Travail Quesnay Smith Ricardo - Les Mots Et Les Choses
Travail Quesnay Smith Ricardo - Les Mots Et Les Choses
Travail Quesnay Smith Ricardo - Les Mots Et Les Choses
Sources :
Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris : Gallimard « La Pléiade »,
2015 (1966), p. 1035-1460.
Les mots et les choses, Livre II , Chapitre VII. Les limites de la représentation
I. L’Âge de l’histoire
« L’archéologie, elle, doit parcourir l’événement selon sa disposition manifeste ; elle
dira comment les configurations propres à chaque positivité se sont modifiées (…)
elle analysera l’altération des êtres empiriques qui peuplent les positivités (la
substitution des langues au discours, de la production aux richesses) ; elle étudiera
le déplacement des positivités les unes par rapport aux autres ( par exemple, la
relation nouvelle entre la biologie, les sciences du langage et l’économie ) ; enfin et
surtout, elle montrera que l’espace général du savoir n’est plus celui des identités et
des différences, celui des ordres non quantitatifs, celui d’une caractérisation
universelle, d’une taxinomia générale, d’une mathesis du non-mesurable, mais un
espace fait d’organisations, c’est-à-dire de rapports internes entre des éléments dont
l’ensemble assure une fonction ; elle montrera que ces organisations sont
discontinues, qu’elles ne forment donc pas un tableau de simultanéités sans
ruptures, mais que certaines sont de même niveau tandis que d’autres tracent des
séries ou des suites linéaires. » (1272/172).
« De sorte qu’on voit surgir, comme principes organisateurs de cet espace
d’empiricités, l’ Analogie et la Succession: d’une organisation à l’autre le lien, en
effet, ne peut plus être l’identité d’un ou plusieurs éléments, mais l’identité du rapport
entre les éléments (où la visibilité n’a plus de rôle) et de la fonction qu’ils assurent ;
de plus, s’il arrive à ces organisations de voisiner, par l’effet d’une densité
singulièrement grande d’analogies, ce n’est pas qu’elles occupent des
emplacements proches dans un espace de classification, c’est parce qu’elles ont été
formées l’une en même temps que l’autre, et l’une aussitôt après l’autre dans le
devenir des successions. » (1272/172).
« L’ordre classique distribuait en un espace permanent les identités et les différences
non quantitatives qui séparaient et unissaient les choses : c’était cet ordre qui régnait
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souverainement, mais chaque fois selon des formes et des lois légèrement
différentes, sur le discours des hommes, le tableau des êtres naturels et l’échange
des richesses. A partir du XIXe siècle, l’Histoire va déployer dans une série
temporelle les analogies qui rapprochent les unes des autres les organisations
distinctes. C’est cette Histoire qui, progressivement, imposera ses lois à l’analyse de
la production, à celle des êtres organisés, à celle enfin des groupes linguistiques.
L’Histoire donne lieu aux organisations analogiques, tout comme l’Ordre ouvrait le
chemin des identités et des différences successives. » (1273/173).
« Mais on voit bien qu’Histoire n’est pas à entendre ici comme le recueil des
successions de fait, telles qu’elles ont pu être constituées ; c’est le mode d’être
fondamental des empiricités, ce à partir de quoi elles sont affirmées, posées,
disposées et réparties dans l’espace du savoir pour d’éventuelles connaissances, et
pour des sciences possibles. Tout comme l’Ordre dans la pensée classique n’était
pas l’harmonie visible des choses, leur ajustement, leur régularité ou leur symétrie
constatés, mais l’espace propre de leur être et ce qui, avant toute connaissance
effective, les établissait dans le savoir, de même l’Histoire à partir du XIXe siècle,
définit le lieu de naissance de ce qui est empirique, ce en quoi, en deçà de toute
chronologie établie, il prend l’être qui lui est propre. C’est pour cela sans doute que
l’Histoire, si tôt, s’est partagée, selon une équivoque qu’il n’est sans doute pas
possible de maîtriser, entre une science empirique des événements et ce mode
d’être radical qui prescrit leur destin à tous les êtres empiriques, et à ces êtres
singuliers que nous sommes. L’Histoire, on le sait, c’est bien la plage la plus érudite,
la plus avertie, la plus éveillée, la plus encombrée peut-être de notre mémoire ; mais
c’est également le fond d’où tous les êtres viennent à leur existence et à leur
scintillement précaire. Mode d’être de tout ce qui nous est donné dans l’expérience,
l’Histoire est ainsi devenue l’incontournable de notre pensée : en quoi sans doute
elle n’est pas si différente de l’Ordre classique. » (1273/173).
« La philosophie au XIXe siècle se logera dans la distance de l’histoire à l’Histoire,
des événements à l’Origine, de l’évolution au premier déchirement de la source, de
l’oubli au Retour. Elle ne sera donc plus Métaphysique que dans la mesure où elle
sera Mémoire, et nécessairement elle reconduira la pensée à la question de savoir
ce que c’est pour la pensée d’avoir une histoire. » (1274/174).
« Qu’il suffise de reconnaître là une philosophie, déprise d’une certaine
métaphysique parce que dégagée de l’espace de l’ordre, mais vouée au Temps, à
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son flux, à ses retours parce que prise dans le mode d’être de l’Histoire. »
(1274/174).
« (…) il a bien fallu un événement fondamental – un des plus radicaux sans doute
qui soit arrivé à la culture occidentale pour que se défasse la positivité du savoir
classique, et que se constitue une positivité dont nous ne sommes sans doute pas
entièrement sortis. (…) Cet événement, sans doute parce que nous sommes pris
encore dans son ouverture, nous échappe pour une grande part. » (1275/174).
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jouer un rôle nouveau, car il s’en sert lui aussi comme mesure de la valeur
d’échange : ‘‘le travail est la mesure réelle de la valeur échangeable de toute
marchandise.’’ Mais il le déplace : il lui conserve toujours la fonction d’analyse des
richesses échangeables ; cette analyse cependant n’est plus un pur et simple
moment pour ramener l’échange au besoin (et le commerce au geste primitif du
troc) ; elle découvre une unité de mesure irréductible, indépassable et absolue. Du
coup, les richesses n’établiront plus l’ordre interne de leurs équivalences par une
comparaison des objets à échanger, ni par une estimation du pouvoir propre à
chacun de représenter un objet de besoin (et en dernier recours le plus fondamental
de tous, la nourriture) ; elles se décomposeront selon les unités de travail qui les ont
réellement produites. Les richesses sont toujours des éléments représentatifs qui
fonctionnent : mais ce qu’ils représentent finalement, ce n’est plus l’objet du désir,
c’est le travail.
