Un crime
Par Henry Gréville
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Aperçu du livre
Un crime - Henry Gréville
I
La place de Champcey dormait au soleil dans l’engourdissement de la grosse chaleur. Les maisons closes, les fenêtres fermées, que les rideaux blancs soigneusement croisés rendaient impénétrables au regard, les portes des granges ajustées et cadenassées, et même les charrettes dételées, dont les brancards se levaient au ciel comme les bras d’un dormeur mal éveillé qui s’étire longuement, – tout exhalait une impression de sieste et de béate paresse.
Champcey était en tout temps un village paisible ; aussi loin que remontaient les souvenirs des plus vieux habitants, rien d’extraordinaire n’y était jamais arrivé. La mer avait beau venir hurler au pied des roches curieusement déchiquetées, les Champçois n’avaient point de barques, n’ayant point de port ; en coupant au flanc de la falaise la haute fougère qui leur sert de combustible, ils se contentaient de hocher la tête au passage des voiles téméraires qui se hasardaient au large par le gros temps.
Ce n’est pas eux qu’on aurait pris à risquer leurs biens ou leur personne en quelque aventure périlleuse ! De père en fils les Champçois se transmettaient les principes d’économie et de sagesse avec lesquels, sauf un cas de male maladie, on est assuré de vivre vieux et de mourir dans l’aisance.
À Champcey, on se querellait peu, et l’on ne se battait pas. Les garçonnets eux-mêmes, sur le seuil de l’école, échangeaient parfois des injures, mais jamais de horions : l’instinct de la tranquillité qui fait vivre longtemps sans user beaucoup d’habits était assez fort en eux pour apaiser promptement leurs dissensions enfantines, qui ailleurs eussent probablement dégénéré en rixes turbulentes. Ils se montraient assez volontiers le poing, mais on n’avait pas ouï-dire que les choses eussent jamais été poussées plus avant.
Les journaux pénétraient pourtant dans ce lieu reculé ; il en arrivait même deux, chaque jeudi et chaque dimanche, l’un réactionnaire, pour le curé ; l’autre radical, pour le maire ; mais la politique elle-même ne pouvait troubler la sécurité qu’imposait aux habitants l’atmosphère particulière de Champcey ; on lisait le journal uniquement pour connaître les ventes de biens meubles et immeubles, la gazette des foires et marchés, et parfois, mais rarement, les faits divers de l’arrondissement.
C’est dans cette paix somnolente qu’étaient nés, puis morts, tous les Champçois depuis les temps les plus reculés, alors qu’un homme aventureux était venu bâtir sur la plaine la première maison du village.
Elle existait encore, cette maison historique : construite en pierres grises du pays, recouverte en lourds feuillets de schiste bleu pâle, elle portait, profondément gravées dans l’entablement, au-dessus de la porte, des lettres à l’apparence cabalistique :
F. B. P. Marin Bonami 1617
Ce qui signifiait : Fait bâtir par Marin Bonami.
Qui était ce fondateur ? on l’ignorait.
Le village, on le voit, n’était pas vieux : deux siècles et demi seulement. Et déjà personne ne pouvait plus dire ce qu’il y avait eu sur la falaise, avant qu’on y vit une église. Des savants étaient venus, affirmant qu’on devait y retrouver des vestiges de camp romain ; d’autres avaient assuré qu’il y avait jadis existé des menhirs... Les Champçois ne savaient rien. Marin Bonami n’avait point laissé de légende.
Il avait pourtant laissé une postérité : de père en fils, la maison de pierres grises avait allumé, le soir, sur la falaise, la petite fenêtre qui regardait la mer. Les pêcheurs qui regagnaient leur havre, ou qui s’en allaient à l’heure du crépuscule tendre leurs lignes sur le banc de rochers à fleur de marée basse, qui rendait la côte si dangereuse, se servaient de la fenêtre comme d’un « amer » pour retrouver la passe et les courants.
Parfois la fenêtre luisait comme un feu de forge ; c’était lorsque la femme Bonami, jeune ou vieille, suivant le hasard des années, jetait dans l’âtre de grandes branches d’ajoncs secs, dont la flamme montait dans la cheminée, emplissant la maison de lueurs dansantes et joyeuses. Le lait tremblait alors dans l’énorme chaudron de cuivre où se préparait, jadis avec du son, depuis un siècle avec des pommes de terre, la pâture des bêtes ; la vapeur s’enroulait en volutes au milieu de la fumée, et les petits Bonami, assis près de l’âtre, les mains sur les genoux, regardaient bouillir le chaudron.
