Le Cinéma Saturé

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 148

avertissement

Dans Far ever Mazan, Jean-Luc Godard, citant Manoel de Oliveira,


pour insister sur ce qu'il demande l son cinma et au cinma, dit:
une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumiere
de leur absence d' explication . Cela serait la vrit du cinma, entre
apparaitre et disparaltre. Djl, en janvier 1958 dans les Cahiers du
cinma, Godard crivait d'un film de Nicholas Ray: Car Amere
Victaire, comme le soleil, nous fait fermer les yeux. La vrit aveugle.
L'absence d'explication indique qu'une telle saturation a bien eu
lieu, et son lieu, l' cran, serait alors celui d'une droute intentionnelle.
On peut lire ce livre selon une perspective phnomnologique: la
rduction est souvent le levier de la confrontation peinture-cinma, et
la question du phnomene satur est assurment le fil de cette
investigation.
Si ce livre peut apparaitre de prime abord comme une suite
d' tudes de cas. c' est parce que chaque intuition est venue des
images fixes et en mouvement, jamais du calque d'une position
conceptuelle sur ces images.
rai rsist l la tentation d' aimanter par analogie d' autres
rfrences, afin de ne pas subsumer ces images. Ainsi s'explique le
caractere arbitraire des auteurs voqus (Lewin pour commencer et
Tarkovski pour conclure). L'tude cOIncide avec cette opration 011
l' reuvre va rsister toujours davantage l l'analyse : c'est aussi l'affirma-
tion d'une mthode, chercher la co-prsence d'un commentaire l son
objet, aucune image ne devant se subroger l une autre. Les films de
Lewin supposent un type d'exgese 011 la description l'emporte, quand
8
9
avertissement
avertissement
ceux de Godard s' puisent et se convertissent en thorie; en derniere
instance le cinma de Tarkovski met la thorie en droute, laissant
ceHe-ci anantie devant une vidence d'un autre ordre. En commen-
tant des plans dont les phnomnalits sont comparables de fac;on
troublante, j'ai voulu accorder le commentaire et ses suites a 1'esprit de
l'cruvre. Ainsi, ce qui aveugle dans l'avant-dernier plan de Vivre
dans la peur d'Akira Kurosawa et ce qui aveugle dans le dernier plan
de L'clipse d'Antonioni, appellent deux rgimes d'interprtation pour
une lecture comparable; il s'agit moins de prserver des crans lis
a l'interprtation que de mnager de 1'implicite dans la thorie.
L'angoisse et sa phnomnalit, sous la forme de l'blouissement puis
de l'aveuglement, dominent ces deux exemples. rai souhait, en
regardant Vivre dans la peur, rester en-dec;a de la thorie, non pas
seulement parce que Kurosawa s'en mfiait jusqu'a 1'agacement, mais
essentieHement parce que je reste convaincu que 1'vnement qui
ouvre a l'ide esthtique donne plus que le concept. Et si, dans le
commentaire de L'clipse, je cede a une interprtation heideggerienne,
c'est d'une certaine maniere en accord avec Antonioni, qui avant
d,tre cinaste fut un critique, qui cherchait dans la thorie un outil
pour penser le cinma en attendant que son cinma aussitOt 1'en
libere. Il existe un article surprenant d'Antonioni publi dans le n0155
de la revue Cinma, en dcembre 1942, et intitul Suggestions de
Hegel . Cet article est antrieur d'un an aux premiers plans films de
ce qui sera son court mtrage Gente del Po, qu'il ne montera qu'apres-
guerreo Cette tentation philosophique restera dans son cinma sous
1'image, sans que jamais il ne s'agisse d'un cinma a these ou de
1'illustration d'une ide. rai seulement fait, en regardant L'clipse par
exemple, un peu d'archologie. Mon analyse se situe entre ce que peut
demander au cinma une lecture historique, se rfrant a ce qui est
intentionnel dans le cinma, et ce qui est pour moi l' essence du
cinma, c' est-a-dire la libert d'une surinterprtation, de sa puissance
anticipatrice, ce qui en somme sollicite 1'intuition et le pouvoir des
analogies. Cette dimension anticipatrice trouve son ampleur tragique
dans le court mtrage La Montagne muge du film Reves, en 1990, de
Kuros
awa
, une anticipation au-dela de la question du dpassement de
la peinture par l'image en mouvement.
On retrouvera, nonobstant, au gr de la comparaison peinture-
cinma ainsi revisite, quelques questions centrales de l' esthtique :
ceHe de 1'instant prgnant ou ceHe de la mise en crise du cadre, ceHe
du sublime aussi. bien. Un mouvement (chaque tude marque une
tape dans son affirmation) guide ces analyses. Un mouvement te! un
courant dont la trace se dessinerait en se laissant driver. Cette drive
est celle d'uneAufhebung, une releve de la peinture par le cinma. Mais
un retournement s'opere: un contre-courant ouvrant a la surface du
cinma, et parfois comme sur un cran, un remous visible. Le titre de
la seconde partie - Une saturation de signes magnifiques - dsigne
ce retournement. Le cinma, a ses limites, retrouve l' origine de la
peinture: images acheiropoletes pour Godard, icones pour Tarkovski.
Quand Godard, dans ses Histoire(s) du cinma, affirme qu'avec
Manet commence la peinture moderne, c'est-a-dire le cinmato-
graphe, il propose une gnalogie. Cette Aufhebung-boomerang -le
dpassement de la peinture par le cinma, puis le moment OU
la peinture remonte a la surface du cinma - procede aussi du dpla-
cement pour Godard de cette question: il ne cherche plus a trouver une
gnalogie du cinma dans la peinture, mais au contraire son essence,
et cette essence, illa dcele dans les images acheiropoletes, ces images
non faites de main d'homme. Baudelaire a crit que Manet tait
le premier dans la dcrpitude de son arto Godard dit lui- mme :
Chaque fois que j'aime un film, on me dit que ce n'est pas du
cinma. Que ce dpassement, non pas celui de la peinture par le
cinma, mais du cinma par lui-mme, aboutisse chez Godard a un
cinma qui devient en images une thorie, une histoire et une
doctrine, permet de lui appliquer la sentence de Baudelaire a propos
de Manet. On entend bien sur que le premier est a la fois un
pionnier, un exprimentateur, et celui qui exceHe.
La releve du cinma par une thorie et une philosophie, ou
le cinma est bien ce dpass comme dpass intrioris, cette
Aufhebung-boomerang, est assurment 1'ultime tape de 1'cruvre de
Godard, lucide et mlancolique. A Chaque fois que j'aime un film, on
10 avertissement
me dit, Jean- Luc, ce n'est pas du cinma , rpond l'exergue du Temps
scell, le livre de Tarkovski. Cet exergue: Andre'i, ce ne sont pas
des filros que tu fais ... , vient d'une conversation entre Tarkovski et
son pere, le poete Arseni Tarkovski, apres la premiere de son film
Le Miroir.
Que sont les films de Tarkovski? Ils poussent effectivement le
cinma asa limite. Ala question: Votre foi en Dieu se confond-elle
ainsi avec votre foi en l'art? , Tarkovski avait rpondu: L'art, c'est
la capacit de crer, c'est le reflet, dans le miroir, du geste du Crateur.
Nous, artistes, ne fasons que rpter, qu'imiter ce geste. En
conclusion, ce livre risquera l'hypothese que les films de Tarkovski
sont aux films en gnral ce que les icnes sont el la peinture.
t zoo7 - printemps ZOll
premiere partie
La reLeve de La peinture
par Le cinma
chapitre premier
la peinture
dans le cinma
un dpassement de la citation
\ .
\
(e \\,pb-t_
((A ,be
o
l _
les films d'Albert Lewin
Abraham Lehr, le directeur gnral des studios Goldwyn, avait, en
9 ~ ~ prdit a Albert Lewin: Tu ne feras jamais carriere dans le
cinma, tu es trop cultiv pour cela l.
La peinture a, dans le cinma de Lewin, la mission de confrer au
septieme art des lettres de relief, de noblesse, une dignit.
Je trouve regrettable que les compagnies amricaines ne se lancent
plus que dans des superproductions ... Je ne vais plus que rarement
voir un film hollywoodien, mais je vois beaucoup de films europens.
Chez des gens comme Fellini et Bergman il y a de l'ide, de l'origi-
nalit. Il y a plusieurs tres bons ralisateurs italiens et deux ou trois
tres bons britanniques et fran<;ais. Ils ont ravi aux tats- Unis tout le
cot artistique du cinma 2.
l. Cit par Patrick Brian. Albert Lewin, un esthete ti Hollywood. Paris. ditions Durante. 2002,
P17
2. !bid., p. 100.
15
14
la releve de la peinture par le cinma
Cette reconquete, ou cette conquete, de la dimension artistique,
a son outil essentiel pour Lewin dans l'usage de la peinture, un
usage plus subtil qu'on ne pourrait le croire; les tableaux ne seront pas
les blasons clous a un quelconque dcor, mais le point d'origine
auquelle film va devoir s'accorder. Chaque film de Lewin en tmoigne,
a des degrs de complexit diverso Une complexit paradoxale puisque
l'effet de capture du film par un tableau est parfois pouss a la
caricature: grandiloquence ou emphase, qui masquerait volontiers
cette complexit.
Pandara and the Flying Dutchman est le film OU ce rapport est le plus
passionnant. Jean- Pierre Vivet l' avait not dans les Cahiers du cinma
des la sortie du film en octobre 195
1
:
Pandara n'est pas un film qui donne envie d'crire une critlque
srieuse, il vaut moins et plus que cela, il fait sourire et en meme temps
rever a un cinma qui se serait dbarrass de ces gangsters et de ces
flics, de ces filIes-meres et de ces petites sceurs des pauvres, a un
cinma dont les hros seraient glorieux comme la mort, les hrolnes
belles comme la nuit. Cinma involontaire comme on dit posie
involontaire. Les maladresses de Pandara sont plus mouvantes que
ses qualits et, dans leur exces meme, ces fautes de goilt le rattachent
a la grande tradition baroque. C'est aussi ridicule qu'une Couverture
de magazine et puis on tourne la page et voila qu'on se met a penser
a ces nuits de Julien Gracq toutes pleines de dambulations et de
conciliabules mystrieux au milieu des dunes argentes par la lune l.
Le tableau qui donne le ton a tout le film est un faux, non pas un
tableau de faussaire, ni la copie d'un tableau de De Chirico, et s'il
donne la sensation d'en etre la caricature, c'est parce qu'il est une elef
visible al' exceso Elle ouvre tout le film. Il y a dans Pandara une nigme,
et la elef de l' nigme est pose la, dans la cabine du Hollandais, comme
sur un plateau en argent exagrment travaill 2. Cette elef est un
tableau, un portrait a la maniere de De Chirico, et malgr Ava Gardner
et James Mason, stars s'il en est, ce tableau, au moins en regard du
1. ]ean- Pierre Vivet. Cahiers du cinma, n06. octobre 1951. Pandora ou la cl des songes .
2. Cette mtaphore de la clef me traverse dans une analogie inattendue aVec Secret Beyond the
Door (Le Secret derrire la porte. 19+8) de Fritz Lang.
la peinture dans le cinma
scnario, leur vole la vedette. Je laisse Herman G. Weinherg rsumer
avec ironie le propos :
Pandara and the F/,ying Dutchman, que les New-Yorkais dcouvrent
apres les Parisiens, crit et dirig par Albert Lewin, se rclame de 1'Art
avec un grand A (comme The Maan and Sixpence et The Picture af Danan
Gray). On.ne peut que fliciter Lewin de cette ambition. La plupart des
ralisateurs amricains n'essayent meme pas de 1'avoir. Mais ici le
scnario fourni par Lewin-auteur il Lewin-ralisateur met Lewin-
producteur dans 1'impossibilit de produire une ceuvre majeure.
L'erreur initiale est d'avoir mlang deux lgendes qui n'ont rien de
commun. La deuxieme erreur est de lier tout cela par un dialogue
ampoul qui se veut profond et qui en dfinitive ne signifie absolu-
ment rien. Enfin la troisieme et plus grave erreur est d'avoir mis en
scene le tout de fa<;on il ce que l' on ne puisse jamais croire aux person-
nages ni il ce qu'ils disent. Les longs emprunts au prtendu journal du
Hollandais Volant, il Shakespeare et a Ornar Kayan, plus les propos
philosophiques ahurissants de Lewin lui -meme, appellent au bout
d'une heure la boisson rafraichissante et la compresse froide sur
le front. Lewin a pourtant le sens de la composition et de 1'image
saisissante. Le petit village de pecheurs espagnol est merveilleusement
photographi en tons doux et chauds, ainsi qu'Ava Gardner (la femme
fatal e) qui "prend" admirablement le technicolor l.
C'est la rfrence, non pas directement a De Chirico, mais a
une atmosphere chiriquienne selon ce tableau, qui vient cimenter
les deux lgendes, unifier les citations, gommer l'incompossibilit des
lments. Ce tableau est une boite de Pandore qui laisserait par
effluves s'instiller dans tout le film un climat particulier, une Stimmung
chiriquienne qui, meme si l' on ne veut pas prendre le film au srieux,
nous oblige a accorder a Lewin le crdit de cette culture qui fait de
lui ce personnage paradoxal a Hollywood, auteur de peu de films et
peut-tre finalement peintre par dlgation, artiste nostalgique, a la
fois en retard et en avance sur son outil.
Rsumons: le film tourne autour de la scene du tableau en deux
temps. Le Hollandais Volant est marin et artiste, peintre d'un seul
1. Herman G. Weinberg. Lettre de New York , fvrier 1952. adresse aux Cahiers du cinma
de mars 1952.
17
16
la releve de la peinture par le cinma
tableau, celui de la femme aime, assassine et perdue, peintre d'un
tableau anamnese, peintre en attente de rdemption. Pandora
Reynolds entre par effraction dans la cabine ; alors, dans un rapport
spculaire oil la toile se substitue au miroir, elle dcouvre son double
dans ce tableau en attente de son modele. Ainsi la rfrence a De
Chirico cOIncide avec l'nigme; elle se noue et se dnoue en trois
temps: anticipation par allusions, explicitation (pour que la thma-
tisation soit pleine, on doit atteindre cette bute qu'est le tableau film
au moment oil le Hollandais le peint), symbolisation et amplification
enfin, oil progressivement une logique chiriquienne devient le moteur
implicite du film. Cette scene du tableau c1aire rtroactivement
certains plans antrieurs, les estampe apres coup d'une marque
surraliste et devient le geste, ou la note, sur lequel toute la tonalit
affective du film vient s'accorder ensuite. La rfrence a De Chirico est
moins la bolte de Pandore de tout le film qu'un mode d'emboltement
qui peut rgler la disposition des donnes du dcor et les intuitions
mises en scene selon cette logique singuliere propre au monde du
peintre: anticipation, prsage, inquitante tranget. Lewin s'en est
expliqu sans pour autant dmeler le filet chiriquien qui retient le film
comme il retient les corps des amants remonts par les pecheurs :
Il tait done naturel pour moi d'essayer de faire un film dlibrment
surraliste. Ce dsir prit forme dans Pandora. L'habitude qu'avaient les
surralistes de juxtaposer des images aneiennes et modernes, qui est
partieulierement remarquable dans l'ceuvre de De Chirieo et de Paul
Delvaux, m'a surtout troubl. rai trouv dans le personnage du
Hollandais Volant, qui avait t eondamn a vivre pendant plusieurs
siecles, un symbole de juxtaposition des poques. rai dja parl de
l'pisode ou il peint un portrait de femme qui, nous le deouvrons plus
tard, avait t sa femme des annes auparavant. Parmi les pisodes
surralistes du film, il y a aussi la seene de la eourse d' auto sur la plage,
un bolide qui passe a vive allure devant la statue d'une desse greeque
debout Sur le sable. En ralit, e'est eette image qui fut la premiere
pour moi et qui me poussa a dvelopper 1'histoire toute entiere de
Pandora. Les personnes qui finan9aient le film voulaient naturelle-
ment l'liminer paree qu'elle tait diffieile a raliser, et que, a leur
avis, elle n'apportait rien a l'histoire. Une autre seene qui a peut-etre
un earaetere assez surraliste est eelle de la soire dansante Sur la plage
......
la peinture dans le cinma
au eours de laquelle des hommes en habit dansent avee des filIes
en eostume de bain sur la musique de "You 're dTiving me emzy", joue
par un ensemble de jazz plae, d'une maniere rotique, parmi
les fragments d'aneiennes statues avee la mer en arriere-plan. Cela
aussi, me disait-on, devait tre limin puisque n' ayant rien a voir avee
l'histoire, Finalement eette seene ne fut pas eoupe. Peut-tre
faudrait-iL supprimer les seulptures de la eathdrale de Chartres
puisque le monument tiendrait debout sans elles l.
Cette vocation souligne un antagonisme tres moderne entre
1'histoire, le rcit et un plan dont la puissance picturale ou vocatrice
conquiert une autonomie
2
Les deux scenes voques scellent la
confrontation et la complmentarit de deux mondes, mais avouent
aussi la volont explicite de faire un film europen, ambitieux,
intellectuel, malgr, dans ou grce a la machine hollywoodienne.
La scene du portrait, quant a elle, a un role crucial dans la digese.
On sait que la peinture commande aMan Ray pour le film ne fut
pas utilise. Le tableau que l' on peut voir est de Ferdinand Bellan. Mais
la photographie d'Ava Gardner, expose dans la cabine-atelier du
Hollandais, montre tel un mdaillon et tenant lieu d'un portrait en
costume d'poque, est de Man Ray. C'est a Londres que Lewin avait
achet a Roland PenTose et a Lee Miller 1'chiquier que 1'on voit dans le
film lorsque Jeffrey, 1'archologue, joue contre lui-meme, chiquier
galement con<;u par Man Ray.
Il faut donc nuancer 1'ide d'un film dont la matrice aurait t
exc1usivement 1'ceuvre de De Chirico. La pliure surraliste et la volont
de faire un film cultiv n'attnuent pas, mais consolident au contraire
cette dimensiono Comme le Hollandais Volant peint son tableau a
la fa<;on de De Chirico, Lewin construit son film selon les principes
et 1'atmosphere d'une ceuvre de De Chirico. L'tranget, cette inqui-
tante tranget, voulue et assume, semble avoir t a plusieurs
reprises confirme lors du tournage, comme si, au dcalage ordonn
des poques, a la facticit des dcors et a 1'atmosphere leste de
l. Cit par Patrick Brion, Albert Lewin. un esthte Hollywood, 0P' cit., p. 113.
2. Je pense au producteur caricatura! qui traverse les couloirs du film de Godard Passion
en vocifrant. Une histoire! Une histoire! Mais il faut une histoire 1
18
la releve de la peinture par le cinma
prsages, s'ajoutait une sorte de conspiration des lments. Comme
s'il y avait un complot pour faire de Pandora a la fois un film clinquant
et un film de malaise, un film aveuglant et souterrain, explicite et
mystrieux, un film oxymore en somme.
Jack Cardiff, le chef-oprateur, relate deux eVnements du
tournage qui prennent soudain a la lecture une porte involontaire-
ment mais rsolument chiriquienne :
On a commenc atourner Pandara aross
a
del Mar sur la cte Est de
I'Espagne. rai vite compris que j'avais un probleme: ni James ni
Ava ne supportaient d'tre blouis par la lumiere, chose courante chez
les acteurs. Nous devions tourner une scene d'amour sur une plage au
clair de lune. Acause des arrire-plans, iltait impossible de le faire
de nuit, on avait donc recours ala nuit amricaine. ce qui impliquait
l'usage de lampes et de rflecteurs afin d'quilibrer le visage des
acteurs contre la lumire crue et aveuglante du soleil d'Espagne...
Voyant James et Ava cligner douloureusement des yeux, j'ai fait instal-
ler au-dessus d'eux d'immenses dais de tulle noir, ce qui attnuait un
peu la luminosit. Mais restait l'clat blouissant de cette plage
chauffe ablanc : alors - et c' est d'un ridicule caractristique _ on a dil.
pulvriser de la peinture sur le sable! La scne n'a pas bien march:
outre la difficult qu'il y a ainterprter une tendre scene d'amour au
clair de lune sous la canicule espagnole, les vagues dferlaient dans un
tel grondement que le dialogue intime que se chuchotaient Ava et
James tait inaudible (pour finir, on a limit le tournage aux plans
larges et rserv les gros plans pour le studio) 1.
Peindre un dcor pour dire ou contredire une tonalit affective,
n'est-ce pas ce que fera de fac;on dlibre et presque thorique
Antonioni dans Le Dsert muge? Mais comment faire sentir ce qu'il y a
de mystrieux et paradoxal dans cette description de tournage, qui
est finalement la description d'un tableau de De Chirico: 1'entrelacs
de deux sensations, 1'angoisse du plein midi - 1'heure de 1'ombre la
plus courte - tamise en nuit amricaine, comble de 1'oxymore, et
1'inquitante tranget, juxtaposition des contraires OU transpirent
sous l'image la sensation de malaise, ceHe de prsage et d'attente.
1. Cit par Patrick Brion. Albert Lewin, un esthte Hollywood. op. cit.. p. 119.
la peinture dans le cinma 19
Les ombres et les statues de De Chirico ne sont-elles pas aussi les
protagonistes d'une action toujours repousse, toujours retarde,
attente sous les projecteurs de lumieres contradictoires?
La prsence de la peinture de De Chirico n'est pas le calque de tel
ou tel tableau qui remonterait a la surface du plan, telle une citation
d'image ou un.e rminiscence. Le film est chiriquien certes dans
son atmosphere, mais plus encore dans son principe: anticipation,
prsage, tranget. La prsence d'lments thmatiques devenus
communs aux deux univers, telle la figure de 1'archologue, gomme
1'explicite de 1'influence. Ainsi, ce qui pourrait apparaitre comme une
citation de la peinture dans le film permet en fait de constituer un
systeme hermneutique face a une reuvre qui prtend a une dimension
mystrieuse ou nigmatique. Aux trois temps: anticipation par allu-
sions, explicitation, symbolisation et amplification, rpond une topo-
graphie de l'image hrite de la vision de De Chirico, et que 1'on
conc;oit rtroactivement comme indice du tableau, cette fois sous nos
yeux. Apartir de ce pli du film (le tableau sous nos yeux), s'impose
une dramaturgie chiriquienne, ainsi qu'en tmoigne le flash-back
(scene en costumes d' poque - on pense bien sur aussi au dernier De
Chirico - se jouant sur un dallage qui renvoie a ce curieux chiquier,
inattendu dans le mobilier de 1'archologue), OU une part de !'intrigue
se rvele au spectateur.
Revenons sur ce pli du film: la scene OU Pandora Reynolds, nue
mais drape dans une voile, silhouette entre la statue et l'ange, va
pntrer dans la cabine du Hollandais occup devant un chevalet. Se
conjuguent alors des lments nigmatiques et arbitraires: elle revet
un peignoir couleur du vtement que l'effigie reprsente porte dans le
tableau, mais surtout, dans le miroir plac au fond de la cabine, et
OU devrait se reflter !'image de Pandora, seul joue le reflet de la
palette, tel celui d'un soleil hsitant. Ace moment, le film s'carte
d'une dimension surraliste moderne et cultive, pour entrer dans sa
tonalit mtaphysique. On pense au texte publi en 1918 aFerrare qui
tmoigne de ce que l'art mtaphysique doit, pour De Chirico, sup-
planter le futurisme. Un prtendant vient par amour pour Pandora de
dtruire son bolide, mais ce geste de sacrifice va tre supplant par le
,
21
20
la releve de la peinture par le cinma
mystere qui la saisit dans l'atelier du Hollandais. On a vu que Lewin
soulignait l'importance de cette scene, sa charge surraliste, mais le
bolide est aussi l'embleme du futurisme, relay par la gratuit de l'acte.
Vitesse et danger, ces ingrdients modernes et futuristes affirment un
contraste en regard de l'atmosphere surraliste qu'arriment les statues
sur la plage dserte. Ces effets s'teignent dans un mlange de stupeur
et de douceur dans la cabine-atelier et laissent place l une rvlation
proprement mtaphysique :
Cette rvlation (ou intuition si l'on prfere) doit, selon moi, tre
ressentie d'une maniere si intense. donner une telle joie - ou une telle
souffrance que nous soyons contraints a peindre sous l'impulsion
d'une force encore plus grande que celle qui pousse un affam a
mordre comme une bte sauvage dans le morceau de pain trouv par
hasard l.
La scene suivante rpond l cette souffrance ou l cette joie. Dans
l'apparition du tableau, le mouvement s'accomplit en trois temps: le
visage idal peint sans modele, la rature inflige l ce visage par
Pandora, enfin la tete ovoIde (visage sans visage, figure de mannequin
explicitement chiriquienne) reprise par le Hollandais. La puissance de
la rfrence avere que ceUe-ci est plus qu'une citation. Le spectateur
pen,;oit dans la rature que la rfrence devient complexe. Quelque
chose saute et se dcale, fait basculer le film dans un autre horizon.
Supprimer en une seconde la reprsentation du visage d'Ava Gardner
(auto-suppression) trahit que l'objet rotique jouit du meme statut que
la suppose citation et le geste sacrilege confirme le visage d'Ava en
gloire d'autant plus que l'espoir d'entrevoir Ava nue vient d'etre dr,;u.
Herman G. Weinberg, dans la suite de sa lettre de fvrier adresse
aux Cahiers du cinma, consignait :
Il ya surtout la scene OU elle nage, nue, vers le yacht mystrieux ancr
dans la baie. Hlas! la censure (amricaine ou autre) tant ce qu'eIle
est, nous ne voyons d'Ava Gardner que son ravissant visage et ses
paules. Apeine a-t-elle mis le pied sur le pont qu'eIle dcouvre une
1. Giorgio De Chirico, Manuscrit de la collection Paul Eluard. '9"-'9
1
5. traduit par Claude
Lauriol. repris dans Les Ralismes, catalogue d'exposition, Paris. Centre Georges-Pompidou.
7 dcembre avril1981.
la peinture dans le cinma
bache pour s'en faire un peignoir bien venu. Piti! un plan, un seul
plan, d'Ava Gardner, debout sur le pont dans cette nuit tropicale
baigne de lune, .. et sans peignoir eut suffit pour rendre Pandora
inoubliable. Ainsi, ala souffrance intellectuelle que provoque le film
s'ajoute ceIle de la frustration de cette scene.
Dans la elef du film, la question devient moins ceUe de
la reprsentation que ceUe de la rature. Le tableau ne symbolise-t-il
pas ce qu'est cette femme perdue, attendue, retrouve pour le prota-
goniste? II faut pour cela effacer le visage rel de celle qui sauve
< Mon nom est Pandora Reynolds d'lndianapolis) en accomplissant
ce passage par la rature et le neutre d'un visage de mannequin. Le
tableau dans le film devient un outil essentiel du rcit, et puisque
paradoxalement la rature de la reprsentation est un renvoi au rel,
c'est-l-dire l la fiction, le tableau anticipe les tapes successives
du film. Des que le visage est ratur, le moteur narratif se renelenche
pour que se ralise l'argument fantastique du film, c'est-l-dire
l'actualisation, dans le temps de la fiction, du second mythe, celui
du HoUandais Volant, li au premier, celui de Pandora.
On peut l l' envi thoriser ce moment central, trbuchet de
changeur narratif et scene d'un affrontement exemplaire entre le
tableau, art hrit, et le cinma; penser cette scene comme emblma-
tique et la comprendre tel le lieu d'une tension peinture-cinma.
Nait l'hypothese qu'l moins d'une rature, il ne peut y avoir reprsen-
tation; la peinture ne ferait voir le cinma qu'absorbe par lui, que
si le cinma, apres l'avoir conduite l nouer et complexifier l'nigme,
parvenait l l' effacer, c' est-l-dire l la faire entrer dans le rcit - un peu
ala far,;on d'un fantOme - et donc sur un mode essentiellement autre
que la citation. Ici le tableau est mis en scene comme un acteur apart
entiere, au sens propre du terme il s'incarne. Au lieu d'entrer dans le
rcit comme une image fixe - une image cite -, non seulement ille
modifie, mais se modifie en le modifiant. Envisager la relation de
Pandora avec son portrait de maniere seulement spculaire serait
rducteur. le portrait est une autre Pandora. Le cinma donne alors l la
peinture la puissance d'une icone profane, lui confere un sens sacr,
celui du mythe. Le tableau se substantialise, est une substance traite l
22
la releve de la peinture par le cinma
l' gal d'un acteur; le geste de Pandora qui dfigure, a la fois gifle et
rature, n'a pas lieu contre une image, ou alors il est, au sens
thologique, iconoelaste.
Ce geste a son prcdent dans le cinma de Lewin: il conelut The
Picture of Dorian Gray (Le Portrait de Dorian Gray, 1945). Ce portrait
est exagrment visible paree qu'il est le lieu d'une tension extreme
entre la peinture et le cinma. Lorsque l' on cherche dans le cinma le
spectaele ou le double de la peinture, qui se prsenterait sans rature,
sans mise en crise, et postulerait une homognit illusoire de la
peinture et du cinma, advient alors ce que stigmatise Jacques
Aumont:
La peinture devient parfois dans le film et meme dans le einma tout
entier un reeours rgressif et souvent gratuito Ce n'est pas eette
prsenee-la toute de surface qui m' intresse; rien ne m' ennuie
davantage, je erois, que la eitation dans les films l.
La peinture n'est jamais tant visible dans le cinma que lorsqu'elle
affirme et fait sentir sa radicale htrognit. Cette htrognit
sera au cceur des confrontations en double aveugle du cinma
d'Ozu et de I'ceuvre de Mondrian, du cinma de Ford et de la peinture
de Clyfford Still.
Dans la cabine-atelier du Hollandais, le tableau est la table de
navigation du film, a la fois compas, boussole et portulan pour un
scnario dlibrment tordu. n permet au film de changer de cap et
conjure les invraisemblances en nigmes; il centre l' attention sur ce
qu'il est, une image devenue figure de praue et qui s'incarne. nsemble
meme que Lewin, partant du modele de De Chirico et utilisant
Ferdinand Bellan, assume sa nostalgie de peintre. Le tableau par
repentirs et ratures, en quelques secondes, raconte I'volution d'un
style a un autre. pitom un peu drisoire des styles qui constituent
dans l'imaginaire de Lewin l'ide de I'art moderne: au premier
tableau tel qu'il se prsente - un portrait elassique - rpond un rcit
elassique , tOrtueux et hollywoodien mais sans mystere ni nigme;
1. Jacques Aumont. L'reil intenninable. Paris. Librairie Sguier. 19
8
9, p. 10, 2' d.. Paris, La
Diffrence, 2oo7
o.....-
la peinture dans le cinma 23
la balafre modifie le tableau et la reprise du Hollandais en fait un
tableau mtaphysique. Le rcit s'accorde a ce nouveau tableau, il entre
dans le mystere et I'nigme, substitue au prosalsme de I'immanence un
arriere-monde ou chaque vnement est lest de prsages. Le tableau
s'incarne quand il cesse d'etre pour et dans le film une simple image.
n se fond dans le mythe, et ce passage confere a l' ceuvre une essence
mythique.
Pandora, en usant de la mtaphysique chiriquienne, sans pour
autant chercher des schemes et des dispositifs de tableau qui feraient
penser, par un jeu de calques dans une sorte de fondu enchain virtuel
cinma-peinture, a telle ou telle ceuvre, impose une vision et une
comprhension d'ensemble de I'ceuvre de De Chirico et de son essence
mtaphysique. Oui, le dcor est parfois jalonn d'accessoires qui sont
ceux de la mlancolie, mais tout le film est par tropisme, selon la loi
des prsages, orient vers I'ide de rvlation, qui est I'essence mta-
physique de I'ceuvre de De Chirico. Paree que De Chirico a mis en
scene les symboles, les instruments et les emblemes de la mlancolie,
on I'a trop vite catalogu comme le peintre de la mlancolie. Or De
Chirico est le peintre de I'apparaitre, d'un apparaitre qui a lieu dans les
emblemes, les symboles et les situations de la mlancolie, malgr les
emblemes, les symboles et les situations de la mlancolie. L'apparition
dit d'autant plus nettement sa proccupation principale, I'picentre
d'une tres grande partie de son ceuvre : que celle-ci est mise en scene,
peinte dans le dcor qui devrait y faire obstaele et cran. Chez De
Chirico la thmatique de la mlancolie est soumise a la rvlation,
comme on dit soumise a la question, elle rpond de l'nigme de
I'apparition. L'nigme chiriquienne tient moins a la mlancolie qu'a
l'apparaitre. nfaut tout d'abord couter De Chirico lui-meme:
Le rle essentiel revient toujours a la rvlation [oo.]. Quand une
rvlation jaillit a la vue d'une eomposition d' objets, l' ceuvre qui hante
nos penses reste troitement lie aux eireonstanees dont elle est ne
[. .. ]. L' ceuvre vraiment profonde d'un artiste jaillira du plus intime de
son etre; elle ne eontiendra aueun souvenir de ruisseaux murmurants,
aucun chant d'oiseaux, aueun bruissement de feuilles [oo.]. La
rvlation que nous avons d'une ceuvre d'art, l'intuition d'une image,
25
24
la releve de la peinture par le cinma
doit reprsenter une chose qui ait un sens en elle-meme, sans l'aide
d'aucun sujet, d'aucun sens conforme ala logique humainel.
Non seulement le mot rvlation revient en leitmotiv, mais il dtient
aussi un caractere de soudainet, de surprise, de surgissement: la
rvlation jaillit , 1' vraiment profonde d'un artiste jaillira du
plus intime de son tre. Enfin et surtout, De Chirico Suppose (je
reviens sur la citation prcdente) que son intensit sera ressentie
selon une joie ou une souffrance. Sans revenir Sur la porte que confere
le mot intuition a une telle ide de la rvlation, insistons sur le
mot hasard. De Chirico fait comprendre que ce qui a lieu dans la
rvlation est imprvisible, et le mot hasard renvoie immanqua-
blement au mot intuition . Une telle notation est loin d'tre un
hapax. Dans un texte publi dans la livraison d'avril-mai 19
1
9 de Valori
Plastici, De Chirico crit :
Prenons un exemple: j'entre dans une piece, je vois un homme assis
sur une chaise, je vois pendre du plafond une cage contenant un
canari, j'aperc;ois sur le mur des tableaux, une bibliotheque pleine de
livres; tout cela ne me frappe pas, ne m'tonne pas, puisque le collier
de souvenirs qui se rattachent les uns aux autres m'explique la logique
de ce que je vois; mais admettons que pendant un moment et pour des
raisons inexplicables, indpendantes de ma volont, le fil du collier se
rompe, qui sait comment je verrais l'homme assis, la cage, les tableaux,
la bibliotheque; qui sait quelle stupeur, quelle terreur et peut-etre
aussi quelle douceur et quelle consolation j'prouverais en regardant
cette scene? Le dcor cependant ne serait pas chang, c'est moi qui le
verrais sous un autre angle. Et nous voici arrivs al'aspect mtaphy-
sique des choses. Par dduction, on peut conclure que chaque chose a
deux aspects : l'un banal, que nous voyons le plus souvent et que voient
les hommes en gnral, l'autre spectral et mtaphysique, que ne
peuvent voir que de rares individus, dans des moments de clairvoyance
et d'abstraction mtaphysique, de meme que certains corps, cachs par
une matiere impntrable aux rayons du soleil, apparaissent sous la
puissance de rayons artificiels comme des rayons X, par exemple'.
1. Giargia De Chirica, Manuscrit de la collection Paul Eluard, '9"-'9'5, op. cit.
<. Valori Plastici, nO 1, avril- mai '9'9, p. 15-18, traduction F. Rache.
"""'-
la peinture dans le cinma
Il Y a une surprenante cOlncidence des termes entre cette
esthtique de l'attente et de l'apparition et le ressort dramatique de
Pandora: qui sait quelle stupeur, quelle terreur et peut-tre aussi
quelle douceur et quelle consolation j'prouverais en regardant cette
scene? semble crit pour le moteur dramatique qui prside a la
plupart des clefs du film. Le fil du collier qui se rompt
est bien l'indice et le signal d'un suspens, d'une sorte d'poche OU le
film sans cesse chavire d'un monde a un autre, du rgime de comdie
dramatique a celui du mythe et du mystere. En ce sens, plus encore
qu'un film surraliste, Lewin a russi un film chiriquien au-dela de
ses esprances. chiquier et costumes d'poque, perspectives tron-
ques, pittoresques et accessoires sont peu de chose en regard d'une
Stimmung dominante devenant le centre de gravit du film, son point
d'quilibre, son vritable lest, comparable au tableau install au
de la cabine-atelier du Hollandais Volant.
trange peintre en vrit que cet Albert Lewin, peintre par
dlgation cherchant a utiliser l'chiquier de l'archologue selon le
principe de la mise au carreau d'un dessin pour un tableau. Le grand
carrelage en damier de la scene du proces dans Pandora n'est-il pas la
transposition et la mise en scene de l'chiquier dans le monde du rve
et du mythe? Ce dallage comme dispositif de mise en scene, mais aussi
semblable a la grille pour la projection et l'agrandissement d'un
dessin, revient dans BelAmi et dans Dorian Gray. Tout cela est construit
avec un gout net et affirm pour la peinture; Man Ray, toujours a
propos du mme chiquier, en tmoigne:
II [Lewin] m'avoua plus tard que le producteur avait essay de
l'liminer et qu'on avait fini par le garder. Un amateur russit meme a
retrouver ma trace et me commanda un chiquier identique... Allie me
montra son enthousiasme en ajoutant quelques-uns de mes tableaux a
sa collection l.
Le personnage d'Albert Lewin est paradoxal, et cette volont de
concilier deux mondes incompossibles contribue probablement au
1. Man Ray, Autoportrait, Paris. Rabert Laffont, 1964.
27
26
la releve de la peinture par le cinma
charme de Pandora. Man Ray, encore, relate cette anecdote
symptomatique :
Sa maison sur la plage de Santa Monica tait le dernier cri de
l'architecture moderne. Pourtant elle tait bourre de vieux meubles,
de livres et d'objets d'art primitif, ces derniers comprenant des
peintures aussi bien que des sculptures. Il m'a dit plus tard qu'il avait
eu des ennuis avec son architecte: celui -ci dsapprouvait ce fouillis,
estimant qu'il jurait avec sa conception de la maison l.
L'architecte n'est autre que Richard Neutra et toute l'ambiguH
de Lewin rside ici: passer commande d'une villa moderniste et
fonctionnelle et I'encombrer d'une disparate d'trennes. C'est tout
le charme de ses films, littralement encombrs par la peinture
et finissant par donner I'impression d'un travail de peintre plutt
que de cinaste, fon;ant le commentateur a analyser certains plans,
notamment pour Donan Gray, sur le mode d'une enquete iconologique,
comme si le modele pictural avait envahi le plan, comme si la dure du
plan devenait celle de l' enquete qui, dbusquant en chaque objet un
symbole, I'explique et le comprendo
La liste des ceuvres que possda Lewin claire qui il fut, acondition
d'imaginer ces ceuvres dans cet endroit parfaitement inadquat aleur
exposition, l'architecture sans murs d'une villa de Richard Neutra.
Quand je le connus un peu mieux, quand je vis les films qu'il avait
produits et raliss, je remarquai dans son ceuvre une certaine
continuit. Que ce flit dans The Moon and Sixpence, The Picture o/Dorian
Gray ou The Private Affairs o/ Bel Ami, il y avait toujours un personnage
qui tait peintre... Pourtant ceHe collection comptait surtout des
primitifs [par primitifs, Man Ray voque essentiellement Andr
Bauchant et Camille ou ceux qu'on appelle parfois des
"peintres du dimanche". Il achetait les tableaux parce qu'ils lui
plaisaient sans penser un instant a ce qu'il aurait d collectionner
1. Man Ray.Autoportrait. op. cit .. p. 47.
La collection de peintures et de sculptures d'A1bert Lewin a t robjet de deux ventes, en
19
66
et en 19
68
aux Parke- Bennet Galleries. Inc. 980. MadisonAvenue, NewYork. La premire a
eu !ieu le jeudi octobre 1966 au sein d'une vente plus gnrale intitule Modern Paintings.
On ytrouvait des tableaux appartenant notamment a Charles Laughton et a Eisa Lanchester, au
colonel C. Michael Paul et au Museum of Modern Art.
L.....
la peinture dans le cinma
contrairement ala plupart des amateurs d'art. Peut-etre tait-ce une
raction contre sa propre sophistication, suggrais-je, bien que jeune,
le cinma n' tait certainement pas un art primitif. Mon jugement peut
l'avoir influenc, en effet il se mit a collectionner des toiles plus
crbrales, celles entre autres de certains surralistes '.
Certes, Lewin chappe pas a l' explicite de la citation picturale :
l'atelier de Basil Hallward reproduit exactement Les Mnines, et Un Bar
aux Folies-Bergere est jou en tableau vivant dans Bel Ami, mais c'est
d'abord parce que Lewin fait du cinma avec sa mmoire de la
peinture. Dans les trois films en noir et blanc qui prcedent et
anticipent Pandora, la ralit de la peinture dans le film provoque une
situation critique, un raptus, une faille dans le rcit. ConcrHement,
cela se manifeste par un passage du noir et blanc a la couleur. Le
tableau apparait en couleur, il est l'instant prgnant du rcit, un
symptome, et de ce fait avoue I'htrognit que je soulignais a
propos de Pandora. Acet gard, l'apparition du tableau dans Pandora
impose une saute identique, comme s'il y avait entre la couleur du rel
film et la couleur du tableau le meme cart qu'entre le noir et blanc et
la couleur dans les autres films. Ce passage n' est pas seulement un
procd, un stratageme, il est la clause de I'apparaitre, I'effectivit de
l' cart entre la peinture et le cinma, porte qui plus est par la
communaut des mtaphores.
Charles Strickland, le peintre de The Moon and Sixpence, atteint de
la lepre, en est devenu aveugle. Ata est sa compagne et son modele.
Lorsque Jeffrey, le narrateur, a la recherche de Strickland, dcouvre
les peintures sur les murs avant qu'Ata ne mette le feu ala hutte. ce
passage et cette dcouverte provoquent la couleur. Dans Dorian Gray. le
corps de Dorian, poignard, subit une mtamorphose commande par
le tableau et amplifie par la couleur. La couleur tmoigne alors d'une
maladie, d'une sorte de lepre morale dont la toile est le subjectile. La
toile est une peau malade, lpreuse et, dans le film, l'apparition de
l'ceuvre suppose le passage ala couleur. Dans BelAmi enfin, le tableau
de Max Ernst que le protagoniste dcouvre est galement un portrait
1. Man Ray,Autoportrait. op. cit.
29
28
la releve de la peinture parle cinma
moral. et il y a une parent certaine entre cette Tentatian de saint
Antaine et le portrait de Dorian peint par Ivan Le LorraineAlbright.
La dcouverte du tableau par Bel Ami a lieu, la encore, en couleur,
vritabledpression,fosse etabmedansle rcit. Lepre, lepremorale,
dfiguration: la mtaphore est la meme, elle en appelle au meme
artifice. La mtamorphoseparce passage a la couleurest double par
unemtamorphosedel'cran. Commentnepaspenserquel'implicite
delamtaphorerenvoie, chezunhommeaussiimprgnde la culture
juive que Lewin, subliminalement ou non, au roi d'Edesse, Ahgar,
malade de la lepre? La toileestunvoile, uncranquiabsorbe le mal
paruneffet d'empreinte. L'histoire de DorianGrayn'estriend'autre
quecetchangeparempreinte,l'undestmoinsledit: C'estcomme
sileportraittaitrongparlalepre. La peinturedanscestroisfilms
alamememission,fairevoirquelquechos
e
quelecinmasansellene
pourrait pas faire voir: une dmesure, la lepre, la lepre morale ou
l'enferdelatentation. La peintureestdoncbieninvestied'unecharge
sacre et d'unoffice d'icone profane. D'autantplus que, chaque fois,
s'ajoutealamtaphorelegage de la rdemptionparle feu O'incendie
deThe Maan and Sixpence), parle meurtredutableauquiestgal aun
suicide (Donan Gray), etde fa90n plus prosarque parle duel dansBel
Ami. Les trois films que je viens d'voquer datent de 9 4 ~ 1945 et
1947 IlsusentsystmatiquementdeceprocdOepassagealacouleur
impos par la prsentation du tableau) comme d'une preuve de
substance.Commentnepaspenserautresclebrepassagealacouleur
dans lvan le Terrible de Eisenstein, aux memes dates? Mais surtout,
s'impose de fa90n plus souterraine l'analogie avec Andrer Roublev de
Tarkovski. La fin splendide du film accomplit le passage a la couleur
parcequ'ils'agitdefairevoirl'icone, commesicequiapparaissaitdes
lors n'taitpas de meme nature que ce que le film vient de montrer.
C'estdansunesortedefaux fonduenchan- unplanfixe etinsistant
surdestisonsetdesbraises- ques'accomplitcettemtamorphosede
substance, thologique chez Tarkovski. Il peut paratre un peu
drisoire decomparerAndrer Roublev, unchef-d'reuvred'untel poids
ontologique,etlesfilmskitschdeLewin,pourtantl'cartn'estpasplus
grand qu'entre une vritable icone et un ex-voto a la fois narf et
..
la peinture dansle cinma
compliqu. (Je pourrais trouver chez Hitchcock et Ferrara de ces
citationsd'images,marquesdepitpopulaire,quicoupentladigese,
lamettentendrouteets'affirmentenleurapparatrepourplusquece
que l'onpourrait voir. Des images qui, au-deladuvoir, font croire a
autrechoseparcequelecinmal'impose.)
Dansunpremiertemps, Lewinsembleavoir confi a Malvin Marr
AlbrightleportradeDorianGrayjeuneetaIvanLe LorraineAlbright
le portrait de Dorian en dcomposition; c'est finalement Henrique
Medina qui eut la charge de peindre Dorian Gray jeune. Lewin avait
dcid d'utiliser la couleur comme a la fin de The Moon and Sixpence
et de montrer en Technicolor les diffrentes tapes du tableau en
mutation. On ne sait pourquoi la scene de la fin, OU le tableau dans
unmaelstrom retourne de son dernier a son premier tat, pourquoi
cette mtamorphose a lieu en noir et blanc: difficult technique ou
volont que la couleurserve untype d'apparatre exclusivement li a
la dchance, a la faute, comme si le mouvement de la rdemption
entraitdansundroulementOU le noiretblancdictaitsaloi?N Ivan
Albrighten1897, Le Lorraine achoisicepseudonymeenhommage
aClaudeLorrain.Iln' estpasinutiledenoterquelepeintreavaittrouv
sa voie dans une unit mdicale au cours de la Premiere Guerre
mondiale, en peignant les blesss et les morts avec une stupfiante
prcision1, EnchoisissantIvan Le LorraineAlbrightpour peindre ce
portrait, Lewinaccordel'ensembledesonrcitauneesthtiquedela
pathologie et de la dcomposition, la prsence du tableau dictant
ensuite le travail de mise enscene. Le procd parlequel Lewin fait
apparatre ces tableaux en couleur dans l' cran en noir et blanc ne
cherche pas l'effet, mais traduit la volont de faire entrer, selon
unjeude contrastes, le cadre de la peinture dans l' crandu cinma,
de rduire, en le faisant clairement apparatre, l' cart ontologique
cadre/cran. C'est l'apparition des tableaux en couleur dans l'cran
qui affirme le chiasme cadre du tableau/cran du cinma. Dans la
premiereapparition, onpartducadreenplanamricainpourarriver
1.Passionn par les rayons X. Ivan Le Lorraine Albright peignit sa vie durant une srie
de peintures domines par I'ide dhorreur. Le tabIeau du film est aujourd'hui au Chicago
Instituteof Art.
31
30
la releve de la peinture par le cinma
la peinture dans le cinma
au portrait, le cadre du tableau cOIncide donc avec l'cran. Dans
la seconde, symtrique, un meme travelling avant, puis arriere, a
la meme vitesse, exauce le sens propre d'une apparition. Apartir de
la dualit cadre/cran et a partir de la rupture noir et blanc/couleur,
c'est une phnomnalit identique qui regle l'apparition. La peinture,
c'est-a-dire le cadre, entre dans l'cran pour le mettre en crise.
La seconde dimension picturale du travail de cinaste de Lewin ne
renvoie pas a une analyse phnomnologique, mais a une vritable
approche iconologique. La scene de I'assassinat de Basil Hallward
peut etre analyse a l'instar d'un tableau, d'autant plus aisment que
le meurtre qui a lieu est celui d'un peintre. L'espace est ponctu de
signes d'enfance, et le dispositif global fait penser a Carpaccio, que
Lewin affectionnait particulierement. La scene du meurtre est cale
entre deux inscriptions, la phrase de la chansonnette qui serpente sur
le tissu couvrant le piano: Little boy blue come blow you 're horn et
I'inscription sur le tableau noir: Non ignoravi mortalem esse . Entre
ces deux inscriptions, chaque effet de mise en scene pese d'un poids
symbolique qui renvoie a une iconologie, de la ponctuation mtro-
nomique opre par le jet du couteau sur le pupitre au balancier de la
lampe qui efface a coups de lumiere et d'ombre, et comme sur un
tableau noir, les traces de ce qui vient d'advenir. 11 est saisissant
d'observer qu'a cette scene du meurtre du peintre rpond, terme a
terme, la scene du meurtre du tableau, et que chacune, plan par
plan, est un laboratoire pour une enquete iconologique. Ce geste qui
poignarde le peintre, puis le tableau peint par le peintre, est bien sur le
meme geste, lest d'un supplment de rel et de gravit, que celui de
Pandora balafrant son visage dans le tableau qu'elle dcouvre. Ce geste
de rature est a la fois celui de I'avenement de la peinture dans le
cinma et I'vnement de son annexion. Premier effet d'une trange
Aufhebung 011 le film garde ce dpass, la peinture, comme dpass
intrioris, mais en lui confrant la puissance d'une effigie souveraine.
Une anecdote enfin rsume ce rapport de pouvoir et de vassalit
entre la peinture et le cinma, caractristique de ce besoin de lgiti-
mit d'un art cherchant ses lettres de noblesse dans un autre, mais
aussi d'un continent neuf en qute de lgitimit artistique. Adapter
IL
Bel Ami tait aussi rendre hommage au Vieux Continent, a
cet ancien monde dont la peinture disait a la fois la lgitimit et
la noblesse. On se souvient que, dans le texte, le tableau expos est un
Christ marchant sur les eaux. Des le projet du film, la censure fit savoir
qu'une telle reprsentation serait impossible; de plus, comme le nota a
ce moment Lewin :
Le Christ marchant sur les eaux n'a jamais spcialement tent les
peintres. La seule peinture importante consacre ace theme et dont je
pouvais me souvenir tait celle, superbe, du Tintoret l.
Les producteurs eurent alors une ide: organiser un concours
destin a trouver la meilleure reprsentation d'une Tentation de saint
Antoine. Les artistes slectionns recevraient 500 dollars, le laurat
aurait, lui, ~ dollars, et les ceuvres retenues feraient l' objet d'une
exposition itinrante. Dans le jury figuraient Alfred H. Barr, Marcel
Duchamp et Sydney Janis, et participerent au concours Ivan Le
Lorraine Albright, Eugene Berman, Dorothea Tanning, Stanley
Spencer, Paul Delvaux, Salvador Dali, Leonora Carrington, Horace
Pippin, Abraham Rattner, Leonor Fini, Louis Guglielmi et Max Ernst,
qui remporta le concours. Son ceuvre s'integre dans le rcit avec un
clat anachronique, et en meme temps on devine que le choix du
sujet La Tentation de saint Antoine , sujet prsurraliste, avait t
diablement pens par Lewin. La peinture tait donc bien la explicite-
ment une lettre de noblesse pour le cinma, poin;onne de l' esprit du
surralisme, c'est-a-dire valide par la diaspora d'artistes europens
rfugis aux tats- Unis; elle devenait, par le prestige du concours et
par cette exposition itinrante, un instrument de promotion, une
publicit pour le lancement d'un film qu'elle prfigurait.
l. Cit par Patrick Brion.Albert Lewin, un esthte Hollywood, op. cit.. p. 63-64.
...
chapitre 2
quand la peinture tourmente
le cinma
instant prgnant
et images en mouvement
le cinma d'Alfred Hitchcock
La peinture n'est peut-tre jamais si prsente dans le cinma que
lorsqu' elle n'y est plus que partiellement visible, car absorbe par lui.
Alors la peinture n'est pas une simple clef de lecture du film, mais
bien la trace qui guide l'reil vers une hermneutique drobant a
l'image cinmatographique ce qui appartient a l'image picturale. Cette
empreinte prise dans les reces de la mmoire devient la marque d'un
envoi. un typos soumis a l'instant de l'intuition. Mais, de la mme
fa<;on que mon reil habitu a la peinture, c'est-a-dire au cadre, a
l'enqute et a la rfrence, va retrouver des signes familiers dans le
cinma (dont l'loquence ou la rminiscence ouvrent au plaisir
singulier de la reconnaissance), le cinma peut former le regard du
peintre. Ainsi se noue l'ambiguit du len entre Hitchcock et Hopper,
ou mon reil form par la peinture retrouve, presque malgr lui, les
35
34
la releve de la peinture par le cinma
signes persistants qui font retour dans I'image. Un va-et-vient a lieu
d'un mdium a I'autre, du cinma a Hopper, de Hopper a Rear Window
(Fenetre sur cour, 1954): I'empreinte du cinma est visible dans la
peinture de Hopper, qui pnetre a son tour les films de Hitchcock.
L'intuition de Jacques Aumont dans L'reil interminable se vrifie; la
peinture n'est jamais aussi efficace au cinma (dans le cinma) que
lorsqu'elle quitte I'explicite et le brouille. D'ailleurs, le cinma peut-il
rendre visible l' vnement de la peinture? La question est bien celle
de son vnement, et non pas d'une quelconque ekphrasis. Il ne s'agit
pas de filmer de la peinture, mais de filmer comme la peinture peut
tre vue, c'est-a-dire d'apparaitre dans ce qu'il y a d'intrinsequement
cinmatographique en elle. Il est alors juste de parler d'un devenir
cinmatographique de la peinture au sujet d'Edward Hopper. Ce
devenir cinmatographique prexiste dans l'ceuvre du peintre, et,
dans Rear Window, ce qui finit par apparaitre n'est pas une rfrence
a Hopper, mais la persistance d'une image comme celles qu'il a
figures. Non pas une ceuvre de Hopper, mais ce qu'il y a dja
de cinma dans cette ceuvre, redoubl, ou mieux, comme on le dit
familierement, doubl par Hitchcock. Cette conaturalit se produit
en un sommet du spculaire, et le film rend la cOlncidence verti-
gineuse . Des procds complexes de mise en abime, retenons
seulement celui du cadre, puisqu'il oriente vers la dfinition d'un topos
commun a Hopper et Hitchcock, celui de la solitude, et souligne donc,
a partir de la mme ide, l'htrognit visible annonce comme
condition de la tension entre peinture et cinma. Le plan-squence
inaugural fait 1'inventaire des cadres, et le mouvement qui explore la
cour, fentre par fentre, constitue le cadre de I'action, puis entre dans
I'appartement de Jeff, dcouvrant les cadres rels des photographies
avant de s'anantir sur I'appareil photographique du personnage,
motif principal du voyeur.
Chez Hopper, la peinture, au lieu d'tre seulement un arrt sur
I'image, signale souvent que le mouvement qu'elle suggere est impos-
sible. Cet impossible trouve une formulation thmatique quand, pour
Hopper, le cadre se fait I'instrument propre a cimenter la solitude. Ce
qui organise I'espace pour le peintre cre des images synonymes dans
h _
quand la peinture tourmente le cinma
le film quand s'ouvre un cadre dans le cadre, calant, dans le mur
devenu parergon, la fentre. Le devenir-cinma de la peinture augure
dans cette mise en tension la modification du theme commun; la
tension devient alors une variation ontologique de I'ide de solitude. Il
s'agit bien d'une variation ontologique et non pas d'une variation
eidtique qui supposerait des situations propres a la solitude thma-
tise diffremment mais selon le mme mdium. Ici, il s'agit de la
mme situation, du mme protagoniste - cette femme assise - mais
passant et basculant presque d'un mdium a un autre. Le tableau
Automat 1 semble avoir t extorqu au film, alors qu'il lui est bien
antrieur. La peinture dans le cadre cre une hypothtique commu-
naut d'espaces. Hitchcock, dans une scene dont le dcor reprend
jusqu'a I'ironie les termes d'Automat, orchestre la solitude selon un
nouvel espace, celui de l' optique. On ne voit plus la femme que par
cran interpos, au tlobjectif et hors cour, c'est-a-dire dans
l'angle le plus troit, dans l' angle mort, la OU l' on ne devrait plus la
voir, la OU seul peut se faufiler le tlobjectif. Il n'y a plus alors (et c'est
le mdium qui en fait la dmonstration) communaut d'espaces, mais
acces a un degr supplmentaire, ou plut6t a un degr spcifiquement
cinmatographique et hitchcockien, de la solitude. Le devenir-cinma
du tableau de Hopper n' est donc jamais tant avr et puissant que
lorsque le mouvement pouse un besoin, un dsir, ou une tension que
la vitre rend impossible, lorsqu'il ya redoublement de I'impossible par
la neutralisation, quand le cadre fait I'image fixe, la constitue comme
tableau alors que la construction de I'image transitait par un dsir (un
mouvement) de nature cinmatographique. Interrompu, ce dsir
est renforc par l'incapacit de I'image cinmatographique a tre le
double de I'image picturale, renforc par cette inaptitude de
I'image peinte (flit-elle celle de Hopper) a restituer la temporalit
complexe de la solitude telle que l'image cinmatographique la pense.
Ainsi s'crivent, selon la question du cadre, deux temporalits
d'une solitude apparemment identique. A partir d'elle, Hopper fait
voir Hitchcock qui a son tour fait voir Hopper. Suffit-il, pour expliciter
1. Edward Hopper.Automat. 9 ~ 7 huile sur toile, 71.5X91.5 cm. Des MOlnesArt Center, lowa.
36 la releve de la peinture par le cinma
le mystere de cette empreinte, de dire que ce peintre contemporain de
la naissance et de l' avenement du cinma a thmatis au plus haut
point dans sa peinture le septieme art? On sait qu' en amricain le mot
theatre dsigne aussi bien la salle de thiitre que le cinma, et l' on peut
dnombrer les tableaux consacrs non pas seulement a ce theme, mais
a cet espace de la reprsentation dans I'ceuvre. De The Circle Theatre de
1936 a Entr'acte de 1963 en passant par New York Movie (Cinma aNew
York) en 1939, la salle de cinma ou de thiitre est chez le peintre un
espace dans l' espace, un espace de la reprsentation dans l' espace de la
reprsentation. C' est sur cette scene que Hopper choisit de tirer sa
rvrence en 1965, dans Two Comedians (Deux personnages comiques),
en se peignant accompagn de son pouse Jo saluant une derniere
fois le public, un peu comme si, ralisateur de la vie et de la socit
amricaine, il sortait de l' ombre, des coulisses ou de la cabine de
projection, pour faire ses adieux. Le peintre de l'anonymat sort a demi
de l'anonymat (a visage dcouvert certes, mais ayant gard le costume
blanc d'un role improbable, costume qui fait moins penser a celui du
clown blanc qu'a la toile vierge d'un tableau en attente) dans cet
autoportrait de l'artiste avec son modele, peint deux ans avant la mort
du peintre.
Mais la rfrence thmatique au cinma et au thatre n'lucide
pas cette prsence de l' ceuvre de Hopper dans le cinma de son temps
et singulierement dans certains plans de Hitchcock. Risquons une
hypothese: cette prsence n'est pas anecdotique, elle n'est pas que
thmatique, elle tient a une donne spcifiquement cinmatographique
dans la peinture, et ce n'est donc pas un hasard si elle s'avoue avec une
telle prgnance dans les fiIms de Hitchcock. Oui, une prgnance,
quelque chose qui appartient proprement a la question de l'instant
prgnant tel que la peinture de Hopper, tres singulierement et
systmatiquement, l'impose. n ne convient pas de relire le texte de
Lessing en y instillant les questions que pose la diffrence entre la
peinture et le cinma, ni de rejouer l'opration de Lessing qui prten-
dait ruiner la rhtorique de l'ut pictura poesis (thorie qui voyait dans la
posie une maniere parlante de peinture et dans la peinture une
37
quand la peinture tourmente le cinma
maniere de posie muette) 1.11 s'agit, a partir de cet cart dans l'image
entre la peinture et le cinma, d'observer, par le prisme de la relation
trans Hitchcock/Hopper, ce qui est le theme majeur de la moder-
itive
nit dans le domaine de l' esthtique: la concordance des arts et
leurs diffrences fondamentales, leurs spcificits irrductibles, qu'il
appartient achaque art de dcliner, pas forcment pour son propre
compte mais dans s'on ordre propre, jusqu'a s'identifier a ce que serait
son essence. Le jeu de calques d'un tableau de Hopper sur le photo-
gram d'un plan interrompu de Hitchcock n'a de sens que s'il nous
me
tire vers une telle piste; Lessing, en opposant les arts plastiques en
gnral a la posie (pour lui les arts, donc aussi la musique et la danse,
procdant dans 1'0rdre temporel), indiquait bien que les arts plasti-
ques, ayant l'espace pour domaine, en sont rduits a l'instantan,
littralement a un arret sur image. Dcliner la question de l'instant
prgnant, acm du rcit, revient a saisir l'essence d'une ceuvre. pour
moi, I'homme tu par un serpent dans un paysage de la National
Gallery2, essence meme de I'ceuvre de poussin, manifeste de faGon
exemplaire cet instant prgnant, une panique de mort arrete dans un
geste et en son instant. Nul peintre au xx
e
siecle ne conduit mieux
qu'Edward Hopper a revisiter cette question, et pas exclusivement
parce qu'il est un peintre de l'imitation, mais parce que l'instant
arret, l'instantan, l'arret sur image que son tableau opere vient,
provient d'un rcit qui n'est plus celui de la vie mais celui du film
de la vie.
Un film, toujours le meme, dont le rcit deviendrait plus inutile
qu'nigmatique, non pas gomm mais sans intret particulier, c'est
probablement acela que tient cette sorte de laconisme et de monotonie
que ron perGoit dans la peinture de Hopper, ce que 1'0n croit etre de la
mlancolie ou 1'attente d'un vnement qui n'arrivera pas. C'est parce
que ce qui a eu lieu avant quivaut a ce qui aura lieu ensuite. Cet instant
prgnant qui se cimente dans le tableau en bloquant un mouvement
singulier fait oublier le rcit pour mieux sceller l' nigme d'un manque,
\. Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon. Paris. Hermann, 199
16 8
2. Nicolas poussin. Paysage au serpent dit aussi Les effets de la terreur. 4 , huile sur toile,
119
xI
9
8
.5 cm. National Gallery. Londres.
38
39
la releve de la peinture par le cinma
d'une absence ou d'une indiffrence qui s'impose pour l'etre de
l'image. Il y a la quelque chose d'incroyablement moderne qui dit la
prcellence de l'apparaitre sur la narration. Mais quels indices auto-
risent a dire qu'il s'agit d'un film? Chaque mouvement qui dpose
l'image vient du cinma, chaque mouvement est un mouvement de
camra, et il semble qu'aucun tableau n'y ehappe. L'image du tableau
vient interrompre le mouvement de la camra, le tableau est l'instant
et l'instantan qui coupent la parole au cinma. Le silence que l' on
entend dans les tableaux de Hopper n' est pas seulement celui d'une
gene ou d'un malaise entre les protagonistes, il provient et procede de
cet effet interrompu.
Hopper fait voir Hitchcock (a la fac;on dont on montre du doigt)
paree qu'il coupe la parole au cinaste qui met justement en jeu tous les
moyens, tous les outils, tous les mouvements, toutes les ressources du
cinma. Les images de Hitchcoek se dposent et se reposent, veillent et
parfois s'endorment dans les tableaux de Hopper. Temps mort,
comme disent les enfants quand ils interrompent un jeu. Et il Y a
d'autant plus de nostalgie dans ce temps mort que le jeu qu'on imagine
avoir t interrompu tait spectaculaire. C'est ce tres grand cart qui
ere la cOlncidence et non pas le reprage d'un quelconque motif,
comme s'emploient a le faire les critiques qui sentent eette affinit,
mais pour la ranger au magasin des accessoires. Ce mouvement de
camra est une empreinte dans l'image, son typos, mais a rebours, non
pas la marque de son envoi mais la marque de son arret.
On pourrait presque faire la dmonstration tableau par tableau,
les ranger par colonnes: ouvrir une colonne zoom et y inscrire
Automat et toute une thorie de tableaux interrompant le meme
mouvement, puis une rubrique plonge, puis contre-plonge,
et ainsi de suite. Achaque mouvement rpond une typologie de
l'image, une thmatisation en deoule. Mais une thmatisation
complexe, double d'une puissance de mtaphore propre a I'reuvre de
Hopper: la sensation de travelling, par exemple, guide vers l'image du
train, des rails, de la gare, mais cette sensation ne vient pas seulement
du fait que Hopper ehoisit un motif qui l'accentue ou la souligne, c'est,
au eontraire, la sensation de cet instant arret qui vient confrer au
quand la peinture tourmente le cinma
motif une puissance de mtaphore et d' embleme. Il y a bien un risque,
pour un spectateur qui s' en tiendrait a l'image, que le motif trop visible
s'impose en faisant oublier son origine: le travelling interrompu a
l'instant de l'image. Un tableau tardif tmoigne de eette complexit:
Chair Car, 1965. La puissance de la mtaphore se confond ici avec
l' essence du ciqma: le mouvement de camra qui est a son origine
finit par etre absorb par la mtaphore. Le tableau est une bobine qui
se droule, le dispositif plastique (ce qui est reprsent), les fenetres
du train et la lumiere jaune projete au sol par ces fenetres sont les
encoches d'une pellicule, et le mouvement du train enclenche celui de
la camra; nous sommes dans le compartiment immobile d'une chose
absolument en mouvement. Dans le tableau, je suis sur la pellicule, a
l'intrieur de la camra.
Quant ala sensation de plan-squence, la plus eomplexe, elle est le
mouvement arret hopperien par excellence. Une route qui tourne
pousant les fenetres d'une maison ou quelqu'un s'affaire, de l'autre
cot le personnage que nous suivions a disparu, le tableau est la, plan
interrompu - August in the City, 1945, par exemple. Le dessin prpara-
toire trahit le souhait de rendre un mouvement complexe, le crayon,
nerveusement, cherche aprendre le tournant que la fac;ade en rotonde
souligne. Le tableau, au contraire, cimente ce mouvement ; la peinture,
sa matiere, le fige. L'instant prgnant est devenu celui d'un non-
vnement, comme si la o n ~ venait de se rompre.
On traduit fruchtbare Augenblick par instant prgnant , mais l' on
pourrait aussi traduire par instant fertile , solidaire ala fois de ee
qui 1'a prcd et de ce qui lui fera suite. Un instant unifi par la pers-
pective et ne pouvant donc accueillir deux moments distinets du rcit,
de la storia. Dans August in the City, ce virage contrarie la perspeetive,
diete une autre loi. Il n'y va pas d'une transgression, mais d'une ambi-
gurt, l'image est absolument entre, entre deux plans. L'instant
prgnant est alors fcond d'une tension qui condense la dure en un
geste et dans une situation. Cette situation est ici en suspenso Une telle
condensation est improbable dans une reprsentation cireulaire;
Hopper soumet donc le tableau a une loi qui n'est pas la sienne, a un
point de vue qui n'est pas eelui du peintre, mais celui du einaste. Ou
40 la releve de la peinture par le cinma
plutt, il fait co-exister en un seul espace trois points de vue: celui du
spectateur de panoramas (en tant a 1'intrieur de la reprsentation),
celui du cinaste construisant un plan-squence, et celui du peintre
qui s'oblige a faire entrer dans le cadre du tableau de chevalet ce qui
n'y a pas sa place. (On observera plus loin combien la logique des
panoramas, anticipant le cinma, disqualifie 1'ide d'instant prgnant,
puisque ces panoramas ne comportent ni centre ni cadre.)
Toute 1'nergie dploye dans Rear Window: 1'intrigue, le suspense,
les mouvements de camra a n'en plus finir, rpondent a cette
sensation de film cass que ron prouve en regardant les tableaux de
Hopper. Faut-il s'tonner que 1'norme machine hitchcockienne soit
soudain compare a un tableau de chevalet? Faut-il s'tonner qu'un
rcit aussi complexe et aux rebondissements sans fin rejoigne l' nigme
d'un non-vnement fig dans une toile de petit format? Les fentres
qu'ouvre Hopper dans ses tableaux sont bien celles de Rear Window,
avec leurs vnements ordinaires amplifis jusqu'a 1'absurdit,
jusqu'au suspense, jusqu'a 1'obsession. Dans 1'<puvre de Hopper, par
une injonction du cinma, la mtaphore de la fentre s'est complexi-
fie. Elle ne cesse pas d'tre ce que le tableau a toujours t en pein-
ture: une fentre ouvrant sur le monde. Simplement, elle pouse un
modele comparable a celui qu'exploite Rear Window: une mise en
abime ou dans 1'instant et 1'instantan le rcit s'puise. sinterrompt.
Dans Rear Window, chaque fentre ouvre a un film dans le film, et les
cadres des fentres sont des crans simultans. L' esprit des tableaux
de Hopper est la synthese de ces simultanits, le silence, OU tous les
bruits des diffrentes bandes-son se confondent.
trange metteur en scene en vrit que Hopper, qui fit de son
pouse Jo la doublure de la plupart de ses tableaux et qui, des
avait compos une ironique carte de visite singulierement
hitchcockienne :
Hopper. maison fonde en 1881: Maison E. Hopper. bjets d'art et
d'usage courant. Huiles. gravures, eaux-fortes, cours de peinture, de
dessin et de littrature. rparation de lampes lectriques et de fen-
tres, dmnagement et transport de malles, guides pour la campagne.
menuiserie. blanchisserie, coiffure, lutte contre les incendies,
transports d'arbres et de fleurs. salles de banquets et de noces,
quand la peinture tourmente le cinma 41
confrences, encyclopdie d'art et de sciences, mcanique, gurison
rapide des maladies de l'esprit telle que l'inconstance, la frivolit et
l'amour-propre. Prix rduits pour les veuves et les orphelins.
chantillons sur demande. Exigez la marque dpose: Maison
E. Hopper, 3, Washington Square l.
Les intuitions de Hopper trouveront un dveloppement thorique
et cinmatographique ultrieur. La question de 1'instant prgnant, par
exemple, a un cho particulier chez Godard avec le sort qu'il fait subir
a un tableau de Lichtenstein dans Pierrot le Fou (1965). Que se passe-
t-il alors? Le tableau de Lichtenstein est une image capture a une
planche de bande dessine et draille de son caractere linaire pour
devenir une image en soi, dgage de tout rcit. Godard la rintegre, au
montage, a un rcit compos d'images htrogenes et 1'utilise pour la
faire <puvrer dans ce rcit; il la rend a son origine. Godard agit en
thoricien et en peintre. Qu'en serait-il d'Alfred Hitchcock peintre?
Le verdict de Rohmer et Chabrol: 1'un des plus grands inventeurs de
formes de toute 1'histoire du cinma , est indiscutable; Hitchcock est
peintre dans son cinma sans le savoir, et 1'invention de formes
tient souvent a un geste de peintre. n n'est pas le prraphalite que
l' exposition de Montral' a voulu faire de lui, mais un peintre entre
le paysagiste du dimanche, Salvador Dali, Winston Churchill, et
Sam Marlowe, le protagoniste de The Trouble with Harry (Mais qui a tu
Harry?, 1955). En 1915 dja, Hitchcock frquente les cours du soir
d'histoire de 1'art et ne se dplace pas sans un carnet de croquis,
tudiant mthodiquement les chefs-d'<puvre de la peinture anglaise.
En passionn de cinma, il est engag comme dessinateur de
titres a mi -temps pour le studio amricain Famous Players- Lasky
Corporation qui vient de s'installer en Grande- Bretagne. (Soulignons
par analogie et en guise de clin d'<pil a Hopper, en relisant la carte de
1. On a dit et redit ce qu'il y avait de spcifiquement amrieain dans la peinture de Hopper,
en en puisant les motifs. Ce n'est bien sur pas faux, mais il appert que la dimension cinma-
tographique a dans son ceuvre un role deisif. On ne comprend la singularit d'un crivain
tel James Salter que dans une sorte dhritage. eomme si, pour l'crivain, l'criture naissait du
einma et de la peinture.
Hitchcock a.nd a.rt, Fa.tal cainc:dences, The Montreal Museum of Fine Arts, novembre
mars Montra!.
43 42 la releve de la peinture par le cinma
visite que le peintre avait invente.) C'est alors qu'il rencontre George
Fitzmaurice, cinaste, form a la peinture et aux beaux-arts. Avec lui,
Hitchcock apprend a dessiner plan par plan ses films :
Pour moi, un film doit etre planifi sur le papier. .. Je ne regarde
jamais avec la camra; je pense seulement a un cran blanc qui doit
etre rempli comme on peint une toile l.
L'cran et le cadre se confondent, 1'cran se fait toile, mais il pose
une contrainte (comparable a une contrainte de format), une condition
et une donne pralables avec lesquelles il va falloir composer. Pour
cette raison, la toile-cran est souvent, dans son cinma, une toile de
fond ou Hitchcock brosse 1'arriere-plan pour les extrieurs (ces films
dans le film qui dfilent au second plan et sont 1'horizon de 1'action).
Sur cette toile de fond, en gnral, il dispose et organise le dcor :
videmment le dcor intervient dans le plan prliminaire et, souvent,
j'en ai une ide assez prcise. J'ai tudi les beaux-arts avant de me
lancer dans le cinma, parfois je pense d'abord aux arriere-plans 2.
On se souvient de la scene de l' orage dans Mamie (Pas de printemps
pour Mamie, 1964), mais regardons attentivement 1'arriere-plan;
attentivement parce que cet arriere-plan n'est a priori pas fait pour
etre vu, tout dans le dispositif de mise en scene en appelle a 1'urgence,
a la soudainet et doit s'accorder prcisment a la violence et au
traumatisme, a la violence d'un traumatisme qui se dnoue en une
treinte. Mais voila, 1'arriere-plan renvoie a une analyse iconologique,
sommaire certes, mais iconologique: derriere le bureau tronent deux
portraits, sorte de cales psychologiques, machoires d'un tau dsuet
pour dire le pass du protagoniste Mark Rutland. On sait qu'il est veuf,
mais il n'y a pas de portrait de son pouse disparue. Trone en revanche
un portrait de Sophie : photographie d'un jaguarondi, petit flin cadr
par le photographe telle une starlette, qu'quilibre de 1'autre cot une
reproduction d'un portrait de Madame Czanne, austere et distante,
1. Cit par Charles Thomas Samuels, Encountering Directors, New York. G. P. Putnam's Sons,
1972, p. 23+.
2. Sydney Gottlieb. Hitchcock on Hitchcock, Selected Writings and Interviews, Berkeley,
University of California Press, 1995, p. 255
quand la peinture tourmente le cinma
en chignon. Ces deux images sont la a la place de la photo absente, de
la photo de 1'absente. Le souvenir de la morte est cart, sinon effac
par les deux images qui triomphent a sa place. Deux images qui, en
superposition, tracent les contours d'un idal fminin du veuf: un
petit flin imprvisible mais apprivois, une dame austere en chignon,
pouse d'un r n ~ peintre, Je surinterprete, mais par jeu de calques,
a la couleur des cheveux pres, nous ne sommes pas loin de Marnie
(et d'ailleurs, a la couleur des cheveux pres... n'oublions pas que 1'un
des premiers gestes de Marnie est de retrouver sa teinte naturelle de
cheveux, sa blondeur parfaitement hitchcockienne). L'pouse dfunte
aura droit a une ultime mort puisque sa vitrine, cercueil vitr des
objets symboles de sa vie, sera dtruite d'un coup par une branche
d'arbre, instrument de 1'orage furieux. Mais cela aussi tait annonc,
crit dans 1'arriere-plan. Par un effet de zoom et de flash-back sub-
jectif, reviennent, a la seconde OU la branche dtruit la vitrine, les
images d'un arbre dracin et d'une boule de feu, planche double d'un
livre ouvert a 1'arriere-plan, qui annoncent et expliquent, cales entre
le portrait de Sophie et celui de Madame Czanne 1, la tempete, l' clair,
la vitrine brise et tout le reste: 1'pouse et les derniers souvenirs
disparaissant une fois pour toute, corps et biens . Lorsque Rutland
se prcipite pour secourir Marnie, sa silhouette puissante libere pour
le spectateur la vision simultane des deux images annonciatrices. (On
retrouve ce principe de mise en scene dans The Wrong Man (Le Faux
coupable, 1956) lorsque 1'ombre de Vera Miles joue avec 1'image du
Christ au mur de la chambre, comme si le premier plan et 1'arriere-
plan travaillaient a cet instant dans un rapport de rivalit et d'anta-
gonisme complmentaires.) Est-ce un hasard si c'est pendant cette
scene si parfaitement orchestre sous 1'angle iconologique, avec cet
arriere-plan si modestement en ordre de bataille, que Hitchcock fera
clater, lorsque les clairs de 1'orage font voir rouge a Marnie, cette
rplique sublime: Je vous en prie, faites arreter les couleurs!
1. Madame Czanne est sempiternellement reprsente en chignon. Il n'y a, ma eonnais-
sanee, qu'un seul tableau d'elle qui fait exeeption, Madame Czanne au.x cheveux dnou.s,
1883-1887, huile surtoile. 62X51 cm, eolleetion MeIlhenny, Philadelphie.
45
44 la releve de la peinture par le cinma
Parmi les peintres que je citais en maniere d'ironie et de
comparaison, j'aurais pu ajouter Constable a Churchill et Turner a
Dali. Hitchcock est le seul artiste aavoir conjugu, le temps d'un plan,
Constable et Turner: quand le rouge clabousse et inonde l'cran de
Mamie, n'est-ce pas un geste ala Turner trouant le paysage OU 1'artiste
vient de peindre une chasse acourre?
L'autre maniere d'utiliser 1'arriere-plan et le format cran de la
toile est d'y peindre, a la fat;on d'un peintre de paysage, la fort
du Vermont, comme dans The Trouble with Han;. Le paysage y est la
synthese savante de ces films dans le film qui dfilent sempiternelle-
ment derriere le protagoniste. Il laisse la sensation d'une frise au
premier plan, danse macabre et ironique, dambulation iconique,
a la fois comble du naturel et du factice. (Magnifiquement photo-
graphi par Robert Burks, ce film met en valeur les flamboyants
feuillages d'automne du Vermont. En ralit, il s'agit, pour la plupart,
de feuilles en plastique fixes aux arbres, que de terribles temptes
avaient totalement dnuds juste avant le tournage.) Les personnages
vont et viennent, ils parcourent ce paysage, le traversent de long en
large, ils vont d'un bout de 1'cran a 1'autre et reviennent. Leur
promenade a son quivalent et son cho dans ce geste qui enterre et
dterre le corps du mort. Lors des scenes situes dans le village, ils
sont de nouveau au premier plan, mais rentrent aussitt dans la fort,
comme absorbs par le dcor, pour s'y aventurero Le film prend ainsi
curieuse tournure, entre Le Septieme Sceau de Bergman et le meilleur de
Walt Disney, or le paysage du Vermont s'accorde ala tonalit allgo-
rique d'un conte ou d'une fable. Nice ou Marrakech - To Catch a Thief
(La Main au collet, 1955) et The man who knew too much (L'Homme qui en
savait trop, 1956) - ne permettaient pas cela, 1'exces d'exotisme les
condamnant arester des toiles de fondo To Catch a Thief et The man who
knew too much utilisent cette forme devenue parodiquement hitchco-
ckienne: cette sparation entre 1'action et le dcor, aveu d'incompos-
sibilit surmonte qui fait exister deux films en un, mais 1'un
devant 1'autre. Cet artifice est un geste de peintre, une fat;on de faire
se dployer Marrakech, par exemple, tel un dcor, de lui donner un
supplment d'exotisme OU ce qui pourrait tre absorb par la mise en
quand la peinture tourmente le cinma
scene et le jeu des acteurs doit demeurer absolument tranger et
rsolument trange. Sjournant a Marrakech, tournant a Marrakech,
Hitchcock rsiste a toute tentative d'absorption, la toile de fond doit
rester une toile de fondo C' est pourquoi The Trouble with Han; est
finalement le film le plus exotique et le plus droutant, et 1'automne
dans le Vermonj: le comble de 1'exotisme. C'est un hapax dans 1'ceuvre
de Hitchcock. 1'action appartient au dcor, et le choix extravagant de
Shirley MacLaine semble avoir t guid par lui, comme s'il avait fallu
une actrice rousse et noisette avec un petit gart;on atte d'cureuil
pour entrer dans un tel tableau par un effet de mimtisme pictural,
mais aussi dans une sorte de souci d'identit et d'appartenance aune
terre natale et aune saison: une fille du Vermont en automne.
Cette ide que Hitchcock compose avec l' cran blanc comme
avec une toile a, dans son cinma, au moins deux occurrences
tres particulieres: 1'une banale au dbut de 1'ceuvre, dans Blackmail
(Chantage, 1 9 ~ 9 1'autre gniale et beaucoup plus complexe dans
Spellbound (La Maison du docteur Edwardes, 1945). Dans Blackmail. la
squence de 1'assassinat du peintre par la jeune femme qu'il tente de
violer a quelque chose de splendidement prmonitoire: cette blonde
se dfendant contre un artiste inaugure un programme. Je rsiste a
dtailler un lexique d'obsessions qui seront celles du cinma de
Hitchcock pour garder de cette scene deux tableaux. Le premier, une
bauche d'elle dvtue, abandonne par le peintre, qu'elle signe ou
plutt souligne de son nom: Alice White l. L'autre tableau est le
portrait d'un bouffon sarcastique et obscene, tmoin de toute la scene.
Il en est 1'incipit lorsqu' elle rit en le dcouvrant, lui rendant son geste
et sa grimace. Ala fin de la scene, en clture du drame, elle fera le geste
de poignarder le bouffon avant de caviarder son nom, anantissant le
mot White en le maculant de noir, et dtruisant ainsi la piece a
conviction. (Hitchcock se souviendra de ce geste dans Han;, quand il
fera dire apres une retouche du portrait du mort: Vous venez
d' effacer une piece aconviction. ) En pilogue, les deux tableaux sont
emports, colls 1'un a 1'autre. L'esquisse du corps d'Alice oblitere
1. Par lapsus, je me suis longtemps souvenu du nom de Lucy White. ajoutant au blanc
de la toile vierge une note de lumiere.
46
47
la releve de la peinture par le cinma
alors la face creve du bouffon. Le geste de la rptition, poignarder le
portrait du bouffon, est la en place du meurtre que ron ne voit pas,
geste en deux temps OU le tableau remplit un office assez semblable a
celui observ dans The Picture of Dorian Gray et Pandora. En frappant le
bouffon, Hitchcock insiste sur un geste a blanc, il s'agit la d'une
rptition au double sens du moto La robe, celle jete par le peintre,
couvre le tableau; en reprenant sa robe, Alice dcouvre a nouveau la
trogne du bouffon qu'exaspre elle frappe. Puis elle dchire la toile,
arrache les couches maroufles, et ce geste conjuratoire est le
symtrique de celui de se rhabiller. Le couteau qu'elle tient a la main
cligne et scintille, lance des clairs. Dans Spellbound, Hitchcock
retrouvera ce brasillement rfract par un couteau, a la table du
djeuner, au dbut du film. Et par mtaphore et retournement, le
flash, dans Rear Window, parce qu'il brille d'une lumiere aveuglante,
devient une arme assez puissante pour retarder 1'avance de Thorwald.
Le cinma amplifie le geste du photographe et se 1'approprie, 1'appareil
photographique est charg a blanc, la lumiere du flash blouit jusqu'a
1'aveuglement et sature 1'cran. Dans Blackmail, le geste de poignarder
le tableau est 1'cho d'un geste qu'on ne voit pas, et cet cho se
rpercute ensuite dans le film: le mot knife est rpt et rpt
encore par la voisine. La puissance du mot met la scene sous scells.
L'action est visible en diffr grace a son substitut, le tableau, et 1'am-
plification par la lumiere de 1'outil du meurtre, le couteau, exacerbe
cette visibilit. Enfin le mot knife conclut une action entierement
reconstitue. Un peu plus tard, dans les rues, le regard s'attarde sur les
nons d'un music- hall OU clignote un poignard.
Dans Spellbound encore, on garde en mmoire cette magnifique
rplique du docteur Petersen: Le mot blanc est notre alli, et le
mot white est essentiel pour 1'enquete d'Ingrid Bergman. Dans ce
film, le blanc, l' cran, la toile, la surface encadre et blanche est la
surface de 1'nigme. Si Mamie est un film clabouss de rouge,
Spellbound est un film satur par le blanco Ce blanc prlapsaire est
1'cran OU doit naltre 1'nigme, forme de la perte de conscience.
Spellbound n'aurait pas pu etre autrement qu'en noir et blanc, meme si
on sait que la scene du reve a failli etre en couleur. Dans les archives
quand la peinture tourmente le cinma
Selznick se trouve cette rflexion: La squence du reve est tres
bonne, pourquoi ne pas 1'avoir tourne en couleur? Le bazar des
dcors de Dali oblitere en fait quelque chose de plus subtil, de plus
surraliste aussi, dans le rapport qu' entretient ce film avec 1' acte
crateur , le geste du peintre, son principe et son intuition.
Spellbound est up film dessin, le blanc est d'abord cette feuille
blanche OU le cinaste va dessiner son film. Plus exactement, il va y
tracer a plusieurs reprises, sur le mode de 1'esquisse, une intuition,
toujours la meme, qui opere, comme des esquisses successives le
feraient pour un tableau, une avance dans 1'nigme. Le blanc est la
surface OU 1'enquete, pour retrouver une identit, se droule, a la fois
surface de la perte et indice de la reconquete : quand Gregory Peck doit
choisir un pseudonyme, il dit John Brown . Le blanc est
vritablement un leitmotiv avant d'etre un abime. Fond, surface et
paisseur d'une nigme, il dcline ses identits: 1'enveloppe et le
coupe-papier au tout dbut du film, avant 1'arrive de Gregory Peck
sous la double identit: Edwardes- Ballantine, le blanc du bloc
opratoire et celui de la salle de bain ou il se trouve cern par les objets
et le dcor d'une blancheur imparable, et ou il est alors pris d'une
vritable crise obsidionale. C' est aussi, bien sur, le verre de lait (au
bromure) qui opercule de blanc l' cran, tout l' cran. Cette saturation
de 1'cran par une non-couleur signifie trivialement qu'il faut y faire
un dessin pour accder a 1'origine du traumatisme et de la perte de
mmoire. Le blanc devient la matiere ou Hitchcock dessine son
intuition: dans le djeuner inaugural, la fourchette trace un chemin
sur la nappe, puis le couteau rfracte la lumiere avant d'effacer les
traces. Plus tard dans le film, nous assistons a la reprise articule
en deux scenes de ce motif: la trace de la fourchette sur une surface
blanche. Dans un premier temps la scene qui conclut 1'norme
machine dalinienne: une scene vertigineusement modeste et efficace,
au point d'clipser tout le fourbi du dcor qui vient d'etre mis en place,
a 1'instar de la rsolution d'une nigme qui dblaie le bric-a-brac des
indices. Edwardes- Ballantine, occup a boire son caf (un liquide noir,
anticipateur par contraste), est averti par la sensation, celle du blanc,
que dehors la neige envahit la rue en pente du village. Une sensation ou
48 la releve de la peinture par le cinma
une intuition confirme par le regard que portent les deux mdecins
vers 1'extrieur. On voit d'abord la fentre, cadre dans 1'cran, qui
contient une scene d'hiver, le dtail d'un petit village ou il commence a
neiger. Le mouvement de la camra pouse celui de 1'intuition, il
zoome pour dfinir un cadre dans le cadre, un carreau de fentre,
pareil a un petit tableau ou une page blanche pour un dessin. Ce n'est
pas une focalisation sur un dtail, mais l'espace dcoup pour une
esquisse, le trait qui trace en acte 1'intuition. La mise en scene est celle
d'un dessin pour 1'bauche d'un tableau, a un dtail pres: ce tableau est
le film. Alors, comme la fourchette t r a ~ a i t des lignes paralleles sur la
nappe immacule, un traneau dessine un motif identique dans la
neige.
La seconde scene de reprise du motif sera conclusive. A la fin
du film, le docteur Petersen, inquiete, et Edwardes- Ballantine,
crisp, skient 1'un a cot de 1'autre, suggrant le motif, cette fois non
apparent. Un dcor dfile derriere eux, conformment a 1'esthtique
hitchcockienne que j'ai souligne plus haut, un paysage de montagne
ou le blanc de la neige se confond avec celui de l' cran. Nous savons
que nous allons toucher a la rsolution de l' nigme.
Il faut, pour comprendre le mcanisme de cette intuition, se
reporter a deux reuvres de Klee appartenant a la collection de
Hitchcock: Odysseus, 1944, et Seltsame ]agd (Chasse trange), 1937'
Ces deux tableaux ont vritablement de 1'importance pour Hitchcock:
il aime se faire photographier devant eux et se plait a dclarer,
confondant un peu tout: Je me compare a un peintre abstrait. Mon
peintre prfr est Klee En superposant soigneusement les 1
principes qui rgissent ces deux reuvres, et bien sur en supposant la
connaissance d'reuvres de Klee contemporaines de celles-ci, alors un
geste d'artiste se dvoile, qui correspond tonnamment a ce motif de
lignes, cette aventure de lignes qui est au creur du scnario de
Spellbound. Les deux reuvres de Klee ont assurment form le regard de
Hitchcock qui vit avec elles (pour l'anecdote, il suffit de voir aquel
point la frise du gnrique de The Trouble with Ha1TJ s'inspire jusqu'a la
l. Cit par Charles Thomas Samuels. Encountering Directors, op, cit., p. ~ 9
49
quand la peinture tourmente le cinma
caricature de l'esprit de Klee). Je ne suggere pas qu'il y a la le dcalque
d'une reuvre dans un film, mais que souterrainement, a partir des
reuvres de Klee qu'il possede et d'une constellation d'reuvres de
documentation qu'en apprenti collectionneur il compulse, le cinaste
apprend quelque chose du peintre. En quelque sorte, a partir d'une
reuvre assez anecdotique, Odysseus (et c'est sans doute prcisment
a cause de ce caractere anecdotique qu'elle a plu a Hitchcock), il
remonte le cours d'un principe crateur.
Il est amusant d'observer qu'Odysseus et Seltsame ]agd racontent
tous deux une histoire, une fable ou un mythe qui n'est pas sans
rapport avec Spellbound. Hitchcock connaissait des dessins de Klee
contemporains d'Odysseus, peut-tre Rendre visible, 1946, qui constitue
a la fois le scheme et l'accomplissement du principe que je viens
d'baucher. Cette intuition de peinture - ce geste de peintre passant
dans le cinma - peut tre, sinon lucide, du moins approche, autant
qu'on puisse approcher la source d'une intuition. C'est, a l'intrieur
d'un film, du film, une sorte de symtrique de cette pliure cinmato-
graphique dans la peinture observe chez Hopper: ici, un pli pictural
dans le cinma.
Je ne rsiste pas, en constatant ce retournement, a citer ce que Klee
crivait dans un texte contemporain d'Odysseus :
Tout devenir se fonde sur le mouvement. Dans son Laocoon qui nous ft
gaspiller naguere quelques essas de rflexons de jeunesse, Lessng
s'vertue a opposer un art que rgrat le temps a un art que gouverne-
rat l' espace. Ay regarder de plus pres, l ne s' agt la que de pdantes
divagatons; car l' espace aussi est un concept temporel. Il faut du
temps pour qu'un pont devenne mouvement et lgne, Ou qu'une ligne
mette une surface en se dpla;:ant. Ou, enfn. que les surfaces
produsent des espaces l.
Ces aventures de lignes, cheres a Paul Klee, trouvent dans le film de
Hitchcock ce pouvoir temporel revendiqu par le peintre. Elles laissent
aussi la trace, apres que l'nigme a t rsolue, d'une autre nigme:
celle de la genese d'une intuition devenue forme. D'ou viennent, dans
1. Paul Klee, Credo du crateur, dans Thorie de l'art modeme, Paris, ditions Gonthier,
1975, p. 37. traduction rvise.
50
la releve de la peinture par le cinma
quand la peinture tourmente le cinma 51
Spellbound, ces deux inventions de formes hallucines et hallucinantes,
le fondu au blanc apartir du verre de lait et 1'incroyable claboussure
rouge qui, le temps d'une seconde, d'un dclic, envahit 1'cran, quand
le canon du revolver se retourne contre le docteur Murchison et en
meme temps met en joue le spectateur? Tache invraisemblablement
rouge dans un film au noir et blanc sans pareil, claboussure rouge
qui confere au blanc le statut d'une couleur, mais qui avoue surtout
ce que Hitchcock ne peut, ne sait, ne veut pas montrer, comment le
petit garc;on bouscul par son frere s'empale sur les fers de la grille.
Ce rouge envahissant 1'cran deviendra le leitmotiv de Mamie. Par
un geste de peintre, Hitchcock pousse !'image au bord d'elle-meme, ou
plut6t, par ce motif d'aveuglement, il dtruit, il clate 1'image. Elle
clate et dborde 1'cran, parce qu'elle sature le cadre, elle donne une
ultime dfinition de l' cran. l'cran deviendrait ce cadre dbord
par le fondu au blanc et par le rouge du coup de feu final dans
Spellbound, par le rouge dans Mamie, par le flash dans Rear Window, par
1'clat du couteau dans Blackmail, par le feu d'artifice, enfin, dans ro
Catch a Thief. L' cran devient une sorte de all over 1
En peinture, le motif est le moteur du tableau, son motus, la mise en
mouvement de la peinture. Ce motif n'est pas seulement le sujet mais
la lumiere, une lumiere institue qui met en la scene et met en
scene L'espace du tableau en dpend. Le rouge, le pourpre
plus exactement, est pour Goethe, dans ses la couleur
qui contient toutes les autres. Elle rivalise avec le gris qui s' obtient
en faisant tourner le cercle chromatique en son entier. Le rouge est
une couleur totale. La derniere image de Spellbound est en fait une
destruction d'image. Par leitmotiv, dans Mamie, le rouge est ala fois la
synthese de la lumiere par aveuglement et la couleur de 1'Augenblick
(c' est galement Goethe qui le dit). Ces instants trouent le film, ils sont
la forme cinmatographique de !'instant prgnant.
1. On sait que Hitchcock avait voulu acheter un tableau de Dubuffet; Pollock. ii mon sens,
aurait t galement accord ii de tels gestes de cinma,
Johann Wolfgang von Goethe, Traite des couleurs, Paris, ditions du Centre Triades, 1980,
p.
Mamie acet gard est exemplaire: 1'instant de 1'angoisse est rouge
parce que toutes les couleurs s'en melent. Le rcit rebondit chaque fois