Mais aussitôt deux objections se présentent : comment le travail peut-il être mesure
fixe du prix naturel des choses alors que lui-même a un prix — et qui est variable ?
Comment le travail peut-il être une unité indépassable, alors qu’il change de forme et
que le progrès des manufactures le rend sans cesse plus productif en le divisant
toujours davantage ? Or, c’est justement à travers ces objections et comme par leur
truchement qu’on peut mettre au jour l’irréductibilité du travail et son caractère
premier. Il y a, en effet, dans le monde des contrées et dans une même contrée des
moments où le travail est cher: les ouvriers sont peu nombreux, les salaires élevés;
ailleurs ou en d’autres moments, la main-d’œuvre abonde, on la rétribue mal, le
travail est à bon marché. Mais ce qui se modifie dans ces alternances, c’est la
quantité de nourriture qu’on peut se procurer avec une journée de travail ; s’il y a peu
de denrées, et beaucoup de consommateurs, chaque unité de travail ne sera
récompensée que par une faible quantité de subsistance ; elle sera en revanche bien
payée si les denrées se trouvent en abondance. Ce ne sont là que les conséquences
d’une situation de marché ; le travail lui-même, les heures passées, la peine et la
fatigue sont de toute façon les mêmes; et plus il faudra de ces unités, plus les
produits seront coûteux. ‘‘Les quantités égales de travail sont toujours égales pour
celui qui travaille.’’
Et pourtant on pourrait dire que cette unité n’est pas fixe puisque pour produire un
seul et même objet, il faudra, selon la perfection des manufactures (c’est-à-dire selon
la division du travail qu’on a instaurée), un labeur plus ou moins long. Mais à dire
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vrai, ce n’est pas le travail en lui-même qui a changé ; c’est le rapport du travail à la
production dont il est susceptible. Le travail, entendu comme journée, peine et
fatigue, est un numérateur fixe : seul le dénominateur (le nombre d’objets produits)
est capable de variations. Un ouvrier qui aurait à faire à lui tout seul les dix-huit
opérations distinctes que nécessite la fabrication d’une épingle n’en produirait sans
doute pas plus d’une vingtaine dans tout le cours d’une journée. Mais dix ouvriers qui
n’auraient à accomplir chacun qu’une ou deux opérations pourraient faire entre eux
plus de quarante-huit milliers d’épingles dans une journée ; donc chaque ouvrier
faisant une dixième partie de ce produit peut être considéré comme faisant dans sa
journée quatre mille huit cents épingles. La puissance productrice du travail a été
multipliée ; dans une même unité (la journée d’un salarié), les objets fabriqués se
sont accrus ; leur valeur d’échange va donc baisser, c’est-à-dire que chacun d’entre
eux ne pourra à son tour acheter qu’une quantité de travail proportionnellement
moindre. Le travail n’a pas diminué par rapport aux choses ; ce sont les choses qui
se sont comme rétrécies par rapport à l’unité de travail.
Il est vrai on échange parce qu’on a des besoins ; sans eux, le commerce n’existerait
pas, ni non plus le travail, ni surtout cette division qui le rend plus productif.
Inversement, ce sont les besoins, quand ils sont satisfaits, qui bornent le travail et
son perfectionnement : ‘‘Puisque c’est la faculté d’échanger qui donne lieu à la
division du travail, l’accroissement de cette division doit par conséquent toujours être
limité par l’étendue de la faculté d’échanger, ou en d’autres termes par l’étendue du
marché.’’ Les besoins et l’échange des produits qui peuvent y répondre sont toujours
le principe de l’économie : ils en sont le premier moteur et ils la circonscrivent ; le
travail et la division qui l’organise n’en sont que des effets. Mais à l’intérieur de
l’échange, dans l’ordre des équivalences, la mesure qui établit les égalités et les
différences est d’une autre nature que le besoin. Elle n’est pas liée au seul désir des
individus, modifiée avec lui, et variable comme lui. C’est une mesure absolue, si on
entend par là qu’elle ne dépend pas du cœur des hommes ou de leur appétit ; elle
s’impose à eux de l’extérieur : c’est leur temps et c’est leur peine. Par rapport à celle
de ses prédécesseurs, l’analyse d’Adam Smith représente un décrochage essentiel :
elle distingue la raison de l’échange et la mesure de l’échangeable, la nature de ce
qui est échangé et les unités qui en permettent la décomposition. On échange parce
qu’on a besoin, et les objets précisément dont on a besoin, mais l’ordre des
échanges, leur hiérarchie et les différences qui s’y manifestent sont établis par les
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unités de travail qui ont été déposées dans les objets en question. Si pour
l’expérience des hommes — au niveau de ce qui va incessamment s’appeler la
psychologie — ce qu’ils échangent, c’est ce qui leur est ‘‘indispensable, commode ou
agréable’’, pour l’économiste ce qui circule sous la forme de choses, c’est du travail.
Non plus des objets de besoin qui se représentent les uns les autres, mais du temps
et de la peine, transformés, cachés, oubliés.