Les femmes Bonami s’en étaient allées les unes après les autres dormir dans le cimetière. Puis les Bonami s’étaient éparpillés un peu partout, – faute d’espace, et aussi par le hasard des mariages qui avaient emmené les filles vers d’autres coins de famille ; la dernière tombe, la plus fraîche, était près de la petite porte de l’église ; entourée d’une balustrade de bois peinte en noir, une croix blanche semée de larmes noires disparaissait presque sous un rosier blanc, qui faisait pleuvoir de mai à novembre une avalanche de petites roses parfumées sur le nom de Victoire Bonami morte à seize ans.
Le soleil de midi tombait à pic sur le rosier, mettant en lumière toutes les roses, et creusant un trou sombre à la tête de la croix, là où se voyait le nom. Le dernier Bonami vivant coupait çà et là du bois mort aux branches de l’arbuste, et laissait choir autour de lui l’averse de pétales effeuillés que provoquait la secousse régulière de son couteau.
C’était un beau garçon de vingt-cinq ans ; il avait la structure ferme, pour ainsi dire tassée, de sa race et en particulier de sa famille. Il paraissait peut-être un peu plus âgé que ses années, mais à quarante ans il n’aurait presque pas changé. Les yeux bleus, fermes et francs, devaient seuls prendre une expression différente. Ce jour-là ils étaient étonnamment jeunes et brillants.
Marin, dernier du nom, n’avait plus personne de son sang ; sa sœur Victoire, dont il soignait la tombe avec une attention tendre et infatigable, était morte dix ans auparavant, d’une façon mystérieuse. Sans maladie connue, elle avait dépéri, puis elle s’était éteinte ; personne n’avait su, ni n’avait demandé pourquoi. Marin, très jeune alors, et plus développé de la vie du corps que de celle du cœur, l’avait beaucoup pleurée ; orphelins, ils étaient l’un pour l’autre tout ce que peuvent être deux enfants qui n’ont qu’eux pour s’entraimer.
Il affectionnait entre tous les endroits du pays le cimetière, plein de soleil et de mouches bourdonnantes ; le rosier qu’il avait planté lui semblait, l’été, un ami, auquel il confiait ses idées, et il le soignait comme il eût fait d’un enfant que l’on encourage ou que l’on redresse. Depuis bien des années, Marin ne pleurait plus sa sœur, mais il l’aimait toujours, et, près de sa tombe, il croyait parfois ne l’avoir point perdue.
Bien plus, il lui semblait souvent que si quelque chose lui arrivait jamais, ce serait là, près de cette croix, parmi les roses blanches, qu’apparaîtrait l’événement de sa vie.
Les roses fanées gisaient toutes dans l’herbe, avec les pousses gourmandes que Marin venait d’émonder ; il avait refermé son couteau et l’avait remis dans sa poche, et pourtant il restait pénétré d’on ne sait quelle douceur secrète ; tout sentait bon autour de lui, l’air était chaud et fortifiant, et là, au milieu des siens, endormis, il ne se sentait pas seul...
La petite porte du cimetière grinça sur ses gonds, s’ouvrit et retomba ; Marin leva les yeux, et resta immobile... Était-ce sa destinée qui venait le trouver près du rosier de Victoire ?
C’était une toute mignonne fillette de seize ou dix-sept ans à peine, mince et bien prise dans sa petite taille ; ses cheveux frisottants formaient un nimbe à son joli visage mutin ; elle cachait ses deux mains sous son tablier, et se dirigeait vers l’église, dont la porte ouverte laissait sortir une bonne odeur de cire et d’encens.
Le cimetière était planté de pommiers ; qui buvait le cidre de ces pommes ? Le bedeau peut-être ; Marin ne s’en était jamais informé. Les tombes étaient aussi bien sous les pommiers qu’au grand soleil, et la récolte ne faisait de mal à personne, n’est-ce pas ?
Au moment où la fillette allait entrer sous le porche béant, une pomme verte tomba sur une pierre avec un bruit qui fit envoler une nuée de petits insectes effrayés.
La jeune fille tressaillit, tourna la tête, et sembla s’apercevoir seulement alors qu’elle n’était pas seule dans le cimetière.