sur cet instant qui fconde le film. Hitchcock avait mis cette hypothese
au brouillon dans ro Catch a Thiej, en faisant du feu d'artifice 1'acm du
rcit, un baiser pour une histoire de diamants vols qui explose dans
1'cran. que !'instant prgnant et la saturation de 1'cran
par la lumiere cOIncident dans le cinma de Hitchcock a sa matrice
dans Rear Window. La scene du flash qui sature 1'cran de lumiere et
aveugle Thorwald et le spectateur est la seconde de la peur, a la fois
rsum et sommet du film,
La peur et l' angoisse auront trouv dans le cinma de Hitchcock une
forme particuliere. L'instant, qui est l' vnement de cette forme, la fait
non seulement voir mais prouver par le spectateur. Ce pouvoir de la
sensation, qui est le propre du cinma de Hitchcock, l' est pour avoir
accord un absolu crdit a1'image, comme si elle tait investie d'une
charge de vrit et d'un supplment de prsence par rapport au rel.
D'ailleurs, une dimension religieuse et votive traverse au moins un
film de Hitchcock: The Wrong Man (Le Faux coupable, 1956).
The Wrong Man, cal entre The man who knew too much et Vertigo
(Sueurs froides, 1958), film mal aim de Hitchcock - et film insolite OU
Ferrara a puis le meilleur de ce qu'il a fait lui -meme -, est peut-etre
celui qui prend le plus au srieux le pouvoir d'une image dans 1'image,
d'autant plus que celle dont il est question est une image du Christ.
Au dpart, elle fait partie du dcor, solidifiant 1'arriere-plan de la
chambre de Manny et Rose Balestrero. Au moment de la rsolution du
film - Manny/Henry Fonda en dernier recours, prie, instant simultan
ala dcouverte du vrai coupable -, cette image va soudain sortir de
1'arriere-plan pour devenir le centre du rcit. Le statut de 1'image dans
le scnario impose une phnomnalit particuliere lie asa fonction
dans la digese.
De la meme maniere que 1'intuition se dessinait par un jeu
de cadres dans 1'cran dans Spellbound, l'image du Christ encadre,
comme si elle se suffisait aelle-meme, sans etre servie par un mouve-
ment de camra particulier, s'impose - cadre dans 1'cran - par son
seul pouvoir d'image; elle s'impose dans l'cran, dans le plan, et rtro-
52
53 la releve de la peinture par le cinma
activement dans le film. Il ne s'agit plus, comme dans d'autres films de
Hitchcock, par 1'entremise d'un tableau, d'un simple portrait arch-
type ou d'un double diffr du protagoniste (c'est le cas dans Rebecca,
1940, ou Vertigo), mais d'une vritable apparition. Certes 1'image du
Christ double celle de Manny Balestrero, a un moment OU il est dans
une situation christique, sans recours ni secours, ayant pour seule
issue la priere. Le Christ au mur n' est d' ailleurs pas un Christ en croix,
mais, nonobstant 1'aurole, un homme parmi les hommes. Cette
reproduction apparait deux fois dans le film: au dbut, OU elle passe
presque inapen;ue, et dans cette rsolution selon une vritable
apparition.
Deux scenes symtriques tiennent le film en tau. Au
commencement, le basculement dans la folie pour Rose a lieu dans
cette chambre; parmi quelques tableaux anodins, dont deux portraits
de femmes, on apen;oit cette reproduction du Christ qui sort, au sens
le plus rigoureux du terme, de 1'ombre de Rose et joue a cache-cache
avec cette ombre au moment OU elle dit: Ils ont dmoli ton alibi! Ils
nous craseront! Quelque chose alors se brise dans leur vie (pour ne
pas avoir vu cette image ou avoir t abandonns par elle) et se brise a
1'instar du miroir contre lequel Manny bute a cet instant. On voit son
front ouvert dans le miroir bris: une image disloque, les deux
moitis d'un meme visage qui ne cOlncident plus. C'est sur ce visage
que la schizophrnie de Rose s'explique. A la fin du film, nous
retrouvons cette chambre et ce chromo du Christ, mais un effet
d'anamorphose impose une modification ontologique du statut de
1'image. La camra cadre la reproduction dans 1'cran, insiste, la tient
en suspens ; on voit de dos, semblable a une ombre, la silhouette de
Manny. Le catholicisme de Hitchcock n'a jamais t aussi revendiqu
qu'a cet instant, dans cette fa;:on simple et singuliere de montrer,
sinon un miracle, du moins une priere exauce. Hitchcock nous dit
qu'il faut prendre absolument au srieux les images, les images et les
gestes, c'est-a-dire le cinma.
Le psychiatre explique a Manny la folie de Rose: Elle vit dans un
autre monde, un paysage effrayant qui serait comme la face cache de
la lune; vous etes la et les enfants aussi, mais elle vous voit comme des
quand la peinture tourmente le cinma
ombres monstrueuses. Elle sait qu'elle vit dans un cauchemar dont elle
ne peut sortir... Dans cette description, il y a en substance, au-dela
du diagnostic, la description d'un film peut-etre expressionniste, en
tout cas d'un film de Hitchcock. Le pouvoir attendu et escompt des
images que Hitchcock fabrique est dcalqu du pouvoir de cette figure
du Christ dans Th.e Wrong Man. Dans son cinma, quelque chose leste
les images, ici un poids religieux, qui donne a chaque geste de
1'importance (mettre en scene, n'est-ce pas vouloir a la fois que chaque
geste soit vrai, mais aussi, pour le cinaste, confrer au geste le pouvoir
d'etre un signe et parfois un symbole?). Dans la scene du tribunal, le
tmoin doit, pour dsigner en Manny le coupable, lui toucher 1'paule
au moment OU il grene son chapelet. En dirigeant cette scene,
Hitchcock s'est souvenu du Christ au Mont des Oliviers: Judas, c'est
par un baiser que tu livres le Fils de 1'Homme [Luc 47-48]. Or,
celui qui le livrait leur avait donn un signe en leur disant: Celui que
j'embrasserai, c'est lui. Arretez-le et amenez-le sous bonne garde
[Marc 14, 43-46].
L' ceil de Psycho (Psychose, 1960) est la reprise de l' ceil gigantesque
du reve dans Spellbound, un ceil- maelstrom ou tout le film, a cet
instant, semble vouloir se dvider. Acet ceil-vortex, ou doit s'engouf-
frer tout le visible, rpond une image mystrieuse, puissante, lourde,
celle du dernier plan de The Birds (Les Oiseaux, 1963), une image
portant tout ce qu'est le film et tout ce qui vient d'avoir lieu. A cette
minute, tout stagne sans etre en reposo Il s'agit d'une fausse accalmie,
tout est pret a se soulever i nouveau.
Le surgissement des formes dans le cinma de Hitchcock rpond
a une ncessit interne au rcit, une goulotte subliminale, un conduit
souterrain par lequel le film se viderait d'un coup: par la douche
de Psycho (le raccord entre la douche et 1'ceil se fait immdiatement>,
par le trou du canon qui nous vise dans Spellbound, ou encore par
hmorragie, comme dans The Birds ou Mamie. Dans Mamie, la couleur
rouge dclenche achaque fois une explosion d'angoisse, c'est la
tache d'encre sur le chemisier blanc, les pois rouges sur la casaque du
jockey, la veste rouge dans la scene de chasse a courre. Chaque fois, en
55
54 la releve de la peinture par le cinma
trouvant la meme dtermination ontique, 1'angoisse se vide un peu,
progressivement, par dtonations et saignements successifs.
Dans The Birds, le meme principe d'coulement par hmorragie a
lieu, mais a la fin le conduit se bouche, comme si le chenal du film
avait voulu aboutir a cette image qui est une hmostase: cette flaque
stagnante, mais remuante d'oiseaux. Ce plan des oiseaux envahissant
l'image est l' quivalent du plan de l' reil dans Psycho dbordant le cadre
pour devenir le lieu meme de l' cran. Oui, l'cran est un reil, un reil
norme qui se transforme en tourbillon. Dans The Birds, le film ne
finit pas, ne s'coule plus, reste en suspenso On prouve cette sensa-
tion d'Unheimlichkeit telle que Heidegger la pense : la sensation d'etre
tranger chez soi, tel un climat liminaire ouvrant a 1'angoisse.
Apres les yeux de papier crevs et dcoups dans Spellbound,
Hitchcock a dcid qu'il fallait crever les yeux en vrai, que les oiseaux
allaient dvorer les yeux des hommes. Cette flaque d'oiseaux qui
obstrue la fin du film a une puissance raliste et onirique proprement
vertigineuse. Elle fait cho aux images explosives, disruptives et
coruscantes qui claboussent 1'cran: les clairs rouges dans Mamie, le
flash de Rear Window, le coup de feu dans Spellbound, le feu d'artifice
de To Catch a Thief. le dis 1'cho, mais ce n'est pas tout a fait cela, c'est
plutat le plan d'une irruption qui ne peut pas avoir lieu, d'une
dtonation impossible, d'une catastrophe suspendue dont 1'clat ne
rglerait rien, une hmostase qui condamne au lieu de sauver.
Chaque scene de The Birds est le cratere secondaire d'un volean
invisible, on imagine une solution formelle impossible, l' amplification
atomique du feu d'artifice de To Catch a Thief ou de la dtonation
de Spellbound. La fin de The Birds a encore plus de puissance que les
explosions qui la prcedent en anantissant l' cran, prcisment parce
que 1'explosion n'a pas lieu. Ce dernier plan est celui d'un vertige, mais
d'un vertige a plat, sans prcipice. On retrouve bien sur la peur du vide
propre au protagoniste hitchcockien, mais transforme en ce vertige
ontologique qu'est 1'angoisse, puisqu'il n'y a plus de dtermination
ontique a ce vertige. C' est 1'horizon, l'alentour, le monde tout entier
qui est devenu l'espace de la chute. L' cran est un nid de mort, le nid
de tous les oiseaux, 1'aire de la mort et de 1'angoisse, le berceau
quand la peinture tourmente le cinma
pour convertir 1'angoisse et la terreur en forme, et les apprivoiser.
Hitchcock a film une immobilit qui bouge, 1'corce d'une terre
humide et moisie couverte de plumes, de duvet et de djections. Une
croute qui se souleve d'une respiration malade et de 1'imminence
d'une catastrophe qui pourtant a dja eu lieu.
Le cinaste a ~ r i q u le totem, 1'image drisoire et cynique de cette
angoisse, comme s'il fallait en garder un syrnbole manipulable. Donald
Spoto rapporte cette anecdote :
Bien avant le dmarrage de Mamie, Hitchcock envoya ala petite fille de
Tippi Hedren, qui avait cinq ans, un cadeau trange et tres effrayant:
une poupe coteuse et sophistique reprsentant sa mere habille
comme le personnage qu'elle interprtait dans The Birds, avec le meme
costume vert et la meme coiffure lgante, mais la poupe tait
emballe dans une petite boite en sapino Puis, prenant prtexte d'une
sance de maquillage complique, Hitchcock fit faire un masque de
son actrice dont il conserva longtemps pres de lui les traits dlicats a
jamais fixs dans ce repos parfait. Un autre admirateur aurait pu
vnrer une de ses photos, une de ses bagues ou un de ses vtements,
mais Hitchcock avait dja fabriqu lui-meme ses photos, ses bijoux et
ses costumes. La poupe et le masque avaient peut-etre une valeur
magique entre la vie et la mort, comme les totems d'une grande et
ncessaire souffrance l.
Ce masque mortuaire a un sens tres au-dela de la pathologie
amoureuse, il est le viatique de The Birds mais aussi de Mamie et dit
quelque chose de l' essence meme du portrait. Au XVII e siecle, le
masque mortuaire jet en platre servait au peintre a faire ensuite le
portrait du mort.
Dans Under Capricom (Les Amants du Capricome, 1949), il existe un
portrait qui n'est pas un tableau mais proprement une apparition: en
une seconde, Ingrid Bergrnan va retrouver une image d'elle perdue.
Michael Wilding lui offre de se voir ainsi parce qu'illa voit ainsi. Pour
qu' elle se voie comme illa voit, il ate sa redingote, double la vitre et la
doublure devient le tain pour le miroir provisoire d'une image venue
1. Donald Spoto, La face cache d'un gnie. La vmie vie d'Alfred Hitchcock, Paris, Albin Michel,
2003, p. 488.
L
56
la releve de la peinture par le cinma
de la nuit et d'un hier perdu. Hitchcock rinvente pour le cinma, sans
forcment le connaitre, cet outil mystrieux du peintre : le miroir noir.
Il est, dans cette scene, marqu par une dimension funeste et
mlancolique '. Il s' agit bien la d'une apparition qui, a partir d'un
genre hrit de la peinture, le portrait, et rendu complexe par l'usage
du miroir noir, nonce l'essence meme du cinma. Ce plan est plus
mystrieux, plus magique aussi que celui du Christ apparaissant dans
The Wrong Man, mais de meme nature que celui-ci. Plus loin dans
Under Capricom, Ingrid Bergrnan dcouvre une petite tete jivaro
(saisissante de parent avec la tete de la mere dans Psycho), place
fortuitement dans ses affaires pour ajouter a sa terreur. Le portrait
d'Ingrid Bergman dans Under Capricom n'est donc pas seulement celui
qui se dans la vitre, il est, dans l'espace de la mise en scene,
entre ce reflet auratique - unique apparition d'un lointain - et l'effroi
provoqu par la tete jivaro.
l. Je reviendrai sur cette question du miroir noir dans le chapitre 5 du prsent essai.
chapitre 3
une mise en crise du cadre
la rencontre invente de Yasujiro Ozu
et de Piet Mondrian
L' atelier de Mondrian, lieu dos et exprimental, est la topographie
ou la question du tableau se pose sans cesse. L'atelier est l'exprimen-
tation en soi d'une ceuvre au-dela du tableau, mais qui conserve celui-
ci pour son centre problmatique plutt que comme simple lment
constituant. S'il y a dpassement du tableau de chevalet, c'est bien dans
l'atelier de Mondrian, illustration parfaite d'une Aufhebung, dpasse-
ment conservant le dpass comme dpass intrioris. Tout se passe
comme si la troisieme dimension exdue du tableau par Mondrian
trouvait dans l'atelier son cho.
Apartir de son installation rue du Dpart, l'atelier de Mondrian
a fonction d' ceuvre, ceuvre construite , batie a partir des ceuvres
qui s'y trouvent, tributaire des lments modulaires que les ceuvres
orchestrent. Il faut accorder a l'atelier ce statut d'ceuvre, sachant
que ce qu'il devient est toujours en libert conditionnelle. Condition-
ne par la structure du mur OU les tableaux s'quilibrent, ou du mur OU
les rectangles ou carrs de couleur, punaiss, permutent, conspirant
a cet quilibre; conditionne par le tableau lui -meme, soumis aux
59
58
la releve de la peinture par le cinma
memes lois d'quilibre (l'exubrance d'une couleur doit, a l'intrieur
du tableau, etre neutralise); conditionne enfin par chaque lment
compositionnel qui ceuvre a l'quilibre no-plastique dont
l'atelier devra etre le lieu par excellence.
Et pourtant, de nombreux tmoignages le confirment, au centre de
cet atelier demeure un chevalet, ultime piece a conviction de ce qui fut
une telle mise en cause de la peinture de chevalet. Mais il faut savoir
que ce chevalet est l'outil qui isole tel tableau mais ne participe pas a sa
fabrication. Il est phnomnologiquement le lieu de la rduction
de l'ceuvre (sa neutralisation), alors qu'il tait, dans toute la tradition,
l'autre du sujet peignant, son prolongement, son outil, sa rduction
al'ceuvre.
Le tableau que Mondrian prsente sur le chevalet n'y est pas excut
(la encore les tmoignages convergent, le peintre travaillait sur une
table, a plat ). La plupart des photos dsignent ce chevalet au milieu
de l'atelier, le saisissent portant un tableau losangique, carr sur sa
pointe, exhib sans avoir t excut sur ledit chevalet. Le correspon-
dant d'un journal hollandais qui rendit visite a Mondrian en posa
cette question :
Comment le peintre pense-t-il pouvoir encadrer, limiter, placer dans
un intrieur son ceuvre qui par elle-mme semble si ouverte? Car n'en
a-t-on pas fini avec la peinture de chevalet? Mondrian n'a plus a
rpondre a cette question: l'atelier parle pour lui. Les murs de cette
piece de proportions agrables sont en effet subdiviss par des toiles
vierges ou peintes de couleurs primaires, de sorte que chaque mur
forme en lui -mme comme un tableau gomtrique agrandi plusieurs
fois. Le but de Mondrian est donc visiblement d'tre le complment
de l'architecte en ravivant ses surfaces monotones. [... ] N'est-il pas
regrettable de rompre un mur monumental par un dcor de petits
rectangles? Non, car il intgrera autant que possible l' ouverture des
portes et fentres dans sa composition.
Mondrian vcut au de la rue du Dpart de a 1936. La
structure de l'atelier tait dichotomise et spare par un sas, une
partie restreinte pour les fonctions quotidiennes de l'existence, l'autre
pour l'ceuvre. Dans De a 1936, Ralit naturelle et ralit
abstraite, publi par la revue De Stijl entre 1919 et qui mettait
une mise en crise du cadre
en scene une conversation entre Y (un amateur de peinture), X (un
peintre naturaliste) et Z (le peintre abstrait raliste ou adepte du no-
plasticisme), a la question pose par Y: Mais si le mur en face duquel
vous travaillez tait lui aussi trait de la sorte, les couleurs ne vous
generaient-elles pas? , Mondrian faisait rpondre par Z:
Le chevalet est plac juste devant la grande armoire qui avance dans
l'atelier. Celle-ci devrait tre peinte, ici, dans une couleur neutre, le
gris par exemple, et ainsi le probleme serait rsolu. Mais le probleme
serait encore bien mieux rsolu en ne faisant plus de tableaux de
chevalet. Si les personnes sympathisantes laissaient composer leurs
intrieurs selon la Nouvelle Plastique, la peinture de chevalet pourrait
progressivement disparaitre. Et la Nouvelle Plastique serait, de la
sorte, bien plus rellement vivante autour de nous. Dans l'excution,
faire un tableau ou peindre une chambre sont choses galement
difficiles.
Michel Seuphor donne de l'atelier une description quasiment
contemporaine - nous sommes en :
Une fois cette porte franchie, on se trouvait dans une petite piece
moiti chambre a coucher, moiti cuisine. Devant une fenetre qui
donnait sur la cour, Mondrian avait son rchaud agaz et, tout autour, a
porte de la main, un attirail de cuisine et quelques troites tageres
pour les provisions. Mais le visiteur ne voyait gnralement rien de
tout cela: un habile systeme de rideaux formant un couloir le dirigeait
vers l'atelier auquel on accdait apres avoir mont, dans l'obscurit,
cinq ou six marches. Alors tout changeait. C'tait une assez grande
piece, tres claire et tres haute de plafond, que Mondrian avait irrgu-
lierement divise, utilisant a cette fin une grande armoire peinte en
noir, elle-mme partiellement masque par un chevalet hors d'usage
couvert de grands cartons rouges, gris et blancs. Un autre chevalet tait
plac contre le grand mur du fond, lequel changeait souvent d'aspect,
Mondrian exeryant sur lui sa virtuosit no-plastique. Ce second
chevalet tait entierement peint en blanc et ne servait habituellement
que pour la montre des toiles acheves. Le lieu rel de travail tait la
tableo Elle se trouvait devant la grande fentre qui donnait sur la rue du
Dpart. [, .. ] Il Yavait deux larges fauteuils en osier galement peints
en blanc et sur le plancher soigneusement entretenu, deux petits tapis,
61
60
la releve de la peinture par le cinma
l'un rouge, l'autre gris. Tel tait l'atelier ou Mondrian vcut treize ans,
ou tant de gens lui ont rendu visite l.
C' est en fait sur une table, en face d'une autre partie du mur, et non
sous la fenetre donnant me du Dpart, comme l'crit Seuphor, que
Mondrian peignait (les photographies de l'poque le montrent, mais
aussi, a l'vidence, Mondrian ne pouvait peindre en regardant au
dehors, confront a l'ouvert d'une fenetre).
Cet atelier, qu'il flit me du Dpart, ou plus tard a Londres ou a New
York, avait t le lieu exprimental OU le tableau de chevalet, intgr
dans son environnement no-plasticiste, avait t pouss au plus loin
de ses limites. Mais le chevalet restait (chevalet peint, c' est-a-dire
intgr a l'univers no-plasticiste, mais aussi son ombre, son double,
chevalet non peint comme le note Seuphor) le tmoin ddoubl et la
piece a conviction d'un dpassement qui n'avait pu avoir lieu
qu'idellement.
Le dispositif initiatique pour entrer dans l' atelier de Mondrian - ce
passage par ce couloir sombre - autorise une analogie avec le parcours
d'un spectateur de cinma accdant en retard, dans la pnombre,
a l'cran de lumiere. Dans l'atelier, sur le mur-cran, le cadre n'est
plus qu'un accessoire de mise en scene et le tableau, un acteur parmi
d'autres. Si l'atelier est un cran, ou plusieurs crans simultans, alors
se trame la un film constitu de permutations, avec ses regles de mise
en scene: quilibre et neutralisation de la couleur. Mondrian fait son
cinma sans histoire ni psychologie et l' cran est le lieu de la
neutralisation du cadre. Si Mondrian aimait frquenter les dancings,
pratiquait-illes salles de cinma? Il est certain, en tout cas, qu'il n'a
jamais vu de film de l'artiste qui lui est le plus proche, dans la forme,
dans l' esprit, dans la mthode, dans l' volution meme de son arto C' est
d'Ozu, de Yasujir Ozu, que je veux parlero
Ozu et Mondrian ne sont pas exactement contemporains, mais
ils menent des recherches semblabes et paralleles c'est-a-dire ne
pouvant ni ne devant a aucun moment se croiser. Pour les tmoins
tardifs, cette avance en double aveugle est dsarmante, et il est
1. Michel SeuphoT. Mondrian. PaTis. FlammaTion. 1956, p. 338.
une mise en crise du cadre
surprenant qu'elle n'ait jamais t mise en vidence. J'emploie
l'expression en double aveugle sans penser a son usage rigoureux
de protocole mdica!, je veux simplement dire qu'Ozu ne sait pas ce
que fait Mondrian, ni meme que Mondrian existe, et rciproquement.
L'Aufhebung opre par Mondrian correspond a ce que consigne,
avec une pertinence qui ne trouve malheureusement pas ses
arguments, le meiller critique d'Ozu, Shiguhiko Hasumi:
Ces images hors du commun, ala fois exces et manque, quoi de plus
effrayant? Apres en avoir t tmoin, on ne sait plus comment parler
de cinma. En fait, cette derniere priode d'Ozu, est-ce encore du
cinma? '
Le dpassement de la peinture opr par Mondrian ouvre sur
l'architecture, par exemple, et a ses consquences et ses marques dans
la thorie, c'est une Aufhebung effective. Le dpassement du cinma
qu'opererait Ozu sans le chercher, sans le vouloir, sans le savoir, ce
dpassement si lourd de consquences spirituelles et mtaphysiques,
a pour seul cho cette droute du commentaire que diagnostique
Hasumi. Mais le cinma d'Ozu est sans lendemain, sans filiation, sans
postrit, aucun art ne profite directement de ce dpassement, ni ne
nait de lui; l'historien ou le thoricien n'y trouvera donc rien a dduire
ni a dire de particulier, et c'est bien ainsi.
Au-dela de ce dpassement que les deux reuvres de Mondrian
et d'Ozu accomplissent, il s'agit maintenant de faire voir un faisceau
de confluences, et puisque tout dans ces deux reuvres, terme a
terme, correspond et semble se rpondre, j'ai choisi - ma comparaison
n'ayant en rien un dessein formaliste -, de suivre une sorte de
chronologie et d'volution parallele des deux reuvres.
Apartir de la question de l'cran et de cette maniere de faire
tenir dans l'cran un motif se dispensant du cadre, je comparerai les
reuvres de Mondrian contemporaines de Jete et Ocan" a certains plans
des premiers films d'Ozu, dans Histoire d'herbes flottantes (Ukigusa
1. Shiguhiko Hasumi. Yasujir Ozu. PaTis. CahieTs du cinma, '998, p. 109
2. PaT exemple: Jete et Ocano 19'5, huile sur toile, 85 x 108 cm, Rijksmuseum KrblleT-
MlleT,Ottedo.
63
62
la releve de la peinture par le cinma
monogatari, 1934) et Rcit d'un propritaire (Nagaya shinshiroku, 1947)
en particulier, L'cran correspond encore ades extrieurs et le motif
stabilis dans le plan y fait alors exister un cadre sans cadre,
le chercherai ensuite dans les plans d'intrieur d'Ozu quelque
chose qui rpond au travail qu'accomplit Mondrian sur le mur-cran
de son atelier: une composition et la recherche de son quilibre, la
recherche d'un quilibre et de son pourquoi. Son pourquoi, c'est-
a-dire essentiellement la neutralisation du motif (ce qui est l' enjeu de
1'reuvre de Mondrian apartir de Jete et Ocan). Acette neutralisation
du motif correspond chez Ozu une neutralisation des vnements qui
articulent le rcit. Cette fac;on unique qu'a Ozu de convertir des
phnomenes saturs, excdentaires en intuition et OU 1'intentionnalit
est prise de court, en phnomenes pauvres, pauvres en intuition bien
sr, cette prodigieuse galisation des phnomenes qui conduit
prcisment a ce que les phnomenes pauvres deviennent tels des
phnomenes saturs '. N' est- ce pas d' ailleurs ce que suggere Hasumi
en parlant de ces images hors du commun, a la fois exces
et manque ?
Enfin, j'examine la faC;on que trouve Ozu. lorsqu'il passe
tardivement ala couleur, de redoubler cette dcision de neutralisation.
Si le rouge est l' lment tragique par excellence pour Mondrian, la
petite bouilloire rouge qui cherche sa place entre les angles droits est
chez Ozu la cale mtaphysique, spirituelle et spatiale de tout un monde.
Un monde qui pousse effectivement le cinma a sa limite. le fais
rfrence et je m'intresserai done a ces plans propres a Ozu, plans
d'extrieur qui coupent le rcit, le laissent quelques secondes en
suspens pour faire exister un autre temps, une dure particuliere.
1. Je me rfere a la premiere occurrence de cette notion, dans la philosophie de
Jean-Luc Marion. Elle est formule al'origine dans le cadre d'une journe d'tudes organise
aI'cole normale suprieure le 15 mai 1992. L'intervention de Jean- Luc Marion sera reprise dans
l'ouvrage Phnomnologie et Thologie. Paris, Critrion, 1992, p. 79 a 128. Je le cite, Lorsque le
Je se dcouVTe, de constituant qu'il restait face aux phnomenes de droit commun. constitu par
un phnomene satur, il ne peut s'identifier lui-mme COlime te! qu'en admettant la prsance
sur lu d'un te! phnomene. Ce renversement le laisse inter/oqu, essentiellement surpris par
l'vnement plus origine! qui dpend de soi, (p. 121-122) Je prfere substituer ala notion de
phnomene de droit commun la notion de phnomne pauvre, et pas seulement parce qu'elle
me parait plus adapte au contexte de mon commentaire sur le cinma d'Ozu.
une mise en crise du cadre
Cette fac;on de faire exister la dure dans le cadre rpond d'ailleurs au
premier point voqu (les plans d'extrieur qui cherchent acaler le
motif dans 1'cran puisque, une fois le motif en quilihre, le plan
s'interrompt). Cette dure, ce temps propre dans 1'immohilit du
cadre, cet effet de coulisse qui s' ouvre et se ferme, telles les cloisons
des maisons japonaises, latralement, a son quivalent dans les
tableaux amricains de Mondrian.
le laisserai de cot ce qu'on pourrait appeler 1'arriere-plan
spirituel commun des deux artistes: le zen et la thosophie, En
revanche, j'aime 1'ide qu'Ozu et Mondrian taient clihataires, et que
pendant que 1'un dansait le charleston, 1'autre s'endormait sur sa
houteille de cognac Hennessy.
Que 1'ahstraction de Mondrian ait remis en question son mdium,
la peinture, est une vidence. Hasumi, dans son essai. insiste sur ce
qu'Ozu touche galement aux limites de son outil. Cette insistance
procede d'une intuition tres juste et sa rptition est aussi le symptome
que Hasumi n'arrive pas aprouver, afaire voir ce qu'il voit et ce qu'il
sent.
Si Ozu est 11 ce point stimulant, ce n'est pas paree que son reuvre est
irrduetible aux eodes einmatographiques d'une poque, mais plutt
paree que le einaste rveIe les limites de la forme d'expression
appele einma. C'est paree qu'il affronte, en tant que "signe" produe-
tif, l'impossibilit du cinma, qu'Ozu est modeme et novateur. [. .. ] Si
nous nous attaehons 11 Ozu, ce n'est pas paree que son reuvre dvie du
paradigme de son poque, mais paree que, par moments, elle eesse
d' etre du einma '.
Plus loin dans son texte, Hasumi insiste:
Regarder un film, e' est permettre 11 nos yeux de prolonger une motion
en la renouvelant. Pour le einma lui-meme, e'est une eruelle exp-
rienee, ear Ozu nous avertit que le einma pourrait eesser d' etre le
einma. Cela procure un surplus d'intensit 11 la dure narrative. Par
exemple, eet ehange de regards sous la pluie entre Ganjir Nakamura
et Maehiko Ky dans Herbes flottantes (Ukigusa, 1959). La densit
dramatique de eette seene tient moins 11 la figuration du eonflit
1. Shiguhiko Hasumi, Yasujir Ozu. op. cit., p. 31.
65
64
la releve de la peinture parle cinma
psychologique qu'a la tensionexige pour poursuivre cet change de
regards. Le procd champ/contrechamp atteint une telle intensit
que l'on ressent effectivement que le cinma, ayant dpass ses
limites,pourraitcesserd' etrelecinma'.
Cette ide est donc sans cesse traque par Hasumi, mais on a
l'impression qu'ellereste a l' tat d'hypothese :
Lepereetlefils, enpechant,ressententletempsquis'coule.Lesyeux
ne regardent plus et on dirait des aveugles quivivent le mouvement
meme. Maisunetelleimagenepeutseprolonger:pourquele cinma
restecinma, se dit-on, cettescene doit prendrefinetles deuxtres
doiventinterrompreleursgestessimilairesetneplussetenirl'unpres
del'autre. Ce pressentimentintroduit une tensiontouffante dansle
calme de ce paysage. Ce phnomene de condensation narrative, en
corrlation avec la tension d'un espace dos, frappe l'ceuvre d'Ozu
d'une sorte de convulsion de l'instant oil le cinma touche a ses
limites2.
Etlemotlimites estdfinitivementleleitmotivdel'essai:
Lascenedeladisputeentrelevieuxdirecteurdelatroupedethitreet
sa femme, dans Herbes flottantes, est particuliere. Ici, l'homme et la
femme s'agressent mutuellement avec une gale animosit et leurs
rpliques, ainsi que les plans qui les cadrent de face, sont quita-
blementpartags. ns'agit donc d'une disputea galit, situationrare
chezOzu. L'importantestqu'aforce deregardercecouplesedvisager
ets'insultersousunepluiebattante,onamoinslesentimentd'assister
aunequerellequed'observerle cinmalui-meme.C'estlal'essentiel.
Nousdisons "lecinmalui-mme", maisil s'agitplusprcismentde
seslimites3.
Le titre du livre de Kiju Yoshida, Ozu ou l'anti-cinma4, souligne
galement cette ide de dpassement, elle est l' tiage de la
correspondancequejesuggereentreOzuetMondrian.
1.Ibid., p. 'SS,
2.Ibid., P"58
3. !bid., p. 197
4KijuYoshida, Omou l'anti-cmema, Lyon-Arles. lnstitutLumiere/ActesSud,Arte ditions,
24.
une miseen erise du cadre
Dans Histoire d'herbes flottantes, Otoki (Yoshiko Tsubouchi)
s'loigne, le paysage n'estmarqu que parles poteauxtlgraphiques
quidessinenta lafois deslignesverticales dans ce planparfaitement
horizontal, mais surtout, aleur pointe, un idogramme, toujours le
meme, c10u dansl'espace. Espacedanslequels'loigneOtoki. Le dos
de son kimono est marqu d'un signe, ce dessin bouge alors dans
l'cran a mesure qu'elle avance. Ozu semble chercher, enfilmant ce
plan,atrouverparl'entremisedecesigneunpointd'quilibre.Le plan
s'interrompt lorsque cet quilibre est atteint, marque solide dans
l' espacequiscellel' crand'uncadreinvisible'. Onestsubjuguparle
degr d'abstraction de ce plan, une abstraction dessine, graphique,
crayonne meme par esquisses successives, semblable au trait de
Mondrian quand il dessine ses Dunes vers 1910, et plus encore a la
srieJete et Ocan, en1914, ou, malgr letrac de l'huilesurlatoile,
l'ongardelasensationd'esquissecherchantarduirelaperspectiveet
aaffirmerlaplanitdel' espacedelareprsentation.
Ozu, en dgageant ainsi l'horizon pour le contrarier de quelques
verticales, y fait tanguerun motifjusqu'ason quilibre. Onretrouve
dans Rcit d'un propritaire des plans comparables, dans les dunes
justement, ou la femme s'emploie a perdre le petit g n ~ o n La
silhouette de l'enfant joue dans l'espace et de l'espace comme un
signe,ylaissantdestracesprogressivesquisontlesesquisses,planpar
plan, pour essayer de rendre l'horizona une sorte de planit, de le
conformeral'cran.ns'agiticidefaireentrerdel'infinidanslecadre.
Ces plans conjuguent la volont de filmer I'horizon et l'immensit,
c'est-a-dire de faire entrerdans le cadre ce qui ne peuty entrer; ils
avouentcetteobsessionducadrepropreaOzuet, danslememetemps,
crivent la ncessit d'un rcit tres simple - ce petit gan;on qui
court derriere cette femme, deux formes, I'une c1aire, I'autre fonce,
qui commandent grace a cette poursuite la succession des plans. On
voit aussi, par superposition, aI'intrieur de l' cran, se dessiner,
subreptice,unschemeovalequiattnuelesangles. Ozucadrelesdunes
1.Je n'aijamaismieux eompriscetteremarque de Godarden'979,cit parJacquesAumont
dansL'ocil. intenninabl.e ropo cit .. p.23o), Le cadrec'estquandestocequ'oneommenceleplanet
quandestocequ'onlecoupe.
67
66 la releve de la peinture par le cinma
en jouant de leur ondulation pour rduire les bords de l' cran, y
affirmer ainsi un cadre invisible: procd qui sera un leitmotiv de
Mondrian, de fete et Ocan jusqu'aux deux Nature morte au pot de
gngembre 1, OU l' ovale, de stratageme, devient une syntaxe pour limer le
visible afin de le faire entrer dans le cadre.
Dans le meme film, a la fin, une scene comparable se rpete, la
femme dans un kimono sombre, sur une esplanade qui domine la ville,
cherche cette fois le petit gan;on parce qu'il a disparu. Son affolement
cOIncide exactement avec la dfinition du cadre, l' cran est le lieu
meme de sa panique et de sa recherche, elle va et vient, et ce va-et-
vient dfinit et limite le cadre. L'action rduite et essentielle s'excute
te! un trait qui dessine et vide un espace dja dpouill. La sensation de
dessin est bien sur augmente par le noir et blanc, mais rserve aux
plans d'extrieur, la OU le cadre ne s'impose pas et ne prexiste paso
Dans les plans d'intrieur, le cadre est pralablement la: la
structure de la maison japonaise a prsid a la hauteur de la camra,
elle est aussi une prdfinition du cadre et de son autorit'. Il semble
que cette dfinition de l' espace a partir des jeux de coulisses de la
maison japonaise n'ait cess de se complexifier. Dans les premiers
films d'Ozu, le jeu de coulisses des portes encadre, cadre une scene, un
espace qui ouvre ventuellement. par un meme jeu d'angle droit, sur
un autre. Le plan fixe, la position de la camra et le cadre s'vertuent a
gommer tout effet de profondeur et de perspective. La disposition des
objets dans l'espace conspire a la planit. Dans ses derniers films,
donc dans des films en couleur, Ozu semble avoir multipli ces jeux de
coulisses et ces ouvertures, non pas pour creuser l' espace et rtablir
une perspective, mais au contraire pour le cimenter, faire que l'cran
devienne un mur dont l'appareil complexe serait fait d'espaces htro-
genes, mais rendus compossibles et concilis par la planit de l' cran.
1. Piel Mondrian, Nature morte au pot de g:ngembre J, 1911-12, huile sur loile, 65,5 x 75 cm. et
Nature morte au pot de gingembre JI, 19Q , huile surtoile, 91.5 x 120 cm. La Haye. Gemeentemuseum
(Slijper) .
2. On a raremenl soulign l'influence de l'architeclure japonaise dans l'ceuvre de Mondrian,
elle esl certaine. Serge Fauchereau esl un des seuls ala menlionner dans son article Le Dernier
Mondrian el l'ulopie no-plastique'>. Revue eri.tique, nO 571, dcembre 1994.
une mise en crise du cadre
Ajoutons qu'Ozu rend cela visible en vidant le plan de toute action, et
en le dchargeant de toute prsence humaine.
La neutralisation du motif et le redoublement de cette rduction,
en niant le pouvoir de la couleur, semblent l'tape suivante de cette
dfinition du cadre, un cadre a partir du cinma, qui appartiendrait
plut6t a un projet de peintre et cOIncide toujours plus avec l'entreprise
de Mondrian. Par neutralisation du motif, j'entends quelque chose
d'analogue a ce que j'observais en suivant l'exemple du kimono dans
Histoire d'herbes flottantes. On trouvera cent exemples dans le cinma
d'Ozu OU un mot, une inscription, perd son sens pour ne garder qu'un
pouvoir plastique dans le cadre, y devenir un point d' ancrage au dtri -
ment de son sens premier, ancrage dont la prcarit, ou au contraire
l'autorit, est affirme lorsque cette inscription cOIncide avec un non.
L' effet de la couleur dans le cadre vient conclure ou infirmer ce travail
de neutralisation. Le rouge est la couleur de prdilection. La perte
du sens premier - ce que signifie ce qui est crit - est bien sur accrue
quand Ozu, dans le meme espace, cale une inscription par idogramme
ou une inscription telle Luna ou New fapan. Cette neutralisation
et cette galisation du sens, en mettant a galit dans le cadre
- plastiquement - deux systemes d'criture, sont aussi une mtaphore
du cinma d'Ozu : avoir impos un tropisme amricain en l'intgrant
dans l'espace de la tradition japonaise, avoir accord la prennit d'un
hritage a un mdium venu pour Ozu des tats- Unis.
Dpartir le motif de son sens premier est galement a l' origine de
l'abstraction chez Mondrian:
le trouve qu'un semblable moulin est rellement tres beau. Surtout
lorsque, comme a prsent, il est si rapproch de nous que la distance
manque pour le voir ou le peindre dans le champ d'une perspective
normale. De cette distance il est tres difficile de rendre la chose vue : il
faut avoir recours a un genre d' expression plus libre. rai quelquefois,
jadis, essay de peindre les objets d'une distance tres courte, juste-
ment parce qu'ils paraissaient alors plus grandioses. Pour en revenir il
ce moulin-ci, oui, la forme en croix des ailes m' a tout spcialement
attir. Mais comme je vois ala base de toute chose la position d'angle
droit, ces ailes ne sont pas pour moi plus belles qu'autre chose.
Considres du point de vue plastique elles ont meme quelque chose
68
la releve de la peinture par le cinma
de dfavorable. C'est qu'a la forme rguliere de la eroix nous lions si
faeilement une ide partieuliere, plutt littraire. C'est pour eette
raison que la nouvelle plastique brise toujours la forme de la eroix
traditionnelle l.
A la mission de dsimprgner de sens le motif, s'ajoute l'ide
qu'une de se placer devant l'objet le modifie, modifie son poids,
son pouvoir. Comment ne pas penser aux deux plans d'ouverture de Fin
d'automne (Akibiyori, 1960)? Ozu cadre en plan fixe une antenne, relais
de radio ou de tlvision, de deux points de vue diffrents. Dans le
premier plan, elle se dtache dans l'espace en contre-plonge, a peine
contredite par quelques branches qui viennent brouiller, pour essayer
de se confondre avec elle, l'architecture mtallique, l'lment archi-
tectural est devenu un pur lment plastique; on ne sait ni ne cherche
plus quelle est son identit d'objet. Le second plan prend du recul et
nous explique cet objet; le cadre est quasiment superposable a celui de
la fameuse glise de Domburg
2
En pilogue du meme film, Ozu
cadrera de la meme maniere la chemine du crematorium 3. C' est alors
plus qu'une csure verticale dans l'espace. C'est l'hypothese, en
de la thorie, d'une de construire le monde.
Reconstruire le monde, c'est ce que propose l'expression
nerlandaise Nieuwe beelding, que traduit l'allemand die neue
Gestaltung, improprement traduite en par no-plasticisme.
Elle traduit l'cart entre percevoir, voir et construire. Que l'image,
ou plutt la grille 011 semble se rsumer l'art de Mondrian, s'impose
tres tot, que ce scheme 011 apparait dja le motif de l' angle droit
soit premier, est peu contestable. Il ne s'agit pas d'une abstraction a
partir du rel (ce qu'un commentaire tirant Mondrian vers le cubisme
voudrait faire croire), ni d'une abstraction qui se rduirait a un proces
de simplification, cherchant a dgager la structure formelle de l' objet
Mondrian, au contraire, soumet les motifs du monde (ce
1. Cit par Michel Seuphor, Mondrian, 0p. cit., p. 322.
2. le pense spcialement au dessin de Mondrian, Tour de l"g/.ise de Domburg, 19
10
, huile sur
toile, 114X7S cm, La Haye, Gemeentemuseum (Slijper).
3.0n pense alors a la Tour-Phare West-Kapelle, 199- 10, huile Sur toile, 39
X2
9,5 cm,
La Haye. Gemeentemuseum (Slijper).
une mise en crise du cadre 69
I
, 1
qui dans le monde est en mouvement) a la dialectique verticalel
I '
horizontale. Souvent il choisit ses motifs selon leur conaturalit a ce
11
scheme; ce qui est vrai de la srie fete et Oan l' est plus encore de la
'11
srie des Fat;ades; mais Mondrian s'affronte galement a l'arbre,
l'
1
lment rebelle par excellence, celui 011 la nature rsiste jusqu'a etre
I
contrainte par l'angle du regard. Le motif de l'arbre, nonobstant,
s'accorde a l'ovale qui l'integre dans le cadre.
Les themes, avant le passage a l'abstraction, ne sont jamais choisis
au hasard: tour, phare, mer tale, plage, plus tard a cha- 11I11
faudage. Le peintre voit selon cette grille, l'abstraction est la avant
d'etre. Il n'y a pas primat d'un objet du monde sur un autre, ni
hirarchie entre les objets du monde, ce qui prime est la grille qui fait
monde (ce qui est a relativiser pour Ozu, puisque ce qui est vrai dans
un plan gnraL vid de tout protagoniste, ne l' est pas forcment
quand il filme en plan fixe son acteur, l'objet reprenant alors une
dimension symbolique, ou plutot une dimension plastique, 011 il est
l'cho de ce que diffuse la prsence de l'acteur). Le poids thosophique
de la symbolique des couleurs est alors rduit (au sens proprement
phnomnologique d'une rduction). Lorsque Mondrian rintroduira
dans ses toiles la couleur, ce sera pour la rduire a ce qu'on peut croire
etre son essence. Ainsi, par dcision, il n'usera que de couleurs pures :
rouge, bleu, jaune, dans leur opposition aux non-couleurs: noir, gris et
blanc, tout en veillant a sparer absolument lignes et couleurs en
plages rectangulaires homogenes 011 l' reil devine a peine, ne doit pas
deviner, la trace de la main.
Pour Goethe dans ses Farbenlehre, mais aussi pour Kandinsky. le
rouge doit s' enfoncer dans l' reil . Ce que requiert Mondrian est le
contraire : chapper a la fascination de la couleur, la contenir dans le
champ plastique, que le rouge devienne un rouge commun, un
invariant, que ce rouge qui pour Goethe tait le moteur de la peinture,
soit mis en panne, neutralis. Le mettre en panne. retirer le fe qui
l'prouve du rouge en tant que rouge. Obtenir un rouge sans qualit.
Rompre avec la signification que Mondrian qualifiait de tragique
et qui naissait selon lui de la domination d'un lment par un autre;
70
la releve de la pelnture par le cinma
chaque ligne, chaque couleur ne devant signifier qu'intgre dans une
composition.
C'est cette quete d'une composition dans le plan, dans l'cran et
selon le cadre, que poursuit Ozu. Cette construction par modules dans
le cadre pourrait tre transpose au principe meme du film. Il semble
que dans un film d'Ozu, le plan, le dialogue. la bande-son, chaque
lment est prcisment comme une unit modulaire, et que la
confondante ressemblance des films d'Ozu entre eux ne tient pas,
comme on le croit, au fait qu'il raconte toujours la meme histoire, mais
ace principe de construction de l'identit du cadre par modules, qui se
retrouve de film en film. Cette proposition de cadre et de plan me
semble etre la mtaphore de la construction de tout le film. Il y a done
une cOlncidence parfaite avec le principe mme qui rgit le no-
plasticisme de Mondrian, il ne s'agit pas simplement de batir le mur,
module par module, comme un cran, mais d'tablir une loi de
reconstruction du monde: pour Ozu, son film.
On voit dans les films d'Ozu la couleur rouge trouver tel ou tel
mobile pour s'arrimer dans le cadre: un non, mais aussi un sac a
main, une bouilloire, une affiche, un extincteur. Le directeur de la
photographie d'Ozu, Yuharu Atsuta, souligne modestement cette regle
de composition pour le moindre dtail :
Il mettait toujours de petits objets au coin du cadre - une bouteille de
biere par exemple. Ceci pour mettre l'accent sur la composition du
cadre. Quand il s'agissait de la mettre au premier plan, une bouteille de
biere tait genante dans le champ et il m'arrivait d'insister pour la
remplacer par une bouteilIe plus petite. Nous avons pris l'habitude de
prparer des tas de petits accessoires susceptibles de plaire aOzu pour
telIe ou telIe circonstance. Ne rien mettre et laisser un espace vide tait
inacceptable pour sa composition.
Et son dcorateur, Tomo Shimokawara, ajoute:
Ozu tenait amettre quelque chose de rouge dans chaque plan. Nous
avions prpar, pour son plaisir, des tas d'accessoires intentionnelle-
ment peints en rouge: un petit rcipient rouge, une borte d'allumettes
rouge, une brosse a moiti peinte en rouge, etc. Ozu fouillait dans le
coffre a accessoires et choisissait les choses qui lui plaisaient, il les
mettait aux endroits qui lui convenaient. Miyagawa passait derriere lui
une mise en crise du cadre 71
pour les enlever. Je disais aOzu: "Pour un film en couleur, il ne suffit
pas de mettre des objets partout. Sans clairage suffisant, lfa ne
donnera aucun effet".
Et Atsuta, le directeur de la photo, poursuit:
Ozu choisissait un vritable tableau de maitre pour l'accrocher aun
mur du fond 'un bureau. Le tableau n'avait aucun rapport avec l'action
qui se droulait, mais Ozu tenait ace que le tableau soit bien clair. 11
se servait d'objets de prix. et tenait ace que ces objets soient mis en
valeur dans l'image. Une fois qu'on avait dcid de l'endroit exact 011
placer un tableau ou un objet, il marquait un signe pour l'indiquer sur
le parquet ou le mur l.
Dans les compositions de Mondrian, et particulierement celles
excutes rue du Dpart, le rouge est un lment dterminant, relgu
le plus souvent au bord du cadre; ilest ainsi jugul et la composition
travaille en ce sens. Dans les plans d'Ozu. il semble que le motif rouge
ait une fonction galement essentielle, symtrique mais inverse, il
n'est pas une ponctuation mais la cale qui va faire que le plan ne
bougera plus. L' exubrance du rouge travaille tel un lment
d'quilibre dans et selon la composition.
Il est une scene d'Ozu qui me reste singulierement en mmoire:
ala fin d'Herbes flottantes, trois des acteurs sont assis sur une plage,
et le premier dit cette rplique stupfiante: Le ciel est bleu et
tragique. Mais Ozu ne montre pas le ciel, ne cherche pas acadrer le
ciel, afaire voir ce qui est bleu et tragique , et le deuxieme acteur
rpond: Je mangerais volontiers une ctelette. Cette prcaution de
ne pas cadrer le ciel, ou cette impossibilit, avoue que le cinma d'Ozu
n'a de cesse d'aplatir les phnomenes saturs, ceux OU l'exces
d'intuition dborde pour les faire apparaitre comme des vnements
ou des phnomenes agalit des autres. Ozu filme les obseques comme
un vnement qui fait partie de la vie; la mort, phnomene satur s'il
en est, est neutralise par la digese, et ce qui n' est pas encore vrai
dans Il tait un pere (Chichi Ariki, 1 9 4 ~ OU la mort du pere est un
I.Ces rflexions sont extraites du texte publi dans Introduction Yasujir Ozu, l'occasion
de la rtrospective Ozu du 3:;:' festival du film de Locarno. 1979.
ji 1
I
I
1I
I
I
I
73
72
la releve de la peinture par le cinma
vritable relief dans le film. le devient sensiblement dans la suite de
son cinma. Ce que je suggere est a relativiser puisqu'il s'agit ici d'un
vnement social et rituel, mais en revanche, est incontestable pour un
vnement esthtique a la fois ordinaire et considrable: regarder le
ciel, cadrer son poids d'infini et de nant. Ozu traite cet vnement-Ia
par 1'ellipse ou la litote: dans t prcoce (Bakushu, 1951), 1'acteur qui
joue le grand-pere, a la sortie d'un dimanche pass au muse, assis a
ct de son pouse, scene qui prfigure humblement le Voyage aTokyo,
(T6ky6 monogatari, 1953), regarde un ballon s'envoler. Ozu cadre en
plan fixe le ciel pour observer la disparition du ballon. Le vieil homme
dit alors: Il doit y avoir un gosse qui pleure quelque parto
Il me semble que le cinma d'Ozu tient dans cet cart vertigineux
entre ce qui est montr et la rplique qui 1'euphmise. Le ciel fix
par ce vieil homme est 1'image meme de quelque chose d'infini, bien
qu'il dise la fin de quelque chose. Il est d'ailleurs en train d'expliquer
a son pouse qu'ils vivent la meilleure priode de leur vie, on sait
qu'ensuite leur fille va partir et que ce sera vraiment la vieillesse. Ozu
fait ressentir 1'infini du ciel cadr par 1'intercession du ballon (ce ciel
dont on comprend qu'il est bleu et tragique). On croit que 1'vnement
minuscule, quotidien, ordinaire - un enfant qui vient de perdre son
ballon - est un prtexte pour cadrer le cielo Et, par un retournement
dont Ozu a le secret, cet vnement ordinaire, la perte du ballon, prend
le relief d'une tristesse infinie l.
Mais ce plan comporte une autre richesse: faire prouver une
dure, une temporalit par un plan fixe, c'est-a-dire couper, inter-
rompre la digese par un temps qui semble appartenir a un autre
ordre. Ce temps est aussi celui de 1'utopie de Mondrian dans les
tableaux des annes et de la me du Dpart, un temps arret qui,
en Amrique, dans des tableaux comme Broadway Boogie- Woogie et
1. Quelque chose a !ieu l qui ne peut se rsumer ce que Paul Schrader a essay de
comprendre comme le style transcendantal d'Ozu, Chez Ozu. comme dans le zen. la stase
voque les dispositions dufryU (concept d'esthtique exprimant le dtachement). et particu!i-
rement le mono no awar. L'homme fait de nouveau un avec la nature, quoique non sans
tristesse. Cit par Shiguhiko Hasumi. Yasujir Ozu. op. cit., p.
une mise en crise du cadre
VictolJ Boogie- Woogie', se transforma en une dure comparable au
rythme des nons qui clignotent dans les films d'Ozu; une dure tenue
et vcue dans 1'unit du cadre. L'obsession du temps, de 1'coulement
du temps, va trouver la sa forme, indissociable du cinma d'Ozu 2.
On retrouve cette obsession sous une autre forme, dilue et moins
visible, au dbut de; Fin d'automne: Ozu, pour faire sentir l' coulement
du temps, a recours a un lment mtaphorique: 1'eau, 1'eau qui coule,
le fleuve. Les plans se succedent pendant quelques minutes, tressant la
mtaphore a des scenes prosalques de la vie. Un premier plan fait voir
un pont rel, plus loin, c'est un plan fixe sur un tableau reprsentant
un pont de Paris ou d'ailleurs et c'est, pour conclure, le reflet de 1'eau
sur un mur. Cette succession de plans dure quelques minutes et, grace
a la puissance de la mtaphore, a pourtant une unit, une unit de
squence qui est une seconde ouverture au film. Ceci est d'autant plus
vrai que ron retrouve les memes plans, exactement, dans une sorte
d'avant-fin du film, comme si Ozu avait voulu faire tenir le rcit entre
ces deux squences. Ces plans sont les prcipits en plan fixe de cette
sensation de dure: ils tiennent l' coulement du temps quelques
secondes dans le cadre. Ils 1'ternisent au double sens du mot, c'est-a-
dire qu'ils font d'un instant quelconque vritablement un instant
d'ternit, mais ils 1'ternisent aussi au sens familier du mot, le font
durer, ils font durer 1'instant.
On aurait tendance de prime abord a concevoir ces plans qui
coupent la digese a 1'aune et a 1'aide de la photographie, d'autant plus
qu'elle a, dans les films d'Ozu, une fonction particuliere. Les sances
de pose photographique, dans ces films, incitent bien sur a compren-
dre ces plans comme des photogrammes qui viendraient couper le
film, s'inscrire en lui et durer le temps de la pose. Raymond Bellour a
une belle formule a propos de cette puissance de la photographie
dans le cinma, il dit d'elle qu'elle serait un corps intrieur
1. Piet Mondrian. Broadway Boogie-Woogie, huile sur toile, q7 cm, Museum
of Modern Art, New york; Piet Mondrian, Victo!)' Boogie-Woogie. 1943-44. huile-collage,
diag. 177.5 cm, Collection B. Tremaine. Meriden.
Meme si on en trouve un quivalent dans des films aussi differents que Toni. 1934. de
Renoir ou L'dipse, d'Antonioni.
75
74 la releve de la peinture par le cinma
du film qu'elle constitue et reconstitue, par diffrence, virtuelle-
ment Bien sur, on sent dans ces plans quelque chose de photo- l.
graphique, mais il faut, si on suit cette piste, remonter plus loin et
retrouver alors dans I'histoire des formes un type de phnomnalit
accorde a l'effet tres particulier que produisent ces plans, systmati-
quement, dans les films d'Ozu.
On trouve chez Caspar David Friedrich la description d'un
dispositif accord a une telle phnomnalit. Friedrich est tout a la fois
le peintre qui crit :
Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu'il voit devant lui, mais
aussi ce qu'il voit en lui-meme. Mais s'il ne voit rien en lui-meme il
ferait bien de ne pas non plus peindre ce qu'il voit devant lui 2.
et celui qui accompagne l'envoi de ses tableaux a leurs commanditaires
d'un ensemble de notations ou il explique minutieusement comment
ils doivent etre prsents. Il y dcrit des scnographies optiques et des
sortes de dioramas qui sont part entiere de l' ceuvre. Il crit ainsi. le
dcembre 1835, a Shukowsi, son intermdiaire a la cour du tsar:
Le montage des tableaux se fait de la maniere suivante : pour montrer
le tableau nO 1, on placera la caisse sur un chevalet ou sur une table
d'une hauteur d'une aune de 17 pouces, et on remplira une des boules
de verre d'eau claire et pure, de prfrence bouillie: on suspendra ou
fixera la boule dans l'ouverture intrieure B, en rapprochant la caisse
et le chevalet d'une fenetre, de telle maniere que la boule remplie d'eau
touche presque la vitre. Il est prfrable de choisir une fenetre qui
donne au Nord... On couvrira alors completement la fenetre de
planches, mais pour etre tout afait certain que pas le moindre rayon de
lumiere ne pnetre dans la piece et que l' obscurit y sera totale
- al'exception de ce qui pnetre dans la caisse atravers la boule de
verre -, on masquera en outre les planches al'aide de draps de couleur
sombre. On placera ensuite le bloc de bois D et la lampe dans la caisse,
de telle maniere que la flamme se trouve prcisment demere 1'endroit
du tableau OU brle le trsor prsum, Mais la flamme ne doit aaucun
prix etre plus forte que le minimum qui suffit pour l' entretenir, et elle
1. Raymond Bellour, L'Entre-Images, Paris, La Diffrence, 2002, p.125.
2. Carl Gustav Carus, Caspar David Friedrich, De la peinture de paysage dans l'Allemagne
romantique, prsentation Marce! Brion, Paris, Klincksieck 1988, p. 168.
une mise en crise du cadre
doit tre aussi proche que possible du tableau, sans le brler. On
glissera alors le tableau nO 1 dans la rainure E, de telle maniere que la
face recouverte de papier fin se trouve du ct du contemplateur.
Devant la caisse on placera deux chaises aune distance permettant au
contemplateur d'embrasser calmement l'ensemble du tableau.
Lorsque tout est ainsi prpar, on invitera le contemplateur as'asseoir,
apres l' avoi:c retenu pendant quelques minutes dans une faible
lumiere, afin que son ceil s'habitue al'obscurit. On dgagera alors la
coulisse F, et le tableau sera visible l.
Friedrich imagine ensuite un rideau pouvant etre ouvert et ferm
sans bruit pendant le changement de tableaux et un tapis qui
servirait a assourdir les grincements du bois. Il ajoute: Pour
augmenter l' effet que ces tableaux pourraient produire a un moment
bien choisi, dans le cas favorable OU ils plairaient, je souhaiterais qu'ils
soient contempls avec accompagnement musical, celui -ci devant
s'accorder a la tonalit affective propre achaque tableau. Le dtail de la
conclusion acheverait de nous convaincre de l' attention porte par
Friedrich a toute cette mise en scene :
1. Dans une prcdente lettre du 14 octobre 1835. Friedrich prsentait ainsi Shukowski les
tableaux faisant l' objet de l' envoi, rai oubli de vous parler des quatre tableaux achevs qui se
trouvent chez moi. Ces tableaux sont tout fait diffrents de ceux que j' ai voqus dans ma
premire lettre. non seulement par les sujets choisis mais encore par leur excution, car ils sont
peints sur du papier en transparence, Ces tableaux ne peuvent tre contempls que grce un
dispositif particulier dans une pice 011 la lumire pntre par une petite ouverture, tout le reste
de la pice tant sombre. Il ne s'agit paso cependant. de vues de boite optique. Trois de ces
tableaux peuvent tre considrs comme un ensemble. Le premier tableau reprsente deux
jeunes filies qui chantent et qui jouent du luth parmi des ruines gothiques claires par la pleine
lune. Le second tableau, une jeune filie est assise sur un balcon jouant de la harpe; prs d'elle une
colonne. un peu plus loin une glise dont quelques fentres sont faiblement claires. La figure
fminine semble accompagner de sa harpe les sons lointains de l'orgue. Le troisime tableau, un
jeune musicien s'est endormi sous de hautes mauves, le luth prs de lui, rvant qu'il entend une
musique cleste. Dans les nuages on voit des anges musiciens, Le quatrime tableau, dans la fort
d'picas. on voit la pleine lune derrire des troncs darbres. Une magicienne a trac un cercle
enchant autour d'un homme assoiff dor. Au centre de ce cercle on voit bruler le trsor
ardemment dsir. L'avare se prcipite sur le trsor pour s'en emparer et transgresse d'un pied le
cercle protecteur, il est donc la proie du diable qui le ligote immdiatement, Carl Gustav Carus,
Caspar David Friedrich dans De la peinture de paysage dans l'Allemagne romantique. op. cit., p.161-
62. Le trsor dont il est question dans le texte de la Coulisse F est celui dcrit dans le
quatrime tableau.
76 la releve de la peinture parle cinma
Il seraitgalementncessaire d'avertirles musiciens, quise tiennent
a distance du changement des tableaux, de maniere prcise et
instantane et sans que le signe puisse etre pen;u par le
contemplateurl.
Le souciextreme de garderl'intrioritde la crationne s'oppose
pasaunetellemiseenscene,ilenest,aucontraire,garanto
Une premiere remarques'impose: l'laborationdetechniques qui
prfigurentlaphotographie etle cinma(ici, le diorama) estd'autant
plus avre etvisible dans un effet de contraste que mise au service
d'une inspirationhrite du premier romantisme. Cette anticipation
du dioramaannonceaussi, au cocur memede lapeinture de chevalet,
commentcelle-cinecesserade seposerla questiondumdiumpuis,
jusqu'alasophisticationextreme(le conservateurse sachantautorisa
prendrelerelaisdel' artiste),celledel' exposition.
Laseconderemarqueportenaturellementsurl' expliciteaveu, dans
une telle recommandation de mise en scene, que l'ocuvre d'une
certainefac;on nesesuffitpasaelle-meme.Ce quiestcensicirendre
l'acces a l'ocuvre plus immdiat, en la mdiatisant par tant d'acces-
soires, suppose que l'ocuvre spare de ce qu'elle donne. Ces strata-
gemessontautantd'lmentsquimanifestentquel'ocuvre estl'cran
ouce quiseprojette estendec;a de ce que nousdevons prouver. Ces
lments qui conspirent a un recueillement plus intense, a une
intriorit plus grande, sont les attributs de la sparation, prescrits
pourcompenserce quel' ocuvre seulenepeutatteindre;l' introduction
d'une musique s'accordantalatonalit affectivevoulue parle tableau
enestl'indicemanifeste.
Le dispositif est bien sur a comprendre comme un souhait de
dpassementde lapeinturede chevalet, ettoutprete,dansladescrip-
tion, a penser a une anticipation du cinma. Il faut, par exemple,
s'acclimateralapnombreavantdevoir, sensationpropreal'avance
ttonnantedansunesalleobscureOU unfilmauraitcommenc.Onest
frapp par la maniere dont Friedrich touche aux limites physiques
de la peinture (le besoin d'un accompagnement musical, etc.); mais
l.Ibid.. p. 170.
une miseen crisedu cadre 77
surtoutce dispositifestlamise enocuvre dupassaged'unmondeaun
autre, ouplut6tdumondete! queHusserlle comprenddansl'attitude
naturelleaumondecommeapparaitre.
Le philosophe, dans L'Ide de la phnomnologie, explique cette
notionderductionphnomnologique:
Ainsi atout vcu psychique correspond sur la voie de la rduction
phnomnologique un phnomene pur qui rvele son essence
immanente(priseindividuellement)commeunedonneabsoluel.
Selon le mouvement de la rduction, l'artiste doit etre soudain
aveugle face a l'objet qui se donne communment dans l'attitude
naturelle,afinque,parsurgissementousaisie.sonvidenceneuve
absolument indite s'impose pour l'artiste devenu alors voyant,
puisqu'ilvoit, selonla formule inaugurale de Jean- Luc Marion, cet
invuqu'il estseulavoir La rductiondanslaphilosophiethor- 2.
tiquedeHusserlestl'outild'uneconnaissance, levierquifaitbasculer
de l'attitude naturelle a ce monde sous rduction, dont l'vidence,
dcrasse de toute psychologie et de toutepositiond'existence, est la
seuleconditiondepossibilitdel'tudedesphnomenes.Larduction
qualifie la mthode propre de la phnomnologie, le geste qui lui
permet d'accder aux phnomenes proprement dits. Chez Husserl,
elle consiste en une mise entre parentheses, une neutralisation
de l' existence en soi du monde, qui constitue la these implicite de
l'attitudenaturelle,c'est-a-diredenotreviespontanedanslemonde.
Si la rduction assure ce passage de l' ego empirique au je
transcendantaL elle est chez Husserl une mthode inscrite dans un
horizonthortique. L'invu que larductionartistique obtientest, au
senspropreduterme,imprvisible.Latranspositiond'unhorizonaun
autre suppose cette rserve. Le passage del'attitude naturelle a l'invu
estscandparlamodificationde l'ego empirique. Le je transcen-
dantalcontempleenfinlemondedesphnomenespurs
3
. La rduction
1. EdmundHusserl.L'Ide dela. phnomnologie. Paris, P. V.F .. 1970,p.68-70.
2Jean- LucMarion,La. eroise duo visible, Paris,P.V.F., 1996.
3.0n trouve chez Czanne, Kandinsky, De Chirieo, Artaud commentant Van Gogh.
Giacometb. Hlion, j'en passe, les textes qui tmoignent apres coup d'vnements sans
vnementparticulier.d'plsodeintrieur,desituationsinguliere.Ol'oeuvrebascule.
l'
J
1
11
79
78 la releve de la peinture par le cinma
devient alors la seule explication d'une modification dcisive a
1'intrieur mme d'une ceuvre.
Husserl dtermine 1'intuition des essences comme 1'analogue
de la perception sensible . La saisie des essences dans la perception
sensible est la dtermination essentielle de la rduction. Le mot
allemand auffassen est un terme leitmotiv dans 1'analyse husserlienne:
1'opration de la saisie. L'invu ne se donne donc que dans cette saisie
et selon la succession, le croisement d'esquisses, chaque Abschattung
(que ron traduit, par analogie avec la peinture, par esquisse, par
ombre porte ou profil) portant en elle 1'essence de cet invu
sans jamais pouvoir totalement l'atteindre. La perception sensible est
plurielle et nul sens ne peut a priori prtendre au domaine d'un autre
sens. Pourtant, le saisir est leur mode commun, il est l' essence
de toute sensation, l' opration ifassen) propre a toute intuition des
essences. Elle est donc l' opration de 1'invu.
Nous touchons la a une possibilit de mieux comprendre la notion
de srie chez Mondrian, qui apprhende le motif par une opration de
saisies successives, chaque tape pour 1'atteindre (chaque esquisse)
correspondant a un supplment de rduction OU progressivement
s'efface 1'attitude naturelle. L'arbre par exemple, 1'un des motifs
les plus connots et les plus marqus de psychologie dans 1'histoire de
1'art, se trouve ainsi rduit et neutralis. Chaque dessin de la srie
soumet le motif a une poche, ce suspens par lequel le motif devient
autre. n y a d'ailleurs une dimension husserlienne dans 1'avance de
Mondrian: 1'ambition d'une connaissance, le souhait d'accder a
1'essence du motif qui fait 1'objet de la srie. La srie chez Mondrian
est d'abord une variation idtique.
Czanne, le premier peut-tre, avait formul avec les mots du
peintre cette exprience de 1'poche :
Un beau matin, le lendemain, lentement, les bases gologiques
m'apparaissent, des couches s'tablissent, le grand plan de ma toile,
j'en dessine mentalement le squelette pierreux L.. ], le commence
ame sparer du paysage, ale voir. le m'en dgage avec cette premiere
esquisse, ces lignes gologiques L.. ], Une logique arienne, colore,
remplace brusquement la sombre, la tetue gomtrie. Tout s'organise ...
fe vois. [.. .] Une nouvelle priode, la vraie! Celle OU rien ne m'chappe,
une mise en crise du cadre
OU tout est dense et fluide ala fois, naturel. JI n'y a plus que les couleurs
et en elles la dart.
Et dans la mme conversation :
JI y a une minute du monde qui passe, la peindre dans sa ralit!
Et tout oublier pour cela. Devenir elle-meme. Etre alors la plaque
sensible.. Donner l'image de ce que nous voyons en oubliant tout ce qui
a paru avant nous '.
Rien ne m'chappe signifie bien ce surgissement de 1'invu, son
caractere soudain d'vidence et de compltude.
Mondrian ajoute a la conqute de cet invu une mthode. La
rduction est probablement le levier qui permet de remuer enfin les
questions archives, et qui, comme telles, restent impenses. Elle est
le moteur par lequel se met vritablement en mouvement l' ceuvre, ce
qui permet de penser autrement les dterminations par priodes ou
encore claire les intuitions implicites des historiens d'art et des
esthticiens. Mais elle est aussi 1'instrument qui permet de compren-
dre une rupture, une diffrence de niveaux a 1'intrieur mme d'une
ceuvre, quand ce qui pourrait apparaitre comme un procd, ces plans
propres au cinma d'Ozu, s'impose comme appartenant a un autre
ordre. Je me refuse a restreindre ces plans a une dimension de plans
rideaux, comme Keinosuke Nanbu a pu le suggrer, en comprenant
la dure des diffrentes natures mortes ou plans sur les panneaux
publicitaires, enseignes, lampes, etc., comme un simple emploi de
ponctuation analogue a celui qu'un metteur en scene de thatre ferait
des rideaux, et a dterminer la ncessit de ces ponctuations selon leur
dure, quatre secondes pour une empreinte lumineuse, ponctuation
ordinaire, dix secondes pour le premier plan du vase de Printemps tardif
(Banshun, 1949)' sorte d'incipit de
ny a assurment une correspondance de dispositif, un mcanisme
analogue : la coulisse F et les rideaux de thatre traduisent videmment
une phnomnalit en adquation avec de tels plans, mais il ne faut
l. Conversations avec Czanne, dition critique prsente par P. M. Doran, Paris, Macula. 1978,
p.113.
Donald Richie. Ozu, Genve, ditions Lettre du blanc, 1980, p. 17l.
81 80 la releve de la peinture par le cinma
pas confondre le mcanisme et son pourquoi. Pour Ozu, le pourquoi
tient dans la question de la rduction et, en derniere instance, de
l'apparaitre de cet invu soumis a la rduction. Dans le prosalsme de ce
que le film montre, ces plans sont des injonctions de l'invu, mais des
injonctions qui n'en appellent a rien d'extraordinaire, au contraire:
c' est bien le meme monde que celui du film, rien de bouleversant, rien
d' autre; simplement, le plan dit que soudain cela est vu autrement,
cela est vu pour ce qu'il est, c'est-a-dire de l'invu. lIs relatent des
vnements sans vnement particulier, l'effectivit de l'invu comme
vnement du visible. II est proprement impossible de ne pas assigner
a ces ruptures, en tout cas a cet invu, une dimension mtaphysique ou
spirituelle, et le dbat ouvert par Hasumi me semble lgitime :
On s'tonne donc de la comparaison saugrenue faite par Tom Nilne,
qui a introduit le cinaste en Angleterre, entre 1'" ozuienne et le
hai:lcu. Nous prouvons galement un malaise quand Paul Schrader
invoque sabi, wabi ou yUgen, et Donald Richie le mono no awar, car la
lumiere qui compose les images ne nous invite jamais a ce type de
conscience esthtique japonaise. Il ne s'agit certainement pas de
l'expression d'un monde insondable, insaisissable, subtil, mais, bien
au contraire, tout est rvl dans la lumiere d'un jour ensoleill l.
Le dispositif invent par Friedrich est la machine, le scheme de ce
qui a lieu, de ce qui doit ou devrait avoir lieu, lorsqu'une rduction
s' opere; il illustre et explique ce qui se passe quand l' apparaitre
apparait. L'apparaitre apparait et tient a bout de regard, a bout de
conscience, a bout d'apparition, une chose impondrable, c'est-a-dire
d'une lgeret absolue et d'un poids insoutenable. Le dispositif mis
en lruvre est la mtaphore de la rduction, comme s'il avait pu
exister une machine esthtique et artistique pour une chose imprvi-
sible et misricordieuse. II est l'amplification phnomnologique
de ce que le tableau doit etre, un apparaitre, l'apparaitre meme, au
dtriment de sa dimension ontique. Ozu, dans ses plans, opere selon
ce procd et, systmatiquement, a dessein, une rupture digtique;
ces plans, qui sont exemplairement des rductions, constituent la
1. Shiguhiko Hasumi. Yasujir Ozu, op. cit.. p. 188.
une mise en crise du cadre
saisie meme de l'invu. De tels plans temporalisent la rduction, ils en
sont l' vnement: elle a non seulement lieu sous nos yeux, mais nous
dicte sa dure, non pas une dure pour passer d'un monde a un autre,
mais le temps que dure l'invu, Cela est le propre du cinma et de
l'image en mouvement, un surgir-disparaitre qu'Ozu tient en respect,
faisant durer le, surgir, gommant en son apparaitre justement l'ide de
surgissement, l'imposant avec une gravit simple et indiscutable.
Quand Mondrian, en peignait sa srie des arbres, c'est ce
meme mouvement ptrifi, dcompos en autant d'esquisses fossiles
qu'il cherchait a suspendre. Le plan, la dure du plan, est la dure de la
rduction pour Ozu, cette dure a son quivalent dans le principe de
srie institu par Mondrian.
La premiere image d'Ozu alaquelle j'ai fait rfrence tait celle du
kimono cherchant son point fixe dans le plan de dambulation sur la
voie ferre d'Histoire d'herbesflottantes. Dans Fin d'automne, a la toute
fin du film, un plan long s'arrete sur un kimono accroch a une patere.
Pourtant, le plan n'est pas assez long pour que j'aie le temps de voir et
de reconnaitre ce qui vient de m'apparaitre. Dans un premier temps,
ce que j'ai vu est abstrait, ce qui m'est apparu est une image sans
objet, je n'ai pas reconnu le kimono, j'ai cru voir une forme d'origami,
solide dans l'espace du cadre. Nous sommes a un point de maitrise
du cinaste qui est tres au-dela de l'exprimentation qui consistait
a dsimprgner de sens un motif pour le faire entrer dans le cadre.
Le cadre est devenu comme celui de Mondrian, compositionnel-
lement celui d'une abstraction. Mais en revoyant le plan, je reconnais
le kimono, je vois que l'origami est un motif, une sorte d'oiseau,
appartenant a ce kimono. Je fais alors a l'envers le chemin de
l'abstraction au rel, de l'invu au visible tel qu'il est, j'opere une sorte
de rduction a rebours, une rduction contraire, un retour a l'attitude
naturelle par ce retour sur l'image,
Shimokawara, le dcorateur d'Ozu, notait:
Rien que pour trouver le kimono d'intrieur d'une actrice, non
seulement il regardait tout ce qu'il y avait dans un grand magasin, mais
encore il fallait fouiller chez un petit commen;ant de quartier. Le
rgisseur l'accompagnait mais Ozu achetait plus qu'il n'tait prvu
82 la releve de la peinture par le cinma
dans le budget : il prfrait acheter en payant de sa poche, pour pouvoir
faire son choix dfinitif parmi un grand nombre d'achats l.
Dans r h o m m g ~ qu'il a rendu aOzu, Wim Wenders se rend sur sa
tombe ou est grav seulement le caractere mu, ala fois notion
d'esthtique et mot de philosophie que ron traduit gnralement par
vacuit, ou vide. Ozu est mort le 12, dcembre 1963, le jour meme de
son kanreki (la clbration de son soixantieme anniversaire). Sa mere
tait morte en fvrier 1962" lorsqu'il travaillait au scnario du Gout du
sak (Samma no aji, 1962,). Kogo Noda rapporte:
11 semblait croire dur comme fer qu'elle n'allait pas mourir avant
d'avoir atteint l'age de quatre-vingt huit ans, au mois de mai. Mais elle
mourut avant. Apres son retour aTateshina, les funrailles passes, j' ai
trouv ces quelques lignes dans son journal :
Sous le cielle printemps est tout en fleurs
Les cerisiers sont merveilleux
Ici je me sens distrait et songe au gout du samma
Les fleurs de cerisier sont fripes comme des chiffons
Le sak est amer comme un insecte 3.
1. Donald Richie, Ozu, op. cit., p. 197.
. Wim Wenders, Tokyo-Ga, 1985, 35 mm, couleur, 80 mn.
3. Donald Richie, Ozu, op. cit., p.68.
chapitre 4
le conflit du cadre
et de l'cran
une trange similitude d'espace
John Ford et Clyfford Still
Si l' on cherchait une influence picturale dans l' reuvre de Ford, on la
trouverait aux antipodes de ce que je vais proposer, chez Frederic
Remington (861-1909), ou chez ces peintres des grands espaces
amricains, pour les extrieurs, et a un moindre niveau chez John
Singer Sargent (856-192,5), pour certains plans plus intimes. Une
telle analogie ne tirerait pas forcment Ford vers le pittoresque l. On
peut effectivement dcalquer certaines scenes de quelques tableaux : le
parallele entre Henry Fonda en selle, dans My Darling Clementine (La
1. Comme en lmoigne l' ouvrage de Peter Cowie, John Ford and the American West, New York,
Harry N.Abrams, .004. Le souffle de l'aventure que promettait le Far West, qui devait tant
frapper !'imagination populaire, eut ses peintres el ses crivains. Les oeuvres d'Emmanuel Leutze,
W. R. Leigh, Remington, Charles Marion Russell, sont insparables des besl-sellers d'Owen
Wisler ou Zane Grey. Sans doute le plus clebre, Frederic Remington a consacr loute sa carriere il
courir illravers I'Ouest pour en fixer l'image au moment de son apoge. En 1886, il publie sa
premiere gravure, claireurs indiens, dans le Harper's Weekly et des lors, il ne cessera de brosser
d'immenses lableaux qui deviendronl dans !'imaginaire amricain la mmoire d'une pope.
Mais Je ne cherche pas ici une cOIncidence lhmatique.
85
84
la releve de la peinture par le cinma
Poursute nfemale, 1946) et la tunique bleue dans The Alert (888)
de Remington, est saisissant. De la meme fac;on, certains mouvements
particuliers de la camra, utiliss par Ford, ont certainement leur
racine dans la rapidit des actions que Remington fixe sur la toile. Ford
voque souvent la peinture de cet artiste, ainsi que celle de Dallin et
Schreyvogel (dont il gardait a son chevet un album de reproductions) :
J'ai essay de copier le style de Remington, mais on ne peut y arriver a
cent pour cent: j'ai au moins essay de recrer ses couleurs, ses
mouvements, et je crois y tre arriv en partie l.
Mais ce n' est pas dans cette direction que je veux aller.
John Ford donne aun vnement de sa vie un relief singulier. Je le
cite:
Pourtant, je n'aime pas Paris, vous savez. J'aime Carcassonne,
Avignon, Fonterolle. J'ai t dans cette ville lorsque nous l'avons
libre avec l'arme de Patton. Gn tait devant l'glise, il y avait un
monastere avec des nonnes. L'une d'elles me demanda si j'tais un
officier anglais, je lui rpondis que j' tais officier amricain. L' abbesse
vint alors et me demanda si j'tais catholique. Comme je lui rpondis
affirmativement, elle fit allumer le premier cierge de la Libration
dans l'abbaye. C'est un des grands moments de ma vie. J'aime la
Provence, ArIes... Mais Carcassonne est ma ville prfre. La premiere
fois que je suis alI en France, j'tais dans la Marine, pendant la
Premiere Guerre mondiale, et je n' en ai pas vu grand- chose : le port de
Saint- Nazaire, du pont de mon bateau. Gn ne nous a pas laiss
descendre aterre. Gn est arrivs et repartis aussi vite. La derniere fois
que j',y suis alI, je ne m'en souviens pas bien. <;:a devait tre pendant le
tournage de The Quiet Man en lrlande, et j'y ai fait un saut. J'avais
arbor ma Lgion d'honneur, ma Croix de guerre et un Franc;ais, un
ami, m'a dit: "Ne fais pas c;a!" Je lui ai demand pourquoi et il m'a
rpondu: "Ils vont te demander quatre fois plus d'argent partout". Il a
ajout que les Franc;ais n'aiment pas les trangers qui ont la Lgion
d'honneur. Alors, j'ai enlev mes dcorations. C'est drole pourtant,
j'avais pens rendre hommage, faire preuve de respecto C'est la que j'ai
fait un saut jusqu'a Bayeux pour dposer des fleurs sur les tombes de
mes gars. Vous connaissez Bayeux? Non, sinon par la rputation de sa
tapisserie. Je suis un des rares types al'avoir eue en main... Je suis alI
l. Cit par Peter Cowie. John Ford and theAmerican West. op. cit.
le conflit du cadre et de l'cran
aBayeux pour la premiere fois quinze jours apres le Dbarquement. Je
pouvais faire des excursions, des escapades comme c;a, en voiture
amphibie. Je vouIais voir la tapisserie de Bayeux, et quelques FFI ont
russi a trouver la maison OU elle tait cache. Gn venait de prendre un
lunch norme, on avait beaucoup bu et on arrive chez ce type, les FFI et
moi. Les FFI l'auraient descendu s'il n'avait pas consenti aaller dans sa
cave. Etla, dans un coffre-fort, il avait la tapisserie. Ill'a sortie et je l'ai
tenue dans ma main. Apres il nous a montr ce qu'il jurait avoir t
l'pe de Guillaume le Conqurant, mais la, iI se foutait de nous, je
crois. Jolie ville, Bayeux, la Rsistance ya fait des trucs du tonnerre...
Je n'ai pas connu De Gaulle, mais j'avais affaire a Leclerc. Je l'ai aid, je
lui ai prt quelques carnras et des oprateurs pour la Campagne de
Provence. Il n'avait pas de camras l.
Apremiere vue, cela peut paraitre anecdotique, mais je retiens des
propos de Ford deux choses, sa prdilection pour les villes ceintures
de remparts et ce dsir de voir la tapisserie de Bayeux: des images qui
se droulent comme un movng panorama ou comme un film. Le
cinma de Ford se cogne contre des impossibles, contre de l'infilma-
ble, il cherche a cadrer ce qui se refuse au cadre, l'immensit en
premier lieu. Il veut faire entrer l'immensit dans le cadre. Si un
rapprochement avec la peinture a un sens, c'est alors par le biais de
cette question: comparer deux stratgies de figuration de l'immensit
et les phnomnalits qui en dcoulent, aux memes dates et quasiment
sur les memes lieux, dans le cinma et dans la peinture, chez deux
artistes qui s'ignorent rsolument - mettre les reuvres de Clyfford Still
en regard du film The Searchers (La Prisonniere du dsert, 1956) de John
Ford par exemple, deux reuvres a priori aveugles l'une a l'autre.
Still a commenc a peindre vers 1947 un type d'abstraction color-
field qui tres vite donnera une sensation d'illimit plus grande que
celle des peintures de Newman ou Rothko. Ces abstractions s'orga-
nisent en zones aux contours dchiquets qui, au lieu de constituer des
formes distinctes, donnent l'impression de se prolonger au-dela des
limites du tableau. Pour les peintres color-feld, la question du cadre,
du format, du hors tableau, recouvre une dimension spirituelle:
1. Entretien avec John Ford . propos recueillis au magntophone le 14 mars 1966 par
Axel Madsen et parus dans les Cahiers du cinma. nO 183. Dctobre 1966.
87
86
la releve de la peinture parle cinma
prsencepourRothko, questiondusublimepourNewman;pourStill,
1'interrogationsur1'immensittrouve une implicationmtaphysique,
maisquidnieauxconceptslepouvoirdeladire. Que1'espaceamri-
cain soit un dnominateur commun des ceuvres de Still contempo-
raines des films de Ford ne fait pas de doute, n'explique rien, mais
justifie1'analogie.Acesdates,c'estbienlaquestionde1'immensitqui
proccupeFordcommeStill,etla rponsequ'ilsapportentengageune
philosophieducadresinguliere. Le conflitentrele cadre etl' cranse
posechezlepeintreetchezlecinaste.ChezStill,ceconflitimpliquela
remiseencausede sonmdium,la peinturedechevalet,ainsique
lanommaitencoreGreenberg.
Certes, 1'immensit est un topos amricain, et le dcor de The
Searchers enestdevenu1'embleme.nsuffitd'couterPaulAuster:
C' tait<;a le probleme, le pays est tropvaste, la- bas, etapresquelque
temps il commence avous dvorer. le suis arriv a unpointou je ne
pouvais plus 1'encaisser. Tout ce foutu silence, tout ce vide. On
s'efforced'ytrouverdesreperesmaisc'esttropgrand,lesdimensions
sont trop monstrueuses et finalement, je ne sais pas comment on
pourraitdire,finalementcelacessed'etrela. yafait ceteffet-la, Fogg,
alafintoutestimaginaire.Le lieuseulOU vousexistiezestvotrepropre
tete. [... ] Nous avons poursuivi notre chemin a travers le centre de
l' tat, puisnousavonsobliquverslargiondescanyons, au Sud- Est,
ce qu' on appeIle les Quatre Coins,ou 1'Utah, 1'Arizona, le Colorado et le
Nouveau- Mexique se rencontrent. C' taitl' endroitle plus trange de
tous, unmondede reve, rienquede laterrerouge et des rochersaux
formes bizarres, des structures formidables qui surgissaient du sol
teIles les ruines de quelque cit perdue construite par des gants.
Oblisques, minarets,palais:toutestaientalafoisreconnaissableset
trangeres, on ne pouvait s'empecher en les regardant d'y voir des
formes familieres, meme en sachant que ce n'tait que l' effet du
hasard, crachats ptrifis des glaciers et de 1'rosion, d'un million
d'annes de vent et d'intempries. Pouces, orbites, pnis, champi-
gnons, persQnnages, chapeaux. Comme lorsque 1'on s'invente des
images dans les nuages. Tout le monde sait maintenant a quoi
ressemblent ces rgions, vous-meme les avez vues des centaines
de fois. Glen Canyon, la Monument VaIley,la valle des dieux...C'est la
quesonttournstouscesfilms de cow- boys etd'indiens, cetimbcile
debonhommeMarlboroygalopetouslessoirsalatlvision. Maisces
imagesnevousdisentrien, Fogg. Toutcelaestbientropnormepour
le conflit du cadreetde l'cran
etrepeintoudessin; memelaphotographien'arrivepasale rendre.
Tout est dform, c'est comme si on essayait de reproduire les
distances des espaces interstellaires: plus onvoit, moinsle crayony
arrive. Levoirc'estlefairedisparaitrel.
Ce quiestnorme (commentnepaspensera1'unedes dfinitions
du sublime ~ Kant?) dnonce le cadre, ne peut pas tre cadr,
dborde tout projet intentionnel, toute intentionnalit dont le cadre
est a la fois la mesure et le paradigme. Jean-Luc Marion note cette
dmission de 1'intentionnalit en regard d'un phnomene qu'il dit
saturetdfinitainsi:
II re<;oit parlavueunepuredonation, justementparcequ'iln'yaplus
aucun donn objectivable. Nommons cette extrmit phnomno-
logiqueunparadoxe. Leparaxodenesuspendpasseulementlarelation
desujtionduphnomeneaule, il l'inverse. Loinde pouvoirconsti-
tuercephnomene,leles'prouvecommeconstituparlui. Constitu
et non plus constituant, parce qu'il ne dispose plus d'aucun point
de vue dominant sur 1'intuition qui le submerge; dans 1'espace, le
phnomene l' engloutit de son dluge intuitif; dans le temps, il le
prceded'uneinterpeIlationtoujoursdjala2.
n est inutile de revenir au paragraphe 199 des Penses de Pascal
pour vrifier aquel point 1'immensit peut tre comprise comme
inversant larelationdesujtionduphnomeneauJe.Le Jeinten-
tionnel institu comme accus, littralement mis a 1'accusatif, va
trouverdans1'immensitunesituationphnomnologiqueplusencore
qu'unsiterel.
Danslefilmde Ford, Ethan,le personnagequ'incarneJohnWayne
va porter seul ce que le spectateur ne peut voir: 1'immensit, mais
aussi d'autres phnomenes saturs, d'autres infilmables qui mettent
autant en pril la logique du cadre, dja compromise par le site.
Comment, en d'autres termes, faire entrer une image dans le cadre
quandcelle-ciexcedelesnormesqueluiimpartitnotreintentionnalit
enlaconstituant? CettequestionorchestreThe Searchers, maisobsede
1. PaulAuster.Moon Palaee.Aries.AetesSud. 1993.p.245-246.
2.Jean-Lue Marion. Le phnomne satur"> dans Phnomnologie et Thologie. op.cit.,
p. 121.
89
88 la releve de la peinture par le cinma
tout autant la peinture de Still, contemporaine du film, sans qu'il y ait
jamais eu le moindre change entre Ford et Still. Pour 1'un et 1'autre,
1'enjeu - qui est plus qu'un enjeu esthtique - consiste a faire voir ce
que le cadre ne peut pas tenir, contenir, ce qui est norme et discrdite
le cadre, constat paradoxalement insparable de la certitude que ce
ce que ne peut faire 1'conomie du cadre. Still, ainsi, malgr la
tentation et le souhait permanent de sortir du cadre, de mettre en pril
son mdium, va le prserver en le surdimensionnant 1. La sensation de
continuum et de panoramique, ouverte par 1'hypothese de
Still, les unes a cot des autres et comme n'en faisant plus qu'une,
procede d'un rapport complexe au paysage. Le mot paysage n'est
d'ailleurs peut-etre pas le bon, Still refuse 1'appropriation d'une terre
et d'une nature selon un point de vue, celui de la possession que
concrtiseraient la perspective et le cadre. Mais il ne cede pas non plus
a une totale absorption par cette nature, s'il s'immerge en elle, il ne s'y
laisse pas engloutir, comme Turner et les seuls peintres qui trouvaient
grace a ses yeux: illa longe, reste au bord, comme au bord d'un pr-
cipice. Prcipice vertigineusement horizontal, au sens OU il faut enten-
dre dans horizontal le mot horizon. Ford, pour filmer 1'immensit, fera
entrer dans le cadre la dcoupe obscure de la subjectivit a partir d'un
abri, une grotte par exemple; cette obscurit - cadre noir alatoire
soulignant et dbordant de l'intrieur le vrai cadre pour 1'teindre -
devient l'quivalent d'un hors-champ entrant dans le cadre, condition
de possibilit pour que ce cadre tienne et retienne ce qui l' excede,
un phnomene hors cadre. Un phnomene qui, sans ce procd
paradoxal, serait aplati, a galit de tout autre phnomene, vnement
parmi les autres. Cette entre du hors-champ dans le cadre tient en
tenaille ce qui, autrement, subirait la banalisation du cadre,
s'appauvrirait ou s' teindrait en
Dans The Searchers, a plusieurs reprises, Ford fait cOlncider deux
types de phnomenes saturs : 1'immensit et 1'infilmable. L'infini
1. Nous pensons ici prcisment a une ceuvre contemporaine de The Searehers , Clyfford Still,
D. nO 1, 1957, huile sur toile, 404 cm, AlbrightArt CalleI)', Buffalo.
Une telle solution, si elle renvoie a l'ceuvre de Still, s'accorde tout autant a celui
de Newman, au long chemin spirituel et formel qui fut le sien pour que le sublime entrat
dans le cadre.
le conflit du cadre et de l'cran
de l'immensit prend une dimension d'infilmable, correspondant a
1'infilmable du viol ou du supplice. L'immensit, seul lieu possible
pour accueillir la quete d'Ethan et de Martin Pawley, est donc balise
par des stations qui trouent cet infini, situations OU Ford se met au dfi
de devoir filmer cet infilmable: le meurtre, le viol, le supplice. Deux
types de saturs obligent le film a poser autrement la
question du eadre. La notion de phnomene satur telle que 1'a forge
Jean- Lue Marion rend justement eompte de cela.
Je rsume, en plac;:ant la proposition phnomnologique sur le
terrain de 1'esthtique, et, par eommodit, en reprenant les eatgories
de Kant. Selon Kant, la qualit (grandeur intensive) permet a l'intui-
tion de donner a 1'objet un degr de ralit en le limitant jusqu'a la
ngation: ehaque phnomene devra admettre un degr d'intuition et
e'est ce que la pereeption peut antieiper. En d'autres termes, la prvi-
sion a dans la grandeur extensive se retrouve dans la grandeur
intensive. Mais Kant privilgie le eas de phnomenes pauvres (sauf
dans l'analyse du sublime), alors que dans le eas d'un phnomene
satur, l'intuition donne ralit sans aueune limitation; elle atteint
une grandeur intensive sans mesure (sans mesure eommune et sans
eommune mesure), de telle sorte qu'a partir d'un certain degr,
1'intensit de l'intuition relle dpasse toute antieipation de la pereep-
tion. La pereeption ne peut des lors plus antieiper ce qui va lui etre
donn dans 1'intuition, mais surtout, elle ne saura plus en supporter
les degrs. 11 y a done neessairement, dans eette eomprhension, dans
eette traduction, une perte. Cette perte est eelle du degr d'intensit,
ou plutot du degr d'aveuglement. Car 1'intuition, suppose aveugle en
rgime de phnomenes pauvres, s'avere, dans eette phnomnologie
radieale, aveuglante, et la grandeur intensive de l'intuition qui donne
le phnomene satur ne peut se supporter du regard, de meme que ce
regard ne pouvait en prvoir la grandeur extensive. Jean-Lue Marion
limite (meme si son analyse est magistrale) sa notion a un
blouissement, une gloire toute claudlienne l. Mais il me semble que
e'est en largissant eette notion de phnomene satur a d'autres
1. On se reportera a Jean- Luc Marion. De surero;t. etudes sur es phnomnes satures, Paris,
P.U.F,
91
90 la releve de la peinture par le cinma
dterminations que 1'esthtique peut vritablement la faire sienne. Il
n'est pas d'esthtique vraie qui ne soit traverse a un moment ou a un
autre par le surcroit qu'impliquent de tels phnomenes.
L'intuition donne trop intensment pour que le regard puisse
vraiment voir ce qu'il ne peut dja plus recevoir. Cet aveuglement
concerne l'intensit de 1'intuition, et elle seule, ainsi qu' en tmoigne
prcisment 1'aveuglement devant une scene OU 1'intuition reste, pour
le dire en termes kantiens, quantitativement commune, mais d'une
intensit hors du commun.
Dans The Searchers, trois situations au moins rendent visible cette
obligation thique (ne pas filmer 1'infilmable) qui trouve, et seulement
parce qu'elle est thique, une dimension esthtique d'une puissance
rare. loign par les Indiens qui projettent un raid meurtrier contre
la ferme de sa famille, Ethan retrouve la ferme incendie et dcouvre
Martha supplicie. La robe arrache indique le lieu du supplice: 1'em-
brasure noire de la porte; du supplice nous ne saurons rien. Ethan
reste agenouill, cadr a contre-jour dans 1'embrasure de la porte.
Cette scene a son cho dans le film quand Ethan dcouvre, dans une
gorge, le corps de Lucy. Brad, son fianc, qui accompagnait Ethan et
Martin, tromp par une robe de Lucy porte par une Indienne,
apprenant cette mort, se prcipite vers le camp indien; le plan ne nous
montre qu'un horizon crpusculaire trou de bruit; le jeune homme se
prcipite littralement vers cette immensit synonyme d'une mort
certaine. La thmatique du film lie ici un invisible et un indicible;
Ethan a garde de cet invisible et de cet indicible, de ces corps sacrifis,
supplicis, en regard de Debbie qu'il espere vivante et qu'un instant il
envisagera de sacrifier a son tour. Ethan, seul tmoin de ces situations
(la notion de phnomene satur trouve son lest dans le rcit), est aussi
le seul tmoin de l'immensit et il semble que celui qui cherche n'a, en
fait, de repere que lorsqu'il n'en a pas, lorsque 1'immensit est le seul
lieu qu'il habite vraiment. Dans 1'ultime scene du film, Ethan ne
refuse-t-il pas de franchir le seuil de la maison des Jorgensen, terme
de la recherche, pour partir seul, vers un point qu'il est seul a voir? Il
devient, pour le spectateur, l'impact de ce point dans un horizon
sans fin.
le conflit du cadre et de l'eran
Si la question de 1'invisible (l'infilmable) trouve une solution
thique et formelle, elle laisse bante celle de la place du sujet dans
1'espace. Ethan, premier et en fait seul vritable tmoin, cherche
Debbie dans un espace infini. Le temps rel de cette quete est donn
seulement lorsqu'il la retrouve, et qu' apres l'avoir poursuivie (la
encore, .ford fait entrer du hors-champ dans le cadre, il filme a partir
de la nuit d'une grotte la scene qui va avoir lieu) , sans que nous devi-
nions jusqu'a la derniere seconde son intention, illa souleve comme
une enfant, la soumet a la lumiere, la prend comme une adolescente
dans ses bras et la laisse comme une femme se reposer contre lui.
Qu' entendre, en fait, par place du sujet dans l' espace? Le sujet est
moins ici celui qu'incarne Ethan que le sujet tel que le constitue, dans
une passivit branle, le cadre dans l' cran: ce sujet a partie lie avec
la nuit, l'obscurit - lment numineux par excellence - entrant dans
le cadre vient rendre visible et fait apparaitre ce qui sans cela serait
a galit de plans dans le film. Le sujet est donc non seulement la
quete, mais les preuves que cette quete impose. C'est elle, et elle
seule, qui fait prouver 1'immensit dans laquelle elle se droule. La
partition fordienne accorde donc un espace a des vnements, et cet
espace n' est infini que parce que ces vnements sont infinis, au sens
OU aucun mot, aucune noese ne peut les dire ni en rendre compte. Ces
vnements sont indissociables de cet espace. Ils sont des creux de
nuit placs savamment dans un jour trop grand, ils bornent un rcit qui
prend une dimension de mythe grce a eux, et ce mythe ne peut avoir
d'autre espace que l'immensit
1

