, se libéra de l’appui d’Ana
et fonça droit sur le punk. Il lui coup-de-boula le nez avant que
le gars ait eu le temps de réagir et balança un coup de pied
dans les abricouilles du second. Le mec, qui était un peu plus
grand que son acolyte, se plia en deux, moment que choisit
Denis pour le reprendre de volée du pied gauche. Sa chaussure
frappa l’autre à la pointe du menton et le gars s’écroula tête la
première. Le troisième homme, visiblement surpris, recula en
tendant les mains devant lui, se retourna et puis fila sans
demander son reste.
— Bande de connards, éructa Denis. Et il
s’acharna quelques secondes de plus sur les deux gars, qu’il
rua de coups, au point qu’Ana lui demanda d’arrêter.
Le crâne du punk était ouvert et son nez dégueulait du sang
comme une fontaine de coulis. Le deuxième se rassembla et
ramassa son compère tandis que Denis mettait Ian et les filles
hors de portée.
— Waoh, dit Ian admiratif, tu te bats comme un vrai ninja !
— Tais-toi un peu, le gronda Denis en frottant
ses chaussures dans l’herbe. Il n’y a rien d’épatant dans ce que
j’ai fait.
Ana, Mélanie et Gwen regardaient Denis avec des yeux
étonnés. Elles avaient été, toutes les trois, sidérées par
l’extrême violence qui avait commandé à ses gestes, et
ressentaient un sentiment partagé de gratitude et de crainte.
Denis avait agi sans aucune réflexion et en laissant le plein
contrôle de son corps à l’adrénaline et à l’instinct de survie.
Aucune ne le connaissait suffisamment bien pour savoir qu’il
ne voyait pas d’un bon œil le fait de s’être rendu aussi
facilement aux caprices de son sang. Étouffer le Denis capable
d’assommer un ou deux types, ou une femme sans défense,
dans un coup de colère et de rage, avait été un travail de
longue haleine qui venait d’être mis à mal par l’irruption
des trois imbéciles.
— Maintenant, s’adressa-t-il à Mélanie, tu vas nous dire ce
qu’on est venu faire ici. Où est cet abri s’il existe et pourquoi
on serait les seuls à avoir eu cette idée ?
— Attends, un instant. Vite ! cria Mélanie.
Les nuages qui menaçaient d’exploser depuis une bonne
demi-heure avaient perdu de l’altitude. Les premières gouttes
de pluie tombaient sur les grands arbres du jardin. Ils
franchirent le portail d’entrée alors qu’il pleuvait à peine. Les
gouttes claquaient contre les feuilles des ginkgos et des
mélèzes. Plantés au bord du petit bassin mousseux symbolisant
les premiers organismes vivants apparus dans l’eau il y a
quatre milliards d’années, les grands arbres dansaient sous
l’averse. Les feuilles bruissaient sous la morsure et émettaient
à l’impact de légères fumerolles acides.
— Dépêchez-vous ! Il faut se mettre à l’abri.
Denis poussa Ian pour qu’il accélère et tira énergiquement
Ana par le bras afin de l’emmener plus rapidement sous le
couvert des longues branches d’un chêne américain. Dans
cette section du jardin, les arbres étaient hiérarchisés en
fonction de leur date d’apparition à la surface de la terre et
aussi de leur taille. La plupart des grands arbres avaient été
implantés ici à la construction du jardin dans les années 1830.
Les troncs étaient durs comme la pierre et parfois creusés de
trous qui pouvaient aisément abriter en leur sein une ou deux
personnes. Sous la couverture de leurs branches, le sol était
sableux et sec. Le groupe se rassembla autour du tronc et
regarda le jardin s’abîmer sous la pluie radioactive.
— Hein c’est vrai que les dinosaures ont disparu parce qu’il
y avait des pluies acides sur la Terre ? interrogea Ian.
— Il paraît.