– Monique ! dit doucement Marin.
Elle s’arrêta et fit un mouvement indécis vers lui.
– Monique, répéta le jeune homme, viens ici.
– Tu ne peux pas venir, toi, dit-elle, si tu as à me parler ?
– Non, viens, toi.
Elle fit une petite moue ; ses yeux qui riaient interrogèrent le ciel, puis le porche, puis les tombes voisines, et enfin s’arrêtèrent sur Marin. Elle rougit et fit vers lui deux pas.
– Viens, insista le jeune homme, j’ai quelque chose à te dire.
Elle s’avança, avec une sorte de confusion, les mains toujours nouées sous son tablier ; quand elle fut tout près de lui, elle le regarda, et s’arrêta net, comme si elle avait reçu un choc.
Marin avait posé sa main droite sur la balustrade de bois ; de sa main gauche il attira la jeune fille vers lui, et tout à coup, se penchant vers elle, il l’embrassa longuement, avec une sorte d’extase. Quand il détacha ses lèvres de celles de Monique, il était tout pâle, elle toute rouge.
– Je ne savais pas que je t’aimais comme cela, dit-il, sans quitter la balustrade. Je l’ai senti tout à l’heure, quand tu es entrée...
Monique sourit, et baissa la tête. Elle le savait depuis longtemps.
Marin la regardait comme s’il ne l’avait jamais vue, et, en effet, telle qu’elle lui apparaissait ce jour-là, il la voyait pour la première fois.
Détachant ses yeux du visage presque enfantin qui lui révélait une vie nouvelle, il regarda la croix où se lisaient le nom et l’âge de Victoire.
– Quel âge as-tu ? demanda-il.
– Dix-sept ans.
– Comme tu es mignonne !...
– On est ce que l’on peut, répondit-elle d’un ton fâché.
– J’aime cela, fit-il avec douceur.
Elle lui sourit, Monique aimait les louanges, et, au village, où c’est une qualité d’être gros et grand, elle ne récoltait guère que des railleries pour sa gracieuse petitesse.
Il la regarda encore, et comme s’il voulait retrouver l’ivresse de ce baiser, le premier qu’il lui eût jamais donné, il se pencha vers elle, mais, se ravisant, il tira son couteau et coupa une branche de roses blanches qui étaient encore en bouton.
– Tiens, dit-il, ce sont des roses de Victoire...
Il hésita, cherchant à formuler sa pensée ; mais, habitué à vivre seul, il ne savait ni les belles phrases ni les détails élégants.
– Ce sont les roses de Victoire, répéta Marin, et alors, tu comprends que c’est pour nous marier.
Les yeux de Monique se levèrent vers lui avec une interrogation joyeuse, puis se détournèrent, car ceux du jeune homme la troublaient.
– Tu veux bien, dis ? insista-t-il, voyant qu’elle ne répondait pas.
Il ne pouvait voir son visage, car elle regardait du côté de l’église, mais il vit les petites oreilles devenir toutes rouges.
– Je veux bien, dit-elle à voix basse, je ne sais pas si maman voudra.
– Allons lui demander, fit tranquillement Marin, comme s’il s’agissait d’une chose ordinaire de la vie.
Monique avait fait un pas, il la retint par sa manche, et la ramena vers la croix.
– Baise la place, dit-il en indiquant le nom de sa sœur, je la baiserai après.
La jeune fille obéit, pendant qu’il tenait relevées les roses qui auraient pu lui égratigner le visage ; il posa ses lèvres à l’endroit où elle avait posé les siennes, puis la regarda avec une émotion profonde. Elle tenait à la main la branche de roses qu’il venait de lui donner ; il la reprit, et, d’un geste à la fois chaste et hardi, il l’enfonça dans l’entrebâillement du fichu, sans même effleurer le corsage de Monique.
– C’est le bouquet de la mariée, dit-il en souriant avec un air de joie indicible.
Elle tourna vers lui son joli visage rieur, et il l’embrassa pour la seconde fois.
– Allons, dit-il, donne ta main. Que ta mère le veuille ou non, nous sommes accordés, et c’est pour la vie, à présent, que nous avons baisé la croix de Victoire.
Ils sortirent du petit cimetière en se donnant la main, sous le soleil triomphant, dans la joie de juillet, pendant que les insectes dorés dansaient en bourdonnant autour des roses épanouies.