L'immensit est l'obsession de l'ocuvre de Clyfford Still. Une


immensit au sens topographique, mais plus encore
1. [\ est surprenant que. dans De sureroit. Jean-Lue Marion laisse incomment ee qui me
semble tre un phnomne satur par excellence et qui est un leitmotiv fordien, la naissance. Au
coeur de Seven Women, 1966. et Three Godfathers, 1948. elle a galement une importance
rvlatrice et cathartique dans Stageeoaeh, 1939, et on trouverait de trs nombreuses autres
occurrences dans les films de Ford. Filmer une naissance, filmer un nouveau-n, semble avoir
t pour Ford un dfi magnifique et impossible. Dans Stageeoaeh, le conducteur de la diligence a
cette incroyable rplique en entendant un gmissement qui est comme le bruit de l'immensit et
de l'alentour, de l'immensit qui le cerne, Les coyotes me font frissonner, on dirait le cri d'un
nouveau-n. Et puis, dans The Horse Soldiers, 1959, cette rplique du mdecin majar Kendall,
jou par William Rolden, Chaque fois que j'ai accouch une femme, j'ai prouv une sorte
d'effroi.
93
92 la releve de la peinture par le cinma
1'ceuvre de Still n'est-il pas, en derniere instance, 1'laboration d'un
espace que sillonnent des lgendes invisibles, enfouies, innommes,
auxquelles cet espace donne une dimension de mythe? Certes, dans
cette abstraction, il n'en reste souvent que le titre, mais on sent,
dissimule entre les formes de ces tableaux immenses, la prsence du
numineux et du sacr qui veille. Dans son abstraction color-field, il
semble nettement justifi de parler de hors tableau, de constater
que Still fait entrer du hors-champ, souvent du noir prcisment, de la
nuit, de 1'obscurit dans le cadre, mais, paradoxalement, pour conser-
ver et supporter ce cadre. Ces lambeaux de nuit permettent de voir a
partir de la nuit, et Still fait, comme des flammes, sortir les couleurs de
cette obscurit - une nuit dont le cadre est la frontiere, la ligne de
partage entre elle et le jour ordinaire qui encadre l' ceuvre. On peut lire
dans le Magazine ofArt 1, ces propos rapports de l' artiste: Still pense
que ses formes fluides verticales qui ressemblent souvent a des
flammes ont t influences par la monotonie des plaines du Dakota:
ce sont des formes vivantes qui surgissent du sol.
II faudrait bien sur, pour que 1'analogie soit vraiment probante,
resituer cette comparaison Still- Ford dans 1'histoire complexe
qu'entretiennent la question du cadre et celle de 1'immensit.
Contentons-nous de conserver 1'hypothese d'une possible rencontre
entre The Searchers, qui est un western et une quete, et des ceuvres que
l' on ne peut rduire a la seule dfinition de peintures abstraites.
Rencontre qui laisse 1'historien sans preuve, mais que semble tran-
gement appelerStill dans cette lettre adresse aGordon Smith en 1959 :
C'tait un voyage qu'il fallait faire, en marchant tout droit
et tout seu!... Jusqu'<J. arriver apres le passage des valles obscures et
dvastes. <J. l'air libre, sur une plaine sans limites. L'imagination
dsormais affranchie des lois de la peur se confrontant avec la Visiono
Et l'Acte intrinseque et absolu devenait son sens, et le support de sa
passion.
1. Magazine ofArt, XLI, nO 3, mars 1948, p. 96.
le conflit du cadre et de l'cran
Oui, 1'ceuvre de Still rpond a1'aveugle au film de John Ford1. Ily a
meme un supplment de correspondance dans cette fa<;on de faire
rsonner de 1'intrieur quelque chose qui en appelle aux mythes et a
leur puissance. Un titre au hasard, parmi tant d'autres, Burried Sun
(Soleil enterr), rpond potiquement a 1'inspiration fordienne. En
s'approchant ainsi par jeu de correspondances intuitives, nous n'lu-
cidons pas cette congruence des ceuvres qui se trame malgr les
personnalits antagoniques du cinaste et du peintre (difficile de
trouver un quelconque accord entre la gnrosit de Ford et la
misanthropie de Still).
La peinture de Still est un anatheme jet contre le Vieux Continent,
il crira que 1'Armory Show, OU avait t prsente 1'avant-garde
d' outre-Atlantique, avait dvers les conclusions truques et striles
de la dcadence europenne . Il ne s'en tiendra pas acette condam-
nation sans appel. s'en prenant tout aussi bien au surralisme qu'au
cubisme et gardant une haine particuliere pour la descendance de
Mondrian. II y a derriere l' paisseur idologique et psychologique de
cet anatheme une vritable obsession esthtique. L'ceuvre, son geste,
sa libert revendique surtout, ne peuvent plus etre limits d'aucune
fa<;on, et certainement pas par le cadre. Still cherche un cran OU
pourrait se drouler sa vision; ses toiles, il les pense comme un
continuum, le montage de plans successifs qui finiraient par rcrer la
sensation d'un espace infini et sans limites.
II y a donc une phnomnalit propre a1'ceuvre de Still, j'entends
non seulement une phnomnalit qui serait l' espace et le temps selon
lesquels telle ou telle ceuvre se laisserait voir, mais une phnomnalit
propre a 1'ensemble de 1'ceuvre. Still produit d'ceuvre en ceuvre, de
tableau en tableau, et comme si le cadre n'existait pas, n'existait plus,
1. Jean- Louis Leutrat, faisant propos de The Searchers un constat forme! analogue celui que
nous avons bauch, note, La porte ouverte de la ferme, ]' entre de la grotte et celle du rduit
o gt le corps mutil de Martha constituent un thme plastique fort. Chaque fois la lumire aveu-
glante du dehors est oppose ['ombre protectrice. (jean-Louis Leutrat. John Ford. La
prisonnire du dsert. Adam Biro, 1990, p. 33) et cite ce propos Deleuze, pour qui plus l'image est
spcialement ferme, plus elle est apte s' ouvrir sur une quatrime dimension qui est le temps,
et sur une cinquime qui est ['Esprit (Gilles Deleuze, L'image-mouvement, Paris, ditions de
Minuit, 19
83
, p. 31). Et ce sont, semble-t-il, ces deux dimensions qui dominent autant les reuvres
de Clyfford Still que le film de John Ford.
95
94 la releve de la peinture par le cinma
la sensation d'une avance dans l'espace, d'un dplacement du sujet
qui ne serait plus soumis a rien :
Une seule touche de peinture, pourvu qu'elle soit fonde sur le travail
et sur un homme qui a eompris son pouvoir et ses implications,
pourrait restaurer la libert que l'homme a perdue en vingt siecles de
contrition et d'instrument de soumission '.
L'reuvre de Still reste quasiment incomment, et ce assurment de
son fait. L'volution entre le premier moment de son reuvre (qu'on dit
expressionniste) et la suite se fait de maniere quasiment organique, le
noir est progressivement absorb par d'autres couleurs, et les figures
dans lesquelles elles rsonnaient deviennent l'vnement d'une sorte
de coalescence ou, au contraire, d'une extension irrpressible, jusqu'a
constituer d'immenses zones dchiquetes, comme si Still se rappro-
chait d'une paroi qu'il allait devoir longer sans fin 2. La co'incidence
entre la proximit et l'immensit devient l'espace de son geste. II dira
combien pour lui la prairie, ou les terres, tait aussi infinie que la mer
que peignait Turner, et d'une certaine maniere il me semble que
l'obsession de Clyfford Still est cinmatographique. II retrouve
intuitivement les grandes formes mineures de la peinture anticipa-
trices du cinma, tel le panorama. II les retrouve bien sur sans le
formuler, mais on peut, par un jeu de convexit, vrifier, sans surin-
terprtation, dans son reuvre, une ambition qui, quittant la peinture de
chevalet pour mieux exalter le geste du peintre, appartient a un au-dela
de la peinture qui rejoint le cinma. D'une certaine maniere, l'analoge
peut etre dite plus directement: il y a entre les panoramas du XIxe
siecle et l' reuvre de Clyfford Still une double dimension commune : ne
plus etre limit par le cadre de la peinture et chercher un ailleurs que
le cinma trouve. Etre arrt par le bord du cadre tait une chose
l. Cit par ric de Chassey dans La peinture efficace. Paris, Gallimard, ~ 0 0 1 p. ~ 5 0
~ Je n'aborderai pas ici la question du sublime qu'implique la peinture de Clyfford Stil!. On
se reportera a la comparaison que fait Robert Rosenblum d'une vue de canyon, Gordale Sear,
littralement la cicatrice , un tableau peint entre 1811 et 1815 par James Ward, aVec une ceuvre
de Clyfford Still de 1956 (ces deux ceuvres sont de grands formats, de dimensions identiques),
Robert Rosenblum, The Abstract Sublime , publi dans ARTnews 59, nOIO, fvrier 1961,
p.38-41.
Le confLit du cadre et de L'cran
intolrable. Cette prison euclidienne devait etre dtruite, et ses
implications autoritaires congdies, rpetera StilL
Le peintre procede plan par plan, reuvrant par cadrage (au sens
cinmatographique du mot), et des pans de peinture sont interrompus
arbitrairement en en appellant systmatiquement a un hors-champ
qui disqualifie l'autorit des bords. La prsence du hors-champ est,
malgr le cadre, plus forte que le cadre. L'reuvre de Clyfford Still s'im-
pose autant dans ce que le cadre semble avoir interrompu que dans
le tableau lui -meme. L'artiste considrait, avec une intransigeance
exceptionnelle, que la fa;on de montrer ses tableaux faisait partie de
son reuvre, jusque dans ses dispositions testamentaires OU il exige que
l'ensemble de ses reuvres fasse l'objet d'une donation a l'institution
qui acceptera de leur ddier en permanence les espaces publics sans
que ce legs soit divis l. II faut donc comprendre l' reuvre, sa totalit, se
droulant sur un cran, et non pas seulement le tableau tel un cran. II
est saisissant de constater que Still, qui a le plus souvent recours a des
formats verticaux, cede a certains moments a la tentation d'un format
cran, celui d'une petite salle de cinma, comme s'il escomptait, dans
un effet de concession ou de rsum, expliquer et commenter ce qu'il
est en train de faire, comme si telle reuvre se voulait l'pitom de
1. Toute sa vie durant, Clyfford Still a t d'une redoutable intransigeance vis-a-vis de ses
pairs comme du march et ses institutions. 11 imposait a l'achat et a la prsentation de ses ceuvres
des conditions drastiques et souhaita mme interdire que l' on crive une ligne sur son travai!. On
a quelque peine aujourd'hui a dterminer ce qui, dans cette attitude, revient a l'exigence d'une
pratique et ce qui releve de la psychologie. Still ne sest en effet pas content de maintenir une
distance plus que symbolique par rapport a New York, lui prfrant des 1961 une retraite dans le
Maryland, il a aussi refus toutes les invitations a exposer en Europe (notamment a Bale. Venise
el Paris), sans omettre de faire valoir des arguments de nature idologique contre la culture
institutionnelle qu'il mprisait. Outre l'exposition de San Francisco en 1943, seules deux
rtrospectives ont pu avoir lieu de son vivant, la premiere a l'Albright- Knox Gallery of Art de
Buffalo en 1959 (qui recevra quelques annes plus tard un don de 34 tableaux), la seconde au
Metrapolitan de New York en 1979. Au total. il aura vendu enviran 81 tableaux et offert 59 autres
d' apres les estimations de Ben Heller, organisateur d'une exposition a la galerie Mary Boone
<Art in America, dcembre 1990)' En mme temps que 750 tableaux et 1459 travaux sur
papier, sa veuve a hrit les revendicatlOns de son mari. Ce qui signifie accessoirement,
commente Ben Heller, que ces tableaux ne doivent en aucun cas avoisiner ceux d' autres artistes.
Si la valeur de l'hritage dpasse largement ~ 5 0 millions de dollars, l'investissement pour la
conservation des ceuvres dpasserait 1 ~ millions de dollars. Depuis la mort de Still en 1980,
aucune institution n'a trouv les moyens d'assumer de telles revendications.
97
96
la releve de la peinture par le cinma
tout son peint. Il faudrait pouvoir longer de Still, la
monter comme le film de 1'immensit.
Mais si la phnomnalit de de Still colle a celle des
panoramas, aucune structure physique comme celle des panoramas ne
saurait la contenir ni la contenter. Son en appelle a un
droulement infini, aune digese de 1'immensit. alors que le pano-
rama, au contraire, dveloppe un pouvoir d'enfermement, encerclant
et touffant le spectateur, telle la chimere trompeuse qu'avait
dnonce Eberhardt des 1807:
Ni l'assurance d'une distance par rapport au point de vue. ni la pleine
lumiere du jour, ni la comparaison avec des lments environnants ne
peuvent me rveiller de ce rve angoissant, dont je dois m' extraire.
travers de tels moyens, on peut mettre fin al'illusion des que celle-ci
devient dsagrable: mais ces moyens sont refuss au spectateur du
Panorama l.
Le panorama, dans la critique d'Eberhardt, comme modele pour
faire voir de Still, serait donc aux antipodes du geste de libert
voulu par le peintre. Mais je n'escompte pas enfermer les
de Still sous une rotonde, je cherche atatons, et presque trop pres de
1'image, la phnomnalit commune qui est le levier de mon intuition:
cette concordance entre de Still et les westerns de Ford.
Qu'est-ce qui fait qu'un film tel The Lost Patrol (La Patrouille perdue.
19
3
4) - film dont 1'acteur principal est le dsert - ne donne aaucun
moment la sensation d'immensit qui regne dans The Searchers? Ce
n' est pas seulement parce que le film est thatral malgr le dsert,
pourtant film en dcor naturel (le dsert de Yuma en ATizona), mais
parce que la forme n' arrive pas apouser 1'immensit des dunes. Il ya
bien quelque chose dans le film qui en est la sensation, mais cela ne
suffit pas.
Deleuze note la chose suivante :
Certains ont condu aun espace ferm chez Ford sans mouvement ni
temps rel. nme semble plutt que le mouvement est rel mais. au lieu
de se faire de partie a partie, ou bien par rapport a un tout dont il
1. JohannAugust Eberhardt. Handbuch der Aesthetik. Halle. 1807, p, '7
1
-79.
le conflit du cadre et de l'cran
traduirait le changement. il se fait dans un englobant dont il exprime la
respiration l.
Cet englobant est bien la, actif et meme protagoniste de 1'action,
mais il est contraint et intentionnellement surdtermin. En d'autres
termes, le cadre cadre conventionnellement le dsert, il ne 1'habite
pas. On peut lire ce reproche a l' envers. telle une qualit essentielle du
film, et dire que le dsert est vu comme la patrouille perdue le voit; ne
sachant ni 1'habiter ni le comprendre, elle se laisse dcimer par lui. Le
dsert est 1'alli de 1'ennemi, son outil et son arme. Le dsert, du point
de vue de la patrouille, est pen;u d'un point de vue inadquat, et le
cadre ici conventionnel est 1'instance d'un antagonisme. La patrouille
est condamne parce qu' elle cadre ainsi le dsert, le voit ainsi, un
cadre d'ou un ennemi doit surgir, mais 1'ennemi est ncessairement
hors-champ, la ou on ne 1'attend pas.
De The Lost Patrol se dgage ainsi la sensation d'un film al' troit
dans le cadre, comme s'il manquait un dispositif entre 1'immensit
et les scenes qui s'y jouent. Le dsert est un acteur que Ford n'arrive
pas encore a diriger. et le jeu du dsert reste thatral, comme celui
d'un acteur de thatre faisant ses premiers pas au cinma. La compa-
raison n'est pas absurde, puisque le dsert et 1'immensit prendront
prcisment chez Ford une dimension pique. devenant au sens
propre du terme un thatre de la mmoire fondateur des mythes et des
lgendes. Il fallait pour cela que Ford pouse le dsert, ce qui advien-
dra avec Stagecoach (La Chevauche!antastique) , en 1939, quand pour la
premiere fois, il tournera aMonument Valley. Ce qui fait aussi peut-
etre que le dsert reste par rapport au cadre, dans The Lost Patrol, un
prdicat surintentionnel, tient au fait que ce film est un film de trajet,
itinraire d'un point aun autre, le dbut et la fin du rcit. Le scnario
de Dudley Nichols ancillarise la gographie et rduit le dsert aune
abstraction. Stagecoach, au contraire, qui aurait d etre le film du
trajet, itinraire convenu par les arrets de la diligence, laisse finale-
ment la sensation d'une circularit, sensation que la quete de The
Searchers amplifie et assume. Dans les deux cas,1'extrieur et les prota-
gonistes ne font qu'un, 1'alentour se met a exister, balay par le
1. Gilles Deleuze. L'image-mouvement. op. cit, , p. 202.
99
98 la releve de la peinture par le cinma
mouvement du regard, a la fois perte et maitrise absolue de l' espace.
Cette perte et cette maitrise sont sans doute ce qui confere une
dimension mythique a ces priples. Le mythe fait terre avec
Monument Valley, qui n'est plus un paysage, mais le lieu d'une
initiation,laOU seconstituentleslgendes. MemesiMonumentValley
a une gographietout a fait reprableetqu'iln'estenralit pastres
difficile d'y trouver des points d'ancrage visuels, dans les ana-
morphoses qui surgissent des mesas par exemple, ces configurations
rocheusestendentettanguentinexorablementversuneabstractionqui
absorbel' alentourcommeunfondouunetoiledefondl.
On sait que Ford touma en partie sept films a Monument Valley
- Stagecoach en 1939, My Darling Clementine en 1946, Fort Apache
en 1948, She wore a yellow ribbon en 1949, The Searchers en 1956,
SergeantRutledgeen1960,CheyenneAutumnen1964- etqu'onappelle
dsormaisJohnFord'sPoint l'endroitousedploieunevuepano-
ramique balayant Est Mitten Butte, MerrickButte,WestMitten Butte
et Sentinel Mesa, avec au premier plan les contreforts d'Elephant
Butte. Ce point est le promontoire d'un panorama, un panoramique
quitrouvesesancragesetsagographie,maisquipeutenmemetemps
basculerdansunesorted'abstraction. Pourtant,nipertedesreperesni
vertigedel'anamorphose,c'estcetteabstractionquej'essaied'analyser
chez Clyfford Still. L'analogie qui fait entendre dans le mot
panoramique sonorigine architecturaleva trouver dans le cinmade
Fordunemtaphoresous-jacente,maisinsistante.Lefort, sespalissa-
des, le monde clos qu'il enferme au centre de l'immensit adverse
est, dans son cinma, la tribune ou galerie circulaire simulant une
sorte de tour dispose au centre de la rotonde d'un panorama.
On se souvient aussi du got du cinaste pour les villes fortifies,
Carcassonne par exemple. Le fort est galement une mtaphore du
film, desaralisation,quitrouverasasplendideettouffanteamplifi-
cationdanssondemierfilm,SevenWomen (Frontiere chinoise) en1966.
1.JereviensuninstantsurlactationdeMoon Palaceaveclaquellej'ouvraisce commentaire.
Austeranthropomorphiseouzoomorphisechaqueforme; ce quisepasseau contraireavec Ford
ouStillestunprincipeabstracteuro! laphnomnalitpropreundroulementou unpano-
ramique oublie les mtaphores. Encore que ces mtaphores sont, pour celu perduaucceur de
MonumentValley, les indicespourprcismentnepastoutconfondre, nepas etreabsorb par
l'immensit.
le conflit du cadreetde l'cran
Filmouilsemblequel'intrieuraabsorbparporositl'immensitet
ledanger,etquel'infinidsormaisestencerclparlesremparts,
L'immensit serait donc d'abord chez Ford quelque chose de
pen;u,uneperceptionde l'espacealaquelleseconformel'cran. Dans
The Searchers, l'espace n'est ce qu'il est que parce qu'il se conforme
al'erranceetalaqueted'Ethan.Cettequetesupposeunsavoir,pourle
dire de fa<;on phnomnologique, unnombre incalculable etempiri-
quedeprsuppositionsintentionnelles,maissarussite,ousonabou-
tissement,tienttoutentierenunefoi,uneintuitionparfoiscontredite,
souvent hsitante et d'abord une intuition de l'espace, Le cadre est
l'outilintentionnel;cetteintuition,elle,travailleau-deladucadre. Le
cadrevaaussidevenirchezFordl'amplificationd'uncaractere,l'appli-
cation de la loi et du reglement contre l'intuition - le lieutenant-
colonelThursday, quejoueHenryFondadansFortApache (Le Massacre
deFortApache, 1948)incamantcetterigiditjusqu'al'chec,
Nonobstant, leterme de panoraman'estpasuniquementpictural.
Le brevet dpos parRobert Barkera Londres, en17
8
7, numere les
principes et constituants d'un dispositif qui ne connaitra quasiment
pas de modificationsparla suite, l'inventionestbaptise Lanature
a coup d'reil. C'estenjanvier 7 9 ~ dansuneannonceparuedansle
Times, qu'apparaitle nologismepanorama, qui signifie littralement
toutvoir,n s' agitdoncdecette reprsentationcirculaire installe
sur les parois d'une rotonde construite pour l'accueillir et qui va
simuleruneralitencherchanta se confondreavec elle.Apresavoir
parcouruunlongcouloiretdesescaliersassombrisquifontoublierles
reperes extrieurs de la ville, le visiteur pnetre par le bas sur une
plateforme dlimiteparune balustrade qui empechede s'approcher
de la toile et permet a celle-ci de dvelopper son effet de tous les
pointsd' ouellepeutetrevue (1' clairageyestnatureletznithal,mais
lasourceenestdrobeparuntoitouunvoilequiinterditderegarder
au-deladubordsuprieurdelatoile,unepalissadeenmasquelebord
infrieur). Comment ne pas songer, en serrant au plus pres cette
descriptio
n
, a l' obscurit de la salle de cinma, mais aussi comment
ne pas soulignerce principe initiatique, cette clause d'obscuritpour
accder a l' cran du visible (principe commun au dispositif de
Friedrichetal'atelierdeMondrian)?
100 la releve de la peinture parle cinma
J'ajoute que, dans les champsthmatiquesquise dgagerontde la
productiondespanoramas,s'opereunesortedechiasmevisibleentre
1'immensit et, pour le dire tres vite, la description d'une bataille.
Dans la description du panorama se dessine, mais a ciel ouvert, la
structurememedufort, structurecentraleetemblmatiquedesgrands
westerns fordiens. Dans She wore a yellow ribbon (La Charge hro;;que,
1949)'onpeutobservercepassagesanstransitiond'unespaceprotg
a ce1ui de 1'immensit; au-dela du jeu d'opposition symtrique
casanier/ infini, rcit du foyerlhrolsme, etc" 1'opposition entre le
fort, lieu del'attenteet durepli, et l'extrieurest matrialiseparun
dispositif de mise en scene visible se10n un protocole, donc
excessivement visible: la porte du fort qui s'ouvre ou se ferme. Ce
dispositif n'en appelle pas a la poliorctique, mais mtaphorise le
cadre dans l' cran. Le fort est a la fois le point a partir duquel
l'immensitetlelointainse panoramisent,laplate-formeOU l' on
sent,pressent,suppose,prouve1'immensitetlelointain,bienplutt
qu'on ne les voit vritablement, et la base du film, une sorte de
ralisation du fameux JohnFord's Point, ce point de l'espace OU
1'espaces'prouveapartirducadre,La portedufortestunsas,lecadre
dans1'cranquiouvreal'immensit.
Redisons l' analogie avec l' ceuvre de Clyfford Still OU l'immensit
suppose parle cadre ne peut etre que l'vnement du dpassement
de ce cadre. L'oppositiondesscenes d'intrieuretdesscenesd'ext-
rieur est donc rgie par une loi qui excede, dpasse et dforme la
convention. (Dans The Lost Patrol, lesscenestaientfilmes selonles
regles du cadre, etle dsertfinissait pardevenirundcor, alors qu'il
taitla, bienrel.)Ons'expliquemieux,auregardde cetantagonisme,
1'incomprhensiondeJeanMitrydevantThe Searchers, Defait, dansce
film, cetteoppositioncomplmentaireestdsquilibre.
On peut, de toute vidence, prfrer le prineipe de la narration
temporelle au prineipe de la structure dramatique (dont l'apriorisme
ncessaire est toujours entach d'artifices), mais ce quiimporte, c'est
d'atteindre au chef-d'ceuvre dans l'uneou l'autrede ces voies. Or, la
Chevauehe fantastique [Stageeoaeh] (pourne citerqu'elle) estunchef-
d'ceuvre, flit-elle celui d'un genre inactuel, quand La Prisonnire du
dsert [The Searehers] n'est que le produit mdiocre d'une tentative
engage dans des voies nouvelles, mais dans lesquelles Ford ne peut
101
le conflit du cadreet de L'cran
que s'enliser. Tous les films qu'il a dirigs depuis lors en sont une
preuvesuffisante,Nonqu'ilssoientmauvaisausensexactdumot,mais
lachesetdcousus pluttque dtendus, invertbrspluttque fluides
etcontinus1,
Mitrydiagnostique sansla comprendrel'adquationparfaite de ce
principe de narration temporelle a une forme, The Searehers semble
dcousu parce que la recherche est improbable, improbable gogra-
phiquementetmtaphysiquement.Lefilms'accordeaudouted'Ethan
et produit une temporalit singuliere, un type de temps propre a
1'errance, infiniment distendu, que Ford adapte ades formes qui
instrumentalisentlecadreetl' cran.
Attardons-noussuruneultimescenedeThe Searchers, celleoudans
unfort prcisment, saseuleoccurrencedansle film, Ethanretrouve
desprisonnieresblanchesdevenuesfolles. L'espaceintrieurestalors
une boite qu'il ouvre pour la refermer aussitt et reprendre sa
poursuite.Lelienentreunintrieurcontractal'extremeetl'immen-
sitestalorsassurnonpasparlaportedufortquis'ouvre,cadredans
1'cran,maisparungrosplandsarmantsurlevisage deJohnWayne,
ou on lit dans le silence d'une seconde effrayante; Si je retrouve
Debbie,jelatue. Le raccordentrel'immensitetleventredefolie et
de dsespoir qu' est 1'intrieur de la cabane a lieusur ce visagequi n' est
pasunportrait,passimplementlevisaged'Ethanengrosplan,maisun
z
pays,uneterre,oupassel'ombreterribled'unnuage .
Le rcit de The Searchers semble dcousu aMitry parce qu'il est
tributaire d'une subjectivit et d'une solitude sans mesure. Tout ce1a
enfaitunfilmunique,tenduparlapuissancedumytheetdel' pope,
etplusmoderneencorequ'Il Grido d'Antonioni,en1957, qu'ilanticipe
L}eanMitry.John For, Paris,ditionsUniversitaires,'954,p.'52.
2. Ozuadmiraitparticulierementcetartde Ford, quin'appartientpeut-etrepasseulementa
la directiond'acteur: IInesuffitpasd'etrehabiledansl'expressiondesonvisage.Unacteurqui
saitsecomposerunvisageheureuxoutriste- enclair, un.cteurqui possedeuncontroleparfait
des muscles desonvisage -,jene peux pasm' en contenter.En fait, ces choses sont assez faciles a
faire ... Mais je ne me soucie pas de savoir si un acteur parvient abien exprimer rmotion. La
personnalit, voila ce qui m'importe, saisirl'humanit. [...) Regardez Henry Fonda dans My
DarLing CLemenline, il!lebouge pas, iln'exprimerien .c'estlagrandeforce deJohnFord. Fonda
estassissurunechaise, ses piedsposssurunpoteau, unsourirede satisfactionauxlevres- je
suis vritablement jaloux du rapPort qui peut exister entre Ford et Fonda. Oz;u,.
HumanitetTechnique,citparDonaldRichie,Ozu, op. cil.. p. '50. 1,. ',n,, ''"','o . . ;;ca
:< ".,:-lj'';:{

102
la releve de la peinture par le cinma
le conflit du cadre et de l'cran 103
de deux ans. John Wayne incarne cette solitude qui se retrouve dans le
personnage de Tom Doniphon dans The Man Who Shot Liberty Valance
(L'Homme qui tua Liberty Valance, On a dit et redit la dimension
crpusculaire de ce film. Le film tout entier est peut-etre un pilogue
et prcisment dans sa derniere scene un adieu, adieu a une ide de
1'Amrique, adieu a un monde qui s'teint, mais aussi a une certaine
ide du cinma. L'extrieur ne dfile et n'apparait dans le film
- hormis la scene OU Ransom Stoddard s'entrane a tirer puis ceBe de
1'incendie par Tom Doniphon de sa propre maison - que lors du retour
en train, OU Ford fait apparaitre 1'extrieur a travers les vitres du train,
cette fois comme si, enferms dans leur wagon, James Steward et Vera
Miles taient devenus les spectateurs infirmes d'un panorama en
mouvement, un moving panorama, cette forme tardive, amricaine et
prcinmatographique du panorama. Le train dfile de plus en plus
vite, il dpassera, nous dit-on, les quarante kilometres a 1'heure et, a
travers les vitres du compartiment, nous percevons cette acclration ;
le paysage ou les bribes de paysages que 1'on aperc;;oit semblent
finalement etre la autant pour donner cette sensation de vitesse que
pour livrer une image banale du pays que 1'on traverse. L'extrieur est
bien une fois encore une sensation, sensation de vitesse et de
mouvement, sensation de 1'espace du dehors plutot que description de
cet espace. Dans cette scene prconclusive de son ceuvre, Ford se
souvient probablement de la scene de Stagecoach ou, dans la diligence,
on voit sur le visage de chacun les sensations du voyage, et finalement
rien du dehors. La chaleur, la poussiere, le malaise, le chaos sont
rendus visibles dans la diligence au dtriment de 1'extrieur. Lors de
l'attaque des Indiens, deux mondes s'affrontent: 1'intrieur et 1'ext-
rieur justement; la diligence est alors, comme le fort devenait le centre
d'un panorama, la naceBe d'un moving panorama dont nous ne verrons
que des clats.
A la fin de The Man Who Shot Liberty Valance, 1'extrieur est une
aBusion, perceptible dans ce que dit HaBie, interprte par Vera Miles,
a son poux: C'tait une contre aride, c'est un jardin maintenant, tu
n'es pas fier? et quand, au dernier plan du film, ce paysage apparat
enfin et qu'on voit le train s'loigner, on se dit que le paysage travers
est somme toute bien ordinaire. Cette nostalgie endeuille est aussi
ceBe d'un cinma dont Ford sent que bientot il n'existera plus. On sait
que, malgr 1'accord de John Wayne et James Stewart, Ford dut atten-
dre plusieurs mois pour obtenir une rponse favorable des dirigeants
de la Paramount afin de pouvoir tourner, ce qui en dit long sur la
difficult qu' eut le cinaste a raliser ses derniers films. On sait aussi
que Seven fut tourn dans un coin de studio de la Metro
Goldwyn Mayer, en utilisant sans doute les accessoires provenant de
The Good Earth (Visages d'OTient) l. Au risque de forcer le trait, il me
semble que la sensation d'enfermement qui regne dans ces deux films
est une maniere souterraine d' affirmer la perte de ce qui est en train de
disparatre. Ford, plutot que d'aBer contre ces conditions difficiles, les
exacerbe, contracte encore son scnario, rtracte son film pour mieux
faire sentir une perte, un deuil, une absence. Films faits avec des
dcors de rebut, ils sont a 1'image du cercueil de Tom Doniphon ou
Hallie a dpos, avant de partir, un cactus en fIeur. Ce plan est la a la
place de 1'immensit et du dsert, il concentre a lui seul1'vocation
d'un monde. Ford fait alors entrer 1'extrieur (et beaucoup plus que
1'extrieur: un pass perdu) dans le cadre. Pendant une seconde, le
cadre, redoubl dans ce plan par un surcadrage, permet d'voquer, en
une image qui est le contraire d'une nature morte, l'immensit et la
fuite du temps, et il est saisissant qu'a cette seconde nous ayons
l'impression que le cercueil de Tom Doniphon disparait sous terreo
Nous n'assisterons pas a ses obseques, ni a la mise en terre, ni a la
priere, rituel fordien pourtant. Nanmoins, en une image, une seule,
nous avons la sensation que tout cela est en train d'avoir lieu. C'est plus
qu'une ellipse, cette image devient, au sens chimique du terme, le plus
extraordinaire prcipit de cinma que l' on puisse concevoir. Ford y
ajoutera une clausule qui est aussi un codicille. Parce que le cinma est
une mmoire, il fait revenir mentalement cette image, juste a 1'instant
ou le paysage dfile, quand le snateur demande a son pouse qui a
dispos ce cactus sur le cercueil de Tom.
l. Patrick Brian. John Ford, Paris, La Martinire. 2002. p. 620.
chapitre 5
ce qui aveugLe
quand l'image en mouvement
s'interrompt: les films
d'Akira Kurosawa
Des pisodes retracs dans 1'autobiographie d'Akira Kurosawa, il en
est un essentiel: l' chec au concours d' entre de l'cole des Beaux-Arts
aTok)'o, en 9 ~ 8 On sait le gout de Kurosawa pour la peinture de Van
Gogh et ceBe de Czanne, qui le dcida tres tot au choix d'une carriere
de peintre. Cet chec ne le dcouragea pas et il persvra dans la
pratique de la peinture, s'engagea dans la Ligue des artistes prolta-
riens , dsapprouvant tres vite leurs idaux. Il continuera de peindre,
la main guide par chaque nouvelle dcouverte d'un peintre :
Si je venais de regarder une monographie sur Czanne, en sortant de
chez moi les maisons, les rues, les arbres - tout ressemblait pour moi i
un Czanne. Mme chose si j'avais regard un livre sur Van Gogh ou
sur Utrillo, ils modifiaient la fa<;on dont le monde m'apparaissait et le
faisaient devenir eompletement diffrent de celui que je voyais habi-
tuellement de mes propres yeux. En d'autres termes, je n'avais pas
alors - et je n'ai toujours pas - une fa<;on de regarder les choses
completernent personnelle et distinctive. Cette deouverte ne me
106
la releve de la peinture parle cinma
ce qui aveugle 107
surpritpas outre mesure. JI n'estpas facile de dvelopper unevision
personnelle. Mais quand j'tais un jeune homme, cette lacune me
causait non seulement de l'insatisfaction, mais aussi un certain
malaise'.
IlYadanscettevolontd' etrepeintreetlafatalitd' trecondamn
soitau mimtisme, soitala rhtorique, quelque chose d'essentielle-
mentsincere, etdontle cinmade Kurosawava se nourrir, acceptant
de passer 1'image d'abord au tamis de la mmoire afin que 1'image
cinmatographique ensurgisse renforce et neuve. Dans soncinma
trouvent peu de citations de lapeinture; enrevanche, l'ide qu'il
y a un apprentissage de la vision, une sollicitation de 1'apparaitre,
va s'yimposer. Cette notion de style propre et autonome- chaque

expositionquej'allaisvoirsemblaitme prouverque tous lespeintres
japonaisavaientleurproprestyle,leurvisionl eux.ledevenaisdeplus
en plus mcontent de moi -mme - paradoxalement le
caracterehtrogenedel'reuvredeKurosawa. C'esttresttetgracel la
peinturequelecinastevacomprendrequ'ilfautaccorderuneformel
sonobjet, qu'iln'estpas questionde contraindre etde rduire telou
te! objet par unstyle, mais au contraire, d' accorder l tel objet cette
attentionspcifiquequeTarkovskiprconisait,jelecite:
La puretdu cinma,saforcetresparticuliere,netientpaseneffetau
potentielsymboliquede sesimages,mmeleplusaudacieux, maisi. ce
f' parvientplutt,i.exprimerdanss,e.s ima.gestoutce qu'unfaitpeut
LaVOlrdeconcretetdumque3. ",!)., "
1 ".- L f......t....... :,,',,1.<-' (,
QuandTarkovskidnonce: L-)
\
les compositions plastiques d'un auteur qui l'investirait de quelque
mystrieuse tournure de sa pense, d'ou naissent d'ailleurs les
symbolesfaciles, quitournentviteauxclichs4,
1. AkiraKurosawa. Comme une autobiographie, Paris, Petite bibliotheque des Cahiers du
cinma, 1995, P15
0
Le cinaste crivit ce livre tardivement et sous forme rtrospective.
L'ditionjaponaisedatede1982, etla premiredition de1985. 11 est,commeSonfilm
Rves (Dreams), quidatede1990,unoutilessentie!alacomprhensiondesonCEuvre.
2.Ibid.
3.AndrejTarkovski,Letempsscell, Paris,Cahiersducinma,2004,p.84,
4 Ibid.
il stigmatise la notion de style des lors que celle-ci est devenue
unesortede principede reconnaissancede1'auteurparuntiers, style
qui, neuffois surdix, procede de la rhtorique etdusavoir-faire, de
l'installationdel'imagedansuncadreacquis.lepensequecen'estpas
vritablement Kurosawa qui a choisi le cinma, mais le cinma qui
l' a choisi, qui s' est impos alui, dans cette sorte de dfaillance de
la peinture. Et-e emprisonn dans le style d'un autre, Utrillo ou
Van Gogh, c'est pressentir qu'on risque d'tre enferm dans le sien
propre:
Lorsque je peignais, je m'pUlsals i. raliser des tours'de force
techniques, et les peintures qui taient le rsultat de ces efforts
rvlaient surtout le dgot que j' avais de moi - mme. le perdis
graduellementtoute confiance enmes capacits, et l'acte de peindre
lui -mmemedevintunecorvel.
A la mme page de son autobiographie, Kurosawa indique comment
sonentredanslecinmafutpresquelefaitduhasard:
Un jour, c'taiten1935, jelisaisle journal quandunepetiteannonce
attiramonattention. Les studiosdela P.C.L.recrutaientdesassistants
metteurs enscene. Jusqu'i. ce moment-li., jamais l'ide ne me serait
venue d'entrerdans l'industrie du film, mais quand jevis l'annonce,
monintrtfutsoudain
L'intrtde Kurosawa n'estpassuscit parle concourslui-mme,
maisparle principe delapremierepreuve: unedissertation, OU il
fallait exposerles dficiencesfondamentales du cinmajaponais et
suggrer les moyens de lessurmonter. Surles cinq cents postu-
lants, cent trente passerent le cap de la premiere preuve, il devait
resterentoutet pourtout cinq candidats. L'preuve essentielle de la
seconde partie du concours consistait en 1'criture d'un scnario.
Kurosawasesouvient:
Gndonnai. mongroupeunarticledejournal,surlecrimed'unouvrier
du quartier de Kt tomb amoureux d'une danseuse d'Asakusa. le
n'avaisaucuneidedelafa,<on dontoncritunscnario [... ]. Enbon
aspirant peintre, je dcidai de reprsenterparle dessin le contraste
1. AkiraKurosawa,Commemeautobiographie,op. cit.,p. 151.
2 Ibid.
108 la releve de la peinture par le cinma
ce qui aveugle
109
entre la froide zone industrielle d'un cot, et de l'autre, les couleurs
criardes des coulisses d'une revue de music- hall, montrant en noir la
vie des ouvriers et en rose celle de la danseuse. C'est ainsi que je
commen<;ai mon scnario, mais j' ai tout oubli de la suite l.
Ce recours a la peinture pour devenir cinaste n'est pas
anecdotique, mais fondateur. Il suscite trois remarques d'importance
ingale. La premiere, elle anecdotique et subjective, est que j'imagine
Kurosawa se souvenant des films de Fritz Lang vus pendant son
adolescence, et particulierement de Metropolis qu'il dcouvre a 1'age de
seize ans; je 1'imagine se souvenir que la maison des plaisirs se nomme
Yoshiwara Z. Peut-tre pense-t-il aussi aux espions japonais de
Spione, tourn 1'anne suivante, en par le mme Fritz Lang.
L'autre remarque en revanche est essentielle: cette sollicitation du
dessin et de la couleur pour clarifier l' espace sera un vnement rcur-
rent a 1'intrieur de son cinma. Je pense au dessin du petit garc;on
kidnapp dans Entre le ciel et l'enfer (Tengoku to jigoku, 1963) - ce dessin
d'enfant reprsentant le mont Fuji et un soleil couchant - qui est une
J
cale essentielle pour le scnario comme il est un indice dterminant

- t;/
pour l' enqute. Il vient amplifier les relevs topographiques et
'-1
,-
G l..
autres cartes qui sont a leur maniere autant de dessins aidant a la
tc'f
comprhension du scnario. Derniere observation enfin: alors qu'il
'\)
"',"
attend de pouvoir raliser Kagemusha, le film sortira en 1980, pour ne
---J pas perdre son scnario, pour que ce scnario reste vivant en lui,
Kurosawa le dessine plan par plan. Alors le dessin colori est non
"
seulement 1'alli du scnario mais de la mmoire, et la peinture au
service du cinma.
Cependant la complexit du rapport de la peinture a 1'image en
mouvement est autrement plus grande qu'on ne pourrait 1'imaginer a
une premiere vision de l'ceuvre. Elle trouve une exemplarit qui me
permet de la formuler dans Reves (1990) et la structure en huit courts
mtrages qui compose ce film droutant et parfois mal-aim. Reves est
contemporain de 1'criture de Comme une autobiographie. De courts
mtrages en courts mtrages, Kurosawa reste peintre dans 1'ame, tout
l. Akira Kurosawa, Comme lLne alLtobiographie, op. cit.. p. '55.
z. Le Yoshiwara lail un quartier d'Edo (aujourd'hui Tokyo) , clbre pour ses artisles, ses
courtisanes et ses prostitues.
en tant profondment cinaste. Un Soleil sous b pluie, le premier court
mtrage, semble film pour se conclure par un tableau, un seul
tableau: 1'arc-en-ciel que contemple le petit garc;on. L'enfant s'arrte
a une frontiere entre l' cran et le tableau. Ala fois il fait partie du
tableau qu'il dcouvre et il est sur le point d'y entrer; cette frontiere
sera franchie dans le court mtrage intitul Les Corbeaux. En fait,
progressivemert, tout se droule selon une complexit OU la peinture
vient se faire et se dfaire dans le cinma. Ce dpassement, cette
Aufhebung de la peinture par le cinma, puis son retournement, trouve
ici une formulation singuliere. Ce dpassement tel que l' accomplit
Reves peut se formuler ainsi: 1'image en mouvement est en quelque
sorte comparable a un tableau, mais .. ..en train
de se faire; son motif est, sa mise en
m-;;uvement est une temporalit de 1'accomplissement de 1'image.
Alors quelque chose advient, et 1'image se sdimente, le cadre a raison
d'elle. Ainsi, 1'image en mouvement devient tableau. Je dvelopperai
ce processus en l' observant dans les courts mtrages intituls Le Verger
aux pechers et La Tempete de neige. A1'inverse, le cadre dans lequel
1'image semble prenne peut subir une secousse, et mme un sisme
- c'est le cas dans La Montagne rouge - et 1'image alors se dlite, se
dcompose, le mouvement 1'emporte. L'image peut tre galement en
suspens dans le cadre, prte a exploser, comme c'est le cas dans Les
Dmons gmissants. Dans Le Verger aux pechers, le deuxieme court
mtrage, le souvenir de sa jeune sceur morte a seize ans s'incarne pour
Kurosawa en une suite de tableaux: les plans fixes des pchers en
fleurs. La sensation d'implosion et la densit des fleurs dans le cadre
, est, sinon un hommage, du moins un souvenir, des plans d'arbres et
de fleurs du Fleuve (1950) de Jean Renoir. Les ptales des pchers
dcapits viennent d'un coup, dans le ressouvenir, par touches, exister
d'une seconde vie, celle de 1'image, comme si justement il s'agissait
bien la d'un tableau. Ce principe d'une touche picturale dont le ptale
ou le pigment serait 1'indice est un fil qui traverse et relie chacun des
courts mtrages. Les flocons de neige de La Tempete de neige ou les
pigments mortiferes de La Montagne rouge sont la mise en mouvement
par le cinma d'une image qui ne peut ni ne veut tre fixe. Le tableau se
fait pour se dfaire et trouvera dans Les Corbeaux - court mtrage qui
111
110
la releve de la peinture par le cinma
est 1'aveu explicite de 1'importance de la peinture pour Kurosawa _
toutes les variations possibles en un hommage a Van Gogh.
Dans Les Dmons gmissants, 1'avant-dernier reve, cette mise en
mouvement est paralyse, l' explosion est retenue. La conversation avec
le dmon ne se passe dans un champ de pissenlits que parce que leurs
fleurs fanes sont une menace si elles explosent. Le tableau est donc la,
surraliste et en suspens, tableau-dcor, tableau-prsage, tableau-
menace et menac par la moindre secousse qui le mettrait en
mouvement.
Dans les premiers reyes, 1'image se constituait dans la retombe
de pigments, ptales, flocons, poussieres en apesanteur; dans La
Montagne rouge, au contraire, nous assistons au dlitement de 1'image,
de 1'image ternelle du mont Fuji. Ce ne sont pas des flocons en
apesanteur qui vont constituer une image en se dposant, mais a
1'inverse une image souveraine qui soudain explose. Et les pigments de
couleur s'parpillent, s'envolent, s'engouffrent selon 1'abominable
prdiction qui hante Vivre dans la peurt, s'enfonc;ant dans un couloir
qui transforme le Japon en une valle de mort. Le pays s'effrite"
"..-- -;J
s' caille comme un tableau, les pigments par bourrasques sement la
mort pour se dposer enfin, en rendant a jamais la terre malade. Les
poussieres de couleur sont dans La Montagne rouge aussi prcisment
nommes que les pigments le seraient par un peintre. L'ingnieur
coupable explique qu'on a affect une couleur achaque effluve toxique
selon son caractere pathogene. Le rouge pour le Plutonium ~ 9
cancrigene; le jaune pour le Strontium 90, qui provoque la leucmie ;
le violet pour le Csium 137, qui cumul dans les gonades provoque
des mutations gntiques .
Dans La Tempete de neige, le troisieme court mtrage, 1'apparition
de la Femme des neiges semble naturelle, vidente, attendue.
Authentique fantme, elle a les attributs d'une sirene, et pargne
1'alpiniste perdu. Sa disparition est troublante: son manteau blanc,
d'un coup, a la fac;on d'un tourbillon, s'envole et vrille 1'air. Elle fait
grace a 1'alpiniste et assume en meme temps 1'orchestration de la
L Vivre dans la peur (Ikimono no kiroku,) date de 1955, soit trente-cinq ans avant la ralisation
de Reves. Ce film fut galement diffus en France sous le titre Si les oiseaux savaient,
ce qui aveugle
tempete. La neige vole dans 1'air jusqu'a 1'opacifier. La Femme des
neiges donne une mesure et une conomie a ce mouvement, et le
charge d'un autre pigment: a la neige se melent des flocons d'argent et
des paillettes de quartz. La Femme des neiges, sa longue chevelure
noire, sont le pinceau du tableau qui est en train de se peindre.
Les ptales, la pluie de ptales dans le Verger auxpechers, venaient se
figer brusquemerit en images stables. 11 y aurait donc, je l' ai suggr,
une image en mouvement dont 1'issue serait, par csure, de se solidi-
fiel' en s'interrompant en une image semblable a un tableau, solide,
immobile et dfinitive dans le cadre. Cette logique qui prside explici-
tement au Verger aux pechers se trouve amplifie jusqu' a!' allgorie dans
La Tempete de neige. Amplifie parce que les taches de peinture, ces
pigments en suspens, accompagnent la progression des alpinistes dans
une sorte de touffeur glace et de ralenti, qui a la fois obscurcissent,
empechent de voir, attendent et anticipent une solidit picturale a
venir. La Femme des neiges apparait, femme-pinceau claircissant
la composition, y ajoutant le pigment des touches de quartz, prenant
non seulement 1'homme, mais la composition dans ses filets, puis
disparaissant, s'envolant en une bourrasque, geste, et touche finale,
afin que 1'image prenne et se rve1e enfin. La montagne s'impose
en contre-plonge avec une nettet et une stridence gale; sa crete, la
neige et le quartz, sont soutenus par quelques lignes traces avec de
1'argent, la roche contre laquelle frappe la lumiere. L'image est faite;
le tableau saisi en une seconde tient dans le cadre, confirm par le bleu
du ciel qui sce11e 1'image en mouvement interrompue. Kurosawa inver-
sera cette logique dans La Montagne rouge, 11 fera clater et se dissoudre
1'image de la montagne, qui se dissminera en pigments pathogenes.
La singularit d'une prsence de la peinture dans le cinma de
Kurosawa tient d'abord a ce moment OU 1'image en mouvement et son
indice (ici la neige et les paillettes de quartz) se dposent - instant
prgnant - en une image que le cadre cimente a 1'gal d'un tableau.
Usant de la mme lgende, Masaki Kobayashi y integre une dimension
picturale accomplie et efficace, mais qui n'a pas cette complexit. La
peinture est, dans la Femme des neiges, second court mtrage de
Kwardan (Histoire de fant6me, 1964), un cran dans l' cran, une toile de
fondo Les dcors sont de vritables tableaux de ciel ou 1'aveu
112
la releve de la peinture par le cinma
pictural est puissant mais trop explicite. Le rouge clabousse de
irrelle I'immense tableau du dcor dans la scene du ponton, mais
surtout, le ciel dfile derriere I'action comme on droulerait une toile,
a la fois htrogene, spar de I'action, mais sur-affirmant la tonalit
affective voulue. Chez les cinastes japonais les plus diffrents, la
forme de I'ceil s'impose tel un symbole persistant, dans La Bete aveugle
(Moju, 1966) de Yasuzo Matsumura, film contemporain de Kwa;dan par
exemple l. Et cet ceil n' est pas forcment l' ceil de l' clair , celui que
Kurosawa peindra a meme I'cran dans Rhapsodie en aout (Hachi
gatsu no kyshikyoku, 1991), en lieu et place de I'explosion atomique,
dans I'embrasure des montagnes, la OU la grand-mere I'a vu. Dans le
court mtrage de Kobayashi, la toile-dcor qui reprsente un ciel est
marque d'une influence surraliste et dlibrment dalinienne (on
ne peut s'empecher a ce moment de ens a la scene anthologique du
reve dans Spellbound). Le ciel es constell e formes qui d'vidence
sont des yeux, mais des yeux semblables a des maelstroms, des
crevasses dans l' espace, davantage que des yeux qui nous regardent. lIs
sont des regards inverss, des regards pieges, mais restent spars de
I'action qui ainsi se thtralise. Nous sommes a I'oppos de cette ide
de la peinture s'accomplissant dans et selon I'image en mouvement qui
regne dans Reves. Cet cart est d'autant plus facile a dceler que les
deux courts mtrages ont en commun ce fant6me lgendaire, la Femme
des neiges: la divinit Yuki-Onna, jeune femme a la beaut saisissante,
drape d'un manteau blanco Celle-ci est le kami de la neige et la
gouverne (le kami est un esprit dans la religion shint6, et kamikaze,
par exemple, veut dire vent divin). Elle attire les hommes pour
les treindre mortellement en les vidant de leur sang, n'en pargnant
que quelques-uns, lorsque leur jeunesse et leur beaut parviennent
a susciter sa piti 2.
La Tempete de neige permet de mettre en vidence une autre donne
du cinma de Kurosawa, qui n'est pas un procd: le ralenti.
l. Film ralis en 1969 et adapt du roman de Edogawa Rampo La ENe aveugle (9
3
).
Cette lgende fera I"objet d'une eourte nouvelle parmi la einquantaine d'histoires
reeueillies par Lafeadio Heam d'apres le folklore japonais. Lafeadio Heam, Fantmes du Jopon,
tradut de I"anglais par Mare Log. Paris. Le Roeher. 2007. Le ralisateur Masaki Kobayashi
adaptera quatre de ces nouvelles en un film intitul Kwaldan en 1964, qui obtiendra le Prix
speial du jury au festival de Cannes en 1965.
ce qui aveugle 113
Dans Reves, le ralenti est I'aveu de cette singuliere de peindre:
la motion qui compromet I'image en mouvement pour en quelques
secondes la faire exister comme I'ultime tape d'un tableau. La pro-
gression des alpinistes est entrave par la neige, et le cinaste joue de
l' ambiguit de la mise en scene et du procd technique; il Ya dans le
court mtrage deux sortes de ralentis. Dans La Tempete de neige,
Kurosawa met rellement et concretement en scene quelque chose qui
appartient aI'usage singulier, ncessaire, novateur du ralenti dans ses
films. Ainsi, tout le court mtrage semble au ralenti, si bien que dans
un effet de coalescence, on ne sait plus quand le procd technique
travaille de I'intrieur la mise en scene, comme si celle-ci voulait
conomiser, accuser, ou renforcer ce procd qui a, dans les films de
ce cinaste, une fonction particuliere. Le ralenti a cette mission qui
est, en coupant la digese, d'en marquer, au sens pictural du terme,
I'instant prgnant. Logique interne au film qui est comparable a la
retombe en une image des pigments et touches sous la forme de
ptales, de flocons ou de poussieres en suspenso La Tempete de neige est
un peu comme ces boules de verre que ron secoue et dans lesquelles la
neige en apesanteur brouille I'image; lorsque le mouvement brownien
cesse, alors l'image avec une soudaine nettet se dessine. 11 y aurait
probablement a comparer ce qu'on appelle dans le thtre Kabuki
le mie, et ce que, restant dans le sillage d'un rapprochement avec la
peinture, je nomme I'instant prgnant
'
. Le ralenti amorce I'acm du
rcit. Dans La Lgende du grand judo (Sugata Sanshiro. 1943) tres t6t
donc dans I'ceuvre de Kurosawa puisqu'il s'agit de son premier film,
lors d'un combat, une pancarte tombe au ralenti sur le combattant
assomm projet a I'autre bout du dojo ; on devine ainsi que I'homme
est mort. Le ralenti, instance et autorit de a partie .\
lie avec la mort. .-l
11 Y aurait en contrepoint au ralenti, pour Kurosawa, une autre
phnomnalisation de la mort aI'cran, plus radicale: la radiographie.
Dans L'Ange ivre (Yoidore tenshi) , en 1948, assurment mais surtout
dans I'incipit de Vivre (Ikiru), en ce n'est plus seulement un arret
1. Le mie est l'arrt du mouvement de I"aeteur dans une pose appuye. destin i souligner un
moment partieulierement important de I"intrigue.
174
la releve de la peinture par le cinma
sur 1'image mais une image qui arrete le temps. Elle s'impose et pese
dans le cadre du poids du sursis et de 1'chance. Une forme d'instant
prgnant encore plus irrvocable et dramatique que celui que le ralenti
inaugurait. Le premier plan de Vivre se confond avec la radiographie, le
cadre cOlncidant avec 1'image mdicale. Le cadre en appelle a 1'cran
non pas pour chercher un hors-champ mais au contraire un champ
interne, pour que 1'cran se resserre et cerne la tumeur qui sera l'pi-
centre du rcit et de l' angoisse. Il est essentiel de souligner que la
lumiere de cette angoisse vient de derriere 1'cran, qu'elle agit selon
une inversion du prncipe intentionnel : la lumiere immanente aveugle
en faisant vor ce qu ne peut etre soutenu du regard, la mort a venir et
son diagnostico L'aveuglement, ce qui aveugle, est dja la dans ce
premier plan, non pas comme la forme nue de l' angoisse, mais son
outil. La phnomnalit de 1'angoisse, ce qui aveugle, une lumiere que
l' on ne peut soutenir du regard, trouve ici une occurrence particuliere.
Pour voir la radiographie, il faut la confronter a la lumiere, que la
lumiere la traverse. Dans le cinma de Kurosawa, le spectateur doit
regarder 1'instant de la mort sans dtourner les yeux, c'est ce que dit au
mot pres Barberousse a son jeune interne quand ils sont au chevet d'un
vieillard mourant'. L'instant de la mort trouve des formes singulieres
et cinmatographiques parce que cet instant est 1'instant impossible,
et Kurosawa hsite entre 1'euphmisme et 1'amplification. Parmi
d'autres, le ralenti et la radiographie sont deux formes qui suggerent
et imposent cette ncessit de montrer ce qui ne peut se voir. Le petit
gan;on, dans le premier court mtrage de Reves: Un soleil sous la pluie,
doit se faire seppuku parce qu'il a vu ce qui est interdit. Arebours, voir
la mort, la regarder en face, aveugle. C'est au sens physique, onto-
logique, cinmatographique, impossible, un impossible qui est au
cceur de tout le cinma de Kurosawa.
1. Barberousse (Akahige), film en noir et blane tourn en 1965, dernier film avee Toshiro
Mifune, est probablement la eharniere de l'reuvre de Kurosawa, 11 s'agit du reit d'apprentissage
d'un jeune interne ambitieux qui, envoy dans un modeste dispensaire dirig par Barberousse,
abdiquera ses ambitions et trouvera sa vraie voeation, Le tournage s' est avr diffieile et loigne
dfinitivement Toshiro Mifune, Dans un entretien intitul L'Empereur, qui parait dans Les
Cahiers du einma en septembre 1966, Kurosawa dit les deux ans de travail que lui avait demand
le film et l'puisement ressenti au sortir du tournage (Koiehi Yamada, Hayao Shibata, Yoshio
Shirai, L'Empereur . Cahiers du cinma, septembre 19
66
),
'.,..c;. _
ce qui aveugle \....( 115
La Tempete de neige est au ralenti et le ralenti s'interrompt lorsque
les alpinistes sont sauvs: le tableau prend et gele dans le cadre,
librant, paradoxalement, d'un coup les hommes en sursis. Qui, le
ralenti travaille pour la mort: ainsi dans Les Sept samouraLS (Shichinin
no samurai, 1954), le film le plus connu de Kurosawa, lorsque Kanbei
(que joue Shimura), apres s'etre fait raser le crane et dguis
en bonze, tue le bandit kidnappeur d'enfant. Il semble que le ralenti
soit rserv a l'pope ou au film de sabre. Le kidnappeur d'Entre le ciel
et l'enfer (Tengoku to jigoku, 1963) (qui est un film moderne, ungendai-
geki), anticipe ou provoque 1'instant prgnant, celui de sa mort, selon
le contraire d'un ralenti quandil se jette comme un fauve contre la
paroi qui le spare de Gondo, son ancienne victime, qu'il a voulu revoir
avant d'etre excut. La violence de ce mouvement est, en exagr, le
contraire du ralenti, et la brusquerie du geste finit paradoxalement par
avoir la meme efficacit que la dcomposition du mouvement. Ginjiro,
1'interne-kidnappeur, jou magistralement par Tsutomu Yamazaki, se
jette contre l' cran comme si l'cran dans le cadre tait devenu une
cage; son mouvement est celui d'un fauve.
Marque et signe de la mort galement dans Les Sept samouraLS, au
moment du duel au sabre, lorsque frapp d'un coup, d'un seul. le
samoural fanfaron, vaincu, bascule dans un ralenti sans appel. Ralenti
plus ambigu po{r un geste absolument identique dans la scene pr-
conclusive de Sanjuro (Tsubaki Sanjuro), en puisque dans le duel.
le sang qui jaillit et clabousse continue a se rpandre, prolongeant le
ralenti. Ralenti au service de la mort dans les tres longs plans de la
derniere bataille ralenti sur 1'agonie des
chevaux, sur le kagemusha titubant, sa lance a la main; ralenti orchestr
dans Ran (1985), pendant toute la dure de 1'incendie, quand Hidetora
est cern par le feu et qu'autour de lui, la mort telle que Kurosawa
n'avait jamais os la montrer 1'encercle, le jetant plus encore que les
flammes dans un dlire obsidional. Dans de telles scenes, la peinture
d'histoire permet a Kurosawa d'affronter ce que sa pudeur et une
injonction thique 1'empechaient auparavant de montrer. Le ralenti,
sur une longue dure, dans les scenes de Kagemusha et de Ran, devient
une fac;on de peindre; le ralenti s' arrete sur tel pisode dramatique,
et la dure du plan ainsi que le format dmesur du panoramique,
117
ce qui aveugLe
116 la releve de la peinture par le cinma
s'assurent de la tragdie commune. Notre reil s'arrime au ralenti,
commeil reste etsepose surtel drame individuel dansune peinture
d'histoire. Le ralenti +e F8Qi1;, le sceau de la mort. Nous
-_.. .."-,,... ,
pensons au ralenti a certaines scenes, le sont-elles? le me
souviens, dansle courtmtrageintitulLa Montagne rouge, delascene
de paniquede mortaupieddumontFuji; le paysage est devenufou a
cause de la folie des hommes, et la foule, saisie de terreur au pied
de la montagne qui explose, est gagne par une panique de mort.
(Mammoire enreconstitue les mouvements au ralent0Quand, dans
'Hanlegnraldcapitelarenarde,etquele sangclaboussed'uncoup
toutle mur, je saisquecette scenen'estpas au ralenti, etpourtantje
garde dans ma mmoire la sensation d'un ralenti. Elle renvoie ala
violencebrusqueetdfinitived'uneffetde mise enscenecomparable
acelui que j' voquais pour la fin de Entre le ciel et l'enfer. Dans ma
mmoire cependant la sensation du ralenti persiste. Mais la mort
trouve d'autres phnomnalitspourse manifester; laforme annon-
ciatriceenest1'aveuglementou1'blouissement,maisilyaaussitouta
l' opposl'obscurit quiaccompagnele sommeil, sommeilquisaisitle
dernier plan de L'Idiot (Hakuchi, 1951). Les huit songes de Reves ne
sont-ils pas d'abord les images qui contredisent 1'obscurit, que
Kurosawa craint dans le sommeil? Rever, c'est s'opposer dans le
sommeilalamort.
Une ultime mise en garde, injonction et prdiction, traverse La
Tempete de neige: Nedormezpas,lesommeilc' estlamort!,phrase
qui introduit la Kurosawa,
Madadayo, en 1993: le professeur s'endort et reve, son reve envahit
1'eran, e'est un ciel sans fin, un tableau en permanente mta-
morphose, mtamorphosedontle cadre se contente d'etre le tmoin.
prouve paradoxalementlasensation
qu'une sorte de liquide amniotique, 1'indice d'une naissance, s'est
mel au solvant, rsume et unifie ce que j'essayais
d'voquer plus haut, le fait que le tableau procede de l'image en
mouvement. Pourconclure sonreuvre, Kurosawa peintuntableauqui
estuneimageenmouvement. C'est, detouslesrves quihantentson
cinma, le plus simple et le plus accompli, il contredit et prolonge
d'une apaiselesreyeSangoisssduprotagonistedeL:Angeivre et
dukagemusha, chacunaubordde 1'eauaffrontant sondouble comme
figure de la mort. Le tableau en mtamorphose du dernier plan de
Madadayo, auxcouleursdoucesetdilues,estuntableauoulesformes,

