Berton Benjamin - Le Nuage Radioactif
Berton Benjamin - Le Nuage Radioactif
Berton Benjamin - Le Nuage Radioactif
BENJAMIN BERTON
LE NUAGE
RADIOACTIF
roman
ring.fr
ÉDITIONS RING
Collection
RING BLANCHE
RING
www.ring.fr
de reproduction et d’adaptation
Nous sommes
Aspirés dans le soleil couchant,
Tandis que les trompettes ronflantes
Et claires du nuage
Beuglent après la nuit. »
Denis entraîna Ian plus loin. Ils marchèrent en silence sur une
cinquantaine de mètres. L’eau paraissait lourde, grise et
marronnasse. La largeur du fleuve contredisait son aspect
tranquille et paisible comme si la force contenue s’écoulait
comme de la lave. Denis tira de son sac un appareil
rectangulaire avec un cadran électronique. L’appareil était
prolongé par une sonde métallique et vibrait comme un
détecteur de métaux.
— La radioactivité à cet endroit n’est pas plus
forte qu’ailleurs. Elle se tient, d’après les mesures des
associations, bien en deçà des normes autorisées, mais cela ne
veut rien dire. J’ai mis en évidence une notion qu’aucun
scientifique n’a isolée encore et que j’ai appelée la
radioactivité noire, une sorte d’anti-radioactivité qui
accompagne l’émission naturelle des solides et est infiniment
plus puissante et perturbante pour les organismes. Tu vois ce
que je veux dire ? Non, bien sûr. Regarde l’aiguille. Elle
oscille à peine et pourtant, tu n’as aucune idée de la force qui
est en train de s’épancher ici. Les canalisations d’eau qui
relient le fleuve à la centrale se trouvent à dix mètres de nous.
Elles sont enterrées en profondeur, mais vois ça : l’eau
qui s’écoule ici est saturée d’énergie, c’est une eau magnifique
et plus forte qu’aucune autre eau, une eau qui est suffisamment
puissante pour ressusciter les morts et changer les vivants en
gélatine.
Denis s’allongea de tout son long et laissa tremper sa main
dans l’eau brune.
— Regarde encore, lui dit-il, en faisant ruisseler le courant
entre ses doigts.
La main se couvrit de gouttelettes épaisses comme du
mercure. Avec la lumière, des reflets bleutés pétillaient autour
de ses extrémités. L’eau était épaisse, bleue et rose, dès qu’on
l’extrayait du cours bourbeux de la Loire. Ian entendait le
grésil des molécules contre les doigts osselets. Le gamin
s’allongea aux côtés de son père. Ce dernier se redressa alors
pour lui tenir les jambes et l’empêcher de basculer.
— Tu sens ? lui dit-il, la force de l’eau… Et tu n’as encore
rien vu.
Denis savait que le dégagement aurait lieu d’un instant à
l’autre. Les mouvements d’eau entre le cœur et le fleuve
étaient réglés comme du papier à musique. Des valves
s’ouvraient en amont près des réacteurs et libéraient les
immenses volumes d’eau qui avaient empêché la réaction de
s’emballer pendant les six ou sept heures précédentes. Des
centaines de mètres cubes nécessitaient alors un
renouvellement. La programmation était infaillible et maîtrisée
de bout en bout. Officiellement, l’eau qui était relâchée dans le
fleuve après avoir refroidi les installations n’était ni toxique, ni
modifiée. Elle n’entrait du reste jamais en contact direct avec
la matière nucléaire. Les cuves étaient étanches et fermées par
des parois épaisses comme des murs de ferme. Il n’était
question que d’échanges et de circulations thermiques.
À heure fixe, les bassins étaient vidés et remplis à nouveau
d’eau fraîche. L’eau usée était relâchée dans le fleuve, juste
plus chaude de trois ou quatre degrés, ce qui permettait, à ce
qu’on racontait, aux enfants de se baigner du côté de Chouzé,
dès la mi-avril. Alors que le gamin retirait sa main, un courant
d’eau chaude se forma à l’aplomb de leur position. L’eau se
mit à pétiller et à s’agiter de traits bleus et de microbulles.