II
La mère de Monique travaillait assise sur un escabeau de hêtre, dans le rayon de jour venu de la porte ouverte.
C’était une grande femme aux traits durs, à l’air sévère ; on comprenait, en la voyant, qu’elle n’avait pas plus d’indulgence pour les autres que pour elle-même. La vie ne lui avait pas été clémente ; elle avait dû, suivant l’expression populaire, vulgaire, mais énergique, gagner sa vie de bonne heure, et à peine avait-elle eu cinq ans, qu’on l’avait vue suivre à la trace les moissonneurs, en glanant sur les champs dépouillés.
Rude métier que celui de glaneuse. Il n’est poétique que dans les romances et les gravures de keepsake ; sous le soleil ardent qui mord la peau, courbées depuis l’aube jusqu’à ce que le soleil ait disparu, les glaneuses font le travail le plus pénible et le plus mal récompensé.
Plus tard, la petite Clémence était entrée en service chez un métayer. À l’heure où les premières approches du matin répandent cette lueur grise et triste qui jette au cœur de l’homme une indicible mélancolie, pendant que la terre semble souffrir d’être réveillée et de devoir reprendre son labeur journalier, Clémence, une lourde seille de bois à la main, déjetée par l’effort sous le fardeau, s’en allait dans les étables abreuver les jeunes bêtes, ou dans l’épaisse rosée qui mouillait presque jusqu’à la ceinture son cotillon de droguet, une cane de cuivre sur l’épaule au bout d’une longe tressée, elle revenait de traire les vaches qui avaient passé la nuit dans les pâturages.
Levée la première, couchée la dernière, la petite servante de ferme faisait les plus pénibles travaux, pendant que les hommes se reposaient. Bizarre existence en vérité que celle de ces paysans ! Sous le prétexte qu’au temps du labour et de la récolte ils donnent de solides coups de collier, pendant une bonne partie de l’année, les hommes fument leur pipe, assis au coin du feu, les mains sur les genoux.
De temps en temps, sans se presser, ils vont regarder si le blé pousse ou si le foin sera bientôt bon à couper ; puis ils reviennent du même pas lent, ne songeant point, pour utiliser leurs loisirs, à voir si la ménagère n’a pas besoin d’un coup d’épaule.
Elle en aurait souvent besoin, la pauvre femme, et sa petite servante plus encore, car leur besogne est la même tous les jours, et entre temps, par-dessus le marché, elles s’occupent du petit jardin, qui, sans leurs soins, ne produirait que de l’herbe. Mais ce sont d’avilissantes besognes qui ne conviennent point à un homme ; le maître s’en revient au coin du feu, rallume sa pipe et reprend le fil de sa songerie.
Clémence avait mené cette vie jusqu’au jour où elle avait épousé un journalier, pauvre comme elle. Alors son travail s’était encore accru de celui de son propre ménage. Plusieurs enfants, qui n’avaient pas vécu, avaient ajouté à cette laborieuse existence la surcharge pesante des grossesses, des couches et de l’allaitement ; puis enfin Monique était née, et peu d’années après le père était mort. Un tout petit brin d’héritage, survenant là-dessus d’un parent ignoré, avait assuré à la veuve cent cinquante francs de rente. Cela, avec le veuvage et une fillette qui déjà pouvait travailler, c’était presque la prospérité. Pour la première fois de sa vie, Clémence avait respiré, et, pendant toute une journée, n’avait point fait œuvre de ses mains.
Plus d’homme à soigner, et la question du pain quotidien résolue ! C’était à peu près le bonheur. Clémence avait peut-être regretté son mari ; à coup sûr, elle n’avait point regretté le mariage. Aux champs, le mariage est un contrat où tous les avantages sont du côté de l’homme et tous les déboires du côté de la femme. L’homme est désormais blanchi, raccommodé, soigné gratis ; sa femme fait, dans la maison et le jardin, l’ouvrage qu’il était obligé d’y faire étant seul ; il mange à table, servi comme le maître ; elle, au coin de l’âtre, sa petite soupière entre les genoux ; le matin venu, c’est encore elle qui le réveille quand il doit aller au travail. Heureux homme, en vérité ; pauvre femme servante !