siellesvoquentdesnuages, nesontpas desnuages, siellesvoquent
ne son;pa;des animaux. ce n'est
pourtantpasuntableauabstrait,ilestaussirelquepeut l'treunrve'.
_... ... - . ..,-'
Dans le cinquieme court mtrage de Reves intitul Les Corbeaux,
MartinScorsese jouele role deVanGogh, et dans le peude dialogue
qu'ilaadire,deuxphrasesrestent.La premiere,dfinitive: Lesoleil
m'oblige apeindre, je n'ai pas detemps aperdre avec vous. L'autre,
un peu avant, galement adresse al' apprenti peintre, doublure
improbable de Kurosawa dans ce court mtrage: Je me suis coup
1'oreilleparcequejen'arrivaispasala peindre. Le premiertableau
que nous dcouvrons dans ce cinquieme rve est un portrait, le
visage deVanGogh'. Le peintrese tranehelelobe del' oreille gauche
188
9. le dcembre 1888. Le tableau prsent ici est peintfin aout
Quand,demmoire,j'essaiederetrouverde quelautoportraitils'agit,
jemeleremmorecommeleportraitd'unemutilation.Le tableauque
j'aivu au dbut du rve s'est donc trouv augment, modifi, trans-
form, parce quiestensuitedit: Jemesuiscoupl' oreilleparceque
je n'arrivaispas alapeindre. C'estle portraitd'une mutilation, qui
n'est pas visible comme telle mais implicite, puisqu'elle oblige le
peintre ase portraiturerde trois-quarts. C'estdoncle portrait d'une
mutilationdissimule. C'estla mutilationquiforce lareprsentation.
Non pas un simple autoportrait, mais bien un portrait a1'oreille
coupe, qui ouvre aune suite de tableaux de Van Gogh lelong d'un
mur,dclinantlesgenresprincipauxdelapeinture.
L' reuvre de Kurosawa dsarme souvent, paree que le cinaste
aborde des genres contraires, en principe incompossibles, mais
1.Kurosawa se souvient - il. quand il filme ce plan, de la squence du rve des Niebelungen
(19 4).signeparWalthcrRuttmann,ouuneformeabstraitesemtamorphoseenaigle?Walther
2
Ruttmann.avantHansRichteretVikingEggeling.seraleprcurseurde celteabstractionformelle
quisuccdeaucahgarisme.Ellelaissecelletraceal'intricurdufilmdeFritlLang.
2 3 8
2.Ils'agitdel'Autoportrait deSaint- Rmy.peintalafinaout1889(huilesurtoile. 57. X4 .
cm).appartenantalaCollectionWhitney.NationalGalleryofArt.Washington.
118
la releve de la peinture par le cinma
l galit. Son cinma, sans 1'avouer et peut-tre sans le savoir, aura
pous la logique acadmique qui prsidait l la peinture, celle de la
hirarchie des genres. Dans les tableaux de Van Gogh, qu'un travelling
va dcouvrir, la peinture d'histoire est absente; Van Gogh peint quand
ce genre s'teint. Les cadres de ces tableaux sont prsents, dmesur-
ment prsents, il va falloir entrer dans la peinture malgr le cadre et
son imposante solennit. L'apprenti peintre s'y engouffrera en s'avan-
c;ant dans un soleil peint comme l mme 1'cran, qui est la forme
solaire d'un tunne1. La lumiere aveuglante rpond l 1'obscurit. Le
tableau par lequelle court mtrage se conclut est le Ghamp de bl aux
corbeaux, qui transcende l'ide de peinture de paysage l. Kurosawa
filme une arme de corbeaux qui accompagne 1'apprenti peintre quand
il s'loigne. Dans le ciel et sur le champ de bl, les formes noires sont
semblables l des idogrammes affols. Une seconde plus tard, ils se
figent dans la peinture, dans le tableau, devant lequel 1'apprenti
peintre se retrouve. Les corbeaux sont dcidment 1'embleme de
1'angoisse; une scene capitale du Chateau de l'araigne (Kumonosu jo,
1957), leur confere ce role liant prsage et angoisse quand ils
envahissent la salle du conseil, et, par ailleurs, leur prsence hante le
dbut de Rash6mon (950). Dans le texte qui inspire ce film,
Ryl1nosuke Akutagawa les dcrivait ainsi :
Dans la journe, innombrables, ils venaient en cercle autour des
hautes tuiles cornieres. en croassant. Au coucher du soleil, ils se
dtachaient, comme des graines de ssame parsemes, sur le ciel
empourpr qui s'tendait au-dessus de la Porte. Ils venaient,
videmment, becqueter les cadavres
Le ciel dans le Ghamp de bl aux corbeaux est beaucoup plus sombre
qu'il n'apparait dans la reproduction filme de Reves. C'est un tableau
que va envahir l'obscurit, et les corbeaux sont les signes qui
1'annoncent. Le soleil a explos, le jaune se rpand l 1'avant-champ de
1'cran et coule, prt l dborder le cadre. Le cadre seul, prominent,
semble empcher que le jaune se vide et continue l couler hors-
1. Vincent van Gogh. Champ de bl aux corbeaux. Auvers-sur-Oise. juillet 1890. hui le Sur toile.
50.5 X 103 cm. Van Gogh Museum. Amsterdam.
Rynosuke Akutagawa, Rashmon et autres cantes. traduit du japonais par Arimasa Mari,
Paris. Gallimard. p.
ce qui aveugle 119
champ, comme d'un tube de peinture. L'envol des corbeaux, touches
de peinture noire mises en mouvement par une secousse inattendue
dans 1'image, angoissant et prmonitoire, procede de cette logique que
j'ai voque: celle qui prside au mouvement des cristaux de quartz
dans La Tempete de neige et l la bourrasque de pigments mortiferes de
La Montagne rouge.
Le visage de Van Gogh, qui ouvre Les Gorbeaux, souffre de ce cadre
qui est pareil l un coffre-fort. Sous ce portrait, l la maniere d'un
palimpseste, nous imaginons les visages qui ont travers 1'reuvre de
Kurosawa; ils se superposent et se fondent, en un fondu enchain OU la
superposition les colle les uns aux autres, fixs, ciments, absorbs
dans l'image par le cadre. le pense l la photographie de Taeko Nasu
(joue par Setsuko Hara) dans L'Idiot en 1951. Le cadre n'est pas pro-
minent mais, en revanche, 1'image est derriere une vitre; la photo-
graphie alors absorbe 1'cran et le paysagise. Le paysage de neige vient,
dans un fondu enchain, l rebours, s'installer dans 1'image, puis ce
sont les visages des deux hommes qui s'y refletent. Le portrait absorbe
donc le paysage, puis devient un portrait de groupe qui est aussi
un tableau manifeste et qui annonce ce que va tre le film. Le
renfort de la photographie est omniprsent dans le cinma de
Kurosawa; dans Scandale (Shubun), en 1950, un long plan se proccupe
de 1'identification du couple. Le peintre, protagoniste du film, a t
pris en photo avec une chanteuse clebre: ils font la une de la presse l
scandale. Mais Aoe (Toshiro Mifune) s'insurge et engagera pour le
dfendre l'avocat le plus improbable, Hiruda (Takashi Shimura). Le
cinma filme la photographie et son agrandissement. Une photo-
graphie l verser au dossier d'une enqute teinte de drisoire et de
sordide (on retrouve dans un film de Henry Hathaway, Gall Northside
777 en 1948, une scene semblable, mais leste de gravit). La
photographie prise par les journalistes importuns doit aussi apparaitre
pour servir de contrepoint l une autre photographie, scelle dans le
film: celle de la petite fille malade, encadre et accroche l l' entre du
taudis qui sert de bureau l son avocat de pere. Cette photographie-Il
est essentielle, elle regarde 1'avocat compromis, elle est son tmoin
et sa conscience. Kurosawa joue, par 1'entremise du portrait et de la
photographie, sur 1'ide de tmoin pour 1'inverser; le mauvais tmoin,
121
120
ce qui aveugle
la releve de la peinture par le cinma
le paparazzi, s'oppose et s'affronte a la photographie du tmoin
vritable, la petite fille qui va mourir. Godard nous rappellera, dans ses
Histoire(s) du cinma, que tmoin veut dire martyr. Il n'est pas
ncessaire d'voquer cette longue tradition du portrait qui a partie lie
avec la mort pour commenter ces images ; dans Scandale, parce que la
photographie est incarne, l'avocat, qui ne supporte plus d'etre vu
comme il est, retourne le cadre. Usage double donc de la photographie
dans ce film, et qui, au sens familier du mot, est galement la pour
doubler la peinture : nous ne verrons aucun tableau de Ichiro Aoe, pas
meme sa fameuse Montagne muge. Seulement un dessin; et ce dessin
est celui d'un visage, plus exactement d'un regard. Un regard qui est
celui de Miyako la cantatrice et, meme si le plan est fugitif, nous le
reconnaissons; le peintre n'avait-il pas dit, pour l'avoir vue en
photographie: ces yeux noirs, je les connais? Ce dessin de
mmoire, ill'excute lors d'une sance de pose de son modele, qui est
aussi une amie fidele. Elle est de profil en kimono, assise sur une
sellette pendant qu'illui parle et qu'il dessine le regard d'une autre. La
rmanence d'une force dans la mmoire, principe de cration et de
ralisation: N' est - ce pas le pouvoir de la mmoire qui donne son
envol a 1'imagination ? , se glisse allusivement dans le film '.
Ce dessin d'un reil, ou plutot d'un regard, nous le retrouvons dans
Rhapsodie en aout. L'reil que trace a la craie le petit garc;on et qui
fait rfrence aux yeux que, de fac;on monomaniaque, le jeune frere de
la grand-mere dessinait apres le traumatisme du pikadon (pika: la
lumiere, le flash, don: le bruit) est celui d'un regard terrible.
Le pikadon, autrement appel 1' reil de l' clair, est ce qui aveugle,
l' reil qui aveugle. Kurosawa le peindra, certes avec des effets spciaux,
dans l'embrasure de la montagne de Rhapsodie en aout. Le dessin a la
craie est l'esquisse de cet reil, trac par une main de maUre, celle du
petit garc;on, prcisment sur un tableau noir, et a aucun moment dans
le film il ne sera effac; sur le mode mineur, sans dclaration, sans
these, cet reil dessin a la craie a la fac;on d'un devoir de vacances est
d'abord un devoir de mmoire.
l. Akira Kurosawa, Comme une autobiographie, op. cit., p. 64.
Le chef oprateur de Barberousse (Akahige, 19
6
5) se souvient que
Kurosawa voulait que les pupilles d'Otoyo (joue par Terumi Niki)
brillent d'une fac;on particuliere, que son regard ait une intensit
inexplicable. Il dcrit comment il utilisa les projecteurs d'appoint, les
mizards qui, placs de biais, donnaient la sensation de produire un
clair dans le regard. C' tait la une fac;on de faire vivre le visage de
l'intrieur, par les yeux, au contraire d'un jeu passant par l'expressivit
et la physionomie; une fac;on de signifier que le regard comptait plus
que les traits du visage et permettait au visage de s'absenter, d'aller
vers le masque. Cette conception du portrait et du visage, dont Otoyo
est le rvlateur dans Barberousse, est aux antipodes du jeu sur-
expressif de Enoken, le porteur dans Les Hommes qui ont march sur la
queue du tigre (Tora no o fumu otokotachi) en 1945 Cette opposition ne
marque pas seulement une volution dans l'reuvre de Kurosawa, elle
avoue son ddain du thatre Kabuki et sa passion pour le thatre No.
Neutraliser le visage par l'intensit du regard, c'est allervers le No sans
refuser l'hritage du cinma muet, c'est affirmer que l'hritage du
cinma muet n'est pas dans la sur-expression, que l'intensit drama-
tique se loge ailleurs. Dans Le Chdteau de L'araigne, OU l'influence du
thatre No se substitue quasiment a la langue de Shakespeare, Isuzu
Yamada (Dame Asaji) se souvient avoir essay de mettre de la poudre
dore dans ses yeux pour retrouver l'essence du maquillage No. C'est
cette lumiere d'or, ce scintillement, cet clair, que veut Kurosawa en
utilisant les mizards pour faire briller les pupilles d'Otoyo; il cre ainsi
une dialectique entre la fievre du regard et les expressions qui doivent,
non pas s'absenter, mais se durcir et se figer. Dans L'Idiot, l'ide de
masque est implicite et redouble par la prsence de la neige: les
et se soHdifient, la lumiere se pose sur eux, donne
la sensation qu'ils sont colls aux corps et s' en dsolidarisent, ils ne
sont pas vritablement des masques pour autant, mais un en-dec;a ou
au-dela du visage (les vrais masques sont ceux abandonns sur la
patinoire apres une nuit de fete, et que le vent, au matin, balaie). La
profondeur et r acuit du regard alors trouvent leur pleine densit et il
est dit plusieurs fois a Kameda, l'idiot: Mais enfin, on ne regarde pas
les gens ainsi!
122
la releve de la peinture parle cinma
Les yeux d'Otoyo, dans Barberousse, doivent renvoyer la lumiere,
ils doiventetresemblablesa unclair. Danslepremiercourtmtrage
de Reves, Kurosawa enracine la procession dans la mythologie pour
lui donner une puissance allgorique, et revendique une rfrence
au thatre No, mais sous 1'image, c'est1'allusiona Ford qui de fa<;on
subliminale, sourde et profonde, est prsente. Cette admiration
pourFordfiltre danslamanieredefilmerles chevauxetlesbatailles,
elle compte peut-etre plus encorepource protocole processionnel, a
peine dissimule mais vidente dans les premiers plans des Salauds
dormentenpaix(Waruiyatsuhodoyokunemuru,1960)oudanscertaines
scenes de Madadayo, enfin dans un des tous derniers plans des
Sept samouraLS ou, en contre-plonge, la lumiere vient tinter contre
les lames des sabres qui marquent 1'emplacement des tombes. Le
recueillementesticilememeetleplanidentifiableaudernierplande
'/ The LostPatrol deFordl. LemasqueNo n'estniunaccessoire, niune
ceuvred'art, quandunacteurmetunmasque,ilsemetenfinavivreet
c' est une crature mystrieuse, dira Kurosawa, c' est dans ce sens
J
qu'il faut comprendre le travail d'clairage pour faire d'Otoyo une
craturemystrieuse. L' effet estobtenu cinmatographiquement,
niparunaccessoire,niparunecitation,niparunevocation;lesyeux
d'Otoyoaveugls deviennentaleurtourdeuxprojecteurs, deuxtoiles
dansl'cran.
Dans Les Corbeaux, 1'autoportrait de Van Gogh, pas plus que les
autres tableaux exposs, n'est une citation, puisque le reve bascule,
chavire en un voyage a 1'intrieur de la peinture. Que veut dire:
Le soleil m'oblige a peindre, je n'ai pas de temps a perdre avec
vous? Cela veut dire qu'il faut avoir t aveugl, avoirvu ce qui ne
peut pas se regarder, pour voir; etre pass par cette tape, cette
initiation, avoirsubile supplicede Regulus et enetre revenu aveugle
l. Kurosawaatoujoursdit. aussibiendanssesentretiensque danssesfilms. sonadmiration
pourJean Renoir etpourJohn Ford. Illeseroisa d'ailleurs tous les deux. Renoirau eours d'un
dinero John Ford a l'oeeasion de l'ouverture du National Theatre de Londres, o Le Chdteau de
l'araigne fut le premierfilm projet. John Ford quand il reneontra Kurosawa. lui dit, Vous
aimezvraimentla pluie. Kurosawa rpondit, Vousavez bienregard mesfilms. Etil n'ya
pasunseulfilmdeKurosawaoil nepleuvepas.
cequi aveugle 123
voyantI. L'aspirantpeintreva circulerdanslapeinture; ily entrepar
cette porte-soleil, s'engouffre dans ce soleil, vritable trompe-
1'ceil puisque, lment du dcor, il cre 1'illusion d'etre unvortex
dans 1'cran. Dja prsent dans Dodes'kaden, en 1970, sa fonction
s' amplifieetclate,ilouvrealapeinture,etilouvrelapeinture.
Ce qui est la condition paradoxale, dangereuse et
douloureusedelapossibilitdevoir, etestlaphnomnalitmemede
1'angoisse. L'angoisse, leste de son privilege ontologque, ne peut
.. de ce qui aveugle. Rduction supreme,
autorisation et obligation se dto:;U;er de la facticit des tants.
VoirausensouKurosawaleveut,voirausensdeVanGogh, c'estavoir
subi cette preuve. L'ceuvre de Van Gogh est donc davantage qu'une
rfrence, elleest1'emblemed'uneexprienceintrieuresurplombe
par1'angoisse, dcouvrant sa forme, c'est-a-dire sa phnomnalit,
c'est-a-dire son apparaitre, au dtriment de toute subordination a
quelquetantquecesoit.Lesoleilobligeapeindreet,enmemetemps,
aveugle. L'aveuglement est au cceur de 1'ceuvre de Kurosawa, il a une
dimension dont
l'avant-dernierescenedeVivre danslapeurtmoignedefa<;on dcisive.
Vivre dans la peur est le rcit de 1'angoisse de Kiichi, un industrie!
obsd par le pril atomique, et qui veut changer tous ses biens
pours'installerau Brsil, qu'il imagine, onne sait pourquoi, a 1'abri
de ce pril. Le temps digtique du film est celui de la monte de
sonangoisse. L'an$Wsse ei cequi aveugle sontlis a 1'explosion,
a 1'blouissement provoqu par 1'explosion nuclaire. Kiichi fixe
a travers la tenetre, qui construit un cadre dans le cadre, un soleil
aveuglantetprofere: Laterrebrille,laterrebriller Danssonauto-
biographie, Kurosawa voque un pisode qu'il mettra au moins deux
foisenscene.
Danscevillagevivaitaussiunviei! hommequiavaitunegrandecrainte
du tonnerre. Quand un orage clatait, il rampait sous une grande
1.La formule est de Husserl dans une leUre adresse aRugo von Hofmannsthal. o. pour
caractriserle pote. il crit qu'il et uniquement son dmmon comme du
dedans; eelui-eil'entraineaune Je dvelopperaieeUe notion dansles
ehapitressuivants. toutpartieulirementdanseeluirelatifauxformesduvide ehezMiehelangelo
Antonioni.
124
la releve de la peinture par le cinma
planche qu'il avait suspendue au plafond pour intercepter la foudre, et
il se pelotonnait la jusqu' a la fin de l' orage l.
Dans Rhapsodie en aout, la grand-mere, terrorise par l'orage,
essaye de couvrir de draps blancs les enfants qu'elle veut protger;
dans Vivre dans la peur figure une scene analogue, d'un effet sidrant.
Trois avions passent, on ne les voit pas, leur bruit strie l'espace. Le
bruit nous les fait voir. Bruit redoubl par la dtonation d'un avion
supersonique. L'attitude naturelle en phnomnologie dduit inten-
tionnellement du bruit le ce dont il est le bruit. La situation va se
rvler plus complexe. Il va y avoir une confusion des bruits, puisque
celui du chasseur supersonique cOIncide avec un clair librant le
terrible orage qui, dans une seconde, va clater. L'autorit de l'image
est tellement grande qu'elle mele les bruits, celui du tonnerre et celui
de l'avion, elle les confond. Elle les confond et nous ne pouvons plus
les discerner. Dans cette coalescence des bruits surgit de far;:on
plausible et lgitime ce qui fonde la peur de Kiichi Nakajima. De son
corps, il couvre, pour le protger, le corps de son enfant, dernier-n
dans sa tribu insolite. Et, comme il ya deux bruits en un, deux alertes
en un seul clair, il y a deux gestes en ce geste. Il se recroqueville de
peur, semblable a l'homme qui avait suspendu la planche pour se
protger de la foudre, et ce geste de peur est a la meme seconde le geste
qui protege son fils (ce geste est la mtonymie de tout le film). Lorsque
Kiichi sera intern, le mdecin a son bureau - les fous derriere lui,
derriere une grille, rdent dans un espace a l'intrieur de l'espace,
comme dans une cage - cras par la perplexit, dira: Cet homme,
quand je l'observe, je ressens, moi, le soi-disant normal, une trange
inquitude: est-ce bien lui qui est fou, ou bien nous qui restons
indiffrents en ces temps de folie? Pour etre sur de pouvoir s' exiler
au Brsil avec sa famille, Kiichi dans un geste de folie est alI jusqu'a
incendier sa propre usine; devant ses employs, pour leur demander
pardon, il se prosterne. Puis Kiichi dans la scene finale se prosterne
devant un chaos sans appe!. L'usine a brul, la terre brule. Ce qui
aveugle travaille, des lors que l'clat de la lumiere qui teint tout tant a
eu lieu, pour son propre compte. C'est-a-dire pour le compte de la
1. Akira Kurosawa. Comme une autobiographte. op. cit . p. 113.
ce qui aveugle 125
folie ou, si l'on en revient, pour le crdit d'un privilege ontologique,
impossible a tenir. Pour l'heure, c'est ce que dit le psychiatre, la
phobie que l'angoisse s'est donne pour objet et la peur objectivable
sont laces, et le nceud serr de telle maniere qu'elles sont ind-
nouables. L'angoisse qui ceuvre a partir de l'absence d'objet, travaille
par l'invisible, trouve, en se fixant sur tel ou tel tant, la dtermination
ontique qui va, en la traduisant, la reconduire vers telle ou telle peur.
Dans cette interprtation hrite de Heidegger, l'horizon philo-
sophique et celui de la psychiatrie coIncident. Dans le film, l'aveugle-
ment s'impose comme phnomnalit de l'angoisse: elle fait vaciller la
dtermination de l'angoisse, l'objet qu'elle s'est donne. Elle ne
l'efface pas; l'aveuglement est momentan, trop soudain et trop bref
pour l'effacer vritablement, au contraire il le renforce mais laisse
entrevoir sous son motif -la peur de la bombe -l'angoisse nue, celle
qui ceuvrait dja dans Vivre. Vivre n'est pas Vivre dans la peur; dans Vivre,
le protagoniste cherche un tant, un ultime tant qui va donner sens a
son sursis, un tant qui ne soit pas marqu du sceau de la facticit (ce
qui est uneigentlich dans la langue de Heidegger). Dans Vivre dans la
peur, l'tant, celui de la peur objectivable et celui de la phobie, explose
dans la derniere scene: La terre brule, la terre vient de bruler. Le
soleil derriere la vitre aveugle le protagoniste. Il ne se prosterne plus, il
ne protege plus rien, il est gar, comme un animal affol. En dcom-
posant le mot de la peur pour les Japonais, mot a la fois descriptif et
apotropaIque pour dsigner la catastrophe - le pikadon -, la mise en
scene libere la possibilit de filmer ce qui aveugle, c'est-a-dire
l'angoisse nue. L'angoisse consume la maladie de la terre, elle annonce
sa mort. Le plan de l'avant-derniere scene est un plan en exces,
Kurosawa n'en tait pas pleinement satisfait. Il avait galement
conscience que ce film avait dix ans d'avance sur son poque et que les
Japonais n'taient pas prets a le voir. Kurosawa n'a cess de filmer ce
qui aveugle. Dans son autobiographie, il donne a cette obligation une
force inaugurale. Illui affecte un horizon technique pour s'en assurer,
pour la rendre libre de devenir le motif, la mise en mouvement, d'une
phnomnalit de l'angoisse pactisant avec cette proccupation de la
mort qui est au centre de son ceuvre :
126
la releve de la peinture par le cinma
Il faBait que je fusse certain que cette porte gante eut l'air immense a
l' cran. Et je devais prvoir en dtail comment utiliser le soleil lui-
meme. C'tait un de mes soucis majeurs, a cause de ma rsolution
d'utiliser la lumiere et les o!ubres.. comme them,evisuel -elef pour
f
tout le film. Je trouvai la solution en filmant rellement le soleil.
Aujourd'hui. il n'est pas rare de pointer la camra directement sur le
soleil, mais au moment OU Rashmon fut ralis, c' tait encore un des
tabous de la prise de YUe. On pensait meme que ces rayons frappant
directement dans notre objectif aBaient bruler la pellicule dans la
camra [I'quivalent technique de "la ..!erre b ~ u l e c'est moi qui
souligneJ. Mais mon oprateur, Kazuo Miyagawa, dfia hardiment
cette convention et ralisa de superbes images. L'introduction du film,
en particulier, qui conduit le spectateur a travers les ombres et les
lumires d'une foret dans un monde OU le creur humain perd son
chemin, tait un travail de camra vraiment splendide. Amon avis
cette scene, salue plus tard au festival de Venise comme le premier
exemple d'une camra pntrant au cceur d'une foret, n'tait pas
seulement un des chefs-d'ceuvre de Miyagawa, mais aussi un chef-
) d' ceuvre mondial de la cinmatographie en noir et blanc l.
Dans la scene de la dambulation en plein soleil dans le march de
Chien enrag (Nora inu), en 1949 c'est-a-dire un an avant Rashmon,
une tentative analogue avait eu lieu. Le tamis des canisses assumait
le meme office que les branches des arbres dans la foret. Kurosawa
exprimente comment filmer le soleil en direct; si la tension de
l'angoisse est dja implicitement prsente dans Rashomon ou Chien
enrag, c'est dans Vivre dans la peur qu'elle conquiert sa forme et trouve
sa formule. Vivre dans la peur n'est jamais un film a these, meme s'il est
dict par une rplique de Hiroshima et de Nagasaki: en 1954, les
Amricains font exploser la bombe H Castel Bravo dans les les
Bikini. Lors de cet essai nuclaire, un thonier japonais ree;oit la pluie
radioactive, la pluie noire; les vingt-trois marins seront contamins.
L'un meurt dans les six mois qui suivent, et tous les autres tomberont
malades. C'est cet pisode du Fukuryu Maru, du nom du bateau, qui
sera a l' origine de Vivre dans la peur. Al'instar d'Entre le cie! et l 'enfer
pour les rapts d'enfants, un fait de socit prside au film. Dans Vivre
dans la peur, il est le plus lourd que 1'0n puisse concevoir au Japon.
l. Akira Kurosawa. Comme une a.utobiogrophie, op. cit., p. 301.
ce qui aveugle 127
Kurosawa laisse alors monter a la surface de son reuvre ce qui restait
informul mais prsent dans les films prcdents: une tumeur
monstrueuse, insidieuse, toujours la, prete a clater. L'apres-guerre
apparaissait telle une tonalit affective, une atmosphere dans des
films comme Chien enrag. Cette sensation, douloureuse a l'cran,
est prsente dans Vivre dans la peur, et l'image implicitement plus
efficace que le dialogue. L'individu qui fait office de mari a la mere
du dernier enfant de Kiichi attise l' anxit de ce dernier en voquant
la possibilit d'une explosion nuclaire, il dit; Le Japon deviendrait
une valle OU s'couleraient les nuages radioactifs. Plus loin, dans
la meme conversation: L'autre jour, j'ai vu une exposition sur
Hiroshima. Je n'ai pas pu garder les yeux ouverts. C'est dit: cette
formule, je n'ai pas pu garder les yeux ouverts doit pour Kurosawa
trouver sa forme cinmatographique, une forme pour celui qui,
justement, doit garder les yeux ouverts.
Ce qui aveugle, la forme de l' angoisse dans son apparaitre, a son
picentre dans les traumatismes de Hiroshima et Nagasaki. L'anguisse \
trouve sa forme adventive, sa rplique, dans l'actualit de 1954. Dans
son autobiographie, lorsque Kurosawa se souvient, au chapitre intitul
Les tEebres de l'humanit , du grand sisme de Kanto, ille dcrit
a l'exemple destmoins voquant le lendemain de Nagasaki:
Tout le district de la riviere . ait envelopp dans un
tourbillon dansantoepoussiere, dont la risaille donnait au soleil une
paleur semblable a celle une clipse. Les gens qui taient autour de
moi pendant cette scene taient pour tout le monde comme des
rescaps de l' enfer, et tout le paysage prenait un aspect bizarre et
ferique. Je m'appuyais sur l'un des jeunes cerisiers plants au bord de
la rivire, et je continuais a trembler en regardant la scene, pensant:
"Ce doit etre la fin du monde". Apartir de ce moment-Ia, je ne me
souviens pas tres bien du cours de cette journe, mais je me rappelle
que le sol continua a trembler sans rpit. Et je me souviens que, par la
suite, nous vimes un nuage qui ressemblait a un champignon se former
dans le ciel a l'Est, s'levant et s'tendant progressivement jusqu'a
remplir la moiti du ciel. C'tait la fume de l'incendie qui dvorait le
centre de Tokyo l.
I.Akira Kurosawa. Comme une autobiographie. op. cit.. p. 93-94.
129
128 la releve de la peinture par le cinma
Ce rappel se conclut par cette sentence qui est le leitmotiv de
l' reuvre, la phrase du grand frere :
Si tu fermes les yeux devant un spectacle effrayant, la terreur va finir
par te gagner. Si tu le regardes en face, il n'y a plus rien qui puisse te
faire peur l.
Voir, soutenir du regard ce qui aveugle, creur de I'reuvre de
Kurosawa, fait de Vivre dans la peur un de ses films les plus importants :
I'histoire d'un homme qui subit le supplice de I'angoisse, et a qui il
n'est pas donn en derniere instance de supporter ce qu'il voit. En
amont, il y a cette scene primitive, ce tremblement de terre reconstitu
dans un plan bouleversant de Barberousse, oil la jeune femme du
charpentier Sahachi arpente les ruines. C'est un flash-back, son visage
rpond dans I'cran, sur fond de ce paysage d'apocalypse, aun soleil
d'une pleur semblable a celle d'une clipse, mais nanmoins
aveuglant. L'aveuglement dans cette scene est contrebalanc par le
visage de la jeune femme, et ron a la sensation qu'il y a deux soleils
dans I'cran. Vivre dans la peur est probablement le film de Kurosawa
qui conomise le plus la rfrence a la peinture, mais pourtant touche
de pres aux racines des obsessions de Van Gogh, a ce soleil, forme
et mtaphore de I'angoisse. Et voila ce qui a t cause premiere
et derniere de mon garement. Connais-tu cette expression d'un
poete hollandais: "Je suis attach a la terre par des liens plus que
terrestres"? Voila ce que j'ai prouv dans bien des angoisses - avant
tout - dans ma maladie dite mentale, crit Van Gogh a son frere
Tho, dans une lettre date du 2,4 mars 1889.
Apres rvocation de I'exposition sur Hiroshima, Kiichi ouvre un
journal sur une photographie sous-titre: La terrible ralit des
essais nuclaires . La coincidence avec la fin de L'clipse d'Antonioni
est frappante: I'homme qui descend du bus ouvre un journal
quasiment sur une page identique, dont le titre est: La pace e
debole . Le dernier plan de L'clipse rpond d'ailleurs a celui de Vivre
dans la peur. Et ron pourrait presque croire qu'Antonioni s'en est
inspir, mais nulle part, a aucun moment, dans aucun texte ni
entretien le cinaste ne le mentionne. Je m'attarderai dans les
1. Akira Kurosawa. Comme une autobiographie. op. cit., p. 99.
ce qui aveugLe
chapitres suivants sur ce plan ultime de L'clipse. L'\Samra s' .
sur la lumiere du rverbere comme si elle cherchait a conomiser le
cadre, a ce que ne travaille que par rapport a I'cran, et .
qu'elle soit sur le point de l'envahir. Il y aurait lieu de chercher dans
ces annes les films oil l' angoisse des essais nuclaires et la question
de la lumiere se conjuguent. Kss me deadly de Robert Aldrich est
exactement cortemporain de Vvre dans la peur, et Les Communiants de
Bergman date de 19
6
2,. Dans ce dernier film, I'homme qui se suicide
est hant par une peur comparable a ceHe de Kiichi l.
Dans le film de Kurosawa, la mere, l' pouse lgitime de Kiichi
feuillette I'album de famille, les photographies envahissent l'cran,
flashs de mmoire, instants d'une journe inoubliable. Elle
raconte qu'ils avaient invit tous leurs ouvriers ala plage et conclut:
Tant de bonheur devait cacher un malheur. Cet arrt sur l'image
qui anticipe le malheur s'apparente au ralenti comme motion cinma-
tographique et idiosyncrasique pour signifier la mort. La photographie
a valeur de ptsage, cela explique peut-tre pourquoi Kurosawa pro-
jette un film dans le film, celui de la plantation au Brsil: film muet,
documentaire, cinma primitif, squence breve la oil quelques photo-
graphies auraient suffi. II faHait que ce ft le cinma qui tmoignt de
ce rve d' exil et de sa possible ralit, il fallait ces quelques secondes
de cinma muet pour que cela ressemblt a de I'espoir. La photo-
graphie appartient, dans le cinma de Kurosawa, au prsage, a la
tristesse souterraine, a la nostalgie, elle ouvre au malheur; le cinma
appartient al'ordre du possible. Voila pourquoi le Japonais du Brsil se
transforme en projectionniste. Le malheur a venir, mais aussi le
malheur pass, traverse allusivement un plan de Vvre dans la peur:
plan qui est un .. de Kurosawa pour
. le sommeil et la y a dans ce plan un
des plaS<focumentaires du le emain d'Hiroshima et de
Nagasaki (au contraire des plans insistants et descriptifs tourns par
Shohei lmamura dans Plue Nore (Kuroi ame) en 1989)' La forme en est
tellement lointaine, teIlement souterraine, tellement implicite, qu'elle
1. On se reportera ressai de Jacques Aumont. L'attrait de la Zumire. Crisne. ditions Yellow
Now.
130
131
la releve de la peinture par le cinma
en devient presque invisible, et pourtant j'prouve que ce que je vois
est la, sous l'image. Ce plan est le suivant: apres avoir eu un malaise,
Kiichi, allong, est veill pendant son demi -sommeil par une
camra pose au sol, en plan rapproch mais derriereu-yoile de tulle
qui le voilant, et fait voir une part de lui insaisissable en
son a cet instant, entre le sommeil et la veille.
la vie et la mort, surprend la conversation eses lnstant
puisqu'a cette seconde, nous le comprendrons, il prend la
dcision de mettre le feu a son usine. Ce plan recouvre la mmoire
d'images filmes au lendemain d'Hiroshima ou de Nagasaki.
L'ossature de l'usine incendie y fera aussi rfrence de fa<;on explicite
mais paradoxalement moins loquente. Dsastre, chaos,.
Toshiro Mifune. qui a trente-cinq ans qid ir est ce
vieillard qui se roule dans la boue pour demander pardon. avant de
basculer dans la folie, pour avoir scrut ce qui ne peut se soutenir du
regard. Apocalypse en microcosme. dans cette dbacle l'usine dtruite
avoue sa structure, son architectonique. dploie ses poutres de mtal
tordues par le feu et l'explosion. Cet instant amplifie et fait compren-
dre que, pendant tout le film. le jeu de Mifune a t celui d'un homme
en cage: anticipation progressive de son internement. Lors de son
incarcration, deux voyous se moquent de sa peur et se moquent de lui.
Kiichi devient une figure christique. encombre de deux larrons.
minables et cruels, qui en derniere instance ne seront pas inquits.
Dans une conversation avec Hayasaka, son compositeur. Kurosawa
avait dit: Il faut que nous fassions une reuvre dont nous pourrions
etre fiers en nous prsentant devant saint Pierre.
L'enfermement dans la cellule de l'asile est conclusif; tout y est
sec, clinique. et prpare a l'aveuglement qui va avoir lieu. C'est un
enfer blanc ouvert par l'angoisse, il succede au chaos, a la boue et a la
destruction. Il est le lieu brillant du pIein midi, I'heure de l' ombre
la plus courte, un endroit aveugl OU la lumiere est celle de scialytiques
a laquelle on ne peut plus chapper. Dans cette prison mentale et
relle. la lumiere est frontale. Kurosawa disait ne pas avoir su filmer
cette lumiere per<;ant dans le cadre qu'est cette fenetre a l'intrieur de
l'cran, cre a la mesure de l'cran. La lumiere ici se doit de contre-
dire le paradigme intentionnel, celui d'un trop explicite cadre dans le
ce qui aveugle
cadre. La lumiere du soleil n' est arrete par rien de cette fenetre. elle la
traverse, elle la brille. Elle reste cependant centre. cadre, alors que
sa phnomnalit en appelle a une saturation, a un dbordement. Est-
ce cette prison du cadre, stabilisant ce qui aveugle, qu'aurait voulu faire
exploser Kurosawa, que l'cran soit incendi, que l'cran brille? Cette
fenetre ne sert plus de rempart a rien. elle laisse entrer sous la forme
de l'aveuglement le rien de l'angoisse, son ne-ens qui a tout ananti,
meme la peur qui lui servait de bouclier. C' est dit, la terre brille . la
terre a brill. Toshiro Mifune est pris dans un tau, il avance tel un
animal vers cette lumiere qui l'aveugle, puis recule. Le dos de Takashi
Shimura est la pour barrer l'cran. csure verticale, gnomon dans
le plan, il en est la mesure et le tmoin. Harada. le dentiste devenu
mdiateur. que la premiere scene du film montre en train d'accomplir
mcaniquement. avec patience et science son mtier - justement sous
des scialytiques mais en mode mineur - passe alors de ce qu'il connat.
les rages de dents de ses patients. aux tourments sans issue de la rage et
du dsespoir, auxquels l'angoisse condamne.
Une remarque encore concernant la derniere scene du film. une
scene de procession sans suite, un des moments les plus saisissants du
cinma de Kurosawa. L'escalier de l'asile est cadr en plan fixe, la
jeune femme. la mere du dernier enfant. vient visiter Kiichi. Elle porte
son fils sur le dos. la tete de l'enfant a bascul. il dort et c'est comme
s'il tait mort, comme si la prophtie s'tait accomplie. Dans une
synchronisation magistrale, magistrale au point de sembler vidente.
Harada descend l' escalier. Ils ne se connaissent paso ils se croisent. Lui
va s'arreter un instant, juste le temps permettant a Kurosawa de les
faire sortir a la meme seconde du cadre. laissant l'escalier vide. Dans
cette scene. le cinaste fait entendre le silence. rentends le silence
non pas comme une simple absence de bruit. mais a la place de ce qui a
t ananti pour laisser s'installer le silence. A la seconde ou, dans
l'cran. ont disparu la femme. son enfant et le mdiateur. Kurosawa
crit le mot Fin sur un fondu au noir. Alors. coupant le silence.
nous entendons la musique qui ouvrait le dbut du film. Cette musique
se continue dans l'obscurit. L'obscurit. ce tunnel d'angoisse pour
Kurosawa. oblige a couter la musique en meme temps qu'elle interdit
tout mouvement. Hayasaka, qui avait t le compositeur des musiques
133
132 la releve de la peinture par le cinma
de tous les films de Kurosawa depuis L'Ange ivre, meurt de tuberculose
pendant le tournage de Vivre dans la peur aquarante-et-un ans. Il avait
dit au cinaste de ne pas le mnager, de ne pas s'inquiter de son tat,
et Kurosawa lui avait rpondu: Dis-moi comment l'on peut travailler
en se sachant menac par la mort? On retrouva sur le piano de Fumio
Hayasaka une mlodie qui se serait intitule La Musique d'une toile.
i Seules quatre mesures en taient crites. Kurosawa ne les utilisa pas. Je
'-
ne peux m'empecher d'entendre le silence de la scene que je viens de
dcrire comme le silence qui se substitue acette musique inacheve,
non pas le silence qui se met ala place de cette musique, mais celui qui
l'interdit, qui lui fait obstacle. Ce silence puis l'obscurit alaquelle est
condamn le spectateur sont du meme ordre. Et la musique que l'on
entend dans l'obscurit, la musique que l'on entend devant l'cran
noir apres le mot Fin est 1'hommage de Kurosawa ason ami, mais
aussi la suite et la fin de ce qui aveugle.
Que le titre de la partition inacheve ait t crdit au gnrique
sans que nous entendions sa musique, rpond a l'ide d'assister ala
naissance d'une toile. C'est la phrase de conclusion de Scandale,
quand, aux yeux du peintre trahi, aux yeux de Masako morte de tuber-
culose, l'avocat se rachete dans un ultime aveu; alors, dans la flaque de
boue ou peut se reflter une toile, cette toile apparait. Dans Vivre,
Watanabe donne un sens aux dernieres semaines de sa vie, et ainsi
devient une toile. C' est merveilleux, dit-il en fixant les toiles
qu'il n'a pas observes depuis trente ans. Lors d'une conversation,
dans Chien enrag, entre la tenanciere d'un bouge qui lui apporte une
biere et le jeune inspecteur, celle-ci a cette phrase: Cela fait bien
vingt ans que je n'ai pas regard les toiles. Dans les tableaux peints
par Van Gogh devant lesquels circule, dans Les corbeaux, le jeune
peintre un peu niais, il est un paysage OU les toiles, comme des soleils,
blouissenP. Les toiles du tableau de Van Gogh aveuglent, la peinture
de Van Gogh aveugle, et je veux croire que c'est pour cette raison
qu'elle est au centre de l'reuvre de Kurosawa. Les toiles de sa Nuit
toile sont autant de soleils qui se mtastasent dans le ciel, les crateres
1. Vincent van Gogh. Nuit toile (Cyprs et viltage). Saint- Rmy. juin 1889, huile sur toile.
73.7X 90(,1 cm, The Museum of ModernArt, NewYork.
ce qui aveugle
adventifs d'un vol can devenu frontal et dont le cratere principal, au
cceur du tableau, est en ruption, laissant des traces jaunes dans le
bleu. Le motif se vide, la couleur est semblable a de la lave. Chaque

toile est un cratere. Dans le centre du tableau, une supernova annonce
qu' elle va clater.
La bombe A, au moment de son explosion, libere un flash d'une
extraordin'aire intensit destructrice. AHiroshima, la boule de feu
cre par 1'explosion, atteignant en son centre plusieurs millions de
degrs, propagea des rayons dans toutes les directions, a commencer
par le sol, OU l'on estime que, a proximit de l'hypocentre, la
temprature s'leva a plus de 3000 C. Traverses de chemin de fer,
arbres, barrieres, s'embraserent al'intrieur d'un rayon de plusieurs
centaines de metres. Oui, la terre se mit abruler. ny a, dans la Nuit
toile, un qui est une ruption frontal e et qui. en
plusieurs endroits, met le feu ala nuit. Chaque toile fixe sparment
aveugle. Ce ciel, dont la phnomnalit est frontale, je l'ai dit, est un
champ de crateres dont on aurait rabattu le plan, crasant le village
de Saint- Rmy et la campagne, eux reprsents selon une logique
perspectiviste. C'est une guerre, une guerre entre le ciel et le village.
Kurosawa connaissait-ille Regulus de Turner? Dans le tableau de Van
Gogh, chaque toile est un bouclier qui avance et recule dans l' espace;
un bouclier, ou un reil, ou un cratere, tout cela en meme temps. Sir
John Gilbert, se penchant sur le Regulus de Turner, crit:
Il avait pass toute la matine ici [a la British Institutionl et il tait
probable, a en juger par le tableau, qu'il y resterait toute la journe. Il
tait absorb par son travail, ne regardait pas autour de lui, mais
continuait a passer une grande de blanc sur son tableau - sur
presque toute la surface. Le sujet en a la Claude
Lorrain, une baie ou un port avec des difices classiques de chaque
cot et, au centre, le soleil. Le soleil tait un amas de rouges et de
jaunes de toutes sortes. Chaque lment avait une couleur de feu. Il
[Turnerl avait une grande palette sur laquelle tait pos un norme
baton de blanc d'argent. Il avait deux ou trois instruments de travail
rudimentaires assez grands avec lesquels il mettait du blanc dans
tous les coins... Le tableau devint petit a petit extraordinairement
saisissant, le soleil brillant, absorbant tout et dposant sur chaque
chose un voile brumeux. En regardant la toile de cot, je vis que le
134 la releve de la peinture parle cinma
soleil tait un bloc de blanc faisant saillie comme l'ombon d'un
bouclier
1

r ... Regulus estprobablementle tableau qui offre la mtaphorela plus


l. parfaite de 1'obsession de Kurosawa. Dans le port de Carthage, les
"'formes s'effacent dans la violence de la lumiere, Regulus n'est pas
identifiable parmiles silhouettes que l'onarrive apeine adiscerner.
Ce quenousvoyons, ou exactement .ce qui estce qui
aveugle ce soleilmoins reconnaissableparsaforme que par
..... '0,' .. , .__ \
'soneffetdedissolution etquisedurcitaucentresymboli-
toile.'Artiste,spectateuretprotagonistesefondentenunseul
pointdevue. Unetellehypotheseanticipe,atraverscettephnomna-
lit que j'ai dit tre celle de 1'angoisse, une dimension qui revient
sanscessedansle cinmadeKurosawa, autantquedanslapeinturede
VanGogh.
L'empreintede1'artjaponaisdanslapeinturedeVanGoghest, on
le sait, dterminante: Maispourmoijeprvoisqued'autresartistes
voudrontvoirlacouleursousunsoleilplusfort etdansunelimpidit
plusjaponaise OettresansdateasonfrereTho). Il existeunelettre
de HugovonHofmannsthal,datedu mai191;1'auteurentredans
unegaleriesanssavoirquelpeintreilvadcouvrir. Onapprendra,ala
findelalettre, quelesreuvressontdeVan Hofmannsthalcrit
ce qu'ilvoit:
Jedusmeressaisirpourvoirdjadanslespremieresd' entreellesune
image,uneunit.Mais,parlasuite,j'aivu,jelesaiensuitetoutesvues.
Chacuneenparticulier, ettoutesensemble,etaussilanatureenelles,
etlaforce del'amehumainequiavaitdonnforce aceHe nature.Tout
jelevisauIJointd'enpe:,dre,enface decestableaux,lesentiment
de moi-meme, et de le recouvrer plus puissant, et de le perdre
- .... .,
1.J. M,W.Turner, Regulus, 1837, huile sur toile, 91 X1.4cm, Tate Gallery, Londres,
Le commentaire de SirJohn Gilbert estextrait de L, Cust, The Portraits ofJ, M,W,Turner,
The Magazine of Art, 1895, p, 248-49, On se reportera, concernant Regulus, au livre rcent de
PierreWat,Tumer. menteur magnifique, Paris, Razan,2010.
. PS, L'hommes'appelleVincentvanGogh, D'apreslesdatesducataloguequi nesontpas
anciennes,ildevraitvivreencore,Ilyaenmoiquelquechosequimeforce croirequ'ilseraitde
magnration, unpeuplus g que moL Je ne saissijemetrouverai une autre fois devant ces
tableauxmaisj'enacheteraiprobablementunquejen'emporteraipas,jeleconfiraila gardedu
marchand. Rugo von Rofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres essais, Paris, Gallimard,
19
80
,p 198-99.
ce qui aveugle
135
a nouveau [... ] mais comment meHre en mot quelque chose d'aussr
d'aussisoudain,d'aussifort, d'aussiinanalysable!1
Cette dfaite intentionnelle, cette violence de l'intuitionqui neva
trouver aucunmot pourse dire, sont videmment ce quiunitle plus
1'reuvre de Kurosawa et1'reuvre de VanGogh. Ce ql.!! est,
sous les formes que.j'ai observes, 1'acm de cette donne intuitive
......__, __-.o-'_., __....._ ..,." '.' _'''''-'
en exceso Il faut tre aveugle atoute prsupposition intentionnelle,
a1'image acquise, disponible dans son cadre, pour qu'une voyance
s'exerce. Le cinma de Kurosawa est ce besoin et cette\ (". K
ambition de filmer la mort, le soleil, ..})'
aveuglent. Pour dsigner 1'homme qui hante Dodes'kaden, 1'homme
qui habite la maison de tole marque de 1'arbre mort, Serge Daney
dit: 1'homme au regard mort. il ajoute: fantome serait plus
juste cethomme est aveugi;:-
Enrevanche, il est certainqu'il a cess de voir selon ce que
H.u
ss
,;.:! appelle qu'ilacessdevoirselonlaloidu
paradigme intentionnel, sousl' gide duvisible acquis. Aveugle ence
sens, il1'estassurment.Aveugle auvisible acquis etdisponible pour
avoir vu quelque chose - disons un phnomene se transformant en
supplice - qu'il ne pouvait supporter du regard, aveugl pour avoir
vu ce qu'il ne devait pasvoir. le
1'horreur, 1'amour, le dsamour, que sais-je, tout cela. aun certain
--,\.
degr d'intensit, aveugle celui qui il a t donn de le voir. Cet '
hommedansDodes'kadenvoit lene-ens, plus
rigoureusementphnomnologiquele regardmeme de la mlancolie,
unregard aveugle aux tants ordinaires du monde, ici pouravoir t
aveugl parexcesdelumiere. Cequiaveugle asonpointd'origine,
ce soncreuxdansle
premier souvenir qu'voque Kurosawa dans son autobiographie. Ce
I sontlespremiersmotsdesonlivre: ::P rOt
J' tais dans un baquet, nu.L' endroit ou jeme trouvais tait faiblement
clair. Plong dans l'eau chaude, je me balan<;ais en me tenant au
rebordetlebaquetoscillaitsursabaseentredeuxplanchesinclines,-
, t '
f:n.
1.RugovonRofmannsthal,Lettre de Lord Chandos, op, cit, ,p,196, .,j\th
.'SergeDaney, Unoursenplus(Dersou OuzaZa) ,Cahiers du cinma, nO .74,mars1977j... '(
V t, \ t.
l
137
136 la releve de la peinture par le cinma
l'eau faisant, dans le balancement, de petits bruits d'claboussures.
Toutceladevaitme semblerfortintressant,carjebalan<;:ais lebaquet
de toutes mes forces quand soudain, il se renversa. J' ai gard, tres
prsent, le souvenir de l'trange sentiment de choc et d'incertitude
que j' ai prouv ace moment-li, de la sensationhumide et glissante
de l'espace entre les planches contre ma peau nue, et aussi d'avoir
regardau-dessusde moiquelquechosequibrillait,etdontl' clatme
faisaitmal'.
DansRan, unplanfixelesoleilpleincran,lesbordsderastresont
tangentsaucadre.Etpuisquecequiaveugledoittrediffr,Kurosawa
monte dans un raccord saisissant un plan domin par la figure
d'Hidetora, assis acot de sa banniere marque du soleil'. Hidetora
dontleblasonestlesoleil,lesoleilquiaveugle, s'entendradire,quand
abandonnde tousiltrouve refuge chezTsurumaru,le frere de Dame
Sue: Jemesouviensde1'hommequiapargnmavieenmecrevant
lesyeux. Kurosawa, dansRan, trouve une mtaphorepourrpondre
ausoleilquiaveugle:lacruautd'Hidetora.11 faitapparaitreuneimage
du Bouddha, vibrant de lumiere d'or telle une icone, dans le petit
temple-auteldeDameSue. Quandleroivientlavoir, ilouvrelaporte
de cet autel, etlittralementse cogne contre1'image duBouddhaqui
s'claire,apparait,surgit, etfaitfaceunesecondeacethommedontle .
kamon estlesoleiletquicrevelesyeuxdesenfants
3
. Ensuite,Hidetora
retrouveDameSue, lasceurdujeuneaveugle, elleestdedosetleplan
fait penserirrsistiblementacertainsplansdeJohnFord,plusencore
que les scenes de bataille. La fin de Ran saisit par sonlyrisme et sa
retenue; ils'agitdeladescriptiond'uneterremalade, maismaladede
la folie des hommes, dans ces derniers plans tout est immense et
sublime,maisils'agitde ruines. Onmetuninstantacomprendreque
L AkiraKurosawa,Comme une autobiographie, op. cit., p.~ 3
~ SergeSilberman.le producteurde Ran. soulignele caracterepragmatiquede l'heraldique
et des couleurs dans le film. Nous avons veill ce qu'il n'y ait pas de confusion dans les
batailles comme dans Kaghemusha. C'est pourquoi, avant le tournage, fai parl avec lui
[Kurosawa] pourquelesarmessoientde couleursdiffrentes. EntretienavecMichelCiment,
Positi}: na~ 9 6 octobre1985. Par ailleurs, le film de Chris Marker, A.K, montre comment les
rflecteurs. dont usait frquemment Kurosawa, sont stris de couleurs, afin que la lumiere
tmoigned'unetonalitaffectiveparticuliere.
3.Le kamon. oumon, est le terme gnrique utilis pourfaire rfrence l' ensemble des
symboleshraldiquesjaponais.
ce qui aveugle
ce quel' onvoit n' estpas ce quel' onvoit: l'immensit de ce paysage,
cette crte en contre-jour, doit son dessin a la forteresse dvaste.
Le jeune prince marche pareil aun funambule sur un escarpement
de ruines. Sa silhouette est un wayang golek; sa canne accentue cet
effetl. Le paysagesublimedelavallesedploiepourcejeunehomme
aveugle au bord du gouffre. Nous ressentons alors physiquement la
nuit qui le condamne. Kurosawa nous fait prouver dans 1'image I
quelque chose d'quivalenta1'obscuritquisuccdait au mot Fin
dansVivre dans la peur. .
Dans Kagemusha, Kurosawa prend soin d'inscrire ~ s dates.
L'ultime estcelle deladernierebataille, avril1575' DansKagemusha
etdansRan, laquestiondumal,delatuerie,delamort,del'horreurdu
champ de bataille relaie unedescriptiondelamaladie delaterreo De
longs travellings balaient, a1'instar d'un regard qui ne se dtourne
pas,lechampd'unebataillequilibere,parcequesaformeenesthisto-
rique etdiffre, les images que Kurosawa dcrivait dansunchapitre
essentieldesonautobiographie, Unehorrifianteexcursion :
Mon frere ignora mes hsitations et me traina avec lui. Toute une
journe, ilme guida dansle vaste territoire que le feu avait ravag, et
tandis que je tremblais de terreur, il me montrait d'innombrables
rangesdecadavres.Audbut,nousapercevionsuncorpscarbonisde
tempsaautre, mais plus nous approchions de laville basse, plusleur
nombre grandissait. Aperte de vue, le paysage brill avait pris une
teinte d'un rouge brunatre. Tout ce qui tait enbois avait t rduit
en cendres par la conflagration, et ces cendres drivaient et se
dispersaient dans le vent, ici et la. On aurait ditundsert TOuge [c' est
L C'estaucentre et l'Questdel'ilede Java que l'onrencontrele warang golek. Le warang
\ gol.ek est un th:Ure entrois dimensions, un thtre de poupes. Celles-ci ont la particularit
d'tre en ronde-bosse en bois. tte el bras amovibles, pares de riches toffes. Elles sont
disposessurunetable de boispercedetrousquipermettentauDalang - homme orchestredu
spectacle,manipulateurdespoupes,conteur,chanteuretmusicien- delesmanipuler.
~ Au XVl' siecle, le Japon est en proie des guerres incessantes entre les clans. Le clan
Takedafatt partie des plus puissants. Sonchefcharismatique, ShingenTakeda. rve de prendre
Kyolo. II arecoursunreprisdejusticecondamnmortpourtresondouble.
138
la releve de la peinture par le cinma
moi qui soulignel Dans cette tendue d'un rouge aen avoir la nause,
gisaient toutes les sortes de cadavres imaginables l.
Kagemusha est un film domin par la couleur rouge, couleur qui
donne a1'observation de la mort, du chaos et de 1'horreur, un caractere
uniforme qui permet de la filmer. La peinture d'histoire, moins par
le dcalage chronologique (une date tres en amont du traumatisme
nuclaire) que par une sorte de rfrence interne ala peinture, est le
fil rouge qui permet aKurosawa de filmer 1'infilmable. Le kagemusha,
" nous sommes a la pliure du film, reve, et son cauchemar envahit
[
- 1'cran. La des images dborde du
f
cadre, et a"spire aun hors-champ. Le kagemusha pitine dans un pay-
age de montagne inond par la couleur rouge. .. ici a
1'espac!:.. reve et a 1'anticipation de la mort. Le kagemusha a
ans ie reve les qu'il aura dans la toute derniere
scene du film. videmment prmonitoire, le reve s'interrompt lorsque
1'homme avance dans une eau coupe par le cadre. Par un raccord
brusque, nous le dcouvrons hagard, hbt, fivreux et pouvant a la
seconde de son rveil. Le paravent auquel il s'adosse est orn de vagues
dont l'cume blanche est l'vident rappel de la flaque du reve.
Le rouge est la couleur de 1'inmontrable, et en meme temps celle
qui 1'absorbe; il en est la condition de possibilit :
J'appuyais si fort sur le pinceau qu'il se cassa en deux, alors j'enduisis
de salive le bout de mes doigts, pour taler les couleurs, me servant
meme de mes mains pour faire des dgrads et des nuances. Quand
nous eumes termin, M. Tachikawa prit les travaux de chaque leve et
les afficha sur le tableau. Il demanda ala classe d'exprimer son avis en
toute libert, et quand ce fut le tour du mien, la seule raction de la
classe fut un rire graso M. Tachikawa tourna vers cette multitude en joie
un regard svere, et il se mit a couvrir mon dessin de louanges
dmesures. le ne me souviens pas exactement de ce qu'il dit, mais je
erois me rappeler qu'il fit remarquer plus spcialement les endroits
011 je m'tais servi de mes doigts humects de salive pour mettre la
eouleur. Puis il prit mon dessin et ille marqua, arenere rouge carlate,
1. Akira Kurosawa. Comme une autobiographie, op. cit.. p. 97.
ce qui aveugle 139
de trois gros cercles concentriques -la note la plus leve. Cela je m' en
souviens parfaitement l.
C'est par les trois cercles concentriques tracs a 1'encre rouge que
Kurosawa gagne cette confiance qui lui permettra de s'imaginer etre
peintre puis cinaste.
Mais il n'y a. pas de citation de la peinture dans le cinma de
Kurosawa (j'entends cette sorte de calque qu'il y a chez Greenaway, par
exemple). La peinture ou le dessin sera clou, accroch, coll a meme
le dcor selon une fonction toujours dramatique. Dans Dodes'kaden, les
dessins coloris, les dessins de tramway, sont disposs contre le mur,
dans le temple-maison, baraque oil la mere de Rokkuchan, le protago-
niste, vend les tempuras. Mais ces dessins ne sont pas seulement colls
au mur, ils sont aussi colls contre les vitres et deviennent, puisque la
lumiere traverse ces vitres, les lments d'un vitrail composite, un
vitrail en hommage au tramway. La lumiere vient de derriere 1'image et
lui confere une dimension sacre, selon la logique qui rendait visible
et angoissante la radiographie au dbut de Vivre.
Oui, plut6t que de citations de la peinture, ce qui compte dans ce
cinma, c'est cette vidence qu'en filmant, Kurosawa a des gestes et
des intuitions de peintre.
- Barberousse, qui est le lieu d'un conflit entre les vnements - les
phnomenes qui hantent et obsedent Kurosawa - et le cadre, tmoigne
de telles intuitions. Ainsi 1'acm du film est la scene du puits dans
lequelles femmes crient le nom de Chobo, le petit qui s'est
empoisonn et qui lutte contre la mort. Cette scene est 1'instant
prgnant du rcit, le moment oil le film se dsengorge, oil enfin il va
pouvoir respirer. Ensuite le cadre va redevenir normaL de drgl et
hant qu'il tait par la puissance des phnomenes incadrables. Cette
scene du puits en appelle au principe du miroir noir, c'est-a-dire
a 1'exprience d'une vision qui amplifie le cadre en lui confrant ici,
galement, une dimension d'arche, qui influence la constitution et
1'interprtation de 1'objet.1l est absolument certain qu'a la maniere
1'un peintre, Kurosawa rinvente en filmant ce que fut le miroir noir
pour la peinture, probablement sans savoir la gnalogie complexe ou
1. Akira Kurosawa. Comme une autobiographie. op. cit.. p. 3B.
141
140
la releve de la peinture parle cinma
peut-etre meme l'existence d'un tel objett. Et l'intuition de peintre
danslecinmaestredouble,puisqueceplanseconlutparuneffetde
tondoal'intrieurdel'cran.Tondod'autantplusavouquelesvisages
desfemmes, enserefltantdanslepuits,ourlentlaformeronded'une
guirlande. Cette scene a donc produit, par une plonge, un trou
danslecadre.Puisparrebondetparl'effetdumiroirnoir,cettetroue
en contre-plonge est devenue solide al'gal d'un tondo accroch
un instant dans l' cran. La peinture coHabore une nouveHe fois
dans le cinma de Kurosawa, en proposant des solutions implicites
et videmment non concertes, non thoriques, ici quasiment
subliminales,pourdpasserunconflitquiestunconflitformel.
Tarkovski nous aide amieux le comprendre, en en soulignant la
portemtaphysique.
Quelques plans de la scene de l'imprimerie sont films en acclr.
Mais cette fois on s'enaperc;oit apeine. Notre souci tait d'agiravec
dlicatesse pourque le spectateur ne s'en rende pas compte tout de
suite, et qu'il ressente d'abord une sorte d'tranget. Nous n'avions
pas icil'intentionde soulignerune quelconque ide, mais d'exprimer
un tat d'ame sans avoir recours au jeu de l'acteur. le pense. acet
gard, aune scene du Chteau de l'araigne, adapt du Macbeth de
Shakespeare. Comment Kurosawa rsout-il la scene OU Macbeth
Unralisateurde moindrequalitauraitdit
ases acteurs de se dmenerala recherche de leurchemin, ou de se
cognercontrelesarbres.QuefaitKurosawa?JI trouvepourcettescene
unlieuavecunarbrecaractristiquedontonsesouvient. Les cavaliers
1.Ontrouved'ailleurs, dansla gnalogiedu miroirnoir, unedimensionqui confirme cette
puissancesouterraineetquis'accordeau ceplan.Je citeladescriptionqu'enfait
Ca-l'rHavelange-, En la collection des curiosits forme i Strawberry Hill par Horace
Walpolefutdisperseauventdesencheres.Parmilesobjetsquiyfiguraient.setrouvaitleclebre
miroir noir du Dr John Dee. mdecin,chirurgien et astrologue de lareine lisabeth d'Angleterre. ....._-_.
C'taitunmorceaudecharbondeterreduplusbeaunoir.parfaitementpoliettaillenovale, avec
unmanched'ivoirebruno Il avaitfigurjadisdansla collectiondes comtesdePeterboroughaVee
la mention, "Pierre noire au moyen de laquelle le Dr Dee voquait les esprits." [... ] Elias
Ashmole.l'auteur'dubizarreeteffrayantTheatrum Chemcu, parledumiroirnoirencestermes,"
l' aide de cette pierre magique, on peut voir toutes les personnes que l' on veut, dans quelque
partie du monde qu'elles puissent tre. et fussent-elles caches au fond des appartements les
plusreculs, oummedanslescavernesquisontdanslesentrailIesdelaTerre."11 fautadmettre
que les dernierspropritaires, effrays d'untel pouvoir, ontreculdevantl'exprience ... Carl
Havelange.De ["(pil etdu monde. Une histoire du regard au seuil de la modemit. Paris, Fayard, 199 ,
p.18. 8
ce qui aveugle
enfonttroisfois le tourpourque nous comprenions, enrevoyantcet
arbre, qu'ils passent par le meme endroit et qu'ils se sont perdus.
Pourtant,les cavalierscontinuentaignorereux-memesqu'ilssesont
depuislongtempstrompsde chemin.Avec sa rsolutionduprobleme
de l'espace, Kurosawa touche ici au plus haut niveau de la pense
potique, sans aucun manirisme. En effet, quoi de plus
d' installer une camra et de suivre trois fois le chemindes person-
nages ala ronde? En un mot l' image n' est pas une quelconque ide
exprime par le ralisateur, mais tout un monde miroit dans une
goutted' eau,unesimple-gouttel.
Tarkovskise souviendradanssoncinma des plansduChdteau de
l'araigne, ceuxdestumuliquiencombrentlaforetapresqueWashizu
et Miki aient entendu la prophtie de la fileuse. Quelque chose
s'instille dans Stalker (1979) de ces plans, quelque chose qui est le
contraire d'une citation. Il est dit dans Le Chdteau de 1'Araigne :
hommesd'hier,hommesd'aujourd'hui,danslamiseengarde qui
ponctuelatragdie. La manieredontsontdifiscestumuli- tibiaset
cranes amoncels, et cranes encore coiffs de leurs casques - fait
naitreunesensationquiestceHedel' atemporalitdelamort.Nousne
sommespasplusdansunepiece deShakespeareque Japondu
Moyenge oudans celui de la guerre du Pacifique, c'esttout cela en
meme temps.La guerre et la mort sont horsdu temps.Cela tient acette
partinexplicable que jeneretrouve, ce n'estpas unhasard, que dans
Stalker deTarkovski. DanslasceneduChdteau de 1'araigne que dcrit
Tarkovski, unlmentdemiseenscenes'ajoute asoncommentaire:
l'ambigultvolontaire etmanifested'ungestedeWashizu.Washizu et
Mikiviennentdecomprendrequ'ilstournentenrondo Ilschevauchent
sous la pluie et dans l'orage. La lumiere clate entre les branches.
Audbutdela chevauche, onpeutavoirlasensationqu'ils'agitd'un
soleil aveuglant dans la pluie- la lumiere du soleil estaussi violente
que la pluie estdiluvienne- puis, une autre lumierevientpendantla
chevauche s'ajouter ou se superposer aceHe-c. Il s'agit alors de la
lumiere de la foudre, de la lumiere de l'clair, qui fuse entre les
branches. Washizu dit: trange lumiere, je n'ai jamais rien vu de
pareil. Ilbandesonarcettire unefleche contrecettelumiere, oua
\
1.AndrerTarkovski,Letemps sceU, op. cit.,
I
142 la releve de la peinture par le cinma
galit d'arme, tire une fleche contre la foudre
l
Mais peut-etre tire-
t-il tout simplement sur la branche de cet arbre afin de la marquer
d'un signe de reconnaissance, d'un signe de piste. Je crois peu acette
interprtation; le plan suivant montre en contre-plonge les branches
de l'arbre en contre-lumiere (bien davantage qu'un contre-jour), et
dessine l'arbre tel un fragment d'idogramme monstrueux. Le specta-
teur a le temps de chercher la fleche plante dans une branche, il ne la
trouvera paso Ensuite Washizu en appelle au dieu de la guerre,
Hachiman, et la chevauche reprendo
l. Le cinma de Kurosawa en appelle en permanenee au cinma, il est impossible alors de ne
pas penser au plan qui eonclut le premier volet du diptyque de Fritz Lang. Je renvoie au
eommentaire qu'en fait Jaeques Aumont, la fin d'un film que Codard eonnait bien, Le Tigre
d'Esehnapur (Fritz Lang. 1958), les hros poursuivis dans un dsert de sable, s'effondrent, about
de forees; ne supportant plus la chape de feu du soleil. ["homme deharge sur lui son revolver,
dans un geste "halluein". qui "tmoigne d'un sens du eosmique" . Jaeques Aumont, Matiere
d'image Redux, Paris. La Dlffrenee. zoo9' p.339' En fait, ["arehitecte tire deux coups de feu
eontre le soleil. 11 ne reste que deux bailes dans le harillet, les bailes qui auraient permis
d' ehapper aune mort horrible par insolation, bri.lure et aveuglement.
)
.-....,
l.;;)
,:'J'
....," t r
'. ; ...1",J
l.''.
el' ." ; ~ "1\ . ~ _
(,
deuxieme partie
une saturation de signes
1
1
magnifiques
1\ \1
1
1 \1
I 1
11
\1 1
1
1
1 1\
\
\1
1
1
II1
1
'.
1
1
11
11
JI
Antonioni
chapitre premier
la question du sublime
revisite par Michelangelo
I
1
11
Ir!
1I
11
I
,
un ecran aveu
tonioni attend, aNiee, sonvisa pour rejoindre aParis Maree!
Carn, dont il doit etre l'assistant.Il se souvient de ces jours vides,
trappesd'ennuiaucreuxde la guerre < des journesd'impatienceet
de dsreuvrement) dans Il"fatto" e l'immagine,unarticle crit
pourLa Stampa le 6 juin1963, qui est alafois unressouvenir et une
profession de foi esthtique, OU s'opposent et se contredisent un
vnement- une noyade - et l' atmosphere qui nimbe et irrigue une
image. L'instantprgnantestalorsauxmargesdurcit:
\ Le eielblane, la mervideetfroide. Les htelspourla plupartferms,
blanes. Surune des ehaises blanehes de la promenade desAnglais, a
Niee, estassisunmaitrenageur,unNoiraveeunmaillotde eorpsblane
\
[. .. ]. Supposons qu' il faille erireun senario de film sur la base de eet
vnement, de cet tat dame. D'abord j'essaierais d'ter ala seene
'Tvnement", de n'y laisser que l'image derite dans les quatre
premieres ligues. Il y a pour moi une force extraordinaire dans ee
"
146
unesaturationde signes magnifiques
danscettesilhouettesolitaire,danscesilence. L'vnement,la,
rien, il estenplus. le me rappelle tres bienqu'ilm'adistrait
quandilestarriv.Le mortremplissaitunefonctionde diversiondans
untatdetension.
malaise, l'angoisse, la nause, le suspens de
tous les sentiments et de tous les dsirs, la peur, la rage, je les
prouvaisquand,sortiduNegrescojemetrouvaisau cceurde ce blanc,
danscenantquiprenaitformeautourd'unpointno!!.
L'image dporte et recentre le rcit-prtexte: une noyade, deux
enfantsdanslafoule quiobservent. Le malaisenetientpasseulement
al'image mais aun tout indcomposable qui s 'tend en une dure
qui la pnetre, en dtermine l'essence vritable,
i
prcipit. Elle ne peutse rsumeraunedescriptionniaune tonalit
affe'ctiVe, ce malaise ou cette anxit, qui la domine. Le rcit pour
Antonioni se dplace, vacille, hsite; la mtamorphose de l'image
la dansl'image)seralegagedecettemodification
, smonsonongme.
Son recueil Rien que des mensonges (Quel bowling sul Tevere) 1 est
troudetellesimages,puisqu'ils'agitdenotations,d'apparitionsoude
clichspourd'ventuelsfilms (ce quiestunplonasme: siAntonioni
reve,observeounote,illefaitpourlecinma).
Un paysage de plaine a l'embouchure du P. Un village aux maisons
basses et colores. Au bout de la rue le trottoir continuo Plus de
maisonssurlect,seulletrottoirsolitairequicontinueversla digue.
Lesoirlelongdutrottoir,ilyatoujoursunpetitcamionvidecommesi
lepropritairetaitla, acetendroitOU il n'yaaucunemaison.
nyaeffectivement, contenudans1'image, le ni,B!lle et
l'onpense a untableau de De Chirico ou de Sironi pour sondessin
exact. De cette nigmepourraitsurgirune intriguepoliciereproprea
Simenon,mtaphysiquealafar;on de Borges, amoureusecommechez
Pavese. Peuimporte,lercittiental'imageetdanslatonalitaffective
quil'irrigue.Ce rcitestsecondplusencorequesecondaire.Antonioni
l'anticipe, lesubsumeetl'onpourraittrouverdescatgoriesd'images,
L Michelangelo Antonioni. Rien que des mensonges, Paris. lean-elaude Lattes, 19 5. p,89;
8
rd.,Ce bowling sur le Tibre, Paris. lmagesModernes,200+.
la question du sublimerevisite parmichelangeloantonioni 147
toutes diffrentes sans etre htrogenes et tenant entre elles par le
ciment d'une _r.tigme. L'image s'impose parce qu'en elle une telle
dimensiondemystereestprsenteetindiscutable.
Surla rive, au-dessusdufleuve, ilyaunebanded'unvertagressifqui
domine le paysage. Dans ce vert, onvoitsurgirune maisonrouge, et,
plushaut, dutoitde cettemaison, onenvoituneautre plus
petite, couleur brique.Agauche ilya untoit a moiti cach pardes
arbres et unefa<;ade jaune. Cette maison donne l'trange impression
de ne reposer sur rien. le suis sur qu'il y a une histoire dans cette
massedevolumel.
L'image enferme le rcit. Elle s'impose, SUlVle par une histoire
improbable, cette histoire est l'invisible de
l'iIlagequi visible.Le rcit,e'qe'seta'Targu-
ment du film, touffe, mUrmure ou cre en silence dans
l'image;ilen'dpend, maistrouveensuitesalibertetsondveloppe-
,,,,11
ment en quittant cette image, en s'loignant d'elle pour en vouloir
d' autres,lesimagesdufilm.
ARome, le quatrieme jour de greve des balayeurs. Rome pleine
d'immondices, des tasde saletscoloriesau coindesrues, une orgie
d'images abstraites, uneviolencefigurative jamaisvue. Etparcontre,
laruniondesbalayeursdanslesruinesduCircusMaximus,unmillier
d'hommesvetus de chemises bleues; muets, ordonns, attendant on
nesaitquoi.Unehistoirepeutnaitreaussidecettefa<;on: enobservant
unmilieu,quiensuiteneseraqu'un
Unteltableauestleplusoppos,lepluscontrast:lemaitrenageur
de Nice. Et il Ya dans ces images cette
sensationquequelquechoseestpret aensurgir,qu'unrcits'estinsi-
nuetgrossitdansl'imagecommeunetumeur. Unetumeurpreteala
sidrati0Ik.dispose ase mtastaser en un rcit
------,...... .... ."......<_.,.. -,.,. -_. .,- ,"' .- ." '., -
seront charges de cette impression premiere. Ou, lfilrii vanaitre
d'untableau qu'Antonioni est seulavoir, untableauquine prexiste
LIbid., p.127'
2.MichelangeloAntonioni,prfaceaSei Film, Turin,Einaudi,196+.
l'
J
148
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 149
une saturation de signes magnifiques
pas (pas forcment) et que le cinaste peintmentalement, tributaire
d'aucungenreparticulier,nistyleassignable.
Antonionisesouvientquele sujetdeIl Grido (Le Cri - La Femme de
sa vie 1) en1957,luitaitvenua1'espritenregardantunmur. Unmur,
c'est-a-direalafoislamtaphoredecequeseralefilm, maisaussiun
tableaunu,unesurfaceabstraite, aride, dsole,lesupportde dessins
improbables, bauches d'une construction impossible. Une image
aveugle pourune histoire enboucle. Onretrouve enregardantle film
nonpasce mur,maislasensationpermanented'treenface d'unmur
etAldo s'engage dans des impasses successives qui sont chaque fois
la meme sans donner pour autant la sensation d'un labyrinthe. Un
paysage ou les plans inexorablement s'effacent les uns les autres.
Antonionile notera a propos de L'Avventura (960): lepaysage est
plusmystrieuxparcequejustementils'agitd'unmystere [... ];disons
}
que c'est un peu le paysage des sentiments.2 Dans Il Grido, celui
del'inluctable.
L'image qui prside au rcit est donc 1'aimant d'une tonalit
affective, mais aussi une qui db_orde, ou au contraire reste
inacheve, enamontou enaval d'elle-meme. Elle estalorstributaire
d'une imprcision, d'une indfinition, du!19u (ce maitre nageur
I j cad;;)oud'unexcesdenettet
/ j (lamaisonquine repose surrien). Cesimagesontencommund'etre
aubordd'elles-memes,enproieaunvertigeconsentietaunbascule-
mentprb.able. L'histoire qu'elles retiennentestla conditionaeleur
apparaitre, une frontiere. Quand le film se droule ensuite, on a la
(
sensationquedesimages,dclinesdelapremiere,surgissentets'im-
posentenplansobnubilsquiglissentdansune abstractionfascine.
Le plans'chouealorsaveclenteuroustridencedans
exactement comme si des mots et meme des phrases venaient
a manquer au rcit. Comme dans la Lettre de Lord Chandos, les mots
1.Nous garderonsletitreJI Grido. plutt que le litre quines'estpasimpos- parti
que nous adopterons chaque fois que le litre original est pass dans l'usage, parexemple pour
La Notte, alorsqueL'clLpse s' estspontanmentsubslituaulitreita!ienL'Eclisse,
2, Michelangelo Antonioni, entrelien avec Aldo Tassone inParla il cinema italiano, Milan,
II FormichiereEdttore.1979,
tarissent, s'anantissentpourcesserd'tredesmarches
ou des endevenantdes trol}s, desvertiges, des \
absences.Blanchot,dansL'Espace littraire, faitallusion,prcismenta
proposdurcitde Hofmannsthal,aunetelle mtamorphosedesmots
quicessentd'etredessignespourdevenirdes regards, unelumiere
videattiranteetfascinante,nonplusdesmotsmaisl' etredesmots l.
o ---'---
11 faut dans la fondation du rcit ou du contre-rcit antonionien
insistersurce privilege d'uneesthtique, etsonpouvoirsurlanarra-
tion. Elle participed'unehsitationcalculeentreunemlancolie co-
etauxsituationsqu' elletraverseet',-au'cotralre,
unefascinationquidporte,faitdriverpuisemportel'image.
L'cart entre les deuxpoles est d'autant plus grand, d'autant plus
saisissant le chiasme qui s'y opere, que la premiere dimension - la
mlancolie- parrapportalaviseintentionnelle,or1'architec-
ture - l' espace perspectiviste confirm dansson - est
alorsle comblede ;tandisquelasecondedimension \
est celle d'une proximit Une proximit ou s'insinue une
intimitavec1'obTt quivient de perdresonprdicat, objetfascinant
parce qu'ilcesse d'etre nomm. Cette proximitlut!e esthtiquement
contre la mlancolie et conspire contre elle; on peut la percevoir
comme le pointd'anantissement de toute vise, cet instantouvient
s'craser danslevisibleaquoi
s'arrimer, des prises, des certitudes, une dfinition. La mlancolie
dja tait mouvement OU lavise intentionnelle chouait, passait sur
l' objet sans le voir; ces instants de fascination sont ceux ou l' tant
explosedansunregard qui l'atteint, maissansleviser. Ilennaitune
tentation d'anantissement, de perte, de noyade ou d'enlisement, de
dissolutiondanscefragmentdevenutotalit.
Une telle dimensionconjugue la sensationd'agrandissementetle
sublime, pour dplacer le concept de sublime et le saisir dans un\I
vertigemlancolique.Antonioniinventeunsublimequiluiestpropre,!I
unsublimedel' ordinaireoupluttunsublimeoucequiestende9ade
l'ordinaire,cequiestdchu,dshrit, endrouteouenfailliteprend
1.MauriceBlanchot,L'Espace [ittraire, Paris,Gallimard, 197
3
.p.244,
150
une saturation de signes magnifiques
Ile ,elief (e'e"--di,e la noble"e) de l'ext,ao,dinai,e, dn fo,midable,
littralement de ce qui effraie dans le visible.
Dans le droulement du film, ces instants qui sont des trous, des
chausse-trappes et des comptent davantage que le rcit:
Ce qu'on appelle ordinairement la ligne dramatique ne m'intresse pas
[Oo.]. Aujourd'hui les histoires sont ce qu'elles sont, au besoin sans
dbut ni fin, sans scene-clef, sans courbe dramatique, sans catharsis.
Elles peuvent etre faites de lambeaux, de fragments, dsquilibrs,
comme la vie que nous vivons '. ... . . ..,.
"",------ - . . ','
De film en film, la progression, l'amplification et la modification
de cette esthtique travaillent, creusent, distendent ou ponctuent avec
violence le temps digetique.
Il Grido est de fac;:on exemplaire un film oil lit est
tributaire de la vise intentionnelle et oil le sublime ax sur cette
_..""-''"-",-...
mlancolie suit le dessin du paysage; L'Eclisse (L'Eclipse, 19
6
:, un film
de transition oil l'on voit s'affronter les deux dimensions voques,
alors qu'en 19
6
4, dans Il Deserto rosso (Le Dsert rouge) triomphe ce
sublime ordinaire.
La description du sublime de la Critique de la facult de juger
traditionnellement cite - le surplomb audacieux de rochers mena-
c;:ants, des nues s'amoncelant dans le ciel, et s'avanc;:ant
d' clairs et toute leur violence
destructrice, des ouragans semant la dsolation, l'ocan sans limites
soulev en tempete, la chute vertigineuse d'un puissant _
dissimule ce que le sublime kantien peut avoir de mlancolique dans les
reprsentations qu'il s'offre de lui-meme. Et le mot sublime devient
infiniment moins surprenant appliqu l l'esthtique d'Antonioni si
on la confronte l d'autres fragments moins attendus.
Par exemple :
Le sublime en revanche se rencontre aussi bien
pour autant qu'y soit reprsente cette absence de dlimitation, ou que
-""-'-
1. Michelangelo Antonioni, Positif, nO juin 19
8
5.
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 151
l' objet permette de le faire, et que nanmoins on puisse de surcroit
piserla totalit de (\ , .) \ "
Le Dsert rouge (1964) ce film oil le fragment, le ... ,
( ..._-.... _--,-
l'informe affirment paradqxalement leur autorit sur le cadre.
I
Et la dcharge oil le regard que la camra ne plus
vouloir porter, la coque du navire qui envahit le cadre -la fenetre de la
cabane -,la rouille sur la coque d'un autre cargo. cette fois en plan fixe,
prouvent que le fragment et 1'norme ne sont pas inconciliables.
Dans la Critique de la facult de juger, si la nature suscite 1'ide du
sublime, c'est le plus souvent l la de son chaos
" ...... .',."'-"'''''.. .....
et de sa la oil ne regnent que grandeur
et puissance. Antonioni invente des topgf propres l ce sublime oil
le cadre est au contraire :!pis en l'tendue et l'im:rpobile: la
priphrie, dans Il Grido, L'clipse, Le Dsert rouge, le dsert dans
Zabriskie Point (1970) et The Passenger (Profession: reporter, 1974).
Scnario non ralis, Tecnicamente dolce (Techniquement douce,
1973), en situant 1'action dans la jngle amazonienne, aurait conjugu
les deux dimensions, 1'informe de l'infiniment proche et la sensation
infinie du chaos. La -for; t le lieu le plus
ambitieux pour un sublime antonionien, oil l'infini bute l
chaque plan sur un dtail qui recele le dsordre, le chaos et le danger.
Le comble de la fascination en tant que cet au-dell mme de la
mlancolie, il faut l'imaginer dans Techniquement douce, dans le plan
.. .... 1,
de la mort de T. : r." .' f" i.J-....
Lorsque apres une ultime apparition, il disparait pour de bon, pour T.,
c'est la fin, il tombe brutalement, le regard teint, les ongles enfoncs
dans la terre, ses yeux remplis de larmes, fixs sur une orchide
sauvage pousse juste la z.
L'orchide n'est pas seulement la mtaphore de la jeune fille, elle
est le point oil s'aveugle T., le point oil la fascination dans la mort
... ,._.,..__.... .....__.__.___ I
L Emmanuel Kant, entique de la facult de juger, Bibliotheque de La Pliade, Paris,
Gallimard, p. 182.
Antonioni, Techniquement douce, Paris, Albatros, 1977. Repris dans Scnarios
non rali.ss. Mi.chelangelo Antonioni, dition tablie par Alain Bonfand, Paris, lmages Modernes,

152 une signes magnifiq,ues ',' ,
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 153
\", J /, f ':' ..,CJ, ).,,\ .-e -el, ..,1'_"''-'" '
touche a l'aveuglement. L'immensit et le fragment construisent alors
l'tau de fa visiono Dans Techniquement douce, Antonioni aurait ajout
la violence qu'il revendique au fil des entretiens et qui jaillit parfois de
certains plans quand Aldo frappe lrma dans Il Grido; dans la mtaphore
et l'usage du langage cinmatographique: la fin de L'clipse, l'avant-
derniere scene de Zabriskie Point; violence dans la citation du rel: la
scene d' excution insre dans Profession: reportero
La fascination est pour Antonioni une explosion, la seconde oil la
vise mlancolique se rduit a rien, s'crase et s'anantit; oprant
une fission et une de parfois parce qu'elle le
touche, mais surtout par la coalescence imprvisible de cette vise
et du visible. La fascination est alors une plaie, une cicatrice qui se
"
forme puis s'ouvre, une raflure qui s'infecte, une zone excorie:
murs malades, coque rouille du cargo, eau stagnante, dchets. Cette
coalescence est crite dans le regard, et l'use, l'abime, l'irrite; dans Le
Dsert rouge, Giuliana dira: rai
mouills, qu'est ce que je dois regarder? Le Dsert rouge est d'ailleurs
-
le film oil Antonioni explore systmatiquement une telle ncessit.
Dans le gnrique, les.!?ots nets et l'image floli
e
. Cela signifie-

t-il que l'on ne peut ni ne doit voir les deux en mme temps, dchiffrer
les mots, voir le paysage qui dfile au rythme des noms de ceux qui ont
fait le film?
Giuliana, frileuse dans son manteau vert, mendie et achete son
sandwich a un ouvrier, son regard ensuite glisse vers une dcharge, un
dbarras organique de tubulures, dchets industriels, trames ou
tresses informes de fer et d'autres matriaux, Comme si, la, un avion
s'tait cras. Dans ces dcombres, les tles, les tubes et d'autres
paves fument encare. Antonioni filme cette dcharge, la voit avec les
yeux de Giuliana, a l'gal d'une paroi de volcan oil, des laves et de la
crolte, quelques fumerolles s'chapperaient. On pense a la fac;on dont
Rossellini avait film le volean dans Stromboli (949), et aussi le Vsuve
dans Voyage en Italie 9S3), mais il s'agit la d'une nouvelle terre ou
plutt de l'enveloppe malade qui couvre, comme une lave coule et se
ptrifie, la terre des hommes. Antonioni a film cette dcharge en lui
confrant la puissance telIurique d'un volcan, tout en donnant a cette
peau couverte de scories et de bubons suintants une dimension qui
hsite entre une catastrophe qui vient d'avoir lieu (l'avon qui se serait
cras) et l'imminence d'un dsastre plus grand (la fin du monde).
Dans le film cette mergence de l'informe suppose la terre malade,
parce qu'elle est vue avec les yeux de Giuliana, ceux de l'angoisse. On a
la sensation qu'alors seulement le film commence,
de commencer, trouvant en chaque image une instance dilatoire, une
entrave retardant tout rcit. Nous entrons dans l'usine; sur un mur,
une commande aun artiste, sur tout un mur immense. une tache noire
semblable a un oiseau informe, perdant sa forme sans trouver pourtant
un vritable dnouement abstrait, se dgage d'une grande surface
jaune. Avatar lointain d'un oiseau peint par Braque, il est tel
l'archtype, l'cho et la formule, dans le plan, de la phrase prononce
par le petit garc;on a la fin du film, quand il est question des oiseaux qui
s' cartent des fumes jaunes, nocives et dangereuses.
Dans l'usine. l' extrieur et l'intrieur sont indiffrencis (dans le
" -"._---:-:-----.
reste du film, au contraire, l'extrieur et l'intrieur luttent); une
immense baie vitre ouvre sur deux gazometres, spheres nigmatiques
et menac;antes. Dans le bureau du directeur, une baie vitre identique
laisse se dcouper des pins, mais irrels, des arbres qui n'appartien-
nent plus a l'ancien paysage des hommes. Tout le reste est fait de
tuyaux et de tubes, de lignes oil le rouge et le bleu barrent le plan, pro'"
duisant de saisissantes csures horizontales alors qu'Antonioni nous
avait accoutums a ce travail de sparation, mais souvent et systmati ...
quement vertical. La visite s'acheve quand. d'un coup, jaillit
une paisse fume blanche qui commence a envahir l'cran,
touffe et gaze jusqu'a l'asplu;x;ie.)out le plan, le concIuant par ce
que ron pourrait appeler un fondu au blanc, moins thtral et plus
cruel, plus angoissant, plus nigmatique que n'importe que! fondu au
noir. Cette fume blanche est a cette nouvelle terre inhabitable ce
qu'taient
-
le brouillard et la brume a l'ancien monde; autoritaire,
.<... _ .. _",-
inexorable, elle dferle. En une seconde, elle a, a l'instar de l' angoisse,
ananti toutes les images.
Apartir de cette surface neutralise, subjectile enduit d'un poison
invisible, Antonioni peut commencer son travail de peintre revendi-
154
une saturation de signes magnifiques
qu, plus que dans un autre film, dans cet entretien avec Jean_Lue
Godard par exemple :
J. -L. G. - Le premier titre du film tait Celeste e Verde.
M. A. - Je l'ai abandonn car cela ne me semblait pas un titre assez
viril; il tait trop direetement li a la couleur. Je n'ai jamais pens
d'abord a la eouleur en soi. Le film est n en eouleur, mais j'ai d'abord
pens a la ehose a dire, eomme e'est naturel, et dont j'aidais l'expres-
sion a travers le fait eouleur. Jen' ai jamais pens, je vais mettre un bleu
pres d'un marron. rai teint l'herbe qui entoure la baraque au bord du
marais pour renforeer le sens de dsolation, de la mort. Il y avait une
vrit du paysage a rendre: quand les arbres sont morts, ils ont cette
couleur.
J.-L.G.-Le drame n'est plus psyehologique mais plastique...
M. A- C' est la mme ehose '.
Des couleurs symptmes pour une tragdie de paysage qui est
d'abord une tragdie intrieure. On se souvient de la phrase de David
\ d'Angers apropos de Caspar David Friedrieh; Ce peintre a invent
1 la tragdie de paysage. La peinture de paysage, cette reprsenta-
I
tion de la vie de la terre (Erdlebenbildkunst) dont parle"",w: . 1
sa septieme Ifnpmtrl'!rnenf, insidieusement et sub-
versivement, et absorb la peinture d'histoire (procdure dont
Le Naufrage2, autrement intitul La Mer de glace, de Friedrich est la
!
splendide mtaphore); mutatis mutandis, le cinma d'Antonioni dans
Le Dsert rouge absorbe le rcit. Le paysage pens par le cinaste est le
symptme d 'un tat OU la dimension mtorologique , qui, dans la
PeinturC"roiai:Iciue:"'tarCshversic;n"'atl'"perspective classique,
devient le ...-. -'-
cassant la linarit du rcit.
Le cinma ici ceuvre vers un agrandissement de l'espace,
Gherche une illimite, assez
LJean-Luc Godard, La Nuit, L'dipse. L'Allrare. Cahiers du cinma, nO 160, novembrc
1964.
Caspar David Friedrich, La Merde glace (Le Naufrage), huile surtoile, 9
6
'7 cm.
Kunsthalle. Hambourg.
x
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 155
comparable ala tentative de Friedrich dans Le Maine au bard de la mer '.
Lorsque le spectateur est en face du tableau, c' est comme si on lui
avait les paupieres dira KIeisP, commentaire auquel fait cho
la voix de Giuliana: ra l'impression d'avoir les yeux mouills, qu'est
ce que je dois regarder? Le Dsert rouge un
tendue dserte par les objets (dont Friedrich semblait vouloir
L' eHet de fascination est un des stades - celui
de la dhiscence de l'objet - avant cette dsertion, puis ce dsert. Dans
la scene bien ce'passage du flou du fond ason
agrandis.sement paradoxal, quand il devient paysage sans limites et
domin par le jaune empoisonn de la fume, que rpercute le jaune
des bidons quand l'image constitue et impose un paysage dsol -
dont Deleuze a bien senti qu'elle tait une maladie. Oui, on
peut imaginer que les formes sont malades, que Le Dsert muge est
l'inventaire, la table d'autopsie, l'espace contamin d'un eorps malade.
le ... Jnonde. Dans le segment rescap et insulaire, sain et
indemne, utopique et mythique. enclave dans le film, la voix dira
tout le monde chante 1dans le reste du film le monde ne chante
avre. Assurment les couleurs sont les
symptmes de cette maladie et les lambeaux de visible, les fragments
chous, les formes sidres, les diatheses de ce mal. Deleuze l'crit :
Si nous sommes malades d'ros, disait Antonioni, e'est paree qu'ros
est lui -mme est malade non pas parce qu'il est vieux et
prim dans son contenu. mais paree qu'il est pris dans la forme pure
d'un temps qui se dehire, entre un pass dja termin et un futur sans
issue. Pour Antonioni il n'ya de maladie que ehronique, Chronos est la
A 3 ".. ;' .
1 d
roa a le meme . '.'._' t 1:,1:"\ ' J
iJ
Et si le rouge est la couleur d'un dsir malade, le jaune est ceHe de
la contagion, paviHon jaune des pidmies, leve des couleurs pour
1. Caspar David Fricdrich, Le Moine au bord de la mer, 1808-10, huile sur toile, 110 X 17',5 cm,
Staatliche Schlosser und Garten, Schloss Charlottenhurg, Berlin.
Hugo von Kleist, Empfindungen "or Friedrichs Seelandschaft, Berlner Ahendblattcr,
1810.
:l. GilIes Deleuze. L'Image-temps, Paris, ditions de Minuit, 1985, p. 36.
156
une saturatian de signes magnifiques
l'angoisse, fume jaune que, a la fin du film, les oiseaux ont appris a
contourner.
L'analogie avec la subversion opre par la peinture romantique
se poursuit a l'intrieur d'une conception singuliere du paysage;
cette tragdie de paysage, prsente des le premier court mtrage
Po (Gens du Po, 1943), va avancer en dclinant
la notion d'agrandissement au-dela d'une fonction de production de la
localit. Dans Le Dsert rouge par exemple, l'intrieur lutte contre
l'extrieur, hostile : ils sont complmentaires, et se heurtent dans le
film, tels le rouge et le vert, le proche et le lointain, le clos et l'ouvert.
On retrouve alors cette fait
peser sur la notion de sublime: au paragraphe de la Critique de la
facult de juger, Kant crit que nous nommons sublime ce qui est
absolument grand: Dire simplement que quelque chose est grand est
tout autre chose que de dire que cela est absolument grand. Pour que
les pans, les les bribes arraches au visible conquierent par
l'agrandissement le privilege ontique de la fascination, il fallait peut-
etre qu'auparavant l'extrieur ait t absolument grand. La plaine du
Po est ce lieu par excellence, de Gens du P a Il Grido, de Il Grido au
Dsert rouge, c'est ce scnario de l'absolument grand qui se droule.
Dans ce premier court mtrage, l'absolument grand stigmatise la
petitesse de la vie des hommes, sa fragilit, sa prcarit, sa doulou-
reuse soumission aux lments. Et de fait, il souffle dans Gens du Po un
vent de dluge. On sait que, lorsque Antonioni monte le film, en 1947,
ille fait a partir de ce qu'illui reste de bobines endommages, filmes

