Maxime Le Forestier - Ne Quelque Part

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© Don Quichotte éditions, une marque des éditions du Seuil, 2011.

ISBN : 978-2-35949-048-0

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo


À la fille.
Ce récit est fondé sur mes souvenirs, ma propre
interprétation des faits.
Table des matières
Couverture

Copyright

Dédicace

Table des matières

C’est une maison bleue…

L’enfance en la mineur

Un frère, une sœur, un duo

Go West !

Petit con !

Les feux de la rampe

Chienne d’idée

Des lendemains qui déchantent

Une valise, une guitare

40 % de chanson française

Renaissance
Seconde salve

Dernier chapitre… ou presque

Quelques vérifications d’usage

Entretien avec Anne Florentz Le Forestier

Entretien avec Catherine Le Forestier

Entretien avec Georges Moustaki

Entretien avec Patrice Caratini

Entretien avec Alain Le Douarin

Entretien avec Jacques Weber

Entretien avec Alain Louvier

Entretien avec Marc Lumbroso

Remerciements

Bibliographie

Discographie
C’est une maison bleue…

IL SUFFIT d’ouvrir le Petit Littré pour lire la définition du mot


« nostalgie » : « le mal du pays ». Maxime Le Forestier n’en est pas atteint,
il l’affirme et je le crois volontiers. De son enfance à Saint-Ouen, en Seine-
Saint-Denis, il parle peu au quotidien ; de son voyage initiatique à San
Francisco, en pleine période hippie, pas davantage ; et de ses années de vie
au Brésil, encore moins. J’en conclus que, définitivement, il ne souffre pas
de ce mal du pays, tel que lu dans le dictionnaire. Je l’affirme, mais j’ai du
mal à l’accepter. Alors j’ai décidé de revêtir pour lui la longue robe « en
dentelle grise et noire » de « Madame Nostalgie », chère à Georges
Moustaki, qui, dans la ballade écrite pour Serge Reggiani, s’autorisait avec
elle le tutoiement : « Tu pleures sur un nom de ville / Et tu confonds, pauvre
imbécile / L’amour et la géographie. » Comment rester insensible au
lyrisme de cette chanson, plus précise que la trop courte définition du Petit
Littré ?

C’était au mois d’août 2010. Je publiais dans Le Nouvel Observateur un


article sur « San Francisco », l’une des premières chansons écrites par
Maxime Le Forestier, à la faveur d’une série de l’été comme on en réalise
régulièrement dans les hebdomadaires à la saison chaude. Jamais personne
n’aurait imaginé que ces deux colonnes perdues dans les pages culturelles
nous mèneraient si loin…
Je m’explique.
Un matin, dans ma boîte mails, je reçus un message de San Francisco.
Après avoir pris connaissance de mon article sur la célèbre chanson, un
certain Alexis Venifleis me demandait si je savais où était située la fameuse
« maison bleue ». J’appelai Maxime Le Forestier sur-le-champ, qui
d’emblée me répondit avec un brin de mauvaise humeur mêlée d’humour
qu’elle se trouvait « adossée à la colline ». J’insistai un peu, sans succès,
puis répondis au mail de l’inconnu que le chanteur ne s’en souvenait plus.
Un petit moment plus tard, le nom de Maxime Le Forestier s’afficha sur
mon Blackberry Curve 8 520. À ce moment-là (je m’autorise à dévoiler un
peu de sa vie privée pour une fois), il se trouvait chez lui à la campagne en
train d’admirer la ruche qu’un ami et voisin venait de lui donner. Il
s’apprêtait à recueillir le miel pur et délicieux que les abeilles, en bonnes
travailleuses, lui offraient. Au téléphone, le chanteur-apiculteur
m’annonçait qu’il venait de fouiller ses archives à la recherche d’un carnet
d’adresses. Il avait retrouvé celui des années soixante-dix, dans lequel
l’adresse de la maison bleue avait été inscrite. Faut-il croire aux miracles ?
J’en communiquai aussitôt les coordonnées à Alexis Venifleis, qui, dès
le lendemain matin, décalage horaire oblige, m’envoyait une photographie
de la demeure haute de trois étages. Stupéfaction : la façade de la maison,
d’un style typiquement victorien, était devenue verte. Infamie ! Maxime Le
Forestier en rit de bon cœur et, entouré des siens, il se pencha longuement
sur le vert en question pour voir si, par hasard, il ne tirait pas un peu sur le
bleu. Les semaines passèrent, et nous nous trouvâmes finalement réunis
dans un bureau chez Polydor, la maison de disques historique de Maxime
Le Forestier. Entre-temps, j’avais promis au chanteur de repeindre la
maison. D’un simple pari, nous étions maintenant embarqués dans une folle
épopée. Nous projetâmes, avec toute l’équipe qui entoure l’artiste, de
repeindre la maison en bleu, d’y apposer une plaque commémorative, de
programmer un concert à San Francisco fin juin, et de tourner un
documentaire sur le retour, quarante ans plus tard, de l’auteur-compositeur-
interprète sur les lieux. Tous ceux à qui nous exposâmes le projet furent
aussitôt emballés. Ainsi Polydor en profiterait-elle pour célébrer les
quarante années de fidélité de l’artiste dans la maison, en commercialisant à
nouveau son premier album en intégralité, mais interprété cette fois par les
jeunes signatures de l’écurie : Olivia Ruiz, Féfé, Ayo, La Grande Sophie,
Juliette, sans oublier François Morel. La jeune génération ne se fit pas
prier : elle se précipita dans le studio d’enregistrement.
J’en profite pour rappeler que l’album de 1972, sur lequel Maxime Le
Forestier revient longuement dans ce livre autobiographique, contenait des
perles, dont « Mon frère », « Éducation sentimentale », « Parachutiste »,
« Fontenay-aux-Roses », « Marie, Pierre et Charlemagne » et bien d’autres
encore. Peut-on trouver plus bel hommage ?
Maxime Le Forestier débute son récit par son enfance musicienne,
entourée de femmes : sa mère et ses deux sœurs aînées. Avec quelques
sanglots réprimés, il évoque l’absence du père et ce frère qu’il n’a jamais
eu, jusqu’au jour où il découvrit que son géniteur avait un autre fils,
Jérôme, d’une vingtaine d’années son cadet. Une bénédiction, puisqu’ils ne
se quitteront plus. Quelques pages plus loin, on se souvient que le coup
d’envoi de la carrière de Maxime Le Forestier fut donné par Georges
Brassens. Quelques semaines avant Noël 1972, devant le public de
Brassens, son maître à chanter, le jeune Le Forestier avait interprété ses
premières chansons pour des centaines d’oreilles réceptives. Ce soir-là,
Georges Brassens débuta son récital, le visage en sueur, avec « La Ballade
des gens qui sont nés quelque part ».
Maxime Le Forestier apprit beaucoup du Sétois, ainsi que du maître
équestre portugais Nuno Oliveira. Les passionnés de dressage seront
sensibles à ce chapitre de sa vie, cette vie de chanteur, tout simplement,
racontée avec la franchise qui caractérise son auteur. Un parcours qui force
le respect, bien qu’il n’ait pas été aussi linéaire qu’il n’y paraît – ce que
nous apprenons ici.
Quand, naguère, j’ai proposé à Maxime Le Forestier de raconter ses
souvenirs dans un livre, je ne le connaissais pas, ou à peine. J’écrivis alors
en introduction à notre ouvrage1 qu’il était « un paradoxe vivant, à la fois
drôle et mélancolique, sédentaire et voyageur, ponctuel et rêveur, posé et
délirant, intello et populaire ». Sept années ont passé sans que mon
approche de l’artiste ait varié. Sept ans, et pas l’ombre d’une ombre au
tableau. Pourtant, telle la mouche du coche chère à Jean de La Fontaine, je
me suis approchée au plus près de l’artiste pour mieux épier ses faits et
gestes, sans gêne, sans retenue aucune. Est-ce en conscience, ou par
inconscience, qu’il s’est laissé observer ?
Quoi qu’il en soit, nous nous sommes retrouvés sept années plus tard,
face à face, pour que ce texte existe de nouveau, mais dans une forme
augmentée et actualisée : je me suis effacée pour lui laisser entièrement la
parole afin qu’elle parvienne aux oreilles d’autrui avec plus d’intensité qu’à
l’origine. Car qui n’aimerait pas converser avec cet homme-là en tête à tête,
dans sa cuisine, comme de vieux copains ?
Depuis que je « fréquente » l’artiste, j’ai assisté à onze reprises à son
récital consacré à Brassens, sans jamais me lasser. J’étais affalée dans le
canapé du studio au moment de l’enregistrement de Restons amants, affalée
de même dans un des fauteuils rouges du Casino de Paris pour ce spectacle
marqué par le grand retour du contrebassiste Patrice Caratini à ses côtés.
J’ai vu l’homme rester digne quand il a perdu sa mère et quand, peu de
temps après, l’autre musicien de ses débuts, Alain Le Douarin, a quitté ce
monde heureux.
J’étais à ses côtés le soir où son fils Arthur est monté sur la scène de
l’Olympia pour interpréter ses toutes premières chansons. Au milieu de tous
ces événements, ces journées avec et ces journées sans, ces pleins et ces
déliés, Maxime Le Forestier a, l’air de rien, passé le cap de la soixantaine
(de même que le million d’individus de bon goût qui avaient aimé son
premier album).

Bientôt, donc, nous nous envolerons pour San Francisco, afin de


repeindre la façade de la maison bleue. Un rêve, pour moi. J’y serai en tant
que biographe officielle de Maxime Le Forestier, en attendant de devenir
son plus vieux copain, un jour, qui sait ?

Sophie Delassein

1. Né quelque part, Hachette Littérature, 2005.


Février de cette année-là
C’est le début de mon histoire
Bien avant ma première guitare
Quatre ans après Hiroshima
L’enfance en la mineur

AVANT de découvrir la chanson à l’âge de quatorze ans par les


partitions de Georges Brassens, mon éducation musicale fut classique. C’est
Anne qui a introduit la musique dans la famille. Anne est l’aînée de mes
sœurs, et Catherine la seconde. Je suis le cadet. Nous sommes tous les trois
nés à trois ans d’intervalle. Repérée à cinq ou six ans par une amie de ma
grand-mère pour avoir l’oreille absolue – c’est-à-dire la mémoire des
hauteurs de notes –, Anne a été tôt admise au cours d’Yvonne Desportes,
qui enseignait dans un atelier près de la porte d’Orléans. Premier grand prix
de Rome, elle avait créé ce cours de solfège de très haut niveau pour les fils
et filles de ses amis, avant de l’ouvrir à des jeunes particulièrement doués,
dont par exemple Frédérique, Patrice et Renaud Fontanarosa, les enfants du
célèbre peintre, qu’elle avait rencontré à la villa Médicis. Ma sœur
Catherine et moi-même avons suivi Anne chez Mme Desportes, qui aimait
enseigner aux familles car cela lui permettait de former des trios. Anne était
pianiste, Catherine violoniste, et l’on m’avait destiné au violoncelle, non
sans réticence de ma part : j’aurais en effet préféré la flûte, mais on ne
l’enseignait pas aux petits, parce que le travail sur le souffle leur donne du
ventre. J’ai finalement appris le violon jusqu’à l’entrée en CM2, puis j’ai
rangé mon instrument pour ne plus jamais y toucher. Néanmoins, je peux
affirmer que le violon est un apprentissage formidable pour l’oreille, parce
qu’on y fabrique sa note. Nous sommes trois à l’avoir étudié parmi les
collègues que je fréquente : Zazie, Jean-Jacques Goldman et moi. Je
n’oublie certes pas Catherine Lara, mais elle, contrairement à nous, est une
vraie violoniste.
Ma sœur Anne a bien sûr eu beaucoup d’influence sur moi, ce dont je
ne me rendais pas compte à l’époque. Elle a aussi été très importante par la
suite, et le reste encore aujourd’hui. Vers neuf ou dix ans, il m’a fallu
choisir ma voie : entrer au collège et apprendre le latin, ou m’inscrire au
conservatoire tout en poursuivant ma scolarité par correspondance, comme
mes deux sœurs. Par pure fainéantise, j’ai abandonné la musique. Je dis
bien par fainéantise, parce que mener de front le conservatoire et les études
revenait à travailler sans répit. En plus des cours traditionnels, il fallait
apprendre le solfège et pratiquer l’instrument au moins six heures par jour.
J’ai retrouvé dernièrement les emplois du temps de Anne : il m’a semblé
terrible de faire vivre un tel rythme à une enfant.
Heureusement pour moi, Anne ne m’a jamais lâché avec la musique.
Pendant quatre ans, toutes les semaines, elle me faisait déchiffrer des
partitions et chanter des airs comme L’Enfant et les Sortilèges, la fantaisie
lyrique en deux parties de Ravel sur un livret de Colette. À quatorze ans,
j’ai acheté ma première guitare et je me suis dirigé vers la chanson, mais de
tout temps Anne a mis un point d’honneur à me maintenir en contact avec
le monde du classique. Grâce à elle, j’ai toujours été plus ou moins au fait
de l’évolution de la musique contemporaine savante. Et j’ai pu remarquer,
au gré de mes séances d’enregistrement de cordes, où systématiquement
deux ou trois musiciens me signalent qu’ils comptent ou ont compté parmi
ses élèves – ce qui m’émeut toujours –, que l’influence de ma sœur ne s’est
pas arrêtée à moi.
Anne a en effet passé toute sa vie professionnelle au conservatoire
national de région de Boulogne-Billancourt, l’un des meilleurs de France
(qui fut longtemps dirigé par Alain Louvier), où elle a enseigné le solfège et
l’harmonie. Pendant une dizaine d’années, elle a préparé ses élèves à
l’examen de professeur de musique. Toute sa vie durant, elle n’a fait
qu’étudier la musique des autres. Elle sait la décortiquer, la comprendre, la
jouer. Anne est une analyste, capable d’expliquer de quelle manière est
construite « La Chevauchée des Walkyries » de Wagner. Si elle n’a jamais
composé, c’est que ses maîtres ne lui en ont pas donné l’autorisation. Ce qui
expliquerait son admiration pour les grands compositeurs. Moi aussi, d’une
certaine manière, j’ai demandé la permission de continuer à écrire des
chansons. Vers dix-neuf ans, j’ai montré mes premières créations à Charles
Level, un auteur-compositeur plus âgé que moi, afin qu’il me dise si je
devais poursuivre dans cette voie. S’il n’avait pas jugé bonnes mes
compositions, je pense que j’aurais arrêté ce métier. L’idéal serait de se
donner soi-même cette autorisation. Enfin, j’extrapole peut-être en ce qui
concerne Anne.
Je l’ai pourtant invitée plusieurs fois en studio, mais ce n’est
définitivement pas son univers. Je suis son lien avec la musique populaire.
Sans moi, je pense qu’elle ne saurait même pas que la chanson existe. Ce
sont deux mondes distincts, même si les jeunes musiciens classiques
commencent à s’intéresser à la chanson. Il n’y a pas si longtemps, dans les
années cinquante et soixante, un musicien ne descendait pas dans une boîte
de jazz, sous peine d’être exclu du conservatoire. En mélangeant les genres,
on risquait de se compromettre. Les gens du classique considéraient la
variété comme une pourriture de l’esprit. Moi, je ne m’autorise à juger la
musique qu’en fonction de la manière qu’on a de l’exercer. Gainsbourg
faisait cette différence entre un art majeur et un autre mineur ; je fais plutôt
la distinction entre musique savante et musique populaire. Je ne peux pas
considérer la chanson comme un art mineur : il s’agit tout de même de ma
vie. Je pense au contraire qu’elle est fondamentale, dans la mesure où
quantité de souvenirs s’y impriment. Ce qui arrive à Proust avec sa
madeleine peut tout aussi bien se produire avec une chanson, a fortiori s’il
s’agit d’un tube.

Enfant, il m’est arrivé de travailler ma voix. Quand j’étais soprano, je


pratiquais le chant choral comme dans Les Choristes. Je me souviens
d’avoir chanté dans la cathédrale de Reims avec des gamins de mon âge.
J’en frémis encore. Un an après, au moment où j’ai mué, j’ai commencé
enfin à interpréter les chansons de Brassens. Je n’ai pas repris de cours
jusqu’à l’un de mes premiers passages télévisés, vers 1967. J’avais dix-huit
ans. Je chantais en direct en m’accompagnant à la guitare dans un
programme que produisait Claudine Kirgener, l’ancienne assistante de
Denise Glaser pour « Discorama », diffusé l’après-midi. En regardant
l’émission, je me suis aperçu que j’avais chanté horriblement faux. Quand
j’ai appelé la productrice pour m’en excuser, elle m’a expliqué que le trac
empêchait toujours de contrôler le souffle et elle m’a présenté à Jean
Lumière, un chanteur de charme des années trente, qui m’a donné des cours
pendant deux ans. À sa mort, j’ai continué avec Anton Valéry, l’héritier de
son savoir.
Il m’arrive encore aujourd’hui de prendre des cours de chant : c’est une
gymnastique qui permet d’éviter de faire appel en urgence à un médecin, au
cinquième jour d’une tournée, parce qu’on se sent fatigué. En travaillant sur
la voix, on replace tout ce qui est de l’ordre de la respiration, pour ne pas
tirer exagérément sur les cordes vocales et ne pas trop épuiser la bête. Je
n’ai ainsi jamais eu de gros problèmes vocaux : la cortisone ne fait pas
partie de mes remèdes.

Pendant longtemps nous n’avions pas de tourne-disque à la maison.


Notre seule façon d’écouter de la musique était d’en faire nous-mêmes ou
d’aller à des concerts, ma mère, mes sœurs et moi. Je me souviens
notamment d’avoir entendu Karl Münchinger diriger des Concertos
brandebourgeois, et le pianiste Alfred Cortot jouer Chopin à la salle de
l’École normale de musique de la rue Cardinet. Je me rappelle parfaitement
ce dernier, parce que c’est certainement l’un des premiers concerts auxquels
j’ai assisté. Selon ma mère, j’ai même rencontré Alfred Cortot un jour,
quand j’étais petit, trop petit néanmoins pour que cela m’ait marqué. Cortot
était une sorte de statue, un pianiste mondialement connu. Anne et
Catherine ont appris la musique dans l’école qu’il dirigeait.
Pouvoir apprendre le solfège très jeune est une bénédiction, car plus le
temps passe, plus l’entreprise s’avère difficile. Par ailleurs, l’étude du
violon m’a éduqué l’oreille. Cela me permet aujourd’hui, avec les
musiciens, de ne pas trop me laisser bluffer. Mais de là à parler d’égal à
égal… Un grand instrumentiste a évidemment un savoir-faire que je n’ai
pas, sans compter ses spécialisations : l’orchestration fait ainsi partie des
domaines qui me sont étrangers. Cabu dessine une ligne claire, en noir et
blanc, et quelqu’un d’autre pose éventuellement des couleurs. C’est dans ce
domaine que je place l’arrangement, l’orchestration. Le texte, la mélodie, le
phrasé forment les lignes, l’accompagnement apporte les couleurs. Or, si
j’adore entendre les couleurs, je suis incapable d’en imaginer qui me
plaisent.
Ces couleurs ne sont pas seulement celles de l’orchestre mais sont aussi
celles de l’époque. La première chose qui date une chanson, c’est son
environnement sonore.
Être musicien soi-même permet également d’éviter les malentendus.
Quand on parle le même langage, on se comprend mieux. Cela dit, il y en a
certains avec lesquels il faut employer un tout autre vocabulaire. C’est le
cas de Georges Rodi, ce joueur de synthétiseur à qui j’ai fait appel pour
mon album Les Jours meilleurs. Il ne fallait surtout pas lui écrire de notes
mais utiliser des images, lui demander par exemple de reproduire des sons
mouillés et en même temps celtiques. Il les trouvait. C’était fascinant de le
voir manipuler un instrument en plein développement. Je suis heureux
d’avoir assisté à son évolution dans son studio. Au début des années quatre-
vingt, les synthétiseurs analogiques se résumaient à un ensemble de
boutons : un courant électrique émettait une onde que l’on sculptait avec
des filtres pour lui donner une forme. Rien à voir avec les synthés
d’aujourd’hui, qui se présentent comme des banques de sons tout faits que
l’on assemble. Georges Rodi et tous ceux qui inventaient cet instrument
fabriquaient leurs sons comme les peintres anciens créaient leurs couleurs.
Quand je l’ai connu, on ne savait pas encore comment les stocker, les
micro-ordinateurs n’existaient pas ; on créait donc les sons sur les synthés,
on les enregistrait, mais il était impossible de les retrouver, ou alors
seulement de manière approximative. Ils étaient le fruit de tant de
mélanges !

J’ai écrit une pièce de théâtre en alexandrins quand j’avais autour de


huit ans. J’ai commencé par le chant, le désir d’écrire n’est venu qu’après.
Ma toute première chanson, « Cœur de pierre, face de lune », je l’ai écrite à
dix-huit ans. Avec ma sœur Catherine, lorsque nous formions le duo Cat et
Maxime, nous interprétions les chansons des autres, notamment celles que
nous avait confiées Maryan Kouzan, un Montmartrois compositeur de
musique sérieuse, qui avait travaillé avec Bernard Dimey. On chantait du
Dimey mis en musique par Kouzan. Au bout de quelques mois, nous avons
rencontré Georges Moustaki, qui nous a ouvert ses tiroirs remplis d’inédits,
et non des moindres : « Ma solitude », « Ma liberté », « Il est trop tard »,
« Joseph », etc. Pendant deux ans, nous avons tourné dans les cabarets avec
ce répertoire de rêve, jusqu’au moment où Serge Reggiani se l’est
approprié. Il nous a ringardisés en une semaine : tout le monde se
demandait d’où sortaient ces deux morveux qui chantaient du Reggiani.
Nous nous sommes alors mis à écrire et notre duo a implosé. On était dans
le chacun-pour-soi. La seule chanson vraiment écrite pour nous deux, c’était
« La Petite Fugue », sur une musique du compositeur israélien Nahum
Heiman. Nous l’avons faite pour rendre service à Robert Talar, un jeune
éditeur qui s’était vu confier le catalogue de Nahum Heiman : quatre cents
chansons sous forme de lignes mélodiques et d’accords. Robert Talar était
chargé par le compositeur de lui trouver des textes. Un jour, Heiman
annonça son arrivée à Paris. Robert, pris de panique de n’avoir rien à lui
présenter, se mit à battre le rappel de tous ses copains, dont Serge Lama,
Catherine et moi. Nous devions faire des chansons à toute allure,
uniquement pour lui éviter de passer pour un con. En une semaine, avec
Catherine, nous en avons donc écrit trois : deux qui sont parties directement
à la poubelle, et « La Petite Fugue ».
Cette dernière est une jolie chanson, qui a eu un destin particulier. En
1969, Catherine l’avait mise sur son 33 tours, La Chambre rouge, qui a dû
se vendre à quinze mille exemplaires. Puis je l’ai moi-même enregistrée
sous le label Festival, sur un 45 tours qui, lui, n’a pas du tout marché. Puis,
sans que je me l’explique, jusqu’à Passer ma route en 1995, « La Petite
Fugue » n’a fait l’objet d’aucun enregistrement, pas même une version en
public. Elle était pourtant aussi connue que « San Francisco » ou « Mon
frère ».
Je l’ai finalement ressortie pour régler un contentieux entre mon fils
Arthur et sa maîtresse de maternelle. Tous les lundis, elle les faisait chanter.
Un beau matin, elle annonce à la classe qu’elle va leur apprendre une de
mes chansons, « La Petite Fugue ». Arthur conteste, affirme qu’elle est de
sa mère, non de son père. Il sort du cours en larmes, me pose la question le
soir-même, et je suis bien obligé de lui dire que sa maîtresse a raison. Mais,
comme sa mère, Fabienne – qui n’a jamais été chanteuse –, la lui fredonnait
pour l’endormir, il pensait qu’elle était d’elle. À l’époque où se déroule
l’anecdote, je mettais la dernière touche à l’album Passer ma route : nous y
avons ainsi ajouté la chanson sous la forme minimaliste du piano-voix. Elle
décrit parfaitement l’atmosphère qui régnait à la maison les dimanches de
mon enfance. Comme il n’y avait pas de disques, on jouait tout l’après-
midi. Encore aujourd’hui, entendre un pianiste faire ses gammes me rend
nostalgique et heureux. C’est toute mon enfance qui se trouve là ; je crois
entendre à nouveau ma sœur Anne monter et descendre ses gammes au
piano. La musique de « Mon frère » commence d’ailleurs comme un
exercice.

À quatorze ans, j’ai eu envie d’apprendre la guitare en entendant le


guitariste espagnol Andrés Segovia. Du classique, donc. Mais l’instrument
n’est enseigné au conservatoire que depuis 1968. Persévérer dans mon désir
de jouer de la guitare en dehors du cadre du conservatoire était une
rébellion : dans ma famille, cela ne se faisait pas d’apprendre un instrument
en autodidacte. Pourtant, c’était exactement ce que je voulais : pas de
professeur. Je suis allé chez Beuscher, où j’ai acheté une guitare jazz, un
tableau d’accords et de la littérature pour voix et guitare. C’est d’ailleurs ce
que je conseille à tous ceux qui désirent apprendre : acheter des partitions
avec des accords chiffrés. Ensuite, j’ai trouvé une guitare nylon, aux puces
de Saint-Ouen, pour 100 francs. Je m’en suis même fabriqué une, qui existe
toujours, mais l’objet est aussi amusant qu’inutilisable : il explose si on lui
met des cordes.
Je me suis rendu compte de la difficulté d’apprendre à jouer de la
guitare quand mon fils Arthur a débuté. Pour moi, je crois me souvenir que
l’apprentissage était allé assez vite. J’avais déjà une bonne main gauche
héritée du violon, il ne me restait plus qu’à habituer la droite. Surtout, il y
avait les chansons de Brassens : « Le Parapluie », « La Mauvaise
Réputation », etc. Comme je n’avais pas de disques, je devais me contenter
de lire la mélodie, ce qui m’a permis par la suite de chanter Brassens sans
l’imiter. Alors que la plupart des interprètes reproduisent ce qu’ils ont
entendu, c’est-à-dire le phrasé de Brassens, de mon côté je chante selon ce
qui est écrit sur les partitions.
Mes résultats scolaires ont commencé à décliner quand j’ai eu ma
première guitare. Je me disais que, quand je serais grand, je conduirais le
camion des poubelles. Autant dire qu’avant de me mettre à chanter, je
n’avais pas idée de ce que je ferais plus tard. En classe de troisième, les
vocations sont rares. C’est cette année-là pourtant que j’ai découvert la
guitare.
Cela coïncida furieusement avec la baisse de mes notes en classe, mais
il ne s’agissait pas de la seule raison : mes parents avaient en effet divorcé
un an plus tôt, si bien qu’à partir de treize ans j’eus un peu le sentiment
d’être livré à moi-même. À cette époque-là, nous étions seulement deux, sur
les quarante enfants de notre classe, à avoir des parents divorcés ; de nos
jours, ce serait plutôt l’inverse. Ce n’est pas quelque chose que je déplore,
car je reste persuadé qu’il vaut mieux voir ses parents se séparer que de les
entendre se déchirer. En tout cas, à l’époque autant qu’aujourd’hui, le
divorce de ses parents reste une sorte de petit traumatisme.
Dès lors, je me dis qu’il faut sans doute une blessure pour trouver le
courage ou avoir l’inconscience de faire ce métier. Dans mon cas, il s’agit
d’une toute petite blessure. Mais, à partir de ce moment, la vie de mes
sœurs et la mienne ont changé, comme si les cartes avaient été
redistribuées.
Je dis que c’est une toute petite blessure par réflexe, car c’est la réponse
que j’ai donnée pendant des années, et je me rends compte que cette
réflexion me vient encore spontanément quand j’aborde le sujet du divorce
de mes parents. J’ai du mal à me livrer là-dessus, alors je me protège,
minimisant la blessure qu’il constitue. Il est certes vrai aussi que cette
blessure est banale, puisque nous sommes des milliers à la partager. Elle
n’en fait pas moins souffrir pour autant. J’en ai discuté avec Julien Clerc,
qui, lui, a une vision schizophrénique du divorce : deux maisons, deux
climats, deux vies distinctes, avec un père de droite et une mère de gauche,
un père croyant et une mère athée, un père riche et une mère en difficulté.
Lui a vécu cette schizophrénie ; moi, j’ai plutôt souffert de la séparation
brutale et totale d’avec mon père, comme si on m’avait amputé d’un
membre. Cela a forcément joué sur mes résultats scolaires, donc sur ma vie
professionnelle. Si j’avais passé mon bac et fait une école de commerce ou
une fac de lettres, qui serais-je aujourd’hui ? Peut-être me suis-je lancé dans
la chanson parce que c’était ma seule issue. Après le divorce de mes
parents, j’ai perdu de vue mon père pendant treize ans. Plus aucun contact.
Rien. Le néant. Tout ce temps, j’ai pensé qu’il nous avait laissés tomber.
Bien plus tard, trop tard, en me plongeant dans ses papiers après sa mort,
j’ai découvert les brouillons des lettres qu’il nous avait envoyées et qui ne
nous sont jamais parvenues. Ont-elles été envoyées, interceptées, sont-elles
restées à l’état d’ébauches ? Peu importe ! Heureusement, dès l’instant où
nous nous sommes retrouvés et jusqu’à sa mort en 1998, nous avons
rattrapé le temps perdu. N’empêche qu’il m’a cruellement manqué durant
mon adolescence, ne serait-ce que pour le tuer… symboliquement.
Quand nous nous sommes retrouvés (à son initiative), le moment fut
assez tragique car nous ne trouvions au début rien à nous dire, n’ayant plus
grand-chose en commun. Le temps nous a aidés à reconstruire une relation.
La communication avec mon père était pourtant compliquée par ses
difficultés à s’exprimer. Né en Angleterre, il fut, sa vie durant, partagé entre
deux cultures, la française et l’anglaise, si bien qu’il ne maîtrisait aucune
des deux langues et passait de l’une à l’autre sans bien s’en rendre compte.
Je pense que c’était un artiste contrarié. S’il a été malheureux, cela devait
venir de là. Il avait appris le violon dans sa jeunesse avec un professeur
italien et participé à une chorale. Puis il est devenu dessinateur industriel,
un génie de la mécanique. J’ai gardé sa planche à dessin. Il n’avait pourtant
pas oublié le violon, et cela lui plaisait que nous jouions d’un instrument. À
ma mère aussi, mais pour d’autres raisons : elle espérait que nous sortirions
ainsi de notre condition sociale.
De caractère, mon père était tout le contraire de ma mère, qui était assez
dure et très volontaire. Je la trouvais trop exigeante avec les autres. Mon
père, lui, était extrêmement distrait, comme détaché de tout.
Après la séparation d’avec ma mère, il est retourné vivre à Londres, où
il a épousé en secondes noces une de ses amies d’enfance, une femme
adorable avec qui il a eu un fils, Jérôme, qui est donc mon petit frère. Lui,
le frère que je n’ai jamais eu… Il m’a longtemps manqué ; j’aurais vraiment
aimé avoir un petit frère. Jérôme a vingt et un ans de moins que moi. Nous
sommes très proches, bien que nous n’ayons pas été élevés ensemble. Il vit
en Angleterre, où il travaille pour un opérateur téléphonique. Il parle un
français châtié, avec un bel accent britannique. Nous ne nous ressemblons
pas du tout physiquement, mais nous avons en commun quelques traits de
caractère qui nous viennent de notre père et qui relèvent plus de l’acquis
que de l’inné. Lorsque mon frère parle, j’ai parfois l’impression d’entendre
mon père. Tout au long de son enfance, sa famille française représentait à
ses yeux une sorte d’eldorado, des oncles d’Amérique. Jérôme a une fille,
Charlotte, une petite British qui ne parle pas un mot de français.
Celle qui a le plus souffert de la séparation de nos parents fut Anne,
l’aînée, parce qu’avant le divorce la famille vécut des années d’enfer, de
cris et d’engueulades quotidiennes. Cela nous perturbait tous beaucoup,
mais Anne y a été davantage mêlée que nous, les cadets, dont les chambres
étaient au fond du couloir. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle s’est
mariée très jeune.

Je n’ai pas eu une enfance aisée. Nous avons commencé à moins nous
restreindre quand ma mère a trouvé un emploi, un job très bien payé mais
intense, qui consistait à faire la traduction synchronisée des dialogues de
feuilletons américains, comme Les Incorruptibles, Mission impossible, etc.,
à raison d’un film par jour, soit seize à dix-huit heures de travail. Elle ne
voulait plus de vaches maigres, de fins de mois difficiles. Elle s’est donc
donnée à fond jusqu’à perdre pratiquement la vue sur l’écran de sa Moriton
de location. À l’époque où seul mon père travaillait, il n’y avait pas
beaucoup d’argent à la maison. Nous habitions un appartement boulevard
Pereire puis rue Juliette-Lambert, près de la porte d’Asnières, ce qui n’était
pas un drame mais restait très compliqué pour une famille de musiciens.
Dans la petite enfance, nous passions nos vacances d’été sur les plages
du Nord, du côté de Berck. À mesure que le temps a passé, nous sommes
lentement descendus jusqu’à Granville, au sud du Cotentin. Ce sont les
dernières vacances dont je me souvienne avec mon père. C’était
certainement en 1961, un an avant leur divorce. L’année de leur séparation,
nous sommes allés pour la première fois en Bretagne, au Val-André, qui est
vite devenu la station balnéaire de mon adolescence. Ma mère avait loué
une maison, puis elle a fini par acheter dans cette région, à Planguenoual
plus précisément, une sorte de ferme typique du coin. Catherine et moi, qui
possédais à l’époque une mobylette, nous passions nos nuits dans une boîte
installée dans un ancien hangar à bateaux. Anne, quant à elle, ne sortait pas
avec nous, mais avait pris l’habitude de rester à l’écart. Ses études
musicales ne lui laissaient guère de répit, et, surtout, en cet été 1962, elle
allait se marier. Elle s’est certes mariée jeune, mais n’oublions pas qu’elle
est de six ans mon aînée.

Ma famille n’a pas été inquiète quand je me suis lancé dans la musique.
Les adultes n’ont pas vraiment leur mot à dire aux enfants dans ce domaine.
Quand un gosse décide de faire de la musique, c’est qu’il a une passion ; et
être passionné, c’est déjà quelque chose, surtout à cet âge. Force est de
reconnaître pourtant que la musique n’est pas un milieu très rassurant pour
une mère. Mais si cela a effrayé la mienne, elle ne me l’a cependant jamais
fait sentir. Lorsque j’ai été renvoyé du lycée Condorcet, par exemple, cela
s’est plutôt bien passé pour moi, contrairement à ce que je redoutais ; on
n’a, bien sûr, pas ouvert le champagne, mais cela ne fit pas un drame non
plus. J’avais toujours été très indiscipliné. Un jour, en cours d’allemand, j’ai
commis ce qui, comme on dit, met le feu aux poudres. Je me suis fait
prendre en train d’utiliser un dictionnaire pendant un contrôle. Je trichais, je
n’étais pas le seul : tout le monde le faisait. Mais moi, j’étais dans le
collimateur des professeurs, qui ne me laissaient rien passer. Je me suis
donc retrouvé à la porte de Condorcet au retour des vacances de Pâques, à
deux mois de la fin de la première. J’ai promis de suivre les cours de
terminale par correspondance, comme mes deux sœurs : c’était dans les
mœurs de la famille. Naturellement, je n’ai plus jamais ouvert un cahier.
À Fénelon puis à Condorcet, j’avais été dans la même classe que
l’écrivain Patrick Rambaud. Dans L’Idiot du village, il se replonge dans ses
années d’enfance, du temps où il était élève à Fénelon, justement. Il était
dans la classe supérieure. Quand il a redoublé, nous nous sommes retrouvés
ensemble à Condorcet, en seconde puis en première. Il était tel qu’il est
aujourd’hui : doté de son fameux esprit de journaliste d’investigation, il
était surnommé « Fouille-merde » par le professeur de français. Il possédait
déjà cette manie d’arriver toujours en avance à un rendez-vous, et ce don de
tout observer. Il ne comptait cependant pas parmi mes meilleurs copains :
de deux ans plus vieux que moi, ses meilleurs amis étaient plutôt en
terminale. Nous nous voyons tout de même de temps à autre.
J’ai depuis tout lu de lui. Pendant très longtemps, il écrivait des livres
tout en étant journaliste au mensuel Actuel. Et puis, l’affaire de Broglie, du
nom du ministre de De Gaulle, a éclaté. En enquêtant, Patrick Rambaud est
arrivé à de telles conclusions qu’il a dû quitter le journal. Il a ensuite publié
un roman fondé sur cette histoire. Mais, jusqu’au succès de La Bataille, ses
livres se vendaient mal. Il fallait pourtant bien qu’il se nourrisse. Il a donc
été nègre, ce qui n’a rien d’étonnant : il a une telle facilité à écrire ! Il
possède également la déontologie parfaite pour ce métier : il a rédigé des
livres dont il ne dira jamais qu’il est l’auteur, pas même à ses meilleurs
amis. Je l’ai vu travailler, c’est impressionnant. Il tape à toute vitesse sur
une vieille machine dont le e ne marque plus. Cet érudit, qui a énormément
lu, vit aujourd’hui entre la rue Montorgueil et une maison à Trouville, au
milieu d’un amoncellement de livres. Voilà un homme que j’apprécie
énormément. Ses Chroniques du règne de Nicolas Ier consolent de
beaucoup de choses.

À force de travailler Brassens à la guitare, je suis complètement passé à


côté de la vague yé-yé. La seule chose que le yé-yé m’a apprise, c’est la
prudence à l’égard de la batterie. Les disques de cette veine étaient
tellement mal enregistrés ! Quand on écoute les œuvres de jeunesse de
Claude François ou de Johnny Hallyday, on se rend compte qu’elles
sonnaient vraiment mal. Par la suite, il a fallu que je m’éduque pour ne pas
faire un blocage sur les batteurs. Il ne faut pas confondre les origines du
rock américain et les adaptations ineptes que les Français en faisaient. Elles
m’ont paru encore plus minables quand j’ai découvert les originaux. « Si
j’avais un marteau », ce n’était vraiment pas terrible, mais quand j’ai
entendu la version de Peter, Paul and Mary, j’ai vraiment déploré son
massacre par Claude François. Je me suis même laissé dire que ça faisait
partie du plan Marshall : les Américains, qui avaient libéré la France,
apportaient des tracteurs, en échange de quoi, pour nous acquitter de notre
dette envers nos sauveurs, on achetait leur culture, l’American way of life.
J’analyse ce courant musical comme une sorte de colonisation américaine,
d’ailleurs, cette influence perdure. Encore maintenant beaucoup de jeunes
compositeurs chantent d’abord leurs mélodies en « yaourt » (sorte de faux
anglais), pour qu’elles sonnent à la manière des chansons américaines.
Depuis quarante ans que cela dure, on peut dire qu’ils ont vraiment réussi
leur coup ! Néanmoins, je ne suis pas un ennemi farouche de la vague yé-
yé, je trouve même certaines de ces chansons formidables. Ce qui me
dérange, c’est que cette forme de musique soit devenue à un moment la
norme.

De cette époque reste Françoise Hardy, quand même. Mais elle a


toujours été à part, puisqu’elle faisait ses propres chansons. On ne peut pas
non plus ignorer la carrière de Johnny Hallyday, ce phénomène qui aura fait
fi de toutes les modes, de tous les mouvements, en se les appropriant. Ce
personnage a traversé au cours de sa vie des époques tellement différentes,
qui se sont imprimées en lui sans jamais vraiment laisser de traces. Il est un
autre artiste dont l’évolution me plaît beaucoup : il s’agit d’Eddy Mitchell.
Même si ses textes ont parfois un style un peu scolaire, il aborde des sujets
intéressants. Il m’arrive de penser qu’à un certain moment, disons après
Édith Piaf, la chanson réaliste est passée aux mains des hommes, comme si
c’était à leur tour d’aborder les petits malheurs du quotidien : le divorce, les
problèmes d’impôts, le chômage… Eddy Mitchell a été un personnage clef
dans l’évolution de la chanson réaliste. Et puis, le bonhomme reste crédible,
fort, vrai et séduisant, sans pour autant se prendre jamais au sérieux.
Qui reste-t-il d’autre ? France Gall, bien sûr, qui a eu deux périodes : la
première où Gainsbourg n’était pas loin, la seconde où Michel Berger était
tout près. Voilà une chanteuse qui a su choisir ses auteurs. Il faut dire
qu’elle était elle-même la fille d’un grand auteur, puisque son père n’était
autre que Robert Gall. Ce sont des exceptions, la fine fleur d’une culture qui
me reste assez lointaine.

Pour revenir aux influences de mon enfance, il n’y a naturellement pas


que le classique et Brassens. Il y a eu Bob Dylan, que j’ai connu à travers
Peter, Paul and Mary. Un ami m’avait rapporté des États-Unis un de leurs
33 tours sur lequel figuraient quelques folksongs, dont « Five Hundred
Miles » et « If I Had a Hammer », ces titres que Richard Anthony et Claude
François s’évertuaient à massacrer, mais également « Don’t Think Twice,
It’s All Right » ou « Blowin’ in the Wind ». Je me suis alors demandé qui
avait bien pu écrire ces merveilles. J’ai cherché les disques de Dylan et je
me suis aperçu que, dans l’ombre de Dylan, il y avait Joan Baez. Je devais
avoir quinze ou seize ans. J’ai aussi beaucoup joué « La Mamma », de
Charles Aznavour, un morceau en mi mineur facile à apprendre et du
meilleur effet. Mais mon admiration pour Aznavour n’est venue que bien
plus tard, et elle va grandissant. J’aime son côté insatiable, ce caractère
d’éternel insatisfait. Il vivra centenaire.

À la maison, aucune idée politique ne circulait. Disons que je suis


familialement originaire de la droite catholique. Comme beaucoup
d’anciens poilus de 1914, mon grand-père maternel était plutôt pétainiste,
ce qui ne l’a pas empêché d’aider mon oncle (le frère de mon père), agent
des services secrets britanniques, à passer la frontière espagnole pendant la
Seconde Guerre mondiale. Il était pétainiste mais pas pro allemand. Donc
une droite catho abonnée au Figaro et à la messe du dimanche. La politique
n’est entrée dans ma vie qu’en 1968 et je l’ai vraiment sentie dans ma chair
au moment du service militaire.
À Condorcet, mes deux meilleurs amis étaient de gauche : Michel
Henry était le fils d’un des avocats de la CGT et le père de Philippe Lecat
était médecin dans la banlieue nord. Ma conscience sociale, si j’en ai une,
s’est peut-être éveillée sous leur influence.
Quand Mai 68 a éclaté, je sortais tout de même de Fénelon-Sainte-
Marie, qui était, et qui est toujours, un des derniers collèges du XIXe siècle,
un établissement privé catholique dirigé par des prêtres, qui m’ont donné
une éducation religieuse très stricte. À partir de la cinquième, ils envoyaient
à Condorcet les meilleurs élèves, dont je faisais encore partie, pour suivre
les cours. On arrivait rue du Général-Foy à Fénelon à 8 heures du matin,
pour la prière, puis nous filions en rang à Condorcet, où l’on allait en classe
jusqu’à l’heure de l’étude et de la prière du soir, qui se déroulaient à
Fénelon. Je priais tous les jours, c’était la coutume. Fénelon ne présentait
qu’un seul avantage, la manécanterie, autrement dit la chorale. Le reste m’a
définitivement dégoûté de toute forme d’autorité et de religion. À présent,
j’ai une méfiance définitive à l’égard de toutes les sortes de clergé.
La foi était une tradition familiale. Moi, je ne me posais pas vraiment la
question : ma mère était catholique, tout comme mon grand-père. On allait
donc à la messe, on se mariait à l’Église, on s’enterrait à l’Église, on
baptisait les enfants… Mettre son fils dans un collège catho, c’était
simplement bien faire les choses. Nous sommes en réalité très peu à être
devenus de bons catholiques en sortant de Fénelon. En ce qui me concerne,
j’ai cessé de croire en Dieu à partir de la seconde, en quittant
l’établissement. Il faut dire que le divorce de mes parents avait fichu un
désordre certain dans mes rapports avec l’Église. Dès lors, ce n’était plus
une obligation familiale d’aller à la messe ; je m’en abstenais donc. Je n’ai
pourtant pas le souvenir de m’être rebellé contre la religion, contre les curés
ou contre cette espèce d’ennui profond qui nous rongeait. Mais dès que j’ai
quitté cette ambiance de sacristie, j’ai eu le sentiment de respirer l’air de la
liberté. Je n’ai certes pas crié « Dieu est mort » ; il s’agissait plutôt d’un
abandon, d’un sentiment d’indifférence. Ma mère n’en a pas
particulièrement été affectée puisqu’il lui était arrivé la même chose. Cette
déchristianisation n’était pas propre à ma famille mais générale en
Occident. J’ai abandonné la religion, ses us et coutumes, puis j’ai perdu la
foi. J’ai été croyant, et je ne le suis plus ; cependant je reste convaincu que
la religion est un bon moyen de faire en sorte que les gens se tiennent
tranquilles, je n’y vois donc pas d’inconvénient. En un mot, j’adhère à cette
pensée de Claude Nougaro dans « Plume d’ange » : « La foi est plus belle
que Dieu. » En effet, la foi peut faire des miracles. De mes deux fils, seul
l’aîné a été baptisé, parce que sa mère est très pieuse (elle est brésilienne).

Après la troisième, en entrant au lycée Condorcet, je me suis tout de


suite senti dans mon élément. Situé près de la gare Saint-Lazare à Paris,
l’établissement accueillait des gamins qui venaient comme moi de la
banlieue nord : Colombes, Saint-Ouen, Saint-Denis… Le mélange social
était intéressant.
À l’époque, beaucoup de gens étaient communistes. L’opinion générale
à leur sujet était alors très différente d’aujourd’hui. Les communistes
s’étaient battus dignement pour la libération de la France, et, sous de
Gaulle, la fête de l’Humanité était le seul rassemblement de foule autorisé –
il faut dire que s’y opposer revenait à courir le risque d’une guerre civile.
Quelle force ! Tout le monde n’était évidemment pas communiste, mais le
PC récoltait régulièrement 20 % des suffrages aux élections. C’est une belle
idée qui a malheureusement été dévoyée.
Pour ma part, j’ai toujours été un doux rêveur. L’utopie ou l’expression
de l’utopie est née chez moi en 1968. Jeune, on pense que la guerre est une
absurdité, que les hommes devraient s’aimer, etc. On rêve d’un monde
parfait, et la force de Mai 68 a été de dire que tout cela était possible. Après
le service militaire, j’ai donc fait un bout de chemin avec les pacifistes : ils
n’étaient pas si utopistes que cela, puisqu’ils remportèrent quand même
quelques victoires militaires au cours de l’histoire ; je pense par exemple à
la libération de l’Inde par Gandhi. Pour être honnête, à quatorze ou quinze
ans, je vivais plus d’amour que de politique.
Car j’ai vécu les derniers feux des écoles non mixtes, ce qui n’était pas
drôle tous les jours. Privés de filles dans l’environnement scolaire, on
confiait notre éducation sentimentale aux sœurs de nos copains. Dans les
boums, on se les échangeait, en quelque sorte. Il y avait aussi les amours
d’été, lors des vacances au bord de la mer, en Normandie ou en Bretagne,
ces histoires légères que Souchon et Voulzy ont si bien su exprimer en
chansons : « Moi, j’rêvais des sorties d’ports à la voile. » C’était tellement
cela !
Étais-je romantique pour autant ? Chez les romantiques, la mort est très
importante. Ce sont les enfants de la Terreur et de Napoléon. Exécution,
guerre ou maladie, on mourait jeune – « Un hussard qui n’est pas mort à
trente ans est un jean-foutre » –, ce qui donnait à l’amour une intensité toute
particulière. Ces romantiques étaient sombres, excessifs, rien à voir avec la
couleur un peu mièvre qu’on appose généralement au romantisme. Je ne me
reconnais à cet âge dans aucun de ces deux aspects. En revanche, rien
n’empêche de parler d’amour idéal : s’éprendre d’une fille qu’on
n’abordera jamais. Comme une prof de gym, par exemple. Dommage pour
moi : la « femme » chargée de mon éducation sportive était un colosse
ventru, une sorte d’adjudant-chef qui répondait au surnom de Bobosse. La
professeure de dessin, quant à elle, me plaisait bien, mais elle était la mère
d’un camarade de classe : pas question d’entreprendre quoi que ce soit. À
Condorcet, il y avait aussi des enseignants étonnants, des agrégés. L’un
d’entre eux, une espèce de prince avec des cheveux blancs, avait été en
khâgne avec Sartre et Nizan. Il faisait des bras d’honneur au proviseur et le
sortait de sa classe quand il l’interrompait. Il n’y avait jamais de problème
de discipline, nous l’admirions tellement. Il avait voté contre mon renvoi :
peut-être pensait-il qu’il y avait quelque chose à faire de moi… Cela n’a en
rien empêché mon exclusion. Depuis, je traîne le complexe de celui qui n’a
pas fait d’études. En même temps, je me suis rattrapé en lisant énormément
et j’ai beaucoup appris de la vie en travaillant très jeune. À seize ans, je me
produisais déjà dans les cabarets.
Pour revenir à mon éducation sentimentale, je suis parti pour
l’Allemagne à l’âge de quinze ans, avec une guitare et une mobylette grise.
Je les ai mises dans le train, destination Cologne, avec l’idée de remonter le
Rhin en m’arrêtant dans les auberges de jeunesse. Je suis parti tout seul – je
savais me débrouiller en allemand. Avec des copains, un an plus tôt, nous
avions envisagé de faire ce trajet à vélo quand une crise d’appendicite me
cloua au lit. Une fois remis, lorsque j’ai pu partir, mes copains m’avaient
lâché. Quand je pense que j’ai fait cela tout seul à quinze ans, je me dis que
le monde a changé. À cette époque, ce n’était pas dangereux ; maintenant,
c’est impossible. J’ai donc fait Cologne-Stuttgart à mobylette et c’est là que
j’ai rencontré une fille. Nous sommes remontés ensemble à Hambourg en
stop. C’était une très belle histoire d’amour, qui n’a pourtant duré que deux
jours. Voyez-vous, j’avais entre-temps rencontré une autre fille…
Mais, à quinze ans, la moindre aventure est une histoire d’amour.
« Jamais de la vie / On ne l’oubliera / La première fille / Qu’on a prise dans
ses bras / La première étrangère / À qui on a dit tu / Mon cœur t’en
souviens-tu / Comme elle nous était chère. » Des mots de ce genre, je ne lui
en ai jamais dit : je ne maîtrisais pas assez l’allemand pour me lancer dans
une grande tirade brassénienne dans la langue de Goethe.
C’était toujours la même
Mais on l’aimait quand même
La fugue d’autrefois
Qu’on jouait tous les trois
Un frère, une sœur, un duo

LORS de mes premiers pas sur scène, je n’avais que quinze ans. Un
souvenir inoubliable. Tous les week-ends, avec mes copains, nous nous
retrouvions Chez Louisette, une sorte de cabaret dans le marché Vernaison,
aux puces de Saint-Ouen. On se serait cru chez Michel Audiard : la salle
aux murs gras sentait la frite, la bière, le mauvais vin. Quant à la patronne,
Louisette, c’était une vraie tôlière de bistrot avec son accent parigot ! Un
groupe de gitans s’y produisait et, un jour, pendant leur pause, un de mes
amis me demanda de lui chanter du Brassens. Un gitan me confia sa guitare
à condition de partager avec lui le fruit de la manche – il y avait une sébile
où les clients jetaient des pièces. Au moment de monter sur scène, mes
sensations furent indicibles. Les gens qui tentent un premier saut à
l’élastique doivent ressentir à peu près la même chose : une peur intense.
Une fois le trac vaincu, on se sent fier. Ensuite, tous les week-ends j’ai été
invité à m’y produire à l’entracte.
Cela dit, l’appréhension reste la même, à quinze ou à cinquante ans,
devant cent vingt personnes au Sentier des Halles ou face à une foule de
quinze mille spectateurs à Bercy.
Chez Louisette, comme dans tous les cabarets, la clientèle ne venait pas
spécialement pour nous écouter, ce qui ajoutait à la difficulté de l’exercice.
Moi, je chantais pour mes copains, le reste m’importait peu. Chanter dans
les bars, dans les restaurants ou en première partie d’une vedette, dans
toutes ces circonstances où le public n’est pas d’avance conquis, est
toujours très formateur, parce qu’il faut attirer l’attention, convaincre,
séduire coûte que coûte.
C’est là, Chez Louisette, que j’ai rencontré Jean-Pierre Kernoa, futur
auteur d’« Éducation sentimentale », « Fontenay-aux-Roses », « La
Rouille » ou « Février de cette année-là ». Sa mère y travaillait comme
serveuse. J’étais accompagné de ma sœur Catherine quand nous avons fait
sa connaissance. Il était plus âgé que nous et avait fait la guerre d’Algérie,
dont il gardait une blessure profonde, au point de ne pas vraiment trouver sa
place dans la société. De fil en aiguille, il nous a proposé ses chansons et,
dès lors, Kernoa a fait partie de notre vie, à Catherine et à moi, pendant des
années. En ce temps-là, il écrivait encore des textes qui avaient vocation à
être mis en musique. Par la suite, il a opté pour la poésie pure. J’ai conservé
quelques-uns de ses poèmes érotiques écrits dans les années quatre-vingt-
dix. Ils sont magnifiques mais inchantables.
La dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit qu’il déchargeait des cageots
dans un supermarché. Contrairement aux idées reçues, un tube ne fait pas
vivre son auteur toute sa vie, même s’il en a écrit quatre ou cinq – d’autant
qu’en ce qui le concerne ce ne furent pas d’énormes succès, à l’instar de ces
chansons qui font plusieurs fois le tour du monde, comme « La Mer » de
Charles Trenet. Même si je continue à la chanter sur scène, « Éducation
sentimentale » ne lui assure pas une rente suffisante pour vivre décemment.