Depuis le bassin principal, un groupe de flamants roses


s’envola de derrière une haie de gunneras géantes et tenta de
se soustraire à la nuée. Leurs grandes ailes brûlaient sous les
gouttes et se désintégraient littéralement au fil du vol. Les
grands oiseaux battaient des ailes en même temps qu’ils
paraissaient se consumer et retombaient un à un sur le sol. Ils
prirent de l’altitude avant de perdre le fil de leur envolée. Une
aile faiblissait souvent avant l’autre, transformant la ligne
droite de leur trajectoire en un zigzag gauche qui les
forçait ensuite à atterrir. Les flamants se remettaient tant
bien que mal sur leurs pattes, puis s’écroulaient sur le
sol, comme pris de sourdes convulsions en émettant des cris
rauques de souffrance. Un oiseau s’effondra près de l’arbre et
berloqua jusqu’à quelques mètres d’eux avant d’agoniser à
leurs pieds. Ses longues pattes étaient tétanisées. Son bec
grand ouvert bâillait comme une bouche creuse qui claquait à
l’aide. Ian regarda l’animal comme au cinéma, fasciné par le
douloureux spectacle de ses bêtes magnifiques et en complète
perdition.
Il s’approcha pour caresser le plumage huilé du volatile qui
expira entre ses mains. Sur les doigts du garçon, la pluie
toxique laissa une empreinte rosée squameuse et urticante.
Denis examina la main de son fils et apaisa la démangeaison
en la frottant avec sa propre salive. C’était ce que faisaient les
animaux pour rassurer leurs petits.
Après les flamants et alors que la pluie redoublait
d’intensité, Denis, les filles et Ian assistèrent à la course folle
d’autres petits animaux qui déboulèrent dans l’allée principale
pour trouver un refuge plus loin. La caravane, au galop, était
menée par des boucs et des chèvres, que suivaient d’autres
animaux, exotiques ou familiers, comme des moutons noirs,
des poneys, des jars et, bondissant à l’arrière, un groupe d’une
dizaine de wallabies. Les animaux furent annoncés par le
bruit de leurs pattes et sabots sur le gravier puis par une
série de cris divers qui évoquaient à la fois la détresse et
le souci d’alerter leurs congénères. Le groupe, plus
désordonné qu’il n’y paraissait, se divisa au niveau du
bassin central en deux ensembles. L’un sortit des limites
du parc pour se perdre en ville, tandis que l’autre courut en
direction de l’aile Est.
— Tu sais où nous devons aller ? demanda Denis à Mélanie.
— Oui, répondit-elle. Ma sœur et moi venions ici
très souvent avec nos parents quand nous étions petites.
Couvrez-vous la tête et suivez-moi comme vous pouvez.
La pluie avait faibli quand ils s’élancèrent à la suite des
animaux et remontèrent le Jardin botanique vers le Nord. Ils
n’avaient pas beaucoup de distance à parcourir, mais s’étaient
protégés avec une capuche pour ceux qui en avaient ou en
rabattant simplement leurs maillots, chemisiers ou tee-shirts
sur la tête afin d’éviter le contact avec les particules
radioactives qui s’égouttaient des arbres ou tombaient encore
du ciel. Les espaces animaliers étaient déserts à l’exception du
parc à tortues où les pensionnaires s’apprêtaient à traverser au
ralenti et sans aucun mal une autre période de perturbation.
L’eau glissait sur leurs carapaces de reptiles sans y laisser la
moindre marque, tandis que leurs becs noueux continuaient de
mordre les feuilles de salades qui leur avaient été distribuées
en début de matinée. Les tortues du jardin étaient
imperturbables et continueraient de régner sur l’ordre animal
pendant des siècles. Cela faisait bien longtemps que le Jardin
botanique n’abritait plus d’animaux féroces ou véritablement
exotiques à l’exception des perroquets peut-être. Il fut un
temps, peu après la création du parc et jusqu’à la fin du
XIXème siècle, où le jardin avait hébergé des singes et des
lions pour amuser la galerie. Un phoque avait habité le bassin
principal jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix, où il
était finalement mort après plus de quarante ans de bons et
loyaux services.
D’après les informations que Mélanie tenait de Régis,
l’accès à l’abri antiatomique du jardin se faisait par l’ancienne
fosse aux ours. Ils traversèrent plusieurs jardins thématiques
en marchant vers les grandes serres. À cette période de
l’année, le jardin était assez peu fleuri, mais gardait une beauté
invraisemblable sur la simple juxtaposition des espèces : les
plantes aquatiques des bassins couvraient les canaux qui les
alimentaient d’un tapis épais et les pelouses elles-
mêmes matelassaient de bruyères, de plantes d’ombre touffues
ou d’immenses plantes de tourbières. L’humidité était forte et
donnait à l’ensemble des plantations un caractère vaguement
préhistorique, renforcé par les brumes levées par la pluie
toxique et par la faible luminosité qu’imposait la menace du
nuage. Le décor était étrange et presque irréel, seulement
traversé par des bruits naturels et, de temps à autre, par le vol
d’un oiseau ou le craquement d’une branche. Ian s’attendait à
voir surgir un dinosaure au détour d’un sentier. La richesse des
sous-bois tropicaux qui bordaient le mur principal, donnant sur
l’hôpital Bretonneau, évoquait une luxuriante forêt de
l’éocène. D’immenses orchidées y fleurissaient en toute
saison, à l’abri d’une végétation stratifiée et colorée.
Denis dut attendre Ana pour qui cette longue marche
commençait à faire beaucoup.
— Laisse-moi ici, je vous rejoindrai plus tard, lui dit-elle
avant qu’il ne la soulève à nouveau et ne la force à poursuivre.
Denis parlait peu et se concentrait sur son rôle qui était de
mener tout le monde vers le salut. Il s’en remettait à Mélanie
pour savoir où ils devaient aller, mais se considérait comme
l’unique responsable de la compagnie. Ian crapahutait entre les
filles et son père, enchanté par l’environnement dans lequel il