Donc, Clémence se trouvait plus tranquille qu’elle ne l’avait encore été. Mais cette espèce de bonheur venait trop tard pour changer le caractère que son tempérament peut-être, et à coup sûr son genre d’existence, avaient créé en elle. Elle s’était endurcie au mal, et elle entendait que chacun y fût aussi insensible qu’elle-même. Sa fille fut élevée très rudement.
Mais Monique avait reçu en naissant une de ces heureuses natures que rien ne déconcerte ni n’assombrit. Son visage mutin avait été joli sous les vilains petits bonnets d’indienne de son berceau. Ses yeux rieurs avaient brillé de joie aux maigres lueurs du feu parcimonieusement entretenu ; ses cheveux rebelles avaient défié toute l’eau du puits, vainement employée à les lisser en bandeaux bien plats. Monique était gaie comme un rayon de soleil qui danse sur l’eau, violente et emportée par moments comme une tempête du Sud, confiante et câline l’instant d’après comme un jeune chat qui sent la crème. Tendre au fond, capable d’aimer, coquette sans le vouloir et désireuse de tout ce qui pouvait lui apporter quelque joie, aussi bien que tout autre être humain qu’une éducation hypocrite n’a point faussé.
Vainement Clémence avait-elle élevé sa fille à dîner d’un peu de soupe maigre et à souper d’un morceau de pain ; Monique avait cueilli les mûres des haies ; elle savait où se trouvait un tapis de fraisiers des bois, sous une allée de hêtres voisine, et aucun fruit sauvage n’échappait, suivant la saison, à ses dents blanches, aussi gourmandes de bonnes choses que de rires. La mère avait eu beau charger ses épaules frêles d’un lourd fardeau de linge sec ou mouillé ; en allant au doué, ou pour en revenir, Monique rencontrait quelque paysan poussant sa brouette ou conduisant son cheval par la bride ; d’un regard ou d’un mot, elle savait inspirer le degré de compassion nécessaire pour se faire prendre son fardeau jusqu’au plus voisin carrefour. Au jardin, elle sarclait résolument, jusqu’au moment où, lassée, elle s’asseyait sur ses talons, les mains pendantes, pour regarder passer les hirondelles dans le ciel, si haut, si haut qu’elle en avait le vertige ; et si sa tâche restait inachevée, elle n’en avait souci, aimant mieux être battue que de travailler contre son gré. Avec cela, point paresseuse et, quand elle se mettait à l’ouvrage, en faisant plus que tout autre, dans un temps moitié moins long.
Tout le monde l’aimait, sa mère, sous son apparente rudesse, l’adorait.
Elle avait été à l’école comme les autres, avait appris à lire, à écrire à peu près et à compter fort bien. Sa mère lui avait enseigné la couture et le tricot, et l’éducation de Monique ainsi achevée, elles avaient toutes deux employé leur temps à faire des journées d’ouvrage dans les fermes environnantes, tantôt couturières, tantôt blanchisseuses, et toujours entourées d’une certaine considération. Dans ce pays, qui a des mœurs bien particulières, la couturière est un personnage, car elle sait ce qu’ignorent les autres : les mains des femmes, déformées par le travail grossier, sont malhabiles à manier l’aiguille et les ciseaux.
Clémence cousait une jupe de grosse laine pour quelque voisine, lorsque le pas vif et hardi de Monique résonna au dehors ; le pas d’homme qui accompagnait celui-là fit lever la tête, et elle vit avec surprise Marin Bonami franchir le seuil de sa porte.
– Qu’est-ce qu’il vous faut ? lui dit-elle avec sa rudesse ordinaire, augmentée encore de la façon peu hospitalière dont les gens de l’endroit accueillent les nouveaux venus.
– Bien des choses, Clémence, répondit le jeune homme en soulevant son chapeau, qu’il remit aussitôt sur sa tête. Ou plutôt, une seule chose...
Son regard se tourna vers Monique.
Celle-ci très rouge, extrêmement grave, s’était assise à l’extrémité du banc de châtaignier qui défendait les abords de la table. Ne recevant point d’encouragement de ce côté, il reporta les yeux sur le visage anguleux de Clémence, levé vers lui. Ou ne lui disait point de s’asseoir, il resta debout.
– Eh bien ? fit la vieille femme.
– Je veux épouser Monique, répondit Marin tout simplement.
Clémence laissa tomber ses ciseaux, et regarda sa fille.
On n’apercevait guère que le cou hâlé de la fillette sous le brouillard doré des cheveux qui frisaient sur sa nuque. Les