Chez Louisette, avec Catherine, nous avons commencé simplement par


deux ou trois titres que nous connaissions par cœur, comme « La poésie
fout l’camp Villon » de Léo Ferré et « Virgin Mary », un negro-spiritual que
Joan Baez avait chanté au festival de Newport en 1959. Séduite par notre
duo, Louisette nous a demandé de revenir. Nous avons alors préparé un
mini-récital pour nos week-ends aux Puces. L’été 1965, le premier sans
rentrée scolaire, je suis parti avec ma mère et mes sœurs pour le Val-André,
où nous avons chanté au casino contre deux places pour le récital de
Jacques Brel, dont la tournée passait par là. À la rentrée de septembre,
Catherine et moi avons décidé de nous lancer ensemble sérieusement dans
la chanson sous le nom de « Cat et Maxime ». La première chose à faire
était de trouver une maison de disques, Barclay. Le duo a existé trois ans, de
fin 1965 à début 1969. Nous avons pas mal tourné et enregistré deux 45
tours, sans succès. Notre collaboration a pris fin quand je suis parti pour
l’armée, en février 1969. Catherine a ensuite été un temps choriste de
Moustaki. Pour ma part, mon ambition se résumait à devenir
l’accompagnateur ou le chef d’orchestre de ma sœur. Après deux mois chez
les paras, j’ai été muté au ministère des Armées, rue Saint-Dominique, ce
qui m’a permis de l’accompagner tous les soirs à la guitare alors qu’elle
passait en première partie de Georges à Bobino. Quand elle s’est présentée
au concours du festival de Spa à l’été 1971, avec son album Le Pays de ton
corps, je dirigeais l’orchestre. Pour être précis, j’avais viré tous les
musiciens à l’exception du contrebassiste et je faisais moi-même la guitare.
Dans les souvenirs cocasses, il y a une première partie de Claude
François, en 1967. Nous avons chanté une chanson et demie avant de sortir
de scène sous les huées et les canettes de bière. Nous n’avons pas été payés,
l’organisateur, un escroc du Midi, était parti dans les collines avec la caisse.
Avec Catherine, nous avons connu un second bide mémorable, lors
d’une soirée à Lille. Nous avions été engagés dans deux boîtes de nuit pour
y jouer le soir du Nouvel An : il s’agissait du Zèbre à carreaux et de La
Peau de vache. Le type pensait avoir fait appel à un orchestre de bal ; quand
il nous a vus arriver avec nos guitares sèches et un bout du répertoire de
Moustaki, il a vite compris qu’on allait plomber ses fêtes. Il s’est empressé
de nous payer les deux concerts pourvu qu’on fiche le camp. On s’est
retrouvés à zoner dans les rues désertes de Lille, la nuit du 31 décembre.
C’était sinistre.
Nous avons un peu galéré, Catherine et moi, mais pas plus que d’autres
débutants. Comme beaucoup, nous avons fait nos armes dans les cabarets,
les foyers de jeunes travailleurs, les MJC et les salles des fêtes.

Quand nous avons rencontré Moustaki, notre duo venait quasiment de


naître. J’avais seize ans, lui trente et un. Nous avions une relation
commune, Moshé Naïm, dont la société de production s’appelait « Les uns
par les autres » (cela ne s’invente pas). Il rêvait d’intégrer Moustaki à son
écurie, qui comptait déjà Paco Ibañez, Luc Roman et le contrebassiste
François Rabbath. Il nous a présentés à Georges pour qu’il nous confie
quelques-unes de ses chansons. Je me souviens de notre première entrevue
comme si c’était hier. Dans son appartement de la rue des Deux-Ponts, j’ai
goûté pour la première fois les pommes au miel et le café turc. Un délice !
Moustaki était connu pour avoir écrit des chansons à Édith Piaf, dont
« Milord », un standard international. Depuis, il vivait à son rythme : il
voyageait, jouait de la guitare. Il émanait de lui un sentiment de liberté
totale. Il n’avait pas l’air ambitieux, je suppose qu’il vivait de ses droits
d’auteur.
Il nous a très bien accueillis, et pas seulement parce que ma sœur était
très jolie. Il a déclaré plus tard – et je le crois sincère – qu’il se voyait
comme un vieux cheval de retour. Le fait que de jeunes gens s’intéressent à
ses chansons lui avait donné un agréable coup de fouet. Moustaki a été le
premier auteur-compositeur professionnel que j’ai rencontré dans ce métier.
Il n’était pas encore célèbre. Il m’a appris sans le savoir des techniques
d’écriture, des astuces que lui avait inculquées Édith Piaf, comme d’éviter
les mots abstraits dans les textes de chansons. Il m’a désangoissé et donné
de précieux conseils, dont : « Ce n’est pas une maison de disques qui te
choisit, c’est toi qui choisis une maison de disques. » Par son intermédiaire,
j’ai rencontré pas mal de gens : il y avait une « famille » Moustaki, avec
Joël Favreau, Bernadette (qui tenait un cabaret, rue des Bernardins dans le
cinquième arrondissement, où Coluche faisait la plonge), les musiciens
Benoît Charvet et Patrice Caratini ou encore l’arrangeur Hubert Rostaing.
En voilà un qui connaissait la musique, qui savait écrire un arrangement !
Son nom est bien sûr associé à celui de Charles Trenet mais surtout à celui
de Yves Montand, avec qui il a travaillé jusqu’à la fin. Quand je l’ai connu,
il vivait de musiques de films qu’il réalisait en sous-traitance pour un
compositeur célèbre. Hubert écrivait et l’autre signait, ce qu’il assumait
parfaitement, dans la mesure où il était conscient que, pour recevoir des
commandes dans ce domaine, il fallait traîner dans les soirées mondaines,
ce dont il se savait incapable.
Jacques Bedos, directeur artistique chez Polydor, s’était adjoint Hubert
Rostaing comme oreille musicale. Rostaing a été l’arrangeur des premiers
albums de Moustaki et des miens. Les musiciens le respectaient
énormément : il faut dire qu’il avait été le clarinettiste du Quintette du Hot
Club de France, donc de Django Reinhardt et de Stéphane Grappelli.
Autour de Georges se retrouvaient ainsi des gens différents de ceux qui
tournaient dans les cabarets de la rive gauche, même si certains y traînaient
parfois. Nous-mêmes, quand nous pouvions nous faire engager, nous y
allions volontiers. Mais déjà les cabarets se raréfiaient. C’était le début de la
fin, puisque leur fermeture remonte à 1969, avec la création du café-théâtre.
En somme, Moustaki a été pour moi un jeune oncle ou le grand frère
que je n’ai jamais eu. Il m’a servi de modèle au moment de sa réussite, que
j’ai vécue en direct, avec « Le Métèque ». C’était très encourageant,
d’autant que je faisais partie de la même écurie, celle de Jacques Bedos.
Nous nous sommes rencontrés en 1966, et il a explosé trois ans plus tard.
Entre-temps, il avait écrit et interprété en duo avec Barbara « La Longue
Dame brune » et plusieurs de ses chansons avaient été popularisées par
Reggiani lors de son triomphe à Bobino en 1967. Mais « Le Métèque »,
c’était autre chose. J’ai assisté à ce moment extraordinaire dans la carrière
d’un chanteur où le public adhère en masse. Ce qui m’a le plus frappé, c’est
l’attitude de Moustaki, qui n’a pas varié d’un iota, comme si rien n’était
plus naturel que ce triomphe. Je pense que c’est sa façon d’être que de
conserver en toutes circonstances une distance, un recul. J’ai admiré la
manière qu’il a eue de s’organiser dès que le succès a pointé son nez. Sans
attendre, il a fait appel à l’imprésario Loulou Barrier pour s’occuper de ses
affaires, afin de ne pas avoir à s’en charger lui-même. C’était aussi une
marque de fidélité vis-à-vis de Barrier, qui avait été l’agent d’Édith Piaf.
Nous n’avons jamais été en concurrence lui et moi, même si nous
abordions parfois les mêmes thèmes. Ils étaient simplement dans l’air du
temps. Il n’y a pas eu de concurrence parce que Georges Moustaki a
toujours été plus international que moi, et ce tout au long de sa carrière
jusqu’à ses récents adieux à la scène. En France, la plupart des gens
ignorent qu’il donnait au moins soixante concerts par an dans soixante
capitales différentes. Quand j’entendais dire qu’il ne faisait plus rien, je
riais sous cape.

Au catalogue des idoles de cette époque, il y avait également Jean-


Michel Caradec, un rêveur avec les pieds sur terre. Il faisait tout lui-même :
paroles, musiques, arrangements, etc. Il avait même monté un studio
d’enregistrement. Fasciné par Bob Dylan, il avait appris l’anglais en
écoutant ses chansons. C’était un vrai Breton que les Bretons bretonnants
récusaient parce qu’il chantait en français, et non en breton, comme Alan
Stivell. Nous avons passé des heures et des heures en voiture. Il était très
sympa, débitant des blagues qui n’étaient jamais drôles, si bien que je
finissais par en rire. Il s’était marié très jeune et avait deux enfants. Pendant
longtemps, je l’ai eu en première partie de mes tournées. J’invitais Joël
Favreau, Geneviève Paris, parfois Yves Duteil, mais c’était Caradec que je
choisissais le plus souvent. Il est mort bêtement en 1981, dans un accident
de voiture un jour de brouillard.
Depuis, il est un peu tombé aux oubliettes. Ses ayants droit n’ont peut-
être pas fait le nécessaire car, s’il n’a pas connu un énorme succès, il avait
un public fidèle. Il a sorti en tout huit albums. Sans ce stupide accident, il
en serait sans doute à plus de quinze aujourd’hui. Il aurait duré, j’en suis
convaincu.
Dans cette mouvance, je n’oublie pas Dick Annegarn. Quand je l’ai vu
arriver, c’était comme rencontrer un ovni. Geneviève Paris et lui m’ont
vraiment impressionné par leur manière de s’accompagner à la guitare.
Quelle dextérité ! Je ne comprenais pas moi-même comment ils obtenaient
cela. En comparaison, ma façon de m’accompagner me semblait
rudimentaire.
Avec Catherine, nous avons écrit « Comme un arbre dans la ville ». Je
me demande si elle n’a pas écrit un couplet et moi le pont et la suite. Cela
fait partie des chansons écrites à deux dont je suis incapable de dire qui a
fait quoi. Je sais que l’idée de l’arbre dans la ville est de Catherine. Quant à
la musique, je l’ai écrite seul. Pour le reste…
Catherine a abandonné le métier au moment même où elle allait devenir
une vedette. Elle a décidé de se retirer. Elle avait signé un contrat chez
Philips avec André Chapelle, le directeur artistique de Nana Mouskouri,
Graeme Allwright, Serge Gainsbourg et d’autres, et son disque, Le Pays de
ton corps, marchait plutôt bien. Elle a préféré échapper à cette vie. Un
matin de 1972, elle a pris un sac, une Gibson et elle a fui vers le sud. Nous
sommes restés sans nouvelles d’elle pendant des mois, jusqu’à l’été. Je
suivais mon premier stage d’équitation chez Nuno Oliveira au Portugal,
quand ma mère m’a annoncé qu’elle savait enfin où Catherine se trouvait.
De Marrakech, elle remontait à pied vers Paris avec un mec et un âne. Ma
mère m’a dit que Catherine allait me rendre visite. J’avoue que l’idée de la
voir débouler chez Nuno Oliveira, l’écuyer du roi d’Espagne, ne m’a pas
vraiment enchanté. La personnalité de ma sœur ne pouvait que jurer dans
cet univers strict, guindé. J’ai pris les devants en expliquant la situation à
Oliveira. Il m’a dit : « Occupez-vous de votre sœur, je me charge de l’âne. »
Quand elle est arrivée, avec son ami, ils s’étaient fait voler l’animal.
Ma sœur avait plus que moi l’esprit hippie, elle l’était
fondamentalement. Dans sa tête, c’était Katmandou. Quand elle est rentrée
de Marrakech, elle a retrouvé sa chambre pour en ressortir aussitôt. Le soir
même, elle est revenue avec Jacques Higelin, Kuelan, sa femme, et Ken,
leur fils en bas âge. Le surlendemain, nous étions trente-deux : la bande à
Higelin au grand complet s’était installée chez nous. J’ai tenu le coup
quelques semaines puis j’ai préféré partir. J’ai loué un pavillon à
Franconville, dans le Val-d’Oise. Ma sœur était décidément plus hippie que
moi, si je l’ai jamais été.
Entre Catherine et moi, la rupture s’est faite naturellement, sans
douleur. La fin de sa carrière de chanteuse correspond au début de la
mienne. En remportant ce concours au festival de Spa en 1971, elle a gagné
la somme de 10 000 francs (qui allait financer notre voyage à San
Francisco), mais aussi la possibilité de se produire en solo à Spa l’année
suivante. Le moment venu, j’y étais avec ma guitare en bandoulière,
toujours dans l’idée de l’accompagner et persuadé qu’elle ne pouvait pas
oublier ce rendez-vous. C’était pourtant le cas. Elle posa un lapin aux
organisateurs ainsi qu’à tous les plus grands chroniqueurs de spectacles qui
l’attendaient. Quelques minutes avant le lever de rideau, constatant qu’elle
ne viendrait plus, j’ai proposé de la remplacer. Ce fut mon premier vrai
concert en solo.

En 1970, dégagé de mes obligations militaires, je me suis retrouvé avec


Catherine dans une comédie musicale d’Antoine Bourseiller : Ô ! America !
Je n’ai toujours pas compris cette pièce à laquelle j’ai pourtant participé.
C’était une œuvre absconse comme pouvaient l’être les œuvres du théâtre
subventionné des années soixante-dix. Antoine Bourseiller, metteur en
scène d’avant-garde, revenait des États-Unis, où il avait découvert le
mouvement hippie. Il avait décidé de faire un objet théâtral sur ce thème.
Cela a donné Ô ! America ! Peu après avoir été engagée, Catherine m’a
appelé au secours parce que Antoine Bourseiller avait décrété qu’elle ne
devait plus déclamer son texte mais le chanter. J’ai donc été engagé à la fois
comme compositeur et comédien. Je n’étais pas seul, il y avait aussi un
groupe de rock, des purs New-Yorkais arrogants et vaniteux. Catherine était
accompagnée par une percussionniste classique. Tout cela me semblait
totalement étrange. Je ne me souviens pas bien de ce qui se passait sur
scène, mais je revois Catherine affublée d’une perruque délirante dans une
chaire d’église montée sur roulettes, parce qu’elle jouait le rôle d’une
grande prêtresse. J’ai aussi l’image des cascadeurs Michel Berreur et Daniel
Breton, qui faisaient un numéro de music-hall. Ils se présentaient sur scène
sous le nom de « Samouraïs » et se battaient à coups de sabre. Je me
souviens également d’une danseuse indienne qui faisait des trucs assez
drôles avec ses mains et ses clochettes aux pieds. Lors d’une soirée bien
arrosée, elle est montée sur la table déguisée en dieu Shiva.
Je crois que j’étais, et reste, très loin de ce monde du théâtre
subventionné, du théâtre intello. Je n’en possède pas les codes.
Nous avons répété pendant trois mois et joué un mois. J’ai donc passé
quatre mois à Marseille. C’était hyper cool. Je montais à cheval dans les
collines chez un ami gitan qui possédait des petits chevaux barbes. Mon
travail ne me passionnait pas, mais pour la première fois de ma vie j’étais
salarié.

Quand j’ai connu le succès à la fin de l’année 1972 avec mon premier
album, Catherine était déjà tellement loin de tout cela ! Après ce périple au
Maroc cette année-là, elle y est retournée pour s’y installer. Nous nous
sommes vus à Marrakech. Elle avait envie d’un camion pour se promener,
alors je lui en ai fait livrer un au port de Casablanca. Je pense qu’elle a vécu
là-bas quelque chose de très fort. Il fallait voir comme elle s’était intégrée :
elle parlait l’arabe, elle vivait à la marocaine dans la médina où elle élevait
ses enfants. Catherine ne pouvait pas avoir de regrets par rapport au métier,
dans la mesure où elle ne voulait plus en être.
Quant à moi, j’ai préféré vivre cette aventure en solitaire. Je ne regrette
rien.
Peuplée de cheveux longs
De grands lits et de musique
Peuplée de lumière et peuplée de fous
Elle sera dernière à rester debout
Si San Francisco s’effondre
Go West !

AVEC la somme d’argent gagnée par Catherine au festival de Spa, nous


mettons le cap sur San Francisco, pour deux raisons, et deux rencontres.
Luc Alexandre, d’abord, qui est cité dans la chanson. À Spa, Catherine et
moi nous étions liés d’amitié avec ce garçon atypique, un jeune homo
flamboyant, chevelu et barbu, une sorte d’aventurier capable d’aller jusqu’à
Kaboul en auto-stop. C’est lui qui nous avait conseillé San Francisco, disant
que cette ville était faite pour nous. Luc est un des hommes les plus beaux
que j’aie connus. Il avait quitté sa Belgique natale à seize ans avec une
ambition, une idée fixe, qui était de tout essayer. Je ne peux pas
m’empêcher de penser qu’il en est mort, puisque le sida l’a emporté en
1992. Dix ans plus tôt, il m’avait annoncé qu’il en était atteint et m’avait
fait cette réflexion, qui lui ressemblait tant : « Le sida, il faut l’avoir
maintenant, parce que, dans deux ans, tout le monde l’aura. » Même sur son
lit de mort à l’hôpital Bichat, il a réussi à nous remonter le moral. Nous en
sommes tous sortis avec une féroce envie de vivre. Luc était un personnage
de tout premier plan, un être charismatique comme on en croise trop
rarement dans une vie. Jacques Weber pourrait parler de lui : quand Luc a
débarqué en France au début des années quatre-vingt, il cherchait un emploi
de comédien ; je l’ai recommandé auprès de Weber, qui l’a engagé sur-le-
champ, juste pour son regard. Lorsqu’il a monté Spartacus à Lyon, c’est à
Luc qu’il a donné le rôle de César.
L’autre raison pour laquelle je me suis rendu à San Francisco est une
sorte de dette d’honneur que j’avais envers Joan Baez. Je me souviens
qu’elle arrivait d’Italie pour donner un concert à Paris. Je suis allé la
chercher à Orly où sa superbe guitare, une Martin de 1880, gisait sur le
tapis roulant, la table d’harmonie fendue par le milieu. Pour la consoler, je
lui parle d’un luthier particulièrement doué, capable de la lui réparer en un
rien de temps. Nous voilà chez Jacques Favino, le luthier de Brassens, qui
m’avait déjà fait une douze cordes. Il regarde la guitare et nous propose de
venir la chercher dès le lendemain. Le jour suivant, elle était prête. Quand
la madone du folksong demande la facture, le luthier des manouches répond
qu’il ne fait pas payer les réparations. Élégance pour élégance, pendant que
j’admirais quelques merveilles en train de sécher dans un coin de l’atelier,
elle lui demande de créer un modèle pour moi et lui donne mille dollars.
Quelque temps plus tard, Favino me téléphone, me raconte cette histoire, et
m’invite à venir chercher l’instrument, au vernis rouge, dont j’ai joué
exclusivement durant les quatre années suivantes. Problème, mille dollars
valaient cinq mille francs, et la guitare trois mille cinq cents. Il me confie
donc la différence, et je me jure d’aller un jour à San Francisco rendre à
Joan la monnaie. C’était très important pour moi – je parlais d’une dette
d’honneur. Résultat, Joan est restée introuvable pendant mon séjour, et j’ai
tout dépensé.

Avant que l’avion ne se pose à San Francisco, je ne m’attendais à rien,


je n’imaginais rien, mais j’ai vite compris que j’arrivais dans un monde
dont je ne pouvais soupçonner l’existence. Je garde un merveilleux souvenir
de l’arrivée sur la côte Ouest. Il faut replacer les événements dans leur
contexte : la France de De Gaulle et de Pompidou était particulièrement
coincée, rétrograde, organisée de façon quasi militaire. On parle toujours de
Mai 68 mais jamais du tour de vis qui a été terrible après, dans les années
1969, 1970 et 1971. En Californie, j’ai rencontré des gens de mon âge qui
vivaient en communauté, qui se prenaient en main et qu’on laissait faire.
Leurs parents ne les faisaient pas « chier », la police non plus ; ils fumaient
des pétards et s’habillaient comme bon leur semblait sans se faire arrêter à
tous les coins de rues. À San Francisco, j’ai découvert que la liberté existait.
Dans les années cinquante et soixante, l’Amérique n’était pas très
distrayante, des adolescents quittaient par dizaines de milliers le domicile
familial pour mettre le cap sur l’ouest, comme c’est toujours le cas dans les
grandes migrations. D’où la fameuse expression « Go West ! » qu’on
entend de manière récurrente dans les chansons. Ils se sont retrouvés à San
Francisco, ville à taille humaine de la côte Ouest, où l’on peut se déplacer à
pied. Plutôt que de vivre dans la rue, ils se sont dit qu’en partageant à dix
ou plus le prix d’un loyer ils pourraient louer une maison. Dans le quartier
mexicain, celui de Castro, ils ont trouvé des centaines de demeures en bois
vacantes, pas terribles mais bon marché. Le quartier est rapidement devenu
le refuge non seulement des hippies, mais aussi des déserteurs, puisque la
guerre du Vietnam faisait rage. La maison bleue était une de celles-ci, une
maison bondée de hippies et d’insoumis, sans tabous sexuels ni d’aucune
sorte, qui mangeaient bio et végétarien pour prendre le contre-pied de
l’Amérique des hamburgers. Ces jeunes sortaient de l’ordinaire, du moins à
mes yeux d’Européen. La tendance était hippie mais aussi homo. Ne
pouvant vivre leur différence au grand jour dans leurs banlieues natales, ils
avaient choisi San Francisco où ils pouvaient afficher leurs penchants
sexuels sans être exclus, ni même jugés.
Dans la maison bleue, chacun était libre à condition de respecter
certaines règles. On se réunissait régulièrement pour faire le point et éviter
que les problèmes ne s’installent. Ce qui m’a frappé d’emblée, c’est
l’accueil : les gens de passage étaient reçus avec une grande bienveillance.
Avec Catherine, à notre arrivée, nous avons toqué à la porte de la maison
bleue, annoncé que nous venions de la part de Luc Alexandre, et on nous a
aussitôt désigné nos chambres. Première question : « Êtes-vous
homosexuels ? » Nous étions tous deux résolument hétéros, mais cela n’a
pas semblé trop les gêner. Il y en avait d’autres.
L’ambiance était très sympathique, avec parfois un côté sectaire un peu
pénible. Se taper un Mc Do était très mal vu, mais le mouvement reposait
sur de bonnes résolutions, de belles idées : ne pas manger n’importe quoi,
préserver la planète, déjà. Cependant, la plus belle dimension des gens de
cette mouvance reste pour moi celle du voyage. Tout le monde bougeait.
Aujourd’hui, quand je pense « voyageur », je vois Graeme Allwright. Il
avait parcouru à pieds des distances considérables en Inde, en Égypte, en
Éthiopie, appris le théâtre à Londres et rencontré l’amour en Avignon. En
1980, j’ai eu la chance qu’il me demande de l’aider à reconstruire le dortoir
des filles d’un orphelinat du Bangladesh tenu par des moines et dont il
s’occupait. J’étais convaincu qu’une seule soirée ne serait pas suffisante, je
lui ai soumis l’idée de nous organiser en faisant appel à un tourneur
professionnel capable de nous dégager une marge bénéficiaire conséquente.
Ainsi, grâce à Harry Lapp (qui est devenu député UDF, ce sont des choses
qui arrivent), nous avons récolté 360 000 francs. La seule difficulté fut de
sortir cet argent de France : le ministère des Finances voulait sa part.
Quelques années après, nous avons appris que les moines de l’orphelinat
avaient été expulsés de leur pays et je ne connais pas la fin de l’histoire.
Avant d’effectuer cette mini-tournée, nous avons passé, Graeme et moi,
quelques semaines ensemble dans mon moulin d’Hoton, à la campagne.
C’était un mois de janvier particulièrement froid, mais qu’il pleuve, qu’il
neige ou qu’il vente, dès 8 heures du matin, Graeme parcourait une dizaine
de kilomètres pieds nus, avant de rentrer à la maison pour réveiller tout le
monde et préparer le café. Je le revois assis sur la pierre de la cheminée,
retirant patiemment ses échardes. Il marchait pieds nus, chantait pieds
nus… Lors de cette tournée, nous nous sommes produits à Brest, où les
conditions d’isolation électrique étaient si mauvaises que l’ingénieur du son
a exigé qu’il mette des chaussures !

Pour revenir au mouvement hippie, je n’ai jamais adhéré à une


philosophie ou à un mode de pensée collectif. C’est d’ailleurs un paradoxe,
parce qu’entre 1972 et 1975, quand je suis devenu une des figures de proue
des hippies français, je ne menais pas du tout la même vie qu’eux. J’avais
leur look, je partageais leurs idées mais pas leur mode de vie, puisque je
travaillais sans cesse. Je donnais un nombre important de concerts, en
moyenne deux cents par an.
En France, le mouvement hippie a été un épiphénomène. J’ai passé un
peu de temps à Lourmarin, où pas mal de gens s’étaient installés pour
devenir artisans. Ils travaillaient le bois, le macramé ou la terre cuite et
vivaient plutôt bien du fruit de leur artisanat en pratiquant des tarifs
exorbitants. Je me souviens aussi d’avoir rencontré dans les Pyrénées un
baba cool qui avait fait son retour à la terre. Il s’était improvisé éleveur de
porcs, mais n’était pas fait pour ce métier. Comme il était malade à l’idée de
les abattre, pour atténuer sa peine il leur donnait des noms de dictateurs. Il
avait moins de remords à supprimer Hitler ou Mussolini.
Les hippies ont adhéré à ce que je représentais et aux thèmes contenus
dans mon premier album : l’écologie, la non-violence, l’adolescence…
C’étaient des chansons d’ados que j’avais écrites entre dix-huit et vingt-
deux ans. Sans doute ce public s’imaginait-il que je vivais comme lui. Il y a
eu comme un décalage entre l’image que je renvoyais et la réalité. Philippe
Lafontaine m’a dit avoir été choqué en me voyant rouler en Range Rover. Il
pensait que je tournais en deuche, mais j’avais opté pour un Range Rover
simplement pour des questions pratiques : on pouvait tenir à quatre avec la
contrebasse et les deux guitares. J’avais acheté cette voiture sans me
préoccuper de l’image qu’elle pouvait véhiculer.
Cela dit, je fumais un peu d’herbe. J’ai goûté mon premier pétard à
seize ans, chez des amis. C’était du shit absolument dégueulasse, qui m’a
rendu malade. Je m’étais juré de ne plus jamais y toucher, mais je me suis
de nouveau laissé tenter à San Francisco. Là-bas, les joints n’avaient rien à
voir avec ceux qu’on trouvait en France. Ils étaient fabriqués à base
d’herbes cultivées sur place, dont on ne fumait que les feuilles. Dans la
maison bleue, la drogue était consommée de manière très différente qu’en
France ; dans le groupe, il y avait toujours, à tour de rôle, deux ou trois
copains qui n’en prenaient pas au cas où il arriverait un pépin. Ce n’était
pas la défonce pour la défonce, ça s’apparentait davantage à un parcours
initiatique. Nous faisions des expériences.
Par la suite, j’ai à peu près tout essayé, jusqu’à l’arrivée des pilules,
ecstasy et autres. Par chance, mon corps refuse obstinément ce qui peut lui
faire du mal. J’ai sniffé de l’héroïne une fois, mais cela m’a rendu malade.
À San Francisco, j’ai aussi goûté à l’acide et aux champignons. L’acide m’a
vraiment déplu, en revanche j’aurais bien repris de temps à autre de la
psilocybine. J’en ai d’ailleurs consommé une fois sans le savoir au début
des années quatre-vingt. À Rio, j’avais rencontré lors d’une soirée un
homme richissime qui avait fait fortune dans l’acier. Il m’invita à séjourner
dans son « situ », une sorte de maison de campagne sur un terrain de 1 400
hectares avec six cents têtes de bétail et quarante personnes travaillant à
demeure. Le plus cher payé était le régisseur du domaine, qui gagnait
l’équivalent de 30 euros par mois. Je me retrouve donc dans cette ferme, à
discuter au bord de la piscine avec le maître des lieux, qui me demande
alors si, comme lui, j’avais des employés dans mon « situ » en France. Je
lui rétorque que mon « situ » était cent fois plus petit que le sien et que mon
unique employé était rémunéré un peu au-dessus du Smic. Il s’inquiéte
alors de savoir si, à ce tarif, il m’apportait au moins à boire quand je
claquais des doigts. La compagnie de cet homme me mettait très mal à
l’aise. Au fil de la conversation, il me raconte que la région était infestée de
mouches aux yeux rouges. Je comprenais qu’en piquant les bovidés la
mouche en question donnait naissance à un ver qui les détruisait de
l’intérieur, et les faisait crever. Il fallait rassembler le troupeau afin de le
traiter. Comme je montais beaucoup à cheval, je lui demande l’autorisation
de participer à ce travail avec ses employés. C’est ainsi que j’ai abandonné
ce patron peu fréquentable pour rejoindre ses hommes de peine. Un travail
harassant de quinze heures par jour. Un matin, l’un d’eux s’arrête devant
des bouses de vaches sur lesquelles avaient poussé des champignons : il en
croque un et boit un jus de citron immédiatement après. Je l’imite en ayant
réellement le sentiment d’avaler de la merde. C’étaient des champignons
hallucinogènes (on dit que c’est la drogue des pauvres, parce qu’elle a un
effet de coupe-faim). J’ai plané complètement pendant quinze heures. Je
n’ai pas souvenir d’hallucinations, mais j’étais bien. Enfin, disons plutôt
que j’étais raide, j’attendais que cela se passe. J’ai laissé faire le cheval, un
trottador qui ne connaissait que le pas et le galop mais qui rassemblait les
bœufs tout seul. Pour finir d’évoquer mes tentatives, j’ai sniffé plus tard un
peu de cocaïne, la drogue des années quatre-vingt, qui, paraît-il, a la faculté
de rendre très efficace. Illusion totale !
Je suis plutôt d’un naturel curieux, et j’ai, en outre, l’instinct grégaire :
selon moi, puisque tout le monde se droguait, je devais me lancer aussi !
Histoire d’être dans le move… Longtemps j’ai pensé que c’était un plaisir,
de se droguer, pas une nécessité. Que, contrairement au tabac, la
consommation d’herbe ou de shit n’entraînait aucune dépendance. C’était
une erreur. Il y a eu des périodes où je devais fumer tous les jours, ce qui
n’est plus le cas. Si les produits qui circulent ne sont plus tout à fait les
mêmes que dans les années soixante-dix, il reste cependant la convivialité,
le vague sentiment de faire partie d’un cercle.
Avant de parler des produits qui provoquent l’ivresse, il faudrait
évoquer l’ivresse en soi. Je l’ai longtemps recherchée sans trop savoir
pourquoi. Était-ce pour oublier ? Si oui, pour oublier quoi ? Boris Bergman
dit qu’elle met un écran de fumée entre soi et le monde extérieur. Il a aussi
cette expression qui m’amuse beaucoup : « Je fume pour oublier que tu
bois. » Cette question de l’ivresse, la société devrait se la poser. Quelle
place faut-il lui accorder ? Si elle est permise, pourquoi ne pas autoriser les
produits qui la provoquent, avec, bien sûr, une véritable information et les
précautions d’usage ? Si elle ne l’est pas, demandons-nous à quoi
ressemblerait un monde sans ivresse, où l’on ne déconnecterait jamais. Je
tiens néanmoins à préciser que, si agréable soit-elle, chaque minute
d’ivresse se paie sur la santé, plus ou moins tôt dans la vie et plus ou moins
cher.
Si je devais parler de la satisfaction que cela me procure, je répondrais
que cela dépend du produit. Certains joints abrutissent, d’autres au contraire
euphorisent. Un jour où j’étais l’invité de « Nulle part ailleurs », l’émission
qu’animait alors Philippe Gildas sur Canal Plus, un téléspectateur m’a posé
la question : « Herbe ou chichon ? » J’ai répondu que c’était en fonction de
l’heure : l’herbe plutôt le matin, le shit plutôt le soir, parce que l’herbe a
tendance à stimuler, contrairement au hachisch, qui a la faculté de calmer,
d’endormir, de faire rêver.
Il me faut insister sur le fait que je trouve préférable qu’un ado ne
commence pas trop jeune, tout simplement parce que la consommation de
psychotropes est très nuisible aux cerveaux en formation. Après, quoi qu’il
arrive, le cerveau ne fait que dégénérer. Encore une fois, cela fait partie des
choix, du prix à payer pour qui veut accéder à l’ivresse. Je préfère très
nettement que mes fils se fassent voyager la tête avec un peu d’herbe plutôt
qu’en absorbant des ecstasys et autres saloperies, ces drogues actuelles dont
on ne sait jamais vraiment ce qu’elles contiennent, tandis que l’on sait de
quoi se compose un paquet d’herbe à l’œil nu ou à l’odeur.
Mais la drogue aide-t-elle à la création ? Je souhaiterais ici tordre le cou
à une idée reçue : non, la drogue ne favorise pas la création. Elle ne donne
pas d’idées ; en revanche, elle peut briser certains tabous, certaines gênes.
Elle peut être libératrice. Il n’y a pas de règle, tout dépend de l’état d’esprit
dans lequel on se trouve : ce n’est par exemple pas bon de fumer de l’herbe
quand on a le blues, car cela l’accentue.

Quand j’écrivais plus haut que je n’étais pas moi-même hippie dans les
années soixante-dix, tout en représentant un peu cette communauté, je tiens
à préciser qu’il n’y a pas eu tricherie de ma part. C’est vrai qu’en poussant
la logique jusqu’au bout, mes disques auraient dû porter l’estampille d’un
petit label breton ou être produits par un indépendant comme Pierre Barouh.
Or, ils sortaient déjà chez Polydor, une « multinationale » (elle avait deux
actionnaires, le Hollandais Philips et l’Allemand Siemens). On ne peut
cependant pas mettre en cause ma sincérité dans la mesure où j’étais
parfaitement en accord avec les idées que je défendais dans mes chansons.
L’écologie me touchait vraiment et « Parachutiste » était un texte
autobiographique, un cri qui m’a d’ailleurs entraîné vers la non-violence. Je
me souviens par exemple d’avoir été contacté par l’avocat Jean-Jacques de
Félice au moment où il s’apprêtait à défendre des insoumis devant les
tribunaux militaires. Comme il craignait que son action ne laisse tout le
monde indifférent, il m’a demandé de témoigner, pour attirer l’attention des
journalistes. J’y suis allé sans hésiter et nous avons fait la tournée des salles
d’audience militaires, Félice, Cabu et moi. Cela, c’était concret ! La lutte
contre le service obligatoire a été pour moi très importante, pour une raison
simple : j’ai en effet passé quinze mois de service militaire, dont deux à
Dieuze, dans le 13e régiment de dragons parachutistes, en mars et
avril 1969. On disait qu’il y avait un escadron d’une centaine d’hommes
toujours prêts à sauter en cas de besoin. Le jour où je serais moi-même
breveté, je pourrais faire partie de ces escadrons. On disait aussi que les
plans de vol passaient par Paris. J’en déduis qu’éventuellement ils
pourraient s’attaquer à la capitale. Je vais informer le sous-officier du fait
que, si j’étais amené à sauter sur Paris, j’aurais à combattre mes copains, ce
qui me serait vraiment pénible, difficile, en un mot impossible. Que se
passerait-il dans ce cas ? Il me répond froidement : « Je t’abattrais pour
l’exemple. » Dernièrement, en travaillant avec des historiens militaires sur
la guerre de 1914-1918, j’ai appris qu’il y a eu dans l’histoire des milliers
de militaires français tués par leurs propres officiers parce qu’ils refusaient
de monter au front. Un de ces chercheurs a retrouvé dans les archives le
compte rendu d’un officier qui avait noté : « J’en ai abattu sept ce matin. »
Il fallait vraiment que je m’en aille.
En 1969, rien n’avait vraiment évolué de ce côté-là, dans la mesure où
nos sous-officiers étaient des anciens d’Indochine ou d’Algérie. Pour eux, la
guerre, c’était du réel, du vécu. J’ai appris chez les paras que l’animal le
plus facile à dresser est l’homme, parce qu’il a peur de l’avenir. Il suffit de
le menacer pour que, dans 99 % des cas, il obéisse. L’animal, au contraire,
se fiche de la menace, il faut le punir tout de suite. À l’arrivée dans le
régiment, nous étions trois cents, dont deux tiers d’antimilitaristes. Au bout
de deux mois, nous n’étions plus que deux à rejeter le système. Les autres
avaient fini par trouver à l’armée de bons côtés, à commencer par la
métamorphose physique. Quand on parcourt une dizaine de kilomètres tous
les matins, qu’on fait du sport toute la journée, les muscles se développent
forcément. Et puis, nous étions gavés de bromure, jusqu’à la semaine
précédant la première permission, ce qui nous rendait particulièrement
performants au moment de retrouver nos petites amies. Les esprits faibles
pensent qu’ils le doivent à l’armée. Je peux être un esprit faible : si j’y étais
resté, peut-être aurais-je fini par adhérer à l’institution militaire. Ce qui est
sûr, c’est que, sans le soutien de mes amis, j’aurais dépéri. Serge Reggiani,
qui par l’intermédiaire de Jacques Bedos venait d’inscrire une de mes
chansons à son répertoire, m’écrivait. Parallèlement, Bedos me tenait
régulièrement au courant de l’évolution des choses. Moustaki, lui, me
faisait toujours envoyer son courrier par la maison de disques. Les
enveloppes marquées Polydor me posaient vis-à-vis de mes supérieurs. Les
deux lettres qui m’ont le plus touché sont celle de Serge Lama (il m’a écrit
un long et beau texte sur la solitude) et, dans un autre genre, celle de Joël
Favreau, dans laquelle il me conseillait de ne pas me laisser avoir par eux,
de ne pas jouer leur jeu, de ne pas entrer dans leur système. Pour cela, me
recommandait-il, je devais commencer par refuser leur langage. Il avait
joint un petit glossaire : on ne dit pas « un casque » mais « un chapeau de
métal », on ne dit pas « une corvée de chiottes » mais « l’amélioration de
l’état des latrines », on ne dit pas « un fusil » mais « un bâton à mitraille »,
et ainsi de suite. Il avait traduit un certain nombre de termes communément
employés dans l’armée et me recommandait de les utiliser, pour leur faire
comprendre d’emblée que j’étais différent et les inciter à me virer. Son plan
n’a malheureusement pas fonctionné. Ils ont tout de même fini par me
muter parce que je m’étais évanoui pendant une prise d’armes. À
l’infirmerie, sitôt revenu à moi, j’attrape une guitare qui traînait là. Nous
étions peu en France à connaître la technique du picking : il m’a fallu trois
semaines pour l’enseigner au toubib. Ce retard pris à l’entraînement m’a
rendu inapte à sauter en parachute. On peut donc dire que ce geste simple
de la main droite aura influé sur le cours de ma vie.
Je m’étais retrouvé chez les paras après le putsch d’Alger, quand de
Gaulle ordonna qu’une partie des régiments d’élite soit composée d’appelés
pour éviter de nouveaux incidents. Moi, je me retrouvai carrément au cœur
d’une formation de commandos. Les dragons parachutistes sont l’élite de
l’élite. Les soldats qui se sont fait prendre au-delà des lignes irakiennes
avant la première guerre du Golfe en faisaient partie, de même que pas mal
de futurs agents des services secrets, puisque ce régiment formait des
soldats au renseignement. Ils étaient parachutés au-delà des lignes
ennemies, observaient et s’enterraient pour communiquer un maximum
d’informations. En 1997, quand j’ai tourné un peu partout dans le monde
avec le répertoire de Brassens, je suis passé par Djibouti, où j’ai croisé un
capitaine parachutiste. Nous nous sommes demandé pourquoi on m’avait
placé là et nous sommes tombés d’accord sur le fait que je présentais le
profil idéal : vingt ans ; non-bachelier ; habitant la banlieue ; parents
divorcés ; ouïe excellente ; pas de métier (car chanteur, on le sait, ce n’est
pas un métier). L’officier recruteur qui vit passer ma fiche a dû penser que
l’armée me ferait du bien. Résultat : j’ai écrit « Parachutiste », qui est
devenue un pamphlet antimilitariste.
Ce capitaine parachutiste m’a confié que personne ne m’avait tenu
rigueur d’avoir écrit cette chanson. C’était la faute de la corporation, des
« connards de la hiérarchie » qui envoyaient dans des commandos d’élite
des jeunes qui ne l’avaient pas souhaité. Les professionnels étaient furieux
parce que les places étaient chères. Beaucoup en rêvaient. Pour eux, il
fallait passer par Polytechnique.
La chanson « Parachutiste » a provoqué des réactions plus vives chez
les anciens combattants que chez les militaires en activité. Plus d’une fois,
les associations d’anciens combattants ont organisé des défilés de
protestation devant les théâtres où je me produisais. Je recevais aussi toutes
sortes de menaces. J’ai été agressé physiquement à Europe 1 ; et cette fois
ce n’étaient pas des anciens combattants, mais les membres du Comité de
défense de l’armée, un groupuscule d’extrême droite que dirigeait le sergent
Dupuy de Méry. Le Front national n’existait pas encore, mais je présume
qu’une partie des membres du CDA a rallié le FN par la suite. Après avoir
passé les barrages avec la complicité du service d’ordre d’Europe 1, le
commando a déboulé dans le studio où j’étais en charge de la
programmation pour la journée entière. Ils m’ont jeté à terre : coups de
poing dans la figure, coups de pied dans les côtes… Rien de cassé, mais
quand même. Il y avait avec moi Alain Le Douarin, Patrice Caratini, Claude
Manceron et Régis Debray. Nous étions cinq contre quinze. Régis Debray,
qui avait obtenu l’autorisation du port d’armes à la suite d’une menace de
mort, a dû penser un instant que ces hommes étaient venus pour le
supprimer. Claude Manceron était infirme, quant à Le Douarin (qui était
très peu épais), il n’a pensé qu’à protéger nos guitares. C’est vrai que nous
y tenions particulièrement, nous les avions attendues pendant un an et elles
sortaient pour la première fois. J’ai demandé à nos assaillants ce qu’ils
voulaient. Ils m’ont répondu : « L’antenne. » Je la leur ai cédée, ils ont
commencé à parler et, comme chaque fois qu’on n’apporte pas la
contradiction à des crétins, au bout de trois ou quatre minutes ils n’avaient
plus rien à dire. Pendant le flash d’information, un moment de flottement au
sein du groupe m’a permis d’aller m’enfermer dans un autre studio. On m’a
rendu l’antenne pour expliquer la situation aux auditeurs. J’ai reçu aussitôt
des dizaines de témoignages de solidarité. Serge Reggiani fut le premier à
me téléphoner, mais je le décourageai de venir. Je demandai aussi à Alain
Krivine, alors porte-parole de la LCR, de ne pas rassembler dans l’heure
assez d’hommes pour me délivrer, comme il me le proposait. Finalement,
des camionneurs m’ont appelé pour m’avertir de leur arrivée, et ils sont
venus en effet, créant en quelques minutes un embouteillage monstre rue
François-Ier. Le commando a été évacué sans dommages sous la haute
protection des CRS. On les a laissés partir sans que je comprenne vraiment
pourquoi. Peut-être parce que j’avais refusé de porter plainte. Le soir même,
nous dînions tous chez moi et, le lendemain matin, je recevais du bureau
d’Alain Krivine une enveloppe contenant les photos de mes agresseurs. J’en
ai revu un quelques années plus tard, à France Inter. Il faisait partie de la
sécurité, du temps où les services d’ordre étaient tous plus ou moins
d’extrême droite. J’étais avec Le Douarin. Nous ne lui avons même pas
adressé la parole.

Quelques mois avant d’être appelé chez les paras, j’assistai aux
événements de Mai 68, mais, n’étant pas moi-même étudiant, je n’ai jamais
fait partie du flot des manifestants. J’ai passé Mai 68 avec quelques potes
de lycée et, surtout, en compagnie de Georges Moustaki, qui avait eu l’idée
géniale de monter une tournée dans les usines en grève. Catherine et moi
levions le torchon, Moustaki chantait, Boby Lapointe prenait le relais et
enfin l’accordéoniste Marcel Azzola, la tête d’affiche, faisait danser les
gens. La soirée se terminait par un gigantesque bal. Nous avons chanté dans
trois ou quatre usines, dont celle de la Snecma, du côté du boulevard Victor.
La scène était montée au milieu des moteurs d’avions en construction,
c’était hallucinant. Voilà pour ma participation à la contestation.
Aujourd’hui, quand je vois la manière dont les meneurs de l’époque ont
évolué, je me dis qu’il valait mieux que le mouvement foire, parce que s’ils
avaient pris le pouvoir… Beaucoup d’entre eux ont considéré les Khmers
rouges comme les libérateurs du Cambodge. Dans cette cuvée 68, il y a
ceux qui sont restés fidèles à leurs idéaux de jeunesse, ceux qui sont passés
à l’ennemi, et les autres. C’est fou le nombre d’ex-trotskistes et d’ex-
communistes devenus patrons et hauts fonctionnaires (apparatchiks, en
somme) ; on en trouve dans l’audiovisuel. Ils n’ont pas tellement changé.
Au fond, s’ils ont fait la révolution, c’était bien pour en prendre la tête. Ils
portaient déjà le masque du pouvoir, mais je ne m’en rendais pas compte,
ou alors ce masque était particulièrement réaliste. Maoïstes, à condition
d’être au comité central.
Finalement, je serais tenté de dire que cette révolution n’a pas été aussi
utile que certains nous l’expliquent depuis. Elle a tout de même marqué la
fin de De Gaulle – mais non pas du gaullisme –, la fin d’une certaine idée
de la France comme la famille Le Pen peut la regretter. Les mœurs se sont
un peu libérées. Mais la question se pose : est-ce Mai 68 qui a libéré les
mœurs ou l’arrivée de la pilule en 1967 ? Sans cette révolution, Simone Veil
aurait-elle pu faire passer sa loi sur l’avortement en 1975 ? Je pense que
c’est un ensemble, une évolution qui s’inscrit dans le cours de l’histoire. La
preuve, c’est qu’elle n’est pas propre à la France. Il y a eu des mouvements
similaires partout en Europe. Si les choses ont bougé, c’est peut-être le fait
de la génération de l’après-guerre, qui devenait adulte et tenait à le faire
savoir.

Des années après, j’ai écrit une chanson, « Les Jours meilleurs », qui
évoque les années soixante-dix et ce que j’en retiens. Elle prend sa source
dans cette sorte de haine, née vers 1980, de tout ce que représentaient les
années soixante-dix. Dans la presse, que ce soit dans Libération ou dans
Actuel, on a vu un revirement brutal. On balayait tout ce qui s’était passé,
on reniait les hommes et leurs idées. Qu’avions-nous fait de si mal, nous les
enfants de la guerre nés sur des ruines, à part rêver d’un monde meilleur,
espérer des lendemains qui chantent ?
Cette chanson est sortie en 1983 dans l’indifférence générale, mais j’ai
continué obstinément à l’inscrire à tous mes tours de chant. Bien qu’elle
n’ait pas eu de succès, elle faisait partie des anciennes qui restaient. Ironie
du sort, elle est ressortie en single en 2003. Elle aura mis vingt ans pour
marcher. À croire que le public des années deux mille était plus apte à
l’entendre et à l’apprécier que celui de 1983. Sans doute ce recul était-il
nécessaire.
À quoi tu penses donc, laquelle as-tu choisieDes
ruses que les hommes ont trouvées
jusqu’iciPour rendre la mort moins cruelle ?
Petit con !

ENTRE mes débuts Chez Louisette et le succès de mon premier album,


je n’ai pas le souvenir d’avoir galéré, ni d’avoir connu des périodes de
vaches maigres. Disons que, entre le moment où j’ai commencé à chanter et
le moment où le public a commencé à s’en apercevoir, il s’est passé sept
ans. C’est moins long que des études de médecine. Je suis convaincu que
quand on commence à chanter, on ne sait même pas à quoi ressemble le
succès. Avant de faire un disque qui marche, on est content d’avoir fait un
disque tout court. Et puis, le succès est une notion relative ; au départ, on
fait plaisir autour de soi, on a donc déjà un retour. À mes débuts, du
moment que je faisais assez de concerts pour vivre, tout allait pour le
mieux. Et puis les choses ont évolué positivement d’année en année.
Ma rencontre en 1967 avec Jacques Bedos a été déterminante.
Catherine et moi étions allés interpréter la chanson de Moustaki « La
Ballade de nulle part » à la Rose d’or d’Antibes. C’est Michel Polnareff qui
a gagné le concours avec « Love Me Please Love Me », si mes souvenirs
sont bons. Nous sommes arrivés deuxièmes ou troisièmes, la place du con.
Nous étions venus à Antibes dans la Peugeot 404 de Charles Talar et nous
dormions à l’hôtel, deux ou trois jours avant le concert. Pour le retour, nous
n’avions pas un rond, pas de billet de train non plus, et Charles Talar avait
disparu. Moshé Naïm avait organisé les choses à sa manière. Catherine a
trouvé rapidement un mec en Jaguar pour la ramener à Paris. Et moi, le petit
frère, je restai là avec les bagages, les guitares, car il n’y avait pas de place
pour moi dans la Jaguar. Je me dis que ce n’était pas grave : il y avait des
fêtes organisées dans Antibes le soir, je trouverais bien quelqu’un pour me
remonter à Paris. Ce quelqu’un fut Jacques Bedos, le directeur artistique de
Polydor. Je le connaissais, je l’avais déjà rencontré au moins une fois. Il me
donne rendez-vous le lendemain matin à mon hôtel ; je passe donc le reste
de la nuit à boire et à faire plein d’autres choses. Le lendemain matin, sans
avoir trop dormi, je me trouve avec ma guitare, mes valises et celles de ma
sœur en bas de l’hôtel quand arrive Bedos dans une Opel Kadett ; il
embarque le tout et nous prenons la route. Je crois que j’ai dû vomir tous les
quarante ou cinquante kilomètres jusqu’à Lyon. À chaque fois, il s’arrêtait
gentiment et me payait un petit déjeuner pour que je ne reparte pas le ventre
vide… petit déjeuner que je revomissais, et ainsi de suite. Autour de Lyon,
je m’endormis, pour me réveiller quelques heures plus tard place de Clichy.
Arrivé en 1966 chez Polydor, Bedos composait son écurie. J’ai travaillé
avec lui à partir de 1971, mais il suivait déjà depuis quelque temps mon
évolution. À un moment, le directeur artistique Claude Dejacques, qui avait
quitté Philips pour Festival, un petit label indépendant, me proposa de faire
deux 45 tours ; j’acceptai évidemment. Quand Festival a fait faillite avant la
fin de mon service militaire, je suis retourné voir Jacques Bedos avec cette
fois un peu plus de chansons. Mais c’est vrai que, jusqu’à son départ pour le
Maroc au début de 1972, j’ai surtout accompagné Catherine.
Mon premier signe officiel de reconnaissance du métier a été ma
collaboration avec Reggiani en 1969. J’avais montré « Ballade pour un
traître », sur une musique de Pierre Billon, à Jacques Bedos, en lui disant
que je rêvais que Reggiani la chante. Bedos la jugea tout de suite bonne
pour Serge, mais il souhaitait attendre le moment propice pour la lui
présenter. Cela faisait partie de ses talents, trouver le bon moment. Quatre
jours avant sa première à Bobino, Reggiani confia à Jacques Bedos qu’il
aimerait bien inclure à son répertoire une chanson sur Judas, car le
personnage l’intéressait. Bedos lui répondit qu’il avait ce qu’il lui fallait et
me fit venir à Bobino. Reggiani y interprétait principalement des chansons
de Boris Vian, de Jean-Loup Dabadie et de Georges Moustaki. Il avait la
réputation d’être très exigeant, si bien que, quand il en choisissait une, elle
prenait aussitôt beaucoup de valeur, et son auteur avec. J’ai frappé à la porte
de sa loge quelques minutes avant le lever de rideau. Il m’a demandé de lui
chanter « Ballade pour un traître », simplement en guitare-voix. Il a
immédiatement aimé et je suis parti à l’armée le cœur léger. Ce fut un
moment fort qui m’a beaucoup aidé pendant mes deux mois chez les paras.
Bien plus tard, j’ai écrit une autre chanson pour Reggiani. Elle aurait dû
figurer sur l’album qu’il préparait juste avant de mourir. Il n’a pas eu le
temps de l’enregistrer mais il l’avait écoutée, elle lui plaisait. J’avais été
contacté par Claude Lemesle, un auteur légendaire depuis les années
soixante-dix, qui a écrit un peu pour tout le monde : Joe Dassin (dont
« L’Été indien »), Michel Sardou, Dalida, Julio Iglesias, Gilbert Bécaud et
bien d’autres. À partir du moment où Reggiani lui a pris des chansons (« Le
Barbier de Belleville » et « Venise n’est pas en Italie »), il ne l’a plus jamais
abandonné, gérant absolument tous ses albums jusqu’à sa mort. Belle
fidélité. La chanson en question s’intitulait « Histoire grise », je l’ai chantée
sur mon album Restons amants.
Deux ans après cette rencontre avec Reggiani, le 11 septembre 1971,
Joan Baez créa « Parachutiste » à la fête de l’Huma. Elle arrivait de Cannes
où elle avait présenté la chanson du film Sacco et Vanzetti. Elle avait eu là-
bas un différend avec un producteur de télévision qui l’avait censurée. Elle
était très remontée. Je connaissais celui qui lui servait de guide, Simon
Misrahi, parce qu’il travaillait dans la même société de doublage que ma
mère. Il était passionné de cinéma et avait réussi à se faire accréditer au
Palais des festivals pour voir les films avant leur sortie. Arrivé à Paris une
heure avant Joan, il apprend que la maison de disques n’a pas prévu de
limousine. Il n’a pas de voiture et il ne se sent pas de lui infliger l’attente
interminable des taxis. Il m’a appelé et m’a demandé comme un service si
je pouvais aller la chercher. Avant qu’il ne change d’avis, je fonce à
l’aéroport avec ma 4 L pourrie : j’étais alors un jeune auteur-compositeur de
vingt et un ans qui tentait de placer ses chansons auprès d’interprètes, et
Joan Baez comptait parmi mes idoles. Elle est arrivée encadrée par sa mère
et son éditeur, Manny Greenhill, un Américain d’extrême gauche qui avait
publié Woody Guthrie et Pete Seeger. Elle était superbe, elle l’est toujours.
Comme elle mourait de faim mais qu’elle ne tenait pas à aller au restaurant,
je lui ai proposé d’aller manger une cuisse de poulet chez ma mère, ce
qu’elle a accepté.
Après le dîner, je lui ai chanté quelques-unes de mes créations et elle a
eu un coup de foudre pour « Parachutiste ». Elle voulait absolument
l’interpréter, et c’est ce qu’elle a fait en septembre 1971. C’est donc bien
elle qui l’a créée, puisque ni Catherine ni moi ne l’avions encore
enregistrée. Ce fut une explosion ! Imaginez : Joan Baez, une vedette, une
étrangère, chantant « Parachutiste » devant quatre cent mille personnes à la
fête de l’Huma… Tout un symbole. Je me souviens d’avoir pleuré en
l’entendant. La réaction des gens du métier fut extraordinaire. Tout à coup,
j’existais aux yeux de ceux qui ne m’avaient jamais regardé. C’était treize
mois avant ma première partie de Brassens à Bobino et la sortie de mon
premier album. Il y a eu ainsi une série d’éléments ou d’événements qui,
avant octobre 1972, ont créé un bon climat autour de moi.
Depuis, avec Joan, nous nous retrouvons environ tous les dix ans. Dans
les années quatre-vingt, nous avons participé, avec Harry Belafonte entre
autres, à un festival pacifiste en Allemagne qui se tenait dans un stade, face
à soixante mille spectateurs. Dans les années quatre-vingt-dix, nous nous
sommes rendus ensemble en studio pour chanter en duo « Les Choses les
plus simples » de Gabriel Yacoub, car la maison de disques de Joan, Virgin,
voulait bien sortir son album à condition qu’il contienne un duo avec un
chanteur français. Elle a pensé à moi. Nous avons enregistré la chanson en
un après-midi inoubliable. À l’issue de la séance, nous nous sommes dit
qu’il était vraiment dommage de ne pas se voir davantage et, pour accélérer
le processus, nous avons donné ensemble une série de trois concerts : je
chantais Brassens pendant trois quarts d’heure, elle faisait ensuite son tour
de chant pendant trois autres quarts d’heure, et nous terminions ensemble
avec « Don’t Think Twice », « Les Choses les plus simples »,
« Raymonde » et des chansons de son répertoire. J’en garde un souvenir
ému. C’était magnifique, les gens n’en revenaient pas. Deux des trois
concerts furent organisés par son producteur français, qui nous fit chanter
en Corrèze pour des bikers, des motards en Harley Davidson rassemblés
dans un champ à la manière des festivals country. Le troisième était
organisé par mon agent, qui avait eu l’idée de louer les arènes de Fourvière
à Lyon, un merveilleux théâtre antique romain. La classe ! Nous avions
envisagé de donner un quatrième concert durant l’été 2004, mais Joan était
alors en campagne contre la réélection de George W. Bush. Elle n’a passé à
Paris qu’une demi-journée : un concert à Lille et retour aussitôt aux États-
Unis.