Le bouillonnement attirait les poissons et les épinoches.
L’embouchure du tuyau grouilla assez vite de toute une faune
qui attendait que cela arrive. Il y avait des brèmes plates et des
sortes de poissons-chat avec de grosses moustaches rousses, de
jeunes bars et des chevaines barbus. Les animaux gobaient des
étincelles de boue et des matières végétales charriées par le
tuyau. Des bulles roulèrent sur elle-même et l’eau resserra
soudain les rangs.
— Regarde, dit le gamin. Tu as vu ce poisson ?
Les poissons avaient des bras, des tentacules, de longues
tagliatelles flasques. Certains du moins, avec des tatouages de
marins. Ils avaient des yeux borgnes, des cheveux aux épaules
et d’autres une allure qui ressemblait à celle des poissons des
profondeurs que la caméra dévoile avec angoisse et au bout du
suspense dans les documentaires du dimanche après-midi.
L’eau hoqueta, s’enfonça et jaillit ensuite en un jet
semblable à celui projeté par l’évent d’un baleineau. Le jet
gonfla et pissa de l’eau puis de la vapeur en un souffle sifflant.
Le gamin avait pris la main du jeune homme et regardait d’un
air saisi la petite colonne d’eau crachoter la vapeur. Elle
s’engagea dans un tube ascendant et dessina bientôt un ballon
cotonneux qui grossit et grossit avant de grimper lentement
vers le ciel.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le gamin.
— Le nuage bleu, répondit Denis. L’eau devient vapeur qui
redevient gouttes d’eau au contact de l’air. C’est un véritable
nuage, touche.
Ian avança la main à la base de la colonne et sentit la
chaleur l’envelopper. Sa main, sous l’action de l’eau et de ce
qu’elle contenait de matériau radioactif, fut comme
transpercée. On en vit un instant les os et le dessin intérieur.
C’était une main d’enfant et en même temps un filament
translucide. L’enfant n’avait pas mal. Il agita les doigts sous
les yeux de Denis qui le retint ensuite. La main était légère,
molle et meuble comme l’argile. Le nuage ressemblait à un
soufflé ou à une poche de mozzarella, à un enfant dans son
voile de naissance.
— Il est temps d’y aller. On retourne à la voiture. Nous
allons suivre le nuage et voir jusqu’où il nous mène.
Il entraîna l’enfant tandis que, dans leur dos, le geyser avait
gagné en force et gonflait maintenant le sac du nuage comme
une baudruche géante ou un dirigeable. À quelques dizaines de
mètres de la Loire, stationnait un petit nuage bleu électrique,
devenu un nuage moyen et cotonneux en forme de bulle de
bande dessinée. Il paraissait bleu parmi les autres nuages gris,
mais sans doute est-ce qu’il ne l’était pas tant que ça. C’était le
petit nuage de la Loire, venu de Chinon, et peu importe ce
qu’il avait dans le ventre. Il n’était pas tout à fait normal qu’il
se soit formé là et de cette façon.
La vie privée d’Aaron Copland n’est pas quelque chose que les
critiques, les biographes et les essayistes ont beaucoup détaillé.
Howard Pollack, dans le meilleur livre sur l’artiste et son
œuvre, consacre quelques pages aux relations de Copland avec
ses amants. Quelques-uns sont évoqués au cours du récit,
notamment ceux qui ont compté pour lui et avec lesquels il
voyageait autour du monde. L’homosexualité de Copland
est toujours allée de soi et semble avoir été aussi évidente que
lui est apparu son destin de compositeur.
À onze ans, Copland dessina son premier opéra, une pièce
baptisée Zenatello, et écrivit quelques passages de musique
pour l’accompagner. Quatre ans plus tard, il décida de passer
le reste de sa vie à composer après avoir assisté à un concert
du pianiste Ignacy Jan Paderewski. Il entama immédiatement
des études théoriques, par correspondance d’abord, puis sous
la direction de Rubin Goldmark. Ce dernier est resté célèbre
pour avoir donné quelques cours à George Gershwin.