C'tait des images tres rudes, j'insiste: la vie des peheurs qui vivaient
al' embouehure du fleuve dans des huttes de paille qui taient inondes
achaque tempte, tait tres dure; ce bout de terre se transformait en
un mareage boueux, dans les huttes, les gens mettaient les enfants sur
les tables pour qu'ils ne se noient pas et tendaient des draps au plafond
pour arrter l'eau qui eoulait du toit [. .. ]. Malheureusement tout le
matriel fut emport par les soldats, lorsque je suis all le prendre ala
fin de la guerre, il avait t abjm par l'humidit dans un entrepot.
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 157
Maintenant dans le doeumentaire, il n'y a plus que le dbut de l'orage
et e'est un grand dommage paree que le reste tait impressionnant l.
AilleursAntonioni ajoute:
II y avait des ouvertures vers les problemes intimes des personnages,
un air de reiP.
On retrouve, amplifie, l'ide d'une tragdie de paysage et en
revoyant les images de Gens du Po, on est pr sa brievet, comme
s'il y avait la une conomie faite d'ellipses: c'est effectivement la
sensation de dluge qui domine, mais dans le tableau les pisodes
familiers individuels, drames a l'intrieur du drame, ont t effacs.
Le vent (on retrouve cette sensation au dbut de L'Aquilone 3) balaye
l'pisode individuel pour qu'il ne reste qu'une sensation d'imminence
et de catastrophe, parce que le ciel est une entit hostile, un acteur
du rcit.
Avec Le Dsert rouge, l'esthtique n'est plus celle du dluge, une
catastrophe qui viendrait draciner et emporter ce qui est, mais la
dhiscence d'un prsent contamin, d'une catastrophe sur place,
immobile, fige, abasourdie, sourde et reculant sans cesse l'horizon
qu'elle menace.
Jete dans cet absolument grand, Giuliana est saisie non par une
peur particuliere mais bien par l'angoisse, indcise, jusqu'a ce qu'elle
se dtermine, se conditionne, se contracte et se rsolve en une peur
prcise, qu'elle s'accroche a un objet: le pavillon jaune des pidmies
par exemple. Le privilege ontologique de l'angoisse la rend invisible;
pour etre rendue visible, elle trouve ses dterminations: la courbe
du film (comme la courbe de temprature du fils de Giuliana) suit le
cours de l'angoisse d'une peur a l'autre. Des que Giuliana est jete
dans l'absolument grand - l'extrieur -, l'angoisse la prendo Cette
lutte d'une intriorit crispe contre l'absolument grand est perdue
d'avance: comme dans un processus de contamination, l'extrieur
'- MichelangeloAntonioni, Parla il cinema italiano. op. cit.
2. Michelangelo Antonioni, Positif. op. cit.
3. Michelangelo Antonioni. Tonino Guerra, L'Aquilone. Rimini. Maggioli Editori. 1982.
Traduction Caroline Grandjean in Scnarios non raliss. MichelangeloAntonioni. op. cit ..
P25'-
158
'(,
C.e, :),
une saturation de signes magnifiques
(,.
'(

J......," r
entredans1'intrieur. L',,"bsolumentgrandenvahitetviole1'intimeen
yfaisantnaitrelevide; etsapuissaneeexpltiveeartele cadrequand,
danssachambred'hotel,CorradopossedeGiuliana.
CeHe puissanee du vide dans la topologie est accentue par une
mtorologie qui n procd mais le surcroit dans la
fiction, 1'effetetlaconfirmationde1'absolumentgrand. Cette mto-
rologiea, accessoirement,unefonctiond'apparition,pardvoilements
elle isole ou fait surgir les seansions du rcit. Ces p'nctuatlns'sont-
des contractures, des e,riUllpes paradoxalement plus importantes que
la phrase du rcit. .LaJ>rume y contribue dans Le Dsert muge, et
---_.,.... .. -'"
la poussiere a unrole trangementsimilaire dansProfession: reporter.
surcroitatmosphrique de 1'agrandissementexacerbe le durcisse-
ment, le rtrcissementcliniquede1'espace intrieur. Le rouge n'est
rotique, douloureux, malade de cet rotisme bless, que parce qu'il
est cem de brume. Le travail de dvoilement et..i'.-pparition qui
s'ensuitestsoumisace premierjeudecontraste.Etronpeutimaginer
quecequiSJJx,gitde}..brumeest1'choamplifietnetd'uneintriorit
malade.
L'agrandissement se dgage dans la suite de 1'reuvre d'Antonioni
d'unesujtionaupaysage; ildevientunoutil, unmoteur, 1'engrenage
duvisibledanslercit,jusqu'a fairedecevisibleainsitrait,maltrait,
amplifi,unevritablepieceaconviction,c'est-a-direinfinimentplus
quelesponctuationset dansLeDsertmuge.
L'agrandissement est le motifcentralde Blow Up (9
66
). (To blow
up, verbe intransitif: clater, exploser; verbe transitif: faire sauter.
Blowingup:agrandissementd'unephotographie.)
Apresavoir,parletravaildel'agrandissement
trouvlemotdel'!liz.me, Thomasserenddans1'atelierde Bill. Nous
.. du mort et par
synapse,letableaudeBill,quandThomasentredansl'atelier,reprend
cetteforme. La formephotographieetagrandieestlapiecel convic-
tionque chercheThomas; letableauestl'indicede l'image, lapreuve
delaformeconfirmeparl'ex-femmedeThomasquandelledcouvre
laphotographie: OndiraituntableaudeBill.
la question du sublime revisite parmichelangeloantonioni 159
Nonpasuntableau,commedansLaNotte (La Nuit, 196),quiserta
accorderlatonalit affective dufilm, maisuntableau abstraitou plus
---,-
justementuneabstractiondetableau. Unetachepascommelesautres,
alaquelles'accordel'image etqui devientle typos, l'envoi de l'image,
l'indice de l'image dans l'image, l'empreinte de la peinture dans la
photographieetdapslecinma.Cetteabstractionestleprocessusetla
conclusionde1'agrandissement.Laquestions'estdplace,dupaysage
dans le cadre au dtail; 1'agrandissement dtaille le visible et non
seulementfait dufragmentunetotalitmaisluiconfere,dansBlowUp,
une mission fondamentale dans la narration. La tache, le fragment
informe1, n'estplusuntroudanslercit,untroli"parmid'autresentre
leSqels le rcit l'agrandissement devient une mise en
abime,puisunecrevasseetunabime.
---nreste aAntonioni a laisser exploser cet indice; ce qu'ilva faire
dansZabriskiePoint.
Jubilation sans nuances, la fin du film en termine avec une
esthtique, celleouverte parL'clipse et scelle parLe Dsert rouge. En
mettantensuspensces fragments agrandis du mondesurlesquels la
camra obligeait le regard ase fixer - ferrailles, objets rouills et
humides, matriaux de construction-,Antonioni les expulse. Et les
dtruit, conomisant de l'obsolescence en quelques secondes de
temps,oulescondamnea hors-champ,horsdigese
etquineleconcerneplus. O (. )\k' .1.
le ne suis jamais heureux quand je toume, je ne sais pas pourquoi,
L'une des rares fois OU ;a m'arriva de l'tre fut pendant l'explosion
final edeZabriskie Point. l' taistrestendumaistresheureuxaussi. Ily
avait quelque ehose de tellement aventureux dans eette scene, le ne
voudrais pas que cet aveu soit mal interprt. le vole une citation
merveilleuse du journal de Tchelchov pour me faire comprendre:
"j' avaisttresheureuxuneseulefoissousunparapluie"l.
Nous passons alors d'une fascination immobile aune mise en
mouvement delafascination jouantde l'acclrationetduralenti. La
fascinationpourlaforme quisedrobe,quandleregardfile etsepose
1.MichelangeloAntonioni,LaRevueducinma,nO Z98, septembre'975.
160
une saturatan de signes magnifiques
dans l'indiffrenci, sujet et victime de cet tat dcrit par Maurice
asonacm, danslevide:
I
Voir SUppose la distance. la dcision sparatrice, le pouvoirde n'etre
pas en contact [... J, Voir signifie que cette sparation est devenue
cependantrencontre. Maisqu'arrive-t-ilquandcequ'onvoit, quoique
a distance, semble vous toucher par contact saisissant, quand la
maniere de voirestune sorte de touche, quand voirestuncontacta
distance? Quand ce qui auregard commesile regard
tait saisi, touch, mis en contact avec I'apparence? Non pas un
contactactif, cequ'ilyaencored'initiativeetd'actiondansuntoucher
vritable, mais le regard est entrain, absorb dans un mouvement
immobileetunfondsansprofondeur...Quiconqueestfascin, cequ'il
voit, ilnelevoitpasaproprementparler,maiscelaletouchedansune
proximitimmdiate,celalesaisitetI'accapare. bienquecela lelaisse
absolumentadistancel.
A succededanscettesquenceletemps
de etdelachutelibre.
Dans Blow Up, le regard de Thomas se dgageait du regard de sa
femme, apresl'avoirsurprisefaisantl'amouravec Bill. Le regardalors
rampe, coule sur le sol, surface indiffrencie seme de taches de
couleur.Le spectateurnesait estpourlui(SarahMilesse
souvientqu'enjouantle role ellene lesavaitpas nonplus,Antonioni
l' ayantsciemmentlaissedanscetteindtermination),ilnesaitpassi
ce qu'ilvoitestlesoloula ...e tableau;le regardduspectateur
reconstitue ainsi dans une\poche sens rigoureusement phno-
l
mnologique), une surface une image qui se refuse apayer
' sontributatouteautre-ifilge;lasuggestion 'n"dEilitun-taIileau'de
Bill estlerappeldecettedette.
Cet tat, Blanchot le nomme passion de l'indiffrence pour
." ..- ..' "... -.... _
qualifier l'image. La fascination tait ne chezAntonioni de la ren-
contred' objetsordinairement passssoussilence parleregard; la
camralessoumetaunerductiontellequel'adfinieHusserl:
1.MauriceBlanchot,L'Espace littraire, op. cit .. p.
la questian du sublime revisite par michelangelo antonioni 161
Ce n'estqueparunerduction, quenousavonsd'ailleursappeledja
rduction phnomnologique, que j'obtiensune donne absolue, qui
n' offreplusriend'unetranscendancel. ------"
PourAntonioni, ilya effectivementncessitd'unesuspensiondu
caractereintentionneldelaconstitutiondel'objetpourquel'imageait
lieu,maiscen'est aucontrairedelarductionhusserlienne,pour
faire de cetobjetl'objetd'unequelconque exprience thortique.Au
contraire,celui- ci nonseulementpouratteindreune
fonctionesthtique, allusive, maisencarepourquecette
fonction lui cette fascine. L'ultime
tape est son explosion, sa fission, sa destruction. Le suspens
provisoire et instantan des objets dans la fin de Zabriskie Point
s'apparenteaunepoche.
Le rel,TeJusie rapport au rel, est affaire de rglage, l' ternelle
affaireduChef-d 'reuvre inconnu deBalzac;ilyaunpointdevisibilitet
d'apparition, un point OU le visible entre dans la phnomnalit, un
pointde rglage conjuguantI'espace etle temps quivont donnerlieu
etdroitd'apparaitre.Acetgard,Blow Up n'estpasseulementI'histoire
de l'agrandissement d'un vnement autrement rest invu, mais
aussi perte, desadissolutiondanslercit,paretselon
l'agrandissement. Parabolephnomnologique, que nul mieux
qu'Antonionilui-mem';;ii'acommente ..
Dans ce film-la je me disais que je ne sais jamais a quoi ressemble
la ralit. La ralit chappe, elle se transforme continuellement.
Lorsque nous croyons I'avoir rejointe, elle est dja autre [... ] Le
photographedeBlow Up, quin' estpasunphilosophe,veutallervoirde
pluspres,maisil arriveque, parcequ'ilgrossittrapl' objet, celui -cise
dcomposeetdisparait. Donc,ilyaunmoment0\1 I'onsaisitlaralit,
maisl'instantimmdiatementapres, elle fuit. C'estunpeu <;a le sens
deBlow Up, <;a paraittrange maisBlow Up taitunpeu
monfilm no-ralisteamoi surle rapportentrel'individuetle rel,
memes'ilyavaitunecomposante mtaphysique, prcismentacause
decetteabstractiondesapparences
L EdmundHusserl,L'[de de la phnomnologie. Paris, P.U.F.,1990.p,68.
MichelangeloAntonioni,La Revue du cinma, nO septembre1975,
162
une saturation de signes magnifiques
Il Y a du Frenhofer dans l'exprience du cinaste. Dans Le Chef-
d'ceuvre inconnu, le pied qu'on aurait dit en marbre de Paros , et qui
merge du dsastre, est 1'indice d'une visibilit antrieure absorbe
par le chaos, indice chou dans l'espace, piece a conviction oublie
.... ..-..."""'...... -
par le peintre. Au-dela de la simple analogie, c'est lorsque 1'agran-
dissement fait disparaitre 1'objet qu'il rejoint la peinture: on dirait
un tableau de Bi11. Et la peinture a nouveau s 'impose contre l'intri-
gue, comme le dernier mot de 1'nigme; de favon sinueuse et perverse,
de surcroit elle la dtourne d'elle-meme par un rcit adventif,
connexe, satellite: 1'ambigult sentimentale, amoureuse, sexuelle qui
tient au triangle Thomas, sa femme, Bill. C'est son regard a elle qui
nous le fait savoir, le regard adress a Thomas quand il la Surprend
faisant 1'amour avec Bi11. Un regard qui le retient et lui fait signe
de partir en meme temps, le regard du spectateur suit celui de Thomas
et se perd dans 1'indtermin des taches de peinture : une toile au sol
ou bien le sol toile sans cadre.
La fascination, qui prend en otage le regard, s'excepte alors de la regle
de8p1reO
me
nes de droit autant que le sublime, et croise
1'obs'ession du dernier Godard, celui (99 ): Ce que
6
je demande, en gnral, au cinma: une saturation de signes Illagnifi ..
ques qui baignent dans la lumiere de leur absence d' explication.
Dans ses Histoire(s) du cinma, Godard explique: Parce que le
monde enfin, le monde intrieur a rejoint le cosmos et qu'avec
douard Manet commence la peinture moderne, c'est-a-dire des
formes qui cheminent vers la parole, tres exactement une forme qui
1\
4
pense; que le cinma soit d'abord fait pour penser, on
de suite. Pour Antonioni, cette forme obtenue et qui trouve comme
son concept dans Blow Up dcide de 1'tape suivante: elle' carte,
dpose et destitue la parole qui nomme, nonce, pelle les formes.
C'est d'ailleurs pOur cela que le rcit - ces faux rcits policiers,
celui de L'Avventura (un rcit policier a 1'envers, disait Antonioni),
celui de Blow Up, enfin celui de Profession: reporter - integre les formes
et les absorbe, tout en se soumettant a elles. Nues, excories, doulou-
reuses, ces formes font obstac1e, sont des obstacles, c'est-a-dire se
constituent pour'IaVsl';;' ainsi s' accomplit
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 163
un dpassement, vritable Aufhebung, dans la constitution esthtique
de l' objeto Ces formes vanescentes, parois improbables,
- ---"-'..'-_.. .. -
sont fortes de la conquete cristalline de leur autonomie, affranchies
de tout rcit, formes libres de ce qu'elles reprsentent, de ce qu'elles
prsentent a la vision, voix libres des mots et du langage, parce que
soumises a un.e rduction phnomnologique QU le passage de
1'attitUde naturelle au monde de la vision s'accomplit. Des formes qui
chininent cette fois de la parole vers la voix, et auxquelles rpond
justement l:usage brut et brutal des sons et des bruits exacerbs, dans
Le Dsert muge ou L'clipse par exemple.
Dans les prmices de la phnomnologie, une dimension
thortique croise d'ailleurs la curiosit scientifique d'Antonioni,
proccupation capture par le cinma. Cette fascination, on 1'a dit, se
porte sur les sol, mur, flaque stagnante dans un bidon,
tourne vers 1'irregardable, c'est-a-dire 1'exces de
la lumiere. Elle oscille alors entre les deux, laissant ces zones invues
prparer le t::;'rial de la vision, crant un temps singulier, ou le
nant est mis en attente. Il ne s'agit plus d'un rcit classique meme
neutralis, ni du rcit de l' attente, mais du rcit de la saturation!de la
, J
vision jusqu' al' aveuglement (L'Eclipse) ou l' explosion (Zabriskie PoLnt).
antonionien, en visant ces fragments sidrs, veut
donc dans le plan plus encore que de 1'infiniment grand,
vritablement un cosmos:
Un arbre, que nous valuons d'apres la grandeur de l'homme, donne
en tout tat de cause une mesure pour une montagne; et si celle-ci est
.
haute d'environ un mille, elle peut servir d'unit pour le nombre qui
exprime le diametre terrestre, afin de rendre celui-ci susceptible
d'tre intuitionn, tandis que le diametre terrestre va pouvoir servir
pour le systeme plantaire que nous connaissons, celui -ci pour la
voie lacte; et la multitude incommensurable des systemes du type
de la voie lacte qu' on dsigne par le nom de nbuleuses et qui,
probablement, constituent aleur tour entre eux un systeme du mme
genre, ne nous incite pas aconcevoir ici de quelconques limites l.
l. Emmanuel Kant, Critique de ZafacuZt de juger, op. cit., p. 238.
,.,..
164
unesaturabon de signes magnifiques
Ce cosmos, absenee,deIAlllites, ce dpassementde l'horizon,
Antonioni les a revs dans ses derniers projets, irralisables ou
raliss,L'Aquilone ouIdentificazionedi unadonna(Identificationd'une
femme, 19 AlafindeL'Aquilone,
'" le cerf-volantcontinueanaviguer dans un ocan de silence
d'une lueur trange. De temps en temps, une toute petite mtorite
.'-\.\.':: traWirse I'espace ens'enfuyantDieu saitOU, Etces mtorites tracent
desligueslumineusesqui se coupentou restentparal1elesou forment
desdessinsd'unestupfianteharmonie. L'uned'el1es, delatai11e d'un
graindesable,a drencontrerdanssaCOUrselecerf-volantl.
Antonioni, dans ce scnario magique et cadre
l'infinimentgrand, enfait untableau, unpetittableauabstrait, il fait
entrertoutlehors-champdanslecadre,etlecerf-volantrpondalors
trangementa1'orchidede Techniquementdo
uce
,unmotifquivacille
etnousguidedans1'infini.Lavisionde1'orchideemportaitT. dansla
mort;lecerf-volantnousentraineversunvoyagesansretour.
MemesiAntonioninepeutpassepasserdu cinmapourinventer
des images, aller les chercher, les faire montera la vision, les faire
sortird'elles-mmes,ilarvaumoinsunefois unevise, unevision
ue
absol , dsarme, sans camra, sansarme niproie, dans Technique-
mentdoucejustement;T. etS. ontunelongueConversationaproposdu
tira1'arc, surce qu'estviser, Surlaperfectionde lavise, c'est-a -dire
de la visiono Elle se conclut ainsi: 1'archer, en quete de perfection,
apprendqu'ilexisteunmaitreencoreplushabilequelui. nva le trou-
verdans saretraite d'ermite, enhautd'une montagne, etse prsente
a lui en tirant sur un groupe d'oiseaux qui passe, embrochant cinq
volatiles d'unseul coup. Le maitre se meta rire etlui dit: Si tu as
encorebesoinde1'arcetdesfleches, tun'espasunvritablearchero
Une piepasse, treshaut, le maltretendunefleche invisiblesurunarc
inexistant, et l'abat d'un nserait exagr de lire dans cette
parabole 1'ide chereaArtaud d'une protestation contre 1'objet cr,
suggrantque1'artdevoirpeutsedispenserdelapellicule, de1'cran,
la question du sublimerevisite parmichelangeloantonioni 165
dufilm. Pourtantil faut yvoirassurmentla propositionque1'artde
voirneprocedepasdelamaitrise,mt-elleabsolue,d'unetechniqueou
d'unsavoir-faire, maisd'unperptuelapprentissage de lavisionqui,
lorsqu'elle est sidre parce qu'elle voit, sait le viseret1'atteindrea
son tourpourle rendre visible. QuandAntonionidque faire un
film estpourlui:rivre, il propose ets'impose cet de vigilance,
d'attention et de veille oil. le visible, tout le visible, parce qu'il
chante,estuneproie.
L'Aquilone, scnario cocrit avec Tonino Guerra, qui restera non
ralis, est1'histoired'uncerf-volantquin'ajamaisassez de fil pour
s'lever et rejoindre les toiles - jamais assez de fil, c'est-a-dire de
pellicule;L'Aquilone estaussi d'unfilminfini, Unchamelier,
que 1'on soup<onne tre une allgori'e d'ti producteur, fournit les
premiers metres de fiI, puis se met a les pleurer et a vouloir les
reprendre (Antonioni pensait-il en crivant a Technquement douce
interrompu par Carlo Ponti?). Et, comme il faut beaucoup de fiI,
infinimentde fiI, toutlemondedoits'ymettre,laterreentiere,ilfaut
dtramerles couvertures etles tapis, dfaire les motifs etles images
pour que le cerf-volant monte toujours plus haut, mais le fil va se
rompre librant l'Aqulone, le laissant poursuivre sa course dans
1'infiniettoutce fil, ce fil detouteslesimagesdfaitesetdeladfaite
desimages,vatomberenpluiesurla Terre,intempriessuperbement
colores, abstraites et usant de la steppe, des cours des coles et de
toutessurfacescommed'unegigantesquetoile.
On sait qu'Antonioni admirait Jackson Pollock, il le mentionne
souvent, et de fils alatoires, imprvisible, soudaine,
perptuellement hors cadre, ne se satisfaisant d'aucune parcelle
deterre,estbienunmagistraldrippingjusquedans1'excution.Pollock
peignait au sol et c'est au sol que cet immense tableau sans limites
s'accomplit. Ladynamiquedelacouleurm'intresse.C'estpourquoi
j'aimetant sestableauxontunrythmeextraordinaire. Etfai
I.MichelangelOAntonioni,ToninoGuerra,L'Aquilone.op. cit.,p.
MichelangeloAntonioni,Techniquementdouce,op. cit ..p.74.
166
une saturation de signes magnifiques
toujours ressenti le besoin d'exprimenter sur le plan de la couleur ..
dira Antonioni en 1975.
Le premier difice du village survol par le fil qui tombe est l' cole. Les
coliers, voyant passer cette chose colore devant les fenetres, ne
peuvent retenir une exclamation d'merveillement. Usman et Isfandar
sont les premiers acourir dehors, suivis de tous les autres et du maitre.
Le fil s'accroche aux gouttieres, aux chemines, faseille puis atterrit,
crant sur le sol de la cour des taches de couleur. Au-dessus du bazar
un amas de fils s' est form en suspens, qui maintenant descend sur les
petites places et sur les ruelles du bazar, semblable a une trange
averse de grle, ou de neige si le fil est blanco Il y a des moments oil il
s'enroule dans l'air puis se dtend sous l'emprise d'on ne sait quelle
force qui parfois se confond avec la force de gravit [. .. ]. Le ciel est
r parcouru de finissent a ce qu'ils
f trouvent. Les gens sont cloitrs dans les maisons. Il y a une lumiere
trange, plutt une ombre trange sur les rues, sur les places et les
maisons. Cette lumiere tirant sur le violet qui a lieu pendant les
clipses de soleil ou qui prcede les catastrophes'.
Comme dans la peinture de Pollock, le fiI, el l'instar des couleurs et
du geste, a conquis son autonomie, il n'est plus que ce qui s'enroule
dans l'air puis se dtend sous l'emprise d'on ne sait quelle force , une
action l. la fois techniquement douce et incroyablement violente.
Quand l'image chez Antonioni retrouve la peinture, elle ne le
fait pas sous la forme d'une citation, la peinture est, comme dans la

nouvelle de Henry James, souvent l'image, le motif.--ns k tapis, une
allusion, un indice, une oublie qui
guide vers et la vrit du film, sa suprmevlSIDilit, sans en
r"soudre Les dans les
plans sont les signes de reconnaissance et de complicit que l'auteur
abandonne pour nous associer el son arto Le conte qu'est L'Aquilone
certes est une mtaphore presque trop parfaite pour dtramer ce motif
dans le tapis, telle principe de l'interprtation.
1. MichelangeJo Antonioni, Revue du cinma, nO septembre 1975.
MichelangeloAntonioni. Tonino Guerra. L'Aquilone, op. cit., p.
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 167
A n'en pas douter, ce qui nous dconcertait tait pour lui d'une
vidence clatante. C'tait, je l'imaginais, quelque chose qui avait a
vOi'ravecte-plan original; comme un motif complexe dans un tapis
persan. Il approuva pleinement cette image lorsque je l'utilisai et il en
utilisa lui -meme une autre: "Il s'agit du fil mme sur lequel mes perles
sont enfiles" l.
C'est ce que rpond l'crivain dans la nouvelle de Henry James. La
peinture est, l. divers niveaux, dans le cinma d'Antonioni, ce motif
complexe. Des La Signora senza camelie (Corps sans ame), en 1953 pour
la distribution en France, la peinture est prsente dans le cinma
d'Antonioni; elle est une toile de fond ou une ponctuation majeure.
Quand Gianni, le producteur, veut donner un autre tour el la carriere de
sa jeune pouse, qu'elle passe de roles de jolie fille perdue l. ceux de
grandes hrolnes (Jeanne d'Arc en l'occurrence), Antonioni situe la
scene de cette dcision devant une reproduction l. l' chelle de la
Bataille de San Romano des Offices. En d'autres termes, il cale l'intui-
tion du rle dans le contexte qui lui convient et lui rpond: la peinture
d'histoire. Et tout autant que cette reproduction de la toile d'Uccello
I
\
\/
"
"
semble emphatique et dplace dans l'intrieur du couple, I'hrolne
joue par Lucia Bose sera dplace dans le role. (La scene de la pro-
jection el la Mostra de Venise est d'ailleurs trangement prmonitoire
de la rception dsastreuse de L'Avventura a Cannes sept ans plus tard.)
Ailleurs, d'autres indices: la conversation de I'hrolne avec un peintre
dcorateur qui lui dit avoir vu la veille son premier film; les reproduc-
tions de Van Gogh ou Monet punaises au mur quand, voulant devenir
(a la fin du film) une vraie comdienne, recluse dans sa chambre
d'htel, . on dcouvre que cet apprentissage est meubl par des
viatiques solennels et drisoires.
Le cinma de Godard fait usage de la peinture jusqu'a l'user, en en
parcourant toutes les tapes de la carte postale a la peinture d'histoire;
celui d'Antonioni cherche de maniere plus complexe une trame ou
d'un coup, tirant un fil, apparait une image ou plus prcisment
l'vocation d'un tableau, un tableau qui existe dja (La Notte), ou son
1. Henry James, L'Image dansle tapis, ArIes, Actes Sud, 1997, p. 35.
168
une saturatian de signes magnifiques
hypothese (L'Aquilone), ou son souvenir approximatif, ou encare un
tableaupeintpourlefilm(Blow Up). Unmysteresupplmentaire,leva
lasecondedesonapparition.L'apparitiondutableaudansleplanestle
surgissementdumystereetenmemetemps sonlucidation, clairant
soudainlefilmd'unelumiereincertaine,allusivemaisindispensable.
DeleuzenotedansL'Image-temps ;

!
Le cinma ne prsente pas seulement des images, illesentoure d'un
monde. C'estpourquoiil acherchtresttlescircuits.d..e.... plusenplus
grands qui uniraientune des
imagesreyes,desimagesmondes'.
I
Chez Antonioni, cette union ou cette confusion, ou plutt cette
alliance, ce pacte, s'opereavec la peinture ou ses avatars. Rpondant
aune question souleve parIdentification d'une femme, le cinaste se
drobe;
IlYaunsouci graphique constant. [... ] Quel est pourvous le rle du
tableausurRome qu'onvoitavec beaucoup d'insistanceoulafonction
dudcordumurchezIda?
M. A. Ce ne sont pas des dcors qui ont une fonction, ce sont des
dcorsquisontnaturelspourlespersonnages.Jeraitrouvcomme
Dans cettepetitemaison, j'aipensque c'taitjustecommeundcor
pour cette fille qui vit une petite vie moyenne, comme toutes les
filles qui font duthatreoff, et celle-Ia se complete avec des intrets
diffrents qui sont, parexemple, monteracheval, avoirdes relations
avec des hommes diffrents. C'est que je trouve cette fille assez
intressanteetjetrouvelgitimequ'elleaitunepeinturepareillesurle
mur.Cen' estpasbanaP.
n est d'autres dcors (souvent des images qui n'accedent pas au
privilege d' ceuvre mais restent aleur place de dcor) quijouentune
vritable partition comme sila toile de fond, mtamorphose parle
mouvementdufilm, devenaitautre,ambigueetexcdantlamtaphore
que nousavons notdansGorps sans ame. DansLa Notte, parexemple,
une dcouverte (un de ces murs peints qu'on appelait autrefois des
dcouvertes) reprsente unparc; devant cette peinture, surle damier
1.GillesDeleuze.L"Imagelemps. op. cil.. p.9<.
<. MichelangeloAntonioni.POSilif. nO <63.janvier'983.
la questian du sublime revisite par michelangela antaniani 169
dusol, lespratagonistesvontjoueraupaleto Ce dcorest1'amorcedu
parc rel, froid etnu, oil se retrauveronta1'aubele marietla femme
poursesparer.Le murrenvoiealatricheetaumensongedujeuetdu
crmonial mondain; le pare al'aube parfaitement vide mais cadr
a 1'identique, comme dclin de 1'image, est en revanche dpouill
de toutartifice parlarvlationd'unsentimentnu, dsol etaccord
al'espace.
Le travail de dvastation, et1'pure qu'accomplit ce sentiment en
modifiant 1'image, nous les retrouverans dans L'clipse, mais sans
qu'Antonioniaiteubesoindepasserparunmodelepicturalpournous
lesfaire prouver. Les derniers plans de L'clipse sontparmiles plus
nusde1'histoireducinma,pureinventiondeformes, libresdetout
modele. Pour cela il aura fallu dans ce film que le cinma se cogne
contrelapeintureplusieursfoisdefa<;on diffrentepourselibrerdes
citationsetdesprocds, oprantunesortedevariationeidtiquedes
situations de la peinture dansle cinma, afinque le cinmaefface la
peinture amesure qu'il apprend d'elle. Dans la premiere scene de
rupture, le cadre qui pouse 1'architecture fonctionnelle, presque
fonctionnaliste, de la maison lutte contre 1'omniprsence de la
peinture informelle qui envahit l'intrieur de Ricardo. Informelle,
tachiste, gestuelle, le cinma cadre cette peinture pour l'exclure,
1'clipser, 1'effacer, certes elle est un dcor coprsent ace qu'est
Ricardo, unintellectuelcultiv et complaisant, c'estdumoins ce que
rpondrait Antonioni, mais nous sommes libres d'y voir aussi
une dclaration esthtique propre aL'clipse: le cadre (sa rigidit,
1'architecture qu'il impose) est d'autant plus net et coupant qu'il
dlimitedetelstableaux.
Vittoriaquitte Ricardoa1'instantoille cadre a renduinvivable cet
univers trap parfait, mis en droute cette rhapsodie de peintures
abstraitesetgestuellesoilauboutduplantouslestableauxseressem-
blent. Dans cet espace oil l' on touffe et oil l' acteur essentiel est
1'hliced'unventilateur, minusculesigneprcurseurde1'chappeen
avion deVittoria, Antonioniaurautilis lapeinture acontre-emploi,
peinture moderne du geste libr et de 1'instant pour assumer la
forclusion et 1'emprisonnement.nusera d'une autre maniere du
11
170 une saturation de signes magnifiques
panorama d'Afrique qui couvre le mur de l'appartement de l'amie de
Vittoria, et l'exotisme douteux de l'artifice sera dnonc quand Vittoria
se mettra a danser devant cette image jusqu'a faire partie d'elle, gesti-
culant devant un paysage immobile, comme a l'inverse, dans les films
d'Hitchcock, le paysage dfile derriere des personnages immobiles.
C'est comme si une image en miroir, une photo, une carte postale
s'animait, prenait de l'indpendance et passait dans l'actuel, quitte ace
que l'image actuelle revienne dans le miroir, reprenne place dans la
carte postale ou la photo, suivant un double mouvement de libration
et de capture l.
Le panorama d'Afrique est un panoramique, l'quivalent petit-
bourgeois de ce qu'tait la dcouverte dans la somptueuse villa de
La Notte. Le protagoniste est devant l'image, ou plutot l'image est
derriere lui, il ne se retourne pas, ne la regarde pas; elle est la tapisse-
rie d'un vnement ou d'un faux vnement, fixe, inamovible. htro-
gene a l'image en mouvement. Il reste a Antonioni en droulant ce
tapis, a dtramer l'image, a la rendre coprsente a ce qu'est le cinma.
Un tableau de Mario Sironi apparait dans La Notte, telle une citation
non persistante dans le plan, par entrebillement, et entrant a part
entiere dans le film.
Cette prsence de la peinture aura eu tres tot une dimension
d'indice, prenant sur elle la part implicite du rcit. Dans Le Amiche
(Femmes entre elles, 1955> la peinture est omniprsente: Lorenzo est
peintre, Nene sa compagne galement, Rosetta, la jeune femme qui
se suicide, a t le modele de Lorenzo, et les autres personnages sont
architectes ou dcorateurs. Mais dans le film la peinture comme telle
n'apparait pas de fa;on prgnante, elle n'a pas mme un effet d'cho a
la tonalit gnrale. Elle reste un dcor plaqu, le contexte un peu
artificiel d'une intrigue et ne joue qu'a un seul moment son role d'in-
dice: Lorenzo dessine le portrait de Rosetta sur une pochette d'allu-
mettes; cette pochette se retrouve dans les mains du modele quand le
peintre est devenu son amant et elle la donnera involontairement
a Nene, la femme de Lorenzo. Indice mineur qui laisse deviner a Nene
L Gilles Deleuze, L'Image-temps. op, cit., p. ~
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 171
ce qui vient d'avoir lieu, indice aussi en amont pour Lorenzo qui
comprend qu'il s'est pris de son modele en le dessinant.
Ce portrait en deux temps d'exposition est l'cho du portrait de
Rosetta que l'on voit dans la galerie et s'impose surtout comme le
portrait d'une femme qui va mourir et dont, par avance, on garde
la trace. Tout cela reste allusif, a la surface de l'image. En 1957 dans
Il Grido, une scene trange, OU la peinture n'est pas prsente, retient
l'attention: la petite fille de l'homme quitt assemble sur le bord d'une
route des galets et compose (dessine?) une forme qu'un camion en
passant fait voler en clats. (Premiere rature, premiere explosion dans
le cinma d'Antonioni.)
Il Grido est un film intgralement dessin, le dessin, le noir et le
gris du trait ne laissent pas de place a la peinture, ou plutot au tableau
achev, film de l'esquisse et bauche de tout le cinma d'Antonioni, il
rejette tout modele pictural a atteindre. Par une sorte de drision, les
seuls tableaux qui apparaissent sont deux misrables chromos, qu'un
ambulant essaie de vendre lors de son arrt a la station-service.
Dans Dcadrages, Pascal Bonitzer attire notre attention sur un plan
singulier:
Le geste de Gabriele Ferzetti dans L'Avventura, renversant par fausse
inadvertance mais pas non plus de fac;on vraiment dlibre (en
imprimant a un sac un mouvement de pendule dont l'amplitude
s'accroit d'elle-mme) un encrier sur le relev acadmique d'une
voute ornementale effectu par un jeune homme, ce geste est passible
de deux lectures contradictoires au moins, L'une est psychologique et
ngative. Le personnage est aigri, las et ne croit plus arien; son geste
s'explique par le ressentiment d'un homme d'iige mur. qui ne s'aime
pas, envers la fraicheur d'un jeune architecte qui s'intresse na'ive-
ment aux voutes ornementales. Mais le mme geste peut exprimer
galement une sorte de dtachement esthtique, ou peut tre bien un
vertige esthtique, le vertige de la tache, qui est plus profondment
enfantin que le dessin scolaire qu'il dtruit. Comme dans tout ce qui f t
releve de la tache, il y a ambigu'it entre destruction et cration, entre
/j
,
chaos et cosmos. Renverser un encrier sur un dessin en cours, c'est \
1
11
111
,
I
11
I
'
1
1
I
'
1
1
1
172 une saturation de signes magnifiques
dtruire le dessin, mais c'est aussi faire clater sur le papier, ala place
du dessin (de cette copie scolaire), une fleur sauvage l.
Par lapsus, Bonitzer change le trousseau de clefs contre un sac;
une troisieme interprtation n'exclut pas ces hypotheses: une rature, .
la rature d'une esthtique du dcor dont la peinture et l'architecture
feraient partie, un encrier renvers sur une ide du cinma, du
rcit et du dcor et de leur agencement, conspiration attendue, dans
le cinma. Un faux faux-mouvement, et a l'intrieur meme de
L'Avventura, une rupture esthtique qui contraste de fa90n saisissante
avec cette autre apparition de la peinture si radicalement anecdotique :
la scene de la visite dans 1'atelier du jeune peintre a la meche et au
profil picassiens, obsd par son excrable peinture de nus. Cette
scene (la mise en mouvement d'un rotisme grossier par une peinture
grossiere) est si caricaturale qu'elle apparait une fa90n de pousseija
1'extrme, pour ne plus y revenir, 1'utilisation de la
dans le rcit. Juxtapose a celle-ci la scene de l' encrier possede en plus
de sa fonction de rature une qualit de manifeste implicite qui attend
et annonce la fascination des plans conclusifs de L'clipse, 1'esthtique
sidre du Dsert muge, la formidable explosion de Zabriskie Point. Cette
tache est une premiere explosiono L'obsession de 1'implosion, ou de
ou de 1'explosion qui dtruit rancien dcor, 1'explosion
vue pour elle-meme et le vertige esthtique qu'elle ouvre: cette
obsession nait et dcoule de cette tache.
Nous retrouvons cette image de la destruction, mais a taille
humaine, dans Professon: reportero Locke, dfinitivement dans une
impasse, apres avoir renvoy la jeune fille qui s'loigne dans un bus,
erre et se retrouve seul assis devant un mur blanc, il ne sait que faire de
lui et Antonioni exploite le jeu de Jack Nicholson, fait prouver au
spectateur la sensation de malaise physique, de dmangeaison, la
sensation d' etre mal dans sa peau , ou de ne plus tre dans sa peau
mais dans celle d'un autre, qu'prouve Locke. Alors celui -ci ramasse
un insecte ou une fleur, la pose avec mthode sur le mur blanc, crpi
jusqu'alors parfaitement immacul, et d'un coup de poing rageur il
b 1. Pascal Bonitzer. Dcadrages. Paris. Cahiers du cinma/ditions de I'toile. 1995. p. 100.
la question du sublime revisite par antonioni 173
- \ ,
\ CA +0 "('" . ,,', . ,. (' -'vlJ' JA
I11
11I
1'crase, puis se leve et s'en va. La camra s'attarde en un plan fixe et
1III
1
bref sur le mur. par l' clat blanc sur blanc, par cette tache
11I
qui est une empreinte, aussi au sens OU ron dit prendre les
1
empreintes pour tablir 1'identit, la, celle d'un homme qui n'en a
11
plus et n'a plus d'autre recours que de cogner contre les murs. _.
1
Cet clat blanc est bien 1'cho de la tache noire de 1
1
L'Avventura, un rature, mais d'une complexit excessive, d'une \
111
violence du geste de 1'architecte de L'Avventura, mais 1 11 11
lest cette fois de gravit et de dsespoir. C'est aussi pour Antonioni un 1
second niveau de rature, une ngation de sa propre esthtique, celle
I11
qui s' attardait dans Le Dsert muge sur les murs et les surfaces lisses
111
et rugueuses; ce coup de poing est celui du cinaste contre sa propre 11
vision, au moment OU il sent et OU il sait qu'elle peut etre guette par la
'11
rhtorique et la sophistication. Cette explosion est, en microcosme, un 1I
fracas quivalent a celui de Zabriskie Point, mais intrieur, intrioris,
ontologique. Ce geste est une excution. Deux fois une excution: il
est 1'cho, la rplique au sens sismographique du terme, du document 11
d'actualit OU la mort en direct de 1'Mricain pendu et fusill coupe la
digese ou, plutt, ouvre une plaie dans le film. Excution aussi parce
1
11
qu'elle prfigure 1'assassinat de Locke, sa vraie mort que nous ne
I
verrons pas. La violence du geste, sa soudainet, la brievet du plan
1
rpondent a 1'interminable et magnifique plan-squence qui conclut le I
film et pendant lequel1'assassinat a lieu.
Tache-implosion et aveuglement (le dernier plan de L'clipse);
explosion au premier plan dti Dsert muge (le feu, jaune, empoisonn,
jaiHissant des chemines comme de tubes de peinture) ; explosion de la
forme par agrandissement (Blow Up, littralement et tymologique-
ment); explosion relle et mise en mouvement de la peinture par le
cinma dans Zabriskie Point; saturation enfin de 1'cran par le soleil
cadr en direct: voila ce que de ce motif
obsessionnel, rcurrent et dcisif du cinma d'Antonioni, une
explosion dont la peinture est la meche et la charge explosive.
voque a propos de Femmes entre elles, la peinture travaille
galement le film de 1'intrieur ; elle est bien 1'image dans le tapis de la
---
174
une saturatian de signes magnifiques
nouvelle de James, au moins en deux occurrences, dans La Notte et dans
Blow Up.
La similitude, la rencontre , la correspondance de La Notte
(et d'une autre far;on de L'clipse) avec la peinture de Mario Sironi est
prgnante, peu visible parce que le peintre peu connu.
On pourrait imaginer qu'il s'agit la d'une correspondance implicite,
de la proximit de deux esthtiques domines par une tonalit affective
commune. Si ron observe quelques tableaux de Sironi des annes
on constate cette coi:ncidence, malgr les personnalits contrai-
res, 1'cart de plusieurs dcennies (Sironi meurt 1'anne de L'clipse)
et des visions politiques antagoniques. En revoyant La Notte, on dcou-
vrira pourtant, dans 1'entrebaillement d'un plan, un tableau de Sironi
dont le titre est prcisment La Notte; c' est une huile sur toile de grand
format x cm), des annes 1930, qui porte aussi un sous-titre:
La Caduta o la notte (La Dchue ou la nuit). Ce tableau fait partie de
1'intrieur de 1'crivain, il est le seul tableau que ron aperr;oit chez lul')
(avec une petite nature morte de Morandi). L'analogie suppose se!
scelle alors d'un tableau ponyme du film. Coi:ncidence ou motif dans
le tapis? Congruence aigue, indice dans le film et embleme du film
assurment. ,'".
-,r; .r !,,)
Sironi, contemporain des futuristes n'est que peu, et tres
brievement influenc par leur esthtique: le fascine au contraire la
--solitude sociale de l'individu dans la vie urbaine; la priphrie des
\ grandes villes est 1'horizon d'une drliction puis d'une mlancolie des
\. profondeurs qui toujours davantage s'ontologise. L'individu a perdu a
-jamais la possibilit du dialogue serein que pouvait lui offrir la socit
paysanne. n est dsormais condamn a la zone, cette priphrie qui
batit autour de la ville un dsert OU les architectures naissent d'emble
telles des ruines peuples d'ombres. Cette tragdie d'une nature
menace 'ifAiltOnioni avec Gens du Po, et la priphrie
devient aussitt le site privilgi d'une misere intrieure dans 1 Vinti
(Les Vaincus, d'une solitude sans partage, Nettezza urbana en
194
8
(Nettoyage urbain) ou de la violence. n est stupfiant d'observer
combien La Notte est strie de rfrences sironiennes avant que le
tableau ponyme discretement ne surgisse : une horloge sans aiguilles
la questian du sublime revisite par micheLangeLa antonioni 175
au sol, le bruit des avions qui trpane le ciel d'une rue de Milan, un
combat entre voyous dans la zone, film comme Sironi aurait peint un
combat de gladiateurs torses nus -le figurant battu se releve comme si
de rien n'tait, une maladresse qui compromet la vrit du plan et que
volontairement Antonioni ne retourne pas, pour dnoncer le caractere
extreme et jou de la scene, proche en cela du hiratisme maladroit de
nombre de Sironi.
OU la ville aura rfut a la fois le caos dynamique
perspectives contraries des sp6culations De Chirico. La solitude
des signes qu'il vise n'est pas comparable a Chirico, mais
un temps et un espace construits par une perspective, conjointement
oblitrs par elle, un schma spatial qui est un vritable leitmotiv
de d'Antonioni de Nettoyage urbain aux Vaincus, de Il Grido a
La Notte. Cette vise intentionnelle synonyme de mlancolie, d' errance
__ .... ....,.,, __
et de vertige est un pli rmanent dans l' de Sironi, et une
dimension processionnelle renforce la parent des deux universo
La Caduta o la notte est 1'indice et la synecdoque de tout le film,
et Lidia est bien celle qui incarne la dchue, prisonniere de 1'espace et
du temps dans le film, comme le corps de la femme dans le tableau
est encrypt dans une surface OU, a 1'effet de construction, de mur,
s'ajoutent 1'usure propre a une far;ade, la suie et la poussiere qui
auraient salies l'
Un tel indice de la peinture dans le cinma, se retrouve au moins
pour deux autres films; dans Blow Up, OU, lorsque nous pntrons avec
Thomas dans 1'atelier de Bill, nous dcouvrons ce que la femme
dira ensuite, cette ressemblance, cette identit, ce calque de la photo-
graphie et de la peinture selon le cinma < on dirait un tableau de
Bill) et 1'allusion directe au motif pictural en tant qu'il est non pas la
mise en mouvement de 1'action, mais sa rfrence, ce a quoi revient
Antonioni apres tous les dtours du spculaire et les spculations et
mtamorphoses de l'agrandissement. Dans Profession: reporter, peu
avant la fin, la femme de Locke cherche a comprendre; elle inventorie
les objets qui lui restent de son mari et qui sont des emblemes - la
camra, le magntophone, une valise; ce que fut la vie de cet homme
qu' elle croyait connaitre; ces emblemes sont aussi ceux du film, ceux,
--
176
une saturation de signes magnifiques
la question du sublime revisite par michelangelo antonloni 177
minimum, du cinma. Ensuite, dans une concatnation lente qui fait
penser a un montage cinmatographique et a une synchronisation, elle
ouvre la mallette qui contient la camra, dclenche le magntophone:
on entend la voix de Locke. Dans la valise, un livre, qu'elle manipule
distraitement, mais la camra insiste sur ce geste, elle l' ouvre sans
1'ouvrir, le referme. Au dos de la couverture, et pour seule
identification du livre, un dessin hachur a traits nerveux, volontaire-
ment grossier: un dessin de Klee datant de 1935 - moment oil 1'artiste
fuit 1'Allemagne pour se retrouver a Berne, malade et condamn -, le
dessin d'un corps vigoureux dans une pose dsesprment et
absurdement promthenne, les bras levs, un haltrophile qui ne
souleve aucune charge. Le dessin d'un effort pour rien; cette image de
quatrieme de couverture, portrait gribouill d'un homme sans
identit, tendu dans un effort inutile est une sorte de portrait diffr
de Locke. Un dessin majeur de 1'angoisse pour une allusion mineure
mais dcisive, une image surgissant au ralenti, gare dans un plan
comme par hasard et selon le mme modele d'entrouverture que pour
le tableau de Sironi dans La Notte.
Il existe galement un tableau de Sironi intitul L'clipse l. 11
s'agit cette fois d'une analogie gratuite, mais qui permet de mettre
en vidence, a partir formelle identique, ce que peut
la peinture, cette peinture-la en tout cas, et ce que peut le cinma.
i Dans le tableau, une pesanteur hsite entre la m.:}ancolie et
1'angoisse, isole chaque tant, le rend a une tranget
1'espace oil s'enfonce notre vise gOans-blif'dsans fin.
Dans le film, dans la derniere scene, comme libre du temps dig-
tique, chaque plan fusille littralement, tant par tant, et rtroacti-
vement, tous ceux apparus au cours du film, les cadre, les vise et les
atteint pour les anantir, rduire ce qui va avoir lieu au nant de
1'angoisse, condition de 1'ontophanie du tout dernier plan.
o Dans L'clipse, 1'esthtique d'Antonioni conquiert sa puissance de
libert et dans cette scene finale surtout, le cinma cherche...1.e...Yi.sible
sur le terrain de avec une intention de peintre et en meme ----_._._._.-
, )
1. Mario Sironi, L'Ecli:sse, 19,11'- huile sur carton. 58>< 54 cm, collection prive.
temps opere une fracture dans 1'esthtique comparable a celle opre
par Raoul Haussmann ou Kurt Schwitters, entre autres. La peinture
eomme telle, eelle d'une esthtique du tableau, est dans ce film
relgue a une fonction de contextualisation, mais presque a galit de
jeu des protagonistes. Ainsi en est-il des tableaux abEraits, fausses
fentres et vrais murs de la villa de Ricardo dans la premiere scene, et
des tableaux < qui ont toujours t la) de 1'appartement bourgeois
des parents de Piero. Ainsi en est-il de cette scene oil Vittoria, de
retour chez elle, passe devant une affiche - une femme a sa fenetre
peinte par Manet: Antonioni superpose deux corps de femme, celui,
fig, de la peinture pour 1'affiche et celui, vivant du cinma - Moniea
Vitti saisie dans la scene en apparence la moins extraordinaire. Le tout
dans une indiffrence oil spculaire et motif mis en mouvement
travaillent ensemble.
La peinture coule dans 1'reuvre d'Antonioni, stagne dans ses
substruetions, s'instille goutte a goutte, parfois la oil on ne 1'attend
pas, mais que veut dire la peinture? rai voqu des tableaux
aussi diffrents que ceux de Sironi, Klee, PollQ,Ck, fait implicitement
allusion aux Nouveaux Ralistes, a la connaissance et a la curiosit
d'Antonioni pour 1'art de son temps; cette htrognit prouve qu'on
ne peut en aucun cas suggrer que son cinma se plie aune seule
dimension de la peinture, a une cole ou a un mouvement, Antonioni
cherche dans la .l.lui en elle rend visible l' in:::u; elle est une
4J
un dans le
tapis du visible, la condition de son apparaitre, le dclic de la
phnomnalit.
Et quand le cinaste devient rellement, modestement et
concretement peintre, pour ses Montagne incantate 1, il travaille
a partir d'une image tmoin qu'il agrandit jusqu'a ce qu'elle se
conforme a ce que veut et espere sa visiono Microcosme et macrocosme
conspirent pour atteindre une image qui, tout compte fait, est une
image intrieure, en rien une reprsentation. Ce sont des formes de
montagnes qui surgissent et s'imposent entre 1'exprimentation
1. Voir Michelangelo Antoniani. Le Montagne incantate ed altre opere, catalogue d'exposition,
Ferrare, Palazzo dei diamanti, '993.
178
une saturation de signes magnifiques
phnomnologiqueetla contemplation. Ouvronsunedernierefois la
de-;;i;;.-;-----
Saussure, aussi spirituel que profond, crit enrapportantsonvoyage
danslesAlpes aproposdu Bonhomme, l'undes massifs de la Savoie,
qu'ilyregne une certaine tristesse insipide, il connaissait donc aussi
une tristesse intressante, celle qu'inspire une vision d'une rgion
dsertiqueoucertainaimeraitse retirerafinde ne plusriensavoirdu
mondenienavoirl' chol.
Antonioni revient souvent sur l'ide d'etre coup d'un contexte
- d'uncontextehistorique-,coupdumonde,coupdecemonde,etil
prcipitesesprotagonistesdans le dsertoudans lajungle, oufilme,
dansChung Kuo, Cina en laChinemalgr,oucontrelepolitiqueo
L'imagetaitinauguraleetpralableaurcit,le en
est phnomnologiquement une relance. Il cherche dans fe rcit ce
motdel'nigmequelapremiereimagemuettecontenait. Le murdeIl
Grido, cemurdanslammoired'Antonioni,maisn'importequelmur,
marquaitlagenesedufilmlittralementtelunpan,unetoilevierge,un
tableauapeindre.Le murdeProfession: reporter etsatache,soneffrite-
ment, blanc sur blanc, sa monochromie contrarie, un plan fixe OU
l'imagedevientunesurfaceentreFontanaetManzoni(maistributaire
d'uneviolenceetd'ungestesansantcdentetsurtoutsansrfrence)
conclutlefilmavantsaconclusion.
Entre ces deux murs comme entre les machoires d'un tau tient
l'art d'Antonioni, et sa capacit a faire passer les tableaux de la
peinture dans le rel du cinma comme s'il savait interprterle rel
desimagesnues,lesvoiretlesdcriretelsdestableaux.
Etmemequandil crit, danslescnariononralisdeL'Aquilone,
cettecomplexitestprsente. Enprologue,Antonionipeintletableau
d'un paysage mis enmouvement parunvent qui dvaste tout. Dans
Gens du Po, les sept minutes du court mtrage laissaient la sensation
d'un dluge peint par Poussin plutot que par Antoine Carrache,
L'Aquilone s'ouvre ainsi, mais bascule vers une composition qui fait
trangement pensera De Chirico. Vritable prosopope, le texte fait
- - -- -- --.
1. EmmanuelKant.Critique dela facult dejuger, op. cit., p.
-.
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 179
littralement voir le tableau de Poussin intitul L'Orage 1 (celui du
musedeRouen):
silence. estbrisparleslamentationsrauquesquiaccompagnentles
...., ,.-
-"C'OtlpS'-de vento Les branchesdes buissonsseplientouse cassent,tout
ce quin'esfpasarrimcommenceas'envoleraveclesable:lesfeuilles
seches, les buissons les plus petits, les branches casses et tous
les objets qu le hasard a dpos la. Aprsent il s'agit d'un seul et
immensecoupdeventquis'engouffredanslasteppemettanttoutsens
dessus dessous. Il s'empare d'un groupe d'hommes, de chevaux, de
charrettesentasseslesunessurles autrespourfaire unbouclierala
furie du cyclone. Ce sont probablement des nomades et leurs habits
colorsbattent commedepetitsdrapeauxaffolsz.
Aussitot le rcit fait basculerlepaysage unenigme spatiale
quirenvoieaux
alors, dans le miracle d'une composition et inattendue,
un fleuve qui fait bien sur songer au Po, une foret et, comme en
symtriquedelaforetetd'ailleursidentifieaelle,uneraffinerie:
Le vent atteint une autre foret, trange, de traverses mtalliques
pourl'extractiondu ptrole. Les flammes sortentdes cheminesetle
vent les allonge sur le ciel, a I'horizon, pouvantant de gros oiseaux
noirs, qui en vol vertical cherchent un endroit paisible au-dessus
ducyclone3.
Cette raffinerie venue du Dsert muge est pose la, dans la ("'. \
composition, selonuneconomie picturalenigmatiquedominepar ('". \/
( la quand surgit un train, lment chiriquienV,' \.1)
par" 'excellence. Quelques pages plus tard, pour confirmer notre r. U
impression,Antonioniajouteunetourisoledanslasteppe. \.)... k
,
Le cinma absorbe ou rduit les distances, il le fait plan par
plan, dcompose ce que l' espace perspectiviste et unitaire est oblig
de conjuguer. Nous retrouvons mutatis mutandis ce que nous avions
,.." /
observenconfrontantL'Eclipse avec latoilede Sironi. La description
1. Nicolas Poussin, Paysage l'arbre frapp par la fou,dre, dit L'Orage, huile sur toile,
99x cm,MusedesBeaux-Arts,Rouen.
MichelangeloAntonioni,ToninaGuerra,L'Aquilone, op. cit., p.
3.Ibid.
180
une saturationde signesmagnifiques
critedupaysagefaitabsolumentvoiruntableaudeDe Chiricoettrace
un primetre OU les signes, trains, foret, raffinerie, fleuve, tour,
existentchacundansleur rglspardespointsde
fuite diffrents etincompossiblescontrariantjusqu'al'irrell'espace
quiauraitdlesorchestrer. Siletextepourlefilmdc6inposedansle
temps et la dure, plan par plan, cette solitude des signes, il laisse
subsister stupeur, la douceuretl'nig,me qui enmane. Usman, le
petit protagoniste de L'Aquilone a la recherche de son cerf-volant,
traverselasteppe,ilvadelatourverslevillage;Antonioniajoutealors
asacompositionunelueurchiriquienne.
Quandilsort de latour, la steppe autourde lui estsombre. Il restea
l'coutecommes'ilcherchaitdesbruitsamisdansce silence. Unique
i i
son, l'appeltreslointaind'ul}oiseaude se meta marcher. De
tempsaautre, ilseretourn<;., d'ahrd, luisemblaitmyst-

rieuse et hostile est chose rassurante. Illalaisse
. "
P derriere lui. Heureusement, quelque chose d'inhabituel se propage
I
depuisl'horizonsurtoutelasteppe,commesilesoleil ase
lever. Et, en effet, de l'horizon surgit une lune pleine, dix fois plus
grossequelaluneordinairel.
Un des premiers plans de Il Colore della gelosia (La Couleur de la
jalousie, 1971) auraittlesuivant:
L'hommeestgen. Sa gene augmente quand il que dansle
taxi voisindu sienunjeunehommeauxcheveuxlongsdessinesurun
bloc,levetouteslesdeuxsecondeslesyeuxverslui,commes'iltaiten
traindefairesonportrait.L'hommechangedeposition,tournelatte,
mais l'autre continue, imperturbable. L'homme se couvre alors le
visage delamain.Ainsidissimul,ilregardel'heure.Puislefeu quiest
rouge. Tous regardentle feu. Chacunvoit le disque rouge a sa
Selonla distance, plus ou moins grand. Le disque rouge de l'homme
impatientest le plus grand de tous, et il ne cesse de grandirjusqu'a
ressemblera unsoleilqui se couche derriereles capotsjaunesenles
striant de rouge. En fait la nuit tombe ... Le feu soleil continue a
1. MichelangeloAntonioni.ToninoGuerra.L'Aquilone, op. cit.. p.
-
la questiondu sublime revisite parmichelangeloantonioni 181
descendre,ildisparait. Quelquesinstantsplustard,unelumiereverte,
trespale,montedescapotsjaunesl.
Le soleilqui conclutZabriskie Point, ce coucherde soleil al'instant
OU lavoituredeDariadmarre,sansautredirectionsemble-t-ilquele !
couchant,estuneformeobs<ttnteducinmad'ArIt().J).ioni. :,) '0
- Dans le prologue de La '(encore un
non ralis), le soleil et la couleur de la jalousie se superposent: la
couleurestunfiltre quipermetdevoirlesoleilrougecommeunfeuet
lefeurougetelunsoleildanslanuit.L'esthtiqued'Antonioniisoletel
fragmentdevisible, enfait unembleme,entoutcasunleitmotiv,une
formermanenteetobsdante. Le reletsesapparitionscommandent
aux sens, a l'ide et aux jamais l'ide
ne cherche a glanerdes images. Dans ce prologue, Antonioni oppose
couleur et dessin, terme a terme, pour deux visions de la ville, deux
tempsdelavision;onretrouvecetantagonismethorisparAntonioni
des dansunarticleintitul SuggestiondeHegel :
Une autre rue de Rome. Cette rue, tout comme la prcdente,
ressemble a undessin inachev, d'une tonalit uniforme: beige. Sur
ce dessin se greffent de temps en temps des pisodes ralistes:
dessilhouettes,lesscenesd'unerue, auxcouleurstoutaussiralistes:
ces silhouettes gesticulent, elles marchent ou sont installes a la
terrassed'uncaf2.
La couleurfonde une esthtique de disjonction enrefusant de se
conformer au dessin, en le trouant au contraire, afin de casser son
uniformit:
Le cinmaestunartfondamentalementfiguratifetcommelapeinture,
sonmoyendereprsentationformelle estl'apparenceextrieuredela
nature et des individus, acondition que celle-ci laisse clairement
devinerleurintriorit. Remarquez queje dis bienapparence et non
pasmatiere:unrapportprcisentrela spiritualitetlasensibilitest
donc indispensable et son obtention cOIncide d'une part avec la
transfiguration de l'aspect rel du monde et une pure illusion d'art,
1. MichelangeloAntonioni.[film nel cassetto. Venise, MarsilioEditori.1995. p."S;d. fr.in
Scnarios non raliss. MichelangeloAntonioni, op. cit.. p.104.
MichelangeloAntonio ni. SuggestiondeHegel,Cinma, nOlSS, dcembre
182
/
la question du sublime revisite parmichelangeloantonioni 183
une sa;6ration designes magnifiques
/
d'autre part avec la couleur dont les passages, les diffrences et les
nuances permettentla transfiguration elle-meme. On peutaisment
endduireque lacouleurdoitetreconsidrecommeindispensablea
l'absolude la beaut figurative. n suffit de considrercomme valable
l'affirmationselonlaquellelecinmaennoiretblancestaucinmaen
couleur ce que le dessin est a la peinture? C' est la couleur, affirme
Hegel,quifaitd'unpeintreunpeintre'.
-- ' ' __ __._<"".
Ontrouveailleurscette impatiencea ajouteraudessinlacouleur. Par
exemple:
La couleurneviendrapas de I'Amrique, en1947. Ils nousenverront,
peut-tredes inventionssurprenantesetdes technicienstreshabiles.
Mais ce sera a cette vieille Europe qu'il incombera de jeterles bases
d'uneesthtiquecinmatographiquedela
,Ces inquitudes thoriques en amont des films et les
preparent. )
La perfection formelle jusqu'a la stupeur de Il Grido rside dans
la maitrise du dessin et la rigueur du trait; sa conception a la fois
architectoniquedansl'espaceetdedlimitationd'unhorizontientlieu
d'quivalence formelle a l'inluctable etau tragique qui sourdent du
scnario.
Film intgralement dessin, Il Grido, par la force et la nettet du
dessin, fait sentirplus que L'Avventura, La Notte ouL'cLipse l'absence
delacouleur,commesiledessintaitunecouleurensoi,unetonalit
affectiveprivedecouleurmaisteintede noiret
leblanc_de.Il.G'ridosontlescouleursdel' absencedecouleur;maisaussi
et cellesd'Irmaperdue;enfincellesdudsir
atoneetdelafatalit.
lmaginezmaintenantquevousvousrendezchezM. SamuelGoldwin et
que vous lui tenez un propos de cet ordre: M. Goldwin, je pense que
Greta Garbo a la voix violette et Barbara Stanwick verte. le pense
qu'Ingrid Bergman est une jeune femme bleu-rose, Lana Turner
marron et qu'aGene Tierneyconviennent des ambiances jaune-vert.
le pense que dans telle scene de tel film que vous avez tourn surle
l.Ib,d.
2 MichelangeloAntonioni,Fi,lm Rivista. nO,8dcembre'947
sentimentde la jalousie, il manque du jauneautour de lafigure de la
femme adultere; etjedisjauneparceque cette "jalousieparticuliere"
m'a suggr, sur le moment, cette couleur. Une impression. Les
impressions sont si fugitives. Les couleurs aussi sont phmeres,
M.Goldwin. Pourunmmeobjet, il n'existeguere de couleurfixe. Un
coquelicot peut tre gris, une feuille noire. Et les verts ne sont pas
toujoursqel'herbe,lesbleusnesontpastoujoursleciel'.
Antonionisaitqu'uncielparfaitementbleuestenquelquesorteun
phnomenesansphnomnalitetonchercheraenvainunseulplan
decielbleudanssonreuvre;La Couleur de la jalousie suggerele jaune.
Ce jaune deviendra dansLe Dsert rouge la couleur de la peuret de la
contagion.Quandunecouleursepose,ellenechangepasdenommais
de puissance, de porte et de symbolique, la couleur est l'imperma-
nence phnomnologique par excellence. En allemand, tonalit
affective se couleurestd'abordune 1 \
psychologique.et.ontologique qui s' accorde aux personnages, a la\VQ\O
situation, nisi<Iue Dans la (J,J\cb
premierescene jamaisralisedeLa Couleur de la jalousie, le dsir(le r
mugo, ,du'duDi"" ro'W') ,ouP'" lao'"lo j,uno,10jalou,',"t"L... \D
travaildudsir(lerouge) devenumalade etempoisonn (le jaune),la
zbrure de l'unparl'autre; l'image d'un coup aurait fait surgir cette
vidence. Bienavant Le Dsert rouge, une interrogationsurla couleur
hanteAntonioni, elle n'est cependantpas seulementthorique, mais
un besoin dans l'image, un besoin pour l'image, un appel du rel.
Antonionidit:
Ce quimefrappedansunvisagecesontd'abordsescouleurs.le ne dis
pas cela pour me singulariser c'est simplement une caractristique
commeuneautre,jesuisnaturellementtresimpatientdefaireunfilm
encouleur
-
aurait t vritable traverse des La Couleur de la jalousie une
couleurs, une explorationa lafois goethenne, phnomnologique et ---.J
-.-."-- .._.._----------_.._-----------
l.Ibid.
2.MichelangeloAntonioni,Cahiers du cinma, nO 112, octobre '9
60
.
184 une saturation de signes magnifiques
I f
1
.na",tivedeleu,pouvo,"" modifie! mtammphowcequ'ell"
". touchent.
\
1
.. 1
1,
C'est une alle borde d'arbres. Des arbres tres hauts dont les
branches enchevtres forment une voute de verdure. Sur les cts,
des haiesvertes, ellesaussi. La voiturede Matteorouleau milieude la
verdure, paysage qui seraitrassrnant s'il n'tait obsdant. Tout est
vertmaisd'unvertclairparlesphares,glauqueseuxaussi. Etcevert
despharesdonneuneapparenceartificielleauxarbresqu'ondiraiten
plastiquel.
Le vert, la couleur de l'anxit diffuse, flottante, insistante dans
Le Dsert rouge, irrigue eette image au croisementde trois obsessions
antonioniennes: la couleur et SOn pouvoir demtamorphose, les
projeeteurs des pha;es, dans un
lieu ou)asolitude et de limites seconjuguent, erant une
dejungle.Onimaginealors detourner
danslajungleamazonienneTechniquement douce, Antonionicernpar
le vert mais enmeme temps protg du soleil qui ne peut percer le
plafonddesarbres.
,1 et souvent caractristiques de mes
une prdilection figurative? Ce n' est pas d' abord et
seulement cela. Ce fait est dict aussi par des raisons pratiques. La
positiondusoleil imposeuncertainangle de prisede vue. Si lesoleil
est derriere moi ilya l' ombre de la camra, s' il esten face il entre dans
la camraetlesangles, les plans sont imposs. [oO.] Com l'une de
me
mes proccupations est de suivre longtemps les personnages, il est
videntquel' absencedesoleilmepermetdelefairepluslibrement
Cette remarque remonte a 1958, et vaut probablement jusqu'au
Dsert rouge, nonobstantlaparenthesede L'Avventura, film clabouss
de lumiere, traqu par la lumiere, perturb, drang, bouscul par
elle Comme si elle conduisait le d'ailleurs tres
vite enlise puis sdimente. La remarque d'Antonioni trouve en
revanchesonamplificationdansLa Notte. Lestopiquesetlesquestions
1.Michelangelo Antonioni. 1 film nel cassetto. op. c,t., p.168; d.fr. La couleur de la
jalousie inScnarios non raliss. MichelangeloAntonioni, op. cit., p. 104-
MichelangeloAntonioni,Cinma 58,n
D
30,septembre-octobre195 .
8
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 185
poses tmoignent d'une telle amplification; Il Grido, Femmes entre
elles, Les Vaincus ouGronaca di un amare (Ghronique d'un amour, 1950)
confirment cette atmosphere, enla soulignant parois d'un caractere
proeessionnel, dsol ou hiratique. A cet gard L'dipse hrite
dupleinsoleil aveuglant de L'Avventura et de la presque obscurit de
La Notte, s'oprant en une superposition qui d'ailleurs
fait titre: Enfin il y a l' aube, l' omniprsence de l' aube;
L'Avventura et La Notte se concluent au.sr.pllscule de l'aube alors
qu'a rebours, L'clipse s'acheve au crpuscule du soir. Le crpusc,-!!e,
1'instant d'une tonalit fondatrice, originaire, une Grundstimmung,
conceptuellement indistincte mais OU il semble que
portetoujourssurlamlancolie, etentoutcas
la traine et la dporte pour la faire bsciilervrs une 'urgence, ure
stridence,unappeldontledernierplandeL'clipse tmoigne.Tmoi-
gne parce qu'on a la sensation alors que le film clate, explose et
soudain se rsorbe dans cette saturation. L'aube, dans La Notte et '
L'Avventura, taitlatonalit d'undnouement, la rsignationdoulou-
reuse d'un apaisement forc, une extinction. Le crpuscule du soir
dansL'clipse estl'instantet1'instancedel' vnement:l'avenementde /
1'angoisse,1'aveuglementqu'elleopereetlalumiereduprojeeteur(un I
rverbere), ala fin du film, est le scialytique d'une opration ulti-
mement ontologique, une ontophanie inacheve puisque la lumiere .
envahi!Icransanstotalementl'av.e-ugler;
Profession: reporter, galement,s' teintaucrpusculedusoir.Apres
Blow Up, qui hsite entre1'ampoule du laboratoire et1'aube, le soleil
eraseZabriskie Point puisProfession: reporter (meme si, Antonioni 1'a
soulign,il netournaitquelematinetlesoirpourviterl'intensitdu
znith),
Le pouvoir de lalumiere dans tous ses films est enquelque sorte
une mtaphore du rcit, 1'quivalent d'une tonalit affective qui
impregne le film. Elle se regle et se dregle d'un plan a 1'autre avec
science et mthode. Elle est aussi l' outil des variations de couleur
meme si le choix de la couleur reste autonome. Elle est sans doute
galement 1'instance, la seule, qui peut volontairement drgler le
tempsdigtique, nuancer, fausser, rcit.Ainsi
186
une saturatian de signes magnifiques
entre le jour et la nuit, une forme ou plutt un motif souverain,
tyrannique et fascinant, s'impose:
Un jour, j'inventerai un film en regardant le soleil, un film sur la
mchancet du soleil, l'ironie cruelle du soleill.
Dans la meme prface, Antonioni consigne ce souvenir de l'anne

AFlorence pour voir et filmer l'clipse desoleil. Gel soudain; silence
diffrent de tous les autres silences. Lumiere terrienne diffrente de
toutes les autres lumieres. Et puis le noir. Immobilit totale. Tout ce
que je peux penser est que pendant l'clipse les sentiments s'arretent
aussi.
Une fois encore, le cinaste opere une rduction, en tout cas une
mise entre voire une scotomisation des sentiments;
amplifie dans le film, cette rduction prendra une dimension extreme
puisque l'angoisse devient le nom de ce suspenso Suspens non seule-
ment des sentiments mais de tout tant, de toute saillie du visible qui
pourrait en etre le rceptacle. Antonioni met en scene cette poche, et
les derniers plans du film accompliront une vritable coupure dans le
I film, une saute, un cart dans le temps digtique jusqu'alors prvisi-
, ble de L'clipse. Cet pilogue est un film dans le film en mme temps
que sa conclusion. Le passage d'un monde otage de la facticit aun
monde sous rduction puisque saisi par l'angoisse. Le titre dit ceci, ce
qui doit etre vu J. Ni la mort ni le
soleil ne peuvent se regarder de face, ni l'angoisse; la filmer, la faire
voir, dceler ce qui brole en elle - ce nom de l'etre - c'est forcment et
ncessairement la filmer au moment de l' clipse : au moment OU ce qui
la cache permet et de la voir. Antonioni n'aura de cesse
de filmer cette ontophanie. Elle ciaire, clabousse de lumiere et
efface la mlancolie dessine et construite de la premiere partie de
l'ceuvre. Nietzsche crivait que l'angoisse est I'heure de l'ombre la plus
courte, le plein midi. Antonioni parle de la mchancet du soleil. Est-
ce parce que l'angoisse seule possede ce privilege ontologique qu'il
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 187
ajoute ala mchancet du soleil son ironie? L'clipse est donc le motif
d'une rduction amplifie, la possibilit de regarder cliniquement ce
qui ne peut se regarder.
Le soleil et ses avatars, projecteurs, phares, rverberes, feux rouges
fascinants, lune, sont a la fois des synecdoques et les outils de
l'angoisse. Et, accessoirement , de la panique - panique de mort-
qui s'ensuit.
La premiere tentative de cinma d'Antonioni prend alors la valeur
des scenes archalques. Une arch qui va s'instiller ensuite dans I'ceuvre
et que le cinaste n'aura de cesse de canaliser. Il la controle en la
dcouvrant et la dcouvre toujours mieux des qu'il la controle,
l'exprimente, lui trouve des formes et des alibis, rend solide, rifie,
dompte et domestique la lumiere aveuglante de cette premiere scene.
Entre cette scene archalque et la tentative de filmer le dluge apartir
de la vie ordinaire des gens du Po, Antonioni touche immdiatement
au noyau dur de l' angoisse; son cinma ainsi rvl sera ensuite ala
fois une exprience thortique, cathartique et potique. La scene
primitive est la suivante ,-
Nous avions dcid avec des amis de tourner un documentaire sur les
fous ... J'ordonnai d'allumer les projecteurs... D'un seul coup, la salle
s'embrasa de lumiere. Un instant les malades resterent immobiles,
ptrifis. Je n'ai jamais vu sur le visage d'un acteur une pouvante aussi
profonde et totale. Cela ne dura qu'un instant, je le rpete, et puis se
produisit une scene indescriptible. Les fous commencerent a se
tordre, ahurIer, ase rouler par terreo Dsesprment, ils cherchaient a
s'abriter de la lumiere comme d'un monstre prhistorique... C'tait
maintenant a nous d' etre ptrifis devant ce spectacle. Ce fut le
directeur qui cria: Stop! teignez! r... ] Et dans la piece rendue a la
pnombre et au silence, nous vimes un grouillement de corps remuant
dans les sursauts d'une agonie l.
Antonioni avait un oncle fou qu'il aimait en particulier, et une des
scenes les plus belles d'[l Grido est celle OU la petite fille court vers
les fous, de vrai fous prcisera le cinaste qui manisfeste aleur
gard une curiosit et une tendresse profonde. Plus que d'autres, ils
1. Michelangelo Antonioni, prface it Sei Film, op. cit.
1. MichelangeloAntonioni, Cinema Nuovo. nO 138, juilletaolt 1958.
188 une saturatian de signes magnifiques
sont les victimes expiatoires de la mchancet du soleil,
entoutcassespremieresvictimes.
Le projecteur n' est pas la seule machine de l' pouvante; cette
panique, celle desgensduPo parexemple,Antonionis'inquieterade
pouvoirlafilmer de maniere oniriquedans le scnario deL'Aquilone,
au comble de la cruaut dans Technquement douce, mais aussi dans
presquetoussesfilmsde voile,feutre, attnueparlercit,le
paysage l'atmosphere;fumercettepanique,squestre,

a'ifole al'intrieurde soietquiva se cognercontrel' extrieurte!un
oiseauaunevitre.Pour del'angoisse,illuifautfilmer
celui,oucelle, quivoitce quinepeutpassemontrer. L'acteurestbien
l'intermdiaire,lefacteuroulemessagerd'unepreuvequinepeutse
faire voir et prouver que selon lui. La mchancet du soleil et ses
projecteurs ont dans l'univers d'Antonioni une trange parent
complmentaire: ainsilajungle de Technquement douce, prisonverte
oula lumiere n'entre pas, al'gal d'unmonde sous terre, labyrinthe
d'uneangoissesanscrpusculepourlalibrer.
Toutes ces formes rondes, pleines et brillantes, le cmema
d'Antonionilesapprendetlesmetenscene,ilscrutece quiordinaire-
ment sature le regard et 1'aveugle. L'angoisse est la forme suprme
de rduCtlOll, elle es!le cratere principal d'unvoleanetautour d'elle
s'operentparclatoupartrouedesrductionssecondairesetadven-
apparitions stridentes traversant le visible ordinaire pour
reprendre, justement en rduction, le motif central, l'avouer,
l'puiser,levider. (. ,
- ,\ ,
La lumiereyestdonemoinsforte etces spots sontausoleilce
que1'anxit etsonlest conspire lafascination, sontil.
l'angoisse.Des Identficatond'une femme
jusqu'il. la pleine lune dans L'Aquilone. Antonioni filme pour aller
chercheruntelmotif,lerejoindre,l' atteindrepuiss' carterdelui.
Onatu quelqu'unaFerrare enle prcipitantavec savoiture dansle
Po, enhiver, avec le brouillardqui estompe le paysage. Lavoiture est
restetoutelanuitsousl'eauaveclespharesallums.L'histoirede cet
homme, rsume dans son moment final, dit peu de choses. Il doit
arriverquelque chose d'autre acet endroitau cours de la mme nuit,
alalumieredecespharessousl' eau. Cetteclartaqueusequifrappele
la question du sublime revisite par michelangelo antonlonl 189
brouillard comme un verre dpoli est trop magique pour rester
inutilisel.
Le halo lumineux de l'anxit s'est gliss comme pour une
prparation'dehiboratoireentrel'eauqu'ilperceetlebrouillardquile
ser
bloque et le retient, le diffuse maisl' estompe. Ainsiretee:oD -
vable, aveuglanteetteinte en meme temps, hypnotique plus encore
Tde de l'nigme, peut 1'tiage d'un
rcit. Antonioni ajoute etpuis il y a du neufdans la structure d'un
rcitquipartd'unfait aussigrave qu'uncrimepourarriveraunautre
faitquin'arienavoiraveclepremier,sice n'estqu'ilestclairparla
______o
2. meme lumiere Il est d'ailleurs stupfiant d'observer combien
chaquefilm tire sonunit d'unelumiere constante jusqu'au dnoue-
ment: 1'0p
acit
Shumide de Il Olido, le plein soleil de L'Avventura,
deLaNotte,l'insolationdeProfesson;reportero
Qu'auraittTechnquementdouce, chef-d'ceuvremort-n,vouluen
montagealtern entrelalumiereaveuglante dela Sardaigne etlanuit
verte de la jungle d'Amazonie? Si T., l'homme de trente-sept ans,
meurtles yeux rivs surune orchide, le jeunehomme, S., meurten
atteignantuneclairiere,ouplutotestpigquandilatteintlaclairiere,
pareilleauneaube,maisuneaubecruelleetdispensedejOUL. ..
Dans Ren que des mensonges, un rcit intitul
imposeuneimagecomparableetsaisissante:
La lumiere des phares laisse une trace sur les arbres quand elle les
claire la nuit. Une fois, j'ai dirig mes phares sur unchne, je suis
descendude voiture etj'aitvoir. L'corcegrouillait de fourmis qui
allaientetvenaientavec leurfievre habituelle sistupide, maislaplace
touche par les phares tait vide. Les fourmis la contournaient, en
effleurant le primetre sans jamais y pntrer. Elles continuerent a
l'viter quand, une fois les phares teints, la lumiere disparut ames
yeux,pasauxleursvidemment 3.
Laformequisedessineestcelle oules
fourmis font un halo il. la lumiere aigue tournent
" f
; ':.':\,-l. ...k.
1.MichelangeloAntonioni,Rienquedesmensonges.op. cit . p.'77
2.IlJid.
J'-SIV"-
3.lbid" p. '4+
)
190
unesaturationde signes magnifiques
autour de ce rond de lumiere teinte, le contournent en dessinant le
cercle vivant, organique, noir, trac avec un mauvais fusain, alors que
les fous Se jetaient au contraire dans la lumiere pour s'y brler. Ces
fourmis, nous les trouvons aux derniers plans de L'clipse, quand
Antonioni cadre chaque parcelle de visible avant que la lumiere
n'aveugle tout: un tronc, une corce OU des fourmis grouillent en
dsordre. Les deux plans - les fourmis et l' clipse - sont dans le film
spars de quelques minutes et dans le texte La Frontiere , ils se
superposent. Le texte dlivre en une seule image, dans la solitude de
cette image, une clipse OU rien n'est clips si ce n'est justement ce
, rien, 1'invisible rendu visible et meme fascinant d'un coup, d'un coup
, de projecteur teint, d'un cercle noir et organique une pr-
sence trange, rugueuse, inquitante, purement picturale, haptique et
que l'on touche du regard. Antonioni
pour scruter sa matiere: l' corce d'un arbre, ailleurs le crpi d'un mur,
la 'rouiIle sur la d'un navire, le sol jonch de taches, une eau
stagnante OU drive un minuscule morceau de bois.
Un des derniers scnarios, non ralis, du cinaste, est intitul
The Crew 1: un quipage insolite drive sur un yacht apres une tempete.
L' eau stagnante dans le bidon - rond - a la fin de L'clipse et le scnario
conradien imagin vingt ans plus tard par Antonioni se rpondent,
comme microcosme et macrocosme, fragment et dcor. Ilexiste une
constellation antonionienne ou les images sont les perles que
1'crivain de la nouvelle de Henry James assemblait sur un meme fil:
L'clipse; l'exces de lumiere sur le tronc d'arbre autour duquel dansent,
imbciles, les fourmis: le tirage sur papier d'une clipse (celle de
dans l' atelier du photographe de Blow Up et, a cot de ce tirage
clou au mur, sur le mur d'angle, un panorama, la frise d'une caravane
dans le dsert (les deux images, la photographie de l'clipse et celle des
chameaux, sont loignes par 1'angle du mur, comme coupes au
montage, et s'agencent tels deux plans monts 1'un apres 1'autre d'un
rcit pass - L'clipse ou a venir - Profession: reporter). Les images
s'attendent, s'annoncent, se retardent les unes les autres;
l. The Crew traduit par La chiourme in Scnarios non rahss. Michelangelo Antontoni,
op. cit. p. 161.
r :--.! 1
G'>()/.
la question du sublime revisite parmichelangeloantonioni 191
bv .. ;,,-,,-,\> U
elles continuent telles les fourmis leur ro;de qMnd le projecteur est j
teint. Le soleil, les projecteurs, - poles de Lumieres 1
en une forme ronde: la rside le
de leur naissance et de leur anantissement.
Le soleil et ses mtaphores laissent donc une trace visible et vive.
Antonioni exp!ore ces formes et leurs phnomnalits avant de
s'inquiter, dans Identficaton d'une femme, du soleil en direct. La
scene du tlescope ou le cinaste (qu'interprete Niccol Farra) regarde
le soleil en face est au pli du film, elle est sa charniere, le passage de la
frontiere entre une femme et une autre. Ce plan tres court du soleil vu
au tlescope, rouge, incandescent, boule de feu qui grossit dans
1'image, a une fonction trangement analogue a un fondu au noir: ilen
est 1'quivalent et le symtrique inverse.
Vous vous rappelez, l'image du soleil. C'est une image assez rare paree
qu'elle est tourne directement sur le soleil. tandis que les images du
soleil qu' on prend avec tlescope dans les laboratoires sont un reflet de
l'image sur un cran et 1'0n voit le soleil dans un contexte qui n'est pas
le sien, mais sur un cran blanco Tandis que la, ce qu' on voit en dehors
.._-
du soleil, c'est le cielen image directe. rai fait construire un adapta-
teur avec la longueur de focale adapte, et on a tourn avec les filtres,
directement, ce qu'on n'avait jamais fait. raime la science, il ya un
moment ou m'intressait beaucoup '.
Dans la meme dclaration sont opposes et superposes une
au sens une (sur un
cran blanc) et un suspens qu'Antonioni integre a la digese du
film, une agrafe indispensable, hors-texte, mais integre, c'est-a-dire
ne trichant pas avec le rel.
En poursuivant la lecture de La Couleur de la jalousie nous
apprenons autre chose : le basculement des signes de !'invisible dans le
visible se aux objets et les fait apparatre, mais aussitot pour les
rendre a leur origine: mtamorphoses dans 1'apparition, les objets
retombent dans une ou la soudainet ontique de ce qu'ils
sont les impose pour ce qu'ils sont: ordinaires.
1. Michelangelo Antonioni, propos d'It1entificatwn d'une femme, Cahiers du cinma, nO
dcembre
-.
,