En octobre 1972, à vingt-trois ans, je sortais enfin mon premier album,


sans titre, surnommé « le disque à la rose », qui a connu un certain succès.
Avant cela, nous avions sorti deux 45 tours en 1972. Un premier avec
« Mon frère » et « Éducation sentimentale » : nous en avons vendu à peu
près huit cents exemplaires. Un second sur lequel figuraient « San
Francisco » et « Ça sert à quoi ? », et toujours pas le moindre frémissement.
Pour que la maison de disques daigne miser sur moi, les choses n’ont
pas été simples. Ce disque a été produit dans des circonstances tout à fait
particulières. Par contrat, j’avais droit à un troisième single. Or, au cours
d’une convention, les représentants ont suggéré à Jacques Kerner, le patron
de Polydor, de sortir carrément un album – ils considéraient qu’ils ne me
vendraient jamais en 45 tours. Pour Kerner, il n’en était pas question.
Jacques Bedos est revenu à la charge en lui expliquant que je travaillais
vite. Autrement dit, pour le budget d’un 45 tours, il me savait capable de
boucler l’album tout entier. Comme il s’est heurté de nouveau à un refus,
Bedos a décidé de faire une entourloupe à Polydor en me glissant dans les
plannings de studio de Georges Moustaki et de Serge Reggiani. Une fois les
chansons achevées, il les a apportées à Kerner histoire de le mettre devant
le fait accompli ; le disque était enregistré, il ne prenait aucun risque en le
sortant. Quand il l’a eu entre les mains, Jacques Kerner a prononcé cette
phrase historique : « C’est une belle pochette vide ! »
Dieu ait son âme, Kerner se trompait systématiquement. Quand il ne
croyait pas en un disque, les gens de la maison étaient fous de joie : c’était
bon signe ! D’ailleurs, personne ne suivait ses directives. Bref, mon album
est sorti en septembre et, à la mi-octobre, le succès est arrivé, sans l’appui
des médias, je le précise, à l’exception de la presse écrite. M’ont soutenu
des journalistes comme Claude Fléouter du Monde, Lucien Rioux du
Nouvel Observateur et Danièle Heymann de L’Express. Surtout, en
octobre 1972, je faisais la première partie du spectacle de Brassens à
Bobino, où il s’était installé pour trois mois. Une chance. Non seulement la
salle était bondée tous les soirs mais, en plus, tous ceux qui avaient de
l’influence dans ce métier venaient l’applaudir. À cette époque, la presse
écrite avait plus d’importance que la télé et il y avait plein de journalistes
dans la salle, qui tous m’ont cité dans leurs papiers. En première partie, je
ne chantais que quatre chansons, mais quand on remportait le morceau,
c’était bon. J’eus donc le bonheur de monter sur scène à l’occasion de la
générale de presse, qui était réellement un événement. Les gens venaient
écouter les toutes dernières chansons de Brassens, puisqu’il les créait
toujours en public, comme cela ne se faisait déjà plus beaucoup. Il les
enregistrait seulement deux mois plus tard. Je me souviens du jour de 1976
où il a créé « Elle m’emmerde ». Je n’avais pas pu assister à la première
parce que j’étais en tournée, mais Serge Lama y était. Le soir même, il m’a
appelé pour me lire le texte par téléphone. Il avait tout noté.
« San Francisco », « Mon frère » et « Éducation sentimentale » sont des
chansons qui ont porté mon premier album, pourtant, elles étaient déjà
sorties en 45 tours en laissant tout le monde indifférent. L’album a bénéficié
d’un phénomène de cour d’école. Je l’ai constaté plus tard avec mon fils
Arthur : il y a toujours des titres complètement inconnus qui se mettent à
cartonner sans passer à la radio, tout simplement parce que les ados s’en
entichent. En tout cas, ce n’est pas grâce aux médias audiovisuels, qui
étaient sous le joug de l’État, que mon album a marché. Même Radio
Monte-Carlo et Europe 1 étaient gérées par la Sofirad, une société d’État.
On se gardait bien de diffuser les chansons contestataires d’un chanteur
chevelu et barbu.
Il y eut donc le bouche-à-oreille et je pense par ailleurs que les
représentants de Polydor avaient vu juste : le support 45 tours convenait
parfaitement à certains chanteurs mais pas aux auteurs-compositeurs dans
mon genre. Mon auditoire n’accordait aucune crédibilité à ceux qui se
contentaient d’un single. Je revois Jacques Bedos entrant dans ma loge à
Bobino, en m’annonçant tout sourire : « On est à mille par jour ! » Je ne
comprenais absolument pas ce qu’il voulait dire par là. J’ai réalisé que cela
bougeait en ouvrant mon courrier ; les contrats de concerts arrivaient en
rafales. Trois ou quatre jours avant la fin de Bobino, je signai pour mon
premier récital en vedette. C’était à Marseille, il fallait que je tienne deux
heures, ce qui relevait de l’exploit avec mes onze chansons. J’ai bouché les
trous en puisant dans le répertoire de Brassens.
Les premiers temps, je ne me suis pas vraiment rendu compte de ce qui
se passait, pas même que je gagnais de l’argent. Mon mode de vie n’avait
pas du tout changé, si ce n’est que j’étais heureux de travailler et de donner
tant de concerts.
Quant à Jacques Kerner, il n’a jamais reconnu son erreur, pas même une
fois atteint le million d’exemplaires vendus. Bien plus tard, une certaine
complicité s’est installée entre nous. Il s’est toujours très bien comporté
avec moi.
Pour ces deux premiers concerts en vedette au théâtre Tourski de
Marseille, en novembre, j’ai dû rapidement constituer une équipe de
musiciens. Je travaillais avec Marc Khalifa, un guitariste classique
extraordinaire qui a d’ailleurs fait une belle carrière. À Bobino, le dernier
soir, il m’annonça qu’il m’abandonnait parce qu’il n’avait aucune envie
d’accompagner un chanteur toute sa vie. Je me retrouvais en très mauvaise
posture : mon concert à Marseille était prévu trois jours après. J’appelle
Benoît Charvet, qui n’était pas libre (il tournait avec Moustaki) mais qui me
recommande Patrice Caratini, un jeune bassiste de vingt-quatre ans. Comme
j’avais un cachet plus important que d’habitude, puisque je passais du statut
d’artiste de première partie à celui de vedette, je décidai de le diviser par
trois pour me payer un guitariste de plus. J’en parle à Caratini, qui me
présente Alain Le Douarin. Alain avait été ouvrier imprimeur jusqu’au jour
où il reçut une petite somme en héritage, avec laquelle il s’acheta une
voiture d’occasion et une guitare. Il alla ensuite voir son patron et lui dit :
« Maintenant, je ne suis plus imprimeur, je suis guitariste. » Il ne savait pas
jouer. Le patron, un ami de son père, lui dit que c’était une folie, qu’avec le
Syndicat du livre il était à l’abri pour sa vie entière. Il démissionna quand
même et atterrit près de Melun, où habitait Michel Roques, un saxophoniste
et flûtiste aveugle qui vivait entouré de jeunes musiciens, dont Patrice
Caratini. Alain Le Douarin loua une espèce de cahute sans chauffage au
fond du jardin de Roques, où il vivait avec Zézette, sa femme. Il venait
apprendre dans l’ombre de Roques et, au bout de deux ans, il savait jouer de
la guitare. Il faut dire qu’il ne faisait que cela. Il représente l’autodidacte
parfait. Nous avons longtemps travaillé ensemble. Ensuite, il a bien exploité
sa fibre populaire en faisant des musiques de films et de publicités :
« Maggi, Maggi », c’est lui.
Caratini, lui, est plus politique dans sa carrière. Il a beaucoup enseigné,
dirigé l’ONJ (l’Orchestre national de jazz), écrit des musiques assez
complexes, créé une multitude de groupes, et joué avec Grappelli. Il a aussi
sa photo à la maison du tango de Buenos Aires. Caratini et Le Douarin sont
restés très proches jusqu’à ce que la mort les sépare.
À cette époque, Le Douarin voulait y arriver, il y mettait toute son
énergie, et sans doute Caratini souhaitait-il aider ce garçon qui ne mangeait
pas tous les jours à sa faim, car les cours de jazz qu’il donnait au
conservatoire de Saint-Germain-en-Laye ne lui permettaient pas de vivre
décemment.
En 1972, j’engage donc volontiers Le Douarin. Le premier soir à
Marseille, il n’a mis aucune note dedans. Je ne savais même plus si j’étais
moi-même juste, tellement il m’obsédait. Il était persuadé d’être renvoyé à
la fin du concert, mais je n’ai pas eu le courage de le virer. J’ai été bien
inspiré, car il s’est avéré un grand musicien. Au Tourski, nous avons entamé
une tournée qui aura duré quatre ans.

Au mois d’octobre 1972, j’étais donc à l’affiche de Bobino en première


partie de Brassens. On a souvent dit que Brassens m’avait choisi, mais ce
n’est pas tout à fait exact. Brassens ne m’a pas jeté, nuance ! Le mode de
production des spectacles a changé. Aujourd’hui, ce sont des producteurs
indépendants qui programment les premières parties. Comme ils cherchent
de jeunes artistes capables de s’autofinancer, ils entrent directement en
relation avec les maisons de disques. Dans le lointain passé que j’évoque
ici, c’étaient au contraire les patrons des salles (Bobino, l’Olympia, ou
autres) qui produisaient les spectacles. Brassens n’avait donc rien à voir
avec ma participation, je ne sais même pas s’il refusa jamais quelqu’un. Il
lui arrivait certes d’imposer ses copains, je pense à Pierre Louki, mais ceux
qu’il ne connaissait pas, il les laissait venir, ce qui ne l’empêchait pas d’être
extrêmement courtois, aimable et gentil avec eux. Quand Brassens
s’installait à Bobino, c’était pour trois mois. Sa seule exigence, c’était de
changer de première partie toutes les trois semaines pour donner sa chance
à un maximum d’artistes. Mais, au fond, les premières parties n’étaient pas
son souci principal : comme chacun sait, Brassens était pétri de trac avant
d’entrer en scène, ce qui l’occupait tout entier. Il avait une pudeur à se
montrer, mais il aimait aussi qu’on l’aime. C’est Patachou qui lui demanda
de monter sur scène, alors que lui pensait plutôt confier ses chansons à
d’autres. Il aura franchi le pas pour l’amour d’une femme.
J’avais quatorze ans quand j’ai rencontré son œuvre. Il venait de sortir
Les Trompettes de la renommée en 25 centimètres avec « Le temps ne fait
rien à l’affaire », « Dans l’eau de la claire fontaine », « La Guerre de 14-
18 », « Marquise », etc. J’ai tout pris dans la figure : la guitare, la chanson,
Brassens. Le jour où j’ai acheté ma première guitare chez Beuscher, le
marchand m’a vendu quatre partitions : « Le Parapluie », « Le Gorille »,
« La Chasse aux papillons » et « Les Trompettes de la renommée ». C’est
plus tard, quand j’ai eu mon premier tourne-disque, que j’ai acheté ses
albums. J’ai donc découvert Brassens par l’écrit. Quel cadeau ! Je passais
des journées entières au rythme du métronome à reproduire ses chansons
telles qu’il les avait écrites, sauf que le phrasé n’était pas tout à fait le même
parce que les copistes ne recopiaient pas rigoureusement le sien. D’ailleurs
le débat reste ouvert : le phrasé de Brassens fait-il partie de l’interprétation
ou est-ce le fait du compositeur ? Je penche pour la première option.
J’ai aussi et immédiatement été séduit par son écriture, mais je prenais
surtout un plaisir fou à interpréter ses chansons. J’aime écouter Brassens,
j’aime sa voix, sa personnalité, sa poésie, mais ce que je préfère, c’est
chanter ses titres en m’accompagnant à la guitare. J’en tire une satisfaction
physique plus forte que celle que me procurent mes propres chansons. Le
plaisir du chanteur guitariste est particulier, il donne un sentiment de liberté,
d’autonomie totale.
À la fin des années cinquante, on parlait un langage beaucoup plus
châtié qu’aujourd’hui. Les gros mots, comme on disait, étaient
rigoureusement interdits. Et Brassens, lui, se permettait de chanter des
cochonneries. Pour un gamin de quatorze ans, c’était à la fois inattendu et
réjouissant d’entendre ces mots de la bouche d’un adulte, de surcroît
respecté par les professeurs de français. Quand on citait Brassens ou Ferré
au collège, on n’attrapait pas de mauvaises notes. En revanche, Jacques
Brel était considéré comme un versificateur médiocre. Barbara, je ne sais
pas. Je l’ai découverte peu de temps après, vers 1964, j’avais quinze ans.
C’était incroyable de voir apparaître cette « femme-piano » en pleine
période yé-yé, avec un contrebassiste ou un accordéoniste, sa chanson à
texte et son air de diva. Ceux qui aimaient Brassens aimaient aussi Barbara,
ils appartenaient tous deux à la même famille artistique. Je me souviens
d’un « Grand Échiquier » consacré à Brassens où elle était invitée. Pendant
les répétitions, j’entendis Georges s’exclamer : « Étrange oiseau ! » Puis il
se tourna vers Pierre Nicolas et lui demanda : « Ça fait combien de temps
que nous le connaissons, l’oiseau de crépuscule ? » C’était à la fois très
juste et très beau.
Je pense qu’il n’est nul besoin d’appartenir à telle classe d’âge ou telle
catégorie sociale pour apprécier l’art de Brassens. On adhère ou pas à sa
façon de penser, à sa tournure d’esprit. Son public, c’est la France
profonde ; il a donné accès à la poésie à des gens qui n’y auraient jamais été
sensibles sans lui. Dans la salle, il y avait aussi bien des professeurs
d’université que des paysans. Quand j’ai tourné avec les chansons de
Brassens dans le monde entier, j’ai été surpris de constater que ce n’était
pas seulement le verbe qui séduisait, puisque j’ai rencontré des brasséniens
qui ne parlaient pas un mot de français. Bien sûr, grâce aux traductions, ils
pouvaient comprendre son propos et ses idées, mais pas les finesses de
langage. Ainsi j’ai chanté Brassens dans une ancienne fabrique de bière de
Berlin-Est, une salle mythique ouverte par un Marocain du temps des
communistes. Le Mur était tombé, mais l’architecture était intacte.
Une demi-heure avant le spectacle, le patron m’annonce que la salle est
bondée d’Allemands, dont la plupart ne parlent pas un mot de français.
J’entre en scène à reculons, persuadé de m’ennuyer puisque personne ne
comprendra les chansons ; j’ai passé pourtant une merveilleuse soirée. À la
fin du concert, je demande au Coquatrix local de me présenter un ou deux
échantillons représentatifs du public. Je le vois revenir encadré par deux
Allemands, un homme d’une cinquantaine d’années et un autre qui devait
en avoir trente. Je leur pose à tous les deux la même question : « Qu’est-ce
que vous êtes venus faire ici ? Vous ne comprenez pas ce que je chante ! »
Le plus jeune me répond qu’il ne comprenait pas non plus les chansons de
Bob Dylan et l’homme de cinquante ans me dit : « Je suis plutôt un amateur
des lieder de Schubert, mais en Allemagne, entre la chanson à boire et le
lied de Schubert, nous n’avons rien. Vous, vous avez la chanson française. »
Ils étaient venus écouter la musique de la langue, ce que nous autres
Français ne pouvons imaginer. On pense toujours qu’elle n’est pas
musicale, mais elle l’est pour un Allemand. C’est vrai qu’on peut apprécier
un concert de Dylan sans être anglophone, de même qu’on adore la voix
d’Oum Kalsoum pour sa faculté à nous embarquer dans une autre
civilisation.

Brassens créait des chansons dans le sens classique du terme, où la


musique, les paroles, le rapport entre les deux, l’interprétation, la place des
accents toniques et des rimes, etc., ont la même importance. En les étudiant
sérieusement, en les décortiquant vraiment, on prend un cours magistral de
chanson. Pour cela, il faut s’y frotter, les jouer à la guitare. Cela permet de
se rendre compte qu’un titre qui semble aussi élémentaire que « Fernande »
ne comporte pas moins de quatre accords par mesure. Il arrive que même
les plus savants guitaristes ne les repèrent pas à la première écoute. Au fur
et à mesure de son œuvre, le jeu de la main gauche se complique. Je reste
convaincu que ses goûts allaient vers la musique des Gitans. C’est
géographique : les Saintes-Maries-de-la-Mer sont proches de Sète. Ce qui
me fait aussi dire cela, c’est que, dans les groupes de Gitans, il y a toujours
un guitariste qui joue la mélodie et un autre qui fait la rythmique, une
rythmique parfaite, un métronome.

Quand j’avais quatorze ans, écouter Brassens était déjà un acte


contestataire, parce qu’à ce moment-là, à la radio, passait « Salut les
copains ». Quand j’ai commencé à travailler les chansons de Brassens,
j’étais en troisième au lycée Condorcet. Dans ma classe, il y avait deux
clans : ceux qui adulaient Claude François, Sylvie Vartan et toute la bande,
et ceux qui comme moi s’étaient épris de Brassens, des Frères Jacques, de
Léo Ferré… Nous n’étions pas les plus nombreux. D’une certaine manière,
je peux dire que ses chansons m’ont éduqué. Quand on me demande
laquelle je préfère, je suis bien incapable de répondre parce que toutes
m’ont accompagné au quotidien. Il en existe au moins une pour chaque
situation de la vie. Une pensée de Brassens peut surgir à mon esprit en
toutes circonstances. Par exemple, il écrivait : « Le pluriel ne vaut rien à
l’homme et sitôt qu’on / Est plus de quatre on est une bande de cons. »
C’est non seulement vrai mais fondamental : plus on est nombreux, plus le
QI moyen baisse. Brassens avait une façon de regarder le monde qui nous
entoure avec un constant décalage.
Quelques années après avoir découvert ses chansons par les partitions,
je suis allé l’écouter à Chaillot. C’était au Théâtre national populaire (TNP),
avec Juliette Gréco en première partie, en 1966. Je n’apprenais rien, étant
donné que je connaissais toutes ses chansons par cœur, mais je regardais
faire le bonhomme, j’observais les réactions du public et je me régalais. Je
n’ai pas été frappé par sa manière d’être. Son jeu de scène, je ne l’ai analysé
qu’en 1972, quand j’ai fait sa première partie. En l’observant tous les soirs,
j’ai constaté qu’il était aussi précis que celui d’Yves Montand mais en
minimaliste : son sourire, qui arrivait toujours un quart de seconde avant
une plaisanterie, s’affichait tous les soirs au même moment et il était
toujours identique. Quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense, c’était du
music-hall. Son interprétation était très fine, mais il pensait ce qu’il chantait
et le faisait parfaitement passer.

La première fois que j’ai rencontré Brassens, c’était à Bobino. J’avais


eu à plusieurs reprises l’occasion d’aller chez lui à Crespières parce que
Moustaki, Favreau et tous les gens qui traînaient chez Bernadette aimaient
bien y passer leurs week-ends. Trop impressionné par Brassens, je craignais
de perdre mes moyens face à lui. J’avais donc toujours refusé de les suivre.
Je ne le regrette pas vraiment, parce que, au fond, je n’ai jamais souhaité
faire partie de sa bande. En revanche, plus tard, j’ai adoré déjeuner avec lui
en tête à tête dans sa cuisine, rue Santos-Dumont. On discutait pendant des
heures et des heures, avant que sa compagne Püppchen nous rejoigne.
Les dix premiers jours à Bobino, nous nous sommes salués de loin, sans
plus. Il faut dire que j’avais peur de déranger dès que j’apercevais un poil
de sa moustache. Je me contentais de l’observer sur scène tous les soirs,
caché dans les coulisses. J’avais constaté qu’il arrivait tous les jours à
18 heures au théâtre alors qu’il ne montait pas sur scène avant 22 h 45.
Chaque jour, invariablement, son premier geste était de changer les cordes
de sa guitare. Il utilisait une marque qui avait la caractéristique de ne tenir
l’accord qu’au bout de deux ou trois jours. Elles se désaccordaient donc tout
le temps et il devait les changer sans arrêt. Pour les stabiliser, il tirait dessus
pendant deux ou trois heures avant d’entrer en scène, en vain. Il se trouve
que j’utilisais pour ma part des cordes américaines qui rouillaient moins et
tenaient l’accord immédiatement pour au moins trois jours. Un soir, à
18 heures, je lui apportai très respectueusement un jeu en lui précisant que,
avec ses argentines, il ne serait jamais juste. Je lui conseillai d’essayer les
miennes. Il me traita alors de petit con. Il m’a souvent appelé ainsi, « le
petit con », mais dans sa bouche c’était affectif. Il y avait ce « con de
Bertola », ce « con de Nicolas », etc. C’était sa façon à lui de dire aux gens
qu’il les aimait. Qui ne s’est jamais fait traiter de con par Brassens ne l’a
pas vraiment connu. Toujours est-il qu’il ne s’est jamais servi de mes
cordes ; sa guitare se désaccordait donc tout le temps. Il se réaccordait sans
diapason, et son la montait progressivement. Pierre Nicolas devait lui aussi
monter pour le suivre. C’est pourquoi ils ne finissaient jamais très justes.
Quoi qu’il en soit, cette histoire de cordes aura permis de rompre la glace
entre lui et moi. Nous apprîmes à mieux nous connaître bien plus tard, un
jour que Brassens m’avait invité pour la première fois à déjeuner, par
l’intermédiaire d’André Asséo (qui succéda à Jacques Bedos chez Polydor).
Il vint ensuite m’écouter à l’Olympia en 1974 et au Palais des congrès en
1975. Il était toujours accompagné de Lino Ventura, qui faisait dix
centimètres de moins que lui mais donnait l’impression d’être son garde du
corps avec son air revêche.
J’ai perdu Brassens de vue quand il est tombé gravement malade, à
partir de 1978-1979. Dès lors, il ne fréquentait plus que son premier cercle
d’amis. J’avoue que je suis longtemps resté intimidé par lui. J’ai mis un
temps fou à le tutoyer, même si ça l’agaçait que je le voussoie. Au bout
d’un certain temps, j’ai tout de même fini par y arriver. Quand nous
déjeunions ensemble, on se racontait des anecdotes de tournées, il me
parlait aussi de littérature – tout le monde sait qu’il lisait énormément. C’est
chez lui que j’ai le mieux goûté Brassens. Parfois il me chantait des
chansons, il en connaissait des centaines par cœur. Un jour, il interpréta
pour moi « Il fait beau à Paris » de Jacques Grello : « Les touristes en
moiteur / Cherchent leur route à l’ombre des jeunes flics en sueur / Il fait
chaud. »
À la mort de Brassens, son ami Mario Poletti m’a donné quelques
ouvrages de sa bibliothèque. Brassens les commandait par dix et Poletti, qui
travaillait chez un éditeur, se chargeait d’effectuer les achats. Brassens
l’appelait à 5 heures du matin pour passer sa commande, l’autre la prenait,
encore endormi. Comme Brassens ne sortait pour ainsi dire jamais, il
trouvait toujours des copains pour aller lui acheter ce dont il avait envie ou
besoin. En gros, c’était Poletti pour les livres et Pierre Onteniente, alias
Gibraltar, pour tout le reste.
S’agissant du côté technique, il était assisté par sa maison de disques,
du temps où il y avait encore chez Philips des ingénieurs maison. Brassens
faisait de la radio amateur, il adorait écouter les radios téléphone. Il bricolait
lui-même, il avait cette obsession. Dommage qu’il n’ait pas vécu plus
vieux, l’informatique l’aurait passionné.

Brassens aura été présent à trois moments clefs de ma carrière : à


quatorze ans, quand j’ai découvert la chanson, à vingt-trois ans, quand j’ai
connu le succès en assurant sa première partie, et enfin en 1997-1998, à
l’abord de la cinquantaine, lorsque j’ai fait le tour du monde avec ses
chansons. Il aura ainsi occupé la première place dans ma vie à trois reprises,
mais une seule fois physiquement. Est-ce que cela fait de moi l’un de ses
fils spirituels ? Je dirais qu’il considérait tous les jeunes chanteurs comme
ses héritiers. Il en a invité beaucoup à déjeuner, j’étais loin d’être le seul.
Tous les chanteurs de ma génération ont des souvenirs avec Brassens, que
ce soient Yves Duteil, Alice Dona, Serge Lama ou Philippe Chatel. Il
s’intéressait à ce qui se faisait de nouveau. Je ne connais pas un auteur-
compositeur qui ne doive rien à Brassens. Il était, à cette époque, un
chaînon fondamental.
Le seul conseil qu’il m’ait jamais donné portait sur « La Petite Fugue ».
J’avais écrit « Éléonore, un jour » Il m’a dit d’essayer plutôt « Un jour,
Éléonore ». La nuance était fine, mais c’était tellement mieux ! Il donnait
très peu de conseils, mais je garde encore en mémoire une phrase, que j’ai
appelée le théorème de Brassens : « Si tu peux, à la fin d’un repas, te lever
et émouvoir les gens en chantant ta chanson avec juste le rythme tapé de la
main sur la table, orchestre ensuite comme tu veux, ça n’a pas
d’importance. »
Plus tard, bien plus tard, j’ai fait une première tournée de dix-huit mois
avec son répertoire. Ce tour de chant ne devait durer que deux semaines à
Paris, juste pour signaler la sortie du disque 12 Nouvelles de Brassens, où je
reprenais quelques-unes de ses chansons posthumes. Il m’a entraîné dans
une tournée de dix-huit mois. On ne se remet pas facilement d’une telle
aventure. Après, j’ai ressenti le besoin de partir en tournée avec mes
propres chansons, afin de les réapprendre, de refaire connaissance avec
elles.
Pour les deux tournées Brassens, j’avais un tabouret et un livre sur un
pupitre. Le public me donnait des chiffres qui correspondaient à des
chansons sur mon livre. C’était un programme à la carte mais à l’aveugle.
J’avais opté pour cette méthode parce que, si j’avais demandé des titres de
chansons, le public aurait tout le temps réclamé les plus populaires. Je
n’aurais jamais interprété « L’Ancêtre », dont beaucoup ignorent
l’existence : « Émules de Django, disciples de Crolla / Toute la fine fleur
des cordes était là / Pour offrir à l’ancêtre, en signe d’affection / En guis’ de
viatique, une ultime audition. » Brassens considérait donc qu’il était
possible d’égaler Django Reinhardt mais pas Henri Crolla, dont on ne
pouvait être au mieux que le disciple.
J’ai enregistré toutes ses chansons. Il y en a cent soixante et onze.
Brassens mérite son Glenn Gould, qui a enregistré toutes les œuvres pour
clavier de Bach.

Bien avant ces deux tournées, dès 1979, donc du vivant de Brassens, je
lui avais déjà consacré un tour de chant complet. Il n’était pas venu car il
était déjà très malade, mais il en avait eu vent. Sur le moment, je n’ai pas su
ce qu’il en avait pensé, ni après puisque je ne l’ai plus revu – il est mort en
1981. Cependant, Mario Poletti m’a beaucoup ému quand, après sa
disparition, il me montra une cassette, une copie pirate de mon disque, sur
laquelle Brassens avait écrit de sa main : « Le Forestier chante Jojo. » Il
avait donc aimé.
Je suis heureux d’avoir rendu hommage à Brassens de son vivant. De
même que j’ai rendu hommage à Reggiani et à Félix Leclerc quand ils
étaient encore de ce monde. Pour Félix, nous avions donné un spectacle au
festival de Bourges en sa présence. J’avais interprété « Le Tour de l’île » et
« Bozo », sur des arrangements de François Rauber.
Le temps passe, et mon intérêt pour l’art de Brassens ne s’émousse pas.
Nous avons tous des poèmes, des romans ou des films que nous
connaissons par cœur mais dans lesquels nous nous replongeons
régulièrement, et chaque fois découvrons des détails qui nous ont échappé.
J’ai beau chanter et rechanter les chansons de Brassens, j’y prends toujours
du plaisir parce qu’elles sont vraiment faites pour la voix et la guitare
ensemble. Si je chante Brassens sans m’accompagner, je perds la moitié du
plaisir. Le cerveau n’a pas besoin de se mettre en ébullition, c’est cohérent,
naturel. L’instrumentation est extrêmement minimaliste (une guitare, une
voix) mais suffisante. Je trouve même la contrebasse superflue.

Tino Rossi, Mireille et Jean Nohain sont les chanteurs qui ont bercé la
jeunesse de Brassens, car sa mère les écoutait à la radio. Je conçois qu’il ait
pu avoir une admiration professionnelle pour les mélodies de Vincent
Scotto, mais, personnellement, le personnage de Tino Rossi m’a toujours
plutôt fait rire, parce qu’il me paraissait d’un autre monde. Ce qui est idiot,
au fond, car je ne le connaissais pas vraiment : je ne l’ai rencontré qu’une
seule fois. La particularité de Tino Rossi, c’était sa voix. Une anecdote à ce
propos est restée célèbre : la première fois qu’il se produisit à l’Alcazar de
Marseille, il y avait un bordel monstre dans la salle et, soudain, une voix de
stentor se mit à hurler : « Taisez-vous, laissez-moi écouter le mime ! » Il
faut dire que le chanteur n’avait pas une grande puissance vocale. Avec
Jean Sablon, il a été le premier à utiliser un micro.
Pour tout dire, j’ai du mal à admettre que Brassens ait pu tellement
admirer Tino Rossi, ce qui, au fond, est stupide, car sans doute l’appréciait-
il vraiment. Mais je préfère mettre l’accent sur Vincent Scotto. À l’inverse,
je comprends parfaitement son admiration pour Mireille et Jean Nohain, qui
furent parmi les premiers (avec Jean Tranchant) à faire swinguer la langue
française. Leurs chansons étaient vraiment bien faites. Malheureusement,
on garde une image un peu ridicule de Jean Nohain, celle de l’émission
télévisée « Trente-six chandelles », où « tout le monde il était beau, tout le
monde il était gentil ». Il présentait la première émission de variétés qui
n’était ni meilleure ni moins bonne que celles de Guy Lux ou des
« Numéro 1 » de Maritie et Gilbert Carpentier. Mais ce personnage
d’animateur de télé a fait totalement oublier le formidable parolier qu’il
avait été. Mireille aussi, c’était quelqu’un ! Récemment, je me suis plongé
dans son autobiographie, Avec le soleil pour témoin, où elle raconte des
anecdotes de sa vie avec Emmanuel Berl. Quand la guerre éclata, ils prirent
la fuite avec Malraux pour la zone libre. Dans le train, Malraux, qui était
bourré de tics, crevait de peur à l’idée que les flics puissent le reconnaître.
Berl le rassura : s’ils devaient d’emblée identifier une personne dans ce
compartiment, ce serait Mireille. Effectivement, quand des agents de police
arrivèrent, ils demandèrent immédiatement un autographe à Mireille sans
prêter attention aux deux hommes qui l’accompagnaient. C’était une star.
Moi, je la considère comme une pure jeune fille de bonne famille qui avait
rapporté des éléments de jazz de ses années passées aux États-Unis.
Pourtant, c’est Charles Trenet qui restera dans l’histoire comme celui qui, le
premier, aura amené le swing dans la chanson française, de même que l’on
retiendra qu’Elvis Presley a inventé le rock’n’roll en oubliant tous ceux qui
avaient fait le chemin avant lui. Il est seulement, comme Trenet, celui qui a
su le mieux exploiter le filon.
Aujourd’hui, je n’écoute plus les chansons de cette époque, mais il peut
m’arriver de me les fredonner : « Couchés dans le foin », « Ce petit
chemin »…

Il y a quelques années, j’ai écrit « La Visite », le récit d’un pèlerinage


sur la tombe de Brassens. En remontant en voiture de la Côte d’Azur
jusqu’à Toulouse avec mon fils Philippe, nous nous sommes arrêtés à Sète
pour nous y recueillir. Lorsque je suis arrivé à destination, la chanson était
faite. Elle évoque la mort, mais l’amour aussi ; quand Brassens parlait de la
mort, il l’associait toujours à une femme. Lorsque Joël Favreau est tombé
sur le texte, il m’a demandé s’il pouvait tenter de le mettre en musique. Il
l’a fait en évoquant bien sûr « Supplique pour être enterré sur la plage de
Sète ».
Je fais que passer ma route
Pas vu celle tracée
Passer entre les gouttes
Évadé belle
Les feux de la rampe

QUELQUES mois avant que ma carrière ne décolle en octobre 1972,


j’ai été à l’affiche du spectacle de Serge Lama, quatre ou cinq dates sur sa
tournée dans le sud-ouest de la France. J’ai été frappé par le prix des places,
qui s’élevait à 50 francs – environ 50 euros aujourd’hui. Chaque soir, la
salle était vide d’un tiers tandis que, dehors, trois cents personnes,
principalement des jeunes, se plaignaient du prix exorbitant du ticket
d’entrée, qu’ils ne pouvaient s’offrir. J’ai dit au producteur de Serge, Eddie
Marouani, combien je trouvais cela dommage ; à 10 francs la place, la salle
aurait été pleine, il aurait fait rentrer autant d’argent et le nombre de nos
spectateurs aurait augmenté. Dès que j’ai eu le pouvoir d’imposer mon prix,
c’est ce que j’ai fait. C’était une des clauses majeures de mes contrats. Cela
a duré trois ans, de 1973 à 1976.
La plupart du temps, les organisateurs respectaient la clause en
question. Mais, à trois reprises, ils ont essayé de tricher. Je l’ai su
immédiatement et j’ai fait rembourser un à un tous les spectateurs. Je me
souviens qu’à Lille ils avaient vendu deux mille huit cents places à
11 francs. C’était un de mes tout premiers concerts à 10 francs et les
organisateurs ne savaient pas encore que j’étais intraitable. Je n’ai pas
transigé, et il a fallu trouver le soir même deux mille huit cents pièces de 1
franc. Cela dit, peut-être qu’il y avait un marché noir de billets avec des
prix exorbitants, un marché parallèle organisé par les producteurs eux-
mêmes. Allez savoir !
Ce n’était pas de la provocation de ma part, j’étais sincèrement
persuadé d’être dans le vrai : il valait mieux une salle pleine à 10 francs la
place qu’une salle à moitié vide à 50 francs la place, voilà tout. Je pouvais
me le permettre dans la mesure où j’avais un coût de production
particulièrement bas. Je remplissais des salles gigantesques avec en tout et
pour tout deux musiciens et un ingénieur du son. Quand il y a vingt-cinq
personnes à embarquer en tournée, c’est évidemment impossible. J’ai fait
scandale, on m’a accusé de casser le marché, taxé de concurrence déloyale :
une place pour un concert de Michel Sardou s’achetait entre 30 et 50 francs.
C’est un journaliste du Figaro qui a lancé cette idée de concurrence
déloyale. Je proposais un spectacle à 10 francs, alors que tous les autres
étaient à 50 francs. Cela n’est venu à l’idée de personne que mon public
puisse être moins riche que celui de Michel Sardou ! Je suis néanmoins bien
obligé d’admettre que le scandale était justifié, mais je n’en ai eu vent
qu’après. Sur le moment, je ne m’en préoccupais pas, je tournais sans arrêt,
j’avais la tête dans le guidon. Cela ne m’a pas éclaboussé. Je pense que le
microcosme en a été perturbé, mais je ne voyais pas en quoi j’étais
concerné. Au final, ma proposition n’a pas tant déplu puisque la tournée en
question a été extrêmement fournie. Les producteurs de spectacles ont tous
râlé, mais ils s’y sont quand même pliés, non sans me reprocher malgré tout
de les mettre en déficit. À plusieurs reprises, je leur ai demandé de me
prouver qu’ils étaient déficitaires. J’attends toujours les preuves.
L’organisateur du festival Paléo de Nyon, en Suisse, que j’ai revu des
années plus tard, m’a dit alors qu’il avait perdu de l’argent. Il est vrai que,
dans le contexte d’un festival, cela pouvait poser problème. Vrai aussi que
mon système remettait en cause les réductions dont les abonnés
bénéficiaient. De fait, ils n’avaient plus aucun privilège, parce que les
places ne pouvaient décemment être vendues à moins de 10 francs. Je dois
avouer que je n’avais pas étudié la question. Beaucoup de professionnels
ont dit que c’était une aberration, mais il y a quand même eu un producteur,
Roland Hubert, qui a assuré deux ans de tournée dans ces conditions sans
faire faillite, du moins pas à ce moment-là. Il faut croire que c’était tout de
même faisable. En outre, je doute du fait que des gens aient pu perdre de
l’argent à cause de moi pour une raison bien précise : je me faisais payer au
pourcentage sur la recette. J’avais un cachet minimum de 5 000 francs, et je
donnais 10 % à chaque musicien, 10 % au sonorisateur et 10 % à
l’imprésario. S’il y avait une recette supérieure à cette somme, je touchais
un pourcentage. Il aurait fallu que je me produise dans des salles vraiment
minuscules pour que ce ne soit pas rentable.
J’ai mis fin à cette pratique à cause de l’inflation de mon spectacle, qui
coûtait de plus en plus cher à monter, et de l’inflation tout court. Plus le
temps passait et moins on avait de choses pour 10 francs. J’ai tenu bon
pendant trois ans. La quatrième année, j’ai donné une série de concerts au
cirque d’Hiver, où le prix des places s’élevait à 18 francs. Mais il y avait dix
musiciens sur scène, un mime, une jongleuse et un metteur en scène, le
comédien Philippe Avron. Nous n’avons pas perdu d’argent grâce à
l’éclairagiste André Diot : voyant que je n’avais pas prévu de budget
lumière (je n’en avais jamais eu auparavant), il a emprunté pour un mois le
matériel de la SFP (Société française de production). J’ai eu tout le matériel
gratuitement, ce qui m’a évité de plonger. Cela a eu le mérite de me faire
prendre conscience que le système était plus fort que moi. C’est à ce
moment que j’ai arrêté de m’occuper personnellement de l’aspect financier
de mes spectacles. Mais j’ai toujours veillé à ce que le prix des places ne
soit pas exorbitant : cela m’aurait semblé très malhonnête, puisque, en
amont du spectacle, je n’ai jamais eu de coûts de production énormes.
Au bout du compte, je suis fier d’avoir eu cette idée de places à
10 francs, parce qu’encore maintenant des gens m’en remercient. Ils me
disent qu’ils ont assisté à leur premier concert grâce à moi. Cela me fait
vraiment plaisir. Je n’ai pas œuvré tant que cela contre le système puisque
d’une certaine manière j’ai créé un produit d’appel, en donnant aux gens
l’adresse du théâtre et l’envie d’y aller.
À partir du Palais des congrès en 1975, j’ai refusé les générales de
presse, et je continue de m’y soustraire ! Je l’avais fait préciser sur le carton
d’invitation du Palais des congrès par une formule du genre : « Pour vous
éviter des mondanités inutiles… » L’idée de départ était de profiter
pleinement de tous mes invités, que je conviais à dîner après le spectacle,
chez moi, boulevard Henri-IV. Ils choisissaient leur soir et certains de mes
amis, sans se connaître, s’y retrouvaient. Cela a donné lieu à quelques
rencontres aussi inattendues que réjouissantes. C’est ainsi que j’ai fait la
connaissance de Jean-Louis Bory, pour ne citer que lui.
C’est aussi une manière de m’épargner le stress d’une première
parisienne : devant un parterre parisien, je ne peux m’empêcher de me
sentir comme devant une cour de justice. Je préfère que les juges soient
noyés dans un « vrai » public. Si les spectateurs ne sont composés que de
juges, face à moi, je passe à coup sûr une soirée épouvantable. D’ailleurs,
un public de première ne réagit pas. Chacun se demande ce qu’il va bien
pouvoir dire d’intelligent dans la loge. Je n’étais pas le seul de mes
collègues à détester l’exercice. Après Mai 68, nous avons été quelques-uns
à innover, à essayer de faire évoluer le système. La création du café-théâtre
en est un bon exemple. Il se trouve que j’avais le pouvoir de frapper fort. Je
ne m’en suis pas privé.

En 1975, j’ai connu une sorte de dépression liée au succès. J’ai paniqué
à la vue des affiches du Palais des congrès en quatre mètres sur trois sur les
murs de Paris. Certains en raffolent, mais, moi, c’est le genre de choses qui
m’a toujours angoissé. L’été suivant, pour la première fois, je me suis rasé
la barbe et je suis parti, en juillet, avec Alain Le Douarin pour un long et
beau voyage. Alain et moi avions la même envie de nous tirer. Pour ma
part, j’étais perturbé, je ressentais un besoin urgent de retrouver de vraies
valeurs, de prendre l’air, parce que cela ne tournait plus rond dans ma tête.
Le succès m’avait partiellement détruit.
Nous sommes partis d’Irigny, dans la banlieue sud de Lyon. Près de
Chablis, le village d’Anne Sylvestre, j’avais acheté pour 500 francs un
corbillard municipal. Par ailleurs, je m’étais fait prêter par un copain
garagiste une sorte de plate-forme qui sert à transporter les voitures de
formule 1. J’avais mis mon corbillard dessus et attelé le tout à mon Range
Rover. Je suis allé dans cet équipage improbable à Irigny, où vivait mon ami
Edmond Reynaud, un excellent dresseur de chevaux rencontré chez Nuno
Oliveira. Reynaud était fou, mais d’une folie qui confine au génie. Pour
payer les frais de vétérinaire de son étalon portugais, Escudero, il songeait à
louer son pré dans lequel vivaient ses deux juments : Astrée, dix ans, toute
grise, et sa fille Fanfare, quatre ans. Reynaud vivait proche de ses chevaux,
au point de les laisser entrer dans sa maison, comme des animaux de
compagnie. Quand il allait boire un verre au bistrot du village, il entrait
avec Fanfare. Pour l’aider à résoudre ses problèmes d’argent, je lui proposai
d’atteler les deux juments afin de libérer son pré et de dresser Fanfare à
l’attelage par la même occasion.
Nous savions juste que nous allions vers le Sud, en n’empruntant que
les petites routes. Je menais ce convoi qui faisait un boucan monstre, les
roues étaient en bois et en fer, sans pneu. Le premier jour, nous n’avions
parcouru que six kilomètres mais nous étions épuisés. On dormait dans les
champs, et au petit matin on repartait. En fin d’après-midi, on buvait un
verre dans le village le plus proche, on discutait avec les gens pour leur
demander où loger nos juments pour la nuit. Soit les clubs hippiques nous
accueillaient, soit un paysan nous prêtait un lopin de terre. Parfois, le maire
nous offrait le terrain de foot. Nous avions quand même apporté avec nous
cinquante kilos d’avoine, ce qui nous donnait une courte autonomie, mais il
fallait trouver de l’eau et de l’herbe pour les juments. On a toujours été bien
accueillis, sauf à Suze-la-Rousse, où on s’est fait virer par les gendarmes,
qui nous ont pris pour des Gitans. Il est inutile que le maire de Suze-la-
Rousse m’écrive pour me dire que le pays a changé, je le sais.

L’un de nous deux dormait sous le corbillard, l’autre dedans. Ce n’est


pas très original de s’allonger dans un corbillard, c’est même fait pour. On
attachait nos juments aux roues pour qu’elles ne s’enfuient pas. Une seule
fois en deux mois, elles partirent toutes les deux en pleine nuit. En chaleur,
la petite se lança à la conquête d’un mâle, comme cela arrive aux filles
quelquefois. Dans sa recherche, elle se fit accompagner par sa mère. Joli,
non ? Nous sommes restés dix jours en Avignon, où nous avions retrouvé
Bernard Tournois, un des six journalistes grévistes de l’ORTF, qui n’avait
jamais été réintégré. Il habitait une maison sur les hauteurs, avec un pré. Il
fallait laisser reposer les jarrets avant de partir en direction du Lubéron,
jusqu’à Lourmarin, puis de remonter à Lyon. C’est très amusant et
particulièrement zen d’avancer au pas d’un cheval. On peut compter les
épis de maïs. Ce qui est formidable aussi, c’est l’accueil ; car on a besoin
des autres, il est impossible de transporter dans un corbillard assez d’avoine
pour tenir deux mois. Quand on se promène avec des chevaux, les gens
n’offrent pas spontanément un lit, mais ils trouvent toujours une solution
pour les bêtes.
Ce voyage était une nécessité, mais aussi une occasion de faire
connaissance avec l’art de l’attelage. De retour à Irigny, les juments
faisaient quand même les créneaux en marche arrière.
Nous avons rencontré beaucoup de gens. J’avais rasé ma barbe, ne
conservant qu’une moustache, si bien que personne ne me reconnut pendant
ces deux mois. J’ai reproduit cette expérience vers 1984-1985 en rasant de
nouveau ma barbe. Mon nom était connu, pas ma gueule. Sinon, pour se
balader incognito, il faut aller à l’étranger.
Ce genre de périple était dans l’air du temps. Certains de mes amis
avaient vécu des expériences similaires, des aventures équestres. La sœur
de Jean-Michel Caradec était remontée de Lisbonne à Paris à cheval ; il faut
avoir une certaine rigueur pour parcourir de tels trajets à cheval. Ceux qui
aiment les chevaux adoptent une hygiène de vie déterminée par la bête, qui
a besoin de boire et de manger à peu près à heure fixe, sous peine de tomber
malade. Le cheval est doté d’un intestin grêle extrêmement long qui fait des
nœuds ; si on lui donne à manger avec trop de retard, c’est aussi dangereux
pour lui que pour nous. Le cheval peut devenir malade, comme je l’ai dit,
mais encore fou, ou les deux.

J’avais vingt-six ans et j’ai mis du temps à m’apercevoir de ma


popularité délirante. J’avais acheté un ancien entrepôt d’apéritifs sur le
boulevard Henri-IV, avec une grande cave aménagée en home studio. Je
vivais là entre deux tournées. J’y passais pourtant peu de temps, car j’étais
devenu boulimique de concerts. Je me sentais complètement coupé de la
réalité. J’ai pété les plombs quatre ans après le début de l’explosion
médiatique. Dans les interviews, on me posait des questions auxquelles
j’étais incapable de répondre, je disais toutes sortes de conneries. Sans
compter l’hystérie des groupies, qui peut parfois être vécue comme une
agression. Un des avantages, néanmoins, avec les filles, était qu’il n’y avait
jamais aucune ambiguïté : elles ne tombaient pas amoureuses de moi, mais
du chanteur sur l’affiche. Je ne vous parle même pas de la colonie de pique-
assiette que j’ai entretenue pendant des années. Cela me rappelle une
chanson de Serge Lama, « La Fronde » : « Je vis entouré de ma bande de
conseilleurs et de payeurs / Je fais triompher la légende qui dit qu’un artiste
a du cœur / Si j’ai du cœur c’est par faiblesse / Par peur de rentrer seul chez
moi. » D’une manière générale, les gens ne me parlaient plus que de moi, si
bien que j’en arrivais à ne plus penser qu’à moi. À cause de mon succès,
toutes les relations humaines ont été faussées. Seule l’équitation me sortait
de cet « enfer ». Quand j’allais au Portugal passer quelques semaines dans
le manège de Nuno Oliveira, je pouvais de nouveau mener une vie normale,
parce que, là-bas, la star, c’était lui.
Si nous étions une vingtaine de convives à la table d’un restaurant,
c’était à moi que le serveur présentait l’addition. Il s’agissait d’un fait
acquis. À vingt-cinq ans, comme tous mes potes étaient dans la mouise, je
trouvais aberrant que quiconque paie son repas. Je payais donc tout le
temps, pour tout le monde. Je ne le regrette pas, simplement je me demande
si c’était bien utile. Au bout d’un moment, il faut que cela cesse parce que,
économiquement, les années se suivent et ne se ressemblent pas. J’étais
sans cesse sollicité, et aujourd’hui encore je reçois des lettres d’inconnus
qui prétendent éprouver une difficulté passagère et qui me demandent
50 000 euros. J’ai renoncé à y répondre parce que j’ai trop donné ; en outre,
je trouve cela injuste. Ce n’est pas à moi de résoudre leurs problèmes. Je
peux aider des gens de ma famille ou des proches, je peux donner de mon
temps pour les Restos du cœur et Sol en si, mais je n’irai pas plus loin. On
peut aussi ne rien faire, ou très discrètement, mais alors on n’utilise pas
notre arme principale, qui est la notoriété. Cela dit, aux Restos du cœur,
nous ne faisons pas la charité, nous vendons des disques. On ne demande
pas 15 euros contre rien, on propose d’acheter un disque et un DVD de très
bonne qualité, où les gens retrouvent les voix des interprètes qu’ils aiment.
Nous nous y consacrons dix jours par an. C’est un travail de citoyen comme
celui de n’importe quel bénévole. Ce qui prête à confusion, c’est que nous
prenons un immense plaisir à le faire, et nous ne nous en cachons pas. Mais
nous avons de bonnes raisons de nous réjouir. Par exemple, à partir du
moment où Eddie Barclay a cessé de se remarier, il a bien fallu trouver de
nouvelles occasions pour les artistes de faire connaissance ! Jean-Jacques
Goldman dit parfois qu’il y a bien des gens de notre âge qui se donnent
rendez-vous tous les ans pour jouer au golf ! Pourquoi se priver de joindre
l’utile à l’agréable ? Je me souviendrai toujours de cette réflexion cynique
que Jean-Marie Bigard nous a lancée un jour en partant : « Pourvu qu’il y
ait encore des pauvres ! »
Les Restos du cœur ont été inventés par un clown, repris par des
saltimbanques, gérés par une bonne équipe et entretenus par une chaîne de
bénévoles. Ce rendez-vous annuel sur scène, qui se renouvelle et intègre de
nouveaux artistes, a beaucoup fait évoluer le métier. On est moins chacun
dans notre coin, on se voit davantage. C’est plaisant et intéressant de se
frotter à plusieurs générations. Je constate que cela fait évoluer le show-
business de manière positive. Sans les Restos du cœur, Aznavour aurait-il
rencontré MC Solaar ?
Léo Ferré avait déjà eu le désir de faire travailler des artistes ensemble,
mais sans le côté caritatif. Un soir, vers 1975, je reçus un coup de téléphone
de sa part. Il voulait nous voir, Julien Clerc et moi. Il avait pensé à un
spectacle pour nous deux, Nougaro, Mouloudji et lui, qui dirigerait
l’orchestre symphonique. Il était jaloux du succès du trio Leclerc-
Vigneault-Charlebois. Il voulait être le premier à réunir des chanteurs
français. Nous avons discuté très tard dans la nuit et, dès le lendemain, j’ai
donné par téléphone à Julien le texte de « À mon âge à l’heure qu’il est ».
Léo Ferré m’avait fait prendre conscience qu’il était dommage de vivre la
même époque et de ne pas la partager en chansons.
Je regretterai toujours que Claude Nougaro n’ait pas pu participer aux
Restos du cœur. Il est mort la veille de notre passage à Toulouse. Je suis un
fan absolu de Nougaro, je connais tout ce qu’il a écrit, y compris des
chansons comme « Far West » ou « La Berceuse à pépé ». Autant je
répugne à confondre la poésie et la chanson, autant je trouve que les textes
de Nougaro en sont un savant mélange ; ils peuvent aussi bien être lus que
chantés. Quand il écrit des paroles sur des musiques existantes, des thèmes
de jazz principalement, on mesure vraiment ses qualités d’auteur de
chansons. Ce qui différencie un poète d’un parolier, c’est que le parolier
doit se préoccuper de la coïncidence des accents toniques du texte et de la
musique. Soit pour les placer de manière cohérente, soit pour les mettre en
opposition. Un jour, j’ai entendu un directeur artistique se plaindre de
recevoir des textes par centaines. Il ne savait qu’en faire. Je lui ai suggéré
de les renvoyer à leurs auteurs avec deux ou trois musiques, histoire de voir
s’ils étaient capables d’écrire sur la mélodie. C’est une bonne manière de
faire le tri.
Nous aurons quand même connu de très beaux personnages dans ce
métier… Je pense notamment à Alain Souchon. Quelle merveille, quel
trésor vivant ! Il est réservé, attentif aux autres, parlant très peu de lui-
même, et quand il en parle, c’est pour s’en moquer ; il raille d’ailleurs les
autres autant que lui-même. Il a un côté très british.