Si on connaît toutes ces choses sur Copland, les traces
écrites relatives à ses relations amoureuses sont rares et
difficiles d’accès, bien qu’il ait fait partie des rares artistes et
des compositeurs de cette époque n’ayant jamais caché leurs
penchants naturels. Copland, et ce, dès le début de sa carrière,
a pris l’habitude de voyager accompagné de ses amants qui
étaient généralement des hommes jeunes et ne dépassant pas la
trentaine. Si sa relation avec Leonard Bernstein reste
controversée, mais presque certaine selon leurs biographes
respectifs, on peut affirmer qu’il entretint des relations
sentimentales et sexuelles avec des artistes plus ou
moins connus comme le danseur Erik Johns, le pianiste
Paul Moor ou le photographe Victor Kraft.
Ce qui est vrai pour Aaron Copland, qui était un homme
affable, mais discret, un homme sociable et secret à la fois,
l’est tout autant pour Denis Caplan pour la simple raison que
ce dernier n’a jamais accédé à aucune forme de célébrité
professionnelle et n’a, par conséquent, fait l’objet d’aucune
étude sérieuse. D’une manière générale, les gens communs
laissent assez peu de traces de leur passage sur terre et, sauf à
s’en charger eux-mêmes, voient la mémoire de leur vie privée
tomber, après leur mort ou dès leur mariage, dans un puits sans
fond. Il en va souvent de même pour l’époque dans laquelle ils
vivent. Pour le peu que ces gens, au moment où on décide de
s’y intéresser, n’aient pas un tempérament disert et ne se soient
confiés à personne de leur entourage, reconstituer leur
itinéraire amoureux relève de l’impossible. L’intimité est une
tombe dont on referme toujours mal le couvercle.
Est-ce que cela lui était vraiment déjà arrivé à elle ? Il y avait
un tel trouble dans le monde. Camille était incapable de savoir
si les images qu’elle voyait étaient ses propres souvenirs ou
des séquences qu’elle avait rencontrées à la télévision, dans la
cour de récréation ou ailleurs. Elle aurait tant aimé comprendre
à cet instant ce qu’était la vraie matière du réel. Denis avait été
son mari, n’est-ce pas ? Il était beau et il la regardait
d’une manière qui indiquait qu’il l’avait déjà vue toute nue.
Elle embrassa Ian qui lui susurra à l’oreille un réconfortant
« je t’aime maman ». Camille avait les yeux rouges. Elle
restait belle, mais son visage s’était affaissé et décomposé sous
l’émotion. « Moi aussi je t’aime, mon grand » retourna-t-elle
entre deux sanglots. « Maman, t’aime plus que tout au monde.
Et beaucoup plus qu’elle-même ».
Elle s’empiffrait de son odeur dans laquelle elle sentait
quelques-uns de ses propres arômes, mais qui lui était, dans
son bouquet et sa texture, singulière, une odeur de crème
fouettée et de cannelle, une odeur de savon floral et de sueur
sucrée. L’odeur de Ian imprégnait ses vêtements, ses oreillers.
Elle était plus forte à la base du cou et à l’arrière de son dos.
Les mères savent ces choses-là. Elle ne fut pas même
contrariée par la facilité avec laquelle il la quitta pour rejoindre
la voiture de son père. Ian avait toujours été un enfant facile,
qui passait sans aucune difficulté des mains de l’un aux mains
de l’autre. Depuis sa naissance, il avait eu une légion de
nounous qui le conduisaient à la crèche ou à l’école
quand Camille travaillait tôt : Céline, Élodie, Julia,
Thiphaine, Emilie ou Angélique. Il embrassait sans jeter un
regard en arrière et traçait sa route comme un adulte finissant.
Lorsqu’il referma la porte de la maison, Camille sut que les
ennuis allaient commencer. Elle regarda Denis dans les yeux,
encore à genoux d’avoir étreint son fils à hauteur de petit
bonhomme, et lui demanda pardon.