se trouvait, mais encore sous le choc des scènes auxquelles il
avait assisté.
Laissant sur le côté plusieurs pavillons exotiques, ils ne
tardèrent pas à quitter l’arboretum et les jardins de l’évolution
pour arriver à proximité de la fosse aux ours. C’était la zone
où la présence animale était la plus dense et où le spectacle
était le plus difficile à soutenir. Ils durent enjamber les
cadavres de petits animaux que la pluie avait épuisés. Les
corps étaient recroquevillés comme des corps d’enfants, la tête
entre les ailes pour les poules et les canards, le corps étendu,
pattes raides, et les yeux largement ouverts pour les chèvres
et les porcs-épics. Dans les cages adjacentes, des
animaux encore moribonds se roulaient sur le sol et
agonisaient en se jetant, pour les plus vaillants, contre les
murs de leur prison. Des dingos hurlaient au diable tandis que
des ânes du Poitou grattaient la poussière de leurs sabots, entre
la vie et la mort. Des oiseaux étaient étalés les pattes en l’air,
dans les pelouses et les canaux. Une bonne partie de la
ménagerie était en train de trépasser, raide morte déjà ou
encore agitée de convulsions.
— Pauvres bêtes, pleura Gwen.
— On ne peut pas faire grand-chose pour eux, déplora
Mélanie. Venez.
Après une dizaine de minutes de marche, et alors qu’ils
apercevaient au loin les serres du botanique, ils touchaient
enfin au but. La structure affreusement bétonnée et
abandonnée de la fosse aux ours se dressait devant eux,
protégée seulement par un mur de cinquante centimètres et
surmontée d’une barrière en métal.
— C’est ici ! nota fièrement Mélanie.
La fosse aux ours était déserte depuis décembre 2009, date
à laquelle l’ourse Sophie s’était éteinte. L’installation avait
depuis été laissée à l’abandon, ce qui n’altérait qu’à la marge
cette structure vieillissante et qui témoignait de l’architecture
des zoos de l’époque. Ils enjambèrent la structure assez
facilement et se laissèrent glisser dans le fossé de deux mètres
de large qui bordait le bassin. L’habitat principal qui
avait abrité Sophie et son compagnon Willy, était constitué
d’une grosse motte de terre dans laquelle avait été creusée une
grande mare à laquelle on pouvait accéder par un large
toboggan en béton. La rampe descendait jusqu’au bassin et
permettait aux ours de plonger dans une eau peu profonde dont
ne restait aujourd’hui qu’une vingtaine de centimètres d’un
liquide brun et saumâtre, où feuilles et écorces pourrissaient en
paix.
Denis aida Ana à franchir l’obstacle. Il remonta sur la
barrière pour tendre la main à Ian et le hisser sur le haut du
muret. Le gamin passa une jambe par-dessus et se laissa
ensuite glisser le long du mur pour descendre dans la fosse.
Lorsqu’ils y furent tous, ils suivirent Mélanie qui contourna le
bassin jusqu’à une porte dissimulée dans une grotte artificielle.
— Là, dit-elle.
La construction était née de l’imagination d’un certain
Barnsby, l’un des premiers directeurs du jardin. Il s’agissait,
en plus de contenir les ours, de créer une sorte de folie comme
à Versailles ou d’autres châteaux Renaissance. Le toboggan
était couvert de mousses à l’italienne et l’eau circulait entre les
pierres comme dans un tableau baroque. Avec les années, le
béton s’était couvert d’une couche de crasse noire et lézardé à
plusieurs endroits, si bien que, dans les dernières années,
nombre de visiteurs s’étaient émus des conditions dans
lesquelles l’ourse était hébergée.
Accessible par le chemin qui faisait le tour du bassin, la
porte était, depuis longtemps, enchâssée au fond de la grotte
factice, montée de granites et de pierres ponces, et avait été
recouverte par un lierre grimpant et noueux. Jusque dans les
années 1930, elle desservait une réserve où les gardiens
entreposaient du matériel et de la nourriture : des poissons qui
servaient pour le repas du soir, des balais pour nettoyer la cage
ainsi que des médications pour les pensionnaires. Dans
les années soixante, et en toute discrétion, les dirigeants du
zoo avaient choisi, en lien avec la mairie et probablement
l’État, de bâtir ici un abri anti-retombées susceptible
d’héberger une quinzaine de personnes pendant trois à quatre
semaines.
Selon ce qu’avait raconté Régis à Mélanie, la construction
visait autant à parer les conséquences d’une véritable attaque
nucléaire, déclenchée par les Soviétiques, qu’à servir de refuge
aux autorités locales dans l’hypothèse où un accident serait
survenu à la centrale de Chinon dont l’exploitation avait
démarré en 1963. Chaque ville de plus de cent mille habitants
allait en être équipé à partir de cette date et la
construction confiée à une filiale d’EDF. Régis avait retrouvé,
dans les archives de la centrale, la trace de cet édifice que tout
le monde avait oublié, mais qui avait été bâti peu ou prou au
même moment que celui qui fut installé à la Maison de la
Radio en décembre de la même année.
Avec l’aide de Gwen et Mélanie, Denis arracha les liens les
plus solides et fut surpris de découvrir que la porte n’était pas
fermée.
— Tu parles d’un abri sûr !
— Je crois bien que plus personne ne sait qu’il existe.
Ils se mirent à deux pour dégager la porte qui pesait plus
d’une tonne sous le blindage. L’intérieur était constitué d’une
première pièce couverte de béton et de briques. Denis examina
ce qui s’y trouvait. En dehors d’un vieux récepteur radio et
d’un nombre incalculable de sacs plastiques, la pièce comptait
aussi une centaine de rations de survie, dont la date de
péremption était dépassée d’une vingtaine d’années.
— Ces trucs-là sont toujours bons à manger, se rassura-t-il.
Alors qu’ils s’apprêtaient à poursuivre la visite de l’abri
antiatomique, leur attention fut attirée par un grondement en