Avec Nougaro, j’ai chanté « La Danse » lors du spectacle récurrent


organisé par Jean-Félix Lalanne, « Autour de la guitare ». Ce duo est né en
réalité d’une méprise. On m’avait demandé d’interpréter une chanson de
Nougaro dans le cadre du festival de Montauban. J’avais choisi la plus
pianistique de son répertoire, « La Danse » donc, et j’avais demandé à Jean-
Félix de l’arranger pour deux guitares. C’était injouable, pourtant il l’a fait.
À mon arrivée à Montauban, on me dit qu’il n’avait jamais été question que
je chante une chanson de Nougaro. Je suis donc allé dans sa loge lui
présenter cette version. L’année d’après, nous l’avons enregistrée, lui et
moi, pour Autour de la guitare.
Contrairement à Nougaro, je n’ai jamais tenté de m’ouvrir au jazz.
Patrice Caratini, qui est un maître en la matière, a mis au service de mes
chansons ses capacités d’improvisateur sans jamais pousser dans un style
jazz, quel qu’il soit. Moi, je ne suis pas un improvisateur, le jazz n’est pas
ma musique ; j’avoue même qu’elle m’ennuie assez fréquemment. Je me
souviens de m’être endormi dans des boîtes de jazz. Je le ressens comme
une musique assez égoïste, tournée vers le musicien qui joue. Sans doute
est-elle d’ailleurs plus agréable à jouer qu’à écouter. Je suis tenté de
considérer le jazz comme une agréable musique de fond, mais, si je dis cela,
je risque de me faire haïr. Disons qu’il ne m’intéresse que quand il est servi
par des musiciens exceptionnels. Je ne suis pas encore lassé de l’intégrale
de Miles Davis.

Je n’ai jamais rêvé de devenir une vedette mais j’avais globalement


envie de réussir, ou plutôt de me réaliser dans le monde des arts et du
spectacle. Je me suis dirigé très tôt vers ce type de carrière en m’inscrivant
au cours Florent et en prenant des leçons de mime avec Wolfram Mehring
d’abord, puis avec Étienne Decroux.
Le mot « icône » revient fréquemment pour parler des vedettes. On
l’emploie à tort et à travers puisqu’une icône n’est pas une célébrité, mais
une image pieuse devant laquelle on se recueille dans les églises
orthodoxes. Pareil pour le mot « star ». Une étoile, c’est brillant et
inaccessible. L’expression « star de télé » est un non-sens. Est-ce le vide
religieux qui fait idéaliser les gens connus au-delà du raisonnable ?
Mon premier imprésario, Eddie Marouani, m’avait dit en substance,
alors que j’en avais assez de signer des autographes, qu’il y avait un côté
pervers de la notoriété, dans le sens où, si l’admiration que vous suscitez et
qui vous agace s’étiole, vous risquez de la rechercher. Il m’a dit qu’un jour
cela pourrait me manquer. À une époque, en effet, ma cote de popularité a
baissé, mais pas à ce point.
J’ai rompu en 1974 avec Eddie Marouani. J’avais le sentiment qu’il
s’occuperait toujours plus de Serge Lama. Surtout, j’avais terriblement
envie de travailler avec Bertrand de Labbey, l’éditeur de Gilbert Bécaud et
le producteur de Julien Clerc. Il dirigeait une entreprise à Reims quand il fut
bouleversé par un récital de Bécaud. Il se faufila à la fin du spectacle dans
les coulisses pour lui offrir ses services. Deux mois plus tard, Bécaud lui
proposait la gérance de la maison d’édition qu’il fondait, Le Rideau rouge.
Bertrand me semblait être un homme à part dans le métier, où on ne
trouvait pas de gens sortis d’HEC, pas de grosses pointures avec une vision
à long terme. On ne rencontrait que des commerçants plus ou moins
compétents.
Quand je demandais à des membres du show-business de me dire quel
était mon outil de travail, ils me répondaient tous que c’était ma guitare.
Bertrand de Labbey m’expliqua que c’étaient mes moyens de production.
Son principe : si je suis propriétaire de mon outil de travail, je suis libre.
Grâce à la part éditoriale des droits Sacem, on pouvait faire démarrer une
maison de production. Si l’éditeur touche une grosse partie des droits, c’est
que la Sacem a été créée à une époque où les chansons étaient
exclusivement diffusées par le biais des partitions, vendues par les
chanteurs de rues. Dans cet équilibre entre le producteur de contenu (les
disques) et les exploitants de tuyaux (radios et télévisions), l’éditeur était le
seul tuyau. Il s’est taillé une jolie part et l’a gardée jusqu’aujourd’hui.
Je n’ai pas été le premier à monter ma propre société d’édition. Béart,
Brassens, Aznavour et Bécaud l’avaient fait avant nous. Disons qu’avec les
artistes de ma génération le principe s’est généralisé.

L’exploitation de mes chansons est un travail qui se fait un peu tout


seul, spontanément. Les demandes parviennent à ma maison d’édition, qui a
longtemps été gérée par Marcia de Labbey. Marcia s’occupait des
adaptations et gérait les demandes : les droits d’utilisation pour un film, un
karaoké, etc. Le rôle de l’éditeur est de suivre de près le destin d’une
chanson. Rares sont les grands éditeurs indépendants comme Gérard
Davoust. Aujourd’hui, la plupart des éditions appartiennent au contraire à
des multinationales. Elles se sont longtemps contentées de récupérer les
droits, négligeant le travail de promotion des chansons parce qu’elles
considéraient que ce travail était du ressort de la maison de disques. La
situation actuelle des métiers de la musique les amène de nouveau à
investir.
Grâce aux éditions, j’ai pu donner un coup de pouce à Joël Favreau en
produisant un de ses disques. Il avait de belles chansons, mais pas de
maison de disques. Comme j’avais de l’argent à l’édition, je lui ai proposé
de les enregistrer. Le disque est malheureusement passé inaperçu. Je me
suis rendu compte que je pouvais financer, mais que je ne savais pas
promouvoir. Ce n’était pas mon métier. C’est dommage, parce qu’il
contenait de superbes chansons comme « La souris a peur du chat »,
« Lorsque je serai mort », « La Vie à l’envers », etc. J’ai fini par le libérer
de ses engagements, afin qu’il puisse les exploiter.
Joël Favreau a fait par la suite une drôle de carrière, ce qui n’est pas très
étonnant : c’est un drôle de personnage. Il a été plus proche de Moustaki
que de Brassens. C’est un homme d’une timidité terrible, qui s’est toujours
mis en retrait. Il a accompagné des chanteurs tout en écrivant des chansons
magnifiques. Il n’est pas atteint de cette maladie, propre aux interprètes, qui
est de se mettre en avant parce qu’ils sont persuadés d’être les meilleurs.

Je ne suis pas du tout un homme d’affaires. J’ai dirigé ma société


d’édition pendant quelques années, je l’ai laissée au bord de la faillite.
Quand j’étais jeune, je pensais vraiment que je devais tout contrôler, que je
devais m’occuper de tout moi-même. Maintenant, je fais la distinction entre
le show et le business. La première chose que fait mon agent quand il arrive
au bureau, c’est d’ouvrir le courrier. Moi, le matin, j’écoute ce que j’ai créé
la veille. C’est mieux ainsi. Gérer une carrière d’artiste est un métier qui
exige de vraies compétences. La plupart du temps, l’artiste ne les a pas.
Mon agent me donne la liberté de créer, il n’intervient jamais là-dedans. En
retour, je n’interviens quasiment pas dans sa gestion.
Je travaille avec les mêmes personnes depuis trente ans. Si j’avais dû
me faire avoir, je suis sûr que ce serait déjà fait. Ils m’ont prouvé, tous
autant qu’ils sont, que ce n’est pas leur intention. Mais gérer mes affaires a
un prix : il faut trouver des gens compétents, qui vérifient que ce que nous
versent nos maisons de disques correspond bien à leurs obligations, qui
épluchent les contrats à la virgule près, etc. Je ne suis pas à plaindre
économiquement, alors pourquoi irais-je leur chercher des poux dans la
tête ? Ce n’est pas donné de travailler avec une agence comme VMA, mais,
par rapport aux services qu’elle me rend, et même à l’argent qu’elle me fait
gagner ou économiser, je trouve que la part qu’elle reçoit est tout à fait
méritée. Trop souvent, les gens qui ne connaissent pas ce métier négligent
le travail de toutes les petites mains qui sont autour. Un artiste tout seul,
c’est un artiste. Avec une bonne équipe, il a des chances de devenir une
vedette.
Mon agent, Rose Léandri, gère mes contrats, mes finances et centralise
tout. Elle fait notamment le lien avec les tourneurs. Si je décide de tourner
de telle date à telle date en levant le pied pendant les vacances scolaires,
Rose trouve des arrangements avec les producteurs locaux. C’est son
métier, de se débrouiller. Par chance, elle adore cela. Donc Rose se
débrouille et à la fin de la tournée, si cela a bien marché, il y a des
bénéfices. Sinon, il n’y en a pas.
Elle s’occupe aussi de Renaud, de Julien Clerc, d’Alain Souchon, de
Robert Charlebois, de Muriel Robin, de Pierre Palmade, et j’en oublie. Elle
est également l’exécuteur testamentaire de Gainsbourg. C’est un petit brin
de femme plein d’énergie. Elle était étudiante en lettres quand Bertrand de
Labbey l’a engagée. Aujourd’hui, elle compte parmi les plus gros
producteurs de France.
Elle gère aussi les relations avec la maison de disques Universal. Pascal
Nègre y est le patron de tous les labels. Chez Polydor, j’ai affaire au
directeur général du label. En ce qui me concerne, Pascal Nègre n’intervient
que très peu. Il peut m’arriver de lui demander son avis sur le choix du
single. Sur L’Écho des étoiles, on pensait tous à la chanson-titre, et la
pochette était prête. À la fin de l’été, Nègre nous a traités de fous. Pour lui,
« L’Homme au bouquet de fleurs » s’imposait. Il l’avait écoutée tout l’été
avec ses copains dans sa villa à Saint-Tropez. Il avait effectivement raison.
C’est donc ce qui s’appelle avoir un vrai sens populaire… ou commercial.
Mon stylo chez moi se déplume
Et marche une demi-fois sur vingt
Aux oies je veux laisser leurs plumes
Et la machine aux écrivains
Chienne d’idée

QUAND j’entame l’écriture d’un album, j’accorde priorité aux


chansons dans leur forme la plus épurée. Je me sers des mots qui me
viennent, des mots qui se chantent, et ensuite je développe. Des idées, j’en
ai tout le temps, que je note ou non. Entre le moment où j’ai une idée, trois
mots au phrasé qui les fait danser, et celui où j’ai une chanson construite
avec un couplet, un refrain, un pont, une progression, un début, une fin, il
peut y avoir beaucoup de travail.
Je pars volontairement de zéro, sans idée précise, sans aucune direction,
mais dans le souci que mes disques se suivent et ne se ressemblent pas. J’y
travaille tous les jours, je noircis des pages et des pages, que je relis le
lendemain à la recherche d’un vers ou deux, d’une noisette, d’une idée sur
laquelle je suis susceptible d’accrocher. Quand je trouve enfin un sujet, je
ne m’en contente pas, j’en ajoute un autre. J’aime bien l’idée du double
niveau de lecture. Amorcer une chanson n’est pas seulement un exercice
difficile, c’est aussi très déstabilisant. Il faut accepter d’écrire des choses
insatisfaisantes. Quand je termine un disque, je me retrouve avec une
somme de morceaux qui sont au meilleur de leurs possibilités. Lorsque j’en
commence un autre, je griffonne des bribes de chansons imparfaites,
sachant qu’en y travaillant encore et encore elles finiront par tenir debout.
Ce n’est pas drôle tous les jours, mais c’est une étape essentielle dans mon
processus de création.
Je me méfie du premier jet la plupart du temps, mais cela n’a pas
toujours été le cas. Je me souviens d’avoir écrit « San Francisco » d’un trait,
idem pour « Parachutiste », qui est née dans le métro. Je l’ai commencée à
la station Mairie-de-Saint-Ouen et achevée juste avant d’arriver au
ministère des Armées (rue Saint-Dominique). J’ai écrit « Éducation
sentimentale » dans un embouteillage particulièrement important, qui a duré
quatre heures, le 13 mai 1968, rue de Rivoli. Avec Kernoa, on était allés
déposer une maquette à Claude Dejacques, aux studios Philips, boulevard
Auguste-Blanqui.
Plus jeune, je me posais beaucoup moins de questions qu’aujourd’hui
pour écrire. Forcément, les problèmes ne sont pas les mêmes lorsqu’on écrit
son premier disque et quand on entame son quatorzième ou son quinzième.
Le premier album, je ne me suis pas rendu compte que je l’écrivais. Je
faisais des chansons et, à un moment donné, j’en ai eu suffisamment pour
faire un disque. Le deuxième album, je ne me suis pas non plus aperçu que
je l’écrivais, parce que j’avais beaucoup de titres d’avance. Ces deux
premiers albums sont faits de chansons que j’avais composées avant 1972.
Il devait y en avoir seulement deux ou trois de nouvelles à chaque fois.
Mon premier album fait en partant de zéro, c’est Le Fantôme de
Pierrot. Avant, j’écrivais tout le temps, surtout en tournée. Je ne me posais
aucune question sur la forme – ces questions-là, j’ai commencé à me les
poser à partir de N° 5.
Pour commencer ou terminer un album, je ne me plonge donc plus dans
mes tiroirs à la recherche de quelques bribes de textes. Cela fait belle lurette
que je n’ai plus la moindre chanson en stock. Je travaille les paroles
exclusivement sur ordinateur. Quand j’imprime un texte, cela veut dire que
je commence à le prendre au sérieux. Pour écrire, il existe sans doute
quelques astuces susceptibles de me faciliter la tâche mais je n’en respecte
aucune. Il n’y a pas trente-six solutions : cela va ou cela ne va pas. C’est
peut-être la raison pour laquelle certaines de mes chansons n’ont jamais
touché le public. Je ne regrette rien, elles me plaisaient à moi.
À mon avis, il n’y a pas de processus classique. En retrouvant les
cahiers de brouillons de Jacques Brel, on s’est aperçu que le point de départ
d’« Amsterdam » c’était « les langueurs océanes ». On est loin des « marins
qui pissent comme je pleure sur les femmes infidèles » ! Quand j’ai passé
l’examen de parolier de la Sacem, il fallait présenter deux couplets et un
refrain avec le titre figurant dans le refrain. Mais, au fond, la chanson
n’obéit à aucune règle. Elle nous touche ou elle ne nous touche pas.
J’ai beaucoup de mal à admettre qu’il existerait des bonnes et des
mauvaises chansons ; je pense davantage en termes d’utilité. Nous avons
besoin de chansons efficaces, de ces ritournelles populaires destinées à être
reprises en chœur à la fin d’un repas de mariage, au moment où les
convives ivres morts entonnent « À la queue leu leu » ou « Viens boire un
p’tit coup à la maison ».
Dans ces circonstances, ces chansons sont indispensables. De même
que nous avons besoin de fredonner « Avec le temps » quand cela va mal,
quand tout nous semble moche : c’est réconfortant de savoir que Léo Ferré
a vécu pire. C’est incroyable les relations que notre inconscient entretient
avec les chansons. Nos émotions s’impriment sur celles qu’on écoute, si
bien qu’elles finissent par se confondre avec nos souvenirs, bons ou
mauvais. S’il existe un critère de qualité, alors c’est celui-ci : une chanson
qui remplit sa fonction est bonne. Il y a des chansons pour danser, pour
pleurer, pour boire, pour rire, pour draguer ou pour bercer un enfant –
« L’Eau vive » de Guy Béart est parfaite dans le genre. La chanson peut
aussi dénoncer, faire réfléchir ou informer.
Un jour, j’assistais à la crémation d’un ami au cimetière du Père-
Lachaise. Comme c’était une cérémonie particulièrement longue, on
écoutait les chansons préférées du défunt pour passer le temps. En sortant,
je croise le croque-mort, qui m’apprend que c’était un rituel, avant de se
pencher vers moi et de me confier que « Bille de verre » marchait très bien.
Curieusement, les gens croient toujours que, dans cette chanson, le père
est mort alors qu’il s’est juste absenté. « Il verra la Chine / Et les îles
opalines. » Il est parti en voyage, il va revenir. Nous l’avons écrite, Michel
Rivard et moi-même, en pensant à ce que nos enfants pouvaient bien
s’imaginer quand nous partions pour de très longues tournées.
En 1977, je fus le guitariste accompagnateur occasionnel de Michel
Rivard. Une drôle d’idée, dans la mesure où j’étais beaucoup plus connu
que lui. Le public ne s’attendait pas à me voir, il se demandait si c’était bien
moi. Michel me présentait avec beaucoup d’humour. J’en garde un
merveilleux souvenir.
Après l’explosion de son groupe Beau Dommage, qu’il a mal vécue
humainement et professionnellement, il a quitté Montréal pour s’installer
pendant un an à Paris. Il a vécu sept ou huit mois chez moi, boulevard
Henri-IV. Il a écrit quelques chansons tout seul et s’est organisé une série de
récitals à la Gaîté-Montparnasse, un petit théâtre. De mon côté, je ne faisais
pas grand-chose, sinon monter mon cheval, Faris, toutes les fins d’après-
midi à Senlis. Chaque soir, en revenant à Paris vers 21 heures, j’allais donc
au théâtre pour accompagner Michel à la guitare.
Pour revenir aux bonnes et mauvaises chansons, j’ai conscience qu’il
existe des critères esthétiques : « Viens boire un p’tit coup à la maison » est
infiniment moins beau qu’« Avec le temps ». Après, c’est une question
d’ambition. On en revient à l’idée du cabaret ou du restaurant, ces lieux où
l’on chante pour un public qui ne nous attend pas. Sur scène, le chanteur
veut plaire et va tout mettre en œuvre pour y parvenir. Cette histoire-là a
son importance parce que cela peut influer sur la direction que prend un
artiste à un moment de sa carrière. Je pense en l’occurrence à Serge Lama.
Au début des années soixante-dix, son agent le faisait souvent passer dans
les fêtes de la bière. Et Lama, qui avait écrit quelques merveilles à ses
débuts comme « Les Ballons rouges » et « Le 15 juillet à 5 heures », a
totalement viré de bord avec « Les Petites Femmes de Pigalle »,
« Superman », etc., juste pour séduire cet auditoire. Je suppose que c’est la
raison de ce virage, sur lequel je m’abstiens, du reste, de donner mon avis.
Parce que je ne sais pas si « Les Petites Femmes de Pigalle » est une moins
bonne chanson que « Les Ballons rouges ». À titre personnel, je suis moins
ému par la première.
Ce n’est pas pour autant que la critique est vaine. Au contraire, elle a
fort à faire en révélant au public des chansons qu’il ne connaît pas. Je
conçois tout à fait que chacun aime certaines chansons et d’autres non,
cependant je ne veux pas tirer de mon goût personnel une théorie générale
sur ce qui est bon ou ne l’est pas. La « Lambada » a fait danser des gens
tout un été. N’est-ce pas sympathique ? Si j’avais écrit une chanson dans ce
genre, je ne l’aurais certainement pas faite de cette manière, mais je
constate que cette musique a rempli sa fonction. Ce n’est pas rien et ce n’est
pas si facile à faire.
Moi, je ne pense jamais à la critique quand j’écris. C’est trop dangereux
de se préoccuper du qu’en-dira-t-on quand on n’en est qu’à la base, à la
graine. Cela signifie qu’on écrit en fonction de l’effet qu’on veut produire.
Ce n’est qu’au moment de passer à la réalisation, de chercher les
arrangements adéquats en studio qu’il faut songer à s’inscrire dans l’air du
temps. Je fais ce que bon me semble, en prenant le risque de me tromper.
Dans « Le Pornographe », Brassens raconte lui-même qu’il se sent
obligé de dire des grossièretés dans ses chansons, parce que c’est ce que le
public attend de lui. C’est une manière de s’en plaindre ou de s’en moquer.
Fut un temps où j’étais moins patient ; peut-être suis-je devenu sage.
Aujourd’hui, ce qui m’agace, ce sont ces gens qui se prennent pour ce qu’ils
ne sont pas : des auteurs de chansons qui se prétendent poètes ou des
mélodistes qui se font passer pour des compositeurs. À propos de la qualité,
je reste persuadé qu’il est aussi difficile de faire une chanson à boire qu’une
chanson dite poétique. Le matériau n’est pas plus facile à travailler.
Je fais le même métier que les auteurs de « La Danse des canards » et je
le revendique. Comme eux, j’écris des chansons, simplement je ne le fais
pas de la même manière ni avec les mêmes critères. Et je ne dis pas cela par
mépris, ou snobisme.

Souvent, on me demande : qu’est-ce que l’inspiration ? Vaste sujet qui


vous file entre les doigts. Il s’agit de souvenirs qui surgissent, des rêves, des
coqs à l’âne, et d’un coup, une phrase, trois mots qui se dessinent. L’esprit
ne prend pas de vacances, il cherche tout le temps. Souchon m’a fait rire
avec cela. On lui avait posé la question que tout le monde nous pose sans
arrêt quand nous ne sommes pas sur le devant de la scène, à savoir : « Que
faites-vous ces temps-ci ? », et il m’avait dit : « Les gens ont du mal à
comprendre qu’on puisse passer trois jours à regarder une porte. » Nous
sommes tous des rêveurs professionnels. Chez moi, à la campagne, j’ai
regardé l’arbre qui est devant ma fenêtre pendant des heures sans le voir.
Les pensées vont dans tous les sens et, à un moment, un jour de chance, on
trouve deux mots qui sonnent bien ensemble. On ne peut pas appeler ça de
la méditation, parce que ceux qui pratiquent ce genre de discipline sont
attentifs à leurs pensées. Ce n’est pas mon cas.
Cette période d’inspiration peut durer six mois d’affilée, six mois
durant lesquels je suis en phase avec l’inspiration, où je ne fais rien d’autre
parce que je suis « mono-tâche ». Quand je me sens prêt à entamer
l’écriture d’un album, j’appelle l’inspiration. Car il faut l’appeler, elle ne
vient pas toute seule. Il peut aussi se passer quelque chose dans ma vie,
comme un printemps qui se lève.
Un printemps qui se lève tous les cinq ans… C’est le temps qu’il faut !
Comptons entre dix-huit mois et un an pour faire un album, puis entre un et
trois ans pour l’exploiter, à moins d’être un obsédé de travail, et d’écrire
l’album suivant pendant la tournée promotionnelle du précédent, ce dont je
suis à présent incapable. En plus, pour bien savourer la tournée, je préfère
ne rien faire d’autre. Depuis 1976, je procède par phases : la phase
d’écriture, la phase d’enregistrement, la promotion et la tournée (si le
disque a marché). Mais, avant cela, j’avais toujours des chansons d’avance,
et puis j’écrivais en tournée, forcément, puisque j’étais tout le temps en
tournée. Je pouvais écrire n’importe où.
Quand je n’écris pas, impossible de passer un petit coup de fil à
l’inspiration. Ce n’est pas si simple. Je lui téléphone uniquement si elle me
fait préalablement un signe. Elle m’envoie un SMS ; si je le reçois et que je
décide de le lire jusqu’au bout, je la rappelle. C’est l’envie de chanter qui
me pousse à écrire. Je n’écris pas parce que j’ai quelque chose à dire, j’écris
pour avoir quelque chose à chanter.
Un matin, Pierre Palmade m’a téléphoné pour me demander : « Qu’est-
ce que ça t’évoque un homme avec un bouquet de fleurs ? », et j’en ai fait
une chanson, « L’Homme au bouquet de fleurs ». Ça m’évoque là aussi une
phrase d’Alain Souchon dans « Le Dégoût » : « Si j’ai placé des micros
dans mon cerveau… »
Si mon cerveau a parfois des périodes d’éveil, encore faut-il que les
micros soient branchés. C’est le cas en période d’écriture, où le moindre
événement est potentiellement exploitable. Le reste du temps, les mêmes
événements peuvent se produire et pourtant je les laisse filer, parce que cela
ne me semble à cet instant ni urgent ni important. Quand Pierre Palmade
m’a parlé d’un homme portant un bouquet de fleurs, j’étais plongé dans
l’écriture de L’Écho des étoiles : la moindre idée était susceptible de
devenir un sujet de chanson. Les micros étaient branchés. S’il me
téléphonait aujourd’hui, j’essaierais de lui répondre autrement. C’est une
affaire de cycles.

La période d’écriture, qui dure environ six mois, est magique. J’aime
aussi le studio et j’adore la scène. Finalement, la promotion est le moment
le moins enthousiasmant. Quand, pendant des mois et des mois, on a donné
le meilleur de soi-même, que ce soit en écrivant ou en enregistrant avec les
musiciens, qui sont précis et exigents, c’est très difficile de se retrouver
dans les contraintes d’un plateau de télévision.

Je ne fais jamais appel à des collaborateurs par impuissance, mais par


goût de l’aventure. Si j’ai travaillé avec Boris Bergman, c’est que j’avais
envie de mettre son univers en musique. Il a une culture impressionnante et
une écriture somptueuse. Pendant quatre ans, chaque année à la même
période, nous avons loué deux chambres dans un hôtel d’Amsterdam pour
écrire des chansons. C’est une ville que j’aime pour son calme et sa beauté,
avec ses maisons étroites. Les gens ne mettent jamais de rideaux aux
fenêtres. J’y retrouve des airs, des odeurs, et d’une certaine manière l’esprit
de San Francisco. Il y fait aussi un temps de chien, c’est l’endroit idéal pour
travailler.
D’une manière générale, à deux on travaille plus vite et différemment.
Mon coauteur peut repérer une idée intéressante et me pousser à la
développer alors que, seul, j’ai tendance à m’égarer. Quand je travaille avec
Boris, il m’apporte un embryon de chanson, ensuite, c’est du ping-pong. On
considère la chanson terminée au moment où on tombe tous les deux
d’accord.
Une mélodie ne vient pas me réveiller au cœur de la nuit. Le degré des
notes sur la portée est devenu pour moi secondaire. Depuis quelques
années, je pense davantage en phrasés, en longueurs de notes, en
assonances. Prenons « Né quelque part ». Quand j’écris « Est-ce que les
gens naissent égaux en droits », c’est avant tout l’allitération des s (« est-
ce » et « naissent ») qui m’intéresse, et non pas l’idée contenue dans la
phrase. J’aurais très bien pu trouver autre chose qu’« égaux en droits ».
Quand j’arrive en studio, tout est prêt, absolument tout, si ce n’est que
je ne m’interdis pas d’ajouter une chanson que j’aurais écrite de bout en
bout sur place. C’est devenu une habitude, un rituel, la cerise sur le gâteau.
Ce fut notamment le cas d’« Ambalaba », de « L’Homme au bouquet de
fleurs » et de « La Meute et le Troupeau ».
Aujourd’hui, je ne peux plus entendre mon premier album à cause de
ses arrangements. En trente ans, de concert en concert, j’ai fait évoluer ces
chansons. Ce n’est pas dirigé contre ce disque en particulier ; je suis
incapable de réécouter mes albums. Si je tombe sur un de mes titres à la
radio, je change de fréquence. Les chansons m’intéressent quand je les écris
et quand je les chante en studio, sur scène, à la maison, n’importe où. Un
seul de mes disques n’a pas pris une ride, c’est Les Jours meilleurs, qui a
pourtant presque trente ans maintenant. C’est celui que je préfère,
principalement pour son audace et sa cohérence musicales. On reste dans le
même monde de la première à la dernière chanson, un monde étranger à la
chanson française à texte de l’époque, qui n’utilisait jamais ces ambiances
faites de séquences répétitives et de sons de synthèse.
Je pense néanmoins qu’il aurait fallu que quelqu’un d’autre en prenne
l’initiative. Moi, j’étais trop étiqueté « guitariste baba cool » pour qu’un tel
disque soit acceptable de ma part. Quand je dis quelqu’un d’autre, je pense
à des artistes comme Alain Chamfort ou Michel Jonasz, qui étaient très
branchés. Michel venait de créer La Fabuleuse Histoire de mister Swing et
il écrivait des albums avant-gardistes pour Françoise Hardy (qui les renie,
malheureusement).
Le directeur artistique, Claude Dejacques, prétendait que les chansons
avaient besoin d’un accompagnement, pas d’un arrangement. Son idée était
qu’un arrangement devait sonner comme un accompagnement et je suis
assez d’accord avec ce principe : un arrangement réussi fait l’effet d’un
accompagnement. Je me souviens d’avoir reçu un petit mot d’Henri
Dutilleux, à qui ma sœur Anne avait fait entendre Sagesse du fou. Il n’y
parlait pas d’arrangement, il employait le terme d’« environnement
musical ». L’expression est intéressante. Pour les gens du classique,
l’orchestration est un art précis, qui consiste à faire sonner l’orchestre. Tout
ce qui est électro-acoustique n’entre pas dans cet art. C’est le monde des
variétés qui a inventé le mot « arrangement ». L’arrangement ne doit pas
déranger. J’ai entendu un mixeur dire que la fonction « mute » est le
meilleur effet sur une console. Pourquoi pas ? Sur le disque de Björk,
Metulla, à force de « muter », ils ont fini par ne garder que les voix. Même
si je n’y comprends pas grand-chose, même si cela me semble lunaire
comme musique, je trouve le résultat formidable, comme une invitation au
voyage. C’est une option intéressante, qui a au moins le mérite de ne
ressembler à rien d’autre, de ne pas tenir compte du formatage.

Claude Dejacques dormait pendant les enregistrements. Il avait une vie


très compliquée, sans doute manquait-il de sommeil. Je pense que les
artistes l’intéressaient, pas les séances d’enregistrement. Son rôle consistait
surtout à obtenir du patron de la maison de disques de bons budgets pour
ses artistes. S’il était convaincu des qualités de son poulain, il le laissait
faire. C’était sa théorie : il fallait le laisser faire, quitte à le regarder se
planter. J’ai lu quelques-unes des déclarations qu’il a faites sur les deux
45 tours que j’ai enregistrés sous sa direction ; il prétend que je me suis fait
déborder par mes musiciens. Sur le moment il ne m’en a pas soufflé mot.
Soit Claude Dejacques aimait les artistes, soit il s’en fichait. Est-ce que
c’est aimer un artiste que de le laisser faire ce qu’il veut quand il est très
jeune, par exemple ? Allez savoir ! Il ne faut pas oublier que les directeurs
artistiques ont l’aspect économique à gérer. Cela dit, ceux de cette époque
avaient toujours deux ou trois artistes suffisamment rentables pour se
permettre d’en essayer d’autres.

De tout temps, ce que l’on m’a le plus reproché a été mes


arrangements ; ils constituent le grand dilemme de ma carrière, que l’on
peut résumer par une anecdote. Juste avant d’enregistrer Les Jours
meilleurs, Jean Schultheis m’annonce qu’il n’a plus le temps de
m’accompagner, et il m’aiguille sur Jean-Pierre Sabar, dont la réputation de
pianiste et d’arrangeur de Serge Gainsbourg avait fait un musicien très
prisé. Lors de ma première rencontre avec Sabar en 1982, je suis resté huit
heures à parler avec lui, à boire et à écouter des disques. Il faisait beaucoup
de musiques de pub, il était donc très cher. Trop cher pour moi. Mais je
connaissais son point faible ; je savais qu’il me suivrait si je lui proposais
un beau voyage. Par chance, j’avais trois concerts programmés : un à
Nouméa et deux à Tahiti. Il accepte de m’accompagner et nous voilà partis
avec deux claviers électriques et ma guitare. Dès la première chanson, un
spectateur a crié : « Trop fort l’orchestre ! » En sortant de scène, Sabar m’a
dit : « Ça va, j’ai compris. »
Il n’y a rien à faire, les gens veulent entendre mes chansons en guitare-
voix, ou avec deux guitares et une basse, comme à mes débuts. Je suis privé
d’électricité, interdit de batterie. Je peux éventuellement m’offrir le luxe
d’un orchestre à cordes ou d’une harpe, comme sur « Marie-Pierre et
Charlemagne ». Je reconnais que le mariage de la harpe et de la guitare est
très harmonieux.
L’arrangement est forcément daté puisqu’il se préoccupe de l’air du
temps, de la couleur du moment. C’est lui qui mourra le premier. Je suis
bien obligé de reconnaître que seuls les arrangements simples ne vieillissent
pas : un piano solo et une seule guitare, par exemple, semblent universels.
Dès qu’on ajoute d’autres instruments (a fortiori des instruments
contemporains), dix ans après l’enregistrement, ils passent pour de vieux
instruments.
Les arrangements de mes chansons sont des choix, pas des concessions.
Le disque est une chose, la scène en est une autre. Sur L’Écho des étoiles,
j’avais envie d’habiller les morceaux de couleurs vives, sachant qu’ils
reviendraient à leur dépouillement initial quand je les chanterais sur scène.
Il m’arrive parfois d’être satisfait de ce que j’écris, mais je pense à ce
propos qu’il ne faut pas négliger la part du public, qui est très importante
dans la relation que je peux entretenir avec une chanson. Si je sens qu’elle
plaît à d’autres, elle me séduit davantage. L’auteur fait la chanson, le public
la carrière. Si je suis le premier auditeur des miennes, j’ai aussi dans mon
entourage des gens pour me dire la vérité. Cela se mérite.
En cas de profonde difficulté d’inspiration, il n’y a qu’avec un autre
auteur de chansons que je peux parler. Mais en cas de difficulté profonde
d’inspiration, je n’appelle personne. Mes chansons, c’est à moi et à
personne d’autre de savoir comment je vais les faire. C’est entre moi et moi.
Chez Polydor, personne n’est jamais venu m’enquiquiner avec des
histoires de dates butoirs, de moments propices à la sortie d’un disque et
autres considérations de ce genre, qui relèvent évidemment davantage du
marketing que de la création. Quand ils se mettent à me téléphoner un peu
plus souvent que d’habitude, je prends cela comme une marque d’intérêt à
mon égard et non pas comme un geste intéressé. En revanche, lorsque
j’enregistre, à un moment donné se met en place une sorte de rétroplanning,
qu’il faut bien respecter ; cela veut dire que les jours sont comptés, mais à
cette étape, le disque est déjà presque fini.

Dans l’ensemble, j’ai toujours été absolument libre. Si je ne suis pas


parti de chez Polydor depuis 1971, c’est que j’y suis bien. Jamais je n’ai eu
avec ma maison de disques des relations fondées sur la lutte des classes. Je
ne suis pas un travailleur au service d’un patron, c’est une association.
Beaucoup d’artistes ont un rapport passionnel et souvent conflictuel avec
leur maison de disques. Ils se plaignent qu’elle n’en fait jamais assez,
qu’elle les paie mal ; c’est une revendication récurrente. Il est de bon ton
pour un artiste de mépriser les gens qui travaillent avec lui, comme s’ils
voulaient l’exploiter. L’hypocrisie est totale.
Il y a eu des moments où Polydor perdait beaucoup d’argent à cause de
moi. J’ai fait cinq albums consécutifs qui n’ont pas marché. Ils auraient pu
légitimement me mettre à la porte, ils ne l’ont pas fait. Il fallait avoir une
vision à long terme pour me permettre de faire un autre disque. Pour être
plus précis, je vends à la maison de disques un produit fini. En retour, elle
s’engage à le promouvoir et à le distribuer. Si bien que je prends autant de
temps que je veux ou que je peux en studio, car les locations sont hors de
prix. Je suis plus raisonnable qu’un chanteur sous contrat d’artiste avec sa
maison de disques.
Sur le choix de l’équipe, quand je rencontre chez Polydor un directeur
artistique qui me plaît, je travaille volontiers avec lui. À ce poste, j’ai à peu
près tout vu, tout connu : l’époque où c’étaient des gens qui avaient la fibre
littéraire, puis d’autres qui avaient la sensibilité commerciale, et le temps où
l’on y plaçait des techniciens du son. Il y eut des hommes d’envergure,
comme Marc Lumbroso. Dans le monde des interfaces entre la production
et la création, il est un des maîtres. Je pense aussi à Chiquito, mon
interlocuteur sur L’Écho des étoiles, Plutôt guitare et Restons amants.
Chiquito, biologiste de formation, a apporté une rationalité nécessaire dans
ce monde de doux dingues. Il a débuté comme régisseur de petites tournées,
il a été sur le terrain pendant des années, si bien qu’il connaît à peu près
tous les jeunes musiciens, tous les choristes, etc. Si je cherche une voix
entre Calimero et Vanessa Paradis pour les chœurs, le lendemain elle
m’attend au studio.
Le directeur artistique engage l’arrangeur, qui lui-même engage le chef
d’orchestre. Après discussion avec l’artiste, le directeur artistique décide
quel type d’accompagnement conviendrait le mieux à telle ou telle chanson.
En fonction de l’accompagnement choisi, on s’adresse à l’arrangeur qui
convient. Il reste en cabine, et ne dirige pas les musiciens, tâche qui
incombe au chef d’orchestre.
Celui qui va finalement décider de la couleur du disque est celui qui sait
le mieux ce qu’il veut. C’est un peu la loi du plus fort. Mais s’il y a conflit,
c’est qu’il est nécessaire aux gens pour se surpasser, ou que le casting est
mauvais.
Les arrangeurs prennent de plus en plus d’importance auprès des
artistes, ils deviennent des producers, des producteurs au sens anglo-saxon
du terme. Je n’ai jamais fait appel à l’un d’entre eux dans la mesure où j’ai
toujours produit moi-même mes disques. Si l’arrangeur part dans une
direction qui ne me satisfait pas, soit je lui en parle, soit je m’en sépare. En
revanche, il m’est arrivé de solliciter des arrangeurs spécifiques, comme
Jean-Pierre Sabar ou François Cousineau.
Le terme de directeur artistique laisse penser que ce dernier dirige les
artistes. Or il dirige d’abord le service artistique de la société qui l’emploie.
En ce qui me concerne, j’apprécie qu’il soit capable de comprendre où je
veux en venir et qu’il m’aide à le faire en trouvant les interlocuteurs
adéquats, en choisissant les studios, etc., tout en veillant à respecter
l’enveloppe budgétaire. Il peut aussi me présenter de nouveaux techniciens,
de nouveaux ingénieurs, de nouveaux mixeurs, bref, me donner des idées de
réalisation.
Dans les propositions qui me sont faites, il y en a qui concernent
l’esthétique, mais j’ai toujours le mot de la fin, quitte à me planter.
Si je me plante et que quelqu’un vient m’en avertir, cela peut être très
utile, mais en réalité je n’écoute personne. Bertrand de Labbey m’a
reproché ma chanson de onze minutes et demie dans Le Fantôme de
Pierrot. Jacques Bedos aussi m’a dit qu’il considérait que je m’égarais
quand il a écouté N° 5 et Le Fantôme de Pierrot. J’ai également entendu pas
mal de critiques sur Les Jours meilleurs, mais maintenant je suis vraiment
fier de l’avoir fait ainsi, ce disque.
Cela ne m’intéresse pas de remporter un succès avec un album qui ne
répond pas entièrement à mes désirs. Ce serait alors le succès du directeur
artistique, pas le mien. J’assume donc tout ce que j’ai fait.
Jacques Bedos avait sans doute raison, mais il n’avait pas ma raison à
moi. Il ne vivait pas ce que je vivais. Si j’ai changé d’orientation musicale,
c’est que j’estimais avoir fait le tour d’une formation réduite à deux guitares
et une contrebasse, ce qu’il considérait comme étant le meilleur habillage
pour mes chansons. Mais, si j’avais continué dans cette voie, j’aurais eu
l’impression de me plagier moi-même, ce qui m’aurait été très pénible.
Après cette période, je suis revenu à deux guitares et une contrebasse,
mais ma conception de l’harmonisation et de la rythmique a beaucoup
changé. Je fais de la musique sur ordinateur depuis 1983. Sans cette longue
pratique, sans ce maniement rapide de ce type de machine, je n’aurais pas
pu faire Gladiateur. Les logiciels de musique me sont aussi familiers
qu’une guitare, et plus familiers qu’un piano. Maintenant, quand j’entends
les mômes parler de boucles comme s’ils avaient inventé le fil à couper le
beurre, ils m’attendrissent. Parce que les séquences de seize notes utilisées
dans Les Jours meilleurs, c’étaient déjà des boucles.
Il est tout à fait possible de faire un disque chez soi de bout en bout.
Gérald de Palmas a entièrement fait Marcher dans le sable chez lui, sur ses
machines. Son talent est de savoir donner de l’âme à l’ensemble, de
bidouiller ses machines de telle manière qu’on ait vraiment l’impression
d’entendre quelqu’un jouer.
Je peux faire chez moi des maquettes assez propres et proches d’un
disque définitif, je n’en ai pas le goût. Je trouve l’entreprise moins
réjouissante que de travailler en studio avec une équipe. J’ai besoin que mes
chansons soient relues par des musiciens.
Toutefois, pouvoir faire ses disques soi-même est plus qu’un progrès,
c’est une révolution. Cela permet à pas mal de talents d’exister : beaucoup
fabriquent leur disque chez eux et le font diffuser sur Internet sans passer
par le circuit traditionnel. En même temps, c’est là où le bât blesse, puisque
la difficulté n’est pas d’enregistrer un disque, mais de le faire connaître.
Tenir, jusqu’à ce soir
Tenir, jusqu’à demain
Tenir sans savoir
Pourquoi je tiens
Des lendemains qui déchantent

MA SÉRIE de concerts au cirque d’Hiver en septembre 1976 a marqué


une véritable rupture dans ma carrière. Une rupture musicale : elle coïncida
avec la fin du trio que nous formions, Alain Le Douarin, Patrice Caratini et
moi. La séparation fut décidée quelques mois avant la générale au cirque
d’Hiver, à l’issue d’un concert à Bourg-en-Bresse. Nous avions constaté
que nous étions arrivés au bout de ce que nous étions capables de faire
ensemble. Si on continuait, on risquait de s’ennuyer. J’avais fait le tour d’un
accompagnement strictement acoustique, et j’avais désormais envie de sons
synthétiques, de guitares électriques saturées, de percussions qui pulsent.
J’écoutais beaucoup Stevie Wonder et James Taylor, et ma musique ne
correspondait absolument pas à ce qui me plaisait à ce moment. Je n’ai
jamais beaucoup aimé suivre des rails, pas même les miens. J’aurais pu
rester dans le rôle du chanteur contestataire, comme Renaud, continuer à
placer une ou deux chansons pamphlétaires dans chacun de mes albums,
histoire de donner au public ce qu’il attendait de moi. Mais mes propres
rails m’ont assez vite lassé. Je ne voulais pas devenir le professionnel de la
vitupération contre mon époque. Cela ne me paraissait pas être une position
digne.
Georges Brassens m’avait dit que, si j’envisageais de changer de son, il
était nécessaire de le faire avant que le public ne soit plus apte à l’accepter.
Pour prendre ce tournant, et suivre son conseil, il était indispensable de
changer d’équipe. Avant de nous séparer, avec Patrice Caratini et Alain Le
Douarin, nous avons voulu finir en beauté, par un spectacle qui allait ouvrir
sur autre chose. J’ai donc réservé le cirque d’Hiver, engagé dix musiciens et
confié les arrangements à Caratini, ce qu’il n’avait quasiment jamais fait
pour moi. Nous sommes convenus qu’il n’y aurait pas de tournée après le
cirque d’Hiver, chacun devait aller de son côté. Caratini est effectivement
parti jouer du jazz dans les caves et enseigner la contrebasse, et il a fait une
magnifique carrière, toujours à la pointe de la modernité musicale. Quant à
Le Douarin, il est resté avec moi quelque temps, ce qui a donné lieu à une
tournée catastrophique. Il n’était pas très à l’aise dans ma nouvelle formule.
Plus tard, quand je suis parti pour le Québec, il a poursuivi sa carrière
personnelle.
À l’occasion de ma série de concerts au cirque d’Hiver, j’ai échangé
pour la première fois ma guitare contre un micro que je tenais à la main. La
piste était circulaire, il me fallait pivoter sans arrêt pour être vu de tous. Je
restais debout tout le temps et n’étais plus protégé par mon instrument.
Curieusement, je ne l’ai pas vécu comme une difficulté. C’est plutôt le
public que le changement a surpris. Je pense que c’était un bon spectacle.
En tout cas, il m’a plu. J’avais engagé deux mimes et un jongleur pour
rendre au cirque son atmosphère.
Au cirque d’Hiver, le trac m’avait fait perdre la voix. Chez les
chanteurs, la peur se porte souvent sur les cordes vocales. Et, là, l’enjeu
était de taille. Sans compter les difficultés techniques (il y eut un problème
acoustique impossible à résoudre, nous n’avions pas le matériel adéquat),
c’était un spectacle différent, pas évident. J’interprétais entre autres « Le
Fantôme de Pierrot », un morceau long et difficile. Ce spectacle n’était au
fond que le début logique du tournant musical que je prenais.
J’ai refusé toute promotion pour annoncer les concerts au cirque
d’Hiver. À tort ou à raison, j’avais le sentiment que les médias audiovisuels
n’étaient pour rien dans mon succès. Je n’avais de relations durables
qu’avec la presse écrite. Quant à la presse promotionnelle, type Salut les
copains ou les journaux à scandales, je ne voulais même pas en entendre
parler. Au moment du cirque d’Hiver, j’ai volontairement boudé les médias.
Je ne suis pas le seul à avoir eu ce genre de comportement : Renaud,
Goldman et quelques autres ont adopté le même à un certain moment de
leur carrière. J’avoue aussi que je n’ai pas vu le monde changer. Je ne me
suis pas rendu compte que la promotion prenait toujours plus d’importance
d’année en année. Je me souviendrai toujours de la première fois où j’ai
aperçu des affiches de Renaud avec le slogan « La Chetron sauvage ». J’ai
été choqué de voir qu’on vendait un chanteur comme un baril de lessive.
Cela dit, il ne faut pas occulter ni mépriser le côté business du show. Le
plus difficile est de trouver le juste équilibre. À partir de la fin des années
soixante-dix, le faire savoir est vraiment devenu important, ce dont je n’ai
pris conscience que bien plus tard. Quand je suis arrivé chez Polydor, en
1971, la plus grande surface des bureaux était utilisée par la production. La
promotion se limitait à deux bureaux avec quatre personnes à l’intérieur. Au
fil du temps, les proportions se sont renversées. C’est un signe de la société
dans laquelle nous vivons.
Le marketing était auparavant totalement isolé du bâtiment ; il fait
maintenant partie des murs. Le poste de chef de produit n’existait pas alors
et je trouve que c’est une bonne invention, même si le titre n’est pas beau.
Une fois l’enregistrement réalisé, le chef de produit fait la jonction entre
tous les services concernés : la promotion, la fabrication, le graphisme, la
vente… J’ai suivi toutes ces étapes de très près à l’époque de Né quelque
part. Alix Turrettini assumait cette charge. Si elle constatait que les ventes
avaient baissé dans la région lyonnaise, elle se débrouillait pour que j’aille
faire une télé à Lyon la semaine suivante. Avant, c’était le directeur
artistique qui s’en occupait, par défaut. Le fait qu’il existe des chefs de
produit peut déranger. Moi, ça ne me dérange pas. Si cela suffit aux artistes
pour qu’ils se considèrent comme des produits, ils ont tort. Nous ne
sommes pas des produits, nous serions plutôt des marques. Autrement dit,
je suis une personne dont le nom est une marque sous laquelle se vendent
des produits : des disques, des places de concert, etc. Le chef de produit, lui,
s’occupe de l’objet disque. Ce n’est pas moi, personnellement, qu’on traite
comme un objet. Mais cette évolution de la promotion est très intéressante.
Entre 1971 et le début des années quatre-vingt, rien n’a vraiment bougé.
L’explosion de la promotion correspond à l’arrivée des FM. Ensuite, vers
1984-1985, nous avons assisté à la révolution du CD. D’un coup, on avait
moins besoin de produire pour faire du chiffre, il suffisait de recopier en CD
le catalogue existant en vinyles. Dès lors, les gens du marketing ont pris le
pouvoir. Et, comme dans toutes les sociétés, ceux qui firent le meilleur
chiffre montèrent en grade. On s’est donc soudain retrouvé avec des gens
qui savaient très bien emballer, mais qui ne savaient pas fabriquer. Cela a
été vrai jusqu’au début des années quatre-vingt-dix. Ils avaient emballé tout
ce qu’il y avait de plus intéressant, il a donc fallu se remettre à produire,
d’où l’embauche de nouvelles générations de directeurs de production et,
depuis quelques années, l’éclosion de nouveaux talents.

Après le cirque d’Hiver, j’ai appelé François Cousineau, que j’avais


rencontré par l’intermédiaire de Diane Dufresne. Il était son ami, mais aussi
le compositeur et le producteur de ses quatre premiers albums. Il a fait pour
elle des réalisations extraordinaires : l’association Dufresne-Cousineau-
Plamondon était formidable. Ils travaillaient tous les trois dans un état de
tension épouvantable. Ils s’aimaient beaucoup, mais se le montraient
quelquefois de manière violente. Ils m’ont bluffé autant que l’association de
Gabriel Yared et de Michel Jonasz pour la réalisation de deux albums de
Françoise Hardy, Tirez pas sur l’ambulance et Musique soul. Voilà des
disques qui m’ont fait du bien ! J’aimais le travail de Cousineau et
j’appréciais le fait qu’il soit québécois. Ne vivant pas en France, il n’avait
pas vis-à-vis de moi cette sorte de respect qui risquait de l’empêcher de tout
casser. Quand je lui ai parlé du son que je cherchais, il m’a invité à
Montréal pour me présenter à son équipe de musiciens. Nous avons fait
N° 5, un disque qui correspondait parfaitement à ce que je recherchais,
même si l’album s’est révélé être une erreur commerciale. Cousineau m’a
fait sortir de ma formation guitare-basse, dans laquelle je me sentais
prisonnier. Malheureusement, j’ai été trop dirigiste avec lui. Je me suis
accroché à mes harmonies et à mes accords. J’avais envie de guitares
électriques, de batteries, de grosses basses, mais je ne savais pas adapter
l’écriture de mes chansons à ce type de formation. Je pensais que les
arrangements d’une chanson étaient comme des vêtements, qu’on pouvait
tout bêtement en changer. J’ai mis des années à comprendre que
l’arrangement était structurel : pour porter certains types de vêtements, il
faut avoir un certain type de squelette. Cousineau ne pouvait pas le savoir,
étant musicien et non auteur. Or, cela a beaucoup à voir avec le texte. Pour
être clair, je n’ai quasiment plus écrit d’alexandrins depuis cette époque.
Comme la rythmique est plus brillante et plus marquée, les vers doivent être
beaucoup plus courts afin de faire venir les rimes plus souvent.
Par la suite, en travaillant avec Jean-Pierre Sabar, nous avons réfléchi
ensemble à un environnement musical fait de séquences répétitives. Quand
nous avons élaboré Les Jours meilleurs, les ordinateurs n’existaient pas
encore, mais on commençait à trouver un séquenceur à seize pas, grâce
auquel il était possible de programmer des séries de seize notes avec une
tirette de volume sur chaque note pour les nuances. Elles tournaient en
boucle et pilotaient un synthé monophonique (qui ne produisait qu’une note
à la fois). Ce disque n’est ainsi fait que de boucles superposées.
Georges Rodi, Sabar et moi avons réalisé cet album à trois. La première
chanson que j’ai donnée à travailler à Sabar était « La Salle des pas
perdus », qui comportait des changements d’accords dans tous les sens. Il a
écouté et m’a demandé s’il pouvait refaire l’harmonisation : on ne pouvait
pas trouver des notes communes à tous ces accords pour qu’une séquence
fonctionne. Je l’ai autorisé à tout changer. Il a alors harmonisé à nouveau
toute la chanson. C’était devenu un jeu entre Sabar et moi. Je ne pouvais
plus lui confier une chanson sans qu’il en change l’harmonie, et c’était
mieux en général. Pendant la préparation de l’album Passer ma route, je lui
ai donné une maquette de « La Tache sur la robe » avec juste la voix et un
métronome, en lui disant : « Puisque tu changes toujours mes accords, ce
n’est pas la peine que je te les indique. » Il a quand même réussi à changer
la métrique.