— Tu peux bien faire ce que tu veux, elle dit. Je voudrais le
revoir.
— Ne t’inquiète pas, dit-il. Tout se passera bien.
Et elle n’eut plus à s’inquiéter quand il avança sur elle.
Dans la voiture, Denis eut le sentiment que l’air était plus léger
qu’à l’extérieur. L’effet du nuage qui stagnait au-dessus des
maisons et des herbes commençait imperceptiblement à se
faire sentir. Ce n’était pas de l’électricité dans l’air, ni même
une lourdeur orageuse, mais juste une charge qui modifiait un
tantinet la texture du temps. L’absence de vent accentuait la
sensation, mais l’air était moins frais, moins vivifiant, pas si
différent de ce qu’il aurait été s’il avait été contenu pendant
quelques jours dans une pièce fermée.
La proximité du nuage, Denis en était persuadé, altérait l’air
et par son intermédiaire, était capable d’agir sur la nature
humaine, de modifier les réactions des animaux et des
créatures dominantes, d’altérer le tissu social et de déclencher
des réactions imprévisibles. Il ne cessait d’y penser. La
radioactivité noire, contenue en creux dans des matières ayant
été en contact direct avec des composants radioactifs, ne se
mesurait pas avec des instruments traditionnels, mais
justement par son action sur le réel, la modification qu’elle
entraînait dans les habitudes et les comportements des
êtres vivants qu’elle imprégnait ou survolait. Pour dire
les choses plus simplement, elle fonctionnait en tant que telle
sur le même principe que l’eau, dont la mémoire lui permettait
de conserver certaines des propriétés et héritages de ses états
antérieurs. Une eau de torrent restait une eau de montagne
même lorsqu’elle atterrissait dans un verre d’eau. Une eau de
pluie portait sur elle le souvenir des nuages et de l’air raréfié
des hauteurs. Et ainsi de suite.
L’intérieur du Café de la Loire était banal. Le bistrot était
carrelé de tommettes et meublé de chaises crème et laquées
noires, dans le style années trente. Les murs décorés de
photographies noir et blanc évoquaient l’histoire du lieu, la vie
des mariniers et autres représentations traditionnelles
d’activités fluviales. Tout ceci avait bien sûr disparu depuis
des décennies. Au milieu de la salle principale, donnant sur la
rivière, trônait une énorme bûche placée verticalement
et qu’un coup de dents formidable avait découpée en deux. La
bûche sculptée était supposément l’œuvre d’un castor géant, ce
que confirmait une plaque dorée placée en dessous du
monument attribuant la sculpture à Nestor le Castor. Mais il y
avait assez peu de monde pour y prêter foi.
Ian resta quelques instants à tourner autour du morceau de
bois imaginant la taille extraordinaire des dents qui avaient pu
causer de tels dégâts. La présence de castors était continue
depuis leur réintroduction dans les années soixante-dix, mais
on n’avait jamais vu de tels spécimens nulle part. La découpe
de la bûche par un animal relevait d’une sorte de légende
urbaine que véhiculaient quelques habitants du village. Pour
d’autres, les supposés castors étaient des rats musqués qui
avaient muté au contact des eaux de la centrale. Il n’y avait
bien sûr aucune preuve.
Cela faisait trois jours qu’il n’avait pas repensé à tout ce qui
s’était passé lorsque Camille et lui s’étaient séparés. L’idée
d’être à nouveau poursuivi par ces mauvais souvenirs alors
qu’il venait de s’offrir trois jours de bonheur avec son fils le
dérangea. Il fit un effort pour se dégager de ces pensées
négatives. Il faudrait qu’il se débarrasse du portable de
Camille. Et puis Ian l’attendait dans la chambre. Il était temps
de descendre pour le dîner. Il s’essuya, se rasa – il préférait se
raser le soir plutôt que le matin –, se rhabilla et prit Ian dans
ses bras pour regarder avec lui le dernier épisode de Yakari.