provenance de l’extérieur. La pluie avait redoublé de violence
et un immense orage s’était déclenché derrière eux. Denis,
Gwen, Ana, Mélanie et Ian se rassemblèrent l’espace de
quelques secondes sur le seuil de la porte, contemplant les
zébrures orangées et électriques qui divisaient ce qui
ressemblait à une nuit précoce. L’après-midi se terminait à
peine et le ciel était plus sombre que sombre. Des nuages bleus
s’entortillaient les uns aux autres en formant des tourbillons
dont s’échappaient des étincelles comme sur une roue de
Sainte Catherine. Le bruit du tonnerre mêlé à celui du vent et
des gouttes qui s’abattaient un peu partout autour d’eux était
assourdissant. Des branches étaient arrachées aux arbres et
tournoyaient au-dessus d’eux avant de retomber lourdement
dans la fosse. La tempête radioactive battait son plein
et dévastait la ville. Il était difficile de dire ce qu’il resterait
demain du monde d’hier. Des hommes périraient, des
bâtiments s’effondreraient cette fois, c’était une certitude.
Jusqu’où et pour combien de temps ?
Denis referma la lourde porte sur eux, s’y reprenant à deux
fois pour la tirer et en activer le mécanisme. L’émotion était
palpable, même si les abris anti-retombées n’avaient pas
vocation à protéger leurs habitants pour des mois et des mois.
Il était admis que des séjours d’une grosse semaine suffisaient,
en dehors d’une situation d’explosion globale du réacteur,
pour que l’air ambiant fût de nouveau fréquentable.
On pouvait alors faire quelques allers-retours pour se procurer
des vivres, évacuer des déchets et effectuer une première
reconnaissance.
— C’est quoi la maison, demanda Ian quand Denis eut
claqué la porte ?
— Un abri qui nous protège du vent et de la pluie. Nous
allons vivre ici quelques jours, répondit son père.
— Et je pourrais appeler maman ?
— Non, mec. Ce ne sera pas possible tout de suite. Il n’y a
pas le téléphone.
— Et pas la télé ?
— Non, la télé non plus.
— C’est nul comme maison.
— Tu préférerais crever dehors ? Tu ne comprends pas ce
qui se passe ou quoi ?
L’énervement de son père, auquel il n’était pas coutumier,
fit couler deux grosses larmes sur les joues de Ian. Mélanie et
Ana l’entourèrent, tandis que Denis se détournait. Il fit un tour
sur lui-même, baissa la tête et reprit une fois encore, le
contrôle de lui-même.
— Allez, garçon. Redresse la tête. Je ne t’ai rien dit
de méchant. N’oublie pas que je t’ai promis qu’on appellerait
ta mère dès que possible.
Ian le repoussa pour la première fois.
— Tu n’es pas gentil, pleura-t-il. Je suis plus ton copain. Et
je veux voir maman.
Les deux femmes caressaient les joues du petit en prenant
soin que cela n’apparaisse pas directement comme un reproche
fait à son père. Dans les circonstances présentes, elles devaient
afficher une forme de loyauté au seul homme qui était avec
elles. Ce n’était pas en soi une situation plaisante pour deux
femmes qui se piquaient de féminisme, mais c’était ainsi que
se présentaient les choses et dans une répartition des
rôles archaïques. Cette forme d’organisation était la
plus appropriée pour démarrer quelque chose de nouveau.
Les connaissances électriques de Denis lui permirent assez
vite de mettre en service les groupes électrogènes qui
desservaient l’abri. Les femmes explorèrent les lieux et prirent
possession de la pièce principale qui servait à la fois de salon
et de chambre à coucher. Denis les aida à installer des lits de
camp, qu’ils dépliaient pour la nuit et rangeaient au petit
matin. Les femmes, aidées par Ian, firent les draps, puis
s’occupèrent de dresser la table. Gwen, dont c’était le
quotidien le midi en l’absence de ses parents, ouvrit une boîte
de raviolis et la fit réchauffer sur un réchaud alimenté par des
cartouches de gaz.
Sur chacune de ces tâches, Denis fut sollicité pour
expliquer comment fonctionnaient les ustensiles de survie. Il
n’en tira aucune vanité et se dévoua de bonne grâce à donner
toutes les explications nécessaires.
— Tu as appris ça pendant ton service militaire ?
lui demanda Ana.
— Non. J’ai juste fait pas mal de camping dans une autre
vie.
Denis et Camille avaient passé un mois en Angleterre au
début de leur histoire d’amour. Ils avaient assez peu d’argent
et pratiquaient le camping sauvage. L’évocation de cette
période heureuse de sa vie lui fit du bien et il en profita pour
se rapprocher de son fils.
— Je suis bien contente d’être enfermée ici avec vous, dit
Gwen.
En entrant dans l’abri, elle était allée inspecter son visage
dans un miroir. Ses traits n’avaient plus beaucoup évolué
depuis la nuit où elle était devenue presque belle, mais elle ne
se lassait pas de contempler le grain de sa peau et la
délicatesse de son nez.
— Nous aussi, ma chérie, confirmèrent Mélanie et Ana.
Cette dernière n’était pas la plus gênée par l’enfermement.
Elle était d’entre tous la plus habituée au confinement et à
l’absence de mobilité. Elle profitait du peu d’espace qu’elle
avait pour faire de l’exercice et passait une bonne partie de la
journée à marcher de long en large dans l’abri, ce qui avait
pour don d’agacer Denis.
Ian était peut-être le plus malheureux d’entre tous. Son père
était devenu plus distant que lors des trois jours précédents et
comme moins intéressé par sa présence. À l’exception de
quelques feuilles sur lesquelles il pouvait dessiner et des
distractions que montaient pour lui les filles, il n’avait pas
grand-chose à faire de toute la journée et s’ennuyait
profondément. Par chance, il avait emporté avec lui son
dinosaure jouet qu’il trimballait partout avec lui et avec lequel
il tentait d’inventer des mondes imaginaires. À ses jeux,
il intégrait la tempête et la refondation d’un monde, une herbe
plus verte et la disparition des tourments qui gâtaient ce qu’il
avait connu.