Entre 1978 et 1988, j’ai traversé une mauvaise passe sur le plan
professionnel mais, curieusement, je ne m’en suis pas vraiment rendu
compte. Dave compare la ringardise au cocufiage : le premier concerné est
le dernier averti. Quand un disque marche moins bien que le précédent, on
mise sur le suivant. L’expression « traversée du désert », je l’ai entendue
pendant la promotion de Né quelque part, justement au moment où j’en
sortais. Et longtemps, je l’ai réfutée, je répondais que c’était un désert fait
de belles oasis. Il a fallu du temps avant que j’admette qu’il y avait eu
véritablement une baisse de régime. J’ai relativisé pas mal de choses après
cette période, j’ai mieux mesuré la valeur de l’amitié, notamment. Je reste
persuadé que je devais prendre ce chemin. Sans cela, je n’aurais sans doute
jamais écrit Né quelque part ni Passer ma route. Je n’aurais pas fait non
plus tout un chemin personnel qui aujourd’hui me paraît très bénéfique.
Je savais qu’une carrière était faite de hauts et de bas. J’avais dû en
avoir le pressentiment, car, quand Bertrand de Labbey a renégocié mon
contrat avec Polydor à la fin de l’année 1975, j’ai demandé une liberté
totale pendant une longue période, que cela marche ou pas. Nous avons
donc signé pour cinq albums sur dix ans. Les quatre premiers se sont
plantés, le cinquième a marché. Il était nécessaire que je prenne ce virage
musical, je ne pouvais pas me contenter éternellement de mes accords de
guitare tels que je les concevais. Mes disques ne se sont plus vendus, je
n’étais plus à la mode. Mon seul regret, quand j’ai pris ce tournant, est de
n’avoir rien expliqué à personne. Plus tard, je me suis dit que j’aurais dû au
contraire communiquer là-dessus.
Quand Jacques Bedos a quitté la maison vers 1977-1978, j’ai perdu
mon principal soutien. Il était mon ami aussi (il l’est encore) ; il y a toujours
eu une grande part d’affectif dans mes relations avec les gens qui travaillent
avec moi. Je n’aime naturellement pas beaucoup qu’on me prive de
quelqu’un de talent. Jacques Kerner s’est fait remercier trois ans plus tard.
Au début des années quatre-vingt, il y a eu un séisme dans le show-
business, avec l’arrivée de la FM et le passage des maisons de disques de
l’artisanat à l’industrie. C’étaient les années Bernard Tapie, où il était de
bon ton d’être efficace : le marketing était devenu fondamental.
Quand je pense qu’à aucun moment je n’ai eu conscience de « passer à
côté », je me dis que j’ai été follement inconscient. C’était pourtant tangible
dans la mesure où, dès 1984, il n’y avait même plus assez de public pour
justifier une tournée. Déjà, celle de 1983, qui a suivi la sortie de l’album
Les Jours meilleurs, avait été difficile à organiser. Après cette tournée à
l’arraché et jusqu’en 1989, je ne suis pas monté sur scène en France.
Parallèlement, j’avais d’importantes difficultés financières. Les années
1984, 1985 et 1986 ont été dramatiques. Bref, il y avait des signes tangibles
qui prouvaient que cela ne marchait plus.
Durant cette période, j’étais souvent à l’étranger. À la fin des années
soixante-dix, j’ai enregistré l’album N° 5 au Canada avec François
Cousineau, avant d’entamer l’écriture d’un autre disque que je n’ai jamais
terminé. Ensuite, au début des années quatre-vingt, j’ai vécu partiellement
au Brésil pendant deux ans, le temps de prendre mes distances avec le
métier. Je me promenais, je rencontrais des gens.
Là-bas, je ne cherchais rien. J’avais trouvé : en France, j’étais tombé
amoureux d’une Brésilienne et j’étais allé vivre dans sa famille, qui habitait
à Vitória (entre Rio de Janeiro et San Salvador), la capitale de l’État
d’Espírito Santo. C’est une ville portuaire assez riche, par où transitent tous
les minerais du Minas Gerais, une ville de commerce qui connaît moins la
misère que Rio ou São Paulo. J’en ai pris plein la figure. C’est un pays où la
moyenne d’âge est particulièrement basse, où la chanson est fondamentale,
car c’est par elle et par les telenovelas – les feuilletons télévisés – que
passent la culture et l’information. Je connaissais le pays pour l’avoir visité
une première fois avec Georges Moustaki. Nous étions allés à São Paulo à
l’occasion d’une émission de télévision franco-brésilienne.
Je fais référence à cette influence brésilienne dans Les Rendez-vous
manqués, où Luis Antonio chantait dans « Histoire de plantes » et où Betina
jouait des percussions dans « Je pense à vous ». Je n’aime pas emprunter la
musique d’un pays, je préfère piquer ici et là quelques éléments pour les
mélanger à ma façon. Aujourd’hui, les musiques sont très étiquetées : ce qui
est argentin n’est pas brésilien, ce qui est brésilien n’est pas caraïbe et ce
qui est caraïbe n’est pas cubain. Chaque fois qu’une chanson semble trop
appartenir à un pays, j’essaie de la transporter ailleurs. Aucune de mes
chansons ne doit être située géographiquement. Même « Ambalaba », qui
est un séga typique de l’océan Indien, je l’ai profondément modifiée. Ma
version est entièrement faite avec des machines. Le plus drôle est que, à
l’île Maurice, c’est cette version que les orchestres locaux reprennent !
Contrairement au rock, à la samba ou au chaabi, la tradition musicale
française n’est pas très typée, à part peut-être les danses paysannes. C’est
pourquoi j’ai toujours aimé explorer d’autres cultures. En 1983, j’avais fait
« Shéhérazade et sa sœur » en donnant l’illusion complète qu’il s’agissait
de musique arabe, alors qu’il n’y avait que des synthés. C’est le Maghreb
qui est venu à moi en 1999, via le chanteur kabyle Idir, pour un duo sur son
album Identités. Auparavant, j’avais reçu une cassette audio où un gamin de
Tizi Ouzou avait traduit « San Francisco » en kabyle. Il a grandi, puis il a
malheureusement disparu. Il s’appelait Brahim Izri.

Quand je suis allé vivre au Brésil, je n’allais pas bien du tout. J’ai pris
conscience de la nécessité de consulter un soir de 1983, dans ma loge à
Bobino. En première partie, j’avais engagé Louise Portal et sa sœur, que je
trouvais magiques. L’une jouait des claviers, l’autre chantait.
Malheureusement, Louise est venue seule ; la première partie avait moins
d’intérêt. Parallèlement, mon spectacle tournait un peu à vide et, surtout, je
me séparais de la mère de mon fils, Philippe. Pendant le tour de chant de
Louise, j’ai réalisé que tout allait mal pour moi, dans la vie comme à la
scène, et que j’en étais le principal responsable. J’ai pris la décision de m’en
sortir et, dès le lendemain, j’avais rendez-vous avec un psy. Je l’ai vu
régulièrement pendant deux ans. J’ai fait un petit tour en moi-même pour
comprendre un peu de ce que je n’avais pas compris quand j’étais petit. Ce
travail m’a éclairé sur le pourquoi et le comment des choses que j’avais
faites dans ma vie. C’est un beau voyage qui permet d’apprendre à se
connaître et qui prend fin quand on a le sentiment d’aller mieux. Je
fréquentais des gens qui étaient en analyse depuis dix ou quinze ans et je ne
voulais surtout pas tomber dans ce travers. Je tenais à garder quand même
un peu de fraîcheur. Deux années d’analyse m’ont suffi à comprendre les
grandes lignes, à identifier mes handicaps, et les deux années qui ont suivi
m’ont permis d’y remédier.
Le travail et la vie sont étroitement et étrangement mêlés. La chanson
est ma vie, je ne décroche jamais. Si mes textes étaient abstraits à cette
époque, c’est peut-être que je n’avais pas envie d’être compris. Je pense que
j’ai été plus échaudé que je ne l’ai écrit précédemment par l’aspect politique
de mes premières chansons, qui étaient trop explicites. Je ne contrôlais plus
rien. C’était excessif, je ne me sentais pas capable d’assumer ce rôle. J’en ai
souffert. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’avais moins envie d’être
compris. J’explorais aussi d’autres formes d’expressions, littéraires et
musicales, ce qui souvent va de pair : quand on modifie l’approche
musicale, on modifie celle du texte. On fait davantage attention à la
rythmique, à la longueur des notes et à la brillance des syllabes.
Il ne faut pas mélanger l’inspiration avec le fait d’être ou non en phase
avec soi-même. Ce n’est pas parce qu’on ne l’est pas qu’il faut renoncer à
écrire. Cette aphasie qui s’entend dans les chansons est aussi une forme de
sincérité.

En prose, quand on a vraiment quelque chose à dire, on a envie d’être


compris. Mais pas en vers ni en chanson. Parfois, une chanson exprime une
idée qui nous a échappé. Tout cela est si étrange… On ne peut pas savoir si
l’on est ou non en phase avec le public avant la sortie du disque. Il y a un
côté positif à ne pas l’être : c’est l’occasion ou jamais de se remettre en
question. Entre 1972 et 1975, au point culminant de ma carrière, tout ce que
j’écrivais me semblait bon. Après, j’ai commencé à me relire, à retravailler
la pâte. C’est un progrès dont je ne peux que me féliciter.
Cette période correspond aussi à la naissance de mon premier enfant,
Philippe, né en 1981 avec une malformation auditive. Je me suis beaucoup
consacré à lui entre 1983 et 1986. Je n’ai rien abandonné : j’ai continué à
écrire des chansons et fait quand même deux albums. À part quelques
excursions rapides dans de lointaines alliances françaises, je ne donnais plus
de concerts. De toute façon, il n’y avait plus de public pour venir m’écouter.
Et puis j’ai toujours fait ce qui m’a semblé le plus important pour moi. Là,
le plus important était de m’occuper de Philippe. Je voulais qu’il puisse
entrer en contact avec le monde extérieur, d’une manière ou d’une autre, par
la parole ou par le geste. Qu’il ne soit pas perdu tout seul dans le silence.
C’est une expérience passionnante de voir d’aussi près d’où vient le
langage. Le problème était suffisamment sévère pour que le choix se pose
entre la langue des signes (ce qui revenait à ne pas s’occuper du peu qu’il
entendait) et l’oralité. Mais, à deux ou trois ans, ce n’est pas le gamin qui
prend cette responsabilité, il faut que ses parents l’aident. Je l’ai mis à la
fois en contact avec des sourds profonds, qui ne s’exprimaient que par la
langue des signes, et avec des orthophonistes remarquables. C’était chez les
orthophonistes que cela marchait le mieux. À force de travail, il a fait des
progrès considérables. En 1986-1987, il était sorti d’affaire.
Quant à moi, je me suis aperçu plus tard que je me suis remis à écrire
des choses compréhensibles dès que mon fils a été en mesure de les
entendre. J’ai renoué avec le succès en 1988. C’est certain que la
coïncidence mérite d’être notée, mais je ne voudrais surtout pas que
Philippe puisse penser que, d’une manière ou d’une autre, il en serait la
cause. C’est pourquoi je suis aujourd’hui réticent à en parler et qu’à
l’époque j’ai toujours refusé d’intégrer une quelconque association pour y
demander de l’aide. Il fallait que je m’aide moi-même, comme je procédais
à chaque fois qu’une difficulté se présentait à moi. Le fait que mon fils
naisse malentendant était pourtant une difficulté inattendue. Heureusement
que je savais de quoi était fait le son, j’avais un début d’explication. Quand
je parlais avec un audioprothésiste de technique d’appareil, je comprenais
son langage.

Aujourd’hui Philippe a trente ans et il va très bien. Il a eu son bac ES en


temps et en heure. Il bosse dans la régie cinéma. Grâce au travail qu’il a
fait, il vit tout à fait normalement. Cela aurait pu ne pas prendre, mais il a
fait beaucoup d’efforts. Quand il était à l’école primaire, il avait chaque
semaine en tout cinq heures de cours de plus que les autres enfants. Cela lui
a aussi permis de rencontrer des gens bien. Il a toujours eu à l’école deux ou
trois copains qui l’ont aidé. Moi, je suis fier de lui.

Pendant cette « traversée du désert », des amis m’ont abandonné ; j’en


ai moi-même lâché quelques-uns. On ne sent pas trop les gens qui vous
tournent le dos, en revanche on repère très bien ceux qui reviennent avec le
succès. Mes amis du début des années soixante-dix, ceux du premier
succès, je les avais avant. Eux, je les vois toujours avec plaisir. Mais je
n’avais pas tellement d’amis dans le métier. Il y avait Jean-Michel Caradec,
qui est malheureusement mort, et Joël Favreau que je vois toujours. Nous
nous connaissons depuis 1966, du temps où il accompagnait Moustaki chez
Bernadette, bien avant qu’il ne devienne le guitariste de Brassens. Il ne faut
pas confondre les amis et les relations. Je m’oblige à faire la différence sous
peine de mésaventure.

Et puis, cette période de vaches maigres s’est achevée avec Né quelque


part. Mais avant d’atteindre des sommets, il faut déjà arriver à produire
quelque chose. Quand on demandait à Vinicius de Moraes pourquoi il était
diplomate, il répondait qu’il ne savait rien faire d’autre. Nous sommes, lui
et moi, dans la même situation. Quand on est à ce point incapable de faire
autre chose, on trouve des solutions. On peut aussi se noyer dans l’alcool et
devenir un semi-clochard. Mais je n’étais pas seul. Quoique sans doute
irrité par mes errances diverses, Bertrand de Labbey veillait. Il avait fait du
chemin. L’éditeur de Bécaud était devenu le patron d’Art Media, énorme
agence de cinéma. Il était assez rare qu’un film sorte en France sans qu’un
acteur, un metteur en scène ou un musicien de chez lui soit au générique. Il
avait confié tout ce qui concernait la chanson à Rose Léandri, son assistante
de toujours, mais gardait un œil attentif sur ceux qu’il appelait sa pléiade :
Renaud, Julien, Souchon et moi. Un jeune patron arrivé chez Polydor, Marc
Lumbroso, découvreur de Goldman, qui allait signer avec Vanessa Paradis,
Mylène Farmer et quelques autres, m’a dit avec son beau sourire qu’il
n’était pas interdit de faire un tube. Jean-Pierre Sabar était en pleine forme
et nous préparions un troisième disque ensemble, il aura suffi de « Né
quelque part » pour finir de remonter la pente. Il était temps, c’était le
dernier album de mon contrat. Philippe avait cinq ans lorsque cette chanson
est arrivée. Il était en maternelle rue Cambon, dans une école publique
ouverte bien sûr aux enfants du quartier, mais aussi à tous ceux qui avaient
des difficultés de langage, autrement dit aux malentendants et aux étrangers.
Son copain Francis était vietnamien et ils se comprenaient assez pour jouer
ensemble. Ils ne savaient pas que Charles Pasqua concoctait une loi qui
établirait entre eux une vraie différence. « Est-ce que les gens naissent
égaux en droits » est arrivée tout de suite, en les regardant dans la cour. Ce
qu’il y a autour a été plus long et progressif. La première fois que je l’ai
considérée comme finie, le texte et la mélodie étaient sensiblement les
mêmes qu’aujourd’hui, mais elle sonnait comme une petite samba
absolument charmante. Sabar s’en empare, l’emmène en Afrique et écrit la
ligne des chœurs. Impossible de trouver des paroles à mettre dessus, sauf
éventuellement dans une langue étrangère. « Les dieux sont tombés sur la
tête » faisait un grand succès. Le petit homme qui parcourait le bush avec sa
bouteille de Coca vide, pour la rendre aux dieux qui l’avaient lancée, parlait
un langage étrange ponctué de claquements de langue. Renseignements
pris, trois langues d’Afrique du Sud comportent ce type de consonnes, dont
le zoulou. Restait à trouver des Zoulous capables de chanter et habitant à
Paris. Radio Nova savait tout des musiques du monde, même le numéro de
téléphone d’Aura, chanteuse née à Soweto, chassée avec toute sa famille,
passée par la Sierra Leone, puis New York, la Jamaïque et Bob Marley,
débarquée à Paris depuis peu. Elle me présente un de ses compatriotes,
étudiant en lettres, qui pose sur la ligne de Sabar ce joli proverbe : Nom’
inqwando yes qwag iqwashasa (« Celui qui a la tête violente l’a aussi
confuse »). C’est du moins le sens qu’il m’a donné. Ils étaient cinq au
studio. Nous les avons fait chanter vingt-quatre fois pour obtenir l’effet de
masse.
Pour en finir avec cette période sombre de ma carrière, je précise tout
de même que je n’allais pas mal tout le temps. Je travaillais chaque année
l’équitation sous la direction de Nuno Oliveira au Portugal, j’ai aussi chanté
en Afrique et ailleurs avec Jean-Félix Lalanne, Kajdan ou Sabar, et j’ai eu la
chance de travailler avec le compositeur Alain Louvier.
Quand il mit en musique des poèmes de Ronsard pour répondre à une
commande, il me demanda d’y participer. Il m’écrivit onze façons de traiter
ma voix, dans une œuvre nourrie d’une véritable réflexion mais
difficilement accessible au grand public. Avant de les interpréter avec les
musiciens de l’Ensemble orchestral de Paris, j’ai étudié la partition pendant
trois mois à raison de trois heures par semaine. Ce n’est pas évident de
pénétrer le cerveau de ce mathématicien, de ce musicien scientifique qu’est
Alain Louvier.
Mon album After shave se termine par « Le Sommeil des amoureux »,
chanson dont il a composé la musique, accompagnée de quatre orgues à
tuyaux, avec des quarts de ton. Je lui ai suggéré d’évoquer ce qu’on aurait
pu entendre une seconde après le big-bang ; il a opté pour l’orgue. Inaudible
pour les amateurs de chanson, « Le Sommeil des amoureux » a été accueilli
avec perplexité. J’avais demandé à Alain pourquoi les musiciens populaires
et les musiciens savants ne se parlaient plus. Beethoven n’avait-il pas signé
des arrangements de chansons ? Louvier m’a expliqué qu’il y avait deux
raisons à cela. La première, c’est qu’un chanteur a besoin avant tout de
s’exprimer, grâce à un haut-parleur, alors que son problème à lui était plutôt
de faire sonner un lieu. La deuxième raison réside tout entière dans la
mélodie, puisqu’un chanteur ne peut s’exprimer sans elle, un musicien, oui.
Petit, tu es né saltimbanque
De ville en ville, tu iras
Jongle avec tout ce que tu as
Et si tu manques
Cent fois tu recommenceras
Une valise, une guitare

POUR monter sur scène, l’ego est capital, indispensable. La folie aussi,
parce qu’il faut quand même être un peu allumé pour avoir un tel désir, et
encore plus allumé pour le réaliser en étant persuadé qu’avec la simple
force de la voix on va captiver les foules pendant deux heures.
Je me souviens d’un guitariste un peu vedette qui lançait « pour en
revenir à moi » quand la conversation ne l’intéressait plus. L’ego, c’est ça.
Quand le succès a pointé son nez, je n’entendais plus la vérité, je ne
rencontrais plus d’opposition et, les seules personnes susceptibles de me
contredire, je les avais perdues de vue. À ma décharge, il est très particulier
d’avoir tous les regards qui se posent sur vous dans la rue, au restaurant,
partout, tout le temps. Sans parler des portables.
Aujourd’hui, même si mon ego est toujours en place, je ne suis plus
dans ce schéma. C’est un cadeau que m’ont fait les années creuses. Je pense
que l’orgueil s’estompe avec l’âge, l’expérience et la paternité. Quand on a
un enfant, le nombril se déplace.
Avoir de l’ego, c’est croire en soi. Mais la frontière est fine entre
confiance en soi et mégalomanie, qui est sans doute la déformation de la
confiance en soi.
Si la femme d’un artiste est artiste elle-même, cela fait deux volcans
dans le même cratère. Si elle ne l’est pas, elle a intérêt à faire
particulièrement attention à elle, sous peine de se faire dévorer, plus par
l’entourage que par l’artiste d’ailleurs. Laurent Baffie me racontait qu’un
jour, alors qu’il se trouvait face à une horde de photographes, l’un d’eux a
carrément poussé sa femme pour l’avoir seul sur le cliché. Quelle violence !
Heureusement pour mon épouse, je n’ai jamais vraiment été la cible des
paparazzis.
À une époque, il y a quand même eu quelques sujets sur moi dans ce
qu’on appelle la presse à scandale. C’était dans les années soixante-dix,
quand je vivais avec Diane Dufresne. Nous avons vécu une courte et belle
histoire d’amour qui a fait les beaux jours des « pélados », au Québec. On
les appelait les pélados, du nom de celui qui possédait ce groupe de presse.
Là-bas, les lois sur la protection de la vie privée sont beaucoup moins
strictes qu’en France.
Ma relation avec Diane Dufresne fut si compliquée qu’elle ne dura
qu’un an. Il y avait un conflit d’ego, bien sûr, mais en outre nous voyions la
vie et appréhendions nos carrières de manières diamétralement opposées.
De mon côté, c’était très intérieur, tandis qu’elle payait vraiment de sa
personne, peut-être parce qu’elle n’était alors qu’interprète. Elle n’était pas
encore auteur et n’écrivait que ses shows. Sur de grands cahiers, elle notait
tout ce qui allait se passer sur scène, jusqu’au moindre détail : la lumière, le
costume, les gestes, etc. Elle faisait pas mal de fautes d’orthographe, qu’elle
corrigeait par des dessins en couleurs. Ses cahiers sont de véritables œuvres
d’art. Elle est d’ailleurs devenue peintre. Nous nous croisons parfois mais
n’avons plus grand-chose à nous dire, pas grand-chose en commun. Nous
avons vécu un amour transatlantique, ce qui coûte très cher en notes de
téléphone et en billets d’avion, mais secoue bien la tête et le cœur. Elle
travaillait beaucoup et moi aussi, si bien qu’on se voyait très peu. Nous
avons quand même vécu ensemble deux mois à Los Angeles ; deux mois de
vie commune qui ont eu raison de notre couple.

Je n’éprouve jamais de jalousie quand les caméras se braquent sur


d’autres chanteurs. Je peux ressentir de l’irritation, quelquefois, devant la
surmédiatisation de certains collègues. J’aime bien le terme de « collègue »,
que m’a soufflé un jour Joël Favreau. Après tout, nous faisons tous le même
métier, même si ce n’est pas toujours de la même manière ni selon les
mêmes critères. Surtout, nous avons pour la plupart au moins une chose en
commun : la scène. Serge Gainsbourg prétendait que la chanson n’était pas
un art parce qu’elle ne nécessitait pas d’initiation. Or la scène est
initiatique, c’est une drogue dont on devient vite dépendant. Est-ce une
excroissance de l’ego que d’aimer cela ? Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit,
c’est une expérience tout à fait à part que de concentrer toutes ces énergies
positives qui proviennent de milliers de gens, et de leur rendre. Les groupes
de heavy metal ont à canaliser une violence terrible qui émane de la salle et
ils la renvoient, sans quoi le concert se terminerait dans un bain de sang. Ce
flux d’énergie que nous percevons tous est vraiment tangible. C’est
inimaginable la force que l’on ressent face à deux mille personnes qui se
taisent. J’adore chanter sans micro, ne serait-ce qu’un seul couplet, juste
pour entendre le silence, ce moment où le bruit d’une mouche qui vole
dérange.
Cette énergie, je la ressens physiquement, et j’en joue en fonction du
caractère du public. Il faut rassembler un public trop impatient ou nerveux,
de même que l’on réveille ou que l’on agace un public trop mou, pour lui
donner l’impulsion qui lui fait défaut. J’ai connu des publics complètement
fous, des publics apathiques, des publics qui avaient plus de talent que
d’autres… Une salle d’abonnés est beaucoup moins vivante qu’une salle
d’admirateurs, par exemple. Par définition, les admirateurs nous sont
acquis, ce qui est formidable parce que cela signifie qu’on peut les amener
beaucoup plus loin. Quand ils sont tous ensemble, ils ont en commun
d’avoir lâché leur télé pour venir nous voir, et cela, ce n’est pas rien !
C’est intéressant qu’il y ait des réfractaires dans la salle. Il y en a
toujours, mais il ne faut pas que ce soit la majorité. Au tout début de ma
carrière, je lançais quelques blagues entre les chansons. En sortant de scène,
un soir, je tombe sur Eddie Marouani, qui me conseille de les supprimer. Je
ne comprends pas pourquoi, puisque le public a ri. Eddie Marouani, me
répond : « Vous entendez ceux qui rient, vous n’entendez pas ceux qui ne
rient pas. » Il avait raison. Il y en a forcément quelques-uns qui sont juste
venus accompagner leur femme, peut-être même en traînant les pieds. Je les
séduis plus facilement avec l’appui des « volontaires ». Imaginez-vous
convaincre une salle pleine de gens qui ne vous aiment pas !
J’ai naturellement besoin de me sentir aimé pour être bon. C’est pour
cette raison que les gens applaudissent dès le lever de rideau, pour nous
montrer qu’ils adhèrent d’emblée. Et pour nous, c’est toujours cela de pris.
Plus jeune, pour maîtriser le public, je changeais l’ordre des chansons
en fonction de la température de la salle, qui était souvent trop chaude. Pour
la tournée de 1974, le producteur, Roland Hubert, avait accepté mes
exigences sur le prix des places parce qu’il envisageait de me faire passer
dans d’immenses lieux. Cela ne se faisait pas, alors, de chanter dans les
halls d’expositions, les palais des sports, etc. Je me suis ainsi retrouvé
devant des milliers de personnes dans des endroits où aucun chanteur ne
s’était encore produit. À Poitiers, il y avait quinze mille spectateurs. C’était
une expérience aussi insensée qu’effrayante. Je n’avais pas peur pour moi
mais pour eux, peur d’un incident, d’une bagarre, peur que des gens
meurent. Mon public nourrissait une telle aversion pour la police qu’il
fallait préciser par contrat de ne faire entrer aucun uniforme – d’autant que
les services d’ordre étaient presque tous d’extrême droite, donc pas très
civilisés. J’étais sur le qui-vive et je me disais que, avec ma petite sono et
ma formation réduite à deux guitares acoustiques et une contrebasse, il me
serait difficile de les empêcher de hurler. Je mettais donc toute mon énergie
à les tenir, conscient qu’il fallait absolument que je reste le patron.
Aujourd’hui, c’est différent. Je joue davantage sur le tempo, sur l’intensité.
Prenons l’exemple du silence. Si les gens se taisent, il y a deux raisons
possibles : soit ils se sont endormis, soit ils ne veulent rien perdre du
spectacle. Cette différence, je la perçois justement au moment où se rompt
le silence, dans la qualité des applaudissements. Les leçons de Nuno
Oliveira me reviennent souvent en mémoire, parce qu’il y a une corrélation
évidente entre l’équitation et la scène : l’échange d’énergie, le fait que dans
les deux cas nous ne faisons rien d’utile mais quelque chose d’esthétique,
d’artistique. Je me comporte avec le public de la même manière que Nuno
avec les chevaux : un maximum d’efficacité avec un minimum de moyens.
Il faisait danser les chevaux sans qu’aucun de ses membres bouge, ni ses
mains ni ses jambes, tout dans l’assiette. J’ai souvent ressenti les mêmes
sensations en scène qu’à cheval.

Je me suis pris de passion pour l’équitation par hasard, vers seize ans.
J’avais rencontré un assistant de télévision qui arrondissait ses fins de mois
en travaillant le week-end à la Vallée des Peaux-Rouges, une sorte de parc
d’attractions près d’Ermenonville. Il m’avait dit qu’ils cherchaient des gens
pour jouer aux cow-boys. Je me suis présenté, et pendant plusieurs mois j’ai
attaqué des diligences. Si étrange que cela puisse paraître, cette expérience
m’a donné envie d’apprendre à monter à cheval. Cela n’a pourtant pas été
simple. À cause de mes cheveux longs, j’étais systématiquement refoulé à
l’entrée des centres hippiques de la région parisienne, alors tenus par des
sous-maîtres du Cadre noir. Un jour, dans un club un peu bord cadre, j’ai été
accueilli par un écuyer nommé Jean Grandemange, qui a bien voulu
m’admettre tel que j’étais et m’enseigner les rudiments de la basse école.
Au bout de deux ans, il a considéré qu’il n’avait plus rien à m’apprendre et
il m’a envoyé chez son maître, au Portugal. C’était Nuno Oliveira. Je venais
juste de toucher mes premiers droits d’auteur de « Ballade pour un traître »,
qu’interprétait Serge Reggiani. Mes 4 000 francs en poche, je suis parti pour
le Portugal, où j’ai tenu deux mois et demi tout compris : les leçons, les
repas et le logement. En réalité, Oliveira me faisait payer un cours sur
quatre parce que j’étais musicien, car les musiciens ont le sens du rythme, et
la cadence est un des secrets de l’équitation. Il avait aussi probablement
deviné que j’étais fauché et l’argent ne l’intéressait pas vraiment. Les fils de
riches payaient pour les autres. Je suis arrivé en 1972 à l’ancien manège de
Nuno Oliveira, dans la banlieue nord de Lisbonne. Il y avait deux bâtiments
côte à côte absolument semblables : le manège d’un côté, l’écurie de
l’autre. Je suis arrivé par l’écurie, où il y avait une trentaine d’entiers, cul
contre cul au point de se toucher. Nuno Oliveira, qui était au fond, m’a
demandé : « Êtes-vous Jésus-Christ ou Raspoutine ? » J’ai décliné mon
identité, il m’a répondu qu’il m’attendait, qu’on l’avait prévenu de mon
arrivée. Pour aller lui serrer la main, il a fallu rassembler tout mon courage
et me frayer un chemin parmi les croupes des chevaux.
Plus tard, chassé de la banlieue lisboète par l’urbanisation, il a construit
une nouvelle école à flanc de colline. Tout en haut, il y avait une carrière,
on descendait un sentier et on arrivait au manège couvert. Pour atteindre
son bureau, il fallait descendre un autre petit sentier. Un peu plus bas, il y
avait le bureau de Joao, son fils. Et, encore plus bas, un élevage de cochons,
et puis les écuries. Au fond de la vallée se trouvait sa maison, dont chaque
chambre avait la taille d’un box.
J’étais déjà mordu d’équitation, mais je l’ai été encore plus après avoir
rencontré Nuno Oliveira, l’un des meilleurs écuyers du siècle, sinon le
meilleur. Cet homme fait partie des grands personnages de ma vie, ceux qui
m’ont changé, qui m’ont fait évoluer. Il y a eu Georges Brassens, Luc
Alexandre, Georges Moustaki et Nuno Oliveira. C’était un oiseau rare qui
avait la connaissance, le talent et ce don qu’ont les grands pédagogues
d’exprimer par des mots ce qui est de l’ordre de la sensation. Quelques
élèves qui ont travaillé sous sa direction sont encore vivants. Il pratiquait
une équitation héritée du XVIIIe siècle, la plus belle de toutes, ce qui s’est
fait de plus fin depuis que l’homme monte les chevaux. Lors de ma
première leçon au Portugal, j’ai monté Ladino, un Arabe au dos
extrêmement dur. Les anciens élèves se souviennent de Ladino : il
ressemblait à une gravure équestre quand il était monté convenablement, et
à un tréteau quand il était monté par un débutant. J’ai monté ce tréteau
pendant deux mois, deux fois par jour. Une fois, en plein galop, Oliveira me
fit signe de m’arrêter. Je me dirigeai vers lui – il était perché dans une
tribune surélevée, à la hauteur des cavaliers –, il se pencha vers moi et me
demanda à voix basse : « Avez-vous déjà fait l’amour debout ? » Je
répondis que oui, et lui me dit calmement : « Mettez au galop. » Plus jamais
mon cul n’a quitté la selle. Il avait raison, c’était le même mouvement.
Ensuite, il m’a donné un cheval un peu plus élégant pour apprendre le
piaffer, le passage, les changements de pied… J’ai commencé à
m’imprégner de l’esprit de cet homme, de ce magicien.
Je me souviens d’avoir souffert pour faire galoper à faux mon cheval
Faris. Le galop est une allure asymétrique ; on galope à gauche ou à droite.
« À faux » signifie que l’on galope à gauche en tournant à droite, pour
rendre sa verticalité au cheval afin qu’il ne se couche pas dans les virages.
Le mien ne voulait rien savoir. Oliveira me propose alors de le retrouver à
Bruxelles, où il donnait un stage. Je fais grimper le cheval dans le van et
passe la frontière. On le laisse se reposer deux jours et deux nuits, avant que
je fasse ma démonstration au maître. Le moment venu, je me heurte au
même refus de Faris. Comme j’insiste, il devient blanc d’écume tandis que
je sens l’impatience de Nuno Oliveira. Il me demande la permission de
monter mon cheval ; il me reste alors juste assez d’humour pour lui dire de
ne pas l’esquinter. Il s’enfonce dans la selle, dirigeant le rêne de filet vers la
droite, puis vers la gauche caressant l’encolure entre les deux. Et il part… à
faux. Je n’ai jamais compris comment il avait réussi cet exploit. Il m’a
simplement rappelé qu’il avait dressé trois mille chevaux dans sa vie. Je
suppose qu’il a rendu à mon cheval un équilibre qu’il n’avait pas ou qu’il
avait perdu. Faris n’a jamais oublié la leçon.

Faris a été mon premier cheval. Il avait quatre ans quand je l’ai acheté,
il est mort trente ans après. De tous les chevaux que j’ai eus, il reste celui
que j’ai le plus aimé. Avant sa mort, je l’ai fait filmer pour le DVD Plutôt
guitare. Ce fut sa dernière apparition en public, il apparaissait terriblement
amaigri. Comme il ne pouvait plus mâcher, on lui préparait des bouillies.
Du temps de sa jeunesse, il avait été extrêmement dragueur. Dès qu’il
voyait une jument, lui qui était totalement aux ordres se mettait à faire le
fou. Il savait aussi être très professionnel, il faisait la différence entre une
caméra qui tourne et une caméra qui ne tourne pas. Dès qu’il entendait le
moteur, il pointait les oreilles et se redressait pour offrir son meilleur profil.
Il a du coup participé à pas mal d’émissions, dont deux fois « Trente
millions d’amis ». Une star, en somme ! Nous avons longtemps vécu
ensemble. Quand j’habitais Hoton, je passais des mois sans prendre la
voiture, j’allais au village à cheval pour faire mes courses. Un soir, en plein
hiver, mon voisin agriculteur m’invita à dîner. Après avoir rentré Faris dans
son écurie, on s’attabla : on mangea bien, on but trop, et à 2 heures du matin
je sortais de chez lui ivre mort. La neige était tombée, on ne voyait plus à
un mètre, même le chemin avait disparu. Mon ami me prêta donc une lampe
pour la route, je montai à cheval et je m’endormis aussitôt. Quand je me
réveillai, j’étais devant la maison. Faris m’avait ramené au pas sur la neige,
sans bruit. Je garde quelques souvenirs merveilleux de cette période où je
ne possédais plus d’appartement à Paris.
Je n’avais pas encore ma maison à Montmartre. J’ai habité Montmartre
plus tard, pendant six ans, le temps qu’Arthur, mon fils cadet, fasse son
école primaire. Après avoir vendu mon loft du boulevard Henri-IV, j’ai
acheté le moulin d’Hoton parce que j’avais besoin d’une prairie pour mes
deux étalons. J’ai vécu à la campagne pendant trois ans, ce qui m’a permis
de monter quotidiennement. Quand j’avais besoin d’aller à Paris, je
squattais chez des copains ou je dormais à l’hôtel. Lorsque je partais pour
de longues tournées, un de mes voisins tournait mes étalons à la longe, car
un entier qui ne sort pas tous les jours peut devenir fou. Le cheval est un
animal mystérieux. Il pourrait vous tuer d’un coup de tête et pourtant il se
laisse dompter ; c’est la raison pour laquelle il reste toujours une petite
appréhension et qu’il faut absolument le dominer. Je n’ai jamais craint
Faris, que je connaissais trop ; en revanche, d’autres m’ont vraiment fait
peur. Radamès, qui avait énormément de sang, s’est plus d’une fois dressé
dans son box pour m’empêcher d’entrer. Quand j’ai raconté à Oliveira qu’il
m’avait attaqué, il m’a expliqué que c’était un problème de mâle à mâle. Il
me suffisait d’y retourner, à mains nues si j’étais courageux, avec une
badine si je l’étais moins, et de lui hurler dessus jusqu’à ce qu’il se remette
sur ses quatre fers. Il était nécessaire de lui montrer qui était le chef. J’ai
suivi ses conseils et effectivement il s’est calmé. Le cheval est un animal de
troupeau ; or, dans le troupeau, il y a toujours un dominant. Il suffit de lui
faire comprendre que l’homme est au sommet de la pyramide hiérarchique
pour que tout rentre dans l’ordre.
De chevaux, il ne me reste plus que Rachmaninov, un trotteur de course
acheté avec quatre copains pour avoir une raison de se voir. Il a commencé
sa carrière de façon fulgurante. Dix victoires d’affilée. Maintenant, il court
dans des groupes où il n’est pas systématiquement le plus fort. Mais c’est
une formule 1, et il vit chez son éleveur, entraîneur, driver et copropriétaire,
Jean-Michel Bazire, le magicien de Vincennes.
Je n’ai jamais participé à des concours, pour me consacrer au dressage.
La balade en forêt ne me passionnait pas, c’est le manège que j’aimais. Une
fois, j’ai tenté une épreuve d’endurance qui s’appelait la Route des
mousquetaires. Le challenge était de parcourir Windsor-Paris en neuf jours.
Nous sommes donc partis du parc de Windsor au milieu des daims, nous
avons pris le bateau à Douvres jusqu’à Deauville, puis de Deauville à Paris.
Nous étions soixante-trois au départ, mais pas plus de la moitié à l’arrivée,
place Dauphine. À cette occasion, j’ai descendu l’avenue des Champs-
Élysées à cheval. Inoubliable.
Dans cette vie qui était la mienne, irrégulière et bizarre, j’avais ce
rendez-vous. Le cheval ne pardonne ni l’énervement ni la fatigue, c’est un
animal extrêmement sensible qui ressent tout. L’équitation est un art de
rêveur parce que, même dans le manège, l’esprit voyage. Le cheval nous
porte et nous transporte, si bien qu’à un moment donné l’osmose est telle
qu’on finit par penser ensemble, comme un cerveau à quatre jambes. C’est
la sensation du centaure, quand on fait corps, quand on ne réfléchit plus,
quand les gestes se font instinctivement. Ce moment de grâce ne m’est
arrivé qu’après plusieurs semaines de stage intensif, sur des chevaux très
particuliers et pendant des moments très brefs. Oliveira ne voulait rien voir
bouger, je l’entends encore nous dire : « Par la pensée, passez au trot. »
Le dressage, c’est surtout l’art de l’élégance et de la rigueur. Dans une
écurie, il y a des règles et des codes, on ne fait pas n’importe quoi, d’abord
parce que cela peut être dangereux. Si le box n’est pas propre, il y a de la
vermine, et s’il y a de la vermine, le cheval tombe malade. Les cuirs doivent
être toujours impeccablement cirés, pas seulement pour qu’ils soient beaux
mais pour qu’ils ne cassent pas. C’est très désagréable d’avoir une sangle
qui lâche en plein galop.
Quand Nuno Oliveira mettait le pied à l’étrier, il y avait toujours un
palefrenier pour tenir le cheval. Il m’avait expliqué que, s’il se mettait en
selle sans que le cheval soit tenu, ce dernier pouvait faire un pas en avant et
le maître serait alors obligé de commencer la leçon par un mouvement vers
l’arrière.
Si un cheval faisait une tache avec son crottin sur un des murs du
manège, Nuno Oliveira arrêtait la reprise et appelait un palefrenier, qui
repeignait dans la seconde. C’était une propreté, une hygiène absolument
parfaite. C’était une forme d’élégance aussi, toute en simplicité, que chacun
adoptait. La prudence était essentielle également. Je n’ai jamais vu
personne tomber. Pourtant, il y eut des reprises avec dix étalons ensemble,
dans ce petit manège de 28 mètres de long sur 14 de large. On ne donnait
jamais de sucre en morceaux aux chevaux pour les récompenser, mais du
sucre en poudre ou des fèves : c’étaient des entiers, il fallait qu’ils aient le
réflexe de lécher la main de l’homme et pas de la mordre.
Nuno Oliveira était par ailleurs un grand mélomane, qui ne travaillait
ses chevaux qu’en musique. Il y eut deux grandes périodes dans sa carrière
d’écuyer : l’époque Beethoven, puis l’époque Verdi. Je n’ai pas connu sa
période Beethoven, mais j’avais repéré dans l’écurie un animal qui était
beaucoup moins sophistiqué et moins convenable que les « Verdi ». Ansioso
ressemblait physiquement à Beethoven. Quand Nuno m’a demandé de
chanter dans son manège, j’ai accepté sous la condition qu’il monterait
devant moi Ansioso. Il m’a rétorqué qu’Ansioso avait dix-huit ans, que
c’était un vieux cheval qui avait fait le tour du monde, qu’il devait se
coucher tôt. Il m’a dit : « Je vous paierai donc d’avance. » Le lendemain
matin, un palefrenier emmena ce cheval à la retraite dans le manège, il le
travailla à la longe pendant trois quarts d’heure puis Oliveira arriva. Il
s’enfonça dans la selle, me regarda et m’informa que je n’allais pas assister
à une reprise de haute école, mais plutôt voir un animal interpréter Le
Concerto de l’empereur, de Beethoven. Sa fille mit le disque et là,
effectivement, le cheval devint comme fou, tel un animal sauvage dans un
manège. Évidemment, chaque geste était commandé. Moi, j’ai cru voir un
centaure tellement le maître et son cheval faisaient corps.
Donc, la musique était capitale. Je me souviens d’un jour, au cours de
mon stage de 1972, où, lors de la troisième reprise de l’après-midi, son fils
Joao donnait une leçon à deux gamins montés sur deux étalons. C’était le
jour où ma sœur Catherine était passée me voir en remontant du Maroc à
pied avec son mec, qui jouait de la flûte en roseau, comme on en trouve
dans toute l’Afrique. Après les présentations, on s’installe dans les tribunes.
Les chevaux commencent à se battre alors que les gamins se trouvaient
toujours dessus. Joao ne parvenait pas à les séparer. À ma grande surprise,
Oliveira ne bougea pas. Il demanda simplement au copain de ma sœur s’il
voulait bien interpréter un air de flûte pour ses chevaux. Ce dernier
s’exécuta, et les chevaux se calmèrent. Les chevaux, chez lui en tout cas,
avaient une relation tout à fait particulière avec la musique. On le voit dans
ses écrits. Il insiste toujours sur la cadence, enfin, ce que lui appelle la
cadence, c’est-à-dire le tempo sur lequel on travaille le cheval. Avec la
cadence, on arrive à obtenir ce qu’on veut du cheval, on peut même
l’hypnotiser par le rythme.

Je ne monte plus depuis des années, depuis que j’ai mal au dos. Passé
un certain âge, il y a des risques qu’on ne peut plus prendre. Se casser la
gueule à vingt-cinq ans passe encore ; plus vieux, cela devient dangereux,
d’autant que j’aime les chevaux très vivants, les étalons. Si j’ai arrêté, c’est
aussi parce que, après la mort de Nuno Oliveira, ce n’était plus la même
histoire.
Les leçons d’équitation m’ont été infiniment plus utiles pour la scène
que les cours de théâtre et de mime que j’ai pris étant jeune. On ne peut pas
dire que mon jeu de scène soit très théâtral : la plupart du temps, assis ou
debout, j’ai une guitare à la main. Je me contente de théâtraliser ce que je
suis. Les leçons de mime de Wolfram Mehring au théâtre du Vieux-
Colombier puis d’Étienne Decroux à Boulogne m’ont appris à m’endormir
sur commande et à contrôler mes émotions. Du cours Florent, en revanche,
je n’ai pas retenu grand-chose, car je ne suis absolument pas un homme de
théâtre. Je me considère comme un acteur désolant. Le cinéma n’est
absolument pas mon monde. J’ai tourné dans un seul film, La Chaise vide,
en 1974, qui comme son nom l’indique n’a pas fait une entrée. Je jouais un
baba cool dans mon genre. Au cours Florent, j’ai fait des rencontres
importantes : Francis Huster, Jacques Weber, Daniel Auteuil. En passant
une semaine sur le tournage du Huitième jour, j’ai été fasciné de voir
travailler un grand acteur comme Auteuil, de comprendre comment il gère
son stress pour être au meilleur de sa forme à l’instant T, quand le metteur
en scène va dire : « Moteur ! » Que faire dans l’intervalle ?
Dans ce film, il y avait un casting de vingt-trois trisomiques. À la fête
de fin de tournage, Daniel était le vingt-quatrième tant il s’était fondu dans
la masse. Il m’a raconté comment le contact s’était établi avec Pascal
Duquenne : pour la première scène qu’ils avaient à tourner ensemble, ils se
sont retrouvés dans une voiture, Daniel au volant, Pascal à côté. Ils se sont
serré la main et, comme c’était un peu long, Pascal a fini par s’endormir. En
se réveillant, il a regardé Daniel, a éclaté de rire et il a pété. Daniel l’a
regardé à son tour, s’est marré et il a pété aussi. Ils sont tombés dans les
bras l’un de l’autre et sont devenus les meilleurs amis du monde. Daniel
Auteuil n’a accepté de monter les marches du Palais des festivals à Cannes
qu’à la seule condition que Pascal soit avec lui. C’était magnifique de les
voir recevoir ensemble le prix d’interprétation masculine.
Daniel Auteuil a joué dans un de mes clips, « L’Homme au bouquet de
fleurs ». Il a accepté par amitié et parce qu’il avait aimé cette chanson dès
qu’il l’avait entendue chez moi, bien avant le mixage. Daniel fait partie des
gens à qui je fais écouter les chansons quand elles sont encore à l’état de
chantier. Il a souhaité participer à ce clip, créer un personnage
cinématographique sans avoir recours à la parole. Le moment venu, comme
il tournait à Venise dans La Folie des hommes de Renzo Martinelli, avec
Laura Morante et Michel Serrault, nous sommes allés le rejoindre.

Jacques Weber, c’est un autre genre : autant Auteuil est un loup


solitaire, autant Weber est un chef de troupe. Chez Florent, Jacques Weber
et Francis Huster étaient à dix-huit ans ce qu’on appelle des vedettes de
cours, des gens à qui l’on prédisait déjà une carrière exceptionnelle. Ils
étaient ce qu’ils sont aujourd’hui, même si leur technique s’est affinée. Moi,
j’étais à part. Je venais en tant que chanteur apprendre les différents aspects
du spectacle. Eux étaient destinés au théâtre ; ce n’est pas un hasard s’ils
ont fait le Conservatoire, ils étaient de très loin les meilleurs en comédie, en
culture et aussi en mémoire. Des fous de théâtre, ne vivant que pour le
théâtre, ne pensant qu’au théâtre. Ils n’attendaient pas que les professeurs
leur donnent du travail, ils montaient sans arrêt des scènes de leur propre
initiative. Ils préparaient l’école de la Rue-Blanche et le Conservatoire d’art
dramatique.

Weber dirigeait le théâtre du huitième à Lyon lorsque j’y ai passé trois


jours. Une tournée calamiteuse. Que des bides. Mon premier orchestre
« normal », je ne savais pas le faire sonner. Les salles n’étaient pas pleines,
et les producteurs n’étaient pas contents. Tout le monde faisait la gueule,
sauf Weber, tout fier de me montrer la scène. Impérial, il y avait fait
construire un arbre pour mes trois spectacles.
Quand un concert marche bien, c’est difficile de dormir, mais quand il
n’a pas marché, encore plus. Il me faut trois ou quatre heures de descente.
C’est d’ailleurs le gros danger de la tournée, parce que dans ce laps de
temps on a tendance à se bourrer la gueule pour accélérer le processus. Du
coup on se prépare des lendemains difficiles. Encore une fois, comme pour
les chutes à cheval, cela passe à vingt-cinq ans. Plus âgé, la prudence est de
mise.
En tournée, il y a un drôle de contraste entre la foule et la solitude du
chanteur dans sa chambre d’hôtel. Il ne reste plus qu’à se jeter sur la
télécommande et à zapper pour finalement s’arrêter sur un programme
délirant de chasse ou de pêche. Avant cela, comme on n’a pas dîné, on
cherche le seul restaurant du quartier qui va accepter d’ouvrir rien que pour
nous.
Sans compter les dîners parfois assommants avec les élus du coin. Cela
arrive, malheureusement ; c’est pourquoi il faut être plus que jamais bien
entouré. Le guitariste Michel Haumont, par exemple, n’a pas son pareil
pour jeter un pavé dans la mare au moment propice. Il est toujours très au
fait de la politique locale, il lit les quotidiens du coin, si bien que, quand il
se retrouve face à l’adjoint au maire, il connaît tout par cœur. Je me
souviens d’une soirée en Andorre où nous dînions avec un banc d’élus. On
se prépare tous à une soirée calme, mais, à peine passé l’entrée, Michel
Haumont attaque : « Aux dernières élections, vous avez quand même donné
30 % à Le Pen ! Qu’est-ce qui vous a pris ? » Grand silence, évidemment. Il
est capable de défendre n’importe quelle thèse, quitte à dire le contraire de
ce qu’il pense, juste pour le plaisir de jeter de l’huile sur le feu. Je me
souviens d’un dîner à Bastia où il avait lancé : « À quand une mosquée à
Ajaccio ? » Il pose la question qui tue en buvant son coup de rouge, et il
s’allume, comme cela, progressivement.
Il arrive aussi que les officiels fassent la gueule. Lors de la tournée
Brassens de 1998, où je me présentais seul, sans musiciens, je suis passé
dans une petite ville de province pour chanter en plein air. Arrivé sur scène,
je m’aperçois que la tribune officielle se trouvait devant moi alors que le
public était relégué sur le côté droit. Bien sûr, il était trop tard pour faire
déplacer les tribunes. Après avoir envoyé le régisseur aux nouvelles,
j’appris que les assurances avaient été payées deux fois le prix habituel, et
qu’elles avaient été prises chez un assureur du village. L’affaire sentait la
magouille à plein nez. Par contrat, ils étaient tenus de me payer à manger le
soir ; au moment de commander le vin, je prends par principe la bouteille la
plus chère. Et là, de derrière une colonne, le maire surgit et hurle : « Ah,
non ! Je ne paierai pas cette bouteille ! » Ce fut notre unique rencontre.