Petit Tonnerre, le poney du héros, avait fui le campement
pour prendre part à une compétition secrète où officiait un
étalon noir baptisé « l’esprit des chevaux ». Le poney était le
véritable héros de cette histoire. Yakari, relégué aux marges de
l’épisode, l’attendait impuissant après avoir échoué à se mettre
sur sa piste. On pouvait être le héros d’une série et n’y jouer
qu’un rôle secondaire. C’était ce qui se passait pour lui dans sa
propre vie jusqu’à avant-hier. Il avait été débordé par les
figurants et déporté à la périphérie de son existence. Le dessin
animé n’était pas d’une gaieté folle et Grand Aigle, qui sauvait
la mise au petit indien d’ordinaire, n’y faisait aucune
apparition. Ce personnage n’existait pas dans le monde réel.
Tandis que Ian allumait la télé, Denis étala une carte sur le lit
pour voir ce qu’il était possible de faire. Son projet de
remonter le fleuve royal lui semblait compromis. Qui pouvait
bien être l’homme qui était à ses trousses ? Jusqu’où allaient
ses intentions ?
Selon les scientifiques, en des temps reculés et qu’aucun
homme n’avait pu connaître, la Loire ne s’écoulait pas vers
l’Atlantique, mais remontait vers le Nord où elle rejoignait le
fleuve que nous connaissons actuellement comme la Seine.
Cette Loire séquanaise avait été captée par la Loire atlantique
à l’époque du premier plissement alpin, délaissant son cours
originel où s’écoulait maintenant, paisiblement, le Loing.
Et si, pensa Denis, nous nous contentions de bifurquer vers
le Nord, plutôt que de poursuivre ? Il suivit avec son doigt le
tracé de la rivière et considéra que ce n’était pas une mauvaise
idée. Il ne connaissait pas la région, mais ce nouvel itinéraire
lui permettrait de poursuivre le voyage, tout en se rapprochant
de zones urbaines où il serait plus facile de reprendre pied
dans la vie ou, au contraire, de se cacher qu’en rase campagne.
Denis frissonna. La température était en train de chuter. Il
ferait froid demain et le gamin n’avait rien à se mettre. Pour ne
rien arranger, le pécule qu’il avait rassemblé avant le voyage
était épuisé. Denis avait à peine de quoi payer la nuit d’hôtel.
Il ne souhaitait plus utiliser sa carte bancaire et espéra qu’il
pourrait écouler plus facilement quelques chèques en bois. La
présence de son fils à ses côtés suffisait à gommer le caractère
désespéré de sa position. Il venait d’enlever son fils, n’avait
plus un sou vaillant et n’avait pas de réelle perspective pour la
suite des opérations. À aucun moment, il n’envisagea
cependant avoir commis une quelconque erreur. À aucun
moment, il ne vint à l’esprit de Denis de regretter quoi que ce
soit. La vie se présentait à lui telle qu’elle était, c’est-à-
dire comme une multitude de choix aveugles et
incertains qu’on abordait en sachant qu’ils seraient tous
mauvais et nous retomberaient dessus un jour ou l’autre.
Avait-il eu connu un jour de grâce dans ses trente et
quelques années de vie ? Ses parents lui avaient-ils offert un
seul instant de bonheur ? Lorsqu’il avait la tête sous l’eau,
Denis égrenait mécaniquement, comme une prière, la liste des
jours heureux et des instants qu’il n’aurait échangés contre
aucun autre : la rencontre avec Camille, la naissance de Ian, le
jour où il avait obtenu son diplôme, l’entrée dans son
premier appartement. Les deux jours qui venaient de
s’écouler lui avaient permis d’ajouter six ou sept mentions
positives à son chapelet habituel. Cela valait bien
quelques sacrifices. La rencontre avec Ana faisait partie
des moments qu’il revisiterait dans les prochaines années et il
se promit, tandis que Ian passait dans la salle de bains, d’en
connaître d’autres, dût-il tuer pour cela.