Il n’y aurait plus de guerres, d’argent, il n’y aurait plus de


riches et de pauvres, juste un retour à un état naturel, qu’il
n’avait pas connu et qui dans sa naïveté de gamin, s’exprimait
comme une sorte de campagne verdoyante où personne ne
travaillerait, ni ne ferait quoi que ce soit de contraignant. La
plupart du temps, Ian tentait tout simplement de s’évader en
pensée et de se souvenir, ce que l’avait incité à faire Mélanie,
des meilleurs moments de sa vie.
— Pense à ce que tu feras quand nous sortirons, au temps
qu’il fera, aux arbres qui bougent sous le vent.
À la surprise générale, ils avaient découvert que deux
poules et un canard avaient réussi à s’infiltrer avant eux dans
l’abri et les avaient laissé vivre en liberté dans la troisième
pièce de la structure. L’une des deux poules avait pondu un
œuf qu’ils cuisinèrent à la poêle le matin du premier jour. Ian
passa du temps à essayer d’apprivoiser les animaux qui
picoraient des céréales dans sa main. Il leur donna des noms.
Le gamin pensait beaucoup à sa mère. Il ne savait pas trop
ce qu’elle était devenue et l’imaginait vivre sa vie habituelle
dans leur maison. Il la voyait se préparer le matin pour aller au
travail et revenir le soir dans son uniforme de conductrice de
tramway. Ces visions qu’il prolongeait parfois en rêve le
réconfortaient. D’entre les souvenirs récents, le garçon
revisitait assez souvent les trois journées qu’il avait passées
avec son père, avant que la catastrophe ne modifie leurs
rapports et ne leur enlève un peu de tendresse. Il en reprenait
le fil, du premier au dernier soir, pour en fortifier la trace.
Car il était convaincu, sans en avoir vraiment conscience, que
ces jours-là ne se reproduiraient pas. Il lui arrivait de penser
que son père repartirait et l’abandonnerait à nouveau. Par un
mécanisme assez complexe de mots de passe et de procédés
mnémotechniques, il s’arrangea pour ne rien oublier de ce qui
s’était passé lorsqu’ils s’étaient retrouvés seuls.
Il songea qu’il retournerait bientôt chez sa mère, car ce
voyage extraordinaire ne pouvait pas durer éternellement.
Personne ne pouvait maintenir ce train-là trop longtemps. Les
gens normaux cherchent à atteindre des buts. Il avait compris
cela très jeune. Ils cherchent le résultat. Son père ne faisait pas
partie des gens normaux. Denis cherchait toujours les ennuis.
Peut-être est-ce que Ian en aurait marre un matin d’avoir faim
et d’avoir froid et d’être en danger. Il préférerait retourner chez
sa maman et tout serait fini. Quand il serait rentré à la maison,
Ian aurait seul la mémoire des journées qu’ils avaient passées
ensemble, car sa mère ne les évoquerait jamais avec lui. À six
ans, ce qui n’était pas le cas lors de sa toute petite enfance, il
savait qu’il garderait la mémoire de son visage, de ses
mouvements, de son odeur. Il sentirait toute sa vie la pression
de son étreinte amoureuse lorsqu’il le bordait ou lorsqu’il
faisait la bagarre pour de faux. Il se souviendrait du vieux duc,
de la petite fille hirondelle et même de la champignonnière qui
l’avait tant ennuyé. Quatre jours avec un père, c’était peu pour
un jeune garçon, mais c’était mieux que rien. Il y en aurait
d’autres. Il espérait une éternité de jours.
La vie entière, pensa-t-il, était mieux que rien. Il serrait
contre lui son dinosaure miniature et se promit de le garder
toute sa vie, car il renfermait au cœur de sa chair de plastique
la force et l’esprit du père qu’on lui avait rendu.
Denis lui-même n’avait pas grand-chose à faire. Il
s’occupait d’améliorer leur quotidien, mais tournait plus
généralement en rond. La présence d’Ana et Mélanie lui était
indifférente et il ne parlait jamais à Gwen. Lui aussi se prenait
à rêver à la vie qu’ils auraient lorsqu’ils sortiraient et au
nouveau départ auquel il aspirait. Il pensait à leur future
maison, à leur petit jardin, à son futur petit boulot. Il espérait
se faire embaucher comme magasinier dans une grande
surface à taille humaine. Il ferait la caisse et gérerait
l’achalandage des rayons, le ménage et tout ce qui serait utile.
Il se montrerait respectueux envers son chef, même si c’était
un sale con. Il travaillerait le samedi et aussi en soirée, mais
serait libre certaines après-midis et parfois le matin pour
s’occuper de son fils et l’emmener en balade. Il aurait une
nouvelle compagne, mais les traits de son visage n’étaient
jamais nets quand il tentait de les visualiser. Ian irait à l’école
et aurait des résultats moyens, mais honorables. Denis
l’inscrirait dans un club de hand-ball où il se rendrait à
l’entraînement le mercredi après-midi. Il n’aurait aucun
problème pour boucler les fins de mois et parviendrait à
s’acquitter du loyer de la maison et des factures sans jamais
recevoir un courrier de rappel. Il aurait toujours des timbres
à portée de main et enverrait des chèques à ses débiteurs le
jour même où il recevrait les factures.
La vision était un peu trop précise pour avoir une chance de
se concrétiser. Denis toussait, crachait et n’allait pas si bien
qu’il en avait l’air. Son fils était avec lui.
Le premier soir, lorsqu’il fut l’heure de se coucher, au lieu
que chacun regagne son lit de camp, Gwen, Mélanie, Ana et
Ian plaquèrent deux lits l’un contre l’autre et se blottirent dans
les bras les uns des autres pour se protéger de la tempête qui
faisait rage et dont ils ne savaient rien.
Les seuls bruits qui les dérangeaient dans le silence de
l’abri étaient ceux des poules et du canard qui caquetaient,
gloussaient ou cancanaient à quelques mètres d’eux. Les
survivants souriaient, sentaient la chaleur des autres réchauffer
leurs corps et s’endormaient profondément. Ils prirent par la
suite l’habitude de dormir ainsi. Denis dormait juste à côté, car
ils n’avaient pas assez de place pour tenir tous ensemble. Les
femmes croyaient parfois l’entendre prier, mais il parlait juste
dans son sommeil.