Ce décrochage est d’une grande importance. Certes, Adam Smith analyse encore,
comme ses prédécesseurs, ce champ de positivité que le XVIIIe siècle a appelé les
‘‘richesses’’ ; et par là, il entendait, lui aussi, des objets de besoin — donc les objets
d’une certaine forme de représentation — se représentant eux-mêmes dans les
mouvements et les processus de l’échange. Mais à l’intérieur de ce redoublement, et
pour en régler la loi, les unités et les mesures de l’échange, il formule un principe
d’ordre qui est irréductible à l’analyse de la représentation : il met à jour le travail,
c’est-à-dire la peine et le temps, cette journée qui à la fois découpe et use la vie d’un
homme. L’équivalence des objets du désir n’est plus établie par l’intermédiaire
d’autres objets et d’autres désirs, mais par un passage à ce qui leur est radicalement
hétérogène; s’il y a un ordre dans les richesses, si ceci peut acheter cela, si l’or vaut
deux fois plus que l’argent, ce n’est plus parce que les hommes ont des désirs
comparables ; ce n’est pas parce qu’à travers leur corps ils éprouvent la même faim
ou parce que leur cœur à tous obéit aux mêmes prestiges ; c’est parce qu’ils sont
tous soumis au temps, à la peine, à la fatigue et, en passant à la limite, à la mort elle-
même. Les hommes échangent parce qu’ils éprouvent des besoins et des désirs ;
mais ils peuvent échanger et ordonner ces échanges parce qu’ils sont soumis au
temps et à la grande fatalité extérieure. Quant à la fécondité de ce travail, elle n’est
pas due tellement à l’habileté personnelle ou au calcul des intérêts ; elle se fonde sur
des conditions, elles aussi, extérieures à sa représentation : progrès de l’industrie,
accroissement de la division des tâches, accumulation du capital, partage du travail
productif et du travail non productif. On voit de quelle manière la réflexion sur les
richesses commence, avec Adam Smith, à déborder l’espace qui lui était assigné à
l’âge classique ; on la logeait alors à l’intérieur de l’‘‘idéologie’’ — de l’analyse de la
représentation ; désormais elle se réfère comme de biais à deux domaines qui
échappent l’un comme l’autre aux formes et aux lois de la décomposition des idées :
d’un côté, elle pointe déjà vers une anthropologie qui met en question l’essence de
l’homme (sa finitude, son rapport au temps, l’imminence de la mort) et l’objet dans
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lequel il investit les journées de son temps et de sa peine sans pouvoir y reconnaître
l’objet de son besoin immédiat ; et de l’autre, elle indique encore à vide, la possibilité
d’une économie politique qui n’aurait plus pour objet l’échange des richesses (et le
jeu des représentations qui le fonde), mais leur production réelle : formes du travail et
du capital. On comprend comment entre ces positivités nouvellement formées — une
anthropologie qui parle d’un homme rendu étranger à lui-même et une économie qui
parle de mécanismes extérieurs à la conscience humaine — l’idéologie ou l’Analyse
des représentations se réduira à n’être plus, bientôt, qu’une psychologie, tandis que
s’ouvre en face d’elle, et contre elle, et la dominant bientôt de toute sa hauteur la
dimension d’une histoire possible. A partir de Smith le temps de l’économie ne sera
plus celui, cyclique, des appauvrissements et des enrichissements ; ce ne sera pas
non plus l’accroissement linéaire des politiques habiles qui en augmentant toujours
légèrement les espèces en circulation accélèrent la production plus vite qu’ils
n’élèvent les prix ; ce sera le temps intérieur d’une organisation qui croît selon sa
propre nécessité et se développe selon des lois autochtones — le temps du capital
et du régime de production. » (1276-1281/175-179).
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atteindre finalement son point de rebroussement: cette clarté d’aujourd’hui, encore
pâle mais peut-être décisive, qui nous permet, sinon de contourner entièrement, du
moins de dominer par fragments, et de maîtriser un peu ce qui, de cette pensée
formée au seuil de l’âge moderne, vient encore jusqu’à nous, nous investit, et sert de
sol continu à notre discours. Cependant l’autre moitié de l’événement — la plus
importante sans doute — car elle concerne en leur être même, en leur enracinement,
les positivités sur lesquelles s’accrochent nos connaissances empiriques — est
restée en suspens ; et c’est elle qu’il faut maintenant analyser.
Dans une phase première — celle qui chronologiquement s’étend de 1775 à 1795 et
dont on peut désigner la configuration à travers les œuvres de Smith, de Jussieu et
de Wilkins — les concepts de travail, d’organisme et de système grammatical avaient
été introduits — ou réintroduits avec un statut singulier — dans l’analyse des
représentations et dans l’espace tabulaire où celle-ci jusqu’à présent se déployait.
Sans doute, leur fonction n’était-elle encore que d’autoriser cette analyse, de
permettre l’établissement des identités et des différences, et de fournir l’outil —
comme l’aune qualitative — d’une mise en ordre. Mais ni le travail, ni le système
grammatical, ni l’organisation vivante ne pouvaient être définis, ou assurés, par le
simple jeu de la représentation se décomposant, s’analysant, se recomposant et
ainsi se représentant elle-même en un pur redoublement ; l’espace de l’analyse ne
pouvait donc manquer de perdre son autonomie. Désormais le tableau, cessant
d’être le lieu de tous les ordres possibles, la matrice de tous les rapports, la forme de
distribution de tous les êtres en leur individualité singulière, ne forme plus pour le
savoir qu’une mince pellicule de surface; les voisinages qu’il manifeste, les identités
élémentaires qu’il circonscrit et dont il montre la répétition, les ressemblances qu’il
dénoue en les étalant, les constances qu’il permet de parcourir ne sont rien de plus
que les effets de certaines synthèses, ou organisations, ou systèmes qui siègent
bien au-delà de toutes les répartitions qu’on peut ordonner à partir du visible L’ordre
qui se donne au regard, avec le quadrillage permanent de ses distinctions, n’est plus
qu’un scintillement superficiel au-dessus d’une profondeur.
L’espace du savoir occidental se trouve prêt maintenant à basculer : la taxinomia
dont la grande nappe universelle s’étalait en corrélation avec la possibilité d’une
mathesis et qui constituait le temps fort du savoir — à la fois sa possibilité première
et le terme de sa perfection — va s’ordonner à une verticalité obscure : celle-ci
définira la loi des ressemblances, prescrira les voisinages et les discontinuités,
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fondera les dispositions perceptibles et décalera tous les grands déroulements
horizontaux de la taxinomia vers la région un peu accessoire des conséquences.
Ainsi, la culture européenne s’invente une profondeur où il sera question non plus
des identités, des caractères distinctifs, des tables permanentes avec tous leurs
chemins et parcours possibles, mais des grandes forces cachées développées à
partir de leur noyau primitif et inaccessible, mais de l’origine, de la causalité et de
l’histoire. Désormais, les choses ne viendront plus à la représentation que du fond de
cette épaisseur retirée en soi, brouillées peut-être et rendues plus sombres par son
obscurité, mais nouées fortement à elles-mêmes, assemblées ou partagées,
groupées sans recours par la vigueur qui se cache là-bas, en ce fond. Les figures
visibles, leurs liens, les blancs qui les isolent et cernent leur profil - ils ne s’offriront
plus à notre regard que tout composés, déjà articulés dans cette nuit d’en dessous
qui les fomente avec le temps.