En tournée, ma famille me manque. Quand je suis parti pour l’Afrique à


l’occasion des Brassens, je ne l’ai pas vue pendant six semaines. C’était
terrible. Mon fils Arthur, qui était en CE1, se demandait si je n’avais pas
définitivement quitté la maison. Très gentiment, tous les matins, la
maîtresse montrait aux enfants où était le papa d’Arthur sur la
mappemonde. Elle leur parlait des pays que je traversais. Moi non plus je
n’allais pas fort, d’autant que les comprimés contre le paludisme me
faisaient déprimer. Mais c’était exceptionnel ; la plupart du temps, je
m’arrangeais pour partir le mardi midi et rentrer le dimanche matin. Cela
dit, c’est toujours une corvée de faire sa valise chaque jour. On perd des
chaussettes à chaque fois. Depuis peu, on organise mes tournées par région.
Si je chante pendant une semaine dans la région lyonnaise, je peux ainsi
prendre un hôtel à Lyon et y revenir chaque soir.
Ce métier a des côtés pénibles, mais je suis tout à fait conscient qu’il
existe des activités bien plus rudes que celle que j’exerce. Surtout, pour
compenser, il y a les concerts. Pour ces deux heures, tout le reste vaut le
coup. En tournée, je ne fais rien d’autre, tout est tendu vers ce moment.
Ensuite, bien sûr, il y a la descente, la récupération et, le lendemain matin,
on achète la presse locale et on repart. Je dis qu’il existe de plus rudes
métiers mais je conçois que celui-ci puisse être vraiment pénible quand on
le pratique sans succès pendant des dizaines d’années.
Dans l’ensemble, cette sorte de colonie de musiciens et de techniciens,
qui se déplacent dans un bus ou deux, comme des saltimbanques ou une
troupe de cirque, est assez belle. Je choisis aussi les musiciens sur des
critères affectifs. Puisque nous sommes amenés à faire un bout de chemin
ensemble, autant qu’il y ait une intelligence commune.
Il arrive souvent des choses incroyables. J’ai en mémoire quelques
souvenirs étonnants. Je me souviens de Sanaa, la capitale du Yémen, où
j’arrive la veille d’un concert. Le soir, on me dit qu’une soirée est organisée
en mon honneur, ce dont je suis plutôt fier. On annonce un prince
yéménite : se pointe une tête un peu grasse portant un vêtement blanc et un
couteau à la ceinture. À la fin de la conversation, il m’invite à passer
l’après-midi du lendemain dans son palais. Un haut fonctionnaire français
qui se trouve là me dit que cela peut être très intéressant pour moi, car il y a
justement chez lui un joueur de oud formidable, ce qui me permettra
d’entendre une authentique musique traditionnelle yéménite. Il ajoute
néanmoins, avec un regard inquiétant, qu’il préférerait m’accompagner. Le
lendemain, ce haut fonctionnaire et un de ses collègues passent me prendre
à mon hôtel en limousine. Nous arrivons au palais du prince, qui nous
attend au rez-de-chaussée, encadré de ses deux fils. Nous montons deux
étages pour nous retrouver dans une pièce immense, avec une banquette le
long des murs. Tous les deux sièges, sont disposés un narghilé et deux
thermos. Je repère d’emblée deux caméras qui tournent sans m’en inquiéter,
pensant que le prince doit s’amuser à filmer tous ses invités de marque. Il
m’installe à sa droite, le haut fonctionnaire à sa gauche et nous parlons de
choses et d’autres. Arrive le khat. Il s’agit d’une drogue de pauvre, un peu
comme la coca, qui a comme effet d’énerver, de priver de sommeil et de
couper la faim. Toute l’Afrique de l’Est, dont le Yémen, se défonce ainsi au
khat. Les habitants sont considérés par l’ONU comme des drogués, et
personne ne les aidera tant qu’ils ne renonceront pas à le cultiver, ce qu’ils
refusent. Ils restent donc pauvres et isolés.
Le prince me montre comment se mâche le khat – je n’en avais jamais
pris. Le joueur de oud en question, amateur de la chose, en avait la bave
verte. Nous passons un moment, je me lève pour prendre congé. C’était
bien beau, mais je dois quand même me préparer pour mon concert. Après
la chanson d’adieu, une demi-heure, nous remercions notre hôte et, après un
ultime salut, nous partons. Dans la voiture, je demande au haut
fonctionnaire pourquoi il a tenu à venir se droguer avec moi chez « ce
mec » (ce sont mes mots). Il me répond : « Ce mec, comme vous l’appelez,
c’est le cheik des cheiks, c’est-à-dire le chef des chefs. Au Yémen du Sud,
il y a des tribus qui enlèvent des touristes, les traitent comme des invités
mais ne les libèrent que sur rançon. Comme c’est lui qui fixe le prix, il est
préférable de garder de bonnes relations. » Ce n’était pas une crapule, mais
une haute autorité yéménite, sans doute aussi puissante que le chef de
l’État. J’ai signé le livre d’or, comme la reine d’Angleterre l’avait signé
avant moi. Je n’étais pas le premier à m’asseoir sur cette putain de
banquette.

À propos des tournées, le moment est venu de tordre le cou à une idée
reçue : non, le chanteur et ses musiciens ne sont pas harcelés par une nuée
de groupies. Quand je tournais avec Patrice Caratini et Alain Le Douarin,
elles étaient tellement jeunes que cela aurait été tout à fait incorrect. Cela
peut arriver que quelques demoiselles nous tournent autour, mais ce n’est
pas aussi systématique qu’on le pense. Je tiens à préciser que le chanteur est
paradoxalement celui d’entre tous les membres du groupe qui est le moins
sollicité. Il y a plus de filles à batteurs, de filles à pianistes, de filles à
bassistes… On dit aussi qu’entre musiciens on ne parle que de « ça ». On
sait cependant que ce sont ceux qui en parlent le plus qui en font le moins.
J’en suis à regarder
Tous les soirs la télé
Pendant une heure, ma vie est supportable
Je ne sais pas si ça tue
Mais on s’y habitue
Et ça devient un besoin redoutable
40 % de chanson française

LA BANDE-SON de notre vie est faite de ce que nous entendons, de ce


qui flotte dans l’air. Une langue se transmet aussi par ses berceuses. Le flux
de musique représente un enjeu financier et culturel. Doit-on le laisser
totalement ouvert à tous ? Je devais chanter « Ambalaba » pour une petite
chaîne de télé québécoise. Le guitariste de l’orchestre n’arrivait pas à jouer
la partie rythmique ; je propose de m’en charger. Impossible, le syndicat
l’interdit. Ça, c’est l’Amérique du Nord, le pays qui produit le plus de
musique au monde, mais qui prive le public de tous les artistes qui n’ont pas
payé leur cotisation. Efficace, mais pas satisfaisant. Partout en Europe, sauf
en Angleterre, le paysage musical a largement accueilli les productions
américaines, souvent remarquables par le savoir-faire, bien sûr, mais aussi
par l’importance des moyens. Certains pays en ont presque complètement
abandonné la production de ce qu’ils écoutent. Les Français ont réagi en
votant une loi imposant des quotas aux médias audiovisuels. Jack Lang
comparait les ondes hertziennes aux eaux territoriales ou à l’espace aérien
et soutenait qu’on ne pouvait pas laisser passer n’importe quel bateau
n’importe où. C’est toujours assez désagréable de faire intervenir la loi dans
ce qui peut apparaître comme nos petites affaires. N’empêche que,
progressivement, la part de productions nationales a augmenté, certaines
même s’exportent. L’idéal serait que nous devenions assez forts et assez
bons pour abroger la loi. Ce n’est pas pour tout de suite.

L’offre musicale est immense. Tout ou presque au bout d’un clic.


Cependant, la théorie du restaurant vietnamien énoncée par Pascal Nègre
est juste : dans une carte de trois cents plats, il y a neuf chances sur dix pour
que vous choisissiez les nems. Ce que le plus grand nombre connaît, ce qui
est diffusé par les médias les plus larges, sera cliqué plus souvent.
Comment une chanson émerge-t-elle ? Sitôt sortie du studio, elle est
proposée aux radios. Une antenne privée, vivant de ses recettes
publicitaires, devra s’assurer qu’elle plaît aux catégories de public visées
par ses annonceurs. Elle aura donc recours aux panels, ensembles de
personnes recrutées par des instituts de sondages. Si la majorité est
favorable, la chanson passe ; si elle ne l’est pas, si elle « ne correspond pas
à la couleur de l’antenne », elle ne passe pas. Effet pervers de ce système :
les « cobayes » ont tendance à préférer les chansons qui leur rappellent
quelque chose. Ainsi, on finit forcément par tourner autour des mêmes
suites harmoniques, des mêmes tempos, des mêmes métriques, du même
vocabulaire. On formate.
Pour les vilains petits canards, c’est plus aléatoire et surtout plus long.
Une antenne confidentielle qui va s’en enticher communiquera de proche en
proche aux grands réseaux une programmation plus libre dans certaines
tranches peu fréquentées. Un type qui prend un risque à une heure de
grande écoute, c’est un peu comme le feu : on peut passer une soirée à
tenter de l’allumer dans une cheminée, et il peut détruire un immeuble en
quelques minutes. Il peut aussi ne jamais prendre.
Il est réjouissant de constater que, dans les années deux mille, un
nombre appréciable d’entre eux ont réussi à percer le filtre. Bénabar, bien
sûr, avec ses alexandrins scandés sur quelques notes. Rien de dansable là-
dedans, un air de « chanson à textes » qui, pour certains, a le don de faire
fuir le public. Sauf qu’on avait envie qu’il nous parle de sa maison de
famille et qu’on a tous éprouvé l’envie de sécher un dîner. La forme, c’est
la sienne, je ne sais pas par où elle est passée, mais elle a fini par s’imposer.
J’ai vu aussi Sanseverino, un air de baroudeur, un anneau dans l’oreille,
qui jouait du manouche alors que cette musique était cantonnée à certains
bistrots de Saint-Ouen. Sur un petit air de valse, ses embouteillages nous
ont touchés. Avec Thomas Dutronc, ces sonorités se réinstallent dans le
langage musical que le grand public reçoit ; Django y brille toujours.
Il faudrait aussi citer Renan Luce, Matthieu Boggaert, Benoît Doremus,
Alexis HK, Aldebert, par la scène, en allant chercher les auditeurs un par
un, à la petite cuillère ; Vincent Delerm par la rive gauche dont il est un
digne héritier, Biolay par des chemins de traverse et par « Ton héritage »,
chanson imparable, Matthieu Chedid, sa tête de papillon et sa voix de
fausset qui embarque toute une génération dans une musique complexe et
des textes étranges.
Et puis les filles. Longtemps, lorsqu’on composait un plateau de télé ou
de concert spécial, la réflexion tombait à un moment : cela manque de filles.
Il y a moins de chanteuses que de chanteurs. Qui aura la curiosité
d’expliquer cette constante ? La décennie deux mille fut pourtant féminine :
Camille, qui alla jusqu’à tendre comme un fil une note commune à tous les
accords de toutes les chansons d’un disque, comme un acouphène qui serait
toujours en harmonie avec son environnement ; Anaïs, son amour, son
cœur, sa guitare et ses pédales ; Emily Loizeau et Émilie Simon, qui
fricotent avec la recherche musicale ; Keren Ann, l’internationale ; Carla
Bruni, présentée comme auteur – on dit que Julien Clerc ne savait pas qui
avait écrit « Si j’étais elle », « Aussi vivant », « On serait seuls au monde »,
« Se contenter d’ici-bas », « Silence caresse », et « Désobéissante » quand il
les a mis en musique – avec sa voix discrète et la guitare de Bertignac, voilà
quelqu’un qui a réussi à nous dire pas mal de choses. Et puis elle s’est
mariée.
Tous ces artistes – que ceux que j’oublie me pardonnent – ont en
commun d’avoir imposé leur langage. Tous étaient hors normes en arrivant,
comme l’étaient la plupart de ceux qui les ont précédés. Nul ne sait ce qu’ils
vont devenir, mais ils nous offrent un joli présent.
De la décennie précédente, celle des années quatre-vingt-dix, Zazie est
de loin celle qui m’intéresse le plus. Elle a eu une véritable éducation
musicale, elle est devenue auteur par la suite. Quand elle m’a présenté à sa
mère, j’ai eu l’impression de voir ma sœur Anne. Elles sont semblables :
toutes les deux sont professeurs de piano, avec cette rigueur caractéristique
des gens du classique. J’aime cette manière que Zazie a de travailler en
privilégiant toujours le rapport humain avec ses musiciens et ses
techniciens.
Nous nous sommes rencontrés sur une péniche, lors d’une soirée
organisée par Polygram. J’ai vu arriver cette grande fille perchée sur des
semelles compensées ; elle était plus ou moins dans le mouvement Obispo.
Quand j’ai écouté son premier album, Je, tu, ils, j’ai vraiment trouvé qu’elle
avait du talent. Le temps a passé et, un jour, dans un couloir de France Inter,
je tombe sur Jean-Louis Foulquier, le créateur des Francofolies, qui me
propose d’organiser une « fête à Maxime » aux Francofolies de La
Rochelle. Il me demande de dresser ma liste d’invités. Je réponds Joan
Baez, Stevie Wonder, Sting, etc. Puis, plus de nouvelles. Entre-temps,
j’avais revu Zazie et lui avais proposé d’interpréter quelques-unes de mes
chansons en duo avec moi à cette occasion. Un mois et demi avant le
concert, Foulquier téléphone à mon agent : il voulait savoir où j’en étais
avec mes invités. Mon agent lui rappelle poliment que c’est à lui de s’en
occuper et je fais savoir qu’il n’y en a qu’un, ou plutôt qu’une : Zazie. Elle
n’avait pas tout à fait trente ans et n’était pas encore connue. Elle ne savait
évidemment pas ce que c’était que de chanter devant quinze mille
personnes. Je lui ai donné dix-huit chansons à apprendre en trois jours. Sur
scène, elle n’a pas fait une seule erreur. J’ai commencé à la regarder
autrement.
Zazie est alors devenue une grande artiste et son compère Pascal
Obispo un chef d’entreprise. C’est un garçon qui a une vision sportive du
show-business, il est là pour battre des records. Il pense que ce n’est pas
utile de faire un disque s’il ne se place pas premier du top 50. C’est une
attitude de producteur. Cependant, il ne manque pas de talent, il est très
bosseur et sait s’entourer d’auteurs fidèles comme Patrice Guirao, Didier
Golemanas ou Lionel Florence. Ce dernier sait écrire des chansons, mais le
plus souvent à l’infinitif, comme « Savoir aimer ». Je le soupçonne
d’ailleurs de faire exprès de ne pas conjuguer les verbes pour se donner un
genre. Alors, oui, c’est vrai qu’il sait faire des chansons, il sait même les
faire à la chaîne. Avec Obispo, ils travaillent en séminaires, un peu comme
Bécaud, jadis, avec ses auteurs. Eux n’arrêtent jamais, pour créer un
maximum de chansons sur lesquelles il y aura peut-être – ou plutôt
sûrement – quelques tubes. C’est un exercice de rapidité, et il ne faut pas
être très regardant sur le sens. Zazie, elle, est un auteur d’un autre niveau.
On dit que le son, chez elle, est très radiophonique, mais je ne l’entends
pas de cette oreille. Zazie fait partie de ceux qui font évoluer la chanson
vers quelque chose de très rythmique, avec l’utilisation de boucles et de
loops. Album après album, son propos s’affine, chaque fois elle s’affirme
davantage en tant qu’auteur, elle en dit un peu plus, mine de rien. On ne la
qualifiera probablement jamais de poète, mais à mon sens elle est plus
proche de la poésie que bien des auteurs « rive gauche ». Zazie a des
phrasés originaux. Ce n’est pas simple de faire sonner la langue française
sur une musique binaire. Je me souviens de « Dodo Rémi », une chanson
qu’elle avait écrite pour Sol en si. Une splendeur ! Sur le thème du sida,
c’est ce que j’ai entendu de mieux. Je pense aussi à une chanson plus
traditionnelle où elle chantait : « On n’écrit pas / Sur ce qu’on aime / Sur ce
qui ne pose pas / Problème / Voilà pourquoi / Je n’écris pas / Sur toi. » C’est
assez beau, non ?
Pour moi, Zazie est la Barbara de cette génération, dans le sens où elle
aura donné des clefs aux adolescents de cette dernière décennie. Je le
répète, comme Barbara avec Roland Romanelli, elle entretient des relations
affectives avec ses musiciens, fondées sur un mélange d’amour et
d’admiration. Elle et moi sommes très proches. Elle me fait entendre ses
albums avant qu’ils sortent, mais jamais je ne lui fais de critiques. À ce
niveau-là, on n’en fait pas. Je lui parle de ce qu’elle a fait, je lui dis ce que
j’ai entendu, mais jamais je ne me permettrais l’ombre d’une réflexion.
Avec Philippe Lafontaine, c’est pareil. Nous nous sommes promis de ne
jamais nous critiquer. Si nous le faisons, cela revient à écrire nous-mêmes la
chanson. Quand bien même quelque chose m’agacerait dans une chanson de
Philippe, c’est sa personnalité qui s’exprime. Il faut respecter cela si on
aime vraiment les gens.
Ce que Zazie peut toutefois attendre de moi, c’est de la préparer aux
questions qui risquent de lui être posées et surtout de lui donner confiance
en elle. On n’a jamais confiance en soi la veille de la sortie d’un album pour
lequel on a tout donné. On est dans un état de fébrilité terrible. De toute
façon, je suis client de ses chansons. Il faut croire qu’aimer Zazie n’est pas
une question de génération. Je considère donc qu’elle est la meilleure de la
sienne. On pourrait bien sûr m’opposer que ce n’est pas très difficile,
qu’elle y est un peu seule. Il y a quand même Gérald de Palmas, bien qu’il
ait fait moins d’albums, moins de scènes et qu’il soit moins ouvert. C’est
même un garçon très renfermé, tout le contraire de Zazie, qui partage et
communique. Elle, je la considère comme une artiste d’exception. Là aussi,
il n’en naît pas une par an de cette qualité, parce qu’il faut non seulement
avoir du talent mais aussi de fortes épaules pour tenir, grandir, résister, et
faire ce que l’on veut vraiment. Zazie pense toujours avec un coup d’avance
; sa réflexion sur la prochaine tournée est déjà aboutie et, mieux encore, elle
a déjà des idées de réalisation pour le DVD à suivre. C’est intelligent.
Selon moi, la génération quatre-vingt est une génération sacrifiée. Le
passage du vinyle au CD n’a pas poussé les maisons de disques à faire
éclore de nouvelles personnalités. Mais, s’il y a eu une baisse de régime en
matière de production, la productivité n’a pas varié. Il y a toujours eu des
auteurs, des compositeurs et des interprètes et il y en aura toujours. Il se
trouve que les moyens qui leur étaient donnés étaient faibles à ce moment.
Il y a peut-être une malédiction des décennies paires, celles où la variété
prévaut. Les années soixante et quatre-vingt n’étaient pas géniales.
Visiblement, les années deux mille étaient placées sous de meilleurs
auspices, elles semblent avoir rompu le mauvais charme, signe que
l’extrême formatage a finalement porté ses fruits.
Dans les années quatre-vingt, Polydor produisait les Forbans, un
succédané d’Elvis Presley qui s’appelait Billy, et le groupe Niagara. À ce
propos, on m’a raconté qu’un jour le groupe avait été présenté à Charles
Trenet, qui fit cette réflexion pleine d’humour : « Niagara ? Plus dure sera
la chute ! »

Depuis le café-concert, le mode de vie des chansons aura connu bien


des mutations – la radio, le 78 tours, le microsillon, la FM, le CD – mais la
plus violente viendra du net. Au milieu des années quatre-vingt, je voyais
Georges Rodi, depuis son studio parisien, communiquer avec Herbie
Hancock, alors basé à Los Angeles. Il s’agissait de textes courts, de
renseignements sur tel ou tel synthé, de nouveaux algorithmes pour le
Yamaha DX7, qui ne passaient ni par la poste ni par le téléphone. Quatre
ans plus tard, pendant la tournée qui a suivi le Bataclan, je savais que
Benoît Wideman, pianiste et informaticien, démontait les combinés des
hôtels, les dotait de pinces crocodiles, et communiquait avec le monde
entier pour construire les bases de Calvacom. Un soir, il a commandé une
bouteille d’eau en faisant envoyer un télex de Philadelphie. C’était plus
simple que de tout débrancher. Ce mode de communication entre grosses
têtes était passionnant, elles ouvraient une nouvelle ère.
Puis sont venus les marchands. Ils étaient indispensables pour que le
réseau s’étende, ils n’ont pas fait dans le détail. S’envoyer des fichiers
musicaux est très vite devenu possible. Il suffisait d’apporter quelques
facilités pour que Wanadoo puisse afficher sur tous les murs et les écrans du
pays : « Téléchargez gratuitement la musique que vous aimez », et centupler
ainsi les abonnements. Aucun système de téléchargement légal n’existait
alors. Le temps que les gens du disque réagissent, il était déjà trop tard. Et
puis, que pouvaient les nains de l’industrie phonographique contre les
géants des télécoms ? De plus, l’affaire était présentée d’une manière assez
vicieuse ; les producteurs crient : « Au voleur » ; les opérateurs répondent :
« Nous ne sommes pas responsables de ce qui se passe sur nos réseaux. »
Donc, les voleurs ne peuvent être que les internautes qui, eux, trouvent ce
système vraiment pratique et ne voient pas pour quelle raison on les
priverait de ce pour quoi ils se sont abonnés.
Au départ, je dois avouer que j’étais assez radical. Mon idée était de
pourrir les sites d’échanges avec des virus jusqu’à les rendre
infréquentables. Dans un territoire sans loi, tout est permis. À ma
connaissance, cette idée n’a jamais été mise à exécution. Le temps passait,
la Fnac réduisait l’espace consacré au disque, l’industrie maigrissait à vue
d’œil, il était impossible de convaincre les gens qu’ils ne devaient pas
manger des pommes disponibles et gratuites. Le bon côté, c’est que
beaucoup d’artistes qui n’avaient pas accès au circuit traditionnel ont pu
présenter leurs œuvres en ligne, mais on revient toujours au problème du
« faire savoir ». Très peu ont atteint le grand public, et ceux-là ont
rapidement signé avec une major.
Les choses ont commencé à bouger avec l’évolution de la vitesse de
transmission des données. On pouvait piquer des films, et le cinéma, c’est
autre chose que la musique. Hollywood représente une jolie part dans les
exportations américaines, et le monde du septième art a une admirable
capacité à se faire entendre. Très vite, aux États-Unis, a été votée une loi
extrêmement sévère contre le piratage, avec prison et amende. Injuste, mais
efficace. En France, naturellement, l’affaire est devenue politique. Certains
prônaient la culture gratuite, d’autres préconisaient une taxe qui serait
répartie a posteriori entre les ayants droit, mais tous, à droite comme à
gauche, pensaient en gros que quelques millions d’internautes avaient une
valeur électorale supérieure à quelques centaines d’artistes.
Certains voyaient les choses autrement. Pour être équilibré, j’en citerai
deux : Lang et Sarkozy. Le second était au pouvoir, il a fait passer une loi,
pleine d’accrocs, d’ajouts et de retraits, qui en font une usine à gaz
difficilement applicable mais qui a eu déjà plusieurs effets : les pubs du
genre « Téléchargez gratuitement… » sont devenues illégales, et les
amateurs de musique qui préféraient payer un peu pour que ce soit plus
simple se sont dirigés vers le téléchargement légal, qui, de son côté, se
développe et se diversifie. Il y a toujours eu des gens pour voler des
disques, il y en aura toujours pour pirater. La production musicale dépend
d’une histoire de pourcentage, et à l’instant où je parle, si elle n’est pas
encore en pleine forme, elle a enrayé sa chute.
Je posais la question plus haut : que peut le nain de l’industrie
phonographique contre le géant des télécoms ? Se mettre tout contre, et
travailler avec. Bien des rapprochements s’opèrent. Jusqu’à l’arrivée du
numérique, toutes les grandes compagnies de disques appartenaient à des
boîtes beaucoup plus grosses qui fabriquaient du matériel pour les lire :
Sony, Philips, Pathé Marconi. Elles ne faisaient pas que cela, mais le disque
était un produit d’appel. Il n’est pas absurde de penser que, devenue
immatérielle, la musique serait produite par ceux qui la transportent. Elle a
déjà fait son boulot de produit d’appel.

On ne peut pas discuter de la promotion des chansons sans s’intéresser


à la télé. J’y ai repéré deux sortes de programmes : ceux où je parle et ceux
où je chante. Dans les premiers, on peut citer le 20 heures en direct, sur le
plateau, avec le présentateur vedette et toutes les horreurs qu’il va raconter
dans son journal. Il a peut-être l’habitude des coq-à-l’âne, mais, pour ce qui
me concerne, discourir sur mon dernier album après un accident de bus qui
a fait vingt morts ou l’exécution d’un dissident chinois me met mal à l’aise.
Je ne devrais pas, mais je n’y peux rien. Un bon souvenir tout de même, un
dimanche de Pâques, où l’info semblait déserte. Sitôt diffusée la
bénédiction du pape, Claire Chazal n’avait plus grand-chose dans le
prompteur, nulle catastrophe n’avait endeuillé ce jour saint. Nous avons
donc bavardé de longues minutes : elle avait écouté les chansons, me lançait
sur des sujets intéressants, tout semblait presque normal. Parfois, la télé a
du bon.
Autre exercice, le talk-show. Là, vous êtes un élément dans un spectacle
qui n’est pas le vôtre. Tout peut arriver : goûter un bœuf bourguignon à
10 heures du matin, se faire allumer par un type qui fait cela chaque
semaine pour un salaire misérable, répondre aux questions des auditeurs
soigneusement sélectionnées par la production, donner un avis sur
n’importe quel sujet, par exemple, celui du livre de l’autre invité. Il faut
posséder l’art de l’esquive, la lucidité du débatteur ; je suis un très mauvais
client de ce genre de choses. J’arrive tétanisé, certain que cela va mal se
passer, et, en général, cela donne un spectacle assez terne. Gainsbourg avait
tout compris dans ce domaine : à chaque apparition, il faisait un scandale
(le billet de banque, Whitney Houston, la scène avec Guy Béart dans
« Apostrophes »), ce qui multipliait l’effet promotionnel de son passage.
Même ceux qui ne l’avaient pas vu en parlaient. Il aurait été magistral dans
l’usage du buzz.
On peut évoquer la conversation seul à seul, proche des silences, de
Denise Glaser, dans « L’autre côté du miroir », avec Poivre d’Arvor. Le
journaliste arrive en ayant l’air de s’en foutre mais s’avère au fil des
minutes extrêmement documenté, curieux de territoires où on ne l’attend
pas… Il a interrogé la terre entière, son invité a le temps de s’exprimer,
c’est un autre niveau.
Pour en finir avec les programmes où l’on parle, quelques spécialités
restent gravées dans ma mémoire, en général des programmes d’été qui ne
survivent pas à septembre. Dans une voiture truffée de caméras, bardés de
micros HF, Palmade et moi-même devions faire un voyage. J’adore
Palmade. Il me fait rire, il m’émeut, il s’exprime avec une franchise et une
sincérité absolues. Je me faisais donc une joie de passer quelques heures
avec lui. Nous devions hélas avoir la même pudeur : aucun de nous deux
n’a jamais pu oublier les objectifs et notre conversation fut d’une désolante
platitude. Un seul moment aurait pu être drôle. Comme je savais que j’allais
conduire et que je pouvais donc me rendre où je voulais, j’avais téléphoné
la veille à mon voisin à la campagne pour lui demander qu’à une heure
précise il attelle notre jument Raymonde à la calèche et l’attache sous l’un
de ses hangars, distant de ma maison d’un petit kilomètre en passant par les
champs. Mon calcul était juste, elle n’a pas attendu trop longtemps notre
arrivée. Je propose à Pierre de changer de véhicule et nous montons dans la
carriole. Bon prince, je laisse à un cadreur et à un preneur de son surgis tous
deux de la voiture suiveuse le temps de monter à l’arrière et nous partons au
trot. Personne de la production n’était prévenu. Comme nous étions arrivés
sans accident à la maison, le preneur de son s’est mis soudain à étouffer : il
était allergique aux chevaux. La blague aurait pu tourner au drame. Et puis,
la campagne, Pierre n’est pas trop pour.
Comment oublier Christophe Hondelatte ? Le principe voulait qu’il
invite quelques personnes à dîner sur une péniche et que le repas soit filmé.
Se montrer à l’écran en train de manger n’est pas particulièrement flatteur,
mais le journaliste m’intéressait, il semblait tenir à ma présence, j’accepte.
Il était bien clair qu’à aucun moment je ne devais chanter. Je n’étais pas à
bord depuis longtemps lorsque j’aperçois une guitare posée sur une
banquette. Me revient la phrase de Jacques Brel qui, invité chez des bourges
et prié de chanter par la maîtresse de maison, avait répondu avec un regard
sévère : « Pas avec cette chemise ! » Dès les entrées, j’ai droit à la reprise
en chœur d’un certain nombre d’extraits de mon premier album. Il y avait
Roselyne Bachelot, Éric Dupond-Moretti, Jean Michel Apathie et Julien
Doré, aussi gênés que moi. Je me voyais déjà dans un clip sur Internet
accompagnant langoureusement la ministre de la Santé dans « Éducation
sentimentale ». Ça ne devait pas arriver. En effet, pour contrôler ma colère,
je l’ai transformée en sarcasmes et l’animateur a quitté le plateau fou de
rage sans terminer l’enregistrement. Le bateau était revenu à quai, je ne l’ai
plus jamais revu.Laurent Boyer, lui, voulait que l’interview se déroule dans
un pré où vivaient Carlton, deux ans, fils de Faris, et Frimousse, du même
âge, jeune poney destiné à mon fils Arthur. Il n’a pas dû entendre mes
explications sur le sens du territoire chez les équidés, tout le monde a
commencé à se mettre en place. Les chevaux regardaient de loin, j’avais
peut-être péché par pessimisme. Est-ce l’expression « Ça tourne ! » qui lui
disait quelque chose ? Toujours est-il que, dès qu’il l’a entendue, le poney a
foncé sur Boyer et l’a sévèrement mordu à la fesse. La scène est passée au
zapping et, malgré l’inconvénient d’un bleu énorme, durable et mal placé,
Laurent ne lui en a pas voulu ; il m’a demandé de ses nouvelles à chacune
de nos rencontres postérieures.

Les programmes où l’on chante sont évidemment moins nombreux et la


résolution à laquelle je me tiens depuis pas mal d’années de ne plus
pratiquer le play-back en élimine déjà quelques-unes. La vie est ainsi faite,
la présence de musiciens et le désir de chanter ne sont pas compatibles avec
un certain nombre d’émissions musicales.
Les grandes soirées hebdomadaires, héritières de « 36 Chandelles »,
celles des Carpentier, de « Champs Élysées », de Guy Lux ont pratiquement
disparu. Il s’agissait alors d’emmener le téléspectateur chaque semaine au
music-hall entendre des chansons et voir un spectacle de variétés. C’était
construit comme à l’Olympia de Coquatrix : des vedettes, des danseuses, un
orchestre, un peu de cirque, quelques moments d’émotion, mais, le samedi
soir, tout le monde s’amuse. La chanson faisait et racontait tranquillement
son histoire, le public aimait, il faut dire qu’il n’avait rien d’autre à
regarder. En 1986, à l’époque de la privatisation de TF1, Jean Pierre
Foucault présente « Sacrée Soirée », construite de façon traditionnelle avec
un petit plus : à la toute fin, on tire six chiffres au sort. S’ils correspondent à
votre date de naissance et que vous êtes le premier à téléphoner, vous
gagnez 100 000 francs. Depuis ce jour-là, on ne s’assoit plus devant son
poste pour découvrir les dernières créations d’Aznavour, on regarde
Aznavour en attendant le tirage au sort. L’intérêt s’est déplacé, mutation
définitive qui obligera les producteurs à trouver toujours un « plus-
produit », puisque la performance des artistes ne suffit plus à attirer
l’audience.
Dans « Taratata », c’est la forme qui prime : retour au son direct,
Puliccino met des caméras partout, jusqu’au bout des manches de guitare,
réalisation nerveuse, des changements de plans ultra-rapides. Les premières
émissions apportaient vraiment un air neuf. Vingt ans plus tard,
évidemment, cela date un peu, le format s’est rigidifié, les maisons de
disques, indispensables partenaires financiers, se sont appauvries et
dépensent moins, les diffusions se raréfient. Dommage.
Patrick Sabatier et ses différentes formules ont généré bien des clones.
L’objectif reste d’ajouter aux chansons l’intimité de l’artiste, ses amis, ses
amours, ses souvenirs. J’ai participé à l’original, on m’y avait proposé
l’élégante idée que Fabienne, alors très enceinte d’Arthur, vienne sur le
plateau et m’offre une jument pleine. Elle a horreur de se montrer en public
et une peur panique des chevaux. Ils ont tout de même sorti Luc Alexandre
de son hôpital pour le faire venir, sur ses béquilles, témoigner de la maison
bleue. J’ai trouvé cela obscène.
Dans la téléréalité, le plus-produit prend toute la place. Compétition,
enfermement, scénarios de sitcom, tout est mélangé, mais tout commence et
finit par des chansons. C’est ce qui m’a fait regarder « Star Academy » et
« La Nouvelle Star » d’un œil pas trop bougon. Les chansons revenaient
dans les prime times des grandes chaînes, même chantées par des amateurs,
même massacrées par une mise en situation délirante, même mixées à
toutes sortes d’histoires qui n’avaient rien à voir avec elles, on les entendait
à nouveau pendant les soirées du week-end et c’était mieux que le silence.
Lorsque ces programmes sont arrivés, la question s’est posée à tous :
fallait-il y aller ? Fallait-il cautionner cette usine à rêves dont tout le monde
savait qu’elle présentait de notre métier une image très éloignée de la
réalité, précisément ? J’ai fini par répondre « Oui ». Parce que je devais
promouvoir l’enregistrement public de Plutôt guitare, parce que je pouvais
me produire en direct avec mes trois guitaristes légendaires et tous les
techniciens de la tournée, parce que j’étais curieux et que je voulais voir
cette machine de près, parce que je devais chanter « Les Jours meilleurs »
juste avant qu’on ne proclame les résultats, c’est-à-dire au moment de la
plus grande écoute – vingt ans que ce titre attendait le succès, je n’allais pas
l’en priver en faisant la fine bouche. J’ai beaucoup aimé cette version, elle
se terminait par une sorte de joute musicale au cours de laquelle, sur une
suite de quatre accords répétés en boucle, chacun des guitaristes improvisait
à tour de rôle pendant quatre mesures. On pouvait apprécier les différences
de style, les manières bien particulières qu’avaient ces trois maîtres de
toucher les cordes, c’était magnifique et cela durait une minute. Je ne savais
pas que diffuser une minute de musique instrumentale devant dix millions
de téléspectateurs était une incongruité. On m’a raconté que, dès la
répétition, en cabine, Alexia Laroche-Joubert, mère supérieure de cet
étrange couvent, pensait très fort qu’il fallait couper ce passage et s’en était
ouverte à Pascal Nègre, qui lui aurait répondu : « Va lui demander toi-
même. » Personne ne m’a rien dit, j’ai joué ma chanson jusqu’au bout, et
l’audience de la chaîne n’a pas eu l’air d’en souffrir.
C’était la deuxième saison. J’ai revu deux candidats de cette aventure :
Emma Daumas, à qui j’ai fait une chanson lorsque Jean-Philippe Allard l’a
intégrée à Polydor, et Georges-Alain, le mauvais garçon, fan de blues et de
Manu Galvin, qui travaillait pour une société de régie de spectacle. Pendant
trois mois, il était l’une des têtes les plus connues du pays. Quatre ans plus
tard, en Corse, voyant descendre du camion le gars qui apportait le matériel,
je me suis dit : « J’ai vu cette tête-là quelque part. » Et c’était lui. Depuis,
les programmes de téléréalité se sont multipliés, les candidats malheureux
aussi. Il y a du vertige à se figurer les centaines de personnes qui auront vu
de près le miroir aux alouettes, et puis plus rien. Cette notoriété-là est une
valeur marchande, elle s’entretient en se montrant, elle a horreur de
l’ombre.
Heureusement, plusieurs s’en sont sortis, ceux qui avaient déjà du
talent, sans doute. Je ne suis pas sûr qu’ils aient appris grand-chose à cette
école, ils ont juste reçu un coup de projecteur, mais chaud, très chaud,
capable de brûler bien des ailes. Jenifer m’a confié un jour : « C’est une télé
qui a duré plus longtemps que les autres », elle en a effacé les traces, tant
mieux.

Il faudrait que je sois très malade, ou que plus personne ne veuille de


moi, pour manquer le rendez-vous annuel des Enfoirés. En quinze ans, j’en
aurai porté, des costumes ridicules, j’aurai exécuté des chansons tellement
niaises que j’ai souvent du mal à les retenir, et pourtant, chaque année, la
dernière semaine de janvier, je me retrouve sur un quai de gare, j’embrasse
Malka, la maquilleuse, Coco, de la régie, Véronique, bien sûr, qui me
présente les nouvelles têtes, et nous voilà repartis pour huit jours très
denses. Très danse aussi, car, depuis peu, des chorégraphies émaillent le
spectacle. Heureusement, mon grand âge et les excellentes relations que
j’entretiens avec le chorégraphe me dispensent de lever la jambe.
Tout a été dit sur le devant et le derrière de ce spectacle, et ce qui n’a
pas été montré ne devait vraiment pas être montrable. Chaque année je
repense à Coluche… Si les Restos avaient existé lorsque je l’ai connu, il
aurait largement pu en être bénéficiaire. Le nombre de personnes secourues
avoisinera bientôt le million, c’est une énorme machine, une institution
unique au monde. Coluche avait poussé un cri d’alarme, comment aurait-il
pu deviner que la misère ferait de tels progrès ?
Tu peux quitter l’enfance
Ton enfance ne te quitte pas
Renaissance

EN 1981, quand François Mitterrand fut élu président de la République,


je sortais pour ma part de l’opposition. C’est du moins la réflexion qu’Yves
Mourousi m’a faite lors d’une interview en direct de l’Élysée, le 14 juillet
1981, le jour où pour la première fois des chevelus-barbus étaient invités à
la garden-party annuelle. Il m’a dit : « Maintenant, vous êtes un chanteur
officiel ! » C’était faux, je n’étais pas le chanteur de ce gouvernement.
François Mitterrand m’intéressait peu, et, pour les élections de mai 1981,
j’avais même décidé de m’abstenir. C’est Claude Manceron qui m’a fait
changer d’avis en venant spécialement chez moi, à la campagne, pour me
sortir son argument choc : il m’a affirmé que si François Mitterrand était élu
il nommerait Robert Badinter ministre de la Justice, et ensemble ils
aboliraient la peine de mort. J’ai cédé.
Claude Manceron, qui a écrit l’histoire de la Révolution française, a
interrompu ses recherches le jour de l’avènement de Mitterrand. Il était fou
de lui et le Président le lui a bien rendu en le nommant conseiller à l’Élysée.
Dès lors, Manceron, qui avait la poliomyélite depuis l’âge de onze ans, eut
à sa disposition quatre gardes républicains, quatre gros bras pour le porter.
Pour la première fois de sa vie, il put voyager. Il s’est empressé d’aller
visiter la maison de Pouchkine.
C’était une belle preuve d’amitié de la part de François Mitterrand, si ce
n’est que Manceron était persuadé d’avoir été appelé pour faire l’histoire,
non plus pour la commenter. Or, Mitterrand l’avait justement engagé pour
sa culture historique, donc pour son recul sur les événements. Non
seulement il n’a pas fait l’histoire, mais il a cessé de l’écrire. Il a fini ses
jours à Rambouillet, un verre de whisky à la main.
Le 10 mai 1981, j’ai ressenti une vraie satisfaction, finalement. Il faut
dire que le pouvoir était détenu depuis vingt-trois ans par la même caste,
une caste à laquelle appartenaient des individus comme Maurice Papon, des
gens qui n’avaient pas que de l’eau de rose sur les mains. Avec Mitterrand,
qui pourtant n’était pas non plus un saint, sont néanmoins arrivées de
nouvelles têtes. Elles ont malheureusement changé de profil en un rien de
temps : il suffit de regarder une photographie de Lionel Jospin datant du
début du mois de mai 1981, et de la comparer à un portrait de lui un an plus
tard, on voit que ce n’est plus le même homme. Il a pris le masque du
pouvoir sans même le détenir, puisqu’il n’était pas encore ministre.
Il y a eu pourtant comme un vent frais qui a soufflé. Autant Malraux
avait été l’inventeur du concept de ministre de la Culture, autant Jack Lang
l’a popularisé. Malraux avait mis en avant la littérature, l’opéra et les
monuments ; Jack Lang y a ajouté une touche de rock’n’roll. Il a à la fois
modernisé et démocratisé la culture. Avant lui, c’était impensable, par
exemple, qu’un chanteur puisse être invité rue de Valois.
L’année 1981 est aussi celle de la libéralisation de la bande FM, que
nous étions nombreux à souhaiter. On s’est bien faits avoir. Dire que des
milliers de gens sont descendus dans la rue pour soutenir NRJ au nom de la
liberté d’expression ! C’est aberrant quand on connaît la suite de l’histoire,
quand on sait de quelle manière le marché s’en est emparé !
Et puis, 1981, c’est aussi la fin de la télévision comme instrument de
l’État, avec la création de Canal Plus, notamment.
Finalement, le gouvernement Mitterrand a mené une politique très
libérale, ce qui me convient parfaitement. Je préfère que ce soit le marché
qui édicte les lois plutôt qu’une poignée de fonctionnaires. Malgré tous ses
défauts, je préfère encore la loi du marché à la vieille radio d’État que j’ai
connue à mes débuts.
Tout compte fait, les années Mitterrand se résument à de grands espoirs
dont la plupart ne se sont pas concrétisés. Le seul qui n’ait pas menti, c’est
Claude Manceron. Il ne m’avait rien promis d’autre que l’abolition de la
peine de mort.

Avec Julien Clerc, nous avons été invités à l’Élysée au début des années
quatre-vingt-dix, pour une Fête de la musique. L’orchestre de la garde
républicaine avait entamé un morceau de Debussy quand l’orage a éclaté.
Sous la verrière où nous nous étions abrités, Mitterrand est venu vers nous
pour nous proposer de faire le tour du propriétaire. Arrivé devant son
bureau, je lui ai fait observer qu’il était plutôt bien installé. Il m’a répondu
avec un petit sourire : « Je ne me plains pas. » Il avait du charme quand
même ! Je me souviens aussi d’avoir dîné avec lui chez Julien Clerc, à la fin
de son second septennat. Je ne l’ai pas fréquenté davantage. Je ne faisais
pas non plus partie de la petite bande qui grenouillait autour de Jack Lang.
Avec le ministre de la Culture, je me suis contenté de relations aussi
distantes que courtoises. Je n’ai pas l’âme d’un courtisan, je ne suis
absolument pas un homme de réseau.

Les relations entre chanteurs et hommes politiques sont assez délicates.


Allez demander un service, il vous sera rendu, mais que vous demandera-t-
on en échange ? Quant à l’idée qu’une personnalité du spectacle puisse
avoir la plus petite influence sur le vote de ses concitoyens, il y a longtemps
qu’elle m’est sortie de la tête. L’artiste doit plaire, le politicien plaire,
convaincre, puis gouverner.
J’ai éliminé « Parachutiste » de mon tour de chant. Je m’en suis séparé
parce que c’est le type même de texte qui ne peut convaincre que les
convaincus. Dans le genre chanson engagée, « Né quelque part » est
beaucoup plus maligne que « Parachutiste ». Je l’ai chantée devant Jean-
Marie Le Pen dans une émission de télévision sur la Cinquième. Un cadreur
a fait un gros plan sur son pied qui battait la mesure. À la fin de la chanson,
l’animateur a fait observer à Le Pen qu’il semblait apprécier les rythmes
africains. Il a répondu : « Que les rythmes africains restent en Afrique ! »
Même s’il devait vomir le texte, il a été un peu touché par la musique. Je ne
lui ai pas serré la main car elle est celle d’un tortionnaire, une main avec du
sang dessus. Nous ne le souhaitions de toute façon ni l’un ni l’autre. C’est
un geste très symbolique, de serrer la main de quelqu’un, qui signifie qu’on
ne lui veut pas de mal. D’ailleurs, on tend toujours la droite, celle qui
servait autrefois à sortir l’épée. Moi, je ne veux que du mal à Jean-Marie
Le Pen. J’ai toujours souhaité que ce petit boutiquier de la politique se
plante superbement. Pour ses minables ambitions, il peut se vanter d’avoir
réussi : il a été à la tête du Front national, mais il n’est jamais allé plus loin.
Tout le monde sait qu’il a accédé au second tour des élections
présidentielles de 2002 à cause d’une faute politique ; avec moins de
candidats de gauche au premier tour, les électeurs ne se seraient pas tant
dispersés et Lionel Jospin serait passé haut la main. D’ailleurs, le score de
Le Pen a très peu varié entre le premier et le second tour. Cela prouve
quand même que la France est bien à droite. On estime à 8 ou 10 % le
nombre d’électeurs d’extrême droite en France. Ces 8 à 10 % de gens
donnent leur voix à une grande gueule, au plus populiste des candidats, à
celui qui fait passer le message le plus rudimentaire – le profil Bernard
Tapie du temps où il faisait de la politique. Jean-Marie Le Pen s’appuyait
sur une composante réelle de la France : une frange tendance pétainiste et
anti-dreyfusarde, catholique de droite et xénophobe. Des gens qui haïssent
les étrangers, il y en a dans tous les pays. Ils veulent rester entre eux chez
eux. Dans certains pays, cela fonctionne. Aujourd’hui, sa fille a repris la
boutique mais la marchandise reste la même.

La chanson engagée ne provoque pas de grands bouleversements, mais


elle porte en elle une conscience. Aujourd’hui, elle a un peu perdu ce rôle
qui a longtemps consisté à dire tout haut ce que les médias taisaient. Quand
les médias sont verrouillés, les chansons et les histoires drôles prennent
automatiquement le relais de l’information.
À mes débuts – et cela s’est vérifié jusqu’en 1981 –, comme les
journalistes ne jouissaient pas d’autant de liberté qu’aujourd’hui, beaucoup
d’informations n’étaient pas divulguées. La chanson servait alors de
courroie de transmission. Un exemple : en 1974, quand le jardin du
Luxembourg a été interdit à tous ceux qui avaient entre quatorze et quarante
ans sous la pression de sénateurs séniles qui avaient peur des étudiants,
personne n’en a parlé. Ce n’est venu aux oreilles du public que six mois
plus tard, le temps que j’en fasse une chanson, « Entre 14 et 40 ans ».
Depuis que les médias sont plus libres, les chansons dénonciatrices arrivent
toujours trop tard.
Depuis quelque temps, la chanson engagée s’exprime par le rap. C’est
une révolte adolescente. Ils disent en gros que le monde est pourri, qu’il
faut tout foutre en l’air. Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui le dise à chaque
génération, sinon que deviendrait-on ?
La France n’a évidemment pas le monopole de la chanson engagée :
souvenez-vous de Chico Buarque pendant la dictature brésilienne, de
certains chanteurs dissidents chiliens sous Pinochet, ou de Vladimir
Vissotski et Boulat Okoudjava sous Brejnev.
En décembre 1975 et janvier 1976, j’ai fait une tournée en URSS, où
j’ai rencontré Vladimir Vissotski. J’étais curieux de faire ce voyage auquel
m’invitait André Thomaso. C’est lui qui avait engagé Joan Baez à la fête de
l’Humanité, nous avions au moins cet événement en commun. Avant
d’accepter cette courte tournée en URSS, j’ai appelé Serge Reggiani, qui en
revenait. Il était enchanté. Il m’a un peu expliqué comment se déroulaient
les concerts : un traducteur entrait en scène toutes les trois chansons pour en
donner le contenu, on chantait, puis il revenait commenter les trois
suivantes et ainsi de suite. Sur les conseils de Serge, j’ai donc accepté la
tournée en réclamant quand même que me soient envoyées les traductions
de mes chansons ; j’avais fait trois ans de russe à Condorcet, cela
m’intéressait d’y jeter un œil. Quand elles me sont parvenues, j’ai invité à
déjeuner M. Lhermitte, qui avait été mon professeur de russe. Il est entré
dans une rage folle : « Parachutiste » était devenue une chanson militariste
et le reste était à l’avenant. Certaines chansons (comme « Parachutiste »,
« Entre 14 et 40 ans », « Les Lettres ») posaient problème, tout comme les
commentaires que je faisais tout au long du tour de chant, certaines incises
pamphlétaires, antimilitaristes, antisystème, etc. Ils voulaient d’emblée me
censurer. Et ce n’était même pas la censure du pouvoir, c’était celle du
traducteur, qui anticipait !
Naturellement, il n’était pas question d’accepter la censure des Russes,
ayant moi-même été parfois proche du PCF. Et puis, merde, même si je
n’avais pas été proche du PCF, je n’acceptais pas d’être bâillonné.
M. Lhermitte m’a proposé de me présenter une de ses élèves, la ravissante
et très compétente Alexandra, avec qui, pendant deux mois, j’ai repris une à
une toutes les traductions. C’était parfait. Sur place, il a juste fallu trouver
un rôle à la traductrice officielle, qui du coup n’avait plus rien à faire.
Comme prévu, mes propos ont dérangé les autorités soviétiques.
Heureusement, Bertrand de Labbey m’accompagnait. Lui, c’est le Quai
d’Orsay personnifié. Il a passé son temps à désamorcer toutes les bombes. Il
a notamment neutralisé une femme, Anna, la chef de la tournée, qui était
par ailleurs un agent du KGB et dont la seule préoccupation pendant tout le
séjour a été de me faire taire. C’est rapidement devenu un jeu d’imaginer
des stratagèmes pour se débarrasser d’elle.
C’est dans ce contexte que j’ai rencontré le poète Vladimir Vissotski.
Le soir du premier concert à Moscou, en sortant de scène, j’ai vu se diriger
vers moi ce petit homme au charisme inouï. Une fois les présentations
faites, je suis monté à bord de sa Mercedes. Il n’avait pas le permis de
conduire, mais aucun flic ne lui avait jamais demandé autre chose qu’un
autographe. C’était une gloire nationale, une sorte de Gérard Philipe mâtiné
de John Lennon, la tête d’affiche du théâtre de la Taganka, le seul théâtre
privé de l’Union soviétique. Les acteurs s’y produisaient avec les moyens
du bord, ils jouaient Tchekhov avec une chaise pour seul décor, mais avec
des interprètes époustouflants et un metteur en scène de génie, Iouri
Lioubimov.
Vladimir et moi avons passé une semaine ensemble à nous bourrer la
gueule à la vodka avec quelques grands dissidents du pays. L’un d’entre eux
avait été condamné à cinquante ans de goulag sous Staline. Vladimir
chantait et les magnétophones tournaient. Il leur suffisait ensuite de recopier
les bandes pour les faire circuler sous le manteau. De toute la semaine, nous
ne nous sommes quittés que pour aller travailler ; moi, je chantais et lui
tournait un feuilleton pour la télévision, où il était cantonné aux rôles de
méchants, forcément.
Une nuit, je suis resté chez lui à discuter jusqu’au petit matin. Avant de
prendre congé, j’ai regardé par la fenêtre pour vérifier que l’inconnu qui me
suivait depuis mon arrivée était bien en bas. Il était là, fidèle au poste, à
attendre que je sorte pour reprendre sa filature. Je me suis retourné vers
Vladimir pour lui dire qu’il vivait dans un pays de merde. Il m’a répondu
qu’on me suivait pour assurer ma sécurité, parce que Moscou était une ville
dangereuse. Les autorités voulaient simplement éviter que je me fasse
dépouiller ou carrément assassiner. Il défendait sa patrie avec un sourire en
coin, signe qu’il n’était pas dupe. C’est typiquement russe, cette façon
d’abonder dans le sens du discours officiel avec une pointe d’ironie. Cela
dit, Vladimir n’avait pas tout à fait tort ; quelle honte pour le pays s’il
m’était arrivé quelque chose !
C’était un bonheur d’être escorté par lui à Moscou en 1976, comme un
viatique pour être apprécié du public. Les gens l’aimaient tellement ! Il
disait tout haut ce que chacun pensait sans oser l’exprimer. C’est aussi l’une
des raisons pour lesquelles le pouvoir n’y a jamais touché. Ils ne lui ont
certes pas facilité la tâche, mais ils n’ont jamais tenté de le faire disparaître
non plus.
Il s’est éteint pendant les Jeux olympiques de 1980, des suites d’une
maladie du foie. Sa vie a été raccourcie par le chagrin, qu’il noyait dans
l’alcool, s’autodétruisant consciencieusement. Le chagrin de ne jamais
avoir vu ses textes imprimés dans sa langue natale, puisqu’ils ont tous été
interdits. Les Russes ne l’ont autorisé à enregistrer que quatre chansons, des
chansons sans intérêt sur le sport. L’essentiel de son répertoire a été
enregistré en France et au Québec. Il a beaucoup souffert de cette omerta,
lui qui pour rien au monde n’aurait émigré. Il a eu plusieurs fois la
possibilité de foutre le camp, mais cela n’avait aucun sens à ses yeux de
s’installer à Paris ou à Los Angeles. Il était moscovite dans le sang.
J’ai parfois senti que j’avais un devoir de parole, justement quand les
médias étaient muets, comme en 1974-1975, au début du mandat de Valéry
Giscard d’Estaing. Il faut toujours se demander qui détient les médias, c’est
même une des questions clefs de la démocratie. Comme ils coûtent très
cher, ils sont soit entre les mains de l’État, soit entre celles de poids lourds
tels que des marchands d’armes – Dassault, Lagardère et autres.
C’est ce devoir de parole qui m’a inspiré « La Vie d’un homme » en
hommage à Pierre Goldman, une sorte de tête brûlée qui avait passé pas mal
de temps en Amérique latine, où, paraît-il, il aurait rencontré Che Guevara.
Toujours est-il qu’à son arrivée en France, un peu avant Mai 68, il a jugé la
révolte estudiantine infantile. Il avait une conception plus musclée de la
révolution. Il avait aussi un côté Robin des Bois : il voulait dépouiller les
riches au profit des pauvres, quitte à se mettre hors la loi.
Un jour, on lui mit sur le dos le meurtre de deux pharmaciennes du
boulevard Richard-Lenoir, avec des preuves fabriquées de toutes pièces par
la police. Ce fait-divers fit beaucoup de bruit et fut relayé par des journaux
comme Le Nouvel Observateur et Libération, et par des intellectuels qui ont
fait circuler des pétitions afin que son procès soit révisé. Pendant sa
détention, son comité de soutien m’a demandé de donner un gala en son
honneur. J’ai mené une petite enquête avant de m’engager. René Backman,
qui avait publié un superbe plaidoyer en faveur de Pierre Goldman dans les
colonnes du Nouvel Observateur, est venu me voir boulevard Henri-IV. Il
m’a révélé les tenants et les aboutissants de cette affaire, qu’il avait suivie
avec beaucoup d’intérêt. Son point de vue m’a paru crédible et honnête.
Plutôt que de donner un gala, j’ai écrit une chanson, « La Vie d’un
homme », dont j’ai reversé les droits à Goldman.
Peu après, son procès a été révisé et il a été disculpé au bénéfice du
doute. Je l’ai rencontré à sa sortie de prison. La suite, on la connaît : Pierre
Goldman a été assassiné en septembre 1979 par trois inconnus appartenant
à un groupe de policiers d’extrême droite qui se faisait appeler « Honneur
de la police » ; ils ont tiré à bout portant. C’était le jour de la naissance de
son enfant.
J’ai très peu parlé de cette histoire avec Jean-Jacques Goldman, son
demi-frère. Il m’a juste dit un jour qu’il trouvait que j’avais un peu enjolivé
les choses. Il voyait son demi-frère de manière beaucoup plus sombre que
moi. Aujourd’hui, je pense que la vision de Jean-Jacques est plus conforme
à la réalité que la mienne à l’époque.