Il aida Ian à se déshabiller, le guida vers la douche dont il
régla le mitigeur pour lui. Profitant des quelques minutes à sa
disposition, Denis déballa le paquet que lui avait remis le
Norvégien et qui contenait le Heckler & Koch P7. L’arme était
enveloppée dans une boîte semblable à celles qui renferment
des jouets. L’extraction de l’objet était rendue difficile par
l’utilisation de gourmands en plastique, impossibles à dénouer,
pour maintenir le pistolet au socle. La boîte contenait un livret
en quatre ou cinq langues agrémenté de schémas illisibles,
ainsi qu’un certificat d’authenticité et de garantie de deux ans.
Il n’y avait évidemment aucune différence d’approche entre la
commercialisation d’un pistolet, d’une télécommande ou d’un
dictaphone électronique, si ce n’est que le premier pouvait
servir à tuer quelqu’un.
Denis trancha les liens qui solidarisaient l’arme au carton
et la prit en main, tout en feuilletant le manuel d’utilisation. Le
HK P7 est, lut-il, « une arme compacte, à la fois courte et un
peu épaisse. Il est équipé de systèmes de sécurité renforcés. La
détente et la poignée doivent être successivement ou
simultanément pressées pour déclencher le tir, ce qui est une
caractéristique de cette arme. Le mouvement de la culasse
initié par le recul de la munition est retardé par un système à
gaz, ce qui est très utile, lorsqu’on expédie un projectile dans
une cible ou un être humain. Sa détente sensible et ses
multiples qualités techniques en font une arme
particulièrement précise que ne font que renforcer le confort
de sa poignée et son équilibre d’ensemble. »
Denis chargea l’arme, sans savoir exactement si le modèle
qu’il tenait était un P7M8 ou P7M13, les deux modèles auxquels
faisait référence la boîte de munitions. L’arme était chambrée
en 9mm parabellum, pour huit ou treize coups selon les
modèles. Il ne savait pas trop à quoi cela correspondait, mais il
se dit que c’était sûrement suffisant pour faire du dégât dans
l’hypothèse où il aurait eu à s’en servir. Il brandit l’arme
devant lui, manipula les diverses sécurités avec pas mal de
maladresse, craignant à tout moment de laisser échapper un tir
qui trouerait le plafond et déclencherait un beau bazar dans
l’hôtel. Et puis il le remisa dans la poche intérieure du sac
qu’il emmenait partout avec lui et qui contenait son téléphone
portable, ses lunettes et son portefeuille. Denis n’avait pas
touché un pistolet depuis son service militaire. Il s’était alors
exercé, en qualité d’aspirant, une matinée par semaine, au
maniement du pistolet automatique. Il tirait mal, mais n’avait
aucune appréhension à tenir l’arme, ni à appuyer sur la détente
ce qui était une qualité. Ses collègues d’alors l’avaient baptisé
« Coup de Doigt », car il se laissait souvent emmener un
ou deux centimètres plus haut que la cible au
moment d’appuyer sur la détente. Pour dire la vérité, il
n’aurait certainement pas touché un éléphant dans un trou
de taupe. Mais il conserva le flingue. On ne sait jamais.
Il enveloppa Ian dans une grande serviette éponge et lui
enfila son pyjama.
— Tu es fatigué maintenant ? il demanda au gamin.
— Un peu, mais je veux une histoire avant.
— Tu n’en as pas eu assez avec le château ?
— Tu avais dit qu’il y aurait une histoire.
Denis sourit. Son fils ne laissait rien passer dès qu’il
s’agissait d’obtenir une faveur ou de lorgner un cadeau.
— J’en ai un peu marre des histoires de d’habitude,
ronchonna Ian. Ce que je voudrais en vrai c’est lire
une histoire de… sous-marin.
— Une histoire de sous-marin ?
— Oui, mais qui serait pour ainsi dire comme une bande
dessinée, avec des images. C’est nul de raconter des histoires
sans les dessins qui vont avec.
— Tu n’as pas aimé l’histoire de Graziella ?
— Non, dit le garçon. J’en voudrais vraiment une avec des
images.
— Qu’est-ce que tu lis comme bandes dessinées ?