Alors — et c’est l’autre phase de l’événement — le savoir en sa positivité change de
nature et de forme. Il serait faux — insuffisant surtout — d’attribuer cette mutation à
la découverte d’objets encore inconnus, comme le système grammatical du sanscrit,
ou le rapport, dans le vivant, entre les dispositions anatomiques et les plans
fonctionnels, ou encore le rôle économique du capital. Il ne serait pas plus exact
d’imaginer que la grammaire générale est devenue philologie, l’histoire naturelle
biologie, et l’analyse des richesses économie politique parce que tous ces modes de
connaissance ont rectifié leurs méthodes, approché de plus près leur objet,
rationalisé leurs concepts, choisi de meilleurs modèles de formalisation — bref qu’ils
se sont dégagés de leur préhistoire par une sorte d’autoanalyse de la raison elle-
même. Ce qui a changé au tournant du siècle, et subi une altération irréparable, c’est
le savoir lui-même comme mode d’être préalable et indivis entre le sujet qui connaît
et l’objet de la connaissance ; si on s’est mis à étudier le coût de la production, et si
on n’utilise plus la situation idéale et primitive du troc pour analyser la formation de la
valeur, c’est parce qu’au niveau archéologique la production comme figure
fondamentale dans l’espace du savoir s’est substituée à l’échange, faisant apparaître
d’un côté de nouveaux objets connaissables (comme le capital) et prescrivant de
l’autre de nouveaux concepts et de nouvelles méthodes (comme l’analyse des
formes de production). De même, si on étudie, à partir de Cuvier, l’organisation
interne des êtres vivants, et si on utilise, pour ce faire, les méthodes de l’anatomie
comparée, c’est parce que la Vie, comme forme fondamentale du savoir, a fait
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apparaître de nouveaux objets (comme le rapport du caractère à la fonction) et de
nouvelles méthodes (comme la recherche des analogies). Enfin, si Grimm et Bopp
essaient de définir les lois de l’alternance vocalique ou de la mutation des
consonnes, c’est parce que le Discours comme mode du savoir a été remplacé par le
Langage, qui définit des objets jusque-là inapparents (des familles de langues où les
systèmes grammaticaux sont analogues) et prescrit des méthodes qui n’avaient pas
encore été employées (analyse des règles de transformation des consonnes et des
voyelles). La production, la vie, le langage — il n’y faut point chercher des objets qui
se seraient, comme par leur propre poids, et sous l’effet d’une insistance autonome,
imposés de l’extérieur à une connaissance qui trop longtemps les aurait négligés ; il
n’y faut pas voir non plus des concepts bâtis peu à peu, grâce à de nouvelles
méthodes, à travers le progrès de sciences marchant vers leur rationalité propre. Ce
sont des modes fondamentaux du savoir qui supportent en leur unité sans fissure la
corrélation seconde et dérivée de sciences et de techniques nouvelles avec des
objets inédits. La constitution de ces modes fondamentaux, elle est sans doute
enfouie loin dans l’épaisseur des couches archéologiques : on peut, cependant, en
déceler quelques signes à travers les œuvres de Ricardo pour l’économie, de Cuvier
pour la biologie, de Bopp pour la philologie.
II. Ricardo
Dans l’analyse d’Adam Smith, le travail devait son privilège au pouvoir qui lui était
reconnu d’établir entre les valeurs des choses une mesure constante ; il permettait
de faire équivaloir dans l’échange des objets de besoin dont l’étalonnage, autrement,
eût été exposé au changement ou soumis à une essentielle relativité. Mais un tel
rôle, il ne pouvait l’assumer qu’au prix d’une condition : il fallait supposer que la
quantité de travail indispensable pour produire une chose fût égale à la quantité de
travail que cette chose, en retour, pouvait acheter dans le processus de l’échange.
Or, cette identité, comment la justifier, sur quoi la fonder sinon sur une certaine
assimilation, admise dans l’ombre plus qu’éclairée, entre le travail comme activité de
production, et le travail comme marchandise qu’on peut acheter et vendre ? En ce
second sens, il ne peut pas être utilisé comme mesure constante, car il ‘‘éprouve
autant de variations que les marchandises ou denrées avec lesquelles on peut le
comparer’’. Cette confusion, chez Adam Smith, avait son origine dans la préséance
accordée à la représentation : toute marchandise représentait un certain travail, et
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tout travail pouvait représenter une certaine quantité de marchandise. L’activité des
hommes et la valeur des choses communiquaient dans l’élément transparent de la
représentation. C’est là que l’analyse de Ricardo trouve son lieu et la raison de son
importance décisive. Elle n’est pas la première à ménager une place importante au
travail dans le jeu de l’économie ; mais elle fait éclater l’unité de la notion, et
distingue, pour la première fois d’une manière radicale, cette force, cette peine, ce
temps de l’ouvrier qui s’achètent et se vendent, et cette activité qui est à l’origine de
la valeur des choses. On aura donc d’un côté le travail qu’offrent les ouvriers,
qu’acceptent ou que demandent les entrepreneurs et qui est rétribué par les
salaires ; de l’autre on aura le travail qui extrait les métaux, produit les denrées,
fabrique les objets, transporte les marchandises, et forme ainsi des valeurs
échangeables qui avant lui n’existaient pas et ne seraient pas apparues sans lui.