)
.,
ji
ti
Il.
une saturation de signes magnifiques 192
Un coup de frein, ou un tournant, ou un virage dans leque! les roues
crissent devient un clat de rire. Ses dents, dans la bouche ouverte sur
le rire, couvrent tout le pare-brise. Puis la bouche disparait, la route,le
cone de lumiere des phares sur la chausse rapparaissent. Un autre
cone arrive en sens inverse : les bases des deux eones se rencontrent et
se transforment en un baiser 1
Dans ce scnario, chaque lumiere est devenue un prsage pour
composer un ballet rotique improbable et dangereux jusqu'a 1'extinc-
tion des feux: Il est revenu dans un monde OU les voitures sont des
voitures et les eones de lumiere de la lumiere, qui se confond avec celle
de 1'aube. Et non pas les signaux amoureux, des messages dchiffrables
uniquement par celui qui sait les recevoir et possede la elef de leur
interprtation. A la fin, le monde et son ordre, banal, prosalque,
libr de 1'nigme des signes et de toute fascination, reprend ses
jdroits. En cela, ce scnario est la mtaphore de ce que doit etre le
, bnma, un suspens, une mtamorphose, une rduction qui, une fois le
,
film achev, nous rend indemnes, mais diffrents, a la vie du monde.
Pour retourner au rel, il aura fallu, dans La Couleur de la jalouse,
sur la route un accident, un couple tu sur le coup dans une voiture de
sport trop rapide; et qui semble etre venu mourir la, a la place de
Matteo et d'Yvonne, en percutant un camion. Passe une colonne
militaire, comme si une guerre allait etre delare. Un char s'arrete, la
colonne se bloque, Matteo s'approche de la voiture. A 1'intrieur,
on voit les corps des deux jeunes gens couverts de sango Antonioni
aimait particulierement Week-End (1967> de Godard et on pense
galement a 1'avant-dernier plan du Mpris (1963), 1'Alpha Romo
rouge et le sang, et ce plan tlescope un plan du Slence (1963) de
Bergman OU un char impose dans 1'image 1'ide d'une guerreo
En Antonioni avait film 1'elipse en direct, vingt ans plus
tard dans Identficaton d'une femme, il filme le soleil dans un
contexte qui est le sien : le film autant que le ciel. Dans le tlescope.
le soleil est vu dans son contexte , mais coup dans l' cran par le
cadre. Il n'est pas cadr telle une boule de feu mais semblable a un
1. Michelangelo Antonioni. lfilm nel cassetto. op. cit., p.
la question du sublime revisite par michelangelo antonioni 193
prlevement comme si le tlescope offrait une vision comparable a
celle d'un microscope au cceur du film; entracte brlant, ponctuation
sidrante, le soleil reste une hypothese (1'hypothese du film a venir) ;
a la fin du film, quand Niccolo renonce a1'identification d'une femme,
il imagine le dernier voyage, le voyage vers le soleil: la vrification de
1'axiome. C'est 1'histoire d'un vaisseau spatial qui va vers le soleil,
tout pres du soleil. I Il ne se brille pas... ? questionne le neveu
de Niccolo. I On ne peut jamais dire, dans la science-fiction, ce qui
est vraisemblable et ce qui ne l' est pas.
Le voyage va s' accomplir sur un astrolde < captur dans l' espace
et qui a t transform ). Antonioni met cet astrolde sur orbite et
1'anthropomorphise trangement, ille creve de deux normes crateres
qui sont des yeux, 1'astrolde est alors un visage crevass, burin,
ratatin, et d'abord un regard; en accomplissant sa demi-rvolution
dans le cadre, il ne nous quitte pas des yeux.
comme la tumeur non identifie sur 1'arbre obligeait Niccolo a la
scruter, nous aimante, il est un aimant qui nous entraine
pour ce voyage vers le soleil et s' approche du soleil pour l' tudier .
L'astrolde comme la tumeur de 1'arbre nous propulse vers 1'infini
-1'infini: ce que le plus grand ne peut pas contenir et qui tient dans le
plus petit l
Il est la mtamorphose de la tumeur de 1'arbre, sa projection dans
une autre ralit, celle A la fin,
le soleil perd sa forme et devient une tache, une elaboussure, une
couleur sature, aveuglante le --'- .... - ....
". ", . ,-, .., .Y" ._ ,,, .._-,,.,-_....,.' .
1. Autrement dit le divino Non coerceri maximo contineri minimo. divinum est: exergue
d'Hyprion de Holderlin. extrait de l'pitaphe d'Ignace de Loyola.
)
chapitre 2
saturation et formes du vide
une esthtique antonionienne
Le la saturation est la forme teehniquement
douee neessitTtrieure qUl ffOtt'ge ehel'i:A:ntonioni une autre
forme symtrique et antagonique: l'explosion.
Antonioni insistait sur le fait que le soleil tait vu au tleseope dans
son eontexte, le eiel. Le eiel est aussi le eontexte de l'explosion quand
le feu jaune jaillit des ehemines au premier plan du Dsert rouge
et surtout dans l'avant-derniere seene de Zabriskie Point. Le eiel, bien
mieux qu'une toile de fond, le subjeetile d'une peinture en mouve-
ment, un interminable support. Un subjeetile impossible a atteindre
des eette seene de La Notte OU un groupe d'amis joue, dans une
campagne menace par la priphrie, a tirer des fuses, projeetiles
entrainant la fume d'un dessin dans leur sillage, eontre le eiel.
avait un pouvoir de libration
analogue 'icelili de'Fe;plosion; cette derniere est une suite ou une
formule de la saturation eseompte du soleil. Antonioni ne les inserit
pas dans une eontinuit narrative, mais les juxtapose - l'avant-
derniere scene et la derniere seene de Zabriskie Point: l'explosion puis
le soleil eouehant - ou, de far,;on plus eomplexe, les superpose : le zoom
une saturatian de signes magnifiques 196
sur le plan de L'clipse produit une explosion
de lumierel avec une violence d'autant plus certaine qu'il ne
s'agit pas d'un zoom au sens ordinaire, mais d'un raccord vertigineux
entre l'image du rverbere et un dclic, celui de 1'Augenblick (l'instant
du regard) OU n'est plus fixe que sa lumiere. Passage sans transition
entre le dispositif et l' effet, entre la lumiere objective (intentionnelle)
et la lumiere aveuglante selon un mouvement de camra qui apparait
brusque, prcis et dfinitif comme un dtonateur.
L' explosion libere en donnant une inexplicable joie, et Antonioni
confirmait que la fin de Zabriskie Point lui avait octroy une vritable
jubilation en la tournant. La joie est celle de l' espace, du cosmos enfin
libr de toute finitude, du temps, de l' amour et du sursis.
Le ciel est toujours serein a sept, huit mille metres. Puis l'azur
disparait et une teinte turquoise apparait, qui devient de plus en
)
plus intense. Aux environs de deux cents kilometres, le ciel est
noir. toiles, galaxies, nbuleuses, amas, radiogalaxies distantes de
milliards d' annes-lumiere, gaz et poussiere le remplissent presque
entierement. Et tout cela s' enfuit de nous aune vitesse folle '.
C' est ainsi que se conclut la catastrophe qui ouvre le texte intitul
Au-dela des nuages. Un avion cras, pas de survivants, des
lambeaux.
Les morts, les lambeaux, la chair en bouillie, il n'y a rien arcuprer.
Excepts deux doigts au bout de la prairie du cot de la meL Les doigts
sont accrochs aun morceau de main, une main masculine trange-
ment propre et ils serrent une petite cuillere acaf de plastique blanc 2.
Le ciel quand on s'y enfonce est une crevasse, d'abord cette teinte
turquoise puis l'obscurit. Ensuite tout s'anime au ralenti.
Dans l'pisode franc;ais des Vaincus, un planeur atterrit, crant
un effet de perturbation; il captive les jeunes gens, puis visuellement
les spare, laissant dans le cadre une petite fille et un jeune homme,
interdits, devant la piste d'atterrissage. Au loin, on aperc;oit d'autres
avions; ce planeur est un projectile dont le surgissement, ou plut6t la
1. Michelangelo Antonioni. Rien que des mensonges, op. cit., p. '4.
2. [bid., P.15.
197
saturation et formes du vide
pntratio
n
dans l'image (la phnomnalit n'est pas celle de quelque
chose qui surgit, qui sort de l'image, mais au contraire, de ce qui, venu
du hors-champ, entre dans l'image pour y semer la panique), cre un
effe.t:..<!.J!l1g
et
, de joie et d'merveillement teint d'une sorte de
stupeur.
Cet avion entrant dans le champ est aussi une mtaphore,
phnomene imprvu par excellence, qui cre un vnement perpendi-
culaire au rcit poury ajouterun accroc d'tranget.
Au dpart, dans le cinma d'Antonioni, l'avion est un outil narratif,
un vnement tombant du ciel pour casser ou drouter le rcit;
objet insolite, inattendu et singulierement tranger au rcit, le
planeur des Vaincus est un signe, un prsage, impossible a dchiffrer.
Le 6 novembre 19
3
7, dans le Corriere Padamo, Antonioni avait fait la
recension du film de Capra, Horizons perdus, et il semblait avoir t
frapp par: L' avion tincelant, qui, en tombant apres un vol drama-
tique, amene ses personnages [.. .] dans un trange pays, Shangri-la,
au-dela du Tibet, enclav entre de gigantesques murailles inconnues,
OU le bonheur est souverain.
La nouvelle Au-dela des nuages fait voir un avion cras et sans
survivants: L'appareil s'est cras a mille sept cent quarante-deux
metres au-dessus du niveau de la mero La mer se voit au loin a travers
un col de roches sombres, mais il est rare que les bergers s'arrtent
le long des sentiers pour la contempler. Le dispositif est celui de
la chute d'Icare telle que Bruegel l'a peinte. Antonioni en garde le
paysage et l'indiffrence du tmoin.
L' avion dans l' pisode franc;ais des Vaincus est un avion sans hlice.
Thomas, dans Blow Up, en revanche, s'enthousiasme pour une hlice,
hlice qui n'est pas seulement une synecdoque, mais galement
l'indice d'un rcit secondaire qui n'aura pas lieu, nigmatique, gratuit,
comme si, dans l'enquete, il fallait qu'un indice, un faux indice,
propose au rcit une autre piste, le dbut d'une histoire qui va s'arreter
la des que Thomas trouvera une place a l'objet. Dans L'clipse, un gros
homme dans l'enceinte de la Bourse vaque, un petit ventilateur a la
main, dont l'hlice est comme celle d'un avion miniature.
une saturatian de signes magnifiques 198
D'un film a 1'autre d'ailleurs, des lments co-attenants fabriquent
par synapses une sorte de rcit discontinu pour le spectateur, qui voit
tous les films d'Antonioni comme un seul film. (Identification d'une
femme est a cet gard un pitom OU ron reconnait par citation chaque
film du cinaste l'un apres 1'autre, s'enchainant en longeant la ligne
visible du rcit.)
Le bruit du ventilateur dans sa chambre enMrique entraine Locke a
s'inquiter des avions en partance; d'un film a 1'autre, ou a 1'intrieur
du meme plan, Antonioni provoque de tels courts-circuits, des enchai-
nements, des analogies, des relances OU le motif met en mouvement un
mcanisme mental et visuel. L'avion est un terme essentiel du rcit
antonionien, un objet a fonctions multiples, tel un couteau a plusieurs
lames escamotables prcisment comme le train d'atterrissage
d'un avion. Dans Rien que des mensonges, le projet crit pour la bande-
)
son d'un film a New York est intitul: D'un trente-septieme tage
sur Central Park (Trente-sept? L'age de T. dans Techniquement
douce, l'age de Locke dans Profession: reporter... ) et s' acheve ainsi :
le les vois dans ce grondement confus, fondus ensemble, l'reil attentif
a la conduite, avec leur voiture lente: un grondement qui n'a pas le
courage d' exploser. Comme un avion qui serait immobile dans l'air,
l' air pur et clair de cet hiver printanier l.
Dans le meme livre, Antonioni se souvient de l' avion de Zabriskie
Point et de cet pisode dramatique: le train d'atterrissage de 1'appareil
utilis sur le tournage avait perdu une roue.
En meme temps je regardais le paysage tout autour. le le connaissais
bien, c'tait celui que je voyais tous les jours, rien n'avait chang
et je pensais que, comme ce paysage tait celui de toujours, il n'y
avait aucune raison pour que nous changions et que de vivants nous
devenions des morts, cette incrdulit si naturelle me fit sourire. Rien
n'avait chang dans ce paysage sauf une chose, la minuscule roue qui
avait t attache au-dessous de nous maintenant ne s'y trouvait plus 2.
1. Michelangelo Antonioni. Ren que des mensonges. 0P' ct.. p. 233.
2. Ibid . p. 209.
199
saturatian et formes du vide
L'avion de Zabriskie Point chappe a la terre, s'vade littralement, il
invente les formes qui sont adresses au ciel, celles d'un voyage sans
retour, qui aurait d etre sans retour puisque celui-ci est fati dique a
Mark (il sait ce qu'il risque en rendant 1'avion, comme Locke sait ce
qu'il risque en allant au rendez-vous de Daisy). Le ciel et la mort sont
de meche.
Le cerf-volant de L'AquiLone se dtache de son fil. 11 est le hros du
film, mais aussi une des plus belles mtaphores du cinma; pour ce
film-la, ce film infini, il n'y aura jamais assez de bobines, jamais assez
de fils, meme si ron dtrame tous les tapis, toutes les couvertures,
toutes les tapisseries, meme si les hautes lisses se mettent a marcher a
l' envers, meme si l' on dfait toutes les images figuratives ou abstraites
pour le raliser.
Dans Identification d'une femme, le regard du ralisateur, a l.;tfin
du film, abandonne de 1'arbre, tmoin\
obsdant, MacGuffin de la et du rei, de 1'nigme du rel que ron
a sous les yeux, motif qu'Antonioni s'est toujours refus a identifier
tant il faut qu'il reste 1'innomm du film et de son cinma. Il1'aban-
donne pour suivre en reve une image du soleil. cette fois centre, plein
cadre, qui se diffuse ensuite, instille sa luminosit, sature le cadre,
perd sa forme pour devenir une couleur. Le hros, ce ralisateur
finalement assez sdentaire, casanier a sa fac;on, c10u a la terre et aux
femmes, s'vade, se perd dans ce projet qui n'en est pas encore un,
dans cette image sans histoire, cette ide de film OU 1'horizon est le
ciel, le ciel tendu par le cadre et de soleil ensanglant.
le me souviens d'un personnage dans une nouvelle d'Hemingway
auquel on demandait: "Croyez-vous en Dieu?", et il rpondait:
"Parfois le soir". Quand je contemple la nature, quand j'observe le ciel,
l' aube, le soleil, la couleur des insectes, les cristaux de neige. les
toiles, je ne sens pas le besoin de Dieu. Peut-etre que lorsque je ne
pourrai plus observer et m'merveil\er, quand je ne croirai plus en
rien, alors peut-etre je pourrai avoir besoin de quelque chose d'autre.
1. Michelangelo Antonioni, Play Boy, novembre 19
6
7. p. S
201
200 une saturatian de signes magnifiques
Crevassescintillantedecristauxetd' toiles, sansfin, sansfond, le
cielentermineavec1'horizon.Et1'avion- chezAntonionitoujoursun
petit avionet de prfrence pourunseul passager, celui de Zabriskie
Point -,1'objetimprvisible, impermanent, quipeutperdreune roue,
celui du risque individuel se transforme, dans Identification d'une
femme, par1'intermdiaired'uneimage suruntimbre, enunaronef
- vaisseau n d'une inimaginable technique pour un voyage infini,
hab.itacleconc;upourgaleroudumoinspoursuivrelecerf-volant.
terre etle ciel, surla terre et dans le ciel, la tumeur de
1'arbre et le cerf-volant (ou 1'aronef) se rpondent. Et la tumeur
de 1'arbre, sa protubrance, sacorne, est comme onle ditjustement,
quandonveut nommerunesoucoupevolante, unobjetnonidentifi,
pos sursabranche, interceptantle regard entreciel etterreo L'objet
nonidentifipassede laterreauciel (pourcela ilaurafallu renoncer
a 1'identification d'une femme, c'est-a-dire a la psychologie, aux
sentiments, a toutes ces affaires encombrantes). Antonioni voulait
qu'Identification d'une femme fut son dernier film antonionien
renoncerace queMatteoconstatedansLa Couleur dela jalousie :
Toutmesembletellementridicule [".].L'amourestridicule, n'ayons
pas peur des mots L,,]' Qui, parce que c'est une mystification, une
duperie, mais comme la duperie n'est pas sans mystere, alors nous
tombonstousdanslepanneau'.
setourneversunmystereau decemysterelJUis.
I
Il scrute1'objetnonidentifi pos slTrhre
: et c'est comme si cet objet terrestre se mtamorphosait alors en un
. autreobjetnonidentifi, cetastrordecapturdansl' espaceetquia
ttransform.
Au sujet de ce kyste, Antonioni se refuse a rpondre: C'est
unsymbole ... Cela reste unmystere. C'est quelque chose que j'aivu
sanssavoirce quec'tait,jen'aipasrussialedcouvrir'. Plusloin,
Antonioninote enfin: Si1'hommedevaitarriverau-delade ce qu'il
apprhende,aquoibonleciel?
1.MichelangeloAntonioni.1film nel cassetto, op. cit.. p.'7',
" EntretienavecMichelangeloAntonioni,Cinmatographe. nO 84.dcembre'98"
saturatian et formes du vide
Les dernieres minutes de Zabriskie Point font rouler, dbouler
enapesanteuretvolerenclatsles objetsordinairesde notresocit
de consommation (en trois temps: tlviseur, rfrigrateur, biblio-
theques) ,laissantsuruneorbiteimprobable1'antennedutlviseur,le
poulet froid et les livres, dans un cosmos en rduction, un micro-
cosmos,projectilestousazimutsensuspensdevantlesubjectileleplus
inattendu,leciel.Etcelacomposeuntableauenmouvement.Onpense
aux Nouveaux Ralistes, mais la encore il me semble plutt que c'est
uneesthtiquealamanieredePollockquidomine.Lesobjetssontdes
ainsi projets ils perdent leur identit:'une' rduction
(1' explosion) les dcharge de 1'identification premiere. Ils sont des
formesetdescouleursendevenird' abstractionsurfonddeciel.
Jeveuxpeindreunfihncomme onpeintuntableau':.\'> PourLe
Dse'rrrou:g;- i1'tableau de'paysage',-TcroyaETemenfmoderne mais
domin encore par la forme-tableau; dans cette scene de Zabriskie
Point, cetteforme-tableau es"t"remise enquestion:le cinaste investit
le ciel pour enfaire un support infini, perptuellement hors cadre;
le cadre n'est que la dlimitation arbitraire de quelque chose qui se
pours
uit
au-dela, horscadre. Etc'estencelaqu'ilyaduPollockdans
unetellefac;on defilmer. Ce quiestcadrse prolong
e
a1'infini,hors
tableau, horscadre etle motifestvraimentunmotif, c'est-a-direune
miseenmouvement. Chaquesecondede1'imageestuntableauquine
durequecetteseconde.Apparitionaussit6tperdue,
a dece
voirce qu'ons'puiseraitinutilementathoriser:voirl'imagefixe, le
tableau,levoirentantqu'ilsephnomnalise,c' estlevoira1'instarde
1'image enmouvement. Ce djas'efface, le tableaucomme
te!, contraintdanssadtermination auconserva-
teurotf rrarchiviste; auxregtaillaturs'ou auxfaussaires. Antonioni,
lui, de vision et peint un tableau qui
--, .... ".'-"-.-.'.- ..".- <'-'"- .-_.-
se modifie achaque seconde aussi longtemps que la vision peut le
tenirenrespectoCetteexplosionestcelledetouteslesformesacquises,
apprises, rassurantes, et doncaussil' explosionde la peintureetde la
1.EntretienavecMichelangeloAntonioni.Biancoe Nero. n,-3.fvrier
ca
"
,," nya

203
202
une saturatian de signes magnifiques
forme-tableau comme possible piege et, au-dela, le dni de toute
rhtorique, detoutce quiauraitpudevenirdansce cinmaunetenta-
tion formaliste oil 1'image consacre aurait consenti a valoir pour
elle-meme,enelle-meme, oublieusedu poidsdu nant quiestsa
chargeexplosive. ..
Danscettescene, ce sontaussilesplansfixes fascinsetfascinants
.. . surlesoletlesmursquivolenten
. \ Zabriskie Point, A1'J.tonioni n'aura d'ailleurs plus systmatiquement
reCOurs a cette esthtique de la fascination, ou alors a la du
coupde murdansProfesson: reporter, pourluiconfrer
une apret oil la stupeur et la violence ne laissent plus de temps a
lafascination. _. .. ) .J V
Dans les scnarios et plus nettement dans les scparios non
raliss, ondcouvrea1'reuvredesimagescimentesentableaux. Des
reuvresquin'pousentjamaisunstyleparticulier,quin'appartiennent
r-----p
as
non plus aune quelconque cole meme si, par enirebaillement,
( onydceletelleoutellerfrence, maisaucontraire,destableauxqui
1....--- voquentallusivementunetonalitaffective. Le tableau, dansla rali-
sation, ne se dpose pas enune image en otage d'une autre, encore
moins en une citation, invente.uneforme qui se cOIlforme....au
film, domine certes par le modele pictural, mais qui leaomine a
son tour. L'avant-derniere scene de Zabriskie Point de ce
retournement. .._.
H faut qu'Antonioni filme pour atteindre cette mtamorphose, a
l'tatd'hypothesedanslescnario,l'imagerestesouventuntableauou
son bauche. Dans L'Aquilone, parexemple, le ciel sert galement de
toiledefond;sil'onenrevientautexte,l'effetestdesplusdiffrents:
L'astronauteclot lacommunicationet sedirige versun hublot acotde
l'oprateur.Auloindansle cielnoir, maistreslimpide, il y aunpoint
blanc, diffrent des quelques toiles visibles. C'est le cerf-volant.
Ilavanceaunevitesseincalculable, malgrsonapparenteimmobilit.
Pasunevibration,pasunbruissement[... ]. Lefilquis'enfoncedansle
saturation et formes du vide
vide noirtraceune interminable rayure blanche, une coupure, ouun
coupdecraiesuruneimmenseardoisel.
crit, il s'agitd'untableau, onpeutreverace qu'auraittsamise
en mouvement, au fond noir hors cadre, infiniment hors cadre, au
coup de craie coupant littralement 1'cran, plaie dans 1'image plus
vive quecelled'untableaudeFontanaetcouranthors-champ,sansfin
suivantlefilducerf-volant.
DansLe Dsert rouge, surletableaunoirdanslachambredesonpetit
Giuliana avait dessin une tache bleue - indice de la scene
insulaire, azurenne. Elle coupe cette tache bleue d'un coup de craie
blanc qui suggere la voile du navire, mais aussi confere soudainune
sorte de visagit a la tache informe. Le tableau noir, 1'ardoise, est
devenu un tableau inachev, inachevable, un tableau qui ressemble
a Giuliana. 1'vocation de ce qu'elle est et qui,
parmtonymie,amorcelascenede1'ileoil toutlemondechante.
-SAlltiJ.ionivoitselonunmodelepicturaI"q:;:;:andilraTise, samise
enmouvementbutealorscontrelafascination: dans1'avant-derniere,
scene de Zabriskie Point, meme si 1'image est leste d'une chargei
mtaphysique et psychologique, la jubilationoula joie de l' explosion
empaliel lafascinationsupposedansleplan
nonralisdeL'Aquilone laissesedrouler1'imagedansletempspro-
prede l'imageenmouvement(lemouvementsansfinducerf-volant).
L'imagelesuit;etlesuivant,sortducadre,lemodifieetfaitdivorcerle
cadre de la forme-tableau. Le ciel est le fond quilibere le cadre non
pasdumodelepictural, maisdumodelepicturalenotagedelaforme-
tableau. Reste la question autrement pose parGodard (dansPassion
en parexemple):Commentcadrerleciel?.
Le cadre s'ouvre au mouvement, a la mise en mouvement par le
motifetacceptedele servirsurtoutlorsquece motifs'autoriselaplus
grandeaudace:l' explosionouladissolutiondanslesabyssesduciel.
Enfin, le ciel < a quoi bon le ciel?) est ce fond envahi par le
soleil: sidration a son comble (le mot sidrer ne s'emploie-t-il pas
d'abord pour les astres?); dans Identification d'une femme, le soleil
1. MichelangeloAntonioni.ToninoGuerra.L'Aquilone. op. cit.
205
saturation et formes du vide
204 une saturation de signes magnifiques
explose, comme rondit d'une tumeurqu'elle explose et alors le ciel
changedecouleur. Ce quis'ensuitretrouvelafascinationquis'anan-
tissait dans unpande mur, mais cette fois avec une pyis51.QCJLaXeu-
glante etlibratrice, libredela (La Notte), de1'angoisse
aeDesertrouge),libredelasocit(Zabriskie Point), libredupoids
des sentiments, de 1'amertume et de 1'espoir, de la dception et de
1'attenteetde1'impermanencedetout.
Le ciel dlivr de tout horizon (au sens philosophique du mot)
s'impose lorsqu'il est travers par une sorte de violence - effective
dans Zabriskie Point, douce dans L'J!9.yjlone. Cette violence souligne
passionnmentpar Antonioni
{Rienneressembleasoi-memeence mondeOU rienn'eststable. Iln'y
L destablequ'uneviolencesecretequibouleversetoutechosel.
Le paradoxe, au sensfortdumot, d'untelcinmaestqu'illuifaut
pouratteindre ettoucher ce qu'ilvise, librercette violence, la faire
prouver et voir; la seule fa90n pour y parvenir est d'emprunter
une voie, une mthode ou une attitude qui pouse ce qui est vis et
qui est une forme techniquement douce. Le titre du film non
ralis (con9u en mme temps que Blow Up) a t emprunt par
Antonionia une dclarationd'Oppenheimerprononceparle physi-
cien en plaidoirie pour ses confreres qui avaient con9u la premiere
bombe atomique: Monopinion est que si quelqu'unentrevoit une
chosequiluisembletechniquementdouce, ils'attaqueacettechoseet
illaralise.
Dans Techniquement douce, T. meurt: ntombe brutalement, le
regard teint, les ongles enfoncs dans la terre, sesyeux remplis de
larmes, fixs suruneorchidesauvage poussejustela 2. L'orchide
reprsentelajeunefilIe, maisestlaaussipourleciel,alaplaceduciel.
Eneffet, lesfleurssontrapparues. Celaveutdire quele cieletla
lumieretraversentanouveauleplafonddesarbres.Indicedelafemme
etdelalumiere,1'orchideestladerniereimageque de
trop pres, au point ou
1. MichelangeloAntonioni.L'Europacinematogmjica,nO 9-10.juillet aot1961.
2.MichelangeloAntonioni,Techniquementdouce. op.cit.. p. 131.
alors1'imagefascine etdevenantfloue (siantonionienneencela), ou
s'
PourS., le jeune homme, la fin estla mme, cruelle et concrete.
Pris aupiegetendupardes enfantsqui, dansuninstant, observeront
sonagoniealafrontieredelafortetdelacivilisation,S. fixeleciel:
Ce dialogue muetentrele jeunehommeetlesenfantsse prolongeen
delongs Et puis,celui-cin'amemepluslaforce detenirla
teteetlesbraslevs.Alorsils'abandonneetdemeureainsi,surledos,
aregarderle cielquidevient rose. Le rosese confondavec unetache
quiprendlaformed'unemaison:c'estlamaisonroseetsurleseuilily
aunesilhouettedanslaquellenouSreconnaissonslajeunefillel.
Danslecielsefondentetse confondentlesimages; ilestl'aimant
desimages,lesconvoquepuislesefface, avecceladeparticulierqu'il
est1'horizonextreme,1'horizonde tousleshorizonsau-deladuquelil
n'yapasd'autrevnement,iln'yaplusrien 2. Le terrainvaguedeIl
Grido, encombrdedeuxbobines(onretrouveradeuxbobinessembla-
bIes, maislaassurmentadesseinmtonymique, dansHuitet demi de
Fellini, poses devant le grand chafaudage); le parc de La Notte a
l' aube et son horizon a trois cent soixante degrs; la priphrie de
Rome dans L'clipse et son noyau infrangible: la Bourse, trange
quivalentde rilede LAvventura;la plaineduP de Gens du P etdu
Dsert TOuge ;puisunautre parc a1'aube, celuide Blow Up; lesdserts
deZabriskiePoint etdeProfession: reporter; lalaguneouverted'Identifi-
cationd'unefemme ;lajungledeTechniquementdouce quandelletouche
etretrouvelacivilisation, c'est-a-direlabarbarie;lafrontiere de Rien
---_.-
que des mensonges ettoutes les fronteres, toutes les limites, tous les
horizonsalors ceslieux c'eUxue1'indter-
\
minauOn-eClurhorrron toujours report, diffr, inquit par la i:
brume, le brouillard, 1'humidit, 1'cume ou le sable du dsert, \1
'ciel, aletoucher,acomposeravec
lui unpresquelllonochrome?ulaligne d'horizon justementdevient l
floue, s'estompe-,-seiface dans un miiage. Le ciel pesait sur eux
j
l.Ibid., p.134.
2.MichelangeloAntonioni,Rienquedes mensonges,op. cit., p.19
206 une saturatian de signes magnifiques
doucement pour les ou encore, dans
L'Aquilone ou dans Gens du Po, du ciel venait une colere pour tout
chambouler, casser la ligne d'horizon, en suggrant un dluge, un
bombardement, une sorte de fin du monde.
Le ciel contrarie, efface et teint I'horizon, tous les horizons, il est
l'horizon au- dela de tout horizon, la OU il n'y a plus de point de fuite,
un sens du mot, sans perspective a moins que
subsiste, ultime point de fuite, ce soleil a atteindre a la fin d'Iden-
tification d'une femme, point de fascination jusqu'l'aveuglement.
Antonioni hsite entre latascTriatioiJ: et le ious
aveugls par le projecteur et a la aveuglante du rverbere de
L'clipse, au soleil satur d'unefemme, mais ces images
de l'aveuglement se retournent comme un gant en une parabole que
Locke raconte a la jeune fille a la fin de Profession: reporter, avant de
mourir; 1' ai connu un aveugle, vers la quarantieme anne, il a
recouvr la vue. D'abord il a exult. Visages, couleurs. Mais ;a c'est
gat ... Le monde tait plus sale, plus dgotant.1l y avait de la salet
)
partout. Quand il tait aveugle, il se dpla;ait avec une canne ; guri,
il a pris peur et il s'est mis a vivre dans le noir, il n'a plus quitt
sa chambre. Au bout de trois ans, il s'est tu. La camra glisse
lentement de l'interrupteur aun petit tableau encadr au-dessus du lit.
Un paysage - monastere perdu dans la campagne -, qui fait de loin
songer a un Corot. Que dit la parabole? Que le rel sans filtre, sans
clipse, sans le tamis de l'art, sans l'reil du cinma, sans l'intention du
film avenir, sans ce projet qui capture et mtamorphose ces bribes de
visible qui autrement seraient restes sales et al'abandon, que le rel,
tel qu'il est, est insupportable.
Antonioni crit que, pour lui, faire un film est vivre. Vivre est voir,
disposer de cet aimant de la premiere image, le mur
exemple (l'image de l'intuition). Cet aimant attire les images et les plus
sales deviennent fascinantes; les plus ordinaires, extraordinaires; les
plus par etre impntrables et alors le monde,
tout le monde chante .
Dans la lettre dja voque que Husserl crit a Hofmannsthal en
1907, on trouve cette formule a propos de l'artiste: Qu'il suive
207
saturatian et formes du vide
purement et uniquement son daimon, comme du dedans, ce1ui-ci
l'entraine a une activit d'aveugle voyant.
La formule en apparence nigmatique, ou paradoxale, fait songer a
nouveau a La Lettre de Lord Chandos, le texte de Hugo von Hofmannsthal
opposant le philosophe al' artiste, Husserl crit;
Sauf qu'il ne vise pas comme ce dernier (le philosophe), a dcouvrir
le sens du phnomene monde et a le saisir dans des concepts, mais
a s'approprier le phnomime du monde dans l'intuition, afin d'en
rassembler une abondance de formes et de matriaux pour des
configurations l. I :.
On ne saurait mieux dire d'Antonioni, hi souligner plus nettement
le privileg
e
de l'intuition. En cho on trouve galement, dans un texte
inattendu de Panofsky sur le cinma, une intuition complmentaire : le
principe de coexpression imagin a partir du cinma muet. Panofsky
l'nonce ainsi; Bref, le scnario - ou, cornme on l'appelle de fa;on
approprie le script - d'un film est sujet ace qu'on pourrait dnommer
le principe de coexpression, et il n'a de cesse a partir de ce principe
de s'approcher d'une naissance du cinma, a coups de sonde qui font
imparablement penser aAntonioni. Il stigmatise les dialogues qui se \'\
voudraient potiques, il dnonce l'ide que le cinma soit remorqu
par tout autre art, avant d'identifier ainsi le metteur en scene: '
Plus qu'aux activits du musicien ou du chef d'orchestre, les activits
de l'acteur et du metteur en scene de cinma sont comparables,
respectivement, a ceHes du peintre et du sculpteur d'une part, et de
l'architecte de l'autre [... l. On pourrait soutenir qu'un film qui ne
voit le jour que grace a un soutien collectif dont les contributions
possedent le meme degr de permanence est l' quivalent moderne
le plus proche de la cathdrale gothique; le rle du producteur
correspond, plus ou moins acelui de l' veque ou de l' archeveque ; celui
du metteur en scene acelui de l' architecte en chef; celui du scnariste
a celui des conseillers scolastiques qui tablissaient le programme
iconographique; et celui des acteurs, des cameramen, des monteurs,
des techniciens du son, des maquilleuses et divers autres techniciens,
l. Edmund Husserl. La Part de l'al. Art el phnomnologie. Presses de l'Acadmie Royale des
Beaux-Arts de Bruxelles. '991. p. 13.
209
208 une saturation de signes magnifiques
aeelui des hommes dont le travail produisait les diverses entits
physiques du produit fini, des seulpteurs et des maitres verriers
jusqu'auxearriersetauxeharpentiers,enpassantparlesbronzeurs,les
menuisiersetlesma<;onsl.
L'arehiteeturetravailleleeinmad'Antonioni;leeinasteasouvent
dit que e'estune professionqu'il aurait aim exereer (onse souvient
que Fritz Lang, par exemple, se destinait a ee mtier); 1'arehiteeture
apparait dans sesfilms telle une mtaphore, une scansionouunsite
privilgi. Elle hantelapriphrieenconstructiondel' pisodeitalien
des Vaincus, ou les chantiers que fixe la camra de L'clipse; elle
s'imposejusqu'aZabriskiePoint, cefilmsansparois,sansmurs, faitde
vitres,oulaseulearchitecturevritablementprsenteestlapourvoler
enclats, etavoue quece quiatconstruitpourlefilmetparle film
nepeutexisterquedans1'instantetsetrouvevoualadestruetionoua
laruine. Ilnereste d'ailleursriensurriledeL'Avventura de lacabane
de bergers, construite en platre et en papier mach par Poletto, le
dcorateurdufilm.
Une confrence de Heideggerintitule Batir, habiter, penser,
suggereque:
Le rapport de l'homme ades lieux et, par des lieux, ades espaees,
rsidedansl'habitation. La relationde l'hommeetde l'espaee n'tant
riend'autrequel'habitationpensedanssontre2.
Le cinma,etsingulierementceluid'Antonioni, estavanttouteette
fac;on de penser la relation de 1'homme et de 1'espace. Le cinma
comme1'arehitecturemanifesteeetterelation;lefilmachaqueniveau,
est1'laborationdece lien. Le plantantavecle montage1'instaneeOU
sephnomnaliselanaturedece rapport:cet habiter quiexprime
latensionentrel'hommeetl' espace.
L'architecture pour Antonioni n'est pas une eitation mais un
principe; on comprend ainsi mieux la tension permanente entre
des espaces erratigues et les scenes d'intrieur. La eabane et son
r
foyer rouge dansLe DseTt rouge esteernedevide; DariaetMarkdans
1.ErwinPanofsky,Trois essa.is slLrle style. Paris. Le Promeneur. '996.p.,38.
MartinHeidegger.Essais et canfrences. Paris.Gallimard.'986.p. ,88.
saturation et formes du vide
Zabriskie Point sont dfinitivement sans toit niloi. Heideggerl' erit:
C' est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons
batir. C'est une fac;on d'habiter en crise qu'expriment les films
d'Antonioni, et ils imposent eette erise et la dfinition d'une fac;on
.......
d!?iterOU l' erraneeetl' exilspntdesmanieresdenepasetreehezsoi
(que unheimlich), unemaniered'habiterqui
expulse le protagoniste de lafacltrit quil' emprisonne. Les palais et
lesrceptionssontleslieuxetsituationsexemplairesdece mensonge;
et le dsert, OU la route qui dfile, le vol etl' envol, les figures d'une
rduction, au moins d'une modifieation, OU le sujet commenee a
habiter d'une autre maniere un espaee qui s'ouvre. Le film devient,
plus nettement encore, arehiteeture a part entiere, quand il expulse,
gommeoudtruit1'arehitecture.Ilconquiertsonespaeeenaffrontant
le site prtablipar1'architecture. Le cadre conforme1'architeeturea
saloietlametenpril.Danslaseened'ouverturedeL'clipse, lafac;on
dontAntonioniconstruitchaqueplanintrieurestanalogue autravail
d'unarchitectequibatiraituneprisonmentale,celled'unemlancolie,
tenue d'ailleurs par des emblemes emprunts a 1'arehiteeture et a
la peinture: une pyramide, objet deoratif que Ricardo dplace,
qui devient esure dansle eadre, parfaitement eentre, contondante;
uncadrevidequeVittoriamanipule(ellecarteuncendrierdbordant
des mgots de cette nuit de dispute et dispose une petite sculpture
ainsi mise en situation d' etre observe); un tableau ancien, enfin,
reprsentantunevilleconstruiteenpromontoire(tableauqui, dansun
teldcor,estunvestige).
La fac;on dont Antonioni construit ses films est le signe et 1'aveu
d'unepoque ouhabiterestuneerise;Aldo, dans Grido, incarneeet
hommequinesaitplushabiter.Iln' estpasseulementceluiquinesait
pasouhabitermaisilesteeluiquinepeutplushabitertoutcourt, ear
il n'ya plus de lieu pourlui.@p a Loeke
lorsqu'il retrouve sa maison et s'y sent a ce point un tranger que
eommencesacourseverslevide.
L'architecture cite, incluse, consentie ouvoulue parle film n'est
des lors plus un dcor, elle accentue 1'effet de forclusion ou au
-----
210
\-\ ';'t . e(\ (: o.
une saturatian de'signes magnifiques
cantraire celui de libert. Elle manifeste et amplifie telle ou telle
maniere d'habiter. Dans le meme texte, Panofsky consigne:
Car pour en revenir a notre point de dpart, dans la vie moderne,
le cinma, c'est ce que la plupart des autres formes d'art ont cess
i! d'etre: non pas un ornement mais une ncessit l.
'Pilmer est habiter le monde. C'est d'ailleurs cette maniere
. ... . ,.. ,. __
d'habiter, de savoir et de pouvoir habiter qu'est devenu le film,
consciemment, lucidement et ncessairement; une forme et un
prdicat existentiel. Quand Antonioni intitule le recueil de l' dition
italienne de ses textes: Pare un film eper me vivere, il souligne cette
ncessit. Vivre est cette construction qu'est le film, cet difice dont
1'laboration dbute bien avant le jour du tournage, dont la premiere
pierre invisible est pose quand 1'intuition du scnario s'impose. (Le
fameux mur dont parle Antonioni apropos d'll Crido.)
Identification d'une femme n'est-il pas le film de ce chantier
intrieur, de cette vigilance et de ce travail en amont du film, oil le film
se fait avant de se faire, ce temps oil 1'auteur apprend ahabiter avant
de batir? Ce temps d'identit encore flou, oil 1'identification d'une
femme serait le prcipit qui permettrait
-
d'identifier 1'espace et de
s'accorder a lui. La scene de la lagune ouverte est cet
r' ....., .." . \
accord, distillation chimiquement pure de pour
Antonioni: un espace infini et flou et une femme enfin nette - acet
instant, la femme est ala fois un lest et un point fixe. En outre, cette
scene pousse la question du reprage asa limite, elle en voque ala fois
la prcarit et le caractere d'artifice. Elle manifeste la toute puissance
de 1'intuition sur toute prmditation, mais paradoxalement, accuse la
soumission de cette intuition aune sorte d'tiage qui ferait couler cette
intuition vers les memes lieux et les memes espaces, et choisir pour les
habiter toujours la meme femme: Christine Boisson ne ressemble-
t-elle pas intensment dans cette scene aLucia Bose?
Le metteur en scene est un architecte de la vision, et le personnage
incarn par Tomas Milian, Niccolo, compossible avec tous les hommes
du cinma d'Antonioni, qui d'une certaine fac;on le prcedent et
L Erwin Panofsky. Trois essais snde sty-le. op. cit,. p, 139,
211
saturatian et farmes du vide
l' annoncent : producteur en faillite, peintre sans talent ou sans succes,
ouvrier sans travail, architecte qui ne construit pas, crivain en panne
d'criture. La premiere gnration des hros antonioniens se retrouve
dans ce cinaste qui cherche comme un pole la femme qui va aimanter
les lieux, les laisser venir aelle et les peupler. Il y a chez Antonioni, en
marge de 1'ide d'exil, d'errance ou de,.f.ui.te une rflexion sur le
tarssemenf part du visible et toutes choses

peuvent d'ailleurs etr-Jrappes de panne, et c'est prcisment ce qui,
souvent, les esthtiquement singulieres dans l' espace
du cadre."'>"J ." . d" , v.
Niccolo, le cinaste, est en proie au doute, menac par le
dsceuvrement, et cet homme en panne devient un homme sans
qualits. sans qualits parce qu'illes possede toutes, et ce personnage
annexe la seconde gnration des hros antonioniens: le courtier qui
sait oil est 1'argent et que 1'argent est abstrait, l'ingnieur, le photo-
graphe. 1'tudiant en cavale qui apprend le risque, la violence et
le danger, le reporter enfin. Cette suite, ce dfil, cette thorie
d'hommes, runit la somme des qualits qui fait du cinaste ce matre
d'ceuvre de la vision, capable de construire non seulement un palais,
une hutte ou une maison de verre, mais un monde, dont 1'architecture
relle, par ou mtaphore, n'est, comme 1'tait la
peinture, que l'indice. et capitalise les autres
les ancillarise car, puiss. ils lui cedent la place - suggestion provo-
cante mais anuancer, puisque le cinaste est ici lui-meme en panne.
Niccolo pourtant n'est pas victime de 1'angoisse, mais de cet en amont
anxieux, empreinte en train de se faire, qui est le scheme, et le pli
intrieur, le creux oil le film doit prendre forme et corps.
De nos jours, on ne peut nier que les films tourns autour d'un
scnario sont une forme d'art (meme si leur qualit laisse parfois a
dsirer: ce n' est apres tout pas l' apanage du cinma 1). En outre, ils
sont, avec l'architecture, le dessin anim et le design commercial,
l'une des seules formes d' art visuel encore vive l.
j
1
L !bid" p. liD.
1\1
i
212
une saturatlOn de signes magnifiques
Le verdict de Panofskyse vrifie si onobserve le caractere non-
transitif du cinma d'Antonioni vers la peinture. L'empreinte de la
- --..;...-
peintureestprofonde etvisible, maisla mtamorphuse de ce cinma
parlapeinturequandeelle-eiavoulus'eninspirer(lestentativessont
nombreuses, redondantes, gauehes) ehouedanslacitation. Il semble
qu'il n'yait pas de retuur pussible a la peinture, mais en revanche,
il serait ais d'observer combien la photographie ou la vido ont
t modifies de l'intrieur parle cinma d'Antonioni, comment ce
cinmaad'unecertainemaniereplilavision, crantunearchitecture
de la vision tributaire du cinma, et semblant faire peser sur la
peinturele poids hglien d'undpassementsansappel. L'activit de
peintre d'Antonioni n'infirme pas une telle constatation puisque sa
peinture opere sur le mode du prlevement, larnais de la mi;;"sis
. \ -_..-
elle prolonge exprimentalementune piste ouverte par son cinma,
complmentairede sontravaild'architectedanslesloisducadreetdu
plan. Le prlevementoulefragment,sadimensionhapti,gue etpictu-
rale, et
de sa puissance architecturale et optique. La tentation d'Antonioni
peintreestla partqu'oubliele plan, la partinformelle011 vas'chouer
le planquandl'architecture nele cadre plus. Ses tentatives picturales
cherchent adonnerunrelief, au
informelle,jusqu'cequenaisseets'imposeuneforme.
Tout rapport de citation d'un art un autre est esthtiquement
pauvre et perdu d'avance: qu'Antonioni n'a
d'ailleurs jamaisutilise, de la peinture dans le cinma, esttoujours
rhtorique, il faut que le cinma absorbe la peinture, la comprenne,
pourcrerune tensionforte entre les deuxarts. Elle apparaitraulti-
mement dans Al di la delle nuvole (Par-dela les nuages, 199
6
), oil
l'acteur-narrateur, John Malkovitch, pose devant un tableau de
Czanne, se conforme la pose du modele, et, exagrment, dforme
sonapparenee, sculpte sonpropre corps puur devenirle modele. Le
tableau, cadre dans le cadre, reste bien le paradigme de la mise en
scene.lamarquel'intrieurdelavisiondontlavisionesttributaire.
Et Czanne demeure le peintre par excellence d'une architecture de
la vision, qui peut faire exister le proche et le lointain ensemble,
saturation et formes du vide 213
l'optique et l'haptique dans le meme espace. Czanne, que nous
Par-dela les nuages, pour une saynete douce-
amere, oil il estimplicitementquestiondutarissement:nonpascelui
d'Antonioni filmant dans les eunditions que l'on sait, mais celui de
Wim Wenders. A la question puse par une Jeanne Moreau plus
sentencieuse que jamais, Mastroianni tuut oecup peindre rpond:
Deretrouverlegested'ungniemeprucureplusdesatisfactionque
mesproprescoupsde pinceaux. Ilpeintlafar;un de Czannemais,
entrelamontagnequ'ilreprsenteetlamontagne,sesontinterposes
leschemines d'une centrale nuclaire. Ce que veut l'image, la j
peinturenepeutpluslepeindre,commesic'taitdsormaislessujets
quidisposaientdumdium,commesile rel, insurpassable,immudi-
fiable, souverain,dcidaitdel'outilsusceptibledelerendrevisible, de
seconformerlui;commes'ilfallaitchercherunmodede coexistence
spcifiqueentrelereletsonoutil.
Ce diffrend avec le rel, Antonioni l' entretient depuis Il Grido;
dansIl Grido, etplussystmatiquementencoredansLe Dsert muge, il
rabote le rel. ou au contraire en accentue les angles, souligne les
couleurs,etmemeartificiellementlesmodifie. MaisdansLa Notte tout
aussi bien, ilamplifieladimensionennoiretblanc du film; lascene
du damier, OU les protagonistes jouentau palet, apparait assurment
commel'indicequiobligelefilmatreennoiretblanco Le damierde
La Notte est infinimentplus qu'un argumentsupplmentaire dans la
mise enscene. Il estunemblemearchitectural et symbolique. Le sol
devientle damierd'unjeu de palet, puisunprincipe architectonique
soulignantlaconstructiondufilmennoiretblanco PanofskyconcIuait
ainsi son articIe: Le probleme est de manipuler et de filmer une
ralitnonstyliseetd'obtenirnanmoinsunrsultatquiaitdustyle.
Proposition non moins lgitime et ambitieuse
propositionsdesformesd' artplusanciennes t.
que toutes les
". /
I
Destituant toute image apprise ou attendue du soleil. Antonioni
dtruitlesoleilte!quelesplansurdinairesducinmanouslefontvoir.
Illerinvente.
LIbid., P.14L
I
215
214
une saturatian de signes magnifiques
Nous en savons trop sur le soleil. Moi, par exemple, j'ai parfois la
sensation que le soleil nous hait, et le fait d'attribuer un sentiment
aune ehose qui est toujours la, gale aelle-meme, signifie qu'un
eertaintype de rapporttraditionnel n'estpluspossible, ne m'estplus
possible'.
Cetteidededestructionetdehaine- dehainedecequiestaim_
estcentrale. DansLa Couleurde lajalousie, il metenscenecettrange
pisode: Dans un camion, il y a un cheval noir, le poil luisant,
superbe, arqu. Au sol, git unchiendans une mare de sang, le crane
fracass par les coups de sabot [oo.J. Matteo regarde tantt dans le
camion, tantt les deux hommes, sans comprendre, sensible
cependant au c1imat hallucinant et mystrieux que dgage ce drame
entreanimaux.
Lasceneprendtoutsonsensdansledialoguequisuit:
L'homme- Etmaintenantquivalefaireeourirdimanehe?
Matteo- Pourquoi?
Le ehauffeur- Pourquoi? Il ne montememepasdansle eamionsans
lui,ilnemange pas ... Alors pouree qui est deeourir...
Silenee.Toustroisregardentleehevalquiafaitunpasenavantversle
ehien et sou}eve une jambe eomme pour le toueher sans eependant
oser'.
Au-del de la mtaphore OU conspirent l'amour, la haine, la
ncessit et la destruction, il y a dans cet pisode minuscule une
dimensiondeviolence. La violence contrel'autre, qu'il soitanonyme
ouleplusproche. La sriedes assassinats, danslestroispisodesdes
Vaincus, estviolence contre la socit, commele regard de Daria qui
dynamitelamaisondansZabriskiePoint; lesuicided'AldodansIl Crido
estretournementde cetteviolence contresoi- commel'est, de fac;on
anecdotique le suicide de Gianni, le producteur de La Signora senza
camelie(Corpssansame, 1953),suicided'ailleursmanqu.
1.MichelangeJoAntonioni,cran, nO 35. mai '975.
~ MichelangeJo Antonioni, I film nel cassetto, op. cit., p.1:<6; d.fr. La couleur de la
jalousie inScnariosnonraliss. MichelangeloAntonioni,op. cit.,p.115.
saturatian et formes du vide
DanslesdernierespagesduMtierdevivre, Pavesenote,ladatedu
~ mars(950) :
On ne se tue pas paramourpourune femme. On se tue paree qu'un
amour, n'importe quel amour, nous rvele dans notre nudit, dans
notremisere,dansnotretatdsarm,dansnotrenant'.
Meme si le cinaste rfute souvent, malgr son adaptation de
Tra Donne, devenu Femmes entre elles, une parent avec Pavese, on
dbusquedansLe Mtierde vivre des correspondances,entoutcas avec
lepremier Antonioni:
La haine doit etre- done- le soupt;:on que le eorps d'autrui possede
poursoneompteunespritetsepassede nous'.
Cette haine se mtamorphose apres Blow Up etZabriskie Point, La
mon de Locke dans Professon: reporter en est une forme autrement
complexe, unsuicide diffr. En revanche, les suicides des premiers
films s'inscriventdansI'horizonamoureuxetsont, ausensde Pavese,
les rsolutions d'unvide rvl. L'ultime suicide voqu est celui de
l'aveugle quiaretrouvlavue dansProfession: reportero C' estlesuicide
deceluiquinepeutpasapprendrevoir,deI'hommequil'artdevoir
estoctroytroptard,apresunenuittroplongue,l'checdeceluiquine
peuts'aventurerdansle mondeainsi dsarm. L'amourestunearme
que1'0nretournecontresoi. Savoirvoir,voirc'est--direviser,enest
une autre. DansTechniquement douce, T. estarm, doublementarm,
maiscelanel'empecherapasdemourir.
T. meurt comme Aldo, comme Mark, et une lueur au-del de
l'angoisse passe dans ses yeux, comme Locke, rejoint par ce qu'i!
fuit. Quefuis-tu?,demandelajeunefille dansProfesson: reportero
Lockeluisuggeredeseretourner,etelleseretournepourfixerlaroute
vide qui dfile derriere eux. Alors Antonioni filme en une seconde
danssesyeuxcequ'elleregarde;ce qu'ellevoitestcequeLockefuit. Et
cela n'apas de nom, d'autre nomque cette indfinissable lueurdans
lesyeuxdeMariaSchneider.
1. CesarePavese.Lemlierdevivre, Paris,Gallimard.1977, p.459
~ Ibid.
217
216
I
une saturation de signes magnifiques
L'amour n'a jamais sauv personne, Maria Schneider, qui dans
le film n'a pas de prnom, le sait, tout comme la jeune fille dans
Techniquement douce (qui auraitd'ailleurs du etre incarne par Maria
Schneider) .
T.- Tum'aimes?
Lajeunefille- Ouimaisjenesaispasoiltemettre.
T.- Oilmemettre?Maisqu' estce quejesuispourtoi,unobjet?
La jeune fille- Non, mon amour, tu n'es pas un objet, mais chaque
chosedoitavoiruneplace,danslavie, non?1
Lesvaincussontdoncceuxquin' ontplusdeplace. Lesassassinset
lessuicidsdespremiersfilmsdeviendrontceshommesenfuite dont
onsupposequ'ilsonteudeuxvies. Mark, dansZabriskie Point, suggere
d'ailleurs que, malgr sa jeunesse, il a eu deux vies, quand, croisant
uncabriolet, il y reconnait sa sreur, quelqu'unde savie d'avant.
La perted'identitpourLocke, dansProfession: reporter, estuneforme
de salut qui, aulieu de lui offrirune seconde vie, double sa mort. La
".>,',"'- .' --."
fuite et l' errance se sont substitues au drame trop explicite; elles
cependant des mesures dilatoires pour un meme dnouement.
L'!:rrance est le .. Ilyadans1'reuvre
du cinaste la puissance implicite d'une philosophie, prsente sans
rfrence ni citation, mais inscrite dans une poque. Si Antonioni
croiselapeintureenpermanenceavecunsavoiretuneluciditexacer-
bs, enrevanche il ne convoque jamaislaphilosophie et soncinma
Iestlecontraired'uncinmaathese. La correspondanceaveclapense
deHeideggerestpourtantrcurrente. PourHeidegger,1'erranceestce
mode d'etre de 1'etre-la, duDasein oublieux alors du
a la deTtaiifen aupres de
\ . :
\
tel tant crois dans 1'horizon de la proccupation quotidienne.
L'errancepourAntonioniabiensursonsensordinaire,1'odyssesans
butd'AldodansIl Grido, lafuitede LockedansProfession
aussi bien 1'errance balise, assure, si parfaitement controle de
Piero dans L'clipse, otage conditionn et inconditionnel des tants
contingents. Unsujet qui d'emble n'est plus rgl par les lois d'un
1. MichelangeloAntonioni.Techniquement douce. op, ct.. p,69,
saturation et formes du vide
rcitclassiquedontilseraitleprotagoniste;'maisbiencetetre -la,OU le
la 1'emportesur1'etre, ledporteetle laOU ilest,faisantdeluicet
etre impossible a aimer ou aaimerbien et dontl'errance n' a
pasunsensspatialougographiquemaisbien ' ., \ - -
Une telle destitutiondusujetclassique n'est videmment pasune
interrogationphilosophiquequis'incarneraitensuitedanslefilm, elle
naitduprotagonisteettrouvedesformesconcretesdanslercit.
Une figure surplombe cette hsitation, puis cette modificationdu
sujet: celle dudouble escort duchange et de lasubstitution. Le tout
premiercourtmtraged'Antonioni.aujourd'huiperdu,montrait,sous
laforme d'unplan-squence, l'intrusiond'une femme chez sa rivale
adesseinde reprendredeslettres compromettantes. Ce qui d'emble
faisaitlasingularit de ce courtmtrageetquiallaits'inscrirecomme
un motif persistant dans toute 1'reuvre, tait qu'une seule et meme
actrice jouait les deux roles. Une coupe invisible, dans la continuit
du panoramique les confrontant l'une a l' autre, laissait le temps
a 1'actrice de changer de place et de se situer en contrechamp. Ce
dispositifqui noncealafois une obsessionet le refus d'unprocd
_ le contrechamp - se retrouve ensuite: a la fin de La Notte par
exemple, quand Lidia etValentina sont face a face enrobe noire (le
plan donne alors lasensation que 1'une est littralement le reflet de
1'autre);dansLe Mystere Oberwald (Il Mistero di Oberwald, produitparla
RAI en19
80
) galement, oule jeune anarchiste se cogne sanscessea
son double (le portrait du roi qui regne sur chaque scene). Et dans
combien d'autres situations encore: dans La Dame sans camlias
(95
3
), Clarade dos, fait face asapropre image dans1'cran, jouant.
cheveux courts et a genoux, le role de Jeanne d'Arc; Mavi, dans
Identification d'une femme, est confronte ala photographie publie
danslemagazinequipermettraaNiccoldelaretrouver.
Cette figure trouve son amplification dans Profession: reporter
jusqu'adevenirlesujetmemedufilm. Unetelleobsessionn'estjamais
unefiguredestyle, maislamarqueetlesymptOmed'unemodification
dusujeto LejegljsseversX quipese enchacundecesprota-
gonistesetl' onpeutsoup;onner Antonionid' avoirvoulupourL'clipse
AlainDelonprcismentpource qu'ilyavaitdeplastiqueetdeductile
219
218 une saturation de signes magnifiques
danssabeaut. Effetquimarquegalementlacompositionde1'acteur
de Plein soleil de Ren Clmentaux memes dates. Unacteur oxymore
dontlabeaut estsingulierejusqu'autype (ausensd'archtype oude
prototype), c'est-a-dire jusqu'a 1'anonyme. Antonioni chercha ainsi
pourZabriskie Point desacteursnonprofessionnels,etarrachsal' ano-
nyrnat; renouantsansdoutevolontairementavecunetraditionlieala
naissanceducinma,etque rappellePanofskydans1'essaicritapres
guerre,Style and Medium in the Moving Pictures :
Les acteurs de ces films de la prhistoire taient le plus souvent
recrutsdansles cafs OU lesfigurants quicouraientle cachetou bien
des citoyens ordinaires au physique avantageux s'assemblaient aune
heuredite1.
Mark Freshette avait t dcouvert par Antonioni a Boston lors
d'une bagarre a unarretde bus. 11 retourneraa cet anonymat, teint
parle film de ce qui apparait apres coup comme un destino Dans le
film, lepersonnagequ'ilincarnetombesouslesbaIles de lapolice en
rendant 1'avion vol. Trois ans plus tard, il sera lui-meme arret a
Bostonlors d'unbraquagede banque etincarcrpourquinze ans. 11
mourraa vingt-septans, dans la cour d'exercice du pnitencier sous
une barre d'halteres, 1'enquete concluanta une mortaccidentelle. Le
filmgarde1'image de Mark Freshette, ternellementjeune, commele

ditlachansondeRoyOrbison,lorsqueDariaremontedanslaBuick:
4/\
Dawncomesupsoyoung/ Dreamsbeginsoyoung/Andifyoulivejust
G

for today / The day may soon be done / But there's a place where
J,-- dreams/Alwaysstaysoyoung.
c,._
La jeunesse doit traverser le temps. Le meme et la substitution
reuvrent1'unen1'autre. N'est-ce pas lameme femme que cherche a
identifierAntonionidansChronique d'un amour etIdentification d'une
femme, puisqu'il s'use a chercher dans le moindre planune ressem-
blance ou une rminiscence de Lucia Bose en Christine Boisson?
Apartird'une ressemblancelointaine, ladirectiond'acteursidentifie
l'actrice a une autre, comme sile temps n' avait pas pass; cette jeu-
L ErwmPanofsky.Trois essais surle style. op. cit., p. no.
saturation et formes du vide
nesse,cetincroyablebesoindelajeunesse,seretrouvedans1'rotisme
desdeuxpremierspisodesdePar-dela les nuages. Elle estunedonne
essentielle,lecontre-motifduchangequandledoubleestlememe.
Le roi mort est rest jeune dans la figure du jeune anarchiste du
Mystere Oberwald etAntonioni retrouve MonicaVitti dix ans apres Le
Dsert rouge maisl' onimputele passage dutempssursestraitsaufait
qu'elle soit reine et joue en costume d'poque. Dans Identification
d'une femme, il la cherche - les initiales de 1'hro'ine Mavi (Maria
Vittoria) ne sont-t-elles pas les siennes? Cette ligne entre Chronique
d'un amour etIdentification d'une femme estponctue aussi parle jeu
persistant dans1'image desphotographies, celles qui rsumentlavie
de Paolaoucelles,clouesendsordreaumur,envuede1'improbable
identification.Cetteligneoucelienimplicitesupposequel'identitait
t perdue ou soit flottant:., celle d'un sujet
indfiniquidoitseprcisers'illepeutaufildufilm.
Cette dfaite dusujet, marque parlaperte de1'identit, oblige a
penseruneperted'identitdulieu. Ce sujet, pouretrela, doitrendre
l' espaceneutre.Antonioni,enfilmantBomarzo1, lavilladesmonstres,
pourundocumentaire, et enfilmant les architectures de Gaud dans
Profession: reporter, effacel' cartentredocumentaireetfiction, injecte
dudocumentaire danslafictionetde lafictiondansle documentaire.
11 neutraliseleslieux. Ilssontalafoisuniquesmaisdouloureusement
substituables,et,ainsianesthsis,ilssontle';:<l
Pavese avait prfac 1'dition italienne d'Au cmur des tnebres de
JosephConrad:
Parmi les nombreux crivains "exotiques" de la fin du siecle (Loti,
Kipling, London). il est sans doute le moins "pittoresque". le moins
dsireux de prsenter. sur une palette bigarre, les formes et les
couleursqu'ilacroises.Ondiraitqu'illescache,qu'ilveutenmous-
ser la vivacit, qu'il les dissout en une vague, fondu nostalgique et
introspectif,quisoustraittoutematrialitauxchosesvuesetlespasse
sous silence dansune atmosphere prsente, monotone mais toujours
magique
2

L La Villa dei mostri (La Vi.Ua des monstres). dure10'.195


0
.
CesarePavese,Letteratura americana e atri saggi. Milan,JI Saggiatore, 197
1
, p.
220 une saturation de signes magnifiques
On ne saurait mieux crire d'Antonioni. Il ya dans la neutralisation
des lieux une volont de gommer dans l'image tout pittoresque. Certes
Gens du P, par exemple, tmoigne d'une attention toute particuliere
a un lieu et a ceux qui I'habitent. Mais il semble que meme la, dans
ce premier court mtrage, Antonioni transcende la localit pour faire
du drame un drame universel. Cette universalit est une premiere
forme de neutralisation.
Ainsi, pour que le sujet perde son identit, il fallait probablement
que le lieu l' ait perdu, que le la de l' etre -la soit au neutre et dlocalis.
Cette identit compromise est en permanence contrarie, mais
souligne par la puissance de l' analogie ou du souvenir :
Acet endroit, le courant s'entrouvre et l'ile se dresse, fragment de
jungle, au milieu d'uneAmazonie anotre mesure l.
Au creur de la valle du Po s'ouvre le paysage de Techniquement
douce; la jungle amazonienne tait la, en amont, comme la valle du
Po hante les paysages dcrits dans L'Aquilone et se superpose a ceux
d'Ouzbkistan. Antonioni affirme que tout ce qu'il a fait, le pire ou le
meilleur , tait contenu dans Gens du P; la valle du Po a hant les
voyages a venir, s'imprimant ou se surimprimant au rel, I'Amazonie
ou la plaine d'Ouzbkistan.
Meme si les lieux et les pays, Londres, I'Afrique, I'Amrique,
la Chine, rsistent, il semble qu'il y a, dans la fac;on de filmer du
cinaste, un dsir souterrain de confier une universalit au documen-
taire; de faire de l'image de tel pays, de tellieu, de telle ville, une image
exile.
On se souvient des polmiques au moment de la sortie de Chung
Kuo, Cina (La Chine, c'est a partir d'une dcision implicite
qu'Antonioni a gomm toute dimension politique des images,
travaillant contre la ralit politique et I'histoire a l'intrieur du
documentaire, a la fac;on dont il subvertissait le rcit classique dans ses
fictions. La csarienne qui ouvre le film n'est-elle pas une sublime et
insoutenable implosion dans le cadre, davantage qu'une naissance
dans un hopital chinois ?
1. MichelangeloAntonioni. Ri.en que des mensonges. op. cit .. p. 144.
221 saturation et formes du vide
Dans L'clipse, que reste-il de Rome: I'E.U.R. 1 et la Bourse, c'est-
a-dire un cercle indtermin, frangible, une priphrie qui semble
sans fin et dserte; et, par contraste, un centre, une ruche, un essaim,
bruyant, grouillant, toxique: la Bourse. Entre, rien; rien de ce qui
identifie ordinairement Rome. Dans Identification d'une femme, bien
sur les amants se retrouvent a Venise, mais de Venise nous ne verrons
rien. Il fIotte seulement dans l' espace quelque chose de la ville, prise
entre ces deux extremes;..lil lagune ouverte et le hall de I'hotel. De
Venise, oil le et tamis des apparitions est le plus
aigu, de la ville oil la en images (toutes sortes de clichs,
pittoresques, anecdotiques, sublimes) est la plus grande, Antonioni ne
garde que deux scenes singulieres, non seulement dpourvues de
pittoresque, mais vides des images, et oil le vide est l' acteur principal.
Ces deux scenes se passent a Venise, et pourraient se drouler n'im-
porte oil ailleurs, puisque rien ne situe Venise, sinon son creur senti-
mental, I'hotel Gritti, et son horizon, la lagune ouverte (un pointill
abstrait sur une carte, une ligne indtermine qui se perd dans la
brume) ; et pourtant cela se passe a Venise et ne peut se passer nulle
part ailleurs. Venise est soumise a une rduction qui lui vole ce qui
permet de la dcrire, lui fait perdre tous ses la , toute la thorie
d'images qui par une somme, somme d'tants a galit, nous donne
l'illusion de la connaltre. Par cette rduction, Antonioni dpouille
Venise pour justement en garder l'etre, cet etre qui sommeillait,
escamot par les palais et les images. Le cinaste les efface de Venise
pour qu'il n'en reste que l'etre, au plus proche du vide.
Tout ce que nous avons nomm est pourtant et nanmoins, mais
lorsque nous voulons saisir l'tre, c'est toujours comme si nous
cJ.J
refermions la main sur le vide ... Le mot tre n' est plus alors pour finir
qu'un mot vide. II ne dsigne rien d'effectif, de saisissable, de re1. Sa
signification est une vapeur irrelle 2.
-.,- , ," ...... .'".
1. L'acronyme E.U.R.. pour Espozione Universa!e di Roma, dsigne un quartier de Rome,
construit dans la deuxime moiti des annes 1930 afin d'accueillir une exposition universelle
prvue en 194
2
et annule en raison de la guerreo Ce quartier devait tre la vitrine architecturale
de l'Italie fasciste.
2. Martin Heidegger, Introduction la mtaphysique. Paris, Gallimard, 1967, p. 47
I
223
222
une saturatian de signes magnifiques
Cette vapeur irrelle, Antonioni russit l nous la faire deviner,
prouver, sentir et voir. Le plan extrieur de la lagune ouverte est
d'une intimit insoutenable parce qu'il n'y a que du vide autour des
personnages.
Ida est alors dans une situation comparable acelle de Vittoria dans
Le Dsert muge, sans pathologie cependant.
Ida- Quelle solitude, moi qui ai toujours tant d'amis autour de moi;
j'aime etre tres entoure. e'est magnifique mais triste.
Lui-Regarde, c'est l'eau qui est triste et le bruit de l'eau. coute,
c'est une eau qui est sans vie. Pardonne-moi de t'avoir amene ici,
c'est une maladie, une dformation professionnelle de chercher de tels
endroits.
Dans la scene suivante, comme si l'eau avait circul de la mort l la
vie, de la lagune ouverte au grand canal, Ida lui annonce qu'elle attend
un enfant d'un autre homme: mtamorphose de l'eau morte en liquide
amniotique, passage de l'immensit al'intimit secrete.
En revanche, le plan intrieur du hall de l'htel met en action tous
les dispositifs du spculaire et fait prouver une succession de vides en
enfilade, un couloir oil les vides se succedent. Dans le ciel, derriere la
vitre, les mouettes s'affolent. Ce dispositif est bien plus complexe que
l'interminable couloir, l l'aube, dans la fin de L'Avventura: le vide est
autour des personnages, puis entre eux; illes empeche de se rejoindre,
il est la place de 1'autre, du tiers absent qui les spare. Pour Antonioni,
l'etre de Venise hsite sur ce fil invisible entre les extrmes, compa-
rable l celui tendu entre la priphrie et la Bourse l Rome. On
retrouve cette tension dans Zabriskie Point: d'une part la ville, son
grouillement, sa rvolte. son bruit, cet inimaginable trajet en voiture
qui conduit Mark vers le lieu de l' accident, ce meurtre qu'il ne commet
pas mais dont il est accus ; d'autre part le dsert. Dfilent, dans un
engrenage qui est un film dans le film, les panneaux publicitaires des
images de l'Amrique dont la succession est littralement monte en
opsies qui s'ajoutent. s'annulent et s'effacent, plans brefs, mitraille
du visible qui ne laisse pas de souvenirs mais une impression, une
sensation, une vapeur, 1'tre de 1'Amrique. Antonioni trace une
ligue entre cette concatnation, surenchere d'images et d'injonctions,
....
saturatian et formes du vide
et le vide du dsert, la valle de la mort oil s'atteignent Mark et Daria.
Elle en voiture, lui en avion, s'y retrouvent pour faire 1'amour. Autour
d'eux, le vide et le silence. L'etre de 1'Amrique, pour le cinaste, est
cette tension entre deux points, une tension qui a sa premiere jonction
dans un plan-squence aussi saisissant que celui de la conclusion de
Professon: reporter:. un mur de panneaux le long d'une rue que longe la
voiture de Mark, puis un travelling; un camion passe devant l'immense
panneau qui borde la rue, sur le camion, une vache, il s'loigne et
dcouvre un fermier peint sur le panneau, jetant ma'is et potirons aux
moutons, puis tout en ombres et en chausse-trappes d'autres images,
un cochon noir sur le toit, l'ombre de vrais poteaux tlgraphiques sur
le mur peint. Les images sur le mur peint renvoient a l'imaginaire de
Thomas Hart Benton, celui d'une Amrique profonde, rurale, mais ici
en pleine ville, Les images sur le panneau sont mises en mouvement
par le cinma, ponctues des sons et des bruits de la circulation qui
deviennent le commentaire sonore d'un film dans le film. Ce long
panneau est un mur, une frontiere, le mur des images qu'il faut
dpasser pour atteindre l'tre de 1'Amrique. L'tre de l'Amrique est
aussi pour Antonioni cette rfrence constante, dans Zabriske Pont,
a North by Northwest (La Mort aux tmusses, 1959) de Hitchcock, omni-
prsence et rmanence du cinma. Il faut au ralisateur passer la
frontiere des images attendues en lestant ce passage de l'allusion au
cinma. Enfin l'tre de l'Amrique, la, vraiment impossible a relater,
tient dans un plan; Daria, agresse par une meute d'enfants, prend la
fuite, dmarre sa voiture et libere un cran: la vitre d'un caf oil un
homme fume en buvant une biere. C'est un vieil homme, un survivant,
le tmoin d'une mmoire; il porte un bock de biere a ses levres, et
son geste, pareil aux mouvements de l'avion, plane, hsite, plane de
nouveau. Ce geste nigmatique et le vol de l'avion rose en plein ciel se
font cho: maintenant Daria roule entre l'un et l'autre. Elle roule entre
ces deux instants de l'Amrique et finalement l' essence de l'Amrique
pour Antonioni est cette route, ligue droite coupant le vide.
On retrouve cette tension dans d'autres films ; dans Le Dsert muge,
le ralisateur balaye 1'image dpasse de Ravenne, ses mosa'iques que
les guides nous annoncent; dans Professon: reporter, aux deux extr-
224
une saturatian de signes magnifiques
mits du film, au dbut et a la fin, 1'Mrique et 1'Espagne se ressem-
blent, se fondent, se rejoignent parce que Locke porte dans sa fuite
jusqu'en Andalousie 1'Mrique qui est en lui. Locke est rejoint par
le lieu de sa mort, le la de sa mort, et la chambre au fin fond de
1'Espagne est la meme que celle du dsert d'Mrique, 1'une et 1'autre
cernes de vide.
Parce que les lieux sont dpossds de leur identit, le sujet peut
perdre la sienne. Conscution plutt que consquence de cette dpos-
session, le sujet devient autre; le rcit n' est plus un rcit classique, les
lieux ne sont plus dcrits mais interprts selon leur essence. Reste
a sentir en ces lieux 1'etre du personnage antonionien. Dans les trois
pisodes, franc;ais, italien et anglais des Vaincus, le protagoniste est
d'une certaine fac;on le meme et la spcificit du pays a du mal a
rsister. Ainsi, la course de lvriers pres de Londres est moins spcifi-
quement anglaise qu' elle ne fait penser a la course des hors- bords sur
le Po dans Il Crido. La force de 1'image antonionienne est d'absorber
la localit, dans Les Vaincus, par un mcanisme de correspondance
et d'identit par exemple. 11 tire le lieu vers une tonalit affective
singuliere, une inquitude angoisse pour L'Avventura, une insou-
ciance menace dans Le Dsert rouge. Si le la est l' occasion de l' etre,
l'etre peut aussi bien donner le la; il Yaura de moins en moins un
sujet acteur et lgislateur d'un rcit et arbitre de son dcor, mais bien,
ala place de ce suj<:;Ldiffrent, un.. . de
1'ensemble des tonalits affectives qui peuvent le solliciter. Celui -ci
n'est plus mis en scene au sens OU le sujet classique 1'tait, mais scrut
et analys tel ce filtre; Antonioni, en le filmant, filme a travers lui. Ceci
explique le rapport particulier du cinaste aux acteurs, la demande qui
leur est faite d' etre modelables et le moins intelligents possible , ce
qui fait que, 'p'ara"dox:llement, Steve Cochran dans Il Crido et Alain
Delon dans L'clipse remplissent si bien leur role et que, malgr le
mcontentement d'Antonioni, en tout cas pour Steve Cochran, le
rsultat est si convaincant. Ses personnages sont des sujets en otage,
neutraliss comme les lieux l'taient, alins et en suspenso
Cet etre-la, tel que le comprend Heidegger, est bien un prisme, la
vitre qui filtre le monde. Quand l' etre
/ Mj. I...,W \J ..d ..
saturatian, et du " \ '( 225
\Iv. re \ \ II'--c...
ce n'est pas la maniere du Dasein qui change mais la maniere
d' etre !ants:'Lorsq'a la fin de r'Clipse
en lui une Stimmung qui lui est radicalement trangere et pourrait le
autour de ll!i. Ce n'est
pas parce qu'il dcide de ne pas rpondre au tlphone, quand tous les
tlphones rebranchs se mettent a sonner, et qu'il ne rpond pas,
mais c'est prcisment parce que la maniere d'etre de tous les tants
s'est modifie que les tlphones sonnent dans le vide. On pourrait
dire que Piero subit cette modification mais en aucune fac;on qu'il
dcide de ne pas rpondre. Acet instant, 1'etre-la de Piero tremble,
mais a peine, et il est au bord de quelque chose d'autre. L'emprise et
1'empire des tants qui le rgentaient jusqu'alors sont prets a cder.
Dans Profession: reporter, Locke passe d'une identit aune autre mais
rien n'est chang pour autant.Il nous le fait inconsciemment savoir
quand, tlphonant, il colle ses fausses moustaches sur un globe
lumineux. L'interprtation humaniste et existentialiste fait fausse
route parce qu'elle dfinit 1'homme par 1'homme selon un empirisme
culturel (tout ce que 1'homme peut faire) et des valeurs. 11 ya insidieu-
sement, a travers les personnages antonioniens, dont le Piero de
L'clipse est le parangon, une tentative de dfinition non humaniste de
1'homme : la volont de le comprendre et de le mettre en scene, non
pas systmatiquement selon quelque chose d'humain en lui, mais par
ce qui est plus originel en 1'homme que lui - meme et qui est la finitude
d' etre le la en lui.
Dans L'clipse assurment a lieu ce tournant; et Giuliana, dans
Le Dsert rouge, ne sera-t-elle pas livre a 1'impermanence des tona-
lits affectives, imposant en elle la hirarchie qui fait que l' angoisse
surplombe toutes les autres ?
L'esthtique d'Antonioni ne serait pas si novatrice si elle n'incluait
pas cette redfinition du personnage, aveu de ce que 1'esthtique
touche a 1'ontologie, non seulement en imposant Ieplan tel
un transcendantal de 1'etre, mais en ayant en son cceur, ne la laissant
_. " ," . .
jamais en paix, cette question de 1'etre. Une comprhension de 1'etre "..,_
....... . ... ',.'" ...... 1
qui, pour Heidegger, ouvre aune dfinition excentre et extrinseque \
de 1'homme. Le suicide, dans les premiers films d'Antonioni, est---.1
227
226 une saturatiande signesmagnifiques
E.\) \ peut-etreainterprtercommeune ultime forme de rsistance d'une
-\.r\ libertdusujet, duchoixqu'ils'impose,duchoixqu'ilcroitaccomplir
. ,\5.. alorsqu'illesubit. Lisonslafinduscnariod'Il Crido :Irma: Aldo!/
IP'"
Irt \',\'A.J' Delagaleriealatour,Aldoentendlavoixetsetourne./ Irmaappellea
nouveau (voix off d'Irma): Aldo! Cet appel est la seule chose au
"\ b mondequipuissearracherAldoasontatdeprostration.Ilsepenche,
\.j' '- tangueuninstant, commes'ilessayait de rsisterauvertige. Irma, au
"
pied de la tour, le regarde d'un air tonn. Puis son visage prend
soudain une expression de terreur, qui la pousse acrier. Dans le
silence, soncriesttreslong, commes'ilaccompagnaitlachuted'Aldo
et en couvrait le bruit. Un instant d'immobilit absolue. Puis,
lentement,Irmasedirigeverslecorps
Le visage fig parl' expressionde terreurquilui a arrach ce cri, elle
tombeagenoux, sansverserunelarme. (Troisemploysetl'ingnieur
entrevusauparavantsortentdel'immeubleOU setrouventlesbureaux;
ils sortent de l'usine,et s'unissent ala foulequi continue decourir vers
lacampagne.PersonnenevoitAldoetIrma.)
Dans le crpuscule plein d'ombre et de fume, la femme est
seule Il y aurait lieu
\ d'opposer ce suicide, cette chute OU un homme mr bascule sans
\ vraimentle choisir, ausuicidedupetitEdmunddansAllemagne anne
zro (947):jusqu'aubout, chezRossellini, lesujetrestesouverain. Le
personnageantonioniennedcidepas(dansProfession: reporter, onala
sensationqueLockesubitsondestin,oucettefuite quientientlieu,et
ni Mark, dans Zabriskie Point, ni T., dans Techniquement douce, ne
dcident). La notion de destin, imprieuse et archarque n'explique
rien. Une donnesurplombele cinmad'Antonioniquele recoursau
J
j Dasein permetdenommer:cettefelure quiouvrealamodification, au
Ichange etalasubstitution. Ilestsurle mode duon (ce queHeidegger
I dsigne parmanselbst) :alors proprepossibilit d'etre nous est
, ote, etcettemaniered'etreestHe primeabordetle plussouvent
celle selon laquelle nous existons, une maniere d'etre inauthentique
(uneigentlich) l. Cettesituationestla fatalit contrariequipesesur
L On trouverait ehez Kierkegaardune antieipationduDasein, Quel' existant est eelui qui
prouve unintret infiniasapropreexistenee. PourKierkegaard, il yva dusalutvis-avisde
saturatian et formes du vide
le personnage antonionien; il s'agit pour lui de s'en
b.alP.er. C' est a cet instant qu'Antonioni prendsonprotagoniste et
nelelacheplus.Ilyauneparentontologiqueentrel' architectequine
construitpasdansL'Avventura,l'crivain quin'critplusdansLa Notte,
l'ouvriersanstravaildans11 Crido etI'hommesansqualitsqu'estPiera
dansL'clipse.
Apartir d'un certain moment dans I'reuvre, il n'y aura plus de
raccorddansle regard,commesic'taitlaunefigure destyleproprea
noncer le sujet classique et sa subjectivit. L'ultime figure du
protagonisten'arienaperdred'autrequelafacticit desonexistence,
il a donc tout a perdre, c' est- a-dire tous les tants, l' tant dans son
ensemble. Alors qu'Aldo n'avaita perdre que la femme aime etson
travail,quel'crivaindeLa Notte n'avaitperduquesonpouvoird'crire
enperdantlafemmeaime,l'architectedeL'Avventura, quin'ajamais
construitetneconstruirajamais,serapprocheducourtierdeL'clipse.
L'unglisseversl'inauthenticit,leseconds'yvautre.Ilestabsorbpar
l'tantdontilseproccupeetnesecomprendlui-memequ'apartirde
cettant, identifialui, il manquesonsensd'etreauthentique. Pour
l'architectede L'Avventura, il yaunefausse noblesse maisinterchan-
geable de cet tant, une femme puis une autre, puis une troisieme.
Pour Piero dans L'clipse, les tants qui l'accaparent sont des
emblemes de la facticit, exagrment dpourvus de noblesse. Aun
moment, mais il n'ycede pas. Une tonalit
affective le saisit, l'une des rares a laquelle Heidegger accorde un
privilegeontologique- dumoinslefait-ildanslaconfrencede
Qu 'est-ce que la mtaphysique? '. En l' ennuise trouve privilgi,
maislaconfrencefaitgalementallusionalajoieenregardduDasein
del' aim;cependant,joieetamour,quipermettentd' accderal' tant
danssonensemble,nebnficientpasd'uneanalyseaussipousseque
l' ennlli. Ainsi se met en place ..terr:?' de tomllit_s qui
Dieu;ehezHeidegger,iln'yvapasdurapportdel'etreaDieumaisdel'etrepourlamort,nonpas
del'infinimaisdelafinitude. Exister. pourleDasein, n'etre destin
rien, et eette indtermination ontique estune dtermine ontologique. C' est a partir du
personnagede son's;
L Martin Heidegger, Qu'estee que la mtaphysique?, Question1, Paris, Gallimard, 19
68
,
p 48- 69- h \. \) ,,'
t..J V.Jl)\ e"'. (, ff,,.in
1
e

....,...
'""
,3
228
une saturatian de signes magnifiques
(
e
cA permet au Dasein d'accder a 1'tant dans son ensemble. et ce faisant.

de lui donner une possibilit de sortir de 1'absorption par un

,
tant contingento Cette tema, ou plut6t fausse tema,
la joie ou 1'amour, ou la joie de 1'amour, et 1'angoisse. Des trois.

Q
surplombe le
,1
cinma d'Antonioni. Elle a la puissance darracher. telle une rduction
supreme, le Dasein a la facticit, mais a la diffrence de la rduction

.. classique et thortique, qui faisait passer de l' ego empirique a l'ego
transcendantal. elle est immotive. elle est un saisissement. Par
":.::. elle est sans corrlat ontique. c.e qui angoisse dans 1'angoisse
est le fait d'etre jet au monde (la Geworfenheit). d'tre jet sans
.. recours et sans secours. C'est cette drliction qui se rvele alors sous _._. -'i . .--__.....-
fi
i .la forme de .. Le
t -",' personnage antomomen n eXIste que s 11 est menace par cet eXIstantIal.
Et il ne va naitre au rcit qu'en subissant, en s'engouffrant ou en
rsistant a cet assaut: le protagoniste se trouve alors jet la......I!.Ql!L.Se
retrouver. Il est inutile et spcieux de faire un inventaire des situations
'" .. ",._-
oil 1'angoisse, avan<;:ant sous diverses formes, s'empare du personnage.