Le matin du cinquième jour, Denis avait prévu d’ouvrir la


porte pour voir ce qui s’était passé, s’il s’était vraiment passé
quelque chose. Tous attendaient ce moment avec impatience et
appréhension comme un nouveau départ.
ÉPILOGUE
Les funérailles faisaient partie des rares choses qui
n’avaient pas changé depuis des décennies. Le rituel était
immuable et presqu’identique à ce qu’on avait connu jadis. Il
n’y avait pas de prêtre au village, mais il y avait toujours
quelqu’un pour adresser une salutation ou prononcer une
oraison. Les crémations avaient disparu et tous les morts
retournaient à la terre. Les hommes se méfiaient désormais du
feu et du ciel de la même manière. Il n’y avait pas grand
monde qui pouvait dire du mal d’Ana Maudet qui était une
figure discrète, mais appréciée du village. Ceux qui
s’exprimèrent en dirent donc du bien, sans que ce bien fût
caractérisé par beaucoup de détails personnels, car Ana était
assez peu connue au-delà du cercle familial et n’avait
jamais raconté sa vie d’avant la catastrophe à personne.
Les gens ne se parlaient pas plus qu’avant. Ian lui-même ne se
souvenait plus vraiment du jour où il l’avait rencontrée et où
elle allait encore en fauteuil roulant. Il se souvenait d’Ana
comme une mère de substitution, avec laquelle il avait grandi
et partagé d’innombrables promenades dans la nature.

Ian ne raccompagna pas ses deux demi-sœurs qui, appuyées


l’une contre l’autre, avaient fondu en larmes quand les
hommes avaient refermé la tombe. Après leur avoir adressé
quelques mots de réconfort, il rentra à pied chez lui où son
épouse l’attendait. L’état de sa femme ne lui avait pas permis
d’assister à la cérémonie. Cela faisait deux ou trois mois
qu’elle n’avait pas quitté leur domicile et il en serait ainsi
jusqu’au septième mois de sa grossesse. Mettre un enfant au
monde était redevenu aussi périlleux qu’il y a deux ou
trois siècles, quand bien même plus aucune femme n’allait à
terme. De nombreuses parturientes y laissaient la vie et plus de
trois grossesses sur quatre ne donnaient rien de bon. Sa propre
épouse n’avait jamais porté un fruit au-delà de six mois, mais
il n’en tirait, contrairement à elle, aucune peine, ni aucun
regret. C’était ainsi.

Après le repas, Ian s’installa comme il en avait l’habitude pour


lire dans le salon. Sa femme se couchait avant lui et il
appréciait le temps qu’il passait seul à traîner au rez-de-
chaussée. Il avait récupéré la collection de vieux CDs de son
père quand celui-ci avait disparu, il y a plus de vingt ans. Ian
n’aimait pas beaucoup la musique, mais se hasarda ce soir-là,
par pure nostalgie, à tirer du vieux range-disques de Denis
quelques morceaux dont il avait hérité. Il était l’un des rares
hommes du village à avoir conservé de quoi lire les anciens
disques. On n’enregistrait plus guère de musique
désormais, mais il restait quelques centaines de disques à la
bibliothèque, parmi lesquels il aimait piocher lorsqu’il donnait
des cours d’histoire. Comme dans d’autres domaines, la
civilisation avait régressé. Les hommes et les femmes
dansaient toujours pendant leurs jours de repos, mais ils
avaient réappris à jouer de leurs instruments. Ana et Denis
aimaient moins danser qu’écouter de la musique
religieusement, assis dans le canapé. L’ancien monde avait
conservé tardivement une sorte de vénération pour tout ce qui
a trait à la culture dont le nouveau n’avait pas les moyens. La
production d’électricité était réservée à l’éclairage des
habitations, à la préparation et à la conservation des aliments.
Plus grand monde ne pouvait se permettre de gaspiller
l’énergie pour se distraire. Lorsqu’il était enfant, Ian était
entouré par les appareils électriques. La télévision occupait
une place en vue dans la salle à manger. L’ordinateur trônait
dans le salon de sa mère qui rechargeait de nombreux appareils
pendant de longues heures sur toutes les prises de la cuisine.
Lorsqu’il dormait et qu’il émergeait parfois, le regard de Ian
se posait sur une veilleuse en forme d’escargot qui brillait
toute la nuit au pied de son lit. Ses souvenirs des jours passés
étaient la plupart du temps anecdotiques. Chacun avait sa
voiture. On pouvait se projeter en quelques minutes de l’autre
côté de la terre en prenant un avion ou une fusée. La maison
était couverte de guirlandes lumineuses pour les fêtes et l’on
passait des dessins animés sur les téléphones et les télés.
Des hommes plus âgés lui avaient décrit la période d’avant et
il en avait retenu cette omniprésence des appendices et de
l’électricité. Il avait vu quelques films d’époque et des images
d’archives, mais ne se souvenait pas avoir jamais pris part à
cette ère disparue. Le monde dans lequel il avait grandi était
bien différent.