Certes, pour Ricardo comme pour Smith, le travail peut bien mesurer l’équivalence
des marchandises qui passent par le circuit des échanges : ‘‘Dans l’enfance des
sociétés, la valeur échangeable des choses ou la règle qui fixe la quantité que l’on
doit donner d’un objet pour un autre ne dépend que de la quantité comparative de
travail qui a été employée à la production de chacun d’eux’’. Mais la différence entre
Smith et Ricardo est en ceci: pour le premier, le travail, parce qu’il est analysable en
journées de subsistance, peut servir d’unité commune à toutes les autres
marchandises (dont les denrées nécessaires à la subsistance se trouvent elles-
mêmes faire partie) ; pour le second, la quantité de travail permet de fixer la valeur
d’une chose, non point seulement parce que celle-ci était représentable en unités de
travail, mais d’abord et fondamentalement parce que le travail comme activité de
production est ‘‘la source de toute valeur’’. Celle-ci ne peut plus être définie, comme
à l’âge classique, à partir du système total des équivalences, et de la capacité que
peuvent avoir les marchandises de se représenter les unes les autres. La valeur a
cessé d’être un signe, elle est devenue un produit. Si les choses valent autant que le
travail qu’on y a consacré, ou si du moins leur valeur est en proportion de ce travail,
ce n’est pas que le travail soit une valeur fixe, constante, et échangeable sous tous
les cieux et en tous les temps, c’est parce que toute valeur quelle qu’elle soit tire son
origine du travail. Et la meilleure preuve en est que la valeur des choses augmente
avec la quantité de travail qu’il faut leur consacrer si on veut les produire ; mais elle
ne change pas avec l’augmentation ou la baisse des salaires contre lesquels le
travail s’échange comme toute autre marchandise. Circulant sur les marchés,
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s’échangeant les unes contre les autres, les valeurs ont bien encore un pouvoir de
représentation. Mais ce pouvoir, elles le tirent d’ailleurs - de ce travail plus primitif et
plus radical que toute représentation et qui par conséquent ne peut pas se définir par
l’échange. Alors que dans la pensée classique le commerce et l’échange servent de
fond indépassable à l’analyse des richesses (et ceci même encore chez Adam Smith
où la division du travail est commandée par les critères du troc), depuis Ricardo, la
possibilité de l’échange est fondée sur le travail ; et la théorie de la production
désormais devra toujours précéder celle de la circulation. De là, trois conséquences
qu’il faut retenir. La première, c’est l’instauration d’une série causale qui est d’une
forme radicalement nouvelle. Au XVIIIe siècle, on n’ignorait pas, loin de là, le jeu des
déterminations économiques : on expliquait comment la monnaie pouvait fuir ou
affluer, les prix monter ou baisser, la production s’accroître, stagner ou diminuer;
mais tous ces mouvements étaient définis à partir d’un espace en tableau où les
valeurs pouvaient se représenter les unes les autres; les prix augmentaient lorsque
les éléments représentants croissaient plus vite que les éléments représentés ; la
production diminuait lorsque les instruments de représentation diminuaient par
rapport aux choses à représenter, etc. Il s’agissait toujours d’une causalité circulaire
et de surface puisqu’elle ne concernait jamais que les pouvoirs réciproques de
l’analysant et de l’analysé. A partir de Ricardo, le travail, décalé par rapport à la
représentation, et s’installant dans une région où elle n’a plus prise, s’organise selon
une causalité qui lui est propre. La quantité de travail nécessaire pour la fabrication
d’une chose (ou pour sa récolte, ou pour son transport) et déterminant sa valeur
dépend des formes de production : selon le degré de division dans le travail, la
quantité et la nature des outils, la masse de capital dont dispose l’entrepreneur et
celle qu’il a investie dans les installations de son usine, la production sera modifiée ;
dans certains cas elle sera coûteuse ; dans d’autres elle le sera moins. Mais comme,
dans tous les cas, ce coût (salaires, capital et revenus, profits) est déterminé par du
travail déjà accompli et appliqué à cette nouvelle production, on voit naître une
grande série linéaire et homogène qui est celle de la production. Tout travail a un
résultat qui sous une forme ou sous une autre est appliqué à un nouveau travail dont
il définit le coût ; et ce nouveau travail à son tour entre dans la formation d’une
valeur, etc. Cette accumulation en série rompt pour la première fois avec les
déterminations réciproques qui seules jouaient dans l’analyse classique des
richesses. Elle introduit par le fait même la possibilité d’un temps historique continu,
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même si en fait, comme nous le verrons, Ricardo ne pense l’évolution à venir que
sous la forme d’un ralentissement et, à la limite, d’un suspens total de l’histoire. Au
niveau des conditions de possibilité de la pensée, Ricardo, en dissociant formation et
représentativité de la valeur, a permis l’articulation de l’économie sur l’histoire. Les
‘‘richesses’’, au lieu de se distribuer en un tableau et de constituer par là un système
d’équivalence, s’organisent et s’accumulent en une chaîne temporelle : toute valeur
se détermine non pas d’après les instruments qui permettent de l’analyser, mais
d’après les conditions de production qui l’ont fait naître ; et au-delà encore ces
conditions sont déterminées par des quantités de travail appliquées à les produire.
Avant même que la réflexion économique soit liée à l’histoire des événements ou des
sociétés en un discours explicite, l’historicité a pénétré, et pour longtemps sans
doute, le mode d’être de l’économie. Celle-ci, en sa positivité, n’est plus liée à un
espace simultané de différences et d’identités, mais au temps de productions
successives.
Quant à la seconde conséquence, non moins décisive, elle concerne la notion de
rareté. Pour l’analyse classique, la rareté était définie par rapport au besoin: on
admettait que la rareté s’accentuait ou se déplaçait à mesure que les besoins
augmentaient ou prenaient des formes nouvelles; pour ceux qui ont faim, rareté de
blé; mais pour les riches qui fréquentent le monde, rareté de diamant Cette rareté,
les économistes du XVIIIe siècle - qu’ils fussent Physiocrates ou non-pensaient que
la terre, ou le travail de la terre, permettait de la surmonter, au moins en partie: c’est
que la terre a la merveilleuse propriété de pouvoir couvrir des besoins bien plus
nombreux que ceux des hommes qui la cultivent. Dans la pensée classique, il y a
rareté parce que les hommes se représentent des objets qu’ils n’ont pas ; mais il y a
richesse parce que la terre produit en une certaine abondance des objets qui ne sont
pas aussitôt consommés et qui peuvent alors en représenter d’autres dans les
échanges et dans la circulation. Ricardo inverse les termes de cette analyse :
l’apparente générosité de la terre n’est due en fait qu’à son avarice croissante ; et ce
qui est premier, ce n’est pas le besoin et la représentation du besoin dans l’esprit des
hommes, c’est purement et simplement une carence originaire.