— Spiderman. Yakari. Les Schtroumpfs et aussi Papyrus.
C’est trop bien d’avoir des bandes dessinées.
— Tu n’es jamais content.
Le caractère capricieux de son fils et ses exigences
incessantes contrariaient désormais Denis à chaque fois qu’ils
faisaient leur apparition. Il hésita à l’envoyer balader, mais se
résolut encore une fois à lui céder.
— Raconte-moi une histoire de sous-marin ou je ne dors
pas, reprit le gamin qui s’impatientait.
Et maintenant la menace. Ian avait tout pour plaire.
Denis pensa à Ana, au type qui le poursuivait, au pistolet et
puis se concentra sur l’image d’un sous-marin. Il laissa venir à
lui les premières associations qui se formaient.
— Entendu, dit-il après quelques secondes de réflexion.
(Denis borda Ian, l’embrassa sur le front et s’allongea, au-
dessus des couvertures, juste à côté de lui.) Ferme les yeux et
tu verras les images qui défilent comme dans une bande
dessinée.
— Ce n’est pas possible.
— Ferme les yeux, je te dis. C’est un tour de magie que j’ai
appris il y a longtemps. Il suffit d’y penser et d’y croire
vraiment.
Denis posa le bout de ses doigts sur les paupières de son fils
et les massa lentement en prononçant quelques paroles
chamaniques.
— Il n’y a pas que Merlin qui s’y connaît en magie. Tu es
prêt ?
— Oui.
— Allons-y. Tu connais sûrement le plus grand inventeur
du monde. L’homme admirable à qui l’on doit tant de belles
choses comme l’aile volante…
— L’aile volante ?
— L’aile volante, le scaphandre, le tank, l’automobile… Le
plus grand inventeur du monde était un italien qui acheva sa
vie en France, pas très loin d’ici, et qui peignit l’un des
tableaux les plus connus au monde, la Joconde…
—…
— Léonard…
— De Vinci, compléta fièrement Ian. Je sais. Il est
très vieux et il a une barbe.
— Eh bien, voilà, Léonard avait été invité par le Roi de
France François Ier à finir sa vie dans un château français qui
n’est pas très loin d’où nous sommes où, tandis qu’il
travaillerait à inventer de nouvelles armes et bienfaits pour le
Roi et ses sujets, il percevrait de nombreuses richesses et
pourrait bénéficier de conditions de vie exceptionnelles. Le
château était formidablement bien équipé pour l’époque et
regorgeait de personnels en tout genre qui lui facilitaient à
chaque instant les choses de la vie. Le Roi avait notamment
fait bâtir pour l’inventeur un immense atelier dans
lequel personne, excepté Léonard, ne pouvait pénétrer sans y
être invité. Personne ou presque, puisqu’une petite souris
d’entre les souris du château avait pris l’habitude, bonne ou
mauvaise, d’y passer tout son temps. C’est de cette souris
connue sous le nom de souris de Léonard dont je vais te
raconter l’histoire.
—…
— Ian ?… Ferme les yeux s’il te plaît. Est-ce que tu
vois les images ?
Le gamin bailla deux fois, s’étira légèrement et croisa les
mains comme s’il priait.
— Non.
Denis lui massa à nouveau les paupières et effectua une
série de passes magiques au-dessus de son front.
— Et là ? Tu vois le vieil atelier, le château du roi ?
— Oui, je crois que je les vois.