Dans Le Dsert rouge, elle ne cesse de poursuivre Giuliana, vtue de
haillons phobiques; et dans chaque film, on pourrait reprer ce
moment dcisif oil s'accomplit ou pourrait s'accomplir ce passage qui
arrache le Eersonnage au mode d'tre. inauthentique. L'angoisse
le qui est
une sorte de principium individuationis de 1'existence. Elle fait alors
\
prouver au personnage etre comme quelque chose dont il a la
charge. La Notte s'ouvre aidm: 1'h6pital, la mort programme de 1'ami.
situation qui va comme une bombe a retardement, comme une meche
courant dans tout le film trouver sa solution, sa rsolution dans la
scene finale, comme si le vritable temps digtique du film tait entre
1'annonce de la mort et la mort de 1'ami. C'est-a-dire un sursis
implicite et dissimul qui, dans les substructions du film, fonde et
I
g
enracine to.u.. t... d...a.. n.s l'.a..... n. O1 . S. s. e. E.t q.uan.d.
Dasein
la.. tonalit.a.
qui change. mais
ffec.t.iv.e... se mo
bien
..difie,
la ce n'est, pas.la.-m.arliere d'etre
de Il,..
) vierge, jamais emprunte, et ainsi la fait exister. Cette caractrisation
saturatian et formes du vide 229
de l' etre -la, comme celui qui est unheimlich, celui qui est tranger chez
soi, marque tout le cinma d'Antonioni. L'antonymie dit bien un exil
sur le lieu mme de 1'appartenance et de 1'origine. Cette situation .
accorde les tants a elle; elle les atteint, les frappe et les subordonne,
disposant ainsi d' eux dans un mouvement interrompu. La fascina-
tion se glisse la. Elle sera une dissolution, en tout cas une maniere
, ., """'-",.-,,-
de rsorber 1tant; 1explosion tant une autre fa<;:0 n de le faire
disparaitre, et le vertige, moins simple a rendre visible, une autre
encore. La fascination pourrait etre - le mot semble prpar pour , 1
cela - une dimensionjd riniuiei:a-te't'rngetlrfreudie@ Effective l(..
.. -,..- ....-... ---......-
ment, par contamination, les tants, dans de telles situations. p ,
deviennent a leur tour, s'accordant ainsi a 1'tre-la, unheimlich. -e.(,}N'.b
Le sont-ils pour autant au sens oil Freud 1'entend? Malgr tous les
aspects d'un dispositif freudien: le double, le cadavre, etc., si le rel
est indniablement marqu d'Unheimlichkeit, il 1'est au sens oil
Heidegger emploie le mot (sauf Le Mystere dOberwald).
CIez Xtonioni. quand le il ne fait que pivoter sur lui-
mme. Il tourne comme une porte a tambour mais ne nous prcipite
jamais dans une surralit ou dans un au-dela ou un en de<;:a de la
ralit. Ce qui est unheimlich, dans la fascination, 1'est parce qu'une
rduction fait apparaitre le meme moins comme autre que comme
tranger mais pas forcment, ni ncessairement trange. \
Etrangers, les tants le deviennent dans la fascination parce qu'ils
semblent soudain mis en panne. La panne, le dfaut et la dfaillance
sont autant de fa<;:on de nommer 1'poche qui les fait ainsi apparaitre.
La .. est constate (les plans rpts de dcharges du Dsert
rouge) , ou provoque (les plans de L'clipse sur les chantiers oil la
maison et ses chafaudages semblent abandonns; ou arebours, les tas
de briques et de moellons apparaissant, parce qu'abandonns, comme
une construction). Elle est le terme d'une modification esthtique. Le
statut esthtique de 1'tant ainsi mis en panne (l'exemple le plus fort
en est probablement le plan, dans Profession: reportero de 1'insecte
cras, effac dans la tache qui effrite le mur blanc). n'est donc pas
1'inquitante tranget freudienne, mais la consquence d'une
opration oil l'tant devient tranger chez lui, puisque tranger a sa
"".,' f j:" .:;
I
1I
I
231
230
une saturatian de signes magnifiques
fonction.e. t.. danssafonc. tion. La fascinationestlelieuintermdiairede
ce quigli.se durel 1'instantouce quibasculeva setrouver
fix da;;sle plan. Elle estlelieude ce quirendtranger
\
chez soi, unsigne aussi ouse stabilise uninstant1'angoisse, a moins
qu'il ne s'agisse d'une prolepse pour retarder cette angoisse, retenir
unesecondesoninluctableavance. Ilfautregarderainsilesderniers
plans de L'clipse, ou chaque tant sidr se trouve mis en panne et
devientobjetde fascination, maissurtoutanticipationduplanultime,
quand la envahit et submerge le cadre. Dans L'Avventura,
l'angoisseclatesurrile,maiss' estompeetsedissoutdansl' espacedu
film qui1'emporte etl'oublie. DansL'clipse, aucontraire, elle trouve
sonamplificationformelle ala findufilm. ApresLe Dsert rouge, dont
elle est le moteur, elle prend d'autres noms plus insidieux, moins
violents, elle passe dans un regard qui ne la retient pas (dans
le regard de Maria Schneider, dansProfession: reporter, qui regarde la
route derriere elle). L'angoisse, sa plus ou moins grande prgnance,
est la plus sure mesure pour penser des poques dans le cinma
d'Antonioni; elle trouvesesformes, quisont etce vide
lamanifestationetlapreuvedunant,ouvertpar1'angoisse.
.. -, , .. ,.- . . , -,,"- - --'
Bien sur, le legs du hros classique 4se sur le personnage
antonionien. Chronique d'un amour a Identification d'une
femme, il ne leste pas de la meme maniere, la charge se dplace.
Ellebougeselonladominanteaffectivequidonnesatonalit
le pousse, voire le solipsisme, ce moment ou le
1 personnageatteint l.a .. .. .... (ll Crido, ),.1'aff.olemen.t.
(Le Dsert rouge) ouTtonnement ()3low Up),i sa solitude existentielle,
1'instantou ilyva de's'O'n-tre et il peutell-exIster"coieso7us
/
ipse. Cette solitude, dans chaque film, a son point d'origine et sa
conclusion. Slvrela estuneautremaniered'en
lire le rcit, d' les vnements. La tentative ultime est
devouloirque1'existencedeviennelasiennepropre;pourMark,T. ou
,",,-, i .'
\...Ji
saturatian et formes du vide
enticit estplusjusted'opposer
cetteappropriation emcit.
Le devant quoi de 1'angoisse est toujours la possibilit pure de
1'impossibilit de sa II!9.Ere existence: la mort. De film en film,
son vidence nue, de plus en
plusnue,le riendefangoisse,lapossibilitqu'ilsaitsiennedeneplus "
etre au monde. Pour Heidegger, cette possibilit se trouve lucide
dans la rsolution anticipatrice. L'angoisse nous fait sortir de la \
quotidiennet du on, et alors se )
modifie. Ce passage est une fa-;on desuivre raventure <re Mark
dans Zabriskie Point, celle de T. dans Techniquement douce, de Locke
dans Profession: reportero Antonioni ne s' obstinera pas a montrer
le nlOment .sidrant, aveuglant, __de..1' mais,
gomm,presquegomm,passsoussilence,cetinstantdeviendraune
charniereinvisible,1'agrafe duchange, lafelure quifait que Mark, T.
ou Locke croientquitterunevie pouruneautre. Ce qu'ilsveulent, ce
n'estpasseulementune secondevie, unevie de plus, mais uneautre,
entr'aper-;uedans1'e2t!ebaillementdelarsolution.
LeslieuxquiaccueillentMark,T. ouLocke aprescetterupturesont
nus et vides, faussement vides, peupls d'insidieuses menaces, des
lieux instables, en aucun cas ceux d'une quitude et d'un reposo
Le mouvement qui procede et suitla rsolution guide chaque fois le
personnageverssamort.1ls'agitbienla,littralement,decetetrepour
-_.- ._- -
la forme la plus originaire du
souci, prvoyaitpourl'etre-la. Les mortsdeMark, T. etLocke nesont
pasn'importe quelles morts: ils se dirigentvers elles. Ilsyvontavec
uneluciditaveugle etsansappeialorsqu'rAI: dansIl Crido, yallait
para-coups.Aldosejettedanslevide, maiscommesicettersolution
n'avaitpaseulieu,amoinsqu'ellen'aitlieujustementace momentet
ne se confonde alors avec sonsuicide, sa chute procede moins d'une
dcisionque d'une attractioninluctableet, aveugl parce qu'ilvoit,
avantdebasculer,ilmasquedesesmainssesyeux.
Toutes ces morts sont encercles, cernes par le vide; la fin
d'une traverse absurde; unarret brusque, une chute. DansIl Crido, .....
10rsqu'Aldo se jette dans le vide, Antonioni marque d'un point
233
232 une saturatian de signes magnifiques
dans l' espace le centre de ce vide; la tour est un clou ou plutt une
vis quivrille l'immensit indfinie, indfinimentplate etmonocorde
ou s'enlise l'errance.. ....pers.Qnnage: une csure magistrale non
seulementdan:sleplan,maisdanslefilm.
Le ciel, laforetvierge, le dsertd'Espagne, sontles nomsduvide
quientourecepointOU lamortalieu, le primetrequilelocalise:son
monde.
Ces formes, leur puissance expltive, appartiennent d'abord a la
peinture, elles sont des tOpOL complexes de l'histoire de l'art du xx
e
siecle,elleshantentparexemplelapeintured'EdwardHopper,comme
si ce vide s'tait substitu a ce qui pouvait etre auparavant !'instant
qui capitalise le rcit, l' enferme et le rsume.
PourHopper, cetteforce expltive au creur de l'image procede d'une
manierepourlapeintured'intgreruntempspropreaucinma, celui
du planetdu plan-squence; untemps laconique et sans narration,
domin parune sorte d'ennui et d'inquitude feutre ou de douceur
inquiete dans l'ennui. Et l'on trouve cet effort du vide a I'reuvre
d'abordetdjachezDegas, dansLa Leron de danse, parexemple,OU les
figures semblentborderletableau, inscritesdansunraccourcide bas
en haut, en cOlncidence partielle avec la perspective, la laissant
cadre,crerun hors-champavantI'heure'. Chez
Antonioni, le plan-squence est prfr a tout autre parce qu'il
poursuitce hors-champ,etplut6tqu'ilnele poursuit,lefile dansune
enqute, de la meme maniere que le rcit longeait l'absence dans
L'Avventura. Onalasensation,chezlecinaste,quec'estcevidedansle
plan-squence que la camracherche a atteindre, jusqu'alafascina-
, tion et au vertige. La fascination ou le vertige tant deux manieres
d'intrioriserce vide ainsiquede comprendrele plan-squencefinal
de Profession: reporter et son caractere processionnel (qui retrouve
d'ailleurs abstraitement la dimension de fatalit dans la procession
quifaisaitle caracterehiratique jusqu'al'exces de lafinde l'pisode
franc;:ais des Vaincus). La camra cherche le vide, le cherche hors-
champ, avec stupeur et lenteur en meme temps, comme dans une
1. EdgarDegas.La Leron de danse. huBesurtoile. 39.4x88.4cm.SterlingandFrancineClark
Art Institute.Willamstown.
saturatian et formes du vide
arene et c'est d'ailleurs dans une arene, juste le temps de la mise
a mort invisible de Locke, que se droule ce plan. Le plan-squence
retardeetannonceparlevidecettemort.Lefilmestd'ailleurscompris
entreune mortetune autre, celle de Robertsonet celle de Locke. Sa
digeseestunsursis- dansLa Notte unsursisentrelaprvisiondela
mort de Tomaso et sa fin; dans Femmes entre elles, entre le premier
suicide manqu etle' second de Rosetta. Ce sursis implicite peutetre
compris comme le temps de l'angoisse, angoisse diffre dans
Profession: reporter paruneultimehistoired'amour.
Danslespremiersfilms, al'exceptiondelamortd'Aldo,lamortest
lamortdel'autre,oualorsabsentedurcit.Ladisparitiond'Annadans
L'Avventura, sapossiblemort,s'effriteprogressivementdanslefilm;la
mort de Tomaso dans La Notte, au contraire, s'instille dans le film
goutte agoutte commeune perfusioncontrelafacticit de toutce qui
s'yjoueparailleurs. C'est, dansLe Dsert rouge, lamusiquestridenteet
obsdantedespeurs- peurde la contagionoupeurpourl' enfantqui
feintlamaladie.Lestroisfilmssontsoulignsparcetteligneinvisible;
dansL'clipse etBlow Up, toutestpluscomplexe,simplementparceque
Piero ou Thomas sont chacun a leur maniere particulierement bien
arms.DansL'clipse, laminutedesilencequiauraitdl1 treunepoche
de vide au creur du film, qui aurait dl1 etre la minute du souci
_ puisqu'il s'agissait la de se souvenir d'un mort et de lui rendre
hommage-,cetteminuteestcontrarieparlessonneriesdutlphone
et par le commentaire de Piero concernant les millions qu'elle fait
perdre. Dans L'clipse encore, lorsque le treuil remonte du canal la
voiture de Piero, vole la veille parun ivrogne, dont ondcouvre le
corpsauvolant de l' pave, Piero reste nonseulementimpermable a
cettemort,maiscaricaturalementoccupparlaquestionderparerou
de changerlavoiture. Sonmondeestceluide l'inauthenticit,occup
d'uneheureal' autrepartelouteltant,substituableal'infini;quand,
par effraction, l' effleure cette joie ressentie enprsence du Dasein
d'unhumainaim (eines geliebten Menschen 1), il ne saitqu'enfaire.
1. Martin Heidegger. Wegmarken. p. llO. cit par JeanLuc Marion. RdlLcton et Donaton.
Paris. P.U.F.. 1989.p.251.
234
235
une saturation de signes magnifiques
Oui, peut-etre qu'il aime Vittoria, mais comme la jeune fille de
Techniquement douce pour T., il n'a pas de place OU la mettre.
Elle, en revanche, est permable, alors, sans sommation, 1'angoisse
!a prend, sans prtexte, et sous ses yeux, nous voyons plan par plan,
I sidrs, du monde jusqu'a, 1'aveuglement final,
1'image la plus forte et la plus nue de 1'angoisse que le cinma ait
I donne.
Le cas du photographe de Blow Up est ambiguo Au dbut du film, il
ne sait pas que 1'image cache un drame, qu'il y a un paradoxe dans
1'image, une vrit, que tout le film s'emploiera a dvoiler. Quand son
diteur lui demande par quelle photo il veut finir le livre, il rpond:
Aucune de rai quelque chose de fantastique, pour finir.
)
Dans un pare. .I1e les ai prises ce matin. le te les ferai passer ce soir.
Il y a un silence, une paix qui en mane [. .. ]. Le reste du livre est
suffisamment violent et ce serait une excellente conclusion.
Il y a non seulement dans 1'image une nigme dont le film offrira le
dvoilement, mais cette nigme est celle de la mort. Le personnage de
Thomas s'apparente aux bergers d'Arcadie, ce qu'il va dcouvrir, il va
le dcouvrir sans stupeur. Il y a d'ailleurs quelque chose de la peinture
de Poussin dans les plans du pare, mais le drame des derniers grands
tableaux a recul dans 1'espace et s'est dissimul jusqu'a devenir
invisible, afin qu'il n'en reste dans le cadre que la sensation. L'enquete
que va mener ensuite Thomas a lieu de techniquement
douce , et la rsolution qui le saisit a la fin est la moins dramatique
possible, presque imperceptible. Il consent a aller chercher une baIle
de tennis qui n'existe pas, la retrouve et d'un geste la renvoie. Il
s'accorde alors lucidement avec le jeu du monde qu'il jouait sans le
savoir.
L'histoire du film aura t maieutique, non pas une simple enquete
policiere, ni le basculement provoqu par un mystere, mais 1'imper-
ceptible passage d'un monde a un autre, OU rien en apparence n'a
chang. A la fin du film cependant, Thomas n'est plus le meme,
maintenant il sait qu'il joue. Le parc de Blow Up est un des sites les
plus vides du cinma d'Antonioni. Peut-etre paree qu'invisiblement,
au centre de ce vide, comme si, de la pointe du compas qui en a trac le
saturation et formes du vide
cercle, restait ce trou, cette trace, cette marque de la rsolution qui est
l' autre nom de la fausse nigme policiere et la matrice du film. Ce
creux est le lieu du crime; il rpond dans l' espace au point OU s' crase
le corps d'Aldo dans Il Grido.
Dans Blow Up, l'angoisse travaille a couvert, elle est quelque chose
qui va naitre du plan davantage qu'une tonalit affective que le plan
voudrait exprimer. C retournement est capital. Les premiers films
d'Antonioni taient en quelque sorte les rcits en images de tonalits
affectives; a partir de Blow Up, le plan, le vide que cre le plan, n'est
plus un tat des lieux. Il devient le lieu d'un tat, un tat du person-
nage, mais aussi un aimant qui nous attire et nous fait basculer, etre
dans 1'image, en otage du vide comme nous l'tions de la fascination.
Le vide est alors la forme ultime et accomplie de cette fascination.
Le fantasme qui viserait a tablir une sorte de variation eidtique,
au gr des tonalits affectives, est vou a l' chec. Le vide est la rsul-
tante d'une tonalit affective prouve par le personnage mais en
aucune l'illustration d'une ide. Le vide est un cho, le nom dans
1'espace de ce rien, a la fois la clausule de 1'angoisse et en meme temps
ce qui la signale. On peut se livrer lln_e hermneutique. du vide, d'un
film a 1'autre en prenant le risque d'une formalisation abusive. Mais
chez Antonioni, le vide est premier, il est la d'abord dans le plan, il y
impose sans pralable sa puissance expltive. Il est au dbut et a la fin
de son cinma. Dans Les Vaincus -la piste d'atterrissage en France, le
terrain vague en Italie, le pare en Angleterre -; dans Profession:
reporter, 1'objet tout entier de 1'ultime plan-squence. Au dbut, un
vide comme une simple mise en situation ou un dcor, a la fin, 1'objet
unique de la proccupation, de toute la proccupation du cinma le
plus concert qu'on puisse imaginero Mais c'est le meme vide. Alors,
vers lui, coulent lentement, ou se prcipitent les tonalits
affectives fondamentales.
On a souvent interprt le cinma d'Antonioni tel un cinma de la
mise en forme et de la mise en scene de 1'ennui, d'un ennui que
viendrait trouer l' pisode amoureux. Les tonalits affectives sont
l'origine d'une modification du sujet dans le rcit: le vide ne procede
pas d'elles, mais les accueille et les loge inconfortablement. En ce qui
concerne1'ennuietlajoiedevant1'aim,levidedonnelarpliqueaces
deuxStimmungen, leurcoupelaparole,estcequiformellementfaitque
_.--
pourAntonioni1'ennuidevientunfaux ennuiet1'amourtoujours un
demi-amour. Le vide est alors implicitement un outil de la mise en
scene, entoutcaslorsquelapuissanced'appelde1'angoisseancillarise
d'uncouplesdeuxautrestonalits,lesamputeoulescapture.
De filmenfilm, surtoutdanslespremiers,
ouvertsquelacamracadrepour s'y
fre, les envahisse jusqu'auvertige, rpondent a une vise
nelle quinetrouveaucuntantaretenir. Ousipeu, qu'ilsdeviennent
desponctuationsetlesbalisesdecettevise. S'offrentalorsuneimage
__.- allgorique et un scheme de l'ennui, ou si ron veut une
r abstraite et spatiale de la mlanc9lie. Comme si ces plans taient
} isolables du une mise ensituationpour
"---:
l'ennuidesprofondeursqueconnaitlalittrature:
l
....-. Me milieu de lafoule quine
m'est rien; comme 11i:omme frapp des longtemps d'une surdit
accidentelle, dont l'reil avide se fixe sur tous ces tres muets qui
dans Chronique d'un amour,
interminable -
enmourir.

l.

stupeurqui
une saturation de signes magnifiques 236
237
saturation et formes du vide
d'avoirlieu. La lettrequ'elleluilit, ces motsd'amourd'hierquin'ont
plus lieu d'etre, qui n'ont plus de lieu et n'auront plus lieu, dfait
l' treinteavantmemequ' ellesenoue. Ce terrainvague, onle retrouve
dans L'clipse, OU ron surprend Piero et Vittoria, elle sait alors de
1'intrieuret dfinitivement ce qu' elle lui a dit: Jevoudrais ne pas
t'aimerout'aimerbeaucoupmieux. La giflealaplaced'unetreinte,
OU les amants ourdissent sur un pont
130 metres de long, dit quelque partAntonioni - le
complot de la mortdu mari. treintesurla plage dansFemmes entres
elles, devantunemerinfinieetgrise, treinteinterchangeable,tristea
Cet ennui, Heidegger le dcrit ainsi:
'---_..---_..
tel un brouillard silencieux dans les abimes du Dasein, qui confond

toutes choses, leshommesetnous-meme avec eux,
, '--i-)
(dans
Profession: reporter) pourraientetreledcordel' ennui,sonatmosphere
plutt,sonmilieu, sonjUm'flJf(m'sls quelquechosefait irruption,une
L' angoissesoussa
forme paniquesaisit dansla brumela plus paisse Giuliana (Le Dsert
rouge) ouMavi (Identification d'unefemme). Non, lesperspectivessans
!inetlebrouillardquel' oninterpreteraittropviteeotnrnedesdichs
a 1'ennui, mais a un monde plus
surfondde dsintretdumonde,se
resserrent en angoisse. Dans Corps sans ame, Les Vaincus, Chronique
d'un amour ouFemmes entre elles, ontrouverait encore certains plans
vides, enattente, des plans pour1'attente ou pourrerranceafin que
s'yloge la ou comme dansIl Grido, une
Mais, ily a trop de curiosit, trop de fascination, trop de puissance
d'appeldansleregardd'Antonionipourqu'illaissetriompher1'ennui
plus d'un plan dans les films Quant a 1'autre tonalit
affective que privilgie 1'aim, sonstatutest
terriblementambigudanslecinmalrAtonioni.Ilyaassurmentde
la joie dans les gestes, le rire et le regard de Monica Vitti dans
!.MartinHeidegger.Wegmarken. p. II o, citpar Jean- Luc Marian.op. cit..p.259
_ passentets'agitentdevantlui,ilvoittoutcequiluiestrefusl.
l'ennui accomplit son travail, des sollicitations du monde il ne
reste rien. C' est dans ce dcor que se joue, dans les premiers
films,ladernierescenequipeutrompre1'ennui,unescened'amourOU
1'amourlutte contre1'ennui, et1'ennuicontre1'amour. Parcs, terrains
-.--.--......
vagues, priphries. La, en extrieur jour, extrieur crpuscule de
se noue' une treinte qui est une dfaite. L' treinte et
Virginia,dansIl Grido, quevientsurprendrelapetiteRosina-1'enfant
vient de ramasser des cailloux; elle les dcouvre et seme alors ses
pierres1'uneapres1'autrepours'enfuir: c'estunterrainvagueetiln'y
ala, abandonnes,quedeuxoutroisnormesbobines,posescomme
des reperes et aussi comme des emblemes (ceux du cinma).
L'treinte, dansLa Notte, entre GiovannietLidia aupetitjourdansle
parc, quicontraste parsonsilence avec lesbruits de la nuitquivient
-..,
!.Oberman. Lettres publies par Etienne de Senancour. Grenable- Paris. Arthaud. 1947. Iettre
XXII. t.2.p. lO!.
239
saturatian et farmes du vide
238 une saturatian de signes magnifiques
\1:' .
L'Avventura audansL'clipse, maisc'estunejoiesolitaireinterrompue,
provisoireetsansrponse;cettejoiedevant1'aimestleprivilegedela
femme, unprivilegedouloureuxpuisque, dansle cinmad'Antonioni,
1'hommen'apasacces ace sentiment; etmemele jeuneMarkprfere
rendre1'avionroseplutotquederesteravecDaria.
Ala fin de 1'ceuvre, dans Identification d'une femme, Mavi et Ida
semblentavoirenfindcouvertcettevrit;
"Tues amoureuxde moi?" demande Mavi, "Tune m'aimespas, tuas
besoindemoipourvivre,.. Poursurvivre...Tumefaispeur...J' aipeur
quetudtruisesmavie ... "
EtIdalucidementiracontre1'amourqu'elleprouve,sesauvantainsi:
Tuesmonamour,tuesmafte, manouvelleanne,macoca'ine ettant
dechosesencore,maistun' espasmonordre...Te souviens-tudujour
outum'asmontrlesphotosdesdeuxterroristes,tum'asdit: "I1sont
tout en commun, idologie, clandestinit, risques, c'est forc qu'ils
soientensemble".
Danslehallde1'hotel,quandIdaapprendqu'elleattendunenfant
d'un autre homme, le vide devient un vide actif, il s'impose entre
Niccolo etelle. Cettescene estlarepriselenteetpresqueprocession-
nelle des scenes d'amourde L'clipse oumeme deL'Avventura, quand
MonicaVitti jouait des vitres et des miroirs pour mettre duvide, de
1'attente, unespace entre elle et 1'aim. Souvenons-nous, le premier
baiserentrePieroet Vittoriaest, defa<;on grandiloquente,unbaiserOU
ils s'embrassent derriere une vitre, et c'est le contact du verre qui
traverseleplan.Antonionivoulaitmettrece distiquedeDylanThomas
en exergue de L'clipse: 11 doit bien exister quelques certitudes,
sinond'aimerbien,aumoinsdenepasaimer.
Le vide entre les amants est prcisment celui de 1'incertitude.
---_....... -"." .....,. ... ,.-.... ' .' ,-_.-- -, -, ......
C'estce vide qu'exporte le regard deVittoria etquiva cerner, serrer,
erkJsterchaque tantettoutlevisibled'une nettet etd'unestupeur,
ducadreuntaujusqu'a1'clipsefinale.
Le vide, dans1'erranced'Aldo, estunvide devantsoi. Le vide, pour
les amants, estunvide entre eux, etqu'ils mettententre eux. Mais le
vide, dans le cinmad'Antonioni, estplus fort que ses formes. Et si,
dans 1'angoisse, on a la sensation qu'il le personnage, qu'il
1'treintet1'absorbe comme le iltravaille aussi
poursonproprecompteethorsrcit,quandlafascination l'
etquel'cransemble \
parlevide. Cft- '\ \2)
Chronique d'un amourse dveloppait entre deuxaccidents, dontle
premiertaitpeut - etreuncrime,uncrimeatoutle moinsparinten-
tion,lesecondpeut-etreunsuicide,assurmentuncrimeparallele,en
intention.Femmes entre eLLes commen<;aitparunetentative de suicide,
et dans Amore in citta1, Antonioni consacrait sa contribution aux
de suicides, autant de formes narrativespourcrerdansle
... - ....""""---
rcit un vide, 1'nonc du vide, sa ralit littrale. Celui que laisse
AnnadansL'Avventuratrouvesonlieu,1'le,quid'uncoupdevientune
ile dserte (a 1'exception du berger et de sa cabane), parce qu'ony
chercheAnnaetqu'eHe n'yestpas. Ce vide estalorsunvide prouv,
alorsquedansL'Avventura, lapremieresceneentreAnnaetsonperese
drouledansunespaceincongru,unepriphriedomineparlevide,
unvide semblable a une toile de fond et presque comme une pro-
position thorique, un vide venu des films antrieurs. 11 conclut
L'Avventura,cernantuneplacettequisemblesoudainimmenseetouse
retrouvent les amants dchus. Unvide amen parunmouvement de
camra qui anticipe l' avant-dernier plan-squence de Profession:
reporter, un espace encercl, un cratere combl, une sorte d'le. Au
centre, un banc, puis les amants et ce qu'ils voient, un volcan, et
ensuite ce que le spectateurvoit dans le plan, le volcan et le murqui
coupe le plan, provoquant une schize esthtique qui hsite entre la
beaut lointaine du volcan au repos dans 1'aube angoisse et ceHe,
improbable, sparatrice, autonome, a priori rbarbative du mur.
L'esthtiqued'Antonioniestalorscethendiadyin, levolcanet lemur,
lasongl1l
ence
.dans,le. plandu et de l' ordinaire. Une beaut
diviseetdouloureusemettantagalitlevidedulointinetceluidela
proximit,etdanscevideddoublilneresterien,absolumentriende
1'absenced'Anna. 11yaquelquesjours,a1'ide qu'Annasoitmorte,
1.Michelangelo Antonioni. Amore in citt.. autre litre L'Amorosa menzogna (le mensonge
amoureux),dure10'.1949
une saturation de signes magnifiques 240
j'avais 1'impression de mourir moi aussi. Maintenant je ne pleure
meme plus. raipeurqu'elle soitvivante. Toutestentrainde devenir
affreusementfacile, meme d'oublierune douleur. Le vide plus que
celuidel' oubli ouvreaun au-dela des sentiments.
La disparitiond'Anna, lanoyade de Rosetta, 1'accidentde Fontana
(Chronique d'un amour), lachute d'Aldo laissentunvide. Ceuxqui
disparaissentabandonnentuneplace qui neserapaspriseouenvain
(L'Avventura) , ou qui est dja prise (Il Grido), ou dont les amants ne
saurontrienfaire etqui les sparera (Chronique d'un amour). Chaque
fois, littralement,leprotagonistedisparaitpourrien;seulementpour
laisserunefosse dramatique,unpiegetrouantle rcit. (Cepiegedans
lequeltombelejeunehomme,alafindeTechniquement douce, etquile
livreauneagonieensuspensdanslevide.)
Le vide etsesformes ne constituent passeulementuncreux dans
lercit, ilimposeunetangente quiattirespatialementle
rcit comme une force magntique ferait dvier un satellite de son
orbite.
L'Avventura estprobablementlepremierfilmOU levideestdclin
sous sonnomd'absence. Unvide qui estlapartoutet ne ;evoltpaso
leTeu parce quesiteetsituationdeladisparitio'n,apartir
d'elle la camra cherche les formes d'une absence, puis quand
1'absence est comble, elle cherche les formes du vide dont cette
absence tait le prtexte et, pour le dire philosophiquement, la
dtermination ontique. Cette question du vide est enfait la reprise,
amplifie, de la fascination, quand elle a effac ses objets. Dans Le
Mystere Oberwald, unplannigmatique nous metsurlavoie. La reine
est assise et s'endort, drape dans une couverture blanche.
Ce planfixe devientpourtant1'endroitd'une trange mtamorphose:
MonicaVitti, qui incarne la reine, ens'endormant, progressivement,
dansl'image}elunfantme,
r, \j
a la ralit. Antonioniinscrit unmouvement,rcelui de la disparition]
f." ... d'une disparition sur place, dans le planfixequi, Cf'Coup,- cesse de
1'etre. Il esttropsimple de rduire ce planaunetrouvaille technique
memesile cinasteabeaucoupcommentce recoursalatechnique. Il
s'inscritenfaitdansunelogiqueprofondeOU l'outilsertuneobsession
241
saturation et formes du vide
ancienne,luipermetdetrouveruneformeneuveetindite.Antonioni
remarque:
En outre, avec la nouvelle technique de la .. marqueterie" ,
l' lectroniquedonne la possibilitde corrigerseulementunangle du
photogrammeetde laisserle restetelquel: si, parhypothese,unplan
est parfait, a 1'exception d'un dtail dans le dcor du cadre oil se
droulelascene,je peuxmodifierjustecetaspect,sansdevoirtourner
anouveautoutelascene.End'autrestermes,sidansuncertaindcoril
yauntableauquidtonneaveclereste,grceauxnouveauxmoyens, je
peuxgarderlecadreetchangerletypedetoileoudepeinturechoisie.
Non seulement 1'exemple emprunte a la peinture - il s'agirait
d'effacerteltableau dudcorpourlui ensubstituerunquis'accorde
mieux a la scene ou accorde mieux la scene -,mais plus encore, le
cinaste agit enpeintre selonune logique de repentiret de substitu-
tion. Le cadre dansle planestuntableauetletableaucitunlment
parmid'autresdanslacomposition. Mais ce travailde peintrecono-
mise grace a la technique 1'intention pralable d'une architecture et
dtourne le metteur en scene de sa vocation d'architecte, de maitre
d'reuvred'unensemble,pourlelaisseretrepeintreetlibreparrapport .
.'
a cet ensemble. Acet gard Le Mystere Oberwald est un ,
Antonioni invente entre autres cette forme: du
vide s'accomplissantdevant nous. Il reprend aussi, et selonla meme
logique,soninterrogationdecoloriste:leplanrestefixe,unplandela
lune, pIeincadre, quele cinasteobserveen
du soleil a venir, celles d'Identification d'une e
faire, au-delade lachargelittraire, elle estle plede1'exprimenta-
tiond'Antonionisurlacouleur. La camranebouge pas, mais1'image
changeparcequelacouleurchange, etmodifielaformede1'intrieur.
La lune, quand la fenetres' ouvre,est l' chopur et magistral desformes
qui hantaient les plans intrieurs prcdents: un plan fixe sur le
couteaupossurlatablerondeetunautresurlesolclaboussparles
tessons devaisselle casse. Elle amplifie enune image pleine ce que
suggraientlesdeuxplans:laformerondedelatable,1'insistancesur
cecercleetledsordrecoupantdesassiettescassess'unissentenune
image. La lune n'estpastoutafait pleineetexcorie parlesasprits
--- -
242 une saturation de signes magnifiques
des crateres. C'est l'cart, l'inframince, tout simplement le vide entre
les plans, qui consolide en derniere instance l'image, une image
amorce par les plans qui la prcedent, exactement comme
l' de Zabriskie Point tait suggre, retarde, annonce et
amorce pl1,r les plans antrieurs.
La voix, comme a cot de l'image, dit: La lune qui promene ses
ruines autour des notres, la neige, les glaciers, colorient un peu les
ouragans; que cette violence est breve. 'ImJinit, tout s'enciort.

(
J
Le Mystere Oberwald ouvrait des pistes qu'Antonioni ne suivra
I
pas, mais qui sont des variations a partir d'obsessions anciennes..
C' est le film oil la dialectique intrieur/extrieur produit l' effet le
plus radical, mais comme s'il s'agissait la d'un emboltement; comme
si l'intrieur, accus par l' opacit des fentres en cul-de- bouteille,
tait une boite dans le film, comme si elle tait l'intrieur de l'int-
rieur, une mcanique secrete, intime et littraire, une charge explosive
et sa minuterie. AIors l'extrieur a la fonction de l'intrieur, comme
s'il y avait une frontiere, les alentours du chateau, une limite au- dela
de laquelle un autre extrieur - le monde rel "':::'commenceraf'Dans
ce faux intrieur ou faux extrieur que sont les bois autour du chateau,
Antonioni cueille d'incroyables secondes de fascination, qui sauve-
raient le film d'une vision trop littrale et trop lie au rcit de
Cocteau l. La camra cherche l'apparition; elle traque et dbusque des
au sens tymologique de monte a la forme, un plan
sur des escargots, un autre sur une mouche qu'on aperc;oit quand la
camra recule, pose sur un cerf mort, un plan sur une plume ou un
duvet blanc qui flotte sur une flaque oil goutte le sang d'une poule que
la fermiere vient de dcapiter. Monica Vitti, qui incarne la reine,
aime jusqu'au vertige deux hommes, ou deux fois le mme homme,
ou un second homme qui fait rapparaltre le premier, disparu,
1. Le scnario du Mystre Oberwald est de Michelangelo Antonioni et Tonina Guerra. d'apres
la piece de Jean Cocteau. L'Aigle deux tetes.
saturation et formes du vide 243
provoquant une spirale temporelle qui donne le vertige, ici un vertige
sur place et dans le rcit. La mtaphore tient en deux images, au dbut
et a la fin du cinma d'Antonioni, la mme en fait, l'une convexe,
l'autre concave, l'une pleine, l'autre creuse: la tour, plante a la fin d'n
Grido, oil va monter AIdo avant de se jeter dans le vide, laisse s'enrouler
autour d'elle un escalier, une spirale qui est la proposition progressive
du vertige a venir, celui d'AIdo quand il regardera, en bas, le vide; dans
Identification d'une femme, Antonioni filme le moule de cette image, la
cage d'escalier oil Niccolo attend Mavi, une spirale troue en son
centre, une forme autour du vide et qui le fait voir. Si le dnouement
n' est pas fatal, l'image est la mme, en creux, que celle de la tour. Entre
ces deux plans spars par vingt-cinq ans, quelque chose s'est us qui
est probablement l'ide de l'amour et le sens du tragique. Monica Vitti
rsume ainsi son interprtation dans L'clipse : Jeme trouvais en face
d'une femme qui ne ressentait pas ou pas assez l'ide d'aimer.
L'angoisse accapare l'amour, ou plutot le manque de ce qui sauve, la oil
un espace s'tait creus pour l'accueillir. L'inventaire final des plans
qu'anantit le regard prouve aussi que ces lieux sont ceux de ce creux,
la rtrospection de chaque lieu est hante par ce vide laiss par un
amour, pas assez puissant ou dcid pour s'y loger.
Dans Blow Up, le manche de la guitare avec lequel Thomas s'enfuit
est une relique arrache de haute lutte, mais pour tre aussitot jete;
c'en est fini du bois de la croix de saint Marc, nous sommes a l'poque
oil les reliques sont profanes et ne durent que le temps de s'en saisir,
c'est du moins la lec;on que donne implicitement le photographe. Ni
culte, ni pit, seulement l'instant: photographe, Thomas le sait. Ne
parle-t-on pas aujourd'hui si vulgairement de film culte , expres-
sion qui est a notre poque le comble du nihilisme: se rassembler
autour d'un objet en soi invisible est devenu une valeur en soi, une
valeur sure, pour une foule de fideles anonymes qui se reconnaissent
entre eux par le seul nonc de la relique, faisant apparaitre pour une
valeur ce qui tait voulu telle une essence. Le geste, en apparence
anodin, qui abandonne le manche de la guitare, est un manifeste
contre la valorisation des tants et leur suffisance, le geste d'Antonioni
(
244
une saturatian de signes magnifiques
cinaste, une preuve par 1'instant. Un instant justement qui ne
garderait pas de preuve. Le manche de la guitare est perdu, et celui qui
le ramasse n' en sait pas 1'histaire, l' abjet bris disparait comme le
carps du mort.
Le film dit aussi cette vrit: que le temps arret, celui qui se
/fsumerait aux phatogrammes, a 1'instant prgnant que la photo-
graphie veut arracher au fil de la vie, ment. Pour qu'il avoue, il faut
donc 1'assembler dans une logique de montage, ou 1'exploser, c'est-
a-dire 1'agrandir jusqu'a 1'invisible, ce que fait le photographe
dtective. rapprochant et assujettissant son art au cinma. Comme
dans la fascination, il semble pour Antonioni que le visible ne prend
lorsqu'il est bris, fondu. dpossd de son sens
i
I i, comnin, de sa valeur d'usage. Les derniers plans de L'clipse sont une
.
de mettreen panne chaque tant, et dans le plan de chercher une
fission de 1'tant qui alors se durcit, rsiste, devient de plus en plus
solide. Tous ces tants, page de journal 1'hypothese d'une
guerre atomique, pan de mur crnel verticalement pour affronter le
vide, gros plan sur un regard accus par le verre des lunettes, tendent
vers le nant qui les habite. La pour rien, ils sont en place du rien.
Godard, en cho, ressasse superbement, dans son loge de l 'amour
une phrase qu'on dirait vole a Heidegger commentant
Holderlin: Les images qui ntasll':len,t le nant sont le regard du nant
sur nous l. ..t..... : .., ))
le noir et le a une teHe solidit que
le poids et la gravit de ce qui est la deviennent une menace. Mon
reg,,!:r<I est menac par ce qu'il voit, qui alors lui devient tranger,
hostile et tranger par cet exces de ralit, surcroit de prsence pour
rien que ce rien de 1'angoisse peut dans une seconde dborder en
m'aveuglant.
L eeHe phrase conclut dja les Histoire(s) du cinma (Paris, Gallimard-Gaurnont, 199
8
,
tome IV, p.300). Godard l'attribue a Maurice Blanchot, Il faut peut-;,tre ajouter encare,
l'image capable de nier le nant est aussi le regard du nant sur nous, elle est lgre et il est
irnmensment lourd, elle brille et il est cette paisseur diffuse ou rien ne se montre .
saturatian et farmes du vide 245
Identification d'une femme s'ouvre sur 1'image d'un ventre de femme
enceinte, cho a la csarienne de Chung Kuo, Cina, et s'acheve sur
1'aveuglement repris de L'clipse. L'hypothese d'un film sur le soleil 1
1I 1 s'est substitue a 1'identification d'une femme, le lemme en est le
suspens des sentiments, pour un film OU il ne serait pas question de
11
1'errance d'un homme qui ne trouve pas sa place (et pas meme dans le
sentiment d'une' femme), mais de la rvolution sans fin de
1'astrolde qui fixe le spectateur de ses yeux-crateres - un regard
11
aveugle de nouveau-n. 111
Les films d'Antonioni n'en font qu'un, dont Identification d'une
1\1
mais sans etre le rsum. Sa
conclusion est l' amplification d'un secret: quelques secondes d' exces
et de surcroit OU le cadre implacable du cinma d'Antonioni consent a
etre dbord. Dans L'clipse, la lumiere tait tenue en tau par le cadre,
1I
en appeHe a l'cran, tout l'cran, a Andr 1
Bazin. Le mot fin est d' autant plus lisible que le soleil dvore
l' espace: fin est des lors le titre paradoxal du film a venir, et, parce
qu'il efface toutes les images, ceHes qui sont oublies reviennent,
frangibles, incertaines mais prgnantes. comme autant de plans qui
sont des clats et des chutes. La mmoire trouve ainsi un film OU la vie
et le cinma se chevauchent. ARome, 1'appartement OU, depuis
longtemps. vit Antonioni, au dernier tage en surplomb lointain de la
priphrie. est un panoramique a trois cents degrs, et le panneau bleu
du bowling sur le Tibre est une balise, parmi tant d'autres, d'un chenal
mystrieux et contrari, ou se cognent, s'enchevetrent, se tlescopent
et se rpondent des centaines de plans qui ne sont pas des mensonges.
Et ron sent battre au des images cette violence dont parlait
Lucrece, seul lment .stable a la crete de 1'impermanence de tout.
C'est un film immense,qt se lti:charg de verits secretes et
!
alors des reces de la mmoire le nom de
J
1'crivain dans La Notte (Giovanni Pontano, qui vcut en fait de
a 1503); les figures de cire dans Chung Kuo, Cina, semblables en
1;
IRI
contrechamp des visages a une peinture d'histoire interminable et
factice; 1'usine de Shanghai, rmanence de ceHe du Dsert muge.
Revient aussi le plantarium, horizon enfin sans
246 une saturation de signes magnifiques
limites, c' est la que se retrouvent les amants dans Chronique d'un
amOUT: On se croirait enMrique, je regardais toujours les toiles
lorsque j'tais la- bas, dit Guido. Puis surgissent de L'clipse les
chambres d'enfants avous par ces deux adultes qui ne savent pas
s'aimer, et le ballonqui s'envole et clate, tu comme dans une fete
foraine. Et puisle tableau de BaIla a la tete du lit OU Niccolo et Mavi
font l'amour, un tableau qui a longtemps appartenu a Antonioni.
Coupant ces plans oublis, ses propres tableaux enfin, non pas les
Montagnes magiques .. mais ceux qu'ila con9us pendantl'hiver
dessins d'une main tremblante projets en grand format par un
assistantpourydisposer,commedansLe Dsert TOuge, lescouleurs.
Il existe unprojetde court mtrage d'Antonioni libell ainsi: un
muse d'artfiguratifquelconque aRome, Florence ouVenise, consi-
dr nonpas pourles peintures exposes, mais pourle rapport entre
cespeinturesetle visiteur(voire entreles peinturesetle paysage que
d'tudierles d'art
suscite.Cetteideestunleitmotivdela pensed'Antonioni,
( des1964:
Aujourd'hui, le spectateur ne doit plus laisser pntrerl'image dans
son cerveau a travers les yeux: il doit avoir une attitude presque
crative. Jusqu'aprsentondisaitvoirunfilm.lir.e..uu.ilw.. smots
sont dcals. Aujourd'hui, c'est le rapportentre deux ima e qui
compte. C'est une forme dans son devenir, qui change comme les
microscope selon le Il est donc plus
JustededlrequenousdevonssentIrun I,..r,\': ):)
\
Le visible n' est plus face a nous, mais soumis a une logique
d'apparition,demanifestationentoussens.Voiresttravailldel'int-
rieurparunethoriedessensationsquiirriguelavision, la suggereet
l'induit.
Cette dimension est accuse encore parl'vidence que l'invisible
peutetre visible:
l.Michelangelo Antonioni, Le Montagne incantate ed altre opere, mostra omaggio. Ferrara,
30juillet-30octobre1933.
Michelangelo Antonioni cit par Renzo Renzi, Une biographie impossible. Rome, Cinecitt
international,1990.
....
saturation et formes du vide 247
Noussavonsquesousl'imagervleilenexisteuneautre,plusfidele
i!
a la ralit, et sous cette autre, une autre encore, et ainsi de suite. , '

Jusqu'a l'image de la ralit, absolue, mystrieuse, que personne ne


j.(
yerrajamaisl.
Cen'estpasseulementunemtaphore,celleduvisiblequipeutetre
effeuill jusqu'au.cceur, au noyau, a l'origine, c'est aussi l'ide tres
concrete (mise enlumiere dansBlow Up) que soumettrela pellicule a
unproces amettreenvidencedesimages
que le processus normal de dveloppementne parvientpasa rvler.
Enfin, une phnomnologie de l'image estl'accentdcisif, probable-
ment implicite pour Antonioni, afin de stigmatiser tout nihilisme
- rsultatinluctable de la mtaphysique, privilege aveugle accord a
l'tant,idolatriedel'imageacquise.
Rendre visible, c'est destituer l'image de son privilege ontotho-
logique, oprerunefission duvisible acquis, duvisible de l' tant, de : .
.... 1
l'tant etde riend'autre. C'est objectercontrele pouvoir des images
toutes faites, dja vues et s, un pouvoir de manifestation,
jusqu'a l'explosion ou comme s'ily avait enchaque
atomede visible la possibilit d'accder a
mystrieuse,quepersonneneyerrajamais.
Uneimageneaoitpasdevenifunerelique,imagefticheetfossile,
chappeautempsdufilm, mais resterle pli d'unevision, la marque
de son envoi, l'index d'une modification du regard. Antonioni
auracherchnonseulementafairevoirlevisiblemaisalefairesentir.
Si, dans Blow Up, il y a une charge contre le nihilisme, ce serait la
msestimerquedelacomprendreseulementsousl'anglesociologique,
elle est avant tout le principe d'une modification du regard, une
rductionsupplmentairequidmetl'tantde ce quel'oncroitacquis
enlui.
Ce veut est partout. On le trouve dans la
volont obstine defilmerle vent, filmer ce gui ne s' exprimeen
p'rincipe que vent est
_.__-0-' . .. __"_.__ . _ . _ ,,_
1.Michelangelo Antonioni cit par G.Tinazzi, Michda.ngelo Antonioni, Identifica.zione di un
autore, Parme,PraticheEditrice,1985.
Jemerisquetraduire,intensificationdel'imagelatente.
I)J 1111 1
248 une saturation de signesmagnifiques
'1 ' , ,
,r) r, r '.) ,,) ..' Fr',
l!
1
invisible, ilfaut.te ou ilfautfairevoir
f. (le vent comme 11 faut falre entendre le sllence. Fllmer le vent dans
L'Aquilone, ou dans ce projet d'une bande sonore pour un film
aNewYork,intitulD'un trente-septieme tage sur Central Park:
D'autresrafales. Le ventrevient, rageur, etpasse entrelesgratte-ciel,
ilsembles' esquiver, ildferlecranementsurle pare. Unklaxonle fait
Tt> 1! \ taire,commes'illuiavaitdonnuneclaque.Termin,levent'.
\.J...
DansL'Eclipse, leventestprsentdes1'incipit souslaforme unpeu
drisoired'unventilateur. Etalafindufilm, dumoinssapremierefin
'.
narrative, avant que tout ne soit ptrifi, fusill, dtruit, le vent fait
doucementfrmirlesarbres.Toutlefilmoscilleentrelasensationde
..
ptrification et celle, libratrice, que manifeste le vent..:_!Ls'insinue
.- -"-- .." ", .......
entredeuxsensations,fossilisationinterrompueparu:(souffle.)Lefilm
re-spire grace' acette .sensation de vent, mele a
d'Afrique:lesaffichesetledcorOU MonicaVittiimproviseunedanse
inattendue, sagaie ala main, ou encore lorsque le petit avion atterrit
quand deuxAfricains s'ennuient devant le bar de 1'aroport. Le vent
joueainsiuntrangesecondrole dansle cinmad'Antonioni, clips
parla mchancet dusoleil. mais dcisifcependant. Dansle scnario
deL'Aquilone commedansGens du Po, ilemportetout, ilest1'insaisis-
sable, uneforce qu'ilfaut s'adjoindre. Lorsque Antonioni tournait le
dernierplandeProfession: reporter,
le tempstaitventeuxetl' airnerveuxvibrait, annonc;ant unetornade,
--.. ,.- .
qui,alafin, detrulSlleres pouvoirfonctionner,en
dpitde ces conditions.lacamrataitle plussouventenfermedans
unesphere
z
.
-
1. MichelangeloAntomoni,Rien que des mensonges, op. cit., 1985,p.
Michelangelo Antonioni cit par Carlo di Carlo, Professione, reportero Bologne, Capelli
Editore,1975.
chapitre 3
IIIIIII
les paradoxes
d'un retournement
Jean-Luc Godard, quand la peinture
remonte ala surface du cinma
Le modele cinmatographique, celui OU 1'image qui se donne se
perdalasecondeOU ellesedonne, aide apenser1'imagefixe, unique,
dontlemodele estletableaude chevalet. Or, dans1'exprienceesth-
tique, 1'tant demeure comme le nom de cette perte. L'ceuvre est un
cranOU ce quise projettese projette. Il estl' crand'une projection,
maisavanttout- etc'estle proprede1'exprienceesthtique-1'cran
qui me spare de ce qui m'est donn. Plus intense la donation, plus
la perte qui lui succede, plus coupant cet cran OU 1'<:euvre
s'itftmebiencommelenomde laprsence devenue impossible ala
seconde, OU, apartir de l' <:euvre, la donation suggere sa possibilit.
L'<:euvre atteste que ce qui m'est donn m'est aussitot repris. La
donationn'estuntermeultime1 quepareequelaGegebenheit, que1'on
1. EdmundHusserl,L'ide de!a phnomnoogie, 4'!eqon,Paris,P.U.F.,199,p.86.
250 une saturatian de signes magnifiques
'---'traduit en gnral par et que je traduis par
.
/
renvoie a une perte, condition mme pour qu' elle soit absolue.
l.. Dans le Vayage en Italie de Rossellini 9S3), sous les yeux des poux
qui se sparent, dans les fouilles de Pompi, on invente les corps des
amants, eux, spars par la mort. Les scories du volean ont enseveli ces
corps qui n' ont plus de substance, seulement le dessin, le contour de la
mort, corps sans chair, a l'air libre ils tomberaient en poussiere. lIs
sont alors pris en platre (comme le visage du mort pouvait tre jet en
platre pour en garder l'empreinte) afin de retrouver une forme solide,
afin d'tre vus comme des sculptures pourraient 1'etre. Cette scene est
une mtaphore de la cration, le travail du regard ne s'accomplit que si
cette invention, au sens archologique du mot, a lieu. Quand les eorps
pris en platre remontent a la surface, montent au jour, 1'pouse se
dtourne. II y a la de 1'insoutenable. Elle se dtourne et fuit. Ce travail
du regard devient, au sens propre du mot, 1'histoire de 1'ceuvre. II sup-
pose d'avoir accept la sparation, pris la mesure de 1'cran, prouv
cette coupure, d'avoir fait l'preuve et, d'une eertaine le deuil de
'l ce qui lui a t donn pour lui tre repris. Le travail du regard est done
peut-
Un texte voque une telle exprience. Le Maine au bard de la mer de
Caspar David Friedrich est 1'ceuvre dcrite, et Heinrich von K1eist
l' crivain :
Quel enchantement de laisser le regard errer sur une tendue d'eau
illimite, dans une solitude infinie au bord de la mer, sous un ciel
...-...-..... ...
tnbreux. Mais encore faut-il tre all la et en revenir alors qu'on
+
l' , P vou3raitpasser de l'autre cot et que c'est impossible; et que l'on
6 \ (':.)
1
voudrait tre dnu de tout ce qui aide a vivre, et pourtant entendre
la voix de la vie dans le des vagues, dans le souffle du
el IA_
vent, dans la course des solitaire des
pourcela une exigence de cceur et le prjudice,peUFdhmr, que porte
la nature. Mais devant le tableau tout ceci est impossible et tout ce que
j' aurais du trouver dans le tableau je le trouvai entre le tableau et
moi, c'est-a-dire une exigence impose par mon cceur au tableau et
le prjudice que celui -ci me portait. Et le
\ .___---......----::.J
tableau devint une dune mais la mer sur laquelle aurait du errer mon
.regard nostalgique completement absente. Rien ne peut
et plus pni:>le qu'une pareille situation au sein de l'univers:
pUA S. M-O c.. \'V iilA.J..5.
les paradaxes d'un retaurnement '/
, ...
unique devie dans le vaste'Royaume de la Mort, oint sol-
taire dans un ce'rde"esI"t: t'tatatr, avec'ces-e u trois objets
leins de mysteres}st une sorte d'Apocalypse; c'est comme s'il portait
en Young, bt, puisque dans sa monotonie
et son infrIli, que le cadre, on a
en le les paupieres. Et pourtant le peintre
a surement om;ert une voie nouv1le dans te domaine de son art; et je
suis persuad qu'ayec son esprit, on pourrait reprsenter un mille
carr de sable du Brandebourg, ayec un buisson de ronces oil perdre
une corneille soltaire gonflant ses plumes, et qu'un tableau de ce
genre donnerait une impression vraiment digne d'Ossian ou de
Kosegarten. Oui, si l'on pouyait peindre ce paysage ayec sa terre
crayeuse et son eau, on pourrait, je crois, faire et les
loups : et c' est a coup sur la plus haute louange que l' on puisse adresser
a ce type de peinture de paysage l.
JI! I
l"'""1l\J 1..0
Ce qui fonde le on vous a coup les paupieres n'est pas ici un
exces de prsence (done de donation), mais le fait que eet exces ait
lieu en 1'ceuvre, soit contraint par elle, et ron ne sait si ce qui coupe
les est pareille situation au sein de
l'univers ou plutt que pareille situation au sein de 1'univers
tienne a l'absence de la mer: la mer sur laquelle aurait dti errer
mon regard nostalgique tait completement absente . Ce qui coupe en
derniere instance les paupieres semble tre le cadre: il n'a pour
premier plan que le cadre, on a l'impression en le regardant qu' on vous
a coup les paupieres . Que veut dire couper les paupieres? Cela veut
dire tre condamn a voir, a voir jusqu'a 1'aveuglement, condamn
a voir jusqu'a ne plus voir, condamn a ne plus voir done. Le cadre est
ici la frontiere, la coupure OU la donation s'intensifie en une donation
-_....,.".,..... '-" -'._-
'V 1. Heinrich von Kleist, Empfindungen vor Friedrichs Seelandschaft, in Berliner
Abendblatter, 1810. Ce serait faire peu de cas de ce texle que de le condamner a une simple
lecture kantienne et d'y Jire l'aveu d'une supriorit de la nature sur l'art qui se manifesterait sur
le terrain propre de l'art, bien que l'art ait pour Kant besoin de la nature pour tre lui-mme,
besoin du modele. Dans sa c!assification des arts, Kant se contente d'indiquer que la peinture ne
donne que l'apparence de l'tendue corporelle et lui prfre alors l'art des jardins. S' y a
indniablement un pJi kantien dans ce texte de Kleist (quand, au 49 de la Critique de lafacult de
juger, Kant note que l'art est un produit de la nature. prcise bien qu' s'agit de la nature du
sujet). restreindre ce texle ala notation d'un cart impossible a combler entre la nature et l'art
serait insuffisant.
252 une saturatian de signes magnifiques
oilcequiestdannestdannsurlemadedelasparation.Le cadreest
ladlimitationde1'cranquispare,tautautantqu'ilestce quidsigne
1'reuvre camme reuvre, 1'encadre. Le cadre estle lieu de dmarcatian
ail s'accamplit le dni de la danatian. La donatian, au 1'intuitian
rdanatrice, s'amplifie jusqu'a 1'exces et jusqu'a la saturatian, ce que
! comprendprcismentlanotiondephnamenesatur:
L-
Il s'agit en effet d'un visible que notre regard ne peut soutenir; ce
visible s'prouve insoutenable au regard, paree qu'il pese trop lourd
surlui;lagloireduvisiblepeseetpesetrop. Ce quipeseici,ce n':_stnL.
le mlheQr, ni la peine, ni le manque, mais bien
l'exces'.
Ce quipese dansl' exprience esthtique a ceci de particulier- et
c'estce quirendcette danatianparadaxale- qu'ilne pese passeule-
ment d'un paids de joie, mais pese de tout son paids de sparatian
f ti'avec la joie. Si c;e visible est insautenable, c'est parce que naus en
\ "
i
_.Reprenans la dtermination et 1'attribution du le dans on
a l'impression en le regardant qu' an vous a caup les paupieres.
Le semble renvayer a tableau, mais j' ai prfr l' attribuer a
cadre; en fait. dans cette phrase, c'est syntaxiquement que se
draulelescnariadelasparatian.Le renvoied'abordautableau,puis
: aucadre,ouplutt,puisque,comme1'critKIeist, tout que j'aurais
i .dti trouver dans le tableaulje le trouvai entre le tableau et au
L '------.....'.-.-.-...- ...---......,.,....._.. _"...
cadrepuisautableau.Le tableauest1'instancedelasparationselonle
cadre; le cadre est paradoxalement la frontiere visible qui borne la
sparation. Paradoxalement, parce qu'une frontiere est toujours
lecadrerendvisible1'invisibilitdelafrontiere.
Le tableaumedonneavoirquejevois; pourreprendreletresbeau
commentaire du videre videor cartsien de Michel Henry2, il faudrait
dire: j' prouveque plutt que jevois que je vois, et
L lean Lue Marion, Le phnomenesatur,op. cit .. p.109.
2.Gn se reportera a I'Essence de a Mamfestaton, Paris. P.U.F., 1963. et pour ce point en
partieulier au eommentaire de lean' Lue Manon Gnrosits et phnomnologie et aux
remarques sur l'interprtation du eogito eartsien par Miehel Henry. dans les tudes
philosophiques. 1988/1.
les paradaxes d'un retaurnement 253
je vois que je vois (le tableau> deviendrait dans le tableau ce qui
me spare de ce que KIeist voque, et qui serait un j'prouve que
j' prouve. Oui,critKIeist, sil' onpouvaitpeindrece paysageavec
sa terre crayeuse et son eau, on pourrait, je crois, faire hurler les
renardsetlesloups. Le j'prouvequejevois seretournesoudai-
nement en un je. vois que je ne peux prouver, Le tableau me
spare nonseulement de lamer sur laquelle aurait dti errer mon
regard (d'avoirlespaupierescoupesfixe le regard, le retientenun
point, pointsolitairedansMn cercledsert,etluiinterditd'errer),
mais aussi de ce que je ne peuxtoucherenlui, saterre crayeuse et
soneau;letableauestle corpsd'unechairdumondedontjenepeux
fai.re1'preuve. ....
Il faut entendrece qu'ilyaentreletableauetmoiausensfamilier
quirsonne danslefranc;:ais delatraduction;ce quis' estmisentrele
tbleau etcelui quivoit, au sens oil quelque chose se metentredeux
trespourlessparer,esttoutsimplementqueletableaunesoitpasle
monde,ou,plusjustement,quelevidere nesoitpaslevideor, nepuisse ..,j
jamais rtre et qu'en fait son incapacit a 1'tre soit accuse par le
videor. Le tableau est 1'instance, le lieu de ce voir (videre) et en
confirmantquej'prouvequejelevois, letableau, puisle cadre,selon
le mouvement de la sparation entrine la sparation d'avec ce que
j'prouve.
L'exprience esthtique est par excellence le lieu oil ce qui est
prouvl' estsurlemodedelasparation,Oui,l' estun Je
- ".-' -...._._.._.,. . ..
l'aidit, rcranoil ce quiseprojettese projette,oilce quise donne se
donne, est rcranqui spare, qui me spare de ce qui m'est donn.
Que dit: jeletrouv,entreletableaue!moi ?Celaditaussiqueje
... " " . - -...._.-..
ne peux m'approcher. L'cran instaure donc une immobilit, un
interditsymtrique a lafixit duregard aux paupierescoupes. Je ne

peuxavancer,1'cranmetientadistance.Djailmesparaitdecequ'il
memontrait, irmesignalequ'ilm'enspare.
Cela peut s' entendre a deux niveaux, banalement, en constatant
qu'une attitude surdtermine une vision - si j'avance, je ne vois
pluscequejevois-.maisaussiselonuneacceptationmtaphysique:
si j'avance, j'affronte la sparation, j'entre dans son ordre (cette
255
254 une saturation de signesmagnifiques
seconde acceptation reprend d'ailleurs la premiere). Si j'avance,
j'avoue demanderau tableau1'impassible <c'est-a-direune exigence
imposeparmon au ). Il Y de
'"'= -- ,-- -,._---._--. _.. ., ... --'-.'-""" ,.' "._,....._.
sparation, celuiquiincombealaperte, le disparaitre de ce quivient
de se donner, end'autres termes, ce qui fait que 1'image fixe ne se
/ "donne, pour autant qu'elle apparaisse vritablement, que sous le
/ modeledel'imageenmouvement. Les plansfixes d'Ozuphnomna-
Jisaient cette dure, tenant enquilibre la prsence, chronomtrant
le compte a rebours de la perte. L'cran serait
donc1'instancede ladonationet delaperte alafois, 1'horizonmeme
idel'exprienceesthtique:celuid'une ouce qui
!m'estdonnnem'estdonnquepourm'etrerepris.
Le constatdece manqueintrinsequeautableau,formulparKleist.
correspondau)panqueque le dispositifde mise enscenedudiorama
adressa parFriedrichessayaitdecombler. Letexteconsa-
cr au Maine au bard de la mer regrette, de maniere anticipatrice et
prcinmatographique,que riennes'animeapartirdutableau, bruits
et sensations. Il faut redire la distinction bazinienne entre cadre et
cran.
(Le cadre polarise l' espace vers le dedans, tout ce que nous montre
I 1'cran tant au contraire cens se prolonger indfiniment dans
L..1:.yniversl.
Dans le tableau de Friedrich, le cadre - c'est ce que nous laisse
entendreletextedeKleist- estexcdparl' cran.Iln'yapasuncadre
dans 1'cran (comme onle pense parfois aucinma: unsurcadrage).
mais,aucontraire,uncrana1'intrieurducadrequiaccuselecadreet
d'unecertainemanierele dsavoue. Le tableaufait cran, c'est-a-dire
me donne alafois ce qu'ilreprsente, me le rendprsent, maisaussi
m'enspare. L'cran, encoreunefois, devientinstance desparation
selon le cadre. Cette toute-puissance de 1'cran, de donation et de
Godardl'affirme etla confirme souvent end' autres lieux
quesesfilms. En1967,parexemple,danslesCahiers du cinma:
l.AndrBazin.Qu'est-ee que le einma?, Paris,Cedo1976.p. 192.
les paradoxes d'un retournement
Le triple cran, associ ou non avec 1'cran variable. peut donc
provoquer dans certaines scenes des effets supplmentaires dans le
domainedelasensationpure,maispasdavantage. Etj'admireprcis-
ment Renoir, Welles, Rossellini. d'etre parvenus. par une voie plus
\
logique, aunrsultatgal.sinonsuprieur.brisantle cadresanspour
\
\
celaledtruire.
.J
Le pouvoirdesplans, chez Godard, tientsouventa ce qu'aulieude
dmultiplier1'cran,illedouble.Je disdouble ausensfamilierdu
moto Ilsuggereouplaceuncrandansl' cran,pourpousserasalimite
lasensationdesparatonetpeut-etre1'annuler.Commentcompren-
drecetcrandansl' cran,quiestautrequ'uncadredanslecadreeten
appelleaunephnomnalitpropreaucinma,alorsquelesurcadrage
hritaitdedispositifsempruntsalapeinture?
DansFar ererMazart (996),onpeutobserverunlmentitratif,
sous diverses formes, divers aspects dans la mise en scene, lment
qu'il serait absurde de penser comme un simple lment de dcor.
devenir et s'imposer comme un cran dans 1'cran. Je pense a la
grande baie vitre de lavilla au dbut du film qui semble dcouper,
vitrer,encadrerettraiterteluntableaulepaysagesurlequelelleouvre.
Il n'ya aucunsurcadrage pourtant, etla sensationque le paysage est
devenuuneimage sousverretienta cetcrandans1'cranquifait du
paysageunobjet,mesparedelui.D'autresvitresviennentponctuerle ,
-.""'"
film. cellesdutrain,puiscelles, brises, de lamaisondanslaguerre,
ou extrieur et intrieursemblent indiffrencis etla mise enscene
affole, commesiellenetrouvaitplusde paroiOU s'adosser. Je pense
aux miroirs de laderniere priode du film, mais surtouta cettevitre
coulissantedelamaisonsurlaplage:cranqui, memes'ilestoblique,
cOIncide avec 1'cran et spare le metteur en scene de 1'acton. de
1'actrice, de lamememaniereque1'cran, le premier,nous sparede
1'action, double ce quiestmisenscene et, d'unecertaine celui
".J
quimetenscene. Entrelesdeuxcranss'estrfugi misrablementle
metteur en scene, Vicky, frileux et mal assis; a 1'air libre, 1'actrice.
martyrise par la rptition du Oui, fuit pour s'chouer, mais a
rebours d'un naufrage, c'est-a-dire de la terre vers la mer. Elle
s'chappe, chappe enmeme temps a ce dispositfqui la prenait en
tenaille et1'aimantait. La scene dicteunprotocole de sparations. On
256 une saturatian de signes magnifiques
peutpresque effeuillerces crans: qU,i
vait, puisla baie vitre, deuxieme cran, oil s'estlogVicky;
r-l'craninvisible, enfin,devantlequelvients'chouer1'actrice,comme
\ .s 'ily avait entre la plage etla mer, entrelefiniet1'infini,unevitre.
Trois crans donc, pOlir 'e"n' [
relducinma,labaievitrequiestundispositifde'mise enscene,et
l'craninvisiblequeseule1'actricesemblevoir, etquifait prouverce
que IGeist voque. Le regard du spectateur ricoche de 1'un a 1'autre.
C'est donc entre 1'cran et sondouble que Godard tientce qu'ilveut
rendrevisible. s:011 ", t> t \.) '.) ;
DansDtective (1984), ilglissecettephrase: Lavrit, c'estentre
>-",.-- ,".. . .-
apparaitre etdisp{l.!3Ure. Gilles Deleuze, dansL'Image-temps, fait de
1 .... .
la mthodedu entret laelefstylistiquede Godard. lacquesAumont
remarque<:!le, parDeleuze,cettemthodenetouche qu'un
aspect des films: la narration, le sens, la communication Entout l.
l
cas, a relire Deleuze, une mthode quifait que lefilm cesse d'etre
desimagesalachalne,unechalneininterrompued'imageseselavesles
unesdesautres . De soncot,1acquesAumontva penserle entre
a1'instard'lie Faure, cit enexerguede Pierrot le Fou (1965), etoil il
estques..t...l.'.on de.... Ve.. la.'z.quez etdepeindrenonplusdeschosesdfinies,
I
maiscequ'ilyaentreelles.PourDeleuzedonc,l'interactiondedeux
rnrce unefrontiere quin'appartientnia1'une ni
, a l'autre: une.vrit entre apparaitre et disparaitre. Pour Aumont,
le entre ressortit au pouvoir de l'espace dans le plan, Ily a dans
For ever Mozart uncho a la phrase d'lie Faure,Vicky dit: Etpuis,
le monde a vieilli. Il s'loigne. Et quand je regarde le ciel entre les
toiles, jenepeuxvoirquece quiadisparu. Une autrefa<;on, donc,
d' entendrecettevrit entreapparaitreetdisparaitre.
Cette vrit est per<;ue picturalement, a la fois espace entre les
chosesetalentouroilceschosessontdonnes.Ilfaudraitobserverquel
traitementGodard, dans la miseenscene,fait subira ce milieu,
aquel point il tire, comprime, maltraite cet espace. Il instruit,
intuitivement,unoprateur(ilfautvraimententendreletermeausens
1.JacquesAumont,L'reilintenninable,op. cit.,p.
GillesDeleuze,L'Imagetemps,op. cit.
257
les paradaxes d'un retaurnement
qu'onluidonneenmathmatiques)quiestunvritableoutildansetde
lamiseenscene.Onpourraitfairela recensiondesoccurrencesdecet
oprateuraufil desplansetde film enfilm. le dsigne cetoprateur
parlaformuled' crandansl' cran,parcequel' effetescomptestcelui
d'unetenaille, oumieux, d'untau, etquecelasupposedoncparent,
galitetcoattenancedesdeuxmachoiresde1'tau.Deuxcrans,donc.
Le premier reste'invisible, comme toute frontiere, et Godard le
dsigne ainsi dans une lettre aux Cahiers du cinma: Ontire son
chapeaudevantlacasquette deSerge Daneylorsqu'ilcritque1'cran
fait cranau lieuderefaire surface, Danslalettre, uneligne avant,
Godard avait crit: Nous sommes donctous surs d' avoirle dernier
mot, dansnosdisputesamoureuses, enYougoslavie,ycomprissinous
restons[jesouligne]muetsdesaisissement. Ce quejevoudraisessayer
de montrer se passe donc entre ces deux crans. Pour que l'cran,
sparationinaugurale, soitaboli, Godardluichercheetluitrouveson
autredans1'espaceduplan, etlesfaitjouer,1'unparrapporta1'autre.
louer au sens oil deux pieces d'un mcanisme jouent, mais aussi
comme des acteurs jouenteI\tre eux, sous la directiondumetteuren
scene,Cettelogiquedet-tau aune dusublimeou,
sironveutde surcroit lemotde Godard:Tulie'esthtiquedela
saturation.DanslesCahiers du cinma enseptembre Godard
citeFnelon, etditqu'ilveut unsublimesifamilierquechacunsoit
tentde croirequ'il1'auraittrouvsanspeine,quoiquepeud'hommes
soient capables de le trouver, Dans For ever Mozart, Vicky, porte-
paroledeGodard,dit: Peud'hommesvoient,
le laisse parler Godard, qui numere, en juillet 195
8
dans les
Cahiers, aproposdeBergman,lesphnomenessatursquireviendront
danssesfilms.
Les grands auteurs sont probablement ceux dont on ne sait que
prono
ncer
le nomlorsqu'il est impossible d'expliquer autrementles
sensations et sentiments multiplesqui vous assaillent dans certaines
circonstances exceptionnelles, devant un paysage tonnant, ou lors
d'un vnement imprvu: Beethoven, sous les toiles, enhaut d'une .
falaise battue par la mer: Balzac, quand, vu depuis Montmartre, il i
semble que Parisvous appartient: mais dsormais, si le pass joue a
cache-cache avec le prsent sur le visage de celle ou celui que vous
258
259
une saturatian de signes magnifiques
aimez; si la mort, lorsque humilis et offenssvous parvenez enfina
lui poser la question suprme. vous rpond avee une ironie toute
valryenne qu'ilfaut tenterde vivre; dsormais done, si les mots. t
prodigieux, dernieres vacanees. ternel mirage, reviennent sur vos
lvres ...
Puis Godard va parler de Bergman. Dans cette citation, Godard
dcrit ce qu'il aime, anticipant ce qu'il veut. Parmi ces exemples de
phnomenes saturs. je garde une occurrence: sile pass joue a
cache-cache avec le prsent surle visage de celle ou celui que vous
aimez. Deux plans de Passion illustrent apres coup cette
image, deux plans de Passion OU ce dispositif en tau agit en deux
temps,pourobtenircecidesingulierquelesecondcran,montantala
surface,abolit1'cranquifaitcran.
DansFor ever Mozart, Godard, reprenant Manoel de Oliveira, pour
parlerdece qu'ildemandeasoncinmaetaucinma,dit: Unesatu-
ration de signes magnifiques qui baignent dans la lumiere
.."...._,.'..... ......-,-
O absenced' eX,EIicaiio.r1 Celaseraitlavritducinma,entreappara!-
,.........._ ........_. . _
tre et disparaHre. Cette saturation aveugle, le avoir les paupieres
coupes de KIeist, trouve un reflet dans le commentaire que fait
Godard, enjanvier1958, dansle numro79 desCahiers du cinma. du
film de Nicholas Ray Amere Victoire: Et c' est en ce sens qu'Amere
Victoire estunfilmanormal. Onnes'intresseplus auxobjets, maisa
ce qu'il y a entre les objets, et qui devient a son tour objet. Le
entre s'incarne, il peut etre vu, donc film. On lit a la fin de
1'article: CarAmere Victoire, comme le soleil, vous fait fermer les
yeux. Lavritaveugle.
ne les paupieres
coupes, renvoie a 1'image fixe (le tableau) fascinante de fixit:
unfondu au noir qui succede a l'exces de visible propre a ce surgir-
disparaHre dansle tempsdel'imageenmouvement. Danslapeinture
tout autant que dans le cinma, il s'agit bien de saturation, unexces
daIl:>J'apparaHre, propre a un mdium ou a un autre; 1'cran dans
l'cranconstitue la mchoire tangible de 1'tau dans lequellevisible
estpris.
les paradaxes d'un retaurnement
Cet tau est en meme temps1'un des agents et uninstrument de
cette saturation. Le mot saturation est tendu a la philosophie de
Jean- LucMarion,laquelletrouveraitunemiseenreuvreinsoup<;onne
dans le cinmade Godard. Les phnomenessaturss'exceptent de la
mise en scene entendue au sens large, puisque mettre en scene, au
sens phnomnologique du mot, revient en principe a projeter ou a
construireunmonded'objetsintentionnels.Or,lecinmadeGodarda
cedesseindemettreenscenedesphnomeneslibrsdelacontrainte
intentionnelle,oupluttdemettreenscenedesphnomenes- etc'est
cela.amonavis, mettreenscene- a1'instantouilsseliberentdecette
contrainte.Le pouvoirdemettreenscene,seul.lesfaitapparaHre,etil
semble parfois que c'est en venant s'craser sur la surface qui lui
rsiste (l'cran) que tel phnomeneapparaH. Le regardvoyant moins
quece qu'ilembrasse,le secondcran,parfois, le recentre,lecapture
etl' enferme,avantdelelibrerpourlelcherdanslevide.
Le cinmadeGodardestuncinmaou1'intuitiondomineetdonne,
cherchant toujours a faire le plein de la prsence. Mais ce faisant,
il rend la corrlation entre noese et noeme a son mystere, et fait de
ce mystere son ce qiI'il tient en tau, non pas
maispourlasuspendreoula dnoncer.
La rhaps-qie doit correspondreacette saturationde signes
force (a1'instard'uncoupdeforce), nepeuventque baigner
dans la lumiere de leur absence d' explication. La fin de la phrase
( baigner dans la lumiere de leur absence d' explication) dit
cette rupture du binme notico-nomatique et prend acte que
1'intentionnalitnepeutpascomblercetteintuition.
La dfinition du phnomene satur rpond a la seconde partie de
la phrase. L' absence d'explication, cette lzarde dans le binme
notico-nomatique, indique que cette saturationa bieneulieu. Son
lieu,1'cranici,estceluid'unedrouteintentionnellequipeut- n'est-
ce pasainsiqu'estre<;u lecinmadeGodard?- exercerlafascination
ou le refus catgorique. La donation que 1'intuition opere, tout en
donnant ce qui se donne, joue la scene de 1'auto-constitution du
phnomene. L'incandescence de 1'apparaHre, jusqu'a..l'aveuglement,
dborde toute vise intentionnelle, pour avrer que l'intuition est
260 une saturation de signes magnifiques
moinsunefacult de 1'ame que la scenedumonde. S'il taitquestion
de dsigner ces phnomenes, de les dnombrer dans 1'reuvre de
Godard (Godard les dcele etles nomme dans le cinmade Bergman
par exemple), il est vident qu'ils dnonceraient tout inventaire et
toute taxinomie. Subsistent seulement certains plans: le ciel, des
1 visages. Des plans oil il est question de 1'impgssHlle (c'est 1'un des
leitmotive de la phrase'-cle Kleist) qui orchestre la sparation ne du
entre. Des plans oil le visible est pris en tau, des plans oil la
sparationestasoncomble.
Deux scenes extraites de Passion montrent cela. Onpourrait, tant
elles sontreprables dans le film, les pensertelunrcit autonome a
l'intrieurdeladigese, deuxmomentsd'une memevie, etcroireque
lefilmbgaie.alorsquec'estlaviequibgaiedanslefilm. Lapremiere
scene comporte quatre plans. Jerzy et Hanna regardent suruncran
vidouneprisequisecentreetseconcentresurlevisagede Hanna.Le
moniteurvido force JerzyetHannaa mimerce quialieudevanteux
comme surun miroir en diffr. Les gestes du travail redeviennent
ceux de 1'amour. Jerzy et Hanna sont pris en tau, en otages par ce
'second cran qui les tient entre le premier cran et ce reflet d'eux
Itdiffr' larnim,esis,lafaitbgayeretmentir.Danslaseconde
cene, Jerzy est seul devant1'cran, pris dans ce meme tau. Hanna,
lle, estpasse de 1'autrecot, derrierele petitcran. Ilsse fontface.
Le petit cran du moniteur vido est le cadre d'un exil et d'une
sparation. L'tauva se resserreraupointque lesdeuxcransvontse
confondre: le regard de la camra, fusionnant avec celui de Jerzy,
s'approche de 1'cran pour toucher et embrasser Hanna. Mais ce
mouvementdudsirestceluidel'oubliquelasparationentralne- et
onne sait pas s'il est subi ou souhait. L'arretsurimage qui retarde
1'oubli va prcipiter 1'image dans 1'oubli. On entend d'ailleurs je
l' oublie deuxfoisetlasensationd' choestliealanaturede1'image,
celle de 1'cran vido. L'histoire de la nymphe cho, quitte par
Narcisse, et celle de Hanna se ressemblent. L'cho est dans le film
1'autreformedubgaiement,laforme quirenvoieaumythe, alorsque
le bgaiement est marqu dans le film d'un surcrolt de ralit (le
bgaiementvautpourIsabelleet1'chopourHanna).Lavoixet1'image
261 les paradoxes d'un retournement
sont dcales, et le gros plan qui nous submerge est celui, non pas
duvisagedeHanna,maisduvisagedeHannafilmetvudanslesecond
cran.
Onnoteraque ce mouvementestoppos, danssafonction, acelui
d'unfonduenchaln. Le passmontealasurfaceduprsent,maiss'y
conforme,s'efface lui, alorsque dansle fonduenchalnle prsent
se dissout, absorb par le pass. Godard ne souligne-t-il pas cette
question du prsent en crivant, sous l'cran dans la scene de la
projection, scene elef du Mpris, la phrase des freres Lumiere < Le
cinma est une invention sans avenir.)? Il la commente dans
Histoire(s) du cinma, enraffirmantque le cinmaestune invention
au prsent, et que seule la main qui efface peut crire. Dans le gros
plandeHanna, le mouvementdela mainestla, obsdant.Aumoment
oil les crans se touchent, quand les machoires de 1'tau se sont
serres, nousnepercevonspaslesgestes, les mouvementsde Hanna,
ni les expressions de sonvisage, mais nous percevons 1'actionsurla
commande vido des allers et retours, et des arrets que lui impose
Jerzy. Ce faisant, 1'cran nous spare du visage de Hanna que
ressassent le regard et le geste technique et mcanique de Jerzy. En
apposantsa marque surl' cran, le cadre de lavido fait image, cette
imageestl' empreinteduvisagedecellequiestentraindedisparaHre:
unportrait.Ilyaunecoalescence l' cart
entre1'unet1'autreestdevenuinfime,etnousnelepercevonsplusque
parlaviolencequefaitJerzyasammoireenregardant,enretenantce
quiluiapparaHunedernierefois pourdisparaitre:levisage de Hanna
misadistancequandilestprisaupluspres,aportedebaiser.
Godard avait crit en 1966, dans le numro 184 des Cahiers du
cinma:
Le seulfilmquej'aivraimentenviedefaire,jeneleferaijamais,paree
qu'ilestimpossible. C'estunfilmsurl'amour, oudel'amour, ouavec
l'amour. Parlerdansla bouche.toucherlapoitrine, pourlesfemmes,
imagineretvoirle corps,lesexedel'homme,caresserunepaule,des
choses aussi difficiles amontrer et aentendre que la guerre et la
maladie.Je necomprendspaspourquoi,etj'ensouffre.
262
une saturatian de signes magnifiques
Ce dispositif, cet tau que l'on observe dans les deux extraits
r de Passion, est dans le cinma de Godard l'aveu de cet impossible.
La notion de saturation suggere ce que ce cinma obtient quand il s'ap-
proche au plus pres de cet impossible. Dans les deux cas, un montage
altern coupe le plan par un rappel du monde, l'autre monde, celui du
rel, qu'il est possible, a l'exces, de filmer, mais qui, ici, chappe a la
mise en scene, se cogne au cadre, quand les acteurs se cognent les uns
contre les autres. Dans Sauve qui peut (la vie) (1979), c'est ce que dit
Paul, apres avoir lutt avec celle qu'il aime: C' est la seule fac;on qu'on
a encore de se toucher. Et dans Passion, le plan qui succede a ce gros
plan de Hanna dans l'cran participe du dsordre de l'autre monde,
celui que Godard peut et sait filmer.
L'ide de ce film impossible cOIncide bien sur avec celle de
phnomene satur. D'un cot, il y aurait les phnomenes saturs qui
sont infilmables : la guerre, l'horreur, tout ce qui fait les Histoire(s) du
cinma et fait dire a Godard : Jamais de gros plan, la souffrance n'est
\ pas une star, ni l'glise incendie, ni le pays dvast. Cela en appelle
I
I a une thique du cinma et Godard l'a bien dit, le travelling ou ici le
gros plan sont affaire d'thique. De l'autre cot, il y aurait des phno-
m ~ n s saturs qui appartiennent au film impossible, le film sur
l'amour, de l'amour, avec l'amour. Godard s'est expliqu en images
de cette double aporie. Dans Week-end (1967), un plan rsume et sym-
bolise l'horreur impossible a filmer : un lapin corch, plein cadre, est
la a la place de la reprsentation du meurtre de la vieille dame. Le cadre
est celui d'une mtaphore singuliere. Ce qui est film la fait peur, est
abject, mais de fac;on drisoire. Godard dose la drision et l'abjection
pour qu' elles se confondent dans le plan. Comme si le lapin corch ne
suffisait pas, Godard inonde le plan de rouge. Retournant la rponse
qu'il faisait a la question on voit beaucoup de sang dans Pierrot le
Fou : Pas du sang, du rouge, Godard semble suggrer a la fois du
sang et du rouge, du rouge et du sang, comme si, par un geste absurde
mais concert et diabolique, il avait mlang dans le meme pot du sang
et de la peinture. C' est cette sensation-la que le spectateur prouve,
celle d'un mlange de liquides, d'un mlange de substances, c'est a la
fois du sang et du rouge. Et la forme du lapin corch renvoie a une
les paradaxes d'un retaurnement 263
arche, a quelque chose qui est a la place d'une vision d'horreur, et
pourtant ce n'est qu'un lapin.
Les hendiadyins: un lapin et une allgorie, du sang et du rouge,
disent qu'il y a la de l'infilmable et le manifestent de fac;on exagre et
volontairement grossiere. Godard pousse la phnomnalit de ce plan
hors de ses limites. Puisque le cadre ne peut pas contenir l'horreur,
puisque l'horreur dborde le cadre, le regard, dans un effet de plonge,
transforme le cadre en cuvette, et le liquide (du sang et du rouge) vient
de l'extrieur du cadre le remplir, l'inonder, submergeant par une
vague, puis une houle, le cadavre du lapin. Une cuvette, une fosse, un
trou inond de rouge, ce plan cruel d'un film trouv dans la fer-
raille euphmise, anticipe et rpond aux images vraies qui criblent
les Histoire(s) du cinma. Ce plan de Week-end a une rplique tardive
dans Dtective. Godard essaie de filmer ce qu'il dit etre impossible, une
scene de conversation dans une salle de bain entre un homme et une
femme, Claude Brasseur et Nathalie Baye. La scene est trame de
douleur et de malaise, de dsir perdu et de difficult a tout (c'est une
des scenes OU Godard touche au plus pres a ce souhait: pour les
femmes, imaginer et voir le corps, le sexe de l'homme ). Dans cette
scene, Godard accede a ce qu'il veut, mais sait que, de toute fac;on, c'est
impossible . Il conclut le plan par une devinette de Lewis Carroll,
clipse par ce qui a lieu dans le cadre, qui contient soudain un trop
plein de violence, de dgout et d'nigme: sur le plateau de petit
djeuner, une souris blanche creve; Claude Brasseur remplit sa tasse
d'un liquide noir (un liquide noir qui semble trop onctueux pour etre
du caf, trop noir pour etre du chocolat). Il continue a remplir sa tasse
meme lorsque celle-ci dborde, et le liquide coule sur la nappe
blanche, dans le plateau, partout. Le cadre, exactement comme dans
Week-end, devient une cuvette, le lieu d'un absurde et insolite sacrifice,
d'un geste sans raison qui prend une forme propitiatoire. Le cadre est,
selon un rituel secret - celui de la mise en scene -, le lieu d'un sacrifice
au sens, cette fois, d'une rsignation. Ce plan nigmatique est a la place
d'une impossibilit, Godard met en scene une souris blanche et un
plateau de petit djeuner, un liquide noir qui dborde, dans un
mlange de gravit et de drision, parce qu'il n'arrive pas a arracher a
265
264 une saturation de signes magnifiques
la scene prcdente le prcipit d'motion, de chagrin et de nant qu'il
escompte. Alors le cadre dborde, dborde de ce liquide noir.
Seulement, cette fois, la substance vient de 1'intrieur du cadre, par
hmorragie interne, et non pas de 1'extrieur.
Godard, dans ses Histoire(s) du cinma, avait vol l Lon Bloy cette
t phrase: L'homme a dans son pauvre creur des endroits qui n' existent
;( pas encore et OU la douleur entre afin qu'ils soient. Godard creuse
dans son cinma des plans qui sont des cavits pour cette douleur, des
plans, tels des codicilles, qui sont le rappel du film impossible. Dans
le plan de la souris blanche inonde de liquide noir, dans le plan du
lapin corch, submerg par le sang et le rouge, dans le plan du visage
de Hanna, visage de l' amour devenu Mduse et dbordant le cadre,
chaque fois,le meme chiasme entre le frisson et la drision s'opere. n
y a la une dimension sacre, sacrificielle ou thurgique, une sorte de
mystere qui fait frissonner. Dans le collage des citations viatiques qui
',- finissent par faire l' esthtique de Godard, on trouve dans
Prnom Cannen. et dans les Histoire(s) du cinma) cette phrase adapte
r-de Rilke: Vous savez, la beaut c' est le commencement de la terreur
que nous sommes capables de supporter.
I . D'une certaine maniere, la conjonction des deux crans dans le
plan de Passion que j'intitulerais volontiers je l' oublie appartient
l une phnomnalit assez proche de celle que je viens d'observer,
quelque chose qui envahit le cadre, .le le, Dans
cette scene. en montant l la surface de 1'cran. n faut dcidment,
encore une fois, revenir l ces deux scenes de Passion. Ce qui dborde,
ce qui fait trop pIein dans le cadre est un visage, celui de la femme
; aime et ce visage s'approche si pres, au moment de son dbord, qu'on
a la sensation que par ce stratageme, Godard parvient enfin l parler
la . Dans ces plans, le second cran est effectivement un
'cran concret, mais on peut, dans le cinma de Godard, dnombrer les
variations de ce motif (j'entends l nouveau motif au sens de motus, ce
qui met en mouvement). L'tau est ce qui constitue 1'image, plate,
aplatie, une image juste quand les deux crans n'ont plus d'espace
entre eux et OU ce qui est vu - 1'arret sur image 1'atteste - est juste
une image. Le montage a pour Godard, plus que pour un autre, une
les paradoxes d'un retournement
puissance disruptive. n travaille le montage en produisant des
tincelles de sens et oppose des mondes: le monde de 1'amour et
1'univers du producteur en train de compter les dpenses. Godard
cherche aussi dans le plan l confirmer cet effet disruptif qu'obtient le
montage. Jerzy et Hanna sont devant 1'cran: leurs visages et le jeu de
leurs mains semblent conditionns et commands par leurs gestes
sur 1'cran vido. L'image vido bgaie, mais sa fonction est de guider
celle qui n'arrive pas l naitre du jeu des acteurs et l atteindre 1'im-
possible de 1'motion et de 1'amour. L'une contraint 1'autre et la
prolonge, mais en exen;ant sur elle (celle qui est sur 1'cran et non
celle de la vido) un chantage (littralement, elle la fait chanter).
Dans la premiere scene, il dit: n suffit de prendre et elle rpond :
Prends-moi dans tes bras. Ace moment, 1'image devient celle du
travail dans l' amour ou de l' amour dans le travail. Et l ce bgaiement
dans le montage, ou dans le plan, rpond celui d'Isabelle, indice d'un
balbutiement gnral mais voulu de tout le film. Cette hsitation est
1'un des signes de 1'impossible voqu par Godard, la condition de
1'image juste, sa raison suffisante. Le gros plan de Hanna concentre ce
que 1'tau peut tenir et obtenir, mais la voix trbuche, et ne chante
plus. Elle dit, en conclusion: Je 1'oublie. Et ce gros plan fait voir,
apres coup, autant d'images adventives qui taient les images annon-
ciatrices de cette derniere, ou qui en seront le ressassement, cho
assourdi, parce que la mise en crise opre par ce plan est rvolue. Je
pense au plan OU Hanna attend Jerzy au bas de 1'escalier. n la congdie
d'un petit geste de la main et en gros plan, sur le visage de Hanna, sur
ses levres, nous lisons Au revoir. Etre quitte, partir et pouvoir voir
l nouveau. On peut travailler l aimer, mais cela ne suffit pas. Passion
s'acheve sur un dpart. qui est paradoxalement une marche arriere, de
la voiture. La voiture de Jerzy singe en vrai , c'est-l-dire dans
1'cran (le premier, le grand) ce que saurait manigancer 1'autre cran
(le petit, le second) : une marche arriere qui est tout autant un retour
sur 1'image. Quelque chose veut faire croire qu'il y a un cran dans
l'cran qui serait un cran vido.
On trouve ce type de tension dans de nombreux plans de Dtective,
de fac;on moins riche que dans l' extrait prcdent, quand une citation
267 266 une saturatian de signes magnifiques
(Stroheim en noir et blanc mais donnant 1'impression de jouer dans
le film de Godard) vient se fondre dans le grand cran, 1'pouser.
Godard invente une sorte de fondu dans 1'image, de monte du pass
.-.... - - ~ . "."-..~ .... ,.< ",......'--_... _ . _ ~ . ~ . .-
a la surface du prsent, une forme rhtorique comparable au fondu
enchan ou au fondu au noir. Il y a aussi de nombreux plans que je
~ . __.dirais emprisonns : Godard trouve dans 1'espace du balcon de 1'hotel.
oil il place la petite camra qui est la complice du petit cran, une autre
figure de 1'tau, entre les barreaux du balcon et la porte-fentre,
entre 1'extrieur et 1'intrieur, c'est-a-dire un nulle part spcialement
emprisonn, coinc. Sans inverser la vise intentionnelle, de tels plans
chez Godard vont de 1'intrieur vers 1'extrieur, ils poussent la mise en
scene vers 1'extrieur, la mettent au bord du vide, dans le vide, mais
barre par le balcon. Dans ces plans de balcon, expriments par
Dtective, 1'image est au bord d'elle-mme, prte a basculer, ce que
suggere Godard lorsqu'il affirme: La vrit, c'est entre apparatre et
disparatre. Il s'agit aussi simplement d'une image d'inconfort, oil la
situation de celui qui voit en contre-plonge est celle d'un guetteur
(Godard, videmment). Le balcon de Dtective fait rfrence a certains
tableaux de Manet, La Gare Saint-Lazare, de 1873, oil une petite fille de
dos, derriere une grille, observe un train noy dans sa fume l.
Ala fin de Far ever Mazart, on dcouvre un plan oil le spculaire
revendique tous ses droits, un plan oil les miroirs ont quelque chose
qui fait que la fonction de l' tau devient autre, moins douloureuse,
facticement moins douloureuse. Ce plan est une citation complexe du
tableau de Manet Un Baraux Falies-Bergere\ de 1881, le plan du cinma
est totalement vid de ce qui se refltait dans le miroir. Ce n'est donc
pas le tableau qui est cit, mais un lendemain cinmatographique de
ce tableau, tres paradoxal. puisque le plan du cinma est vid du
mouvement et de 1'agitation du tableau. Le plan est galement vid de
ce qui constituait le premier plan du tableau, la disposition d'une
fausse nature morte: bouteilles de champagnes, verre aux roses trop
1. douard Manet. La Care Saint-Lazare. lB73. huile surtoile, 93,3 Xlll,s cm, National Gallery
of Art. Washington.
2. douard Manet. Un Bar aux Folies-Bergre. lBB1, huile sur toile. 96x 130 cm. Courtauld
Gallery. Londres.
les paradaxes d'un retaurnement
panouies, compotier de cristal. Godard pure donc son plan de
quelque chose qui, dans la peinture, participe de l' essence du cinma,
le fond du tableau, mais aussi de ce qui fait 1'essence de 1'image fixe, le
tableau, la nature morte dispose en avant-scene. Godard ne conserve
donc que le dispositif d' ensemble et la mlancolie de la jeune femme.
Dtective contient d'autres formes de ces crans secondaires:.
1'cran de 1'ordinateur auquel Jim pose ses questions. Sur 1'cran
de 1'ordinateur, 1'image d'un boxeur devient une image affranchie de
1'ordinateur, un dessin qui, d'une seconde a 1'autre, s'efface sur
l' cran, en laissant apparentes et donc en faisant apparatre les trois
taches rouges qui coloraient partiellement le dessin. L' cran de l' ordi-
nateur est venu envahir le premier cran selon le principe et la formule
dja observs.
La fin de Dtective et celle de Sauve qui peut (la vie) offrent deux
formes ultimes de cet tau. La derniere minute de Sauve qui peut (la vie)
donne un role dcisif a un pan de mur, un monochrome rouge au
format d'un cran, qui est la, synecdoque explicite, a la place du sang:
Paul Godard vient de mourir. Dans ce plan, 1'ex-femme de Paul et
Ccile, sa fille, s' loignent, disparaissent par une porte sur le cot droit
de cet cran rouge, comme 1'on sort d'une salle de cinma. Elles vont
d'un cran, le notre, a cet cran rouge, sans que rien ne bouge. L'cran
rouge serre 1'tau, non par un mouvement de camra dans le champ et
sa profondeur, mais par celui du dplacement des acteurs, associ au
pouvoir du rouge. (On 1'a vu, Goethe, lorsqu'il suggere que le rouge est
la couleur de 1'Augenblick, explique que c'est la seule couleur qui
produit un mouvement.) Dans un tel dispositif, les deux machoires de
1'tau ne bougent pas, mais on a 1'impression d'une tension entre elles,
qui tient au rouge et au dplacement de Ccile et de sa mere. Ce
dispositif est aussi la mtaphore du film. Dans Dtective, le tambour de
la porte dans lequel reste coinc mile Chenal (Claude Brasseur) est
associ a la fois aune mise en crise et aune rsolution du film: fausse
rsolution pour une fausse enqute, mais aussi panne de 1'image oil
1'engrenage gripp ne tourne plus. L'arrt sur image trouve son image,
ou plutot sa mtaphore : mile Chenal est entre deux battants de verre
et reste interdit, comme si le film, la pellicule, venait de casser acet
une saturation de signes magnifiques 268
instant. Le premier cran, le ntre, restitue cette panne, nous prenons
ainsi conscience de ce qui vient de s'interrompre.
Ce lieu entre 1'cran et son double est celui comme
avait pu l' tre le ciel dans les premiers films de Godard; cet espace pris
dans l'tau espere une saturation qui tiendra moins a ce qui est montr
qu'a 1'oprateur psychologique et visuel qui le tient, le retient pour
nous le faire voir et prouver. La solution, ou 1'pilogue du film, n'est
plus un panoramique sur le ciel et la mer se confondant, mais un temps
mort, un temps apres ou avant la mort.