À ce qu’on disait, la vie d’avant n’était pas plus heureuse que


la vie qu’il menait avec les siens. Elle n’était sans doute pas
plus malheureuse non plus, et il n’avait pas connu grand-chose
d’autre.
Passées ce qu’on désignait comme les années de
recomposition, la société s’était réorganisée, d’abord, en tenant
compte de ce qui avait disparu, puis en fonction de ce qui
restait. Il avait grandi, sans en avoir conscience, dans un
environnement difficile que d’aucuns auraient comparé à un
temps de guerre pour sa rudesse et son absence de véritables
horizons pour la jeunesse. Il y avait bien eu quelques conflits
sociaux et quelques violences, mais la décomposition avait
finalement contaminé le pays d’une manière pacifique, au fur
et à mesure que l’ossature de l’ancien monde s’était délitée.
Transports. Services publics. Police. Aide sociale.
Structures urbaines. Tout s’était évaporé en l’espace de
quelques années à peine, quand le cône de contamination
avait rendu l’Est du pays inhabitable et mis fin à toute
possibilité de commerce avec les autres pays occidentaux.
L’espérance de vie avait chuté. L’alimentation s’était
appauvrie. La pollution causée par la catastrophe de Chinon
n’avait fait qu’enclencher les mécanismes déjà à l’œuvre de
mutation dans la qualité de l’air qui avaient alors gagné la
majeure partie de la planète. Des millions de personnes étaient
mortes, étouffées plus qu’asphyxiées. Elles s’étaient éteintes.
Paris avait cessé d’exister et la banlieue s’était dissoute et
répandue vers des zones de plus faible densité. Le reste du
monde avait disparu, sans que nul n’ait pu prendre de ses
nouvelles. L’Amérique, l’Afrique, l’Asie étaient
redevenues des abstractions, des noms qu’on prononçait lors
des veillées, mais sans qu’on sache si elles existaient encore.
Tout le monde s’en moquait. L’étranger avait toujours été un
mirage. La santé de son père avait décliné rapidement et Ana
avait fait de son mieux pour que ses demi-sœurs et lui ne
manquent de rien.
Elle avait fait preuve de courage et d’une belle constitution
qui lui avait permis d’atteindre l’âge de cinquante-trois ans. Il
n’était pas certain que lui et son épouse aient la possibilité de
vivre aussi vieux.

La majorité des disques de son père étaient rayés, mais Billy


The Kid, qui était probablement celui qu’il avait le plus écouté,
fonctionnait encore superbement après toutes ces années et
avait conservé le pouvoir de le projeter dans un univers de
western et d’amour paternel. Son père lui avait appris à lire
quand lui et Ana avaient rouvert l’école pour les enfants du
village et ceux des familles qui avaient réussi à quitter les
grandes villes à temps. Il avait su très vite. Il n’y avait pas
classe les jours de pluie parce que personne ne voulait prendre
le risque d’être défiguré en exposant son visage sur le chemin.
Il n’y avait pas classe non plus lorsqu’il faisait trop chaud
parce qu’il devenait alors difficile de respirer. Ian avait passé
toute son existence à Saint Léonard des Bois qui était une
petite commune des Alpes Mancelles. Il n’avait jamais su tout
à fait comment ni pourquoi son père s’était établi à cet endroit.
Avait-il cherché à retrouver sa mère après la catastrophe ?
Avait-il fui une menace ? Y avait-il séjourné avant ?
Comme plus personne ne voyageait, il était devenu plus
difficile de se situer dans l’espace. D’après ce que racontaient
les rares voyageurs, la plupart des hommes vivaient désormais
petitement et comme eux dans des territoires épargnés par les
anciennes activités où la nature avait été préservée. Le monde
se réorganisait sur des périmètres grands comme des timbres
postes. Le travail était moqué et regardé comme un
mal nécessaire qui contrecarrait une nature à l’ennui et
à l’inaction. Les hommes collaboraient, échangeaient quelques
marchandises et quelques services quand ils en avaient besoin.
Ce n’était pas plus mal. Il y avait d’autres distractions, ni plus
saines, ni pires que celles qui avaient prévalu. Des hommes
bons et d’autres qui ne faisaient pas ce qu’il faut. C’était juste
une autre époque qui avait succédé à une précédente et qui
serait suivi par d’autres, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus.