— La souris de Léonard était l’animal le plus intelligent du
château. Ce n’était pas un prodige, mais il est probable qu’elle
ait été plus intelligente aussi que la majorité des hommes qui
peuplaient le domaine, Léonard mis à part bien sûr. Depuis son
plus jeune âge, et sans qu’on sache pourquoi, si ce n’est parce
qu’elle était d’un tempérament curieux et savant, la
petite souris avait pris l’habitude de passer ses journées
dans l’atelier où travaillait le vieil italien. Elle s’y endormait la
plupart du temps et, perchée sur une poutre
épaisse surplombant la table de travail de Léonard,
observait ses moindres faits et gestes. Elle l’avait ainsi vu
mettre au point des choses que l’époque jugeait insensées
ou improbables : des canons, des véhicules automobiles et des
ailes volantes, des machines de siège et des…
À peine son père avait-il démarré l’énumération des
inventions de Léonard qu’il sentit la tête du gamin s’affaisser
de tout son poids sur son avant-bras. À regret, Denis n’eut pas
besoin d’aller plus loin. Harassé par sa journée, Ian dormait
désormais à poings fermés. Denis prolongea la narration
intérieurement, histoire de voir où l’amorce de récit le
mènerait et ce qui arriverait à la souris qu’il venait d’inventer.
Il ne fallait jamais laisser un travail à moitié. Et puis l’histoire
lui servirait peut-être un autre soir. « La tragique et fabuleuse
histoire de la souris de Léonard et de son remarquable et
insubmersible sous-marin ». Cela faisait beaucoup
trop d’adjectifs pour une si petite souris. Il ferma les yeux
en envisageant la fin. Pourquoi est-ce que toutes les histoires
pour enfants qu’il inventait finissaient mal ?
Ana savait que Denis était revenu à la Clef d’Or. Elle avait vu
sa voiture garée devant l’hôtel et elle espérait sa visite à un
moment ou un autre. Depuis le retour de ses parents, elle était
restée cloîtrée dans ses appartements à travailler. Ses parents
l’avaient à peine remerciée d’avoir fait tourner la boutique en
leur absence. Elle ne prenait plus ombrage de leur ingratitude.
Ils considéraient que voir traîner une grosse fille en fauteuil
dans les couloirs n’était pas un plus pour leur activité. Les
clients n’aimaient pas ça, le genre de spectacle que représentait
leur grosse fille triste roulant dans les couloirs comme un
fantôme à roulettes. Elle travaillait depuis la matinée sur la
charte graphique d’une entreprise publique. Ce n’était pas une
grosse commande, ni un travail très intéressant, mais elle avait
promis à la responsable communication quelle lui
enverrait quelque chose pour son prochain comité de direction.
Les travaux pour lesquels on la sollicitait par
l’intermédiaire de son site internet ne requéraient
qu’exceptionnellement des talents artistiques ou de la
créativité.
Ses clients s’adressaient à elle parce qu’elle respectait les
délais et parce qu’elle n’était pas chère. Ses prestations
pouvaient ensuite être déclarées au titre de la contribution sur
l’emploi des personnes handicapées et ouvrir droit à
d’intéressantes réductions de cotisations. Les entreprises
pouvaient travailler avec Ana ou commander des enveloppes
collées à la main par des trisomiques, faire trier leur courrier
par des aveugles ou acheter des clés USB assemblées par un
centre d’aide aux manchots. C’était du pareil au même.
Ana habillait des publications pour quelques milliers d’euros
quand d’autres agences graphiques demandaient le triple. Et
ses créations n’étaient pas moches. Certaines étaient même
plutôt réussies au regard de ce qui se faisait partout ailleurs.
Ana évoluait à contre-courant de la norme graphique du
moment qui s’inspirait beaucoup de l’esthétique anglo-
saxonne et privilégiait les couleurs sombres et les lettrages à
l’allemande. Elle avait adopté une palette plutôt colorée et
n’hésitait pas à charger ses créations. Elle affectionnait les
caractères animaliers, les feuilles, les arabesques, autant de
figures peu au goût du jour, mais quelle essayait de revaloriser.
Elle était persuadée qu’on reviendrait vers ces motifs dans un
souci de démarquage et d’authenticité. Certains clients lui
avaient renvoyé sa copie en exigeant plus de sobriété. Elle
avait appris à respecter les cahiers des charges et à ne pas
s’engager personnellement dans les projets. Elle refusait
généralement de venir défendre elle-même ses travaux. Elle
prenait pour alibi son état de santé et échappait ainsi à toutes
les présentations directes au client.
Direction artistique
Jany Bassey
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ISBN : 979-10-91447-13
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