chapitre 4
des images non faites
de main d'homme
filmer l'invisible: Jean-Luc Godard
et Andrei'Tarkovski
L'intuition commande au cinma de Godard, presque a la maniere
d'une contre-mthode. Au dbut, elle trouve son ennemi dclar dans
le scnario et son omnipotence, ainsi qu'en tmoigne Godard dans
1'interview accorde aux Cahiers du cinma a propos de Pierrot le Fou :
Depuis mon premier film, je me suis toujours dit: je vais travailler
davantage le scnario et, chaque fois, je m'aper<;ois que j'ai encore une
possibilit de plus d'improviser, de tout crer au tournage, c'est-a-
dire sans appliquer le cinma a quelque chose. J'ai l'impression que
Demy ou Bresson, lorsqu'ils tournent un film, ont une ide du monde
qu'ils cherchent a appliquer au cinma, ou, ce qui revient au meme,
une ide du cinma qu'ils appliquent au monde. Le cinma et le monde
sont des moules pour des matieres, alors que dans Pierrot il n'y a ni
moule ni matiere l.
1. Jean- Luc Godard, Godard par Godard, Les annes Karina, Paris, Flammarion. 19
8
5,
p.108- 109-
271
270 une saturatian de signes magnifiques
le soup<;onne Godard d'avoir ouvert, lu et cit Matiere et Mmoire de
Bergson, d'abord a cause du titre. La mmoire n'est pas le moule
intentionnel, printentionnel oil va se couler une matiere, mais l' cran
oil s'impriment des images qui resurgiront aun moment ou a un autre.
La mmoire serait le subjectile de tous les subjectiles, le support
ultime, le support en premiere et en derniere instance oil viendraient,
dans la retombe d'une image, se dposer d'autres images. L'intuition,
au-dela de sa guerre contre le scnario, vhicule aussi ce pouvoir
accord a la fraternit des mtaphores. Le montage, le collage
et le faux raccord ne sont pas chez Godard des figures de style, mais
co-prsents au travail de l'intuition.
Godard, dans ses Histoire(s) du cinma, convoque Bresson pour
expliquer ce principe qui suppose une vritable iconologie des
intervalles :
Si une image, regarde apart, exprime nettement quelque chose, si elle
comporte une interprtation, elle ne se transformera pas au contaet
d'autres images. Les autres images n'auront aueun pouvoir sur elle, et
elle n'aura aucun pouvoir sur les autres images. Ni action, ni raetion.
Elle est dfinitive et inutilisable dans le systeme einmatographique '.
n batit ses Histoire(s) du cinma en historien, un peu a la maniere
dont Warburg fabriqua son atlas, intitul d'ailleurs Mnemosyne, en
proposant une iconologie qui ne porterait pas sur la signifieation
. des figures, mais sur les relations que ces figures entretiennent entre
elles selon un dispositif visuel complexe et irrductipJel,J'
i ..
planches de l'atlas de Warburg offrent un droulement
de PJiotogrammes htroclites qui finit dans la planche par produire
de l'homogene et La lecture en boustrophdon d'une
planche de l'atlas est quasiment une lecture cinmatographique.
Godard cherche, par le montage d'images htrogenes que renforce
l'htrognit des textes, une autonomie du meme ordre afin d'obte-
nir une puissance et une saturation homogenes a partir de cet
htrogene. Des Pierrot le Fou, on voit des images aussi diffrentes
qu'un nu de Renoir ou une planche des Pieds Nickels s'agencer sans
L Robert Bresson, Notes surle cinmatographe, Paris, Gallimard, 1975, p. '7.
des images non faites de main d'hamme
hirarchie (le nu de Renoir scand par le brasillement sur la mer et la
planche des Pieds Nickels reprise par l'incendie de la Peugeot 404
rouge.) Sur l'cran s'impriment successivement, mais en escomptant
un effet de superposition, le mot Total, puis, recadr, un visage de
femme peint par Lichtenstein, un autre par Picasso, et un dtail enfin
de visage par Chagall. Ces images se totalisent par superposition
pour n'en faire q'une.
Godard coupe la parole au scnario, il court-circuite le sens
premier des images, il se dbrouille pour 'que la phrase ou la
phrase des images ne soit pas faite, toute faite. Dans Passion, Jerzy
dit d'ailleurs a Hanna: Profite que la phrase n'est pas faite pour
commencer a parler, pour commencer avivre. Les figures de style
godardiennes, le faux sont par excellence les
formes d'une iconologie; des intervalles.1 n faudrait estimer le crdit
phnomnologique du la forme du privilege absolu
de l'intuition, la preuve que n'est jamais prconstitu. Cette
formule de Godard vouloir paJsage de dos s' explique, en
fait, en comprenant le collage godardien telle une fa<;on de conjuguer
les esquisses d'un objet, d'une situation, ici d'un paysage.
En phnomnologie, la noese ne se donne jamais de fa<;on pleine et \
entiere, mais par la succession d'esquisses (Abschattung) qui ont toutes
comme horizon cet objeto Godard constitue son objet
ment, approximativement, par esquisses et sans forcment l'atteindre.
Le faux raceord, deux fois, trois fois la meme scene -le meme objet-,
est la figure mthodologique qui nonce que trois Abschattungen
approchent mieux le sentiment et la sensation de l'objet qu'une seule.
Pour filmer un paysage de dos, combien faudrait-il de faux raccords,
combien faudrait-il d'images diffrentes de ce paysage? Une carte
postale, un plan film au crpuscule, un tableau de ce paysage par
Picasso, un autre par un peintre du dimanche; la succession et le
collage de chacune de ces images arriveraient peut-etre a donner la
sensation du paysage de dos. L'htrognit du collage godardien
n'est pas seulement une htrognit culturelle. Mettre a galit
Picasso et les Pieds Nickels, un tigre de rclame et un tigre peint
par Delacroix, c'est induire un montage qui ne se contente pas de
272 une saturatian de signes magnifiques
bouleverser la hirarchie des images, mais procede galement par
juxtaposition de ce qui est absolument et rsolument htrogene.
En phnomnologie, ce qui se donne peut se donner par prsenta-
tion (Gegenwartigung) ou par prsentification (Vergegenwartigung) ,
selon une ou ce qui est, est la devant moi ou, au
contraire, prsent par le souvenir. Godard monte a galit la mmoire
du cinma (combien de rminiscences de Bergman, et pas seule-
ment Monika au present, les grands tableaux de
l'histoire de la peinture, et leur mise en mouvement par le cinma. En
remontant le cours d'une telle mthode, on pourrait arriver a l'origine
meme de l'intuition, ce principe (anamnese, cette marque de l'envoi,
l'instant ou une image, quelle qu'elle soit, vient s'imprimer sur la
1grande toile de la mmoire. Cet cran de la mmoire est pour Godard la
cinma prsent.
L'ide que tout s'est imprim sur un subjectile, puis organis en un
prcipit d'intuitions, traverse les explications de Godard et ses
mtaphores:
11 m'a toujours sembl trange que l'on doive rsumer un film avant sa
naissance, et dcrire avec des mots couchs sur du papier des images et
des sons, ainsi que leur rapport (qui seront debout sur une surface
sensible) l.
Au-dela de l'anatheme contre le scnario, c'est l'ide d'une surface
sensible, un subjectile ou quelque chose vient faire empreinte, que je
retiens.
Quand, a la fin de Pierrot le Fou, Ferdinand se peint le visage en
bleu telle une tete de guignol en carton-pate, devenant enfin par ce
maquillage le frere d'un des Pieds Nickels, avant d'enrouler les
batons de dynamite autour de sa tete, son geste n'est qu'a moiti un
geste de peintre. C'est un geste entre le geste du peintre et un autre
geste, entre celui de l'artiste et celui d'une liturgie singuliere. Dans le
mouvement qui badigeonne le visage, il y a une saute qui fait passer
d'une esthtique a une autre, et met d'un coup Picasso et les Pieds
Nickels sur le meme plan. On retrouve le meme principe que celui qui
1. Cit par Jean-Louis Leutrat dans Des tmees qui nous ressemblent, Chambry, ditions
Comp'acl, 1990, p. 79
des images non faites de main d'hamme
273
prsidait a la juxtaposition et au collage. Je garde trois temps de
l'action: se badigeonner le visage, se couvrir le visage en l'enroulant de
dynamite, allumer la meche de l'explosion (chercher a l'teindre et ne
pas y parvenir). Le visage de Ferdinand, s'il avait pu teindre la meche,
se serait imprim dans le rouleau des batons de dynamite. Utilisant
deux matriaux drisoires, grossiers, dmesurs, absurdes, Godard
met cependant en scene les trois temps d'un rituel bien particulier:
s'enduire le visage afin que quelque chose s'imprime sur un objet
qui vient masquer ce visage. Le principe d'empreinte, avant d'etre
dynamit, conclut un film ddi aux images de la reprsentation.
Jacques Aumont conclut L'ceil intenninable par un chapitre intitul
Godard peintre ou l'avant-dernier artiste. Le rapport de Godard a
la peinture et a ses formes satellites, le collage par exemple, a t la si
parfaitement analys qu'il semble difficile d'y ajouter quoi que ce soit.
A l'intuition premiere qu'il y a chez Godard, comme chez Ozu ou
Tarkovski, un dpassement du cinma, s'en ajoute une autre. Le
dpassement de la peinture par le cinma ouvre pour Godard a une
Aufhebung du cinma par lui-meme: une Aufhebung-boomerang. Si elle
laisse chez Ozu quelque chose en suspens, quivalent au signe mu
crit sur la tombe du cinaste, elle ouvre chez Godard sur une thorie
du cinma, une histoire, des histoires et une thorie. Cette thorie
touche a l'origine des images, a celle du portrait, a de la repr-
sentation. Et cette origine s'accorde essentiellement a ce qu'est le
cinma, c'est-a-dire des images non faites de main d'homme. En 1959
dja, dans un article pour la revue Arts, a propos de La tete contre les
murs de Franju, Godard crivait:
Voila pourquoi, a chaque gros plan, on a l'impression que la camra
essuie les visages comme le linge de Vronique celui de la Sainte
Face.. , l.
Semblable a un ,pouls a la fois imperceptible et convulsif,
arythmique, une thorie bat (au centre d'un dispositif thorique
gnral) avec toujours plus de nettet dans le cinma de Godard.
L'image, le modele thorique, conceptuel, mtaphysique de l'image
I.Arts. nO 715, mars 1959.
L
275
274 une saturation de signes magnifiques
de cinma, est pour Godard une image non faite de main d'homme,
une image acheiropotete. Il faut, a travers quelques plans et quelques
films, remof'i re-cours de cette intuition, la prendre la ou elle est
absolument explicite: dans les Histoire(s) du cinma (3b). Avec un
srieux qui pousse le sermon jusqu'a la caricature, Godard annonce la
scene en question par un chenal de mtaphores OU la nouvelle vague et
les apotres ne font qu'un. le releve: Le cinma nous le connaissions
sans jamais l'avoir vu , un peu plus loin parce que le vrai cinma
tait celui qui ne peut se voir, plus loin encore l'image est de
l'ordre de la rdemption - attention - du rel, puis tmoin veut
dire martyr et pour conclure Langlois nous le confirma, c' est le
mot exact .
Ces prolepses sont 1'amorce d'une scene, elle aussi caricaturale,
une scene absolument et totalement thorique, dmonstrative, expli-
cative, dans laquelle Godard utilise tout ce qu'il sait du cinma en
quelques secondes pour rendre visible tout ce qui vient d'etre dit.
L'annonce de la rvlation du mystere dans la foi de l'invisible se
conclut par une anthologie de l'image: qu'est-ce qu'une image de
cinma? D'ou vient-elle? Apres avoir navigu, cabotage obsd par la
ligne d'horizon et la haute mer, de la carte postale a la peinture
d'histoire, dA bout de souffle a Passion, Godard rpond: elle est une
image non faite de main d'homme. Surgit alors, comme un diable de sa
boite, la scene que j'aurais envie de baptiser (un peu a la fat;on dont
Aumont dans Amnsies 1 parle de la grande scene du lit dans A bout de
souffle) la petite scene du mandylion , Godard met un linge blanc en
mouvement, et ce linge va essuyer, par superpositions, des visages,
ceux des anges musiciens par exemple 2, puisque Godard se cite
1. JacquesAumont, Amnsies, Paris, P.O.L., 1999, p. 239.
2. Dans Passion, I'Assomption du Greco comporte deux anges musiciens et le personnage
fminin au torse nu sur lequelle mandy!ion viendra en transparence se poser, ne figure pas dans
la toile. Le geste par lequel il commande le silence, par son index lev devant sa bouche, reprend
celui d'un ange. Le mandylion vient s'imprimer la seconde de ce geste sur un personnage
invent par Godard. Notons, puisque influence du Greco il y a, la parent de cette image avec la
Sainte Face du muse du Prado et celle de la collection J. March Servera. La phnomnalit en est
strictement inverse , dans le tableau de Madrid, le visage du Christ est imprim dans un voile qui
semble flotter, dans l'image de Godard, le visage apparait en transparence sous le voile qui flotte
devant lui.
des images non faites de main d'homme
reprenant un plan de Passion, comme s'il voulait assurer sa
dmonstration d'un degr supplmentaire de sens et affirmer la chose 1
suivante: le passage d'une esthtique de la reprsentation et de la
mimesis a une autre, celle-la rsolument connaturelle au cinma, une
esthtique gouverne par la puissance des images acheiropotetes.
Dja, dans Scnario du film Passion ( Godard nous avertissait :
Loo] la mrnoire paree qu'elle est la, toute blanehe, l'eran blane, la
toile blanehe, le linge blane eornrne le linge de Vronique, le eorps du
film on disait, Vronique disait le eorps du Christ l.
Le voile vole littralement dans l' cran, il cherche l' empreinte des \
visages. Il est l' cran du cinma affrontant et servant la peinture, la \
faisant voir en 1'effat;anF. On assiste en meme temps a une mise en
abime de la peinture par le cinma, la encore de fat;on quasiment tho-
logique. Pour saint Augustin, toute image est image de quelque chose .
qui fait image; la danse du en quelque sorte, un ) t
degr de vrit antrieur du cinma de Godard au profit d'une vrit
ultime. La mise en mouvement de la peinture par le cinma participait
d'une logique de la mimesis dans laquelle le cinma restait domin par._
un surplomb de la peinture. Le mandylion, en un meme mouvement, \
efface et absorbe 1'image cite de la peinture dans Passion et en prend \
l' empreinte. La revendication, si souvent formule, de mystere trouve
la sa forme. Quand Godard dit: La perspective fut le pch originel .
de la peinture occidentale , 1'intention d'une bi-dimensionnalit'!
est double: adquation a 1'image, mais surtout appel a une dimen- \ i
sion numineuse, sacre, dont, on le sait depuis les icones, la \
bi - dimensionnalit est le paradigme.
du mandylion, Godard citera
Nouvelle vague, et cet autre diabolique de 1'image qui a lieu par
impression: la fabrique des t-shirts, le comble du nihilisme. Les
t-shirts des muses: le moment du nihilisme sans retour, quand
1'tant est dfinitivement devenu un produit. Un produit qui n'a meme
plus la mmoire de son origine, de sa double origine: 1'image peinte
1. L'aoant-scne cinma, nO 223-224, mars 1984, p. 89.
2. Effacement qui, puisque seule la main qui efface peut crire , est la condition de la
cration: il n'y a pas d'anamnese sans amnsie .
276 une saturation de signes magnifiques
que ron imprime sur le t-shirt et la logique sacre, mystrieuse,
inaugurale de 1'image qui s'imprime dans un linge. La fabrique
lucifrienne des t-shirts rpond comme un ngatif absolu aux
imagesacheiropo'ietes, commesi1'invention-1'imageparempreinte-
avaitoublisamissionpremiere,ce quiestexactementce queGodard
ditducinma. Godardn'estjamaisalI aussiloindans1'explicitation,
dans la thorie, abandonnant en plein milieu de ses Histoire(s) du
cinma unesortedepieceaconvictionsiimportante,sidcisive, mais
apparemmenttropvisiblepouretrevueetcommente.
..1 Oui, la nuit est venue, un autre monde se leve comme si on
Ji' avaitsupprimlaperspective,le pointdefuite :Godardfaitculbuter
j , (
JI des esthtiques telles des quilles, par concatnation, d' abord celle
de la mimesis domine par la question de la perspective, puis celle
d'uncinmaalinparle tableau, modele duvisible, sansparlerbien
sur de cette esthtique qu'il stigmatisait depuis l'incipit de Pierrot le
Fou, 1'esthtiqueduproduit. Godardemprunte,je1'aidjasoulign, a
A,' {Blanch.ot. c. ett....e. .phrase: s.2,ntJe
'--V jjregard du naIlt surnous. Et, de la meme maniere qu' il y a des
. degrs-dansl' amplificationdusilence - jeciteencoreGodard-,ilYa
des degrs d'occultation du nant. Godard semble dire que le nant
pesesurnousselon1'image,aproportionde1'imagequinousregarde.
Il est donc lgitime de parler d'une esthtique de la comparution
antonymed'uneesthtiquedelacomparaisonetduproduit 1.
Allons jusqu'au bout, le nant est de toute vidence celui de
1'angoisse, celui ouvert dans 1'angoisse comme le premier nom
,-de1'etre. L'etresephnomnalisedans1'angoisse, prcismentparla
[ . C' estle retraitdel' tant
dans1'angoisse qui permeta 1'etre d'apparaitre, les tableauxseraient
donc autant d'tants masquant1'etre, etle nant, ce ne-ens, peserait
surnous par1'intercessionde tels tants. La conspirationdes images
travaille doncparrapportau dvoilementde1'etre. Le nantpese ala
mesuredel'image.Il estaussilamesurecommuneatouteslesimages.
L Pour cette question, je me permets de renvoyer a AlanBonfand, Lettres d'aout, Pars,
La Dffrence, 1990,etHistoire et Phnomnologie. Recuei.l de textes '984- Pars,Vrn,
(OnsereporteraauchapitrentitulL'exprenceesthtiqueal'preuvedelaphnomnologe.
Latrstesseduro. )
des images non faites de main d'homme 277
Le nihilismeabsolude1'imagedest-shirts,lescartespostalesde Klee
affichesdansles chambresd'A bout de souffle, lesaffiches de Picasso
punaises dans Pierrot le Fou a cot des posters de femmes nues, ou
L'Entre des Croiss dans Constantinople 1 mis en mouvement dans
Passion, masquentlenantchacunaleurfac;on.
Lavritducinmaseraitdes'accorderasavritd'image, d'etre,
ausenspleindumot, uneimagenonfaite de maind'homme,c'est-a-
dire,thologiquement,uneimagequirvele,uneimagequitmoigne,
uneimagequigurit,uneimagequisauve.Abgar,roid'Edesse,malade
de lalepre,auraitenvoy aupresduChristsonarchivisteAnanias, qui
taitaussi peintre, afinde demanderau Christ, qui faisait des mira-
eles, de venir et de le gurir. Ananias avait mission, si d'aventure le
Christavaitrefus,defairesonportraitetde1'apporterauroi.Ananias
trouva le Christ encerel d'une grande foule, et dut monter sur une
pierrepourlevoirettenterdeledessiner,maisenvain, acausedela
gloire indicible de sonvisage.Avisant qu'Ananias cherchait a faire

sonportrait, le Christ demanda de l' eau, se lava le visage et l' essuya
dansunlinge surlequelses traits resterentfixs. Il donnale a
Ananias, avec unelettre pourle roiluipromettantde luienvoyer1'un
de sesdisciples.Alamaniered'unerelique,lelingeguritle roidela
lepre,maladiedeladfigurationquieffac;aitprogressivementlevisage
duroi. L'apotreThaddeachevalagurisonduroietleconvertit.
Si ron connait bien cette premiere occurrence d'image
acheiropO'iete, une image qui gurit, on sait moins les suites de
1'histoire.Abgarfit retireruneidole au-dessusde 1'unedesportesde
laville etasaplaceydisposalasainteimage;quandsonarriere-petit-
fils, revenu au paganisme, dcida de la dtruire, l'veque de la ville
pour la protger la fit alors murer apres avoir plac devant elle, a
1'intrieurdelaniche,unelampeallume.Avecle temps,onoubliala
cachette, quel' onretrouvalorsquele roidesPersesassigealaville en
545: la lampe tait toujours allume devant elle, et non seulement
L Eugne DelacroX, La prise de Constantinople par les Croiss (autretitre, L'Entre des Croiss
dans Constantinople) ,1840,huilesurtoile,4"X 497cm,MuseduLouvre,Pars.
279 278 une saturatian de signes magnifiques
1'image tait intacte, mais elle s'tait imprime sur la face interne de la
brique en cramique qui la masquait 1.
Si je laisse de cot 1'inscription crite par Godard dans ses
Histoire(s) du cinma: Mur murant de loin en loin, paree que la
fraternit de la mtaphore , sous la forme du jeu de mot, est trop
lointaine, une image en revanche, arrache a un autre film, s'impose.
Dans Hlas pour moi (1993), une carte postale reprsentant un ange de
Klee dispose en marque-page en plan fixe et comme claire par une
bougie, en fait une lampe, se met a cligner dans 1'image, pour s'y
imprimer. Cette image-la est essentielle.
Il existe done deux types d'image acheiropotete, 1'une oil le visage du
Seigneur est reprsent sur un linge, le mandylion, 1'autre oil le visage
est reprsent comme s'il s'tait imprim sur la brique, le keramion.
S'il n'existait que la danse du mandylion, mme confirme par
1'ange de Klee, elle n'aurait pas autant d'importance. La petite scene
du mandylion explique quelque chose au spectateur, et 1'explique au
moment oil Godard semble le comprendre pour lui. Il y a, dans son
cinma, des degrs d' explicite qu'il tire inexorablement vers la thorie.
Godard thorise progressivement une intuition premiere. D'abord
1'intuition premiere: prcisment la grande scene du lit dans A
bout de souffle, qui correspond a un pur acte de cinma. Ensuite, la
scene des deux crans dja commente dans Passion: je l'oublie ,
scene oil 1'auteur prthorise, c'est-a-dire disseque sur la table d'op-
ration du cinma ce qui va devenir une thorie. Enfin, la scene du
mandylion oil Godard raconte en images, presque comme une
parabole, ce qui est devenu une thorie.
En regard de ces tapes auto-thortiques, 1'ange dans Hlas pour
moi est une image absolue, absolument puissante, oil s'impose quelque
chose de voulu, mais sans dissertation ni explication. C'est une des
rares images oil Godard obtient du cinma ce qu'illui demande: une
saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumiere de leur
absence d' explication. L' ange en carte postale est une ceuvre de Klee de
1939, funeste et crpusculaire, un de ces anges qui manifestent que
des images non faites de main d'hamme
Klee se sait en sursis et condamn. L'ange apparait dans son ceuvre
terminal selon une fonction et une origine que ron peut lire
thologiquement. L' ange entre dans la thologie par euphmisme:
dire le nom de 1'ange n'est pasdire le nom de Dieu. Il n'est
pas un theme, mais 1'apparaitre apais de ce que seule 1'ceuvre
peut donner. La figure de 1'ange, pour Klee, excede le contexte
d'une thmatique, elle est plus qu'une dcision pour contredire la
peur, elle est cette dcision en tant qu' elle en est 1' esquisse mani-
feste. Rappeler 1'usage du mot dans le concept qu'elle recouvre est
indispensable, des qu'il s'agit de voir ou d'interprter les derniers
dessins de Klee, en particulier la srie desAnges. C'est sous le mode de
1'esquisse qu'alors ce qui demeure, demeure: : ,' tl
Ce n'est pas une proprit fortuite de la chose ou un hasard de notre
"constitution humaine" que notre perception ne puisse atteindre les I
choses elles-memes que " C,\ \\''t.
C' est dans l'esquisse et seulement dans l' esquisse que la chose t
peut se donner pour ce qu'elle est, c'est-a-dire sans autre reste, a
demeure, et pourtant, puisque seulement esquisse, portant en elle
essentiellement son retrait. Les dessins des Anges de Klee doivent etre
compris telles des esquisses. au sens oil l'esquisse est la visibilit
JI.lme du ce de ce qui est esquiss, L'esquisse porte enlle-;'ercest
ainsi q'eepetse compreridre, non seulement son inachevement,
mais les formes de cet inachevement, qui ne snt jamais a entend.re
pouraesmaillftXes,maiSau'cntraire telles des hypotheses reconduites t
de visibilit, de donation et de retrait. " \J c: (.) -
Ce concept d'esquisse, la de tableau, fait
rapparaitre 1'ide d'crar(','cran)u sens de distance et non au
sens de dformation ou de'iltre:--;:U sens d'une surface qui spare,
sur laquelle peut rebondir ou s'anantir mon regard comme sur un
mur, une .9u'"elle m?E!'::. ou bit VOi;Jj"
L'cran done, au sens de ce voile oil une expression vient s'imprimer,
oil par empreinte quelque'clWse-aemeure. Il y a, entre la notion
" La version la plus ancienne du rcit se trouve dans la Doctrine d'Addal, vque d'Edesse
L Edmund Husserl, (Les ides directrices pour une phnomnologie, Paris, Ga.llimard' 1950)f',
au VIe siecle. IdeenI, '9,3, deuxime section, chapitre!l, (77), (traduction revue). \ el.! \ q--.t\
0
280
1 \
Iv'- Ot W'J'-l. el (\0 CJ f (., C. 6 t'
une saturatian de signes magnifiques
\, \. n ..." ,.J" 1, ;" 1 " '-,.i"",
j' 1) f \ ( , '1 ", r , ..;, c,,Lt . ..:>. V' , ,l.... l)
1""- ,.. " " ,. ., I . ..f 'c
phnomnologique d'esquisse et le principe de 1'empreinte, une
. proximit, une identit impense. Ce qui se donne par esquisse se
donne par empreinte, 1'image acheiropo?te serait phnomno-
)
L-.logiquement une esquisse ultime, dfinitive, celle qui n'en attend
pas d'autres,
Le lien entre 1'ange et 1'image de Dieu se noue peut-tre la. Autant
d'anges que d'esquisses pour une seule manifestation du divin, chez
Klee pour un seul contre-monde de 1'angoisse, en revanche une seule
empreinte pour 1'unique visage du Dieu vivant. Les anges de Klee sont
r-peut-tre dans la logique de la mimesis une figure intermdiaire entre
! la reprsentation et 1'empreinte, d'autant plus que le trait qui les trace
L .. est a "angoisse, a ce point le trait de l' angoisse,
qu'il en est 1'empreinte. Klee trouve dans les figures de la peur, de la
mort, de la maladie, parfois dans celle du politique, les termes de
angoisse qui, invisible, ne pourrait se montrer autrement,
\ Il est question de voir 1'invisible dans de telles effigies, tant elles
! parviennent a t,re de cette -
en 1'ceuvre, toute assignation, toute thmatisation, a t
rendue secondaire et rductrice par ce statut auquel1'ceuvre parvient
dans 1'angoisse, il faut entendre 1'esquisse comme 1'quivalent, en
1'ceuvre, de 1'angoisse en tant que retrait. Une seule ligne parfois
se love en elle-mme, s'tend, donne naissance a une forme que je
reconnais du nom d'ange, paree que cette ligne devient forme, paree
qu'elle s'adjective. Quand la ligne devient un ange nommable, recon-
naissable, l' ange n' est jamais completement l' ange, il est encore
laid , fminin, oublieux. Mais, paree qu'il contredit le silence
le plus grand, paree qu'il augmente le silence, il est le silence en acte
que chaque ceuvre recherche. Ce silence survient comme 1'ange, il
arrive non pas apres 1'ceuvre mais en elle. Le silence est la plus sure
mesure de la co"incidence de la donation et du retrait, de leur inscable
prsence en 1'apparaHre. L'ange est la pour disparaJtre. Le silence a
besoin de ces lignes, exactement comme la musique a besoin d'une
matiere: cuivre, bois, ivoire ou corps de 1'homme. La musique
ncessite un milieu, m<jtriel et charneL mais en mme temps son
espace est abstrait: 1'instrument est .
De la mme maniere, et pour Klee qui tait aussi musicien, les lignes
des non faites de main d'homme
281
ne reprsentent pas 1'ange, elles sont 1'ange;\e qui est reprsent, et
cela seul, est ce qui 1'adjective.
Il existe un autre ange de Klee qui regne discretement sur ou dans
les Histoire(s) du cinma de Godard, de 1939 aussi, Vergesslicher Engel,
CAnge Oublieux) l. Cet ange de Klee veille, il est, au cceur des dsastres
de 1'histoire, une forme du silence et une prsence recueillie. Godard
a-t-il pris garde au titre, ou s'en est-il tenu a la seule expression de
l'ange, expression de l'apaisement ou de la priere 7 Le titre nigma-
tique dit que 1'ange est oublieux, distrait un instant, mais de quoi 7 Des
L'image suggere peut-tre qu'il
n'ya pas:d.'anamnesesans amnsie.lEt si ron entend le mot anamnese
en son sens liturgique - rendre prsent en remettant en mmoire
-1' expression de 1'Ange Oublieux s' accorde a cette partie du canon de la
messe qui suit la conscration, constitue par les prieres a la mmoire
de la Passion, de la Rsurrection et de 1'Ascension.
L'ange de la carte postale, dans Hlas pour moi, marqu du sceau de
1'angoisse, est bien en cela une image qui masque le nant et fait que le
nant nous regarde. CetAngelus Dubiosus de 1939 galement, en vrit
une aquarelle sur papier contrecolle sur carton de format modeste
X cm), est un rceptacle de 1'invisible pour tout le film. Il sera
dit dans le film que voir 1'invisible est fatigant . 11 s'est log et
rfugi la, et ce qui est rendu visible , cet invisible qui puise celui
qui le guette, se concentre et se mtaphorise dans cette image. Dans
cette aquarelle, comme dans la plupart des anges de Klee en 1939, on a
la sensation qu'une lumiere traverse les traits et vient de derriere le
dessin, pareille a une lumiere immanente, intrieure, qui donne a
1'ceuvre une puissance de vitrail. L'image alors masque le nant, mais a --'1
la fac;on d'une clipse, une lumiere (de l' tre 7) perce et pese sur nous a I
1'gal d'un regard. 1'image, la .. J
lumiere de 1'intuition donatrice qui prend a rebours, a contre regard,
la lUlliere du proiecteur Godard'
pour ce qu'elle une vidente conscience de sa
porte ontologique, et la met en marque-page. Certes, il1'claire, mais
fait en sorte que le spectateur prouve que la lumiere vient de 1'image,
l. Pan! Klee. Vergesslicher Engel. mine de p!omb. 29.5 X 21 cm. Fondation Pan! Klee. Berne.
283 282 une saturation de signes magnifiques
dignote de l'intrieur de_1'image, que 1'ange est rythm par les
systoles d'une lueur qui lui appartient. La mise en scene
:__JLe cette reuvre est le commentaire profond et adquat de tout l' reuvre
de Klee en 1939. La co-prsence de ce plan a 1'image qu'elle met en
scene est au-dela de la thorie; 1'image alors fait voir 1'image,
1'amplifie, l'invente au sens archologique et phnomnologique du
mot et donc la fait apparalre. 11 y a pour une fois une tonnante
... ...-.,
modestie, presque une humilit chez Godard, a ce que le raccord de
cette reuvre a son propre cinma se fasse par une carte postale l. La
thorie est de fa<;on consentie et inexorable l' chec du cinma de
Godard, le renoncement a cette saturation de signes magnifiques qui
prcisment ne sont magnifiques que parce qu'inexplicables.
Je reviens sur ces mots: Le seul film que j'ai vraiment envie de
faire, je ne le ferai jamais parce qu'il est impossible. C'est un film sur
1'amour ou de 1'amour ou avec 1'amour. En ce sens, dans A bout de
souffle, Godard tente par intuition 1'impossible. La grande scene du
lit est une variation sur la nature de 1'image, en tout cas de 1'image
de la peinture dans le cinma. L'affiche de Renoir d'abord, rfrent
mimtique, point d'appui du spculaire, puis celle du Paukenspieler'
1. Klee, apartir de 1936, se sait malade et condamn. Aune thmatique de l'intrusion et de la
destruction qui avait fissur son oeuvre ds 1933, date de son exil, s'ajoute une thmatique du
sursis ou se mlent ce qui appartient au crpuscule d'un monde et l'angoisse du peintre. Apartir
de 1939, la mort propre, insubstituable, au nom de sursis, se dgage de l'histoire, elle est vcue
nument, elle envahit l' oeuvre. Cette brche est aussi le lieu ou l' etre, ultime dessein de l' oeuvre de
Klee, se donne, elne se donne que pour mieux etre repris. Tous les objets du monde, susceptibles
d'etre peints, vont porter le sceau de la peur et de la fin. Les oeuvres qui traduisent l'intrusion de
l'histoire en elles portaient comme une inscription prcise. La catastrophe a venir chappe
lentement a son contexte, elle devient le syrnbole de toute catastrophe. En 1940, elle est
littralement l'image d'une apocalypse. Dans les premires oeuvres de Klee, se mettait implicite-
ment en ordre et en vidence un rapport qui s'tablissait entre la tonalit affective et l'oeuvre, un
( rapport analogique, global, inscable entre deux termes quivalents. Dans l'oeuvre terminale, ce
rapport ne joue plus que sur une tonalit fondamentale, l'angoisse, qui dsormais intone chaque
tableau et chaque dessin, au dtriment de toute autre tonalit, ds lors vassalise ou condamne
sans merci. Klee peint ou dessine comme l'on tend les bras pour prvenir une chute, comme l'on
protge son visage devant une agression, comme l'on bauche dans le vide un geste de crainte.
Picturalement, lajimension du monde qui s'y prsente correspond al'avnement
,d'une tension extreme du motif, ou le motif saisi a son origine semble dchirer le fond puis
l'obstruer, ou le trait du dessin, son pourtour, apparait al'gal d'une frontire.
z. Paul Klee, Paukenspie/,er, 1940, peinture a la calle sur papier, 34-4XZ1,7 cm, Fondation
Paul Klee, Berne.
des images non faites de main d'homme
(le Timbalier) , 1940, un des derniers tableaux de Klee, tableau de
1'urgence et de 1'angoisse, tableau en noir et rouge dans ce film en noir
et blanc, comme si Godard dja cherchait le rouge qui inondera Pierrot
le Fou. Une affiche est la pour que Jean Seberg se regarde; une autre
est la mtaphore de la mise en mouvement de tout le film. Dans
cette scene il y au-dessus de 1'lectrophone, une autre carte postale
de Klee
1

Ces deux images de Klee se primpriment dans le cinma de


Godard et sur 1'cran de sa mmoire. L'ange voqu dans Hlas pour
moi en sera 1'anamnese, Mais dans cette grande scene du lit , ce qui
me frappe, c'est une sorte de phnomnalit parente, a la seconde OU
ils disparaissent sous les draps, de celle de la petite scene du
mandilron , comme si un fantme venait vivre, s'agiter sous ce drap 1
nous cachant leque!' dans leque!' I\}
en meme temps, quelque chose s'imprime. Ce que Godard ne sait pas,
ne parferuans liliuche, toucher la poitrine, pour
les femmes, imaginer et voir le corps, le sexe de 1'homme, caresser une
paule, des choses aussi difficiles a montrer et a entendre que la guerre
et la maladie , cela alors s'imprime dans le drap. Cettl(elIpse
gistrale, Godard y pense-t-il en 1966, quand il fait rfreric-e-ir-ce-.fiffi:r..
impossible, aussi impossible que de mettre en scene Les Palmiers
sauvages dont Jean Seberg cite la derniere ligne: Between grief and
nothing, 1 would take grief? Godard n' aura jamais su filmer le
chagrin, il usera donc toutes les images pour nous faire prouver que le
nant pese sur nous. Les corps que Godard ne sait montrer, leur mo-
tion, sont la, en train de s'imprimer dans le drap, invisibles. 11 ne s'agit
pas de cacher-une' rotique, mais de dire que le phnomene
rotique' est, au sens propre du terme,
mystere.
Aumont, dans Amnsies, souligne justement cette ide de
mystere:
1.Assurment un tableau de 1938 contemporain de Tanze vor Angst (La danse de la peur)
1938/9 (G 10) ou de Der furchtsame Grausame, 19381138 (J 18). Place au-dessus de l'lectro
phone, cette carte postale qui voque une avance. une marche fatidique et inexorable rpond, en
vignette, ala musique que Godard choisira pour conclure la scne.
z. Jean- Luc Marion, Le phnomne rotique, Paris, Grasset, zo03, p. 155-157 et p. Z55
285
284 une saturatian de signes magnifiques
Mais son cinma, et aussi bien sa thorie cntlque, sont la releve
des grands expressifs et des grands amoureux du sentiment, voire
du pathos. Le cinma n'est pas un art, pas une technique,
-mystere: la vrit est qu'il est tout cela, et que les Histoire(s) ontt I __
./
C
faites pourconciliertoutes cespensesdu cinma, enunmomentou
C;/ l'histoire de l' art, jusque dans les dernieres ramifications et diverti-
cules de la critique de films, a parfaitement assimil la notion de
Kunstwollen, a accept que tout puisse devenirvouloird'art, meme la
deStructionprogramme de l'art, meme l'clectisme etle tout-art. La
tonalit estavanttoutcelledecetteacceptation,aregret,
indfinie de l'art. Ce qui s'tend indfiniment ne
la rsonance ultime, inquiete ou
angoisse,del'idede.. mystere"'.
Onmesure1'valutiandeGodarda1'aunedesadclarationenaout
1963 auxCahiers du cinma:
Quandj'yrflchis bien, outre l'histoire psychologique d'une femme
qui mprise son mari, Le Mpris m'apparait comme l'histoire de
naufragsdumondeoccidental,desrescapsdunaufragedela moder-
nit,quiabordentunjour,al'imagedeshrosdeVerneetStevenson,
suruneile dserteetmystrieusedontle mystere estinexorablement
l'absence de mystere, c'est-a-dire la vrit. Alors que l'odysse
d'Ulysse tait un phnomene physique, j'ai tourn une odysse
morale: le regard de la camra sur des personnages a la recherche
d'Homere rempla<;ant celui des dieux surUlysse et ses compagnons.
Film simple et sans mystere, film aristotlicien, dbarrass des
apparences, Le Mpris prouve, en 149 plans, que, dans le cinma
commedanslavie, iln'yariendesecret, rienalucider, iln'yaqu'a
vivreetafilmer.
Sauterraine, subliminale, 1'ide d'une image non faite de main
d'hamme, d'une image par empreinte, est inauguralement la,
alternative a tautes les images qui existent dja. Remonte-t-elle a la
surface de la mmaire quand Godard filme la danse du "l.l!rgl..rliillJ: ?
Taut vnement dpase une trace dans la mmoire, que Seman
dsigne telunengramme, et qu'il dcrit comme la reproductiond'un
._--'-"
'l.JacquesAumont,Amnstes, op. ci.t., p.
'---._. -
-_..
des images nan faites de main d'hamme
original'. Les engrammes, j'extrapole, sont les photogrammes d'un
pas, Delamememaniereque
les imagesdeMonika montenta lasurface dePierrot le Fou (ouencore
cellesdeSome Came Running deMinnelli),ilmesemblequelesimages
enmouvementetlemouvementdudrapdelagrandescenedulitsont
remontsa la de la petitescene dumandylion. Je ne crois pas
quelestracesdeMonika dansPierrot soientdel' ordredelacitation.
Ilya chezGodarddeuxrgimesderessouvenir:lacitation,plusau
moins consciente etorchestre, et1'anamnese, la trace de cette sorte
d'engramme que j'voquais. Ces deuxrgimes de la mmoire rpon-
draientadeuxrgimesdelareprsentation,parmimesis et,a1'inverse,
par empreinte. Dans la scene que j' ai intitule j e l'oublie dans
Passion, a la seconde OU l' cran de la vido vient toucher l' cran du
cinma, a cette seconde ou il s'y imprime, le moment du contact
cOIncideavecla etle rictusdeHanna, commesinousvoyions
lacequisepassesurunvisagequandonenprendl' empreinte.Godard
connaitprobablementle beautexte deJeanEpsteinintitulLAme au
ralenti: rr" /' .."
Je'ne connais rien de plus absolument mouvant qu'au ralenti un
visage se dlivrant d'une expression. Toute une prparationd'abord,
unelentefievre dontonne saits'ilfaut la comparerauneincubation
morbide, a une maturit progressive ou, plus grossierement, a une
grossesse. Enfin,toutcet effortdborde Eje souligne], romptla rigidit
d'unmuscle. Unecontagionde mouvementanimelevisage. L'aile des
cils et la houppe du menton battent de meme et quand les levres se
sparentenfinpourindiquerlecrinousavonsassistatoutesalongue
et magnifique aurore. Un tel pouvoir de sparation du sur-ceil
mcaniqueetoptiquefaitapparaitreclairementla relativit dutemps.
, Ilestdonevraiquelessecondesdurentdesheures! Le drameestsitu
en dehors du temps commun. Une nouvelle perspective purement
1.Richard Semon, Die Mneme als erhaltende Prnzip im Wechsel des organischen Geschehens
(La Mmoire en tant que Prncipe Constituti! du Devenir Organique), texte de '94.contemporainde
la naissance du cinma. )'emprunte ce savoir PhiJippe-AJain Michaud: Zwischenreich.
Mnemosyne,oul' expressivitsanssujet,publidansLes Cahiers du Muse national d'Art moderne
nO 70.hiver
I
287 286 une saturation de signes magnifiques
psyehologique est obtenue. Je le erois de plus en plus. Un jour le
einmatographe, le photographiera l' ange humain '.
, '''0'0
-...,. ...",'.
Le ralenti du visage de Hanna, la saccade provoque par la vido,
retient un cri que va touffer l'cran au moment de l'empreinte. Ce cri
nonce je l' oublie, il est la seconde de l'impression, le moment du
contact entre le visage rvl par l'cran vido et la toile tendue par
l'cran de cinma. Il y a quelque chose de chirurgical dans ce plan, la
toile de l' cran de cinma est un drap qui couvre un visage qui ne peut
paradoxalement parler et bouger que parce qu'il est sous l'anesthsie
locale de l'cran de la vido. Les images de la vido au ralenti donnent
cette sensation interne que le visage est gourd, engourdi, lucide,
conscient, mais en partie anesthsi. Bien avant dans le film, Jerzy met
les doigts dans la bouche de Hanna, comme si cette scene relle
anticipait celle OU le visage de Hanna dans l'cran vido doit s'effacer,
va s'effacer, en touchant la toile de l'cran de cinma. Quand Jerzy met
les doigts dans la bouche de Hanna, il essaie de faire voir quelque
chose que Godard dit tre l'impossible, un geste rotique mais qui
devient mdical ou obscene, l'image tardive, sabote, profane pour la
faire exister, de cette trange expression:
Le dernier plan de le vous salue Mane (983) est galement un cri
silencieux: des levres rouges grandes ouvertes dans l' cran comme s' il
s'agissait la d'un baiser impossible. Godard remanie sans fin cette
fa90n de dchirer l' cran par une expression qui semble toucher
l'cran, s'approcher tres pres de sa frontiere pour s'y imprimer, autant
qu'il dcline l'ide d'un linge blanc dans lequel quelque chose s'est
imprim et qui apparait. Par exemple, dans les Histoire(s) du cinma,
1. Jean Epstein. 'cnts sur le cnma, Paris, Seghers. 1974, tome l, p. 191. Je souligne que ce
texte d'Epstein semble destin a Godard puisque Nicole Brenez le cite galement dans un article
. Lefilmabym, Jean-Luc Godard et lesphilosophies byzantines de l'image:!> publi
l,. dans tudes cinmatographiques nO Jean- Lu.c rilL-del de l'imagi''l, lfris, ditions
Modernes, 1993, Oll elle tresse ayec un indniable sayoir-faire et un grand talent le texte
de Jean Damascne et la pense de Jean- Luc Godard.
On trouye dans BlackolLt de Ferrara (997) un plan d'une perturbante analogie ayec la scne
que nous yenons de dcrire, un plan qui est exactement le symtrique inyerse du plan de Passion.
Juste aprs une prise de drogue, le plan traduit ce que le protagoniste prouye, L'image alors
recule dans le cadre, tombe, comme tire par un point de fuite, elle ya s'anantir dans le noir de
l'cran comme si la nuit de l'cran absorbait alors le cadre, mtaphore de la perte de conscience,
du trou noir Oll le cadre, emblme de l'intentionnalit, est enyahi/mang par la nuit de l' cran.
des images non faites de main d'homme
en conclusion du long texte de Victor Hugo OU il est question de la
Serbie dtruite par la rpression turque, s'impose le portrait par
Monet de Camille sur son lit de mort, Godard procede sur cette image a
deux oprations. La premiere, y inscrire un nom et une date, de trois
ans antrieure au tableau (la date du texte de Victor Hugo). La seconde,
faire apparaitre par anamorphose, au sens tymologique du terme de
monte a la forme, une petite figure recroqueville, trace avec un
morceau de charbon, une forme fretale, plaintive, dhiscente, qui va,
en clignotant, surgir et s'effacer, oblitrant un coin du tableau. Dans le
drap blanc du lit de Camille, nait cette forme comme si elle s'tait
imprime sur le tissu, comme si, dans ce portrait d'une morte, il y avait
un autre portrait, par empreinte, Alors Godard fait entendre, apres la
description des horreurs en Serbie, cette phrase qui incarnerait le seul
et vritable mystere: le petit enfant dans le ventre de sa mere,
Dans le coin du drap blanc, cette forme, dans laquelle je reconnais
maintenant l'esquisse d'un visage, bat comme un creur, selon une
phnomnalit comparable a celle de la carte postale de l'ange en
marque-page dans Hlas pour moi l. L'image devient tout un
paradoxe, et ace portrait de morte Godard extorque la sensation d'une
Le texte de Victor Hugo de 1876 est, ala date des Histoire(s)
d'une terrible actualit. Godard en a coup la fin, et surtout
la derniere ligne: L'avenir est un dieu train par des tigres,
1. Camille tait morte a la fin de l' t 1879. le 5 septembre, et ayait ans. En faisant ce
portrait, Monet ayait crit ces lignes, Je me suis surpris en train d'observer la tempe tragique,
cherchant presque mcaniquement les dgradations du coloris que la mort yenait d'imposer
au visage rigide. Des tons de bleu, de jaune, de gris, que sais-je? Voila Oll j'en tais yenu... Mais
ayant d'ayoir l'ide de fixer les traits aims, l'automatisme organique ragit dja au choc de la
couleur. Les reflets me contraignirent contre ma volont a une action inconsciente... Claude
Monet, Camille SILr son lit de mort, 1879, huile surtoile, 90 X 68 cm, Muse d'Orsay, Paris.
Godard gomme toute la fin du texte dans laquelle Rugo explique que le gnocide commis
par les Turcs fait apparaitre la ncessit d'une nationalit commune pour l'Europe, un
gouyernement un, un immense arbitrage fraternel, Ce qui se passe en Serbie dmontre la
ncessit des tats- Unis d'Europe. Aux gouyernements dsunis succdent les peuples unis.
Finissons-en ayec les empires meurtriers. Muselons les despotismes et les fanatismes. Brisons
les glaiyes des superstitions et les dogmes qui ont le sabre au poing. Plus de guerres, plus de
massacres, plus de carnages; libre pense,libre change; fraternit. [... ] Ceci n'tait hier que la
Yrit; grace aux bourreaux de la Serbie c'est aujourd'hui l'vidence. Aux penseurs, s'ajoutent les
assassins, la preuye tait faite par les gnies, la Yoila faite par les monstres. aoit
18
7
6
.
289 288 une saturation de signes magnifiques
L'image que je viens de dcrire -le portrait de Camille - serait-elle
la par une opposition d'antonymes, inconsciemment, a la place des
derniers mots du texte de Victor Rugo? Godard invente une loi
d'associations et d'ellipses qui finit, a partir de ses images a lui, par
crer un montage analogique. Il y a une contagion
induite par a penser et afaire se
rpondre les images selon un principe godardien.
Dans Passion, il vient d'etre question de Delacroix; le mot tigre
n'a pas t prononc, mais mon intuition, amorce par ce qui vient
d' etre lu, est conditionne et associe Michel Piccoli, a peine visible,
avanc;ant dans une serre, a un tigre. rai bien la sensation d'un tigre
dans une foret, vritablement cette sensation, alors qu'il ne s'agit que
d'un petit patron odieux se profilant a travers quelques plantes vertes.
A quoi cela tient-il? A1'amorce, le texte de Delacroix, a la rmi-
niscence des images du Tigre du Bengale dans la mmoire de Godard, a
la rminiscence d'un autre tigre, celui associ a un groupe ptrolier et
que fait, de temps en temps, surgir Godard dans ses films? Atout cela
en meme temps, imprim sur ce subjectile: la mmoire de Jean-Luc
Godard, tel un cran. Un drap blanc qui attire les images et les efface.
Il absorbe les images qui constituent la mmoire afin qu'elles puissent
ressurgir, vivantes et visibles.
Quand Godard, dans ses Histoire(s) du cinma, dit qu'avec Manet
commence la peinture moderne, c'est-a-dire le cinmatographe, il
propose une gnalogie. L'Aufhebung que je veux faire sentir procede
aussi du dplacement pour Godard de cette question: il ne cherche
plus a trouver une gnalogie du cinma dans la peinture, mais au
contraire son essence, et cette essence, illa trouve dans les images non
faites de main d'homme. Baudelaire a crit que Manet tait le premier
dans la dcrpitude de son arto Godard dit lui -meme: Chaque fois
que j'aime un film, on me dit que ce n'est pas du cinma. Que cette
Aufhebung, non pas celle de la peinture par le cinma, mais du cinma
par lui-meme, aboutisse chez Godard a un cinma qui devient
en images une thorie, une histoire et une doctrine, permet de
lui appliquer la sentence de Baudelaire a propos de Manet. On
entend bien sur que le premier est a la fois un pionnier, un
exprimentateur, et celui qui excelle.
/
0\ ..., t ,,. ('
c..( .'\t',....(
r \l., \ .... \ c_
des images non faites de main d'homme
(/UJ,),j\
Le dpassement du cinma par une thedrie et une philosophie, OU
le cinma est bien ce dpass comme dpass intrioris, est assur-
ment 1'ultime tape de 1'reuvre de Godard, lucide et mlancolique.
A Chaque fois que j'aime un film, on me dit, Jean- Luc, ce n' est pas
du cinma , rpond l' exergue du Temps scell de Tarkovski. Cet
exergue: Andrei:, ce ne sont pas des films que tu fais ... , vient d'une
conversation entre Tarkovski et son pere, le poete Arseni Tarkovski,
apres la premiere du Miroir. (Soulignons que pas une seule fois dans
ses Histoire(s) du cinma Godard ne convoque Tarkovski.)
Que sont les films de Tarkovski? Ils poussent effectivement le
cinma a sa limite. Ala question: Votre foi elle
ainsi avec votre foi en l' art? , Tarkovski rpond :
L'art, c'est la capacit de crer, c'est le reflet, dans le miroir, du geste
du Crateur. Nous, artistes, ne faisons que rpter, qu'imiter ce geste.
L'art est l'un des moments prcieux oil nous ressemblons a ce
\ Crateur: c'est pourquoi je n'ai jamais cru a un art indpendant du
\ Crateur supreme, je ne crois pas al'art sans Dieu. Le sens de l'art est
1 Si cette si mes films peuvent
'amener a Dieu des hommes, tant mieux. Ma vie prendrait alors tout
son sens, celui, essentiel, de "servir". Mais je ne l'imposerai jamais :
servir ne veut pas dire conqurir 1
\
Si les images acheiropotetes offraient a Godard un modele esthtique
et conceptuel ultime pour son cinma, celui -ci restait la dmonstra-
tion de ce modele, son lucidation, rarement sa rvlation. Le plan de
___. u
l' ange de la carte postale dans Hlas pour moi donnait cette sensation de
rvlation par un retournement de 1'origine de la lumiere, devenue
-_._.__
intrieure et immanente, a 1'gal d'une icone. Tarkovski n'explique
jamais sa mthode :
Ce qui passe pour etre de l'art de nos jours n'est souvent qu'une mise
en avant de soi-meme. Or, c'est une erreur de croire que la mthode
puisse passer pour le sens et le but de l'art. La plupart des artistes
L Les mardis du cinma, France-Culture. par Laurence Cass, 7 janvier 19
86
, cit par
Antaine de Baecque.AndretTarkovski, op. eil .. p.lIL
291
290 une saturation de signes magnifiques
contemporainspourtants'adonnent,avecunexhibitionnismeeffrn,
aladmonstrationdeleursmthodesl.
11 y a pourtantunmodele, unprototJpe qui prside au cinmade
Tarkovski.
Je risque cette formule: les films de Tarkovski sont aux films en
I gnral et au cinma ce que les icones sont a la pein!ure. Bien sur,
L.
Andre; Roublev (966) nousmet se souvenir
decequeditTarkovskisurlagenesedecefilm:
...
Nous discutionsavec Kontchalovskietunautreami, atablelorsd'une
soire. Cet ami adit: "Pourquoine pas faire unfilm sur Roublev? Je
suis comdien, je pourrais tres bien jouer le role de Roublev... La
Russie ancienne, les icones, cela ferait un beau sujet... "Au dbut,cette
ide m'a paro irralisable, voir dtestable, trop loigne de mon
universo Le lendemainpourtant, j' taisdcid afaire ce film et, avec
Andre'i Kontchalovski, nous avons commenc le travail de rflexion.
C'estcomme cela que s'estbatice projet. Heureusement, onsait tres
peude chosessurlavie de Roublev, ce quinousapermistoutelibert
d'action;libertquitaitpournousd'uneimportance
Ce film est, dansl'reuvredeTarkovski, alafois unhommage, une
propdeutique et un magnifique chantier. Sa conelusion, splendide
rupture digtique, film dans le film, annonce la forme de l'oraison
tarkovskienne: crerune icone, un plan qui, dans le film, seraitun
actedefoietunepriere.
DansAndre;Roublev, TarkovskifilmeLa Sainte Trinit dumonastere
de la Trinit-Saint-Serge, actuellement a la Galerie Tretiakov
3
. Le
passagedunoiretblancalacouleuralieuparunraccord a
tfascin, absorb, consum parunfeu. De ce feu enn()ir et blanc
et Tarkovski nous fait etre, circuler, vivre et
reslJireren ene, litteralement la toucher du regard, avec le dessein
profondde nousfaire sentirce qu'e8tneIc5ne. teplanalors
priere,maisils'agitdel'iconed'unautre,celled'Andre'iRoublev.
1.AndrejTarkavski,Le temps seell. op. cit .. p."5.
CitparAntainedeBaecque,Andre, Tarkovski, op. cit., p.'07.
3.Andrej Raublev, La Sainte Trinit, fresque, 150 X 100 cm, Galerie Tretiakav,
Mascau.
des images non faites de main d'homme
Apartirde ce plan, incipit del'reuvre, apartirdelaTrinitfilme,
Tarkovski n'aura de cesse d'inscrire dans ses films des plans qui ne
sontplusdesiconesfilmes, maisdesplansqui,construitscommedes
icones, deviennent des icones, La peinture irradie cependant tout
l'reuvredeTarkovski: VincietBruegelresplendissentdansLe Miroir, la
mmoirede Carpacciotraverselesplansd'Andrei: Roublev. Tarkovskia
une connaissance intrieure, profonde et slective de la peinture.
Quelque chose guide cette connaissanceversunau-delade l'esthti- J'-
que, ouune esthtique enrponse a untranscendantal: l'artestune
priere. . .
L'art est une priere. Cela veut tout dire. A travers l'art, l'homme
exprime son espoir. Toutce qui n' exprimepas cet espoir,ce qui n' a pas
de fondementspirituel, n'aaucunrapportavec l'art. Ce sera, dans le J
meilleurdescas,unebrillanteanalyseintellectuellel.
Tarkovski cherche les moyens d'expressiondu numineux, et c'est
dansl'iconequ'illesdcele. Maisd'autresreuvres, profanescelles-ci,
l'habitentavecunegalencessit,pourvuquecettedimension,sacre
jusqu'a l'effroi, les irrigue, Dans Andre; Roublev, sans qu'on sente
jamais la moindre citation d'un tableau, pese, avant l'pilogue, la
prsencedeCarpaccio.
Mais revenons a la Venise de la Renaissance. Les compositions a
personnages multiples de Carpaccio meuvent parleur beaut feri-
que, je diraismeme parlabeautde leuride. Cestoilesrayonnentde
l'inquitanteimpressionde pouvoirexpliquerl'inexplicable: il parait \
impossiblede saisirce quinousentrainedansle champ psychique de
cetlepeinture,etquinousbouleversejusqu'alafrayeur[...
Certains plans de Tarkovski provoquent ennous ce frisson, ceHe
peur, un sisme intrieur dont nous ne possdons pas la elef, dont
nous ne connaissons pas l'origine, un chagrin, la rmanence d'une
douleur on ne sait d'ou venue, qu'une image, une seule image vient
de rveiller. Et puis, il yales plans d'apaisement au sortir de cette
frayeur, qui en sont le rceptaele et la dissolution. De ce frisson
.<0.-).
1.CitparAntainede Baecque,Andre, Tarkovski, op. cit., p.108.
Andrej op. CIt., p.59
293 292 une saturation de signes magnifiques "\
1 l' , .L"\
tA{),(y."p, (... .! f ': QA T1 tv.".,lU" " \1.1
I procedelaconstructiondesplansquejeconsiderecommedesicones:
1'laborationdecesplansoffreuneanalogiestupfianteaveclagenese,
la fabrication et la destination d'une icone. Cela doit avoir lieu sur
1'cran, etre projet la sur ce drap tendu, et cependant, selon une
phnomnalit tres particuliere, on doit avoir 1'impression que cela
vientde1'intrieur,qu'ilnes'agitpasd'uneprojectionintentionnelle,
maisd'unervlation, d'unervlationquivavenircalmerla peurqui
--...__ ,._.
couvraitlevidedel' cran.
Dans Le temps scell, on trouve une mtaphore de cet cran en
attente d'unerdemption. Ilsemblequesanscettefrayeur, cettepeur
originelle,rienn'auraitlieu:
Au milieu de la route dserte, un enfant s'avance trainant un drap
d'uneblancheurclatante. La camradescendlentement.Au dernier
moment, avant le changement de plan, un tissu blanc vient couvrir
toutle champde lacamra. Qu'estvenufaire lace drap? Undrap qui
schait. Acet instantprcis, nous avons per<;u avec uneforce inoule,
et ressenti d'une maniere extraordinaire, comme unfait mdical, le
"souffledelapeste"1.
Sur ce subjectile enattente, l' cran, le souffle du mystere qui fait
frissonner estunpremierenduit, invisible, prerI"se"iIfssiper, fragile
maisimprieuxetindispensable. Je vais prendreunseulexemple: le
plandeStaLker OU les troishommes, parvenus auseuil de la chambre
aux dsirs, n'ypnetrentpas, et restentassis, Acet instant, longue-
ment introduit par ce qui prcede, Tarkovski les immobilise et les
ternise; techniquement, avec les outils du cinma, il fabrique une
dispositif, dcor etmise enscene sanslesquels
pasreconnaitredansleStalkerunefigurechristique,remonterapartir
duStalkerjusqu'asonprototype:le Dieufaithomme. Ce n'estpas
le scnario nila puissance de la mtaphore qui nous fait lire 1'image
pour l'icone de la Trinit, mais une puissance et une lumiere
immanentesa1'image, quifaitque1' cran,ledrapblanc
initial, a t tout a jenduit qu'il est
devenuuneicone.
.,
'-., ,( . ,
,.!' \
I
.- f
r ; s..
1.AndrelTarkovski.Le temps scell, op. cit .. p. 84. VA
- /
des images non faites de main d'homme
Ilfautsesouvenirquedanslafabricationd'uneicone,ladorure,le
fond de 1'icone s'appelle lumiere; on recourt a 1'ocre jaune ou
rouge, parfois auvernisblanc, etsouventdesfeuilles d'orsontappli-
ques. Cetenduitestlefondsacrquivibredanstout1'cran,couvrant
le souffle de la peste etla terreurinitiale d'unautre frisson, oud'un
frisson d'unautre ordre. Tarkovski estfort de deux savoirs, 1'un qui
remonteauConciledeNice11 :
Et, pour rsumer, toutes les traditions de l'glise qui nous ont t
donnes pour loi par l'criture ou sans l'criture, nous les gardons
sans nouveaut: l'une de celles-ci est l'impression, au moyen de
l'ic6ne, du modele figur en tant qu'elle s'accorde a la lettre au
message de l'vangile, etqu'elle serta la confirmation de l'Incarna-
tion, relle et non fantomatique du Verbe de Dieu et qu'elle nous
procure un profit gal, car elles renvoient l'une a l'autre [I'ic6ne a
l' critureJ, dans ce qu' elles manifestent, comme dans ce que sans
ambigultellessignifient1,
1'autrequ'ilnousreditdansLe temps scell:
Enart, la connaissance est toujoursunevision nouvelle et unique de
l'univers, unhiroglyphe de la vrit absolue. Elle est re<;ue comme
une rvlation, ou un dsir spontan et brillant d'apprhender
intuitivementtoutes les lois qui rgissent le monde: sa beaut etsa
laideur, sa douceuretsa cruaut, soninfinit etses limites. L'artiste
lesexprimeparl'image,capteurd'absolu. e'estparelle qu'estretenue
une de l'infini exprime a travers ses limites: le spirituel
danslematriel,l'immensitdanslesdimensionsd'uncadre2.

..
Le cadre estdevenu celui d'une icone, Tarkovski n'a pas dcalqu
les gestes de la Trinit de Roublev, il n'a pas cherch a ce qu'une
posture dans 1'image fasse rminiscence, aucontraire, il a adoss les
troishommeslesunsauxautres commeunseulcorps. Sonimage est
absolument semblable a une icone, une empreinte, un mmorial de
1'incarnationauservicedelatransfigurationdelamatiere.balumiere
y devientinexpl}cable, prcis'{;ment paree que 'ce
plan, ous en relation avec la lumiere incorruptible du Corps
1.TraductionMarie-FranceAuzpy.dansNiceIJ.Paris.Cen.1987.p.33.
Tarkovski.Le temps scell. op. cit.. p.47
294 unesaturatian de signes magnifiques
des imagesnon faites de main d'hamme
295
, !t
" ; ',.'j 't-
ressuscitquiagardsoncontouretsaformevisible.Acetteseconde,
la lumiere de 1'icone se libere de toute opacit; ce corps n' est pas
[, reprsentable. Les trois hommes, qui ne font plus qu'un seul corps,
sontuneclipsedecorpsdanslalumiere.
C'estdoncuneiconeabime,uneiconequ'ilfaut sauver, que nous
propose Celle d"une Trinit non pas dfaite, mais au
contrairesoudeetreconstituealasecondeOU lecadreestinondde
lumiere. Ce plan effeuille la lumiere par couches d'intensit jusqu'a
Q
btenirune Onpeutenfinparlerd'unesaturation
de signes magnifiques, et leur absence d'explication est, au sens
thologique, La dont Tarkovski reuvre pour que la
t lumiere devienne de plus en plus intense, soit de plus en plus une
lumiered'or, etsoit de 1'or, fait assurmentpensera la technique de
1'icone. La reprsentation doit etre un geste de foi, un travail dans
un pur esprit de priere (on a vu aquel point ce mot revient chez
Tarkovski). Ce plan est un palimpseste de lumiere finissant, par
superposition, parproduire une lumiere absolue. La constructionde
ce plan est comparable a la technique de fabrication de 1'icone. Une
planche de bois sche par les annes est d'abord creuse pour
signifierqu'onnepeintpaslasurfacedeschoses,1'apparence,maisun
visage intrieur qui prsentera un jour1'Homme transfigur. Sur ce
subjectile est colle unetoile de linqui recevra huit couches succes-
sives d'enduit. La derniere couche est soigneusement ponce et ce
supportfigure la matiere dans laquelle pnetre la lumiere du Christ.
Ce fond de 1'icone s'appelle, je 1'ai dit, lumiere, et est souvent
recouvert de feuilles d'or. L'artiste applique alors les couleurs par
couches successives, les plus sombres d'abord, les plus lumineuses
ensuite, parce que nous sommes appels des tnebres a Ton
admirable lumiere, comme le chante la liturgie. L'or n'est pas une
couleurrencontredanslanature, desortequelefonddorde1'icone
produit un espace OU les corps n'ont plus a se conformer a des
lments de paysage ou d' architecture; ainsi librs de toute
contingence terrestre, ils se spiritualisent. L' clat mtallique de l' or
refletelalumieresolaireetlaflammedesbougies.
C' est littralementainsi que Tarkovski annonce et batitsonicone
de laTrinit. Les trois hommes rfugis dans une image sale, grise,

aqueuse, sontsaisisparune premierelumiere quitraverse1'eaupour
faire apparaitreunsolpareilauxcaillesdudosd'unnormepoisson.
Cette premiere couche, encore sommaire, est 1'enduit prparatoire
pour quelque chose quiva avoir lieu. Enfaisant apparaitre ce sol au
I
1
,
premierplan, Tarkovski fait reculer dans 1'image saTrinit, l'inscrit
dans un cercle, texactement comme le faisait Roublev dans sa propre
Trinit,etcale le hautde lacompositionparunemeurtrierequisem-
ble la remplacerunautre signe.AlorsTarkovskifait pleuvoirde1'or;
unepluie d'orenvahitle premierplanet irradie danstoutl'espace, Il
pleutvraiment,maisle brasillement,lui, estde nature numineuse. Le
,-.... ..""" .......
tempsde l'excution, le tempsde la ralisationde l'icone, salumiere
qui transforme et transfigure les trois hommes enTrinit, cOInCide
avecletempsdelavisiono L'iconealieucinmatographiquement,sous
mesyeux, selonunetemporalitquiestcelle ducinma. Monregard,
le temps de cette averse, circonscrit la scene et la telle une
icone,Ladonationmiraculeusedel'images'accordesonretraitetnous
accorde une sorte de sursis par rapport a ce retrait, La pluie s'est
arrte, l'image brasille encore maisfaiblement, elle va regagnerune
immanencegriseetteinte, retrouverunedimensionontiqueopaque,
cesser d'apparaitre. L'un des membres de la Trinit jette dans ce
premierplan, qui est redevenuune simple flaque, des pierres, et les
ricochetsprovoquentdescerclesconcentriquesd'or,desclaboussures
\
d'or,commeautantd'chosdel'apparaitre.
Tarkovski touche a 1'essence de l'image: elle n'est, ontologique-
ment, qu'en tant qu'elle apparait.Il enchasse son image entre deux
plans:enamont,lorsquelestroisexplorateurssontendormissurune
terre gorge d'eau, on entend une voix de femme dire en russe un
fragment de l'ApocalJPse de Jean, puis, en noir et blanc, un long
travellingfilmant unsol recouvert d'eau, jonch d'objetshtroclites
etdchus,va s' chouersurla reproductiondusaintJean- Baptiste du
Retable de l'Agneau Mystique desfreresVanEyck. Enaval, concluanten \
une imagecontraireleplanquiastatutetpouvoird'icone,unplande \
maisrgiparunephnomnalitabsolument \\
identique au prcuent: prisonnier du cadre, un poisson- symbole r
christique parexcellence- nageant dansune eaubasse, la meme qui 1
1
submergeait la reproduction de Van Eyck, se voit soudainenvahi par .
..........
295
294 une saturatian de signes magnifiques
ressuscit qui a gard son contour et sa forme visible. Acette seconde,
la lumiere de l'icone se libere de toute opacit; ce corps n' est pas
[" reprsentable. Les trois hommes, qui ne font plus qu'un seul corps,
sont une clipse de corps dans la lumiere.
C'est donc une icone abime, une icone qu'il faut sauver, que nous
propose Tarkovski. Celle d"une Trinit non pas dfaite, mais au
contraire soude et reconstitue a la seconde OU le cadre est inond de
lumiere. Ce plan effeuille la lumiere par couches d'intensit jusqu'a
Q
btenir une On peut enfin parler d'une saturation
de signes magnifiques, et leur absence d'explication est, au sens
thologique, La fa;on dont Tarkovski pour que la
.Ir t lumiere devienne de plus en plus intense, soit de plus en plus une
lumiere d'or, et soit de 1'0r, fait assurment penser a la technique de
l'icone. La reprsentation doit tre un geste de foi, un travail dans
un pur esprit de priere (on a vu aquel point ce mot revient chez
Tarkovski). Ce plan est un palimpseste de lumiere finissant, par
superposition, par produire une lumiere absolue. La construction de
ce plan est comparable a la technique de fabrication de l'icone, Une
planche de bois sche par les annes est d' abord creuse pour
signifier qu'on ne peint pas la surface des choses, l'apparence, mais un
visage intrieur qui prsentera un jour I'Homme transfigur. Sur ce
subjectile est colle une toile de lin qui recevra huit couches succes-
sives d'enduit. La derniere couche est soigneusement ponce et ce
support figure la matiere dans laquelle pnetre la lumiere du Christ.
Ce fond de l'icone s'appelle, je l'ai dit, lumiere , et est souvent
recouvert de feuilles d'or. L'artiste applique alors les couleurs par
couches successives, les plus sombres d'abord, les plus lumineuses
ensuite, parce que nous sommes appels des tnebres a Ton
admirable lumiere, comme le chante la liturgie. L' or n' est pas une
couleur rencontre dans la nature, de sorte que le fond dor de l'icone
produit un espace OU les corps n'ont plus a se conformer a des
lments de paysage ou d'architecture; ainsi librs de toute
contingence terrestre, ils se spiritualisent. L'clat mtallique de 1'0r
reflete la lumiere solaire et la flamme des bougies.
C'est littralement ainsi que Tarkovski annonce et batit son icone
de la Trinit. Les trois hommes rfugis dans une image sale, grise,
des images nan faites de main d'hamme
. ,
, ?'""'

aqueuse, sont saisis par une premiere lumiere qui traverse l' eau pour
faire apparaitre un sol pareil aux cailles du dos d'un norme poisson.
Cette premiere couche, encore sommaire, est l'enduit prparatoire
pour quelque chose qui va avoir lieu. En faisant apparaitre ce sol au
premier plan, Tarkovski fait reculer dans l'image sa Trinit, l'inscrit
dans un cercle, exactement comme le faisait Roublev dans sa propre
Trinit, et cale le haut de la composition par une meurtriere qui sem-
ble la remplacer un autre signe. Alors Tarkovski fait pleuvoir de 1'0r;
une pluie d'or envahit le premier plan et irradie dans tout l'espace. n
pleut vraiment, mais le brasillement, lui, est de nature numineuse. Le
temps de l'excution, de l'icone, sa lumiere
qui transforme et transfigure les trois hommes en Trinit, cOInCide
avec le temps de la visiono L'icone a lieu cinmatographiquement, sous
mes yeux, selon une temporalit qui est celle du cinma. Mon regard,
le temps de cette averse, circonscrit la scene et la per;oit telle une
icone. La donation miraculeuse de l'image s'accorde son retrait et nous
accorde une sorte de sursis par rapport a ce retrait. La pluie s'est
arrte, l'image brasille encore mais faiblement, elle va regagner une
immanence grise et teinte, retrouver une dimension ontique opaque,
cesser d'apparaitre. L'un des membres de la Trinit jette dans ce \
premier plan, qui est redevenu une simple flaque, des pierres, et les
ricochets provoquent des cercles concentriques d'or, des claboussures
d' or, comme autant d' chos de l' apparaitre.
Tarkovski touche a l'essence de l'image: elle n'est, ontologique-
ment, qu'en tant qu'elle apparait. n enchasse son image entre deux
plans: en amont, lorsque les trois explorateurs sont endormis sur une
terre gorge d'eau, on entend une voix de femme dire en russe un
fragment de I'ApocalJPse de Jean, puis, en noir et blanc, un long
travelling filmant un sol recouvert d'eau, jonch d'objets htroclites
et dchus, va s' chouer sur la reproduction du saint Jean- Baptiste du
Retable de l'Agneau Mystique des freres Van Eyck. En aval, concluant en
une image contraire le plan qui a statut et pouvoir d'icone, un plan de
noirceur et d'inquitude, mais rgi par une phnomnalit absolument . '\
_...... ...... \
identique au prc<fnt: prisonnier du cadre, un poisson - symbole
christique par excellence - nageant dans une eau basse, la mme qui
submergeait la reproduction de Van Eyck. se voit soudain envahi par
une saturation de signes magnifiques 296
un liquide noir dont on ne sait ce qu'il est, mais dont le pouvoir morti-
certin. Il est l'antonyme de la pluie d'or, sa forme ngative,
- ,"._-" ...
diabolique, celle du dsastre et de la victoire du mal. Le film alors
redevient en noir et blanc et la transition parait avoir t provoque
par ce flux noir. Ce principe de transition par le noir, qui fait aller de la
couleur au noir 'et blanc, est- anak;'gue a celui voqu dans Andre;
Roublev, ou le feu permettait le passage a la couleur indispensable a
l'apparition de l'icone. Des lors, le Stalker et ses deux compagnons ne
formeront plus de Trinit. Quand nous les revoyons, ils ne sont plus
que trois hommes misrablement attabls. Dans le roman des freres
Strougatski qui date de Stalker, Pique-nique au bord du chemin t,
dont le film est tir, les Zones - au nombre de six - sont les dbris d'un
pique-nique en bord de route , c'est-a-dire du tres bref sjour sur
notre planete de visiteurs extraterrestres, a qui l' espece humaine a
sembl peu digne d'intret. Dans le livre, le nom de la chambre
ralisant les dsirs est la Sphere Dore .
On peut lire Stalker comme si le pouvoir d'une icone, son or, avait
tout a coup clat pour sauver un territoire contamin et rendu inhabi-
table par quelque catastrophe, la saintet de l'image devant se diffuser
de maniere subreptice dans le film. Les pluies d'or, les brasillements,
les rais de lumiere qui viennent toucher ces fragments abims et vous
au dsastre sont les indices du salut dans ce corps contamin qu'est la
Zone. N'a-t-on pas la sensation que les trois hommes s'aventurent a
l'intrieur d'un corps, qu'ils circulent dans un organisme malade, dont
une tumeur norme aurait explos, se mtastasant en flaques de dso-
lation et de mort? Oui, un corps ou un territoire contamin, cancer ou
catastrophe nuclaire ... L'or et la lumiere qui mtamorphosent les
images malades sont la victoire d'un acte de foi:
Gn m'a souvent demand ce que reprsentait cette Zone. Il n'y a qu'une
seule rponse adonner : la Zone n' existe paso C' est le Stalker lui -meme
qui a invent sa Zone. Ill'a cre pour pouvoir y emmener quelques
personnes tres malheureuses, et leur imposer I'ide d'un espoir. La
chambre des dsirs est galement une cration du Stalker, une provo-
1. Boris etArcadi Strougatski. Pique-nique au bord du chemin. Paris, Denoe!, 1981.
des images non faites de main d'homme
297
cation de plus face au monde matriel. Cette provocation, construite
dans l' esprit du Stalker, correspond aun acte d$l.oi '.
Il n'y a pratiquement pas d'icones de l'Esprit Saint, meme en
Orient, et les grands textes chrtiens parlent peu de l'Es ,rit Saint de
maniere directe, ils utilisent des symboles: f vent, feu:
l' Ces symboJes sont ceux qui irriguent le monde de Tarkovski. A la
fin de Stalker, Ouistiti, la petite fille muette du Stalker, qui ne peut pas
marcher, est juche sur les paules de son pere. Tarkovski filme le haut
de son corps, et ce plan laisse la sensation qu'elle marche, il est un
premier miracle puisqu'il fait oublier qu'elle est infirme, ou fait croire
qu'elle ne l'est plus. Ensuite, et c'est le dernier plan du film, elle est
assise au bout d'une table, son front et ses paules sont cachs par un
voile, plutot une pauvre charpe, mais qui, la parant ou l'enveloppant I
ainsi, s'apparente au maphorion qui couvre la Vierge dans les icones. \
Sur un T]laphorion sont disposes trois toiles d'or que l'on considere
en gnral comme un symbole de la Trinit: une sur le front, et
une sur chaque paule. Devant l'enfant, sur une table dont la matit
est impressionnante, presque surnaturelle, sont poss trois rcipients
de verre. La petite fille va, par un pouvoir prcisment surnaturel,
les faire se dplacer, jusqu'a ce que l'un, au bord de la table, bascule.
Ces trois verres dans l' espace deviennent un instant les signes trini-
taires du maphorion. Alors s'accomplit un second miracle; Tarkovski
a transform l' enfant infirme en une Vierge qui montre le chemin,
Hodighitria, il a bti son icone en plac;ant dans l'image chacun des
emblemes qui la constitue: la table pour le cadre, le chale misrable
pour le maphorion, les rcipients de verre pour les
1. Cit par Antoine de Baecque,Andrei Tarkovski, op, cit., p. llO.
2. Ce dernier plan de Stalker rpond par avance a une phrase de Gortchakov qui ouvre
Nostalghi.a (1983), J'en ai assez de toutes ces beauts cceurantes. Le dernier plan de Stalker
propose une beaut d'un autre ordre et qui s'apparente ala foi bien plus qu'au savoir et ala
culture, C'est ici que rside le mystere, comme le mystere de la Cration. Lorsque ron \
s'agenouille devant une icone pour prier, on trouve des mots justes pour di re son amour a
Dieu, mais ces De mme, lorsqu'un artiste trouve des
personnages. des histoires, il fait ceuvre priere, communie avec Dieu dans la cration, et
trouve les paroles Justes. Cela releve du mystere de la Cration. Andrei Tarkovski, cit par
Antoine de Baecque, Andrei p: lll. ._.J
298 une saturatian de signes magnifiques
Probablement faut-il, pour reconnaitre dans ce plan de Ouistiti
l'icne de la mere de Dieu (la Theotokos), quelque chose qui est plus
qu'une intuition, et qui s'apparente a ce que le cinaste sollicitait,
quelque chose que rsume asa fac;on ce long monologue du Stalker a
bout de force:
Si vous saviez comme je suis fatigu ... II n'y a que le Bon Dieu pour le
savoir... Et ils se disent intellectuels, tous ces crivains, tous ces
savants... lIs ne croient a rien de rien... Leur organe de la foi s'est
atrophi, la fonction n'est plus sollicite. Mon Dieu, d'oil viennent-
ils ... lIs ne pensent qu'a une chose, se faire valoir, se vendre au
meilleur prix! Se faire payer le moindre mouvement de !'ame, si
seulement ils en ont une! lIs savent qu'ils ne sont pas ns pour des
prunes, qu'ils sont "lus". Parce que, n'est-ce pas, la vie n'est donne
qu'une fois. Des comme <;a peuvent-ils croire a quelque chose? Et
personne n'y croit. Pas rien que ces deux-Ia. Personne! Qui vais-je
pouvoir conduire maintenant? Seigneur... Le plus effrayant .... c'est
que personne n' en a besoin.
.2 r{.'Vt\/. U . V CMJ'..f-.\
ICoMO! .
, 1t,\
.(jIIo f":..."'.
o
'.
M "
, Iv'
/
<-- Sbt
,
\. t...
V C"1:) \
_,t'o

\1'"

"'''''i'.-,'':.-!"'.{; '::1
table des matieres
7 avertissement
11 premierepartie:larelevede la peintureparlecinma
13 chapitre premier: la peinture dans le cinma; un
dpassementde la citatian :lesfilmsd'AlbertLewin
33 chapitre 2:quand la peinture tourmente le cinma;
instant prgnant et images en mouvement: le cinma
d'Alfred Hitchcock
57 chapitre3:une mise en crise du cadre: la rencontre
inventede YasujiroOzu et de Piet Mondrian
83 chapitre4:le conflit du cadre et de l'cran ; une trange
similituded'espace:John Ford et ClyffordStill
105 chapitre 5:ce qui aveugle ; quand l'image en mouvement
s'interrompt:lesfilmsd'AkiraKurosawa
143 deuxiemepartie:unesaturationdesignesmagnifiques
145 chapitre premier:la question du sublime revisite par
MichelangeloAntonioni :un cran aveugl
195 chapitre2:saturation et formes du vide: une esthtique
antonionienne
249 chapitre 3:les paradoxes d'un retournement: Jean-Luc
Godard, quand la peintureremonteala surfacedu cinma
269 chapitre4:des images non faites de main d'homme;
filmerl'invisible :Jean-LucGodard etAndrei' Tarkovski

Vous aimerez peut-être aussi