Le travail en effet — c’est-à-dire l’activité économique — n’est apparu dans l’histoire
du monde que du jour où les hommes se sont trouvés trop nombreux pour pouvoir se
nourrir des fruits spontanés de la terre. N’ayant pas de quoi subsister, certains
mouraient, et beaucoup d’autres seraient morts s’ils ne s’étaient mis à travailler la
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terre. Et à mesure que la population se multipliait, de nouvelles franges de la forêt
devaient Être abattues, défrichées et mises en culture A chaque instant de son
histoire, l’humanité ne travaille plus que sous la menace de la mort: toute population,
si elle ne trouve pas de ressources nouvelles, est vouée à s’éteindre; et inversement,
à mesure que les hommes se multiplient, ils entreprennent des travaux plus
nombreux, plus lointains, plus difficiles, moins immédiatement féconds Le surplomb
de la mort se faisant plus redoutable dans la proportion où les subsistances
nécessaires deviennent plus difficiles d’accès, le travail, inversement, doit croître en
intensité et utiliser tous les moyens de se rendre plus prolifique. Ainsi ce qui rend
l’économie possible, et nécessaire, c’est une perpétuelle et fondamentale situation
de rareté : en face d’une nature qui par elle-même est inerte et, sauf pour une part
minuscule, stérile, l’homme risque sa vie. Ce n’est plus dans les jeux de la
représentation que l’économie trouve son principe, mais du côté de cette région
périlleuse où la vie s’affronte à la mort. Elle renvoie donc à cet ordre de
considérations assez ambiguës qu’on peut appeler anthropologiques : elle se
rapporte en effet aux propriétés biologiques d’une espèce humaine, dont Malthus, à
la même époque que Ricardo, a montré qu’elle tend toujours à croître si on n’y porte
remède ou contrainte; elle se rapporte aussi à la situation de ces êtres vivants qui
risquent de ne pas trouver dans la nature qui les entoure de quoi assurer leur
existence ; elle désigne enfin dans le travail, et dans la dureté même de ce travail, le
seul moyen de nier la carence fondamentale et de triompher un instant de la mort. La
positivité de l’économie se loge dans ce creux anthropologique. L’homo
oeconomicus, ce n’est pas celui qui se représente ses propres besoins, et les objets
capables de les assouvir ; c’est celui qui passe, et use, et perd sa vie à échapper à
l’imminence de la mort. C’est un être fini : et tout comme depuis Kant, la question de
la finitude est devenue plus fondamentale que l’analyse des représentations (celle-ci
ne pouvant plus être que dérivée par rapport à celle-là), depuis Ricardo l’économie
repose, d’une façon plus ou moins explicite, sur une anthropologie qui tente
d’assigner à la finitude des formes concrètes L’économie du XVIIIe siècle était en
rapport à une mathesis comme science générale de tous les ordres possibles; celle
du XIXe sera référée à une anthropologie comme discours sur la finitude naturelle de
l’homme. Par le fait même, le besoin, le désir, se retirent du côté de la sphère
subjective - dans cette région qui à la même époque est en train de devenir l’objet de
la psychologie C’est là, précisément, que dans la seconde moitié du XIXe siècle, les
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marginalistes iront rechercher la notion d’utilité. On croira alors que Condillac, ou
Graslin, ou Fortbonnais, étaient ‘‘déjà’’ des ‘‘psychologistes’’ puisqu’ils analysaient la
valeur à partir du besoin ; et on croira de même que les Physiocrates étaient les
premiers ancêtres d’une économie qui, à partir de Ricardo, a analysé la valeur à
partir des coûts de production. En fait, c’est qu’on sera sorti de la configuration qui
rendait simultanément possibles Quesnay et Condillac ; on aura échappé au règne
de cette épistémè qui fondait la connaissance sur l’ordre des représentations ; et on
sera entré dans une autre disposition épistémologique, celle qui distingue, non sans
les référer l’une à l’autre, une psychologie des besoins représentés et une
anthropologie de la finitude naturelle.
Enfin, la dernière conséquence concerne l’évolution de l’économie. Ricardo montre
qu’il ne faut pas interpréter comme fécondité de la nature ce qui marque, et d’une
manière toujours plus insistante, son essentielle avarice. La rente foncière où tous
les économistes, jusqu’à Adam Smith lui-même 1, voyaient le signe d’une fécondité
propre à la terre, n’existe que dans la mesure exacte où le travail agricole devient de
plus en plus dur, de moins en moins ‘‘rentable’’. A mesure qu’on est contraint par la
croissance ininterrompue de la population de défricher des terres moins fécondes, la
récolte de ces nouvelles unités de blé exige plus de travail : soit que les labours
doivent être plus profonds, soit que la surface ensemencée doive Etre plus large, soit
qu’il faille plus d’engrais; le coût de la production est donc beaucoup plus élevé pour
ces ultimes récoltes que pour les premières qui avaient été obtenues à l’origine sur
des terres riches et fécondes. Or, ces denrées, si difficiles à obtenir, ne sont pas
moins indispensables que les autres si on ne veut pas qu’une certaine partie de
l’humanité meure de faim. C’est donc le coût de production du blé sur les terres les
plus stériles qui déterminera le prix du blé en général, même s’il a été obtenu avec
deux ou trois fois moins de travail. De là, pour les terres faciles à cultiver un bénéfice
accru, qui permet à leurs propriétaires de les louer en prélevant un important
fermage. La rente foncière est l’effet non d’une nature prolifique, mais d’une terre
avare. Or, cette avarice ne cesse de devenir chaque jour plus sensible: la population,
en effet, se développe; on se met à labourer des terres de plus en plus pauvres; les
coûts de production augmentent; les prix agricoles augmentent et avec eux les
rentes foncières. Sous cette pression, il se peut bien - il faut bien - que le salaire
nominal des ouvriers se mette lui aussi à croître, afin de couvrir les frais minimums
de subsistance ; mais pour cette même raison, le salaire réel ne pourra pratiquement
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pas s’élever au-dessus de ce qui est indispensable pour que l’ouvrier s’habille, se
loge, se nourrisse. Et finalement, le profit des entrepreneurs baissera dans la mesure
même où la rente foncière augmentera, et où la rétribution ouvrière restera fixe. Il
baisserait même indéfiniment au point de disparaître, si on n’allait vers une limite: en
effet, à partir d’un certain moment, les profits industriels seront trop bas pour qu’on
fasse travailler de nouveaux ouvriers; faute de salaires supplémentaires, la main-
d’œuvre ne pourra plus croître, la population deviendra stagnante; il ne sera plus
nécessaire de défricher de nouvelles terres encore plus infécondes que les
précédentes: la rente foncière plafonnera et n’exercera plus sa pression coutumière
sur les revenus industriels qui pourront alors se stabiliser. L’Histoire enfin deviendra
étale. La finitude de l’homme sera définie — une fois pour toutes, c’est-à-dire pour un
temps indéfini. Paradoxalement, c’est l’historicité introduite dans l’économie par
Ricardo qui permet de penser cette immobilisation de l’Histoire. La pensée classique,
elle, concevait pour l’économie, un avenir toujours ouvert et toujours changeant ;
mais il s’agissait en fait d’une modification de type spatial: le tableau que les
richesses étaient censées former en se déployant, en s’échangeant et en
s’ordonnant, pouvait bien s’agrandir; il demeurait le même tableau, chaque élément
perdant de sa surface relative, mais entrant en relation avec de nouveaux éléments.