Il m’arrive d’être sollicité pour des signatures de manifestes. Je préfère


m’abstenir, d’autant que je ne suis pas certain de leur efficacité. Il faut
savoir qu’il suffit d’en signer un ou deux pour se retrouver
automatiquement sur les listings, et, très vite, on se met à signer tout et
n’importe quoi. Le « Manifeste des 121 » sur le droit à l’insoumission et la
pétition des « 343 salopes » en faveur de la légalisation de l’avortement
sont des exceptions.
J’ai longtemps été un pilier des galas de soutien, c’est ainsi qu’on
appelait ce type de concerts dans le jargon des années soixante-dix. Sitôt
qu’une cause avait besoin d’être défendue ou soutenue financièrement,
j’étais bon pour un gala gratuit. Paco Ibañez chantait pour l’Espagne et le
Chili. Moi, c’était pour la non-violence, les antimilitaristes, les objecteurs
de conscience en taule. Le problème des galas de soutien, c’est qu’ils
étaient organisés la plupart du temps par les militants eux-mêmes,
autrement dit par des amateurs. En dépit de leur bonne volonté, ils n’avaient
aucun sens du spectacle. C’était le bazar, les artistes s’en plaignaient, le
public aussi, qui progressivement a déserté ce type de soirées. Je me
souviens d’un gala contre la peine de mort, au Palais des sports en 1976 :
Léo Ferré clôturait la première partie et Georges Brassens la seconde. En
dépit de cette affiche prestigieuse, la moitié de la salle était vide. Les gens
n’en pouvaient plus d’assister à ces spectacles où on les faisait attendre un
quart d’heure entre chaque chanson.
Comme ces galas ont pour objectif de rapporter de l’argent, les
organisateurs n’en dépensent pas. Or, pour que le spectacle soit bon, il faut
un minimum d’investissement. L’idée qu’une association puisse faire des
bénéfices avec un spectacle perdure, alors qu’on sait pertinemment que
c’est très difficile. C’est un métier. Sans les compétences d’Anne
Marcassus, de Jean-Jacques Goldman et de leurs équipes, on aurait arrêté
depuis longtemps les concerts en faveur des Restos du cœur.

Avec Patrice Caratini et Alain Le Douarin, nous avons été les premiers
à nous produire en milieu carcéral. C’était en 1974, à la maison d’arrêt
d’Évreux. Une femme, juge d’application des peines, m’avait convaincu du
bien-fondé de la démarche en me faisant observer que tous les prisonniers
étaient de futurs hommes libres. Cette réflexion m’a marqué. Elle me
demandait si je voulais bien chanter pour eux afin de les préparer à leur
future remise en liberté. J’ai accepté. Nous nous sommes installés dans la
rotonde, face aux couloirs en étoile, avec les détenus agrippés aux grilles
qui nous séparaient d’eux. Aux premières loges, un parterre de gardiens et
d’officiels. C’était si éprouvant qu’en sortant nous avons éclaté d’un fou
rire qui a duré une bonne heure. Un fou rire nerveux, comme celui qui nous
prend parfois pendant un enterrement. Il se trouve qu’en prison les
informations circulent très vite, si bien que j’ai été rapidement submergé de
demandes. J’ai proposé à ma mère de les gérer, et elle a monté une
association, Spectacles en prison. Quand j’avais un empêchement, elle
sollicitait un de mes confrères. C’est vite devenu un rituel, on allait tous
régulièrement chanter en prison, en sachant que le mot d’ordre ou le contrat
moral stipulait qu’il ne fallait pas communiquer là-dessus. Le scandale des
« prisons quatre étoiles » venait d’exploser : les détenus étaient soi-disant
trop bien traités. Il n’était pas question pour nous autres artistes de prêter le
flanc à ce type de considérations.
À Clairvaux, j’ai chanté pour trois cent cinquante assassins. Cela peut
poser un problème, en même temps je me dis que nous sommes tous des
assassins en puissance. Chacun d’entre nous n’est peut-être pas passé loin.
L’un d’entre eux était un colleur d’affiches au service d’un quelconque parti
d’extrême gauche, à ce titre il était armé. Un jour, des mecs d’extrême
droite sont arrivés pour lui casser la gueule, le colleur d’affiches a tiré le
premier. Cela ne veut pas non plus dire qu’il n’y a que des enfants de chœur
derrière les barreaux, mais faut-il pour autant les couper complètement du
monde extérieur ? Naturellement, il y a de vrais criminels et quelques
ordures en taule, mais on y rencontre aussi de petits dealers d’herbe et des
gens qui n’ont rien à y faire. Quand on décide d’aller chanter en prison,
c’est très compliqué de faire le tri entre une centrale où tous ont été jugés
coupables et une maison d’arrêt qui renferme des présumés innocents. J’ai
chanté un peu partout, aussi bien pour des coupables que pour des
innocents, pour des jeunes autant que pour des femmes (à Rennes et à
Fleury-Mérogis).
Je me souviens d’une prison près du Luxembourg, dans un ancien camp
de la ligne Maginot, où tous les prisonniers, qui avaient entre dix-huit et
vingt ans, apprenaient un métier. J’y ai fait la connaissance d’un garçon, un
orphelin de naissance qui avait été malheureux dans sa famille d’accueil. Il
s’était mis à faire pas mal de conneries, si bien qu’il était allé de maison de
correction en maison de correction. Il avait presque toujours vécu enfermé.
Le jour où il s’est trouvé libre, il a pris un billet de train. Il ignorait qu’il
fallait le composter. Voyant que le « fraudeur » était un ancien détenu, le
contrôleur l’a fait arrêter. Ce pauvre garçon s’est de nouveau retrouvé
derrière les barreaux. En prison, on croise aussi des destins comme celui-là.
Comme je l’ai déjà dit, le rôle de chanteur contestataire m’a pesé à un
moment donné, si bien que je me suis interdit les chansons pamphlétaires.
J’ai vraiment hésité avant de faire prendre à « Né quelque part » ce chemin.
Avant d’en arriver à « […] est-ce que les gens naissent égaux en droit »,
c’est l’allitération en s qui m’a intéressé. Je me suis demandé si je devais
aller là où le son me portait. J’y suis allé et ce fut un tube, ce qui signifie
que le public attend sans doute de moi que j’aborde ce type de sujets, mais
qu’il n’attend pas que cela : « San Francisco » et « Éducation
sentimentale » n’étaient pas des chansons engagées. Il en faut une de temps
en temps, quand un sujet s’y prête. Je ne les ai pas toutes réussies. Je pense
à « L’Irresponsable » et à « Notre vie en rose », qui ne sont pas du meilleur
cru.
Juste avant de revenir sur le devant de la scène avec Né quelque part,
j’avais sorti After shave en 1986. Je m’étais rasé la barbe. Quand il a lu le
texte d’« After shave », Marc Lumbroso m’a dit que tout le monde s’en
fichait. Mais je portais la barbe depuis des années, cela a toujours un peu
d’importance pour un barbu de se raser. J’en ai fait le titre d’un album,
parce que, en me séparant de ma barbe, j’avais le sentiment de me séparer
de cette image pesante de chanteur contestataire. J’étais en pleine période
psychanalytique.
Ce n’était absolument pas une stratégie marketing. J’étais tellement loin
de ma maison de disques et du marketing ! Je ne voyais pour ainsi dire
jamais les gens qui la dirigeaient. Polydor défendait les Forbans et Billy,
elle venait de se séparer de Moustaki et de Renaud. Quant à moi, je ne
vendais pas assez de disques pour négocier mon contrat ailleurs. Je n’avais
plus qu’à rester au chaud et à attendre. Toutefois, la sortie d’After shave
correspondit à l’arrivée massive des services de marketing dans les maisons
de disques, qui ont eu l’idée de s’appuyer sur le fait que j’avais rasé ma
barbe pour promouvoir le disque. Je me souviens d’une série de
photographies magnifiques de Jean-Loup Sieff, des clichés qu’ils ont tordus
après pour faire moderne. N’empêche qu’After shave est de tous mes
disques celui qui a le moins bien marché.

J’ai donc connu un retour en grâce au moment de Né quelque part. Pour


la sortie de l’album, j’ai participé à toutes les émissions de télévision
possibles. J’avais besoin d’être vu. Pour la première fois depuis longtemps,
j’ai eu Polydor à fond derrière moi. Quand Marc Lumbroso en prit la
direction, il dit haut et fort que la maison était avec moi. Nous avions appris
à nous connaître parce qu’il avait été directeur artistique avant de devenir
directeur général. Il avait engagé une excellente chef de produit, Alix
Turrettini, une jeune femme de vingt-deux ans qui a fait un formidable
travail. C’est elle notamment qui m’a proposé cette pochette magnifique.
Ce soutien de ma maison de disques m’a donné le moral et l’envie.
La chanson-titre s’inscrit dans un courant fort à ce moment, qui est la
world music. Je me méfie de ce terme de world music – une invention des
disquaires américains, qui collaient cette étiquette sur tout ce qui ne venait
pas de chez eux. Je suis fier d’en faire partie, mais je refuse cette
classification. Mon attirance pour ces musiques remonte à ma rencontre
avec Jean-Pierre Sabar, en 1982. C’est lui qui avait soufflé des envies de
reggae à Gainsbourg. Depuis un moment déjà, nous pensions qu’une bonne
rythmique était agréable mais nous avions envie d’autre chose que du
binaire pour faire bouger le corps. Nous savions aussi que mon public était
absolument allergique à cette rythmique traditionnelle. Sabar eut alors
l’idée de me diriger vers les rythmiques du Sud, qui chaloupent un peu plus
que les courants binaires, de troquer la batterie contre des percussions plus
« ethniques ». Il suffit de mélanger le binaire et le ternaire pour obtenir le
6/8 qui balance comme dans les îles ; les sonorités sont plus variées. Nous
avons fait « Né quelque part » puis « Ambalaba ». Autant dire que cela nous
a plutôt bien réussi.
Cette évolution nous intéressait tout autant que celle de l’électronique.
Il se trouve qu’elles vont de pair. Les chansons les plus dansantes, nous les
avons faites avec des machines. Leur souplesse d’utilisation permet toutes
sortes de mélanges et de décalages. Dans les styles de musique où nous
nous sommes promenés, jamais nous n’avons cherché l’imitation, juste
l’évocation.
Entre Né quelque part et Passer ma route, il y a eu Sagesse du fou, un
album perdu entre deux succès. Il est quasiment passé inaperçu à
l’exception de « Bille de verre » avec Michel Rivard, dans ce disque que
nous avons conçu, Jean-Pierre Sabar, Georges Rodi et moi-même, sur le
même principe que Les Jours meilleurs, autrement dit avec deux génies des
synthés et la même équipe que celle de Né quelque part. Il n’a pas marché,
pour plusieurs raisons : il n’y avait peut-être pas de chanson suffisamment
forte pour le porter ; en trouver une après « Né quelque part » n’était pas
évident. De plus, le crédit de Polydor auprès des radios n’était pas très fort à
ce moment. Enfin, il a été victime d’une tragique erreur de marketing.
Albertini, le patron de Polygram (devenu par la suite Universal), avait
engagé pour diriger Polydor un certain Nagi Baz, qui avait été directeur
commercial chez Publicis ou Havas, je ne sais plus. C’était un prince
libanais richissime qui aurait pu acheter dix fois Polydor avec sa fortune
personnelle. On lui a confié la maison pour ses qualités de manager.
Malheureusement, il était aussi amateur de musique (il possédait environ
quinze mille vinyles). À son tour, il a engagé le journaliste Didier Varrod
comme directeur artistique : sans doute pensait-il que les journalistes étaient
capables de tout faire. On s’est vite aperçu que Nagi Baz n’avait pas de
talent particulier pour la gestion. Il a pris Polydor pour une multinationale,
alors que ce n’était qu’une PME – qui certes appartenait à un grand groupe.
Il a signé assez de contrats de jeunes artistes pour saturer le marché pendant
au moins cinq ans. Il s’est mis à dépenser beaucoup d’argent pour des trucs
qui ne manquaient pas d’intérêt mais qui ne pouvaient pas se vendre, des
artistes expérimentaux pour la plupart, alors que, pour faire vivre une
maison de disques, il faut aussi des artistes qui vendent de manière à
financer les autres. Nagi Baz ruinait la maison sous mes yeux. À tel point
qu’un jour j’ai fini par prendre rendez-vous avec le PDG, Gilles Paire, pour
lui demander si c’était une volonté de la maison mère de ruiner Polydor
pour que Philips l’absorbe plus facilement. Il m’a assuré que ce n’était pas
le cas. Je crois que Nagi Baz s’est vu retirer la signature des contrats et des
chèques au bout d’un an avant d’être remercié en même temps que Didier
Varrod. Marc Lumbroso leur a succédé, d’abord au poste de directeur de
production puis à celui de directeur général.
C’est avec le « soutien » de cette maison de disques un peu étrange
qu’est sorti Sagesse du fou. Sur les consignes de Nagi Baz, toute la
promotion (à commencer par la pochette du disque) a été élaborée autour de
l’idée fausse que le fou était celui des échecs. Pour moi, il s’agissait du fou
au sens propre. Sur le moment je n’ai rien dit parce que j’avais une sorte de
confiance aveugle en Nagi Baz, que l’on m’avait vendu comme un cador de
la publicité. Je ne me suis même pas rendu compte que c’était carrément un
contresens. Et je me suis retrouvé à parler de jeu d’échecs avec les
journalistes pendant toute la promo. Dois-je préciser que je sais tout juste
comment bouger les pièces ?
Pour L’Écho des étoiles, c’était un peu pareil : je me suis retrouvé à
faire des photos avec un astrophysicien à l’observatoire de Nice. C’était
aussi du marketing. Quand nous avons trouvé la phrase « L’écho des étoiles
on ne l’entend jamais », avec Bergman on pensait à toutes les questions
qu’on se pose sans jamais trouver la réponse. Nous avons donné le titre de
la chanson à l’album et, effectivement, les gens du marketing se sont mis à
réfléchir. C’est ainsi que j’ai atterri à l’observatoire de Nice à faire des
photos et à côtoyer pendant deux jours des spécialistes de la sismologie des
étoiles chaudes. Puis, changement de cap : on choisit de promouvoir
« L’Homme au bouquet de fleurs », et la pochette n’a plus aucun sens.
Juste après Sagesse du fou, j’ai sorti Passer ma route. Nous avons eu
envie, Sabar et moi, d’un pur disque de world. On voulait l’ouvrir à un
maximum de musiques du monde mais en enregistrant à Paris, avec des
musiciens y habitant. Mon idée était de me servir du caractère cosmopolite
de Paris. Avec Sabar, nous avons passé des nuits entières à faire le tour des
restaurants africains de la capitale, à écouter des mecs qui jouaient de la
kora, à rechercher des guitaristes portugais dans des restaurants
improbables entre la porte de Clignancourt et la Plaine-Saint-Denis, guidés
par Linda de Suza. Paris est en effet une ville pleine de musiciens venus de
tous horizons. À part cela, on a joué au name-dropping, la frime, quoi ! J’ai
appelé Vanessa Paradis pour faire les chœurs de « Chienne d’idée », on
s’est offert le violon de Didier Lockwood, les filles de Zook Machine, etc.
Nous avons vécu des moments inoubliables, si ce n’est que Sabar était
un peu trop porté sur l’alcool ; j’avais parfois peur pour sa santé. Il ne
dormait quasiment pas. Il a d’ailleurs eu une crise cardiaque deux mois
après la fin de l’enregistrement. Par chance, cela lui est arrivé dans un
village dont le maire était cardiologue.
L’album suivant s’intitule donc L’Écho des étoiles, sa sortie remonte au
31 octobre 2000. Je venais de tourner dix-huit mois avec le répertoire de
Brassens. J’ai mis un an à me remettre de ces deux cents concerts à travers
le monde. Afin de reprendre contact avec mon public et avec mes chansons,
je suis parti avec Jean-Félix Lalanne pour un tour des petites salles de
province. On a fait à peu près quarante dates, durant lesquelles j’ai pu tester
quelques-unes des chansons de l’album que je préparais. Pour ce disque,
j’ai écrit six chansons avec Boris Bergman, j’en ai fait quelques-unes tout
seul, une autre sur une proposition de Joëlle Kopf, et il y avait un texte de
Jean-François Deniau. Toutes ces chansons ont été écrites dans un laps de
temps assez court (ce qui fait leur unité), en suivant à la lettre le théorème
de Brassens, autrement dit pour voix et guitare. J’ai fait le croquis en noir et
blanc, Jean-Pierre Sabar et Jean-Félix Lalanne ont mis les couleurs avec
leurs arrangements. C’est le dernier album auquel a participé Sabar. Il était
très fatigué, je ne pouvais pas lui confier l’ensemble du disque. Je sais
maintenant que nous ne pourrons plus jamais travailler ensemble. Le Jean-
Pierre Sabar d’une certaine époque me manque déjà et me manquera
longtemps. J’ai d’abord voulu des couleurs vives, celles qu’on m’a tant
reprochées, pour finalement revenir sur scène à une formation « plutôt
guitare ». Sur l’album, les couleurs ne sont pas identifiables, à part dans
« Oncle Tom », qui évoque la peine de mort aux États-Unis. C’est une
musique de Sabar, un reggae pur et dur. Il y a aussi « Minimum que Minnie
m’aime », que nous avons traitée de façon brésilienne. Les autres ont des
sons empruntés avec chaque fois des éléments qui contredisent la
dominante.
La signature de Jean-François Deniau est inattendue. Je comprends
qu’une collaboration avec un académicien qui fut sept fois ministre, sous
les ordres de De Gaulle, Pompidou et Giscard, puisse paraître étrange. Moi,
j’ai vu en lui le diplomate, l’homme de lettres et l’aventurier. Lisez les
Mémoires de 7 vies et vous me comprendrez. Nous nous sommes rencontrés
à l’Opéra-Comique, à l’occasion du cinquantenaire de la Déclaration
universelle des droits de l’homme. Il est venu me parler d’un texte qu’il
avait écrit, « Les Chevaux rebelles ». Une merveille ! Ce sont de très belles
paroles, qui ressemblent à de simples notes et évoquent les peuples qu’on
ne parvient pas à réduire, à qui on n’arrive pas à mettre le mors entre les
dents. Il pensait confier le texte à Maâtoub Lounès, quand le chanteur
kabyle a été assassiné. J’étais si inspiré par son écriture que j’ai trouvé la
musique en dix minutes. Deniau est le second académicien français à être
inscrit à la Sacem, le premier étant Maurice Druon, qui a coécrit avec
Joseph Kessel le « Chant des partisans ». Des gens comme lui, avec cette
rigueur morale, cette honnêteté, cette profonde dignité, on n’en rencontre
pas beaucoup dans sa vie.
Depuis le début des années deux mille, il m’arrive souvent d’être
sollicité par des interprètes en mal d’auteurs. Le phénomène s’est intensifié
après ma participation à l’album Marcher dans le sable de Gérald de
Palmas, qui a mis fin à sa traversée du désert après l’échec de son second
album. Jean-Jacques Goldman lui a fait un texte sur une musique pour le
motiver. Ensuite, Chiquito est intervenu, en poussant de Palmas, à faire ses
chansons. Comme il habitait Suresnes, tout près du studio Guillaume Tell,
où je mixais L’Écho des étoiles, j’ai proposé à Chiquito d’inviter de Palmas
à partager nos sushis. Il m’a parlé d’une musique dont le texte lui posait
problème. Il bloquait. Je lui ai expliqué qu’il ne pouvait avancer dans la
mesure où son introduction ne le menait nulle part, ou du moins elle le
conduisait là où il ne souhaitait pas aller. Et puis j’ai écrit « Tomber » sur
cette musique.
J’ai surtout beaucoup écrit pour Julien Clerc : « Autres amis », « J’ai eu
30 ans », « J’aime ton corps », « À mon âge et à l’heure qu’il est »,
« Quitter l’enfance ». Plus récemment, sur son album Studio pour lequel j’ai
une affection particulière, j’ai fait six adaptations de standards américains
comme « Witchcraft », « Let’s Face the Music and Dance », « You Go to
My Head »… Cela m’a vraiment amusé de me plonger dans les textes de
ces chansons dont j’écoutais jusqu’alors la musique sans trop me
préoccuper de ce qu’elles racontaient, sans prêter attention à leur
construction ni à la façon dont étaient placées les rimes. Il existe deux
manières d’adapter une chanson : traduire le son ou traduire le sens – c’est
très rare de pouvoir faire les deux. Plus récemment, j’ai écrit pour Julien
« Ma sirène », « Double Enfance », « Restons amants » et « Dormez ».
Après le succès de « Tomber », des demandes me sont parvenues. Le
premier à m’avoir contacté fut Orlando. Il voulait que j’écrive une chanson
pour Hélène Ségara, sa petite protégée, que j’ai connue par le biais des
Restos du cœur. C’est une interprète éminemment populaire, et cela m’a
intéressé de confronter mes textes à un autre public que le mien. J’ai de
l’affection pour Orlando, qui est un producteur à l’ancienne. C’est sidérant
de voir à quel point il sait ce qu’il veut ; d’ailleurs, c’est typiquement le
genre de directeur artistique avec qui je ne pourrais absolument pas
travailler en tant que chanteur. Il est beaucoup trop dirigiste et moi pas
malléable pour un sou ! Au moment de lui remettre la chanson pour Hélène
Ségara, il m’a demandé quel arrangeur contacter, ce qui me paraissait
aberrant : c’était lui le producteur, c’était son propre son que l’on devait
entendre sur le disque, non pas le mien. Il n’a rien voulu savoir, et il a
engagé Jean-Félix Lalanne. Maintenant, je pense qu’il a eu raison. Je
n’aurais pas pu interpréter moi-même cette chanson, elle a été écrite pour
Hélène Ségara, de même que « Elle veut ma vie » convenait à Johnny
Hallyday et à personne d’autre. C’est fascinant d’écrire pour une voix qui
n’est pas la sienne. Écrire pour Hallyday, c’est tailler un costume sur
mesure à un homme qui a une personnalité très forte. Et puis, il faut se
demander ce qu’un artiste de cette envergure peut encore raconter à son
âge… J’ai écrit deux ou trois textes sur des musiques que Gérald de Palmas
avait composées pour ce disque. Johnny n’en a retenu qu’un. Quelques
mois après qu’il a enregistré « Elle veut ma vie », on s’est croisés lors d’une
convention Universal. Il m’a dit : « Je croyais que tu étais seulement un
poète, je ne savais pas que tu écrivais le rock’n’roll. »
Je n’aurais pas fait des pieds et des mains comme beaucoup pour placer
une chanson à Johnny Hallyday. Il se trouve que Pascal Nègre, qui a fait ses
preuves comme producteur de disques, me l’avait demandé. C’était une
opportunité pour moi de retravailler avec Gérald de Palmas. Je trouve
intéressant d’écrire sur ses compositions parce que, contrairement aux
compositeurs de musiques instrumentales, le compositeur de chansons
entend les sonorités de voyelles sur certaines notes. Quand de Palmas veut
un i sur une note, on va peut-être arriver à lui vendre un isme ou un iste
mais pas un o ni un on. Il est comme moi, il voit les voyelles en couleurs,
sauf que nous ne voyons pas toujours les mêmes couleurs. Surtout, il a le
don de déplacer les accents toniques, ce qui sert à faire sonner une chanson
française à la manière anglo-saxonne.
Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas aussi lucratif qu’on le
pense d’être chanté par Johnny Hallyday, sauf si la chanson en question
devient un tube, comme « Marie ». Et s’il la chante devant un public
particulièrement nombreux aussi, ce qui n’a pas été le destin de ma
chanson.
J’ai été prudent, j’ai refusé le duo avec lui au Parc car, sur scène,
Johnny envoie la purée, il est tout le temps à fond. Le son est tellement fort
qu’on ne m’aurait même pas entendu, je me serais ridiculisé.
« Tomber » a été reprise par Céline Dion. L’adaptation a été faite par
quelqu’un que je ne connais pas et qui, lui, a traduit le son. Garou a montré
à Céline Dion une émission de télé où Gérald de Palmas chantait
« Tomber ». Elle s’est écriée : « Je veux cette chanson ! », et son mari, René
Angelil, a dit : « D’accord. » L’album était déjà enregistré lorsqu’ils l’ont
ajoutée.
Petit cadeau de la production à l’artiste.
Plus étonnant, j’ai écrit une comédie musicale, Gladiateur, qui a été
créée en octobre 2004 au Palais des sports. Entre deux albums, je me lave le
cerveau en faisant complètement autre chose. Après Passer ma route, il y
eut la première tournée Brassens, et après L’Écho des étoiles, j’ai écrit
Gladiateur. J’ai longtemps hésité avant d’accepter d’en signer le livret. Je
me suis lancé pour plusieurs raisons : il y avait l’attrait de la nouveauté, le
plaisir de faire chanter des personnages de théâtre et l’apparente facilité de
l’exercice. Cela semblait couler de source dans la mesure où il y avait une
trame. En fin de compte, j’y ai passé un temps fou. Je m’y suis consacré
pendant des mois ; il faut dire que j’ai un cerveau d’homme, je ne peux
faire qu’une chose à la fois ! En lisant quelques livres sur Spartacus, je me
suis tout de suite senti à l’aise avec le sujet. J’ai été séduit par le destin de
ce personnage, qui prouve que le désir de liberté est inné chez l’homme.
Comment ce fils et petit-fils d’esclaves pouvait-il désirer ce qu’il n’avait
jamais connu et préférer risquer sa vie pour cet idéal plutôt que d’obéir à
ses maîtres ? En revanche, je me suis vite inquiété de savoir si la comédie
musicale était un style musical ou pas. J’ai demandé au metteur en scène,
Élie Chouraqui, s’il voulait que ce spectacle ressemble de près ou de loin à
ce qu’il avait fait jusqu’à présent (je pensais aux Dix Commandements) ou
si j’étais totalement libre de mes mouvements. Il m’a laissé carte blanche,
j’ai accepté.
Pour écrire Gladiateur, j’ai choisi de raconter une histoire en me servant
de la chanson comme vocabulaire, donc en variant le style de musiques, le
style de métrique, etc., ce qui m’a donné des armes supplémentaires pour
exprimer des situations et des caractères différents. À l’inverse, si on réduit
tout au même tempo avec des voix de même tonalité formatées pour la
radio, comme cela se fait beaucoup, on lasse le spectateur. J’ai d’emblée
établi des tessitures, des hauteurs de voix, comme à l’opéra : le gentil est un
ténor, le méchant a une voix de basse. Ensuite, j’ai demandé à l’arrangeur
Michel Amsellem de développer des styles spécifiques à chacun des
personnages ; un orchestre symphonique pour le général romain, un groupe
de rock pour Spartacus, une ambiance hip-hop pour Batiatus, le directeur de
l’école de gladiateurs qui fait du parlé-chanté, qui scande. Les voix
féminines interprètent des ballades : derrière la femme de Spartacus,
Calicia, il y a un violoncelle, par exemple. Il faut utiliser les différences des
musiques populaires pour préciser un peu plus le caractère de chacun des
protagonistes. J’ai fixé ces règles en négatif, en identifiant ce qui m’avait
dérangé dans les autres comédies musicales françaises. J’avais remarqué
qu’on ne savait jamais vraiment qui chantait et que toutes les chansons se
ressemblaient, si bien qu’on sortait du spectacle sans en retenir aucune.
Avec Élie Chouraqui, nous nous sommes partagé les tâches. Il était le
patron de tout ce qui se voyait, j’étais le patron de tout ce qui s’entendait. Il
fallait arriver à ce que nous soyons tous les deux satisfaits du résultat.
Le spectacle a été sévèrement critiqué, ce que j’ai mis du temps à
digérer. Ce qui m’a fait le plus mal fut de constater qu’après la parution des
articles, des gens qui adoraient les chansons auparavant se sont mis à douter
de leurs qualités.
On peut penser qu’on ne m’attendait pas sur ce type d’affiche. Moi, je
pense que cela fait belle lurette que le public est habitué à mes contre-pieds.
Qu’est-ce que je n’ai pas entendu en 1983 quand j’ai sorti Les Jours
meilleurs avec des ordinateurs et des synthés ! C’est pénible de se
demander à chaque fois qu’on veut faire quelque chose ce que les gens vont
en penser. Ce n’est pas seulement pénible, c’est impossible, sous peine de
devenir Mike Brant. Et de se donner la mort.
Sur Gladiateur comme sur Les Jours meilleurs d’ailleurs, je pense qu’il
y a eu de ma part un déficit d’explications. Quand on m’a vu à l’affiche
d’une comédie musicale, certains se sont peut-être dit que j’étais entré à
fond dans le système. Pourtant, je ne l’ai pas vécu ainsi : je n’ai pas conçu
le livret de cette comédie musicale comme mes confrères précédemment, je
l’ai fait à ma manière. C’est peut-être pour cette raison que le spectacle n’a
pas marché. Enfin, quand je dis qu’il n’a pas marché, j’exagère. Il y a quand
même eu cent cinquante mille spectateurs.
Le fait de travailler avec Élie Chouraqui était peut-être l’erreur fatale.
En même temps, je n’aurais pas fait une comédie musicale s’il ne me l’avait
pas proposé. Je suis content de l’avoir fait, c’était vraiment une belle
aventure. J’ai même joué lors de la dernière représentation un petit rôle de
sénateur. On m’a revêtu d’une toge et placé derrière un rideau de tulle.
J’étais superbe.
Je reviendrai
Je serai des millions
Seconde salve

APRÈS Gladiateur, j’ai eu besoin de rejouer de la guitare. Après deux


années dans un autre monde, je devais revenir aux fondamentaux. Je
m’étais tellement éloigné d’où je venais qu’à peine retombé par terre je
devais retourner vers le plus ancien, le plus solide. Brassens.
Je m’y suis mal pris : j’ai commencé sur le canapé de mon bureau en
posant les partitions de travers par rapport à la guitare. J’ai travaillé d’abord
les chansons que j’avais pratiquées le moins souvent ou que je n’avais
jamais interprétées. Je ne me suis pas rendu compte que je travaillais dans
cette position à raison de six heures par jour. Résultat : tendinites, maux de
dos. Si j’avais compris dès le début que je redémarrais une aventure, l’idée
me serait sans aucun doute venue d’utiliser un lutrin. Mais, quand c’est
devenu sérieux, il était déjà trop tard. J’en ai souffert tout au long de cette
aventure brassénienne.
Je m’étais promis de finir d’enregistrer l’intégrale de son œuvre avant
mes soixante ans, et il était temps. Peut-être me suis-je fixé cette date butoir
parce que lui-même est mort à soixante ans, parce que c’est un travail très
physique, que je voulais être sûr de pouvoir faire. Et puis il faut bien se
fixer des dates de temps en temps, je ne m’en suis pas imposé tant que cela
au cours de ma vie.
Cette tournée a été à l’inverse de la première. Pour la première salve,
nous avions débuté par une petite salle, Le Sentier des Halles, pour finir au
Casino de Paris et faire le tour du monde. La tournée s’était développée
progressivement et nous n’avons enregistré qu’à la fin. Pour la seconde
salve, j’ai commencé par la fin. Il me manquait près de quatre-vingt-cinq
chansons pour terminer l’ouvrage. Je me suis installé à l’Européen et, au
bout de six semaines, elles étaient toutes en boîte, dans la même salle, donc
avec une acoustique homogène. Puis la tournée a commencé. À présent, je
peux dire : « J’ai chanté tout Brassens. »

Avec Gladiateur, je ne contrôlais pratiquement rien, tandis que seul


avec une guitare sur scène on maîtrise tout. Cela dit, force est de constater
qu’il y avait des tas de choses que j’étais incapable de faire, comme la mise
en scène par exemple. Finalement, j’ai très peu participé à des aventures
collectives, alors qu’il n’y a rien de plus individuel que de partir seul avec
sa guitare. Même si un jour, par mésaventure, je n’avais plus rien, il me
resterait toujours cette possibilité. Beaucoup de chanteurs guitaristes se
reconnaîtront dans mes propos. Au pire, nous pourrons toujours aller
chanter à une terrasse de café.
Bien sûr, il y a eu quelques « dégâts collatéraux », des gens qui, grâce à
ce travail, ont découvert ou rejoint Brassens. Je pense l’avoir dépoussiéré
sans le repeindre. Et puis, cela m’a fait jouer à nouveau de la guitare.
Dans cette seconde partie du répertoire, j’ai redécouvert quelques
chansons. Il y avait évidemment les moins faciles à chanter, celles que je
n’avais pas prises dans le premier cahier, comme « Le Chapeau de
Mireille ». Elle est périlleuse car dans le refrain il n’y a qu’un seul moment
pour respirer, il ne faut pas le manquer. Elle avait été écrite pour Marcel
Amont, qui a entendu une version par Brassens lui-même. Je n’ai quant à
moi jamais eu connaissance de cette dernière.
Pour le choix des chansons, j’étais toujours accroché au Song book paru
au Seuil, dont Pierre Onteniente, alias Gibraltar, m’avait affirmé qu’il
contenait toutes les chansons dont Brassens souhaitait qu’elles soient
publiées. Ce livre reste ma référence et je n’en démords pas, bien qu’à
chaque anniversaire de sa mort on sorte des inédits. Ils me font toujours
plaisir et ils m’intéressent parce qu’on y trouve des formules littéraires ou
musicales qu’il a utilisées ailleurs par la suite, mais, pour ce qui est de les
chanter, je m’y refuse ! Tout cela est évidemment très délicat. Quand je
mets un texte en musique, en général je le fais évoluer en lui ajoutant un
pied ici, en en enlevant un là. Faire ce travail à sa place me gêne ; mettre en
musique sans faire ce travail me gêne aussi. C’est quelque chose que
j’aurais aimé faire avec lui, pour qu’il ait son mot à dire. Tout seul, c’est
une trop lourde responsabilité. Mais la question reste en suspens sur ces
esquisses que l’on retrouve, car d’un côté il ne les a pas chantées, d’un autre
il ne les a pas brûlées non plus. Moi, j’ai brûlé des textes que je voulais
absolument voir disparaître. Aussi, en rangeant tout simplement, on fait le
vide. Donc, s’il n’a pas jeté ces textes c’est, selon moi, qu’il les aimait bien
mais qu’il n’a pas trouvé l’opportunité d’en faire des chansons, ou qu’il les
a oubliés. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il ne les reniait pas. Et puis, il ne
s’est jamais gêné pour chanter des poètes qui n’auraient pas forcément été
d’accord pour qu’on « dépose des notes le long de leurs vers ».
Ce qui me rassure, c’est de constater que, trente ans après sa mort,
Brassens reste très présent. Cet homme-là a été si important pour moi. Alors
je constate qu’il est toujours là et de plus en plus malgré le temps qui passe,
mais je ne l’explique pas. Je pense que les gens ont avec lui un lien affectif
fort. En général, ils connaissent son œuvre parce que quelqu’un qu’ils
aimaient le leur a fait découvrir : un oncle, un professeur, une petite amie.
Et c’est toujours lié à quelqu’un pour lequel on a de l’affection, affection
dans laquelle entre justement le fait d’avoir découvert Brassens. Moi, je l’ai
rencontré parce qu’un vendeur de partitions m’en avait vendu quatre de
l’artiste. Je n’en avais jamais entendu parler avant. Je ne me souviens pas
du visage de cet homme, mais je lui dois beaucoup. On étudie Brassens
dans les écoles car il y a chez lui matière à étude. Il y a des sujets, des axes
de réflexion, des clefs d’entrée dans plein d’autres mondes. Il est bénéfique
à étudier.
Ce que je retiens du fait d’avoir tout chanté, c’est qu’il n’y a
définitivement rien à jeter chez Brassens. Bien sûr, certaines chansons sont
plus efficaces que d’autres. Mais il n’existe aucune chanson dont je me
serais dit tous les soirs : « Pourvu qu’elle ne tombe pas ! » Cela, c’est
l’épreuve des balles, car on peut assez vite s’ennuyer sur scène.
Naturellement, chanter « Si seulement elle était jolie » ou « Mélanie » reste
un vrai bonheur, car la progression fait rire le public, facilitant le travail à
l’homme de spectacle. En revanche, les chansons plus linéaires semblent
plus difficiles, bien qu’elles finissent toujours par fonctionner.
Chacune des deux tournées Brassens aura duré deux ans ; je pourrais y
être encore tant la demande était forte. J’ai décidé d’arrêter car si je fais un
autre concert, je devrai en faire cinq cents.
Ce qui ne m’a pas empêché lors de la tournée de Restons amants
d’inclure « Bonhomme » au tour de chant : je ne me priverai jamais de
chanter Brassens, mais je veux pouvoir aussi faire autre chose.
Lors de cette tournée, celle qui a suivi l’album Restons amants, Patrice
Caratini est revenu jouer avec moi. Quand on tournait ensemble dans les
années soixante-dix, on jouait beaucoup de Brassens et mes facéties
consistaient à choisir des chansons qu’il ne connaissait pas, où
systématiquement la basse arrivait au deuxième couplet et la guitare au
troisième. Il avait compris la grille et il improvisait dessus. Le jour où j’ai
chanté « Bonhomme », j’ai oublié les accords et Caratini a continué à la
contrebasse tout seul. J’ai trouvé cela superbe. Rejouer ce morceau avec
Patrice m’a fait du bien.
Je fréquente une étrange ère
Entre deux siècles alanguie
Dernier chapitre… ou presque

APRÈS la tournée Brassens, j’ai dû l’oublier pour me remettre à écrire,


ce qui fut difficile – ce qui l’est toujours – parce que j’arrête d’écrire quand
je chante : j’oublie la méthode. Le désavantage : c’est long de s’y remettre.
L’avantage : à chaque fois je réinvente une façon de m’y prendre. Je ne sais
plus quel fil tirer, ni par où commencer. Avec le temps, il y a de moins en
moins de sujets susceptibles de m’inspirer une chanson. D’abord parce que
j’en ai fait beaucoup et ensuite parce que je ne pense plus par thème, je
préfère partir sur deux mots qui s’accordent bien et laisser se raconter une
histoire. Tout cela est impalpable.
Pour l’album Restons amants, je n’ai pas le souvenir d’avoir accouché
dans la douleur. La première chanson que j’ai faite est « l’Ère étrange », qui
est née du moment où j’accordais ma guitare pendant les Brassens. Il y
avait un accord qui me permettait de voir si le ré et le sol pouvaient bien
s’entendre. En partant de cet accord, un autre est arrivé, puis un texte, puis
la chanson. J’ai beaucoup travaillé pendant ce temps avec Julien Clerc, qui
habitait non loin de chez moi. J’ai fait des chansons pour lui : « Le Juge et
la Blonde », « Restons amants » et « Dormez », qui est une berceuse pour
son petit. J’avais déjà écrit « Grain de sel », ainsi que « Tuer le temps », sur
une musique de Michel Haumont, parce que je voulais faire évoluer mes
accompagnements de guitare. Je me suis dit que je pourrais faire un guitare-
voix, mais il m’a proposé au contraire une musique injouable par qui que ce
soit d’autre que lui. Évidemment. « Histoire grise » était aussi prête car elle
était destinée au dernier album de Serge Reggiani. « Là-bas, la terre », sur
une musique de Manu Galvin, « Tellement je m’aime », destinée à Maurane
mais dont elle n’a pas voulu. « Empreintes », que j’ai dû faire pas loin après
« L’Ère étrange », « L’Hymne à la soie », écrite jadis pour Emmanuelle
Béart, que je tenais à enregistrer avec elle. Enfin, « La Meute et le
Troupeau », pour laquelle j’ai une tendresse particulière car, sur un album,
il y en a toujours une qui n’est pas finie. Celle-ci apparaît dans sa forme
définitive sur le live, Casino de printemps.
J’avais enregistré tous les morceaux en guitare-voix parce que l’un de
mes objectifs était comme toujours qu’ils soient audibles dans leur forme la
plus épurée. Je n’avais pas du tout l’intention de faire un disque guitare-
voix mais je voulais qu’ils tiennent tous seuls. Je voulais aussi avoir écrit
tous les textes. J’ai réalisé une maquette que j’ai envoyée à Chiquito, qui a
distribué à son tour certains titres à différents arrangeurs pour voir ce qu’ils
proposaient, comment ils se plaçaient. À partir de là, il ne me restait plus
qu’à faire des choix. Le seul avec lequel je savais que j’allais travailler était
Stanislas, qui s’est occupé de « L’Hymne à la soie ». Il est un chef
d’orchestre tout à fait apte à rassurer une comédienne. Ensuite est arrivé
Frédéric Lo, un ingénieur devenu artiste, un garçon qui a fait beaucoup
d’informatique avant de se lancer dans la musique. Il a habillé « Restons
amants ». Pour finir, j’ai fait appel à Patrice Renson.
Il m’avait fait parvenir ma maquette de « Grain d’sel » agrémentée
simplement d’une caisse claire, qui n’est pas l’instrument le plus séduisant
quand on veut plaire à un chanteur. Je me suis dit qu’il était soit débile soit
très fort. La deuxième option était la bonne, il a finalement dirigé
l’enregistrement de huit chansons.
Dans l’instrumentation, chacun a amené à sa manière ce qu’il avait
entendu de mon premier album : les flûtes, les cors, les trombones. Ils sont
revenus aux origines, aux orchestrations de Hubert Rostaing mais écrites
par eux, et sur des chansons d’aujourd’hui. Est nouveau ce qu’on a oublié.
Michel Haumont avait participé à l’album comme compositeur, mais
aussi comme guitariste. Aussi, lorsqu’il a fallu aller chanter « Restons
amants » sur différents plateaux médiatiques, il est venu me prêter main-
forte. Excellent musicien, aussi délicat dans le choix des notes que dans
celui des restaurants, il était évident qu’il ferait la route avec moi.
Je voulais pour la scène une formule réellement acoustique, c’est-à-dire
pouvant fonctionner sans courant électrique. La rythmique basse/batterie
était donc proscrite, les claviers aussi. Il me fallait des peaux, du bois, des
cordes. J’en parlai à plusieurs amis musiciens, dont Patrice Caratini, qui
m’envoya un mail :
« Je n’ai pas oublié la question du percu. Celui qui joue avec moi te
conviendrait certainement, mais ça m’obligerait à le remplacer, notamment
sur une grosse création qui a lieu sur la dernière semaine de janvier. Cela ne
t’empêche pas de le rencontrer. »
C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Sebastian Quezada.
Je me souvenais des Quilapayun, ces Chiliens en noir qui chantaient
Victor Jara et que le coup d’État de Pinochet avait exilés. Ils avaient élevé
leurs enfants à Colombes, et l’un d’eux s’était mis à la musique. Métis de
vaudou et de conservatoire, d’Europe et d’Amérique du Sud, il ne marque
pas la mesure, il la colore.
Je ne voulais pas de contrebasse, l’instrument rappelait trop mes
débuts : il y a des nostalgies tenaces dont il faut se méfier. Nous avons opté
pour le violoncelle. Était-ce l’instrument ou l’instrumentiste ? Qui sait…
Toujours est-il que peu de répétitions ont suffi pour démontrer que cela ne
donnerait rien. Et me voilà rappelant Caratini pour lui demander s’il
aimerait se joindre à nous.
C’est dans le préau de l’école d’Erbalunga, mon repaire corse, que nous
avons répété. Sans micro, comme je le souhaitais. Nous avions une semaine
avant de donner notre premier concert en inauguration du nouveau théâtre.
Il faisait très chaud. Dominique Ricci, guitariste, cardiologue et maire du
village, nous apportait de l’eau par palettes. Dès les premières notes, j’ai
retrouvé des sensations étranges, anciennes, familières. En trente-cinq ans,
nous avions pas mal évolué, Caratini et moi, mais la complicité musicale
était restée intacte. La tournée dura presque deux ans.
On ne le rappellera jamais assez, pendant les tournées, la vie continue,
et même parfois s’arrête. Je me souviens d’être allé voir Le Douarin chez
lui. Très affaibli physiquement, il n’avait pas pour autant perdu l’esprit :
« À l’hôpital, ils m’ont pas gardé. Z’avaient pas de preuves. » On l’a
accompagné quelques semaines plus tard au cimetière du Montparnasse,
Patrice avait écrit pour une fanfare les airs qu’il aimait, la fine fleur des
cuivres était là, ses amis, sa femme, son fils, la musique, et Berroyer, qui lui
rend hommage : « J’ai failli t’appeler pour te demander de passer me
prendre. »
Il y a eu des orages aussi. L’atmosphère était pesante dans le milieu de
la musique. Licenciements, restructurations, regroupements : je voyais
partir dans la nature des gens que je connaissais, avec qui j’avais travaillé,
attachés de presse, assistants, et même patrons. On rendait les contrats
d’artistes par dizaines, ce métier crevait du pillage et tout le monde trouvait
cela normal.
Pas tout à fait tout le monde. Alors patron de la Fnac, Denis Olivennes
réunissait régulièrement une douzaine de professionnels de toutes les
branches de la musique pour réfléchir au problème. De ces réflexions est
sortie la certitude qu’une loi était indispensable, le ciel commençait à se
couvrir.
J’étais à Toulouse lorsque j’ai vu à la télé deux députés socialistes
hilares d’avoir fait repousser la loi à l’Assemblée. Furieux, j’appelle
Olivennes, j’apprends que je ne suis pas le seul, et je décide de joindre ma
signature à celles de Bernard Murat, Michel Piccoli, Pierre Arditi et Juliette
Gréco pour dire dans des termes assez vifs ce que nous en pensions.
S’en est suivie une de ces tempêtes médiatiques qui naissent d’une
expression maladroite pour disparaître dans la polémique suivante, assez
violente à vivre, dont je ne garde que le coup de téléphone de Martine
Aubry, durant lequel je n’ai pas pu en placer une. Je peux lui dire
aujourd’hui que, dans un différend entre producteurs et distributeurs, elle a
pris le parti des plus forts et que j’en conserve encore un caillou dans ma
chaussure, la gauche, naturellement.
Et puis de belles surprises. Le 10 février 2009, je me doutais bien qu’il
se passerait quelque chose. En effet, à la fin du concert, saluant à l’avant-
scène avec mes camarades, j’entends du bruit derrière moi. Je jette un œil et
je découvre Clément Caratini tenant une clarinette basse, Maël Quezada
(dix ans) à cheval sur un cajón plus gros que lui, Louis Caratini derrière un
micro de choriste, et Thomas Haumont, impassible avec la guitare de son
père. Arrive Arthur, qui me pousse gentiment, s’installe à ma place, dit au
public : « Un peu long la première partie, vous trouvez pas ? », et fait se
lever la salle par son interprétation de « J’aurai ta peau ». Bon anniversaire.

J’ai posé mes valises. Depuis 1987 et « Né quelque part », je n’avais


pas arrêté. Je cueille désormais les noisettes quand elles viennent, et je les
donne aux autres. J’ai toujours ce fantasme d’écrire une chanson imparable
pour une grande chanteuse populaire. J’ai essayé avec Mireille Mathieu,
Hélène Ségara, Isabelle Boulay, Lara Fabian, Maurane, mais cela n’a jamais
marché. Reste Céline Dion, qui sait ?
Jean Claude Barreau m’avait dit : « Jusqu’à soixante ans, on se croit
éternel », et Ricet Barrier : « Après soixante ans, si tu te réveilles et que t’as
mal nulle part, c’est que t’es mort. » Je rends grâce à ces deux sages de
m’avoir prévenu.
Mais personne ne m’avait parlé de ce que ressent un homme qui marche
dans la rue entouré de ses deux fils, plus grands que lui, heureux de vivre.
Quelques vérifications d’usage
Entretien avec Anne Florentz Le Forestier

Quels souvenirs gardez-vous d’Yvonne Desportes ?

Yvonne Desportes, l’une des rares femmes compositeurs dans les


années vingt, lauréate du premier Grand Prix de Rome. Elle m’a enseigné
les bases de la grammaire musicale, grâce à laquelle j’ai pu aller beaucoup
plus loin. J’ai commencé au Conservatoire, qui se situait à l’époque rue de
Madrid, là où Gabriel Fauré avait emménagé avec tous ses professeurs en
1911, puis je suis entrée à onze ans dans la classe d’Yvonne Desportes. Pour
arriver à entrer première dans sa classe du Conservatoire, j’ai dû suivre ses
cours pendant deux ans chez elle. Ma mère m’y emmenait accompagnée de
mon petit frère Maxime, qui écoutait sagement et engrangeait
inconsciemment une somme colossale d’informations. Il rôdait aussi quand
ma répétitrice venait à la maison. Il avait quatre ou cinq ans, l’âge où l’on
est le plus réceptif. Il avait un don inné pour la musique, c’était une sorte de
cadeau dans le berceau, mais il a aussi beaucoup appris malgré lui en
assistant à mes leçons. Je n’ai pas souvenir de l’avoir vu jouer sur mon
piano, mais je sais qu’il a toujours chanté juste.

Qui a donné l’impulsion dans la famille ?

Notre père était musicien, c’est lui qui m’a fait travailler mon piano
avec beaucoup de patience à mes débuts. Ma grand-mère jouait de la
mandoline, quant à mon grand-père maternel, un mélomane éclairé, il m’a
fait découvrir dès l’âge de six ans les quatuors de Mozart sur ses 78 tours.
Je pense qu’il s’est rendu compte que j’avais de l’oreille, mais il ne s’est
pas occupé de mon jeune frère, comme si mon grand-père, mon père et ma
mère m’avaient désignée pour être musicienne. Je passe sur le reste de la
famille, pour qui la musique n’était pas un métier.
Je ne crois pas avoir transmis quoi que ce soit à Catherine et Maxime
dans la mesure où je vivais séparée d’eux. Mes études musicales me
vissaient à mon tabouret de piano au moins cinq heures par jour, sans
compter les études d’harmonie, de contrepoint, de fugue, les disciplines
d’érudition et d’écriture. J’étais contrainte à une vie très solitaire, confinée
dans ma chambre à faire mes devoirs par correspondance tandis qu’ils
allaient au lycée. Je les enviais beaucoup. Mon seul bonheur était de faire
mes devoirs de français et de mathématiques une fois par semaine chez les
Fontanarosa. Je baignais dans un milieu artistique à la fois musical et
plastique. Tout cela pour dire que je ne communiquais pratiquement pas
avec mon frère et ma sœur, ils habitaient à un bout de l’appartement, moi à
l’autre.

Vous avez regretté que Maxime abandonne le violon ?

Quand on enferme un instrument dans sa boîte en sachant qu’il ne


ressortira plus, ça fait toujours souffrir. Il a abandonné le violon vers neuf
ans, je devais en avoir quinze et, évidemment, je trouvais ça dommage,
mais je n’avais que le droit de me taire. Oui, je l’ai regretté car il aurait pu
aller très loin. J’ai toujours pensé que Maxime serait devenu un musicien
classique. Il pouvait choisir un autre instrument, ou bien épouser la carrière
de chef d’orchestre ou de compositeur, car il avait en lui ce qu’il fallait pour
pénétrer plus avant dans la musique savante – je l’utilise même si c’est un
terme un peu désuet. Je me suis toujours demandé ce qui l’a amené à la
guitare et à la chanson. J’avoue que je n’ai pas compris, mais j’en suis
heureuse pour lui et pour ceux qui l’écoutent. En même temps, j’ai
conscience que ce n’est pas un hasard dans la mesure où il a toujours aimé
les mots et la musique des mots. Surtout, il avait une excellente oreille, une
oreille indéniable.

Votre frère raconte que vous le faisiez chanter


C’est juste. J’adorais Maurice Ravel dans mes jeunes années – je l’aime
toujours mais j’ai heureusement connu bien d’autres compositeurs,
notamment Debussy, qui à mon avis a plus de mystère. J’adorais donc
Ravel, que je déchiffrais, jouais et chantais. Je faisais interpréter à Maxime
des passages de L’Enfant et les Sortilèges, mon œuvre fétiche. J’ai le
souvenir d’un jeune « élève » à la fois malicieux et très concentré. En fait,
Maxime a été mon premier élève.

Vous souvenez-vous de ses débuts à la guitare ?

Je m’en souviens parce que ça correspond à une tranche de vie qui se


passait dans une assez grande maison à Saint-Ouen. Ça me faisait plaisir
d’entendre la guitare et surtout de constater les progrès. À force de travail, il
a acquis plusieurs techniques. Car il y a un répertoire fou, c’est un
instrument à la fois merveilleusement populaire et très savant.
J’en étais heureuse parce que, en se mettant à cet instrument, il renouait
avec la musique. Il aurait pu apprendre la guitare classique, il a opté pour la
voie populaire (dans le sens noble du terme), ce qui est très bien aussi.

Que dire d’Alfred Cortot, dont il parle comme étant le premier musicien
qu’il ait rencontré ?