Ce que Ian avait le sentiment d’avoir appris, parmi les siens et


auprès de ceux qui avaient disparu, c’était que l’Histoire
n’existait pas en dehors des livres qui tentaient de lui donner
un sens. Il y avait l’homme, ses faibles ressources. Le matin, le
jour, le soir, les nuages, les merveilleux nuages qui apportaient
la pluie ou la mort et qui passaient dans le ciel en déroulant
leurs formes mystérieuses d’animaux et de coquillages.
L’homme formulait des rêves et passait son temps à faire en
sorte qu’ils ne se réalisent pas. Aujourd’hui comme hier. Il
leur courait après, croyait les rattraper et les voyait lui
échapper comme des étoiles filantes.
Il pensa une dernière fois à Ana, comme tous les hommes
pensent aux hommes et aux femmes qui sont passés sur cette
terre et qui n’y ont laissé aucune trace majeure, si ce n’est
quelques souvenirs, une vie, d’autres êtres tout aussi
négligeables qui, eux-mêmes, feront leur temps. Il ne fut ni
triste, ni particulièrement reconnaissant ou fier de l’avoir
connue. L’absence de communication de masse avait rendu les
hommes à la modestie de leur condition. Il n’y avait plus
d’idoles, plus de stars ou de célébrités. Plus d’êtres
exceptionnels ou véritablement admirables. Plus de héros
nationaux ou de modèles dont on pouvait s’inspirer. Le
catholicisme, l’Islam et le judaïsme avaient perduré par
habitude, mais sans qu’on y attache une vraie importance. Les
personnes qui comptaient étaient des voisins, des frères, des
gens qu’on croisait tous les jours et qui faisaient des choses
pour vous. Le monde avait rapetissé et s’était coupé de lui-
même. C’est ce qui était bien.
Ian termina son repas, seul dans la cuisine, fuma une
cigarette qu’il avait fabriquée avec des herbes du jardin et des
feuilles séchées, et puis se résolut à grimper à l’étage pour
retrouver sa femme qui dormait. Il avait envie d’une boisson
chaude, mais ne savait pas dans quelle boîte son épouse avait
rangé le thé sauvage. Après vingt ans dans la maison, il ne
savait toujours pas où ranger et trouver les choses.
Lorsqu’un proche mourait, on n’allait pas travailler pendant
trois jours. C’est ce que le droit coutumier prévoyait. Il
reprendrait la classe la semaine suivante. Il avait hâte, d’une
certaine façon, et même s’il n’aimait rien mieux que de rester
à la maison, de retrouver ses élèves pour continuer à leur
apprendre ce qu’il ne savait pas. En tant qu’unique enseignant
du village, il aurait peut-être un jour à accueillir son propre fils
dans sa classe, si celui-ci, toutefois, vivait et se
développait correctement. Ces histoires de transmission et
d’héritage étaient pour lui le plus grand caprice que l’humanité
a fourni à ses représentants.

FIN DU SEPTIÈME LIVRE


BONUS
BANDE ORIGINALE

Vous trouverez ci-après une playlist susceptible


d’accompagner votre lecture du roman. Les morceaux
présentés ici ont été réunis, pour accompagner la sortie du
livre, sur une compilation qui peut être écoutée et téléchargée
sur bandcamp.
https ://benjaminberton.bandcamp.com

Aaron Copland – Billy The Kid


Black Reindeer – Trust Me Not
Black Reindeer – The nuclearpower station is slightly warm
Black Reindeer – Catfreezer
Black Reindeer – Kill the Burglar, it ’s what he wants
Black Reindeer – Holiday
Black Reindeer – Failure continues to be hisfriend
Black Reindeer – Lost under thegrass in thefield in the edge
ofthe city
Black Reindeer – Gunlaws
Black Reindeer – lhey Loved him then he died, the bastard
Black Reindeer – Wake Up Humans !!
Black Reindeer – The World will end well
Black Reindeer – My children bury me in thegarden
Black Reindeer – Loss of Innocents
Scalper – One FriendfeatMau
Achevé d’imprimer sur rotative
PAR L’IMPRIMERIE GRAFICA VENETA
en MAI 2014
-

Dépôt légal : MAI 2014


Numéro d’édition : oo16
Imprimé à Trebaseleghe (Italie)
-

Direction artistique
Jany Bassey
-

ISBN : 979-10-91447-13
-

Version numérique réalisée par :


MLprod. : Juin 2017
Index des parties
DEUXIÈME JOUR
1
2
3
BON POUR LA SANTÉ !
4
5
6
BON POUR LA BEAUTÉ !
TROISIÈME JOUR
7
8
9
10
BON POUR LA VIE !
11
12
13
QUATRIÈME JOUR
14
15
16
ÉPILOGUE
BONUS
BANDE ORIGINALE
Notes
Quatrième de couverture
i Storytelling et compagnie, bien sûr. (N.d.A.)
ii Cuillère MEPSS Aglia :
C’est la cuiller (leurre utilisé pour pêcher à la traine ou au moulinet en rivière
ou en mer) de base pour la pêche au lancer, dans toutes les eaux, pour tous les
poissons.

iii L’oisiveté est la mère de tous les vices.