En revanche, c’est le temps cumulatif de la population et de la production, c’est
l’histoire ininterrompue de la rareté, qui à partir du XIXe siècle permet de penser
l’appauvrissement de l’Histoire, son inertie progressive, sa pétrification, et bientôt son
immobilité rocheuse. On voit quel rôle l’Histoire et l’anthropologie jouent l’une par
rapport à l’autre. Il n’y a histoire (travail, production, accumulation, et croissance des
coûts réels) que dans la mesure où l’homme comme être naturel est fini : finitude qui
se prolonge bien au-delà des limites primitives de l’espèce et des besoins immédiats
du corps, mais qui ne cesse d’accompagner, au moins en sourdine, tout le
développement des civilisations. Plus l’homme s’installe au cœur du monde, plus il
avance dans la possession de la nature, plus fortement aussi il est pressé par la
finitude, plus il s’approche de sa propre mort. L’Histoire ne permet pas à l’homme de
s’évader de ses limites initiales — sauf en apparence, et si on donne à limite le sens
le plus superficiel ; mais si on considère la finitude fondamentale de l’homme, on
s’aperçoit que sa situation anthropologique ne cesse de dramatiser toujours
davantage son Histoire, de la rendre plus périlleuse, et de l’approcher pour ainsi dire
de sa propre impossibilité. Au moment où elle touche à de tels confins, l’Histoire ne
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peut plus que s’arrêter, vibrer un instant sur son axe, et s’immobiliser pour toujours.
Mais ceci peut se produire sur deux modes : soit qu’elle rejoigne progressivement et
avec une lenteur toujours plus marquée un état de stabilité qui sanctionne, dans
l’indéfini du temps, ce vers quoi elle a toujours marché, ce qu’au fond elle n’a pas
cessé d’être depuis le début ; soit au contraire qu’elle atteigne un point de
retournement où elle ne se fixe que dans la mesure où elle supprime ce qu’elle avait
été continûment jusque-là.
Dans la première solution (représentée par le ‘‘pessimisme’’ de Ricardo), l’Histoire
fonctionne en face des déterminations anthropologiques comme une sorte de grand
mécanisme compensateur ; certes, elle se loge dans la finitude humaine, mais elle y
apparaît à la manière d’une figure positive et en relief ; elle permet à l’homme de
surmonter la rareté à laquelle il est voué. Comme cette carence devient chaque jour
plus rigoureuse, le travail devient plus intense ; la production augmente en chiffres
absolus, mais en même temps qu’elle, et du même mouvement, les coûts de
production - c’est-à-dire les quantités de travail nécessaire pour produire un même
objet. De sorte qu’il doit venir inévitablement un moment où le travail n’est plus
sustenté par la denrée qu’il produit (celle-ci ne coûtant plus que la nourriture de
l’ouvrier qui l’obtient). La production ne peut plus combler le manque. Alors la rareté
va se limiter elle-même (par une stabilisation démographique) et le travail va
s’ajuster exactement aux besoins (par une répartition déterminée des richesses).
Désormais, la finitude et la production vont se superposer exactement en une figure
unique Tout labeur supplémentaire serait inutile; tout excédent de population périrait.
La vie et la mort seront ainsi exactement posées l’une contre l’autre, surface contre
surface, immobilisées et comme renforcées toutes deux par leur poussée
antagoniste. L’Histoire aura conduit la finitude de l’homme jusqu’à ce point-limite où
elle apparaîtra enfin en sa pureté; elle n’aura plus de marge qui lui permette
d’échapper à elle-même, plus d’effort à faire pour se ménager un avenir, plus de
terres nouvelles ouvertes à des hommes futurs; sous la grande érosion de l’Histoire,
l’homme sera peu à peu dépouillé de tout ce qui peut le cacher à ses propres yeux; il
aura épuisé tous ces possibles qui brouillent un peu et esquivent sous les promesses
du temps sa nudité anthropologique; par de longs chemins, mais inévitables, mais
contraignants, l’Histoire aura mené l’homme jusqu’à cette vérité qui l’arrête sur lui-
même.Dans la seconde solution (représentée par Marx), le rapport de l’Histoire à la
finitude anthropologique est déchiffré selon la direction inverse. L’Histoire, alors, joue
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un rôle négatif : c’est elle en effet qui accentue les pressions du besoin, qui fait
croître les carences, contraignant les hommes à travailler et à produire toujours
davantage, sans recevoir plus que ce qui leur est indispensable pour vivre, et
quelquefois un peu moins. Si bien qu’avec le temps, le produit du travail s’accumule,
échappant sans répit à ceux qui l’accomplissent : ceux-ci produisent infiniment plus
que cette part de la valeur qui leur revient sous forme de salaire, et donnent ainsi au
capital la possibilité d’acheter à nouveau du travail. Ainsi croît sans cesse le nombre
de ceux que l’Histoire maintient aux limites de leurs conditions d’existence ; et par là
même ces conditions ne cessent de devenir plus précaires et d’approcher de ce qui
rendra l’existence elle-même impossible; l’accumulation du capital, la croissance des
entreprises et de leur capacité, la pression constante sur les salaires, l’excès de la
production, rétrécissent le marché du travail, diminuant sa rétribution et augmentant
le chômage. Repoussée par la misère aux confins de la mort, toute une classe
d’hommes fait, comme à nu, l’expérience de ce que sont le besoin, la faim et le
travail. Ce que les autres attribuent à la nature ou à l’ordre spontané des choses, ils
savent y reconnaître le résultat d’une histoire et l’aliénation d’une finitude qui n’a pas
cette forme. C’est cette vérité de l’essence humaine qu’ils peuvent pour cette raison -
et qu’ils sont seuls à pouvoir - ressaisir afin de la restaurer. Ce qui ne pourra être
obtenu que par la suppression ou du moins le renversement de l’Histoire telle qu’elle
s’est déroulée jusqu’à présent : alors seulement commencera un temps qui n’aura
plus ni la même forme, ni les mêmes lois, ni la même manière de s’écouler.
Mais peu importe sans doute l’alternative entre le «pessimisme» de Ricardo et la
promesse révolutionnaire de Marx. Un tel système d’options ne représente rien de
plus que les deux manières possibles de parcourir les rapports de l’anthropologie et
de l’Histoire, tels que l’économie les instaure à travers les notions de rareté et de
travail. Pour Ricardo, l’Histoire remplit le creux ménagé par la finitude
anthropologique et manifesté par une perpétuelle carence, jusqu’au moment où se
trouve atteint le point d’une stabilisation définitive; selon la lecture marxiste, l’Histoire,
en dépossédant l’homme de son travail, fait surgir en relief la forme positive de sa
finitude - sa vérité matérielle enfin libérée. Certes, on comprend sans difficulté,
comment, au niveau de l’opinion, les choix réels se sont distribués, pourquoi certains
ont opté pour le premier type d’analyse, et d’autres pour le second. Mais ce ne sont
là que des différences dérivées, qui relèvent en tout et pour tout d’une enquête et
d’un traitement doxologique. Au niveau profond du savoir occidental, le marxisme n’a
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introduit aucune coupure réelle ; il s’est logé sans difficulté, comme une figure pleine,
tranquille, confortable, et ma foi, satisfaisante pour un temps (le sien), à l’intérieur
d’une disposition épistémologique qui l’a accueilli avec faveur (puisque c’est elle
justement qui lui faisait place) et qu’il n’avait en retour ni le propos de troubler, ni
surtout le pouvoir d’altérer, ne fût-ce que d’un pouce, puisqu’il reposait tout entier sur
elle Le marxisme est dans la pensée du XIXe siècle comme poisson dans l’eau:
c’est-à-dire que partout ailleurs il cesse de respirer. S’il s’oppose aux théories
«bourgeoises» de l’économie, et si dans cette opposition il projette contre elles un
retournement radical de l’Histoire, ce conflit et ce projet ont pour condition de
possibilité non pas la reprise en main de toute l’Histoire, mais un événement que
toute l’archéologie peut situer avec précision et qui a prescrit simultanément, sur le
même mode, l’économie bourgeoise et l’économie révolutionnaire du XIXe siècle.
Leurs débats ont beau émouvoir quelques vagues et dessiner des rides à la surface :
ce ne sont tempêtes qu’au bassin des enfants.
L’essentiel, c’est qu’au début du XIXe siècle se soit constituée une disposition du
savoir où figurent à la fois l’historicité de l’économie (en rapport avec les formes de
production), la finitude de l’existence humaine (en rapport avec la rareté et le travail)
et l’échéance d’une fin de l’Histoire - qu’elle soit ralentissement indéfini ou
renversement radical. Histoire, anthropologie et suspens du devenir s’appartiennent
selon une figure qui définit pour la pensée du XIXe siècle un de ses réseaux
majeurs. On sait, par exemple, le rôle que cette disposition a joué pour ranimer le
bon vouloir fatigué des humanismes; on sait comment il a fait renaître les utopies
d’achèvement Dans la pensée classique, l’utopie fonctionnait plutôt comme une
rêverie d’origine: c’est que la fraîcheur du monde devait assurer le déploiement idéal
d’un tableau où chaque chose serait présente en sa place, avec ses voisinages, ses
différences propres, ses équivalences immédiates; en cette prime lumière, les
représentations ne devaient pas encore être détachées de la vive, aiguë et sensible
présence de ce qu’elles représentent. Au XIXe siècle l’utopie concerne la chute du
temps plutôt que son matin: c’est que le savoir n’est plus constitué sur le mode du
tableau, mais sur celui de la série, de l’enchaînement, et du devenir: quand viendra,
avec le soir promis, l’ombre du dénouement, l’érosion lente ou la violence de
l’Histoire feront saillir, en son immobilité rocheuse, la vérité anthropologique de
l’homme; le temps des calendriers pourra bien continuer; il sera comme vide, car
l’historicité se sera superposée exactement à l’essence humaine. L’écoulement du
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devenir, avec toutes ses ressources de drame, d’oubli, d’aliénation, sera capté dans
une finitude anthropologique, qui y trouve en retour sa manifestation illuminée. La
finitude avec sa vérité se donne dans le temps; et du coup le temps est fini. La
grande songerie d’un terme de l’Histoire, c’est l’utopie des pensées causales,
comme le rêve des origines, c’était l’utopie des pensées classificatrices.
Cette disposition a été longtemps contraignante ; et à la fin du XIXe siècle, Nietzsche
l’a fait une dernière fois scintiller en l’incendiant. Il a repris la fin des temps pour en
faire la mort de Dieu et l’errance du dernier homme ; il a repris la finitude
anthropologique, mais pour faire jaillir le bond prodigieux du surhomme ; il a repris la
grande chaîne continue de l’Histoire, mais pour la courber dans l’infini du retour. La
mort de Dieu, l’imminence du surhomme, la promesse et l’épouvante de la grande
année ont beau reprendre comme terme à terme les éléments qui se disposent dans
la pensée du XIXe siècle et en forment le réseau archéologique, il n’en demeure pas
moins qu’elles enflamment toutes ces formes stables, qu’elles dessinent de leurs
restes calcinés des visages étranges, impossibles peut-être; et dans une lumière
dont on ne sait pas encore au juste si elle ranime le dernier incendie, ou si elle
indique l’aurore, on voit s’ouvrir ce qui peut être l’espace de la pensée
contemporaine. C’est Nietzsche, en tout cas, qui a brûlé pour nous et avant même
que nous fussions nés les promesses mêlées de la dialectique et de
l’anthropologie. » (1307-1322).
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