Cortot n’était pas un pianiste éblouissant, mais un poète du piano. À


cette époque, je n’étudiais pas encore au Conservatoire de Paris, mais à
l’École normale de musique, installée dans un ancien hôtel particulier du
XIXe siècle situé boulevard Malesherbes. J’y suis restée de six à onze ans,
ce qui signifie que, tout petit, Maxime était de temps en temps présent à
mes cours car il n’y avait personne pour le garder. Je pense aussi qu’il a
assisté aux master classes d’Alfred Cortot, que j’écoutais avec beaucoup de
vénération et de respect. La salle Cortot, où il donnait ces master classes en
forme de grand-messe, était en général pleine à craquer. Je comprends que
Maxime ait pu être marqué par ces leçons, moi-même je m’en souviens
encore.
Qu’avez-vous pensé de l’idée de Catherine et Maxime de se lancer dans
la chanson en duo ?

La formation de leur duo coïncide avec le moment où j’ai quitté la


maison. Ils le chantent dans « La Petite Fugue » : « Éléonore un jour a
quitté la maison /Emportant le diapason… » Je suis partie pratiquement
pour toujours, sans aucune envie de revenir. J’étais très jeune, je devais
avoir autour de dix-huit ou dix-neuf ans. À partir de ce moment-là, je ne
dirais pas que les liens se sont rompus, mais ils se sont distendus. Je savais
qu’ils avaient pris ce chemin, je trouvais ça bien même si je ne le
comprenais pas vraiment. Je me disais aussi que ce ne serait pas facile pour
eux. Et puis c’était tellement loin de la vie que je menais ! Enfin, au moins
c’était leur choix, et c’était un choix de liberté.

Maxime pense que vous n’avez jamais composé parce que vos maîtres
ne vous en ont pas donné l’autorisation. Vous confirmez ?

Je compose comme d’autres écrivent leur journal intime, pour


m’exprimer mais autrement que par les mots. Mes compositions sont
restées à l’état de papier à musique car je pense qu’elles n’en valent pas la
peine. Peut-être que je suis trop exigeante avec moi-même, c’est possible.
Peut-être aussi que je suis trop pudique ou qu’on m’en a empêchée. Je
serais passée outre si on m’en avait donné la chance. Si Maxime m’avait
confié un texte à mettre en musique, je l’aurais fait. L’occasion ne s’est
jamais présentée, il ne me l’a jamais demandé.

Il prétend aussi que vous n’aimez pas la chanson, ce ne serait pas votre
monde.

La chanson, c’est vraiment le cœur de la musique, qui passe de cœur en


cœur, de lèvres en lèvres. On n’a pas besoin d’avoir appris des tas de choses
pour accueillir une chanson, pour qu’elle rende triste, gai ou qu’elle berce
un chagrin. Le rôle d’une chanson est impossible à quantifier car elle parle
à l’intime et fait vibrer. On l’associe souvent à un souvenir.
J’aime quelques textes de Brel, l’écriture de Barbara, certains poèmes
d’Aragon mis en musique par Ferré, quasiment tout Brassens et la voix de
Piaf, qui me touche physiquement. Certaines chansons de Maxime m’ont
émue aux larmes, bien qu’on n’ait pas besoin d’aller jusqu’aux larmes pour
être ému. « Mon frère » m’a particulièrement touchée quand je l’ai
entendue pour la première fois. Dans cette chanson, Maxime a transformé
un événement qui s’est passé à la maison en quelque chose de personnel.
Quelques années après la naissance de Maxime, notre mère a fait une fausse
couche. Moi, je l’ai ressentie avec une certaine distance, ne sachant pas
exactement de quoi il s’agissait. Elle s’en est expliquée des années après. À
l’adolescence, cette période où l’on est par nature fragilisé, Maxime a sans
doute ressenti le besoin d’avoir un frère pour ne plus être le seul garçon de
la maison.

Partagez-vous l’admiration de votre frère pour Brassens ?

Tout à fait. Chez Brassens il y a la langue, la perfection de


l’agencement des mots, et une musicalité dans les mots avec des syllabes
qui rebondissent.

Que pensez-vous de ses interprétations du répertoire de Brassens ?

Il est en droite ligne tout en donnant une interprétation heureusement


très personnelle. Il y met sa touche d’humour, un humour très soft et avec
beaucoup de tact. Et puis sa voix, qui n’est pas celle de Brassens, fait
sonner les mots autrement, à sa manière à lui de musicien et de troubadour
dont Brassens était en quelque sorte le maître. Je pense que Brassens s’en
rendait compte, et je pense aussi que, si son bassiste a ouvert ses tiroirs à
Maxime, c’est qu’il avait conscience de cette filiation. Quand on ouvre à
quelqu’un les dossiers de composition, ça signifie qu’on reconnaît en cette
personne un héritier. C’est un geste de confiance qu’a eu Pierre Nicolas vis-
à-vis de Maxime.
Étiez-vous à Bobino en 1972, quand votre frère a fait la première partie
de Brassens ?

Oui. C’est la première fois que j’ai vu Maxime sur scène. C’était un
néophyte plein de promesses, avec un potentiel énorme, déjà un poète et
quelqu’un qui avait des choses à dire. Brassens ne s’y est pas trompé.

Vous avez eu peur pour lui ?

J’ai eu très peur, mais j’ai toujours peur pour lui quand il entre en scène.
Aujourd’hui encore j’ai le cœur qui se serre. Dès qu’il apparaît, j’ai le trac,
je n’y peux rien. Mais ça, il ne le sait pas.

Vous connaissiez ses chansons ou vous les avez découvertes sur scène ?

Il m’en avait chanté quelques-unes avant.

Que pensez-vous de son premier album ?

Il a toute la spontanéité de la jeunesse, le sens des mots et des phrases.


Je sais qu’au lycée Condorcet il a eu un très bon professeur de français,
mais là aussi, il a un don au départ – sachant qu’un don, ça se travaille. Je
trouve que c’est un très bel album qu’il m’arrive de réécouter par nostalgie.
Il me plonge dans le souvenir d’un homme jeune avec une voix encore très
juvénile, qui n’avait absolument pas peur de dire ce qu’il avait envie de
dire. À l’époque, il avait toute la liberté de la jeunesse sans être inféodé
d’aucune sorte au système. Comme il commençait, il avait tous les droits, la
route était large. Elle l’est toujours, mais disons qu’à présent elle est
balisée.

Comment avez-vous vécu son succès ? Là encore est-ce que vous avez
eu peur pour lui ?
J’ai quitté la maison quand je me suis mariée en 1962, j’ai eu mon
premier enfant en 1963, mon deuxième en 1964. L’année de son succès, il
avait vingt-trois ans, j’en avais vingt-neuf. J’étais très heureuse pour lui
parce que ce n’était pas une réussite usurpée mais méritée. Je me suis
demandé ce qu’il allait faire après, quelle direction il allait prendre sur son
deuxième album, quels sujets il allait aborder.
Il y a aussi eu un phénomène d’engouement autour de ce disque
formidable dont toutes les chansons étaient bien, ce qui n’est pas toujours le
cas d’un album ; il y a toujours des chansons plus faibles, moins porteuses.
Donc j’étais très heureuse pour lui et en même temps je trouvais que c’était
une réussite très lourde à porter pour un garçon aussi jeune.

Comment l’a-t-il portée ?

À ce moment-là, nous ne vivions pas du tout de la même manière ;


j’étais chez les bourgeois tandis que Maxime continuait sa vie de
saltimbanque. Sur le moment, j’ai eu l’impression qu’il était d’une
générosité folle et qu’à cause de cela il se faisait envahir progressivement,
aussi bien chez lui que dans sa vie en général. C’est allé très vite. Il ne
pouvait pas rentrer chez lui, dans cette maison qu’il avait achetée près de la
Bastille, sans y trouver au moins quinze personnes, ce que l’on peut appeler
des pique-assiettes. Cette notoriété lui a rapporté beaucoup d’argent et lui a
permis d’accueillir des tas de gens, si bien que fut un temps où il n’était
plus chez lui. Les gens n’avaient plus aucune limite vis-à-vis de lui. Je me
demandais comment il allait faire pour endiguer ça, pour se ressourcer, dire
non et ficher le camp afin de se reposer et écrire de nouvelles chansons.
Cela dit, il n’était pas à un âge où on se repose, au contraire. Plus on fonce,
plus on a de copains, plus on boit, plus on fume et plus on est content. Ça a
marché d’ailleurs, il a encore écrit des chansons extraordinaires. Peut-être
que je me trompais quand j’ai eu le sentiment qu’il se laissait trop grignoter
par ceux qui travaillaient avec lui, que certains vivaient à ses crochets. Ça
ne me regardait pas, mais je trouvais que c’était dommage. Sans doute
devait-il passer par là.
Quelques années après, il a connu une sorte de traversée du désert. À
quoi l’attribuez-vous ?

Ce fut une baisse de régime liée à quelque chose de très difficile à


vivre, je veux parler de la naissance de Philippe, son fils aîné. Il s’est aperçu
au bout d’un certain temps que l’enfant était sourd. Ce n’était pas une
surdité irrémédiable – la preuve, c’est qu’il mène une vie tout à fait normale
–, mais quand même assez profonde. Pour Maxime, ça a été terrible,
comme si on lui avait coupé un bras. Il a traversé des moments très
éprouvants. Quand on vous apprend que votre fils a une anomalie, est-ce
qu’il faut continuer de travailler ? Oui, certainement, mais créer devient très
difficile. La souffrance n’est pas un ingrédient indispensable pour créer,
pourtant, il a écrit quand même, et là j’ai découvert que mon frère avait un
immense courage et un instinct paternel très fort. Car si son fils est ce qu’il
est aujourd’hui, c’est en très grande partie grâce à son père. Après,
Fabienne est arrivée et s’est occupée de l’enfant comme s’il était son propre
fils. En attendant, Maxime a porté cet enfant seul, vraiment seul. Il
emmenait notamment le petit chez Françoise Dolto, il a vraiment fait le
maximum pour lui, pour qu’il puisse mener une existence normale. Sa
traversée du désert, je l’attribue à cet événement. Mais, entre dix ans de
creux professionnel et se consacrer à son fils pour lui donner une seconde
fois la vie, il n’a pas hésité et il a bien fait.

Quelle était la tendance politique dans votre famille ?

C’était la petite bourgeoisie, vraiment petite. Bien avant que Maxime ne


le découvre, je me souviens que notre grand-père maternel lisait un journal
d’extrême droite, Rivarol. Je sais que ma mère avait été plus ou moins
fiancée à un membre des Croix-de-Feu. Je sais aussi que, comme beaucoup
de Français, la branche maternelle était pétainiste. Maxime le sait pour
avoir hérité de la bibliothèque de son grand-père, qui ne trompait personne
sur ses idées. Et quand j’étais enfant, chez mes parents, on lisait L’Aurore.
C’était donc une petite bourgeoisie de droite pépère qui ne se posait pas
tellement de questions sur le plan politique. Je pense que les événements de
Mai 68 ont fait réfléchir mon frère et ma sœur, qui étaient complètement
partie prenante en tant qu’artistes. Ils ont été plus impliqués que moi, qui
étais justement chez ces grands bourgeois qui regardaient passer les défilés
avec horreur, en traitant les manifestants de « sales gauchistes ». Moi,
j’étais partagée car je me disais que parmi ces gauchistes il y avait mon
frère et ma sœur. Donc je ne disais rien mais j’étais un peu navrée d’être au
milieu de cette cohorte de gens de droite qui n’étaient pas des petits-
bourgeois, eux. Alors je fermais ma gueule. Mais c’était aussi très amusant
pour eux, Maxime était un vilain petit canard mais en même temps il
gagnait beaucoup d’argent, ce qui quelquefois excuse tout. Ils l’acceptaient
comme quelqu’un à part ; et puis c’était mon frère, tout de même. Les
événements de Mai 68 se sont donc déroulés à ma porte mais je n’y ai pas
participé, contrairement à Maxime, qui chantait dans les usines et donnait
des galas gratuits. Il s’est beaucoup engagé politiquement dans sa jeunesse
pour les objecteurs de conscience, il a chanté en prison. Il a énormément
donné de sa personne.

Selon vous, pourquoi a-t-il autant souffert à l’armée ?

C’était un drame car c’était absolument contre sa nature, contre les


idées qu’il avait de l’homme, de la liberté, du respect de l’autre. C’était un
avilissement pour lui.

Comment Maxime a-t-il réagi quand votre père est parti ?

Il y a eu une brisure qui n’est pas du fait de notre père et qui est peut-
être une faille aujourd’hui. Il y a des blessures que le temps accentue au lieu
de les atténuer.

Par la suite, ils se sont retrouvés. Ils ont un peu rattrapé le temps perdu.

On ne le rattrape jamais. Ce que je sais, c’est que mon père a été


extrêmement heureux qu’ils se retrouvent. Je ne suis pas sûre que Maxime
imagine à quel point il en a été heureux, mais il faut qu’il le sache. Quand il
a accueilli notre père chez lui à la campagne et à Paris, ça lui a causé un
bonheur très profond. En cela, on peut dire qu’ils se sont retrouvés. Ils
auraient pu se retrouver beaucoup plus tôt, mais l’occasion ne leur a pas été
donnée à cause de l’intervention d’une main étrangère.

Qu’avez-vous pensé de son expérience avec le compositeur Alain


Louvier sur les poèmes de Ronsard ?

Louvier a eu envers Maxime ce geste qu’ont parfois les gens du


classique et qui consiste à intégrer à leur œuvre une voix qui ne soit pas du
grand répertoire ni une voix d’opéra, de ténor, de baryton ou de basse
profonde, mais une voix naturelle qui parle davantage au public. C’est le
cas de mon frère. Je pense que telle était l’idée de Louvier, de choisir une
voix non typée qui pourrait dire et chanter ces poèmes de Ronsard le plus
simplement possible, avec une excellente diction et une très grande justesse.
C’était le cas avec mon frère. De son côté, Maxime a eu cette envie qu’ont
heureusement tous les gens du classique et de la variété de se rejoindre, de
se tendre la main pour créer ensemble. Parfois, les classiques sont longs à la
détente et se retranchent derrière leur queue-de-pie et leur nœud papillon.
Ils peuvent être de parfaites têtes à claques, alors que les gens de la variété
ont beaucoup plus de rythme qu’eux. Louvier voulait briser cette fausse
aristocratie du musicien classique imbuvable. Maxime et lui se sont bien
entendus musicalement et ça a donné lieu à cette œuvre réussie qui a
désarçonné le public. Je sais que les gens n’ont pas compris pourquoi
Louvier faisait appel à un artiste de variétés, fût-il de talent. Certains
musiciens de l’orchestre l’ont fort bien accepté, d’autres pas du tout, mais
ils ont fait comme si.

Avez-vous assisté à une représentation de Gladiateur ?

Oui, et j’ai beaucoup aimé cette gageure de tirer les gens au-delà de ce
qu’ils ont l’habitude d’entendre. Là aussi il a été très dérangeant parce que
le public est venu confiant, tranquille, en se disant qu’il allait assister à une
comédie musicale en famille, qu’il allait rire, puis aller dîner après. Mais ce
n’est pas ça du tout qu’il leur a servi, c’était plutôt quelque chose de
perturbant. Si on veut vraiment écouter ce qu’il y a derrière les mots, c’est
un cri de révolte et de liberté que les gens ont de moins en moins. C’était un
réveil de conscience que d’aucuns n’ont pas forcément accepté, un quitte ou
double. Par ailleurs, c’était une réussite musicale et gestuelle. Évidemment,
certains ont été déçus qu’il n’y ait pas de chansons qu’on puisse siffloter en
sortant. Pour les gens, c’est un gage de qualité de chantonner une chanson
en sortant d’un spectacle, mais non, pas forcément. On ne sort pas d’Electra
ou de La Femme sans ombre de Richard Strauss en sifflotant. Dans
Gladiateur, il y avait une musique de scène et quelques chansons très
puissantes.
Entretien avec Catherine Le Forestier

Comment avez-vous été amenés à apprendre la musique, Anne, Maxime


et vous ?

Mes parents ont dû s’apercevoir par hasard que nous avions des facilités
avec la musique. Mon père chantait dans des chorales, il était doué. Maman
a été très importante dans notre orientation. Sans être elle-même
musicienne, elle voulait que ses enfants le soient. Elle travaillait dur, elle
gagnait peu, mais elle tenait à ce que nous suivions tous les trois des études
musicales. Elle prenait le temps de nous emmener aux cours et veillait à ce
que nous fassions nos heures de violon, de piano et de solfège. Mon père
était moins organisé, mais il aimait nous entendre. Ainsi, elle rendait les
choses possibles et lui nous encourageait en nous prêtant une oreille
attentive.

Vous souvenez-vous d’Yvonne Desportes ?

C’était une dame blonde avec une natte en couronne sur la tête. Je la
revois assise à son piano avec ses savates. Elle nous apprenait le solfège
dans son atelier à Denfert-Rochereau qui donnait sur un jardin où se
promenait un paon. Pour les dictées musicales, elle nous faisait sortir des
petites tables gigognes. C’est vraiment elle qui nous a fait aimer la musique.
Grâce à Yvonne Desportes, nous avons appris le solfège en nous amusant,
car autant elle était érudite, autant son enseignement était accessible.
Vous souvenez-vous d’avoir chanté au Val-André contre deux places
pour le récital de Jacques Brel ?

Je me souviens d’avoir vu Brel au Val-André, mais pas d’y avoir


chanté. La première fois que nous nous sommes produits, Maxime et moi,
c’était chez Louisette aux puces de Saint-Ouen. C’était un café assez grand,
il me semble, où l’ambiance était détendue, sympa. Nous avons débuté avec
des chansons de Maryan Kouzan, puis assez vite nous nous sommes mis à
écrire, sans doute parce que ce répertoire ne nous convenait pas tout à fait.
On avait envie de dire des choses plus personnelles.

Comment est née l’idée du duo Cat et Maxime ?

On était très bien ensemble, Maxime et moi, on ne se quittait pas


beaucoup. Nous avions été très proches durant toute notre enfance, alors
sans doute qu’à l’adolescence nous avons voulu continuer. Nous avions
envie de nous amuser, d’être ensemble, et comme nous étions musiciens,
nous avons eu cette idée-là. En plus, ni l’un ni l’autre ne savaient trop que
faire dans le futur. Au début, ce n’était pas très sérieux, aucun de nous deux
ne pensait en faire son métier. La vie a fait que nous avons continué.
Moi, j’étais à la fac à seize ans, lui encore au lycée. Et puis j’ai arrêté
quand on a commencé à chanter. Quand il s’est fait virer du lycée, Maxime
songeait à devenir comédien. C’est un ami, l’acteur Jacques Ebner, qui nous
a suggéré de chanter ensemble. Nous habitions Saint-Ouen, d’où l’idée
d’aller chanter chez Louisette, qui était à côté de la maison. Les événements
se sont enchaînés.

Chez Louisette, vous avez rencontré Kernoa.

Il avait les yeux très bleus, il était brun et frisé ; c’était un bon vivant. Il
écrivait des chansons sympas. Mais il me semble que nous l’avons
rencontré bien plus tard, à l’époque où nous tournions dans les petits
cabarets, la Contrescarpe et autres. Je ne me souviens plus très bien mais je
crois que nous interprétions une de ses chansons plus ou moins
moyenâgeuse et un peu érotique. Pour un frère et une sœur qui chantent
ensemble, la difficulté est de trouver le répertoire adéquat. On ne pouvait
décemment pas chanter des chansons d’amour.

Avez-vous le sentiment d’avoir galéré ?

Pas vraiment, nos parents nous aidaient. Et puis, à cette époque-là,


c’était facile d’enregistrer, nous n’étions pas si nombreux à faire ce métier.
Maxime et moi avons très vite concrétisé, bien plus vite que nous l’aurions
imaginé. On avait vraiment le sentiment de s’amuser. Non, on ne peut pas
parler de galère. Cat et Maxime, c’était gentil mais ça n’a pas vraiment
marché. Disons qu’on était bien considérés, nous étions très jeunes, on nous
trouvait mignons. Ça a commencé à marcher pour moi à partir du moment
où j’ai entamé une carrière solo.

Votre frère raconte que vous avez fait ensemble la première partie de
Claude François. Quel souvenir en gardez-vous ?

Aucun, je ne m’en souviens pas. En revanche, j’ai souvenir d’un


concert où je portais une minijupe particulièrement courte. Ça ne se faisait
pas encore, on s’est fait jeter.

Comment avez-vous rencontré Georges Moustaki ?

Il pleuvait le jour où le producteur Moshé Naïm nous a emmenés chez


Jo, rue des Deux-Ponts. Il me paraissait très vénérable, c’était l’auteur de
« Milord » ! Pourtant, en arrivant je l’ai tout de suite vu comme un Oriental,
un doux rêveur, et j’ai oublié Piaf. À ce moment-là, il n’était pas connu, il a
rencontré le succès peu après. Il nous a écrit une chanson, « Ballade de
nulle part », que nous avons chantée en duo Maxime et moi pour le
concours de la Rose d’or d’Antibes. Ensuite, nous lui avons emprunté des
chansons qu’il avait dans ses tiroirs comme « Joseph », « Le Facteur » et
bien d’autres merveilles encore.
Maxime dit que s’il avait eu un lien de parenté avec Moustaki, il aurait
été celui d’un frère ou d’un grand-oncle.

Pour moi, si Moustaki avait été un grand frère, ça aurait été un grand
frère incestueux. Nous étions très jeunes, nous commencions seulement à
écrire des bribes de chansons, alors le fait de côtoyer cet homme plus
expérimenté et qui en écrivait de très belles nous a marqués dans notre
façon d’écrire. Forcément, quand on a vingt ans, on trouve la personne de
trente ans très vénérable. Et puis, j’aimais sa façon d’être, de ne pas faire
une once de mise en scène, de se présenter sur scène « à plat », comme un
aplat de couleur. Quoique dans ce domaine je pense que Maxime a été plus
influencé par Brassens que par Moustaki. On ne s’en est pas rendu compte
sur le moment, mais il nous a beaucoup appris. À tel point qu’on ne s’en est
jamais tellement sortis de cette écriture-là. Jo mélangeait la pure chanson
française avec sa manière très orientale de voir la vie, il imprimait une
culture française sur des mélodies orientales.

Dans quelles circonstances est née « La Petite Fugue » ?

C’était une commande de l’éditeur Talar, sur une musique du


compositeur israélien Nahum Heiman. Ce dernier avait prévenu de son
arrivée à Paris, or Talar n’avait rien fait des musiques qu’il lui avait
confiées. Il fallait faire vite. Nous avons donc écrit « La Petite Fugue » à
toute vitesse, c’est la première chanson que nous avons faite ensemble. La
musique, un peu classique, nous a rappelé les dimanches en famille,
l’apprentissage de la musique, les voisins qui tapaient… Nous n’étions pas
très appréciés dans l’immeuble.

Grâce à la somme que vous avez remportée au festival de Spa, vous êtes
tous les deux partis pour San Francisco. Pourquoi cette destination ?

Le duo n’existait plus, j’avais commencé mon chemin en solitaire. Je


m’étais produite seule à Spa avec une chanson que j’avais écrite seule
également, mais Maxime m’accompagnait à la guitare. On m’avait proposé
un orchestre mais j’avais préféré que ce soit lui qui m’accompagne, ainsi
qu’un autre guitariste, qui s’appelait Marc Khalifa. Il y avait peut-être un
bassiste, mais ce n’est pas certain. Maxime m’a vraiment aidée à gagner ce
prix et ensuite, comme nous avions envie de partir, nous avons pris deux
billets pour San Francisco. Il faut dire aussi qu’à Spa nous avions rencontré
Luc Alexandre, qui nous en avait parlé. C’était vraiment l’endroit où aller,
on avait le sentiment que c’était là-bas que tout se passait. Pour nous, la
ville était emblématique du mouvement hippie : la marijuana, la vie en
communauté… Une fois arrivée, j’ai compris mon erreur. On était quand
même en 1970, le mouvement hippie avait existé mais il était passé depuis
un bon moment aux États-Unis. Ce n’était pas là qu’il fallait aller, mais à la
source du mouvement, vers l’Inde ou en Orient. Je suis partie pour le
Maroc. En revanche, Maxime a été bouleversé, enfin je suppose puisqu’il a
écrit la chanson.
Il est venu chez moi au Maroc, ça devait être vers 1973, il m’a
beaucoup aidée, il m’a offert un camion. Il était très partisan de ce que je
faisais, parce que les gens partaient en général en se disant qu’ils allaient
revenir trois mois après, alors que moi je suis vraiment partie. Je ne sais pas
si je suis jamais revenue, d’ailleurs. Si je suis partie c’est que je ne me
sentais pas bien du tout. Je ne voulais pas appartenir à cette chose
épouvantable qu’est le monde. Il n’y a qu’à allumer le poste de télévision
pour s’apercevoir que ce monde est fait d’hypocrisie. On y est plus ou
moins sensible ; si on l’est trop, c’est invivable. Ce que je faisais à ce
moment-là n’était pas très intéressant. Une de mes chansons avait marché
tout simplement parce que je parlais en termes fleuris de l’amour physique.
De la part d’une fille, ça paraissait totalement scandaleux de parler du
corps, du plaisir. Je ne regrette pas d’avoir quitté cette expression-là, ce que
j’ai fait après était autrement plus intéressant et plus riche, plus ouvert et
plus branché. Au Maroc, j’ai travaillé avec les Gnaouas, donc j’ai appris à
mélanger les musiques. En 1975, c’était complètement bizarre, nous étions
très peu à le faire. Maxime l’a fait une fois, avec « Né quelque part ». Je me
souviens du jour où il me l’a chantée à la guitare pour la première fois.
J’avoue que je n’ai pas vu ce que ça allait donner, que ça pouvait devenir un
énorme tube. Je la préférais guitare-voix mais à ma connaissance c’est le
seul qui a fait ça avec une chanson française.

Que cherchiez-vous en allant à San Francisco puis au Maroc ?


Des réponses à ma difficulté de vivre. Aujourd’hui, on ne se rend pas
compte à quel point c’était difficile de vivre son adolescence dans ces
années-là, à quel point on était compressés, sexuellement et
philosophiquement, à quel point nous étions dépendants de l’ordre établi.
La petite bourgeoisie nous étouffait, la religion ainsi que la morale sexuelle
étaient hyper présentes. On a oublié ça, on résume le mouvement hippie au
slogan « Make Love Not War », mais nous subissions une telle violence ! Il
ne s’agissait pas d’être enceinte, de se remarier… On n’y pense même plus
maintenant, on avorte, on a son copain, sa copine, tout est normal. En ce
temps-là c’était impensable.
Ainsi pour moi, le mouvement hippie pouvait être une manière de
s’exprimer en général et de dire non à cet ordre d’une violence inouïe en
particulier. C’était énorme, comme une fenêtre qui s’ouvrait non seulement
sur la recherche du plaisir, non seulement sur le joint, mais plus
profondément sur ce qu’on recherchait au-delà du sexe et de la drogue : tout
simplement la possibilité de communiquer avec les autres. Il me semblait
que vers l’Orient cette communication était envisageable. C’est la raison
pour laquelle on partait pour l’Inde ou le Maroc, parce qu’il y avait une
énergie qui circulait, on y vivait des choses plus vraies qui passaient par la
nature et la spiritualité.
J’ajoute qu’à cette époque, le monde nous paraissait immense quand on
voyageait, tandis qu’aujourd’hui la planète nous semble minuscule parce
qu’on peut aller partout assez vite. Pour nous, voyager ce n’était pas
seulement aller loin, c’était surtout l’idée de faire un long voyage.

Votre frère adhérait-il autant que vous à cette philosophie hippie ?

Je ne sais pas, Maxime est très ouvert, marrant, gentil, il a l’air très
détendu, mais il y a au fond de lui quelque chose de très secret.

Pourquoi ne vous êtes-vous pas présentée à Spa, la deuxième année ?

Quand nous sommes rentrés de San Francisco, je suis repartie seule au


Maroc. Je n’ai plus donné de nouvelles à personne pendant longtemps. À
Spa, le gagnant de l’année précédente était censé revenir. Moi, je n’y ai
même pas pensé. J’étais à Marrakech, je n’en avais rien à foutre. Maxime y
est allé à ma place. Pourquoi pas ? Il a démarré sa carrière un peu sur mon
absence et tant mieux, parce qu’il le vaut, il a des choses à dire. Mais il est
resté avec moi d’une certaine manière, par l’esprit ; il était très fraternel,
c’était un supporter de ma démarche, de mon voyage. Je crois qu’il était et
qu’il est plus pragmatique, plus organisé. Sans doute est-il capable de
mettre ses rêves dans un endroit secret. Ce qui ne veut pas dire qu’il est
moins concerné ou que ses rêves sont moins forts, disons qu’il les traduit
autrement. Il fait davantage la part des choses que moi – ce n’est pas très
difficile, je ne la fais pas du tout. Ces qualités sont essentielles pour qui veut
faire carrière, c’est ainsi qu’il est arrivé là où il en est.

Au moment où Maxime a connu le succès, en 1972, n’avez-vous pas eu


de regrets d’avoir déserté la France ?

Maman m’écrivait des lettres au Maroc pour me tenir au courant. Elle


disait qu’il ne savait plus où donner de la tête. C’est allé très vite pour lui, je
pense qu’il a vraiment concrétisé les aspirations d’une génération avec son
premier album. Moi, de mon côté, j’avais monté le groupe Babel. Maxime
nous avait offert un immense camion Mercedes dans lequel nous avons
vécu pendant deux ans avec les quatre musiciens et le père de ma fille aînée
qui avait cinq mois quand nous sommes partis. Nous avons ainsi sillonné
l’Europe en donnant des concerts. On est passés par le Palais des congrès en
première partie de Maxime. Maman s’occupait de toutes les formalités pour
les visas des musiciens et pour le camion.
Non, je n’ai eu aucun regret. C’était impossible, impensable ! Ce que je
vivais était tellement plus important, tellement plus fort. Je ne peux pas
avoir de regrets puisqu’avant j’avais l’impression que c’était irréel. Je
chantais mais je n’étais pas en harmonie avec ces chansons que
j’interprétais. Au Maroc, j’ai trouvé une certaine réalité dans ma vie.
Finalement, Maxime aussi puisque mon départ a ouvert un espace où il s’est
engouffré et où il a pu se développer.

Vous êtes une inconditionnelle de son travail ?


J’aime toujours comment il chante, ses mélodies, j’aime le musicien et
le chanteur et j’adore sa voix. J’aime aussi sa manière de se comporter dans
le métier, il sait rester présent dans le cœur des gens sans en faire des
tonnes. Il ne cherche pas à se mettre en scène ni à suivre une mode. Il se
présente tel qu’il est dans la vie, même s’il est en réalité plus compliqué que
ça. C’est vrai qu’il y a un Maxime qui est très secret, donnant ce qu’il a
envie de donner. Et il donne beaucoup. Donc j’aime l’artiste, en revanche je
n’ai pas toujours été folle de ses choix de réalisation.

Vous le préférez dans des formations acoustiques ?

Non, ce serait le réduire à une période donnée.

Maxime a été profondément marqué par son service militaire. Quels


souvenirs conservez-vous de cette période ?

Je me souviens encore d’être allée le voir chez les paras, dans l’est de la
France. C’était une désolation, je me revois lui disant au revoir en pleurant.
Heureusement, ça n’a pas duré très longtemps. On a réussi à le sortir de là,
à le faire revenir à Paris.

Il m’a parlé du divorce de ses parents et du départ de votre père.


Comment l’a-t-il vécu ?

C’était difficile, bien sûr, peut-être plus pour un garçon. Il a toujours dit
qu’il s’était retrouvé entouré de femmes uniquement. En tant que seul
garçon, il s’est un peu senti responsable de la famille alors qu’il était très
jeune. Il a mûri d’un seul coup. Il avait trois ans de moins que moi mais
personne ne pouvait le deviner. Sur le moment, je n’ai pas eu l’impression
qu’il avait été tellement blessé par cet épisode, parce que c’est quelqu’un de
très pudique aussi ; il n’est pas du genre à étaler ses souffrances. Je suis
étonnée qu’il vous en ait parlé. Nous avons très peu abordé ce sujet
ensemble. Nous avons certainement du mal à évoquer les choses les plus
douloureuses. Du plus loin que je me souvienne, nous avons été très
proches, et à partir de ce moment-là nous nous sommes rapprochés
davantage. Peut-être que le fait de chanter ensemble était pour nous une
manière de conjurer la tristesse, puisque nous avons commencé à ce
moment-là. C’était une manière de garder l’enfance en nous, de la
prolonger en fondant une petite cellule capable de nous préserver du
désastre familial. Parce qu’on peut parler de désastre, mais un désastre qui
durait depuis des années. Quand nos parents se sont séparés, nous l’avons
aussi vécu comme une délivrance. Ni l’un ni l’autre n’était responsable, ils
étaient tous les deux formidables.
Maxime et moi étions tellement complices ! On partait toujours
ensemble pour draguer, on passait chacun la nuit de son côté et on se
retrouvait le lendemain pour faire le point sur la nuit que nous venions de
passer, si ça avait bien marché, etc. Nous avons écrit nos premières
chansons ensemble, donné nos premiers concerts, connu les premiers bides,
les premiers succès, la première maison de disques… Pour tout cela nous
n’étions pas seuls, nous étions deux. Mais notre relation n’était pas du tout
incestueuse. Nous étions comme un miroir l’un pour l’autre. Notre relation
était très pure, toute d’innocence de l’enfance. C’était juste avant que la vie
commence.
Entretien avec Georges Moustaki

Quand Catherine et Maxime sont venus chez vous, pourquoi leur avez-
vous ouvert vos tiroirs ?

Avant que je leur montre mes chansons, ils m’en ont chanté quelques-
unes histoire de me présenter leur duo. Ils n’avaient encore rien écrit, ils ont
interprété plusieurs titres dont « Cruel War » d’un trio folk américain. J’ai
trouvé qu’ils chantaient bien, qu’ils étaient beaux. Mon intention n’était pas
de placer mes chansons, elles étaient chez moi et les interprètes venaient
puiser, comme Barbara ou Pia Colombo. Je n’allais pas les proposer parce
que j’avais le sentiment d’avoir terminé ce cycle-là, je n’avais pas besoin de
courir après les interprètes ou de chanter moi-même. J’avais écrit des
chansons importantes : importantes pour moi parce qu’elles me faisaient
vivre, et importantes pour les autres puisqu’ils ont aimé. Je ne voulais pas
perpétuer ça, je l’avais déjà vécu, j’avais envie de vivre autre chose.
J’ai fait subir mon influence à Catherine et Maxime dans la mesure où,
quand ils sont venus me voir, j’avais trente-cinq ans et je vivais comme un
retraité heureux de l’être. J’avais une relation amoureuse avec Catherine,
donc elle subissait mon emprise ou mes idées un peu plus intimement que
Maxime. En venant chez moi, ils découvraient un professionnel, un type un
peu marginal.

Vous viviez des droits d’auteur de « Milord » ?

Je vivais de mes chansons, des droits d’auteur de « Milord » et des


autres.
Avez-vous tout de suite été charmé par Catherine ?

Ça n’a pas été un coup de foudre. J’ai été assez vite sous le charme de
Catherine mais aussi de Maxime, en raison de leur présence, de leur voix,
de leur comportement. Elle, je la regardais autrement parce que c’est une
femme, mais j’avais la même attention pour lui que pour elle. Leur visite
m’a été agréable.

Selon vous, pourquoi Catherine a-t-elle abandonné le métier ?

Catherine a toujours été comme ça. Elle a été poussée par Maxime et
par moi, mais au fond c’est une nature très aérienne qui n’avait pas envie de
se confronter à des réalités.

Quel est votre lien de parenté avec Maxime Le Forestier ?

Nous n’avons pas de lien de parenté. Dans les rapports qui se sont
installés par la suite entre nous, j’ai eu le sentiment qu’il n’y avait pas de
parenté mais une filiation ou une fraternité d’adoption. À aucun moment je
n’ai considéré qu’ils étaient de ma famille, c’étaient juste des copains.

Vous souvenez-vous du contenu des lettres que vous lui écriviez quand il
était à l’armée ?

Je souffrais de le savoir à l’armée, moi j’y avais échappé. J’ai connu


très peu de gens qui y sont allés, j’avais donc une vision peut-être exagérée.
Dans les lettres que je lui envoyais, il me semble que je lui conseillais de se
régénérer en faisant de la musique plutôt que de se laisser dominer par la
vie qu’on lui faisait mener.

Avez-vous assisté à sa première partie de Brassens ?


Oui, c’était bien. Il n’était pas débutant, je ne l’ai jamais vu comme tel
d’ailleurs. Il a toujours eu le comportement de quelqu’un formé pour être un
professionnel. J’ai entendu sur un document d’archive une conversation
entre Françoise Hardy et Mireille. Françoise avait dix-sept ans, c’est-à-dire
l’âge de Maxime quand je l’ai connu. On sentait qu’elle avait envie de
devenir chanteuse, mais elle était pleine de doutes sur elle-même et les
exprimait sincèrement. Pourtant elle avait déjà une voix et une personnalité.
Maxime a toujours été très soigneux de son apparence et de son
interprétation. Quand il a fait la première partie de Brassens, il avait déjà
fait un bout de route avec moi. J’ai l’impression que ça l’avait mis en selle.

L’accueil du public a-t-il été bon ?

Très bon, Maxime a fait figure de révélation.

Pensez-vous qu’il soit l’héritier de Brassens ?

Certainement pas. Il y a des suiveurs, des admirateurs ; un héritier est


quelqu’un qui a la même stature, or personne n’a la même stature que
Brassens. Je ne trouve pas qu’artistiquement ils soient proches. Ils n’ont pas
puisé dans la même culture. Brassens a puisé dans la poésie de Villon, ce
qui n’est pas du tout le cas de Maxime, qui était plutôt tourné vers la folk
song, vers des choses plus « modernes ». Je dis ça sans idolâtrie, mais c’est
vrai que j’écoute Brassens dans la voiture en tournée, c’est impeccable. On
est dans une autre dimension. Aucun de nous ne lui arrive à la cheville. Ni
Nougaro, ni Maxime, ni Renaud, ni Souchon. Même s’ils font de très
bonnes chansons, Brassens c’est autre chose. Il ne peut pas avoir d’héritier.
On peut dire que Pierre Perret a un petit peu hérité d’une verve
brassénienne, qu’il y a une parenté dans la facture, mais ce n’est pas son
héritier. Quand je faisais la manche, comme tant d’autres, je chantais
Brassens parce que ses chansons sont merveilleuses à se mettre en bouche,
nous rendent intelligents, courageux et pleins de vertus extraordinaires.
Non, Maxime a un peu suivi mes brisées pendant un moment, mais ce
n’étaient pas foncièrement les miennes. J’étais dans une mouvance que je
n’avais pas inventée.

Vous avez été concurrents ?

Il n’y a eu aucune concurrence entre nous, au contraire, c’était


confraternel. Nous ne sommes pas des marchands de vêtements.

Vous avez aussi travaillé avec Claude Dejacques. Quels souvenirs en


gardez-vous ?

Claude Dejacques avait beaucoup de prestige dû à un bon palmarès. Je


l’ai vu avec Barbara, par exemple. C’était un homme de culture et de goût.
Pour moi, il était un peu surfait. Il accompagnait intelligemment une
carrière, mais il ne créait pas comme Jacques Canetti1 a pu créer. Des
Canetti, il n’y en a qu’un. Il pouvait être détestable mais il était exemplaire.
Il a soutenu des artistes comme Brassens, Gainsbourg ou Boby Lapointe au
moment où ils étaient mal dégrossis, persuadé qu’ils deviendraient des
vedettes alors qu’ils n’avaient rien pour le devenir. Il était inspiré. Je ne
m’entendais pas bien avec lui mais j’ai le plus profond respect pour lui.
Je vais être un peu dur avec Claude Dejacques : il se comportait comme
la vedette souhaitait qu’il se comporte. Il allait systématiquement dans le
sens des artistes.

Et Hubert Rostaing ?

C’était un ange. Un grand musicien, désintéressé, généreux. Il était très


gentil, même un peu faible. On pouvait facilement le rouler dans la farine
sans qu’il ne dise rien. Il a été plus ou moins le nègre de Philippe Sarde et
d’autres. Musicalement, il était très respecté, c’était un grand parmi les
grands, aussi bien en France qu’aux États-Unis. Il n’avait pas un charisme
monstre – ce n’était pas Karajan –, il était effacé, sans autorité particulière
mais tout le monde était à ses pieds. De tous les arrangeurs que j’ai eus dans
ma vie, et pas des moindres, Hubert reste le plus intemporel.
Est-ce que quelque chose a changé quand Jacques Bedos a quitté
Polydor ?

Ça a été la fin de ma lune de miel avec Polydor. Il est parti parce qu’il
n’y avait plus la même ambiance qu’avant. Jacques Kerner, le patron,
n’était pas très aimable avec lui. Moi, je m’entendais bien avec Kerner. Je
suis resté tout le temps où il était chez Polydor. Je suis parti en même temps
que lui. En revanche, quand Bedos est parti, je suis resté quand même. Je
pense que Kerner se fichait des chanteurs, il aimait la grande musique, il
était assez érudit en musique classique. Chez lui, rue de l’Abbaye, il
possédait une collection impressionnante de disques classiques. Il
connaissait les chefs d’orchestre, il connaissait les différents
enregistrements. C’était un autodidacte, forcément, il avait été orphelin.
Durant la guerre, ses parents avaient été déportés, et ne sont pas revenus.
Ensuite il a été mercenaire pour la Corée et aventurier au Venezuela.

Que pensez-vous des choix d’arrangements de Maxime Le Forestier ?

Presque tout le monde aime ses arrangements simples. Il a eu Hubert


Rostaing comme arrangeur, justement par transmission, mais il n’a pas
besoin de tout ça. Sa formule avec Le Douarin et Caratini, c’était très
réussi.

Selon vous, a-t-il adhéré au mouvement hippie ?

Nous étions tous un peu contaminés par certaines idées, par certaines
chansons, par une certaine manière de s’habiller. Maxime n’a pas eu le
temps d’être hippie. C’était un bourgeois au départ. Il vivait en bourgeois
émancipé, mais en bourgeois quand même. Chez lui, il y avait une certaine
liberté mais il vivait dans une atmosphère de famille bourgeoise, habitant un
pavillon cossu. Et puis, très vite il est allé à l’armée. En en sortant, il a
commencé à faire ce métier de manière officielle. Il n’a pas pris la route
pour aller chanter, comme certains le faisaient en Californie. Il avait des
points communs avec les hippies dans la manière de s’habiller, de porter la
barbe, dans ses idées aussi, mais ce n’était pas un hippie. En France, le
mouvement n’a pas été très sérieusement implanté, c’était un folklore. Moi,
je ne me considérais pas comme hippie, question d’âge peut-être. Son
public en revanche était plus proche de ça. C’étaient des gens qui avaient
des idées de gauche, des idées libertaires… Maxime a vécu des situations
un peu dures, il s’est fait casser la gueule à Europe 1. En fait, il était hippie
par l’absurde, dans la mesure où ces gens-là se faisaient conspuer par la
droite fasciste, extrémiste ou tout simplement bourgeoise. Il était plus
soixante-huitard que hippie. Je pense qu’il a découvert Mai 68 avec moi,
mais il n’y a pas adhéré en 1968. Il a pris conscience de ce que ça
représentait quand ça a rejoint tout un mouvement à vocation libertaire dont
Joan Baez faisait partie. C’était plus anarchiste et plus soixante-huitard. Les
hippies étaient des gentils qui avaient une barbe soyeuse, un bandeau et qui
fumaient des joints. Maxime était plus battant, c’est un battant dans son
métier.

Maxime Le Forestier raconte que vous avez passé Mai 68 ensemble.

J’avais été requis pour aller faire des animations dans les facs et dans
les usines, j’y suis allé en touriste. Il y avait Pia Colombo, l’acteur Romain
Bouteille, des gens comme ça. On allait tous les jours dans des lieux en
grève. C’était joyeux, on ne se battait pas.

Étiez-vous proche de la LCR ?

Non. Il m’est arrivé de croiser Georges Marchais ou Alain Krivine


parce que nous avions des préoccupations qui pouvaient se rapprocher, mais
ce n’était pas du militantisme. J’ai très peu chanté pour la Ligue ; si je l’ai
fait, ça ne m’a pas marqué. Maxime et moi avions une étiquette de soixante-
huitards, de gauche, anarchistes… Nous étions souvent sollicités par les
syndicalistes et certains responsables politiques. J’ai très peu chanté pour
des meetings, mais ma spécialité c’étaient les grèves. Ma place était parmi
les grévistes. La grève est un acte fort, courageux et efficace que je
respecte. Ça a le mérite de foutre le bordel. Chanter pour lever le poing ne
m’intéresse pas.

Vous souvenez-vous d’être allé au Brésil avec Maxime Le Forestier ?

Maxime était venu me rejoindre à São Paulo ou à Salvador de Bahia, je


crois. Nous devions participer à une émission de télévision franco-
brésilienne pour Antenne 2 avec Dorothée. Il y avait également Véronique
Sanson et Maria Schneider, venue faire la promotion du Dernier Tango à
Paris, qui venait d’être autorisé après des années de censure.

Êtes-vous allés écouter de la musique ?

Je me souviens que je les ai tous emmenés écouter le musicien Caetano


Veloso en me disant qu’ils allaient en prendre plein la vue, mais c’était le
bide complet. Rares sont ceux qui comprennent ce qu’est vraiment la
musique brésilienne. Ils prétendent l’aimer, mais des musiques brésiliennes,
il y en a cinquante, il y en a une par État, une par artiste. La plupart ne
connaissent que la bossa-nova et la samba.

Le succès du « Métèque » et celui de « Mon frère » ont été à peu près


comparables.

Lui, c’est un artiste qui a réussi. Moi, c’est un personnage qui est
apparu. Je ne suis pas aussi méticuleux en tant que professionnel. « Le
Métèque », ce n’était pas un morceau réussi, c’était un personnage qui
débarquait.

Pensez-vous que sa réussite a été lourde à porter ?

Il est devenu un peu chiant pendant un moment. Je dis ça très


affectueusement. Il a cru qu’il devait délivrer des messages importants,
qu’on attendait de lui des discours un peu politiques, un peu moralistes,
alors il se comportait comme tel. C’est un travers qu’on a peut-être tous
inconsciemment. Tous les gens qui sont écoutés éprouvent le besoin de
s’exprimer sur tout.

1. Producteur, président de Polydor puis de Philips.


Entretien avec Patrice Caratini

Comment avez-vous rencontré Maxime Le Forestier ?

C’était au début des années soixante-dix, lors de l’émission de France


Culture « Libre Parcours » qui accueillait des chanteurs, des jazzmen, des
gens du classique. Malgré le modeste budget alloué à ce programme, trois
musiciens étaient engagés en permanence, dont moi. J’ai ainsi accompagné
quelques inconnus tels que Bernard Lavilliers, Dave et Maxime Le
Forestier, qui sortait de l’armée. Ce jour-là, il a interprété « Parachutiste ».
Par la suite, j’ai travaillé avec Moustaki, qui s’entourait de pas mal de
jazzmen, dont le contrebassiste Benoît Charvet, que j’ai remplacé à ses
côtés. En ce temps-là, je me souviens que Catherine chantait avec Georges.
Un jour, Maxime, qui venait juste d’enregistrer son premier album,
m’appelle. Son guitariste, Marc Khalifa, lui avait annoncé qu’il ne
souhaitait pas s’embarquer dans une carrière d’accompagnateur de
chanteurs, or Maxime avait trois concerts programmés au Tourski, à
Marseille. Il m’a proposé de l’accompagner et m’a glissé qu’il cherchait
aussi un guitariste. J’habitais une espèce de baraque en Seine-et-Marne,
dans un bled à trente-cinq kilomètres de Paris. Je vivais entouré de
musiciens, parmi lesquels un saxophoniste aveugle avec qui je jouais
beaucoup et Alain Le Douarin, dont la baraque était à deux cents mètres de
la mienne. Alain donnait des cours de guitare au conservatoire de Saint-
Germain-en-Laye et se produisait dans des boîtes de jazz. Autant dire qu’il
vivotait. Je suis allé le voir pour lui proposer de lui présenter Le Forestier,
ce qu’il a accepté mais avec un peu de trac. Nous nous sommes retrouvés
tous les trois chez moi pour répéter, quelques jours avant de monter sur la
scène du Tourski.
Comment s’est passé ce premier concert ?

Très bien. C’était très intéressant d’arriver au moment de la sortie du


premier album de Maxime, on commençait juste à entendre « San
Francisco » à la radio. Il était vraiment sur le point d’exploser. En l’espace
de quelques mois seulement, c’est devenu énorme : nous ne nous sommes
pas rendu compte que le disque se vendait à 1,5 million d’exemplaires, en
revanche nous avons vu le public affluer aux concerts. Le Tourski a été le
premier symptôme du succès. Même avec deux affiches au format timbre-
poste dans un coin, la salle était pleine à craquer.

Pleine à craquer de jeunes et de hippies ?

Ça, c’est n’importe quoi, rien que du folklore. Oui, ils étaient jeunes,
mais ce sont les mêmes jeunes qui écoutent Cabrel ou Goldman
aujourd’hui ; ça a toujours existé. Ce qui était intéressant, c’est qu’on sortait
de la période yé-yé, une période bien sombre. Le public était post-soixante-
huitard, mais pas au sens du folklore hippie. Toute cette génération qui se
posait un certain nombre de questions s’est reconnue dans le discours de
Maxime, dans son histoire, dans la maison bleue avec les pétards. Si on met
bout à bout « San Francisco », « Fontenay-aux-Roses » et « Parachutiste »,
on a la trilogie caricaturale.
Quant à lui, il m’a vraiment surpris. Les chanteurs sont souvent un peu
aléatoires au niveau de la justesse musicale, je les trouve parfois limités, ce
qui me rend un peu méfiant à l’idée d’en accompagner un. Ce n’était pas
son cas. Sa musique était de qualité, sa guitare impeccablement accordée, sa
voix était belle et également juste. Il est arrivé sur scène avec sa guitare, et
aussitôt ça l’a fait. Cette présence-là, on l’a ou on ne l’a pas. Il l’avait
d’emblée.

Le trio s’est formé immédiatement ?


Nous avions tous les trois autour de vingt-cinq ans, nous avions
beaucoup de choses à nous dire et tant en commun ! Nous étions jeunes,
plein de filles rôdaient autour de nous, nous avons été tellement gâtés.

Vous souvenez-vous du scandale engendré par son idée de vendre les


places de concert à 10 francs ?

C’était excellent ! Maxime a eu cette idée quand il s’est rendu compte


que les agents et les tourneurs se faisaient énormément d’argent sur son dos.
Nous n’étions que trois sur scène, ça ne coûtait rien. À 10 francs la place,
nous étions payés de la même manière. Maxime avait un état d’esprit très
partageur. Il pensait qu’on n’était pas là pour faire du profit, même si nous
étions ravis de bien gagner notre vie. Je le respecte pour ça, pour les places
à 10 francs, parce qu’il a fait ce que personne dans ce métier n’a eu la
générosité de faire : il a instauré une participation. S’il y avait huit mille
personnes au lieu de trois mille, une part de la recette allait au chanteur
mais aussi à ses musiciens. Rien ne l’y obligeait. Il prenait aussi toujours
des premières parties pour donner sa chance à un débutant. À l’époque du
Palais des congrès, j’ai fait plusieurs fois sa première partie dans le
quartette de jazz avec lequel je jouais à l’époque. On s’est un peu fait jeter
parce que les gens attendaient Maxime, mais il nous a quand même proposé
de revenir le lendemain.
Il faut se replacer dans le contexte de l’époque ; il y avait tellement de
monde aux concerts qu’on ne jouait plus dans des théâtres mais dans des
lieux aménagés : des hangars, des patinoires, des gymnases, des salles
d’expositions à la périphérie des villes. Ces foules étaient impressionnantes,
il y avait même des gens assis sur la scène parce que Maxime voulait
annihiler toute forme d’autorité, alors il les laissait s’asseoir n’importe où.
C’était folklo ! La plus grosse salle dont je me souviens, c’était Poitiers, où
il y avait facilement neuf mille à dix mille spectateurs. Sinon, ça tournait
autour de quatre mille à cinq mille personnes. Au début, quand le lieu
n’était pas assez grand pour accueillir tout le monde, on donnait deux
représentations le même soir.
Alors, bien entendu, toutes les gamines de quinze ans étaient
amoureuses du beau chanteur à la guitare. Mais elles n’étaient ni
hystériques ni idiotes, peut-être un peu naïves. Surtout, ce qui était frappant
lors des concerts de Maxime, c’étaient les discussions qui s’engageaient
entre le public et lui. Il répondait aux gens qui prenaient la parole dans la
salle. Maxime avait une image de chanteur politisé notamment parce que
nous donnions pas mal de galas gratuits pour les objecteurs de conscience,
contre les dictatures, etc. Mais il y avait un décalage entre son discours et sa
culture politique. Il n’avait pas l’âme d’un militant, il était de gauche par
intuition. Le sujet qu’il maîtrisait le mieux, c’était celui de l’antimilitarisme.
Il l’avait vécu, et puis après « Parachutiste » il a rencontré pas mal
d’objecteurs de conscience. Quand on abordait des sujets plus larges, ça
tournait rapidement à la conversation de comptoir.
Ces histoires de prises de position sont amusantes quand on sait qu’il
est issu de la grande bourgeoisie, je ne sais même pas comment il en est
arrivé là. La mère était une fille de bonne famille aux bonnes mœurs, polie.
Ce n’était pas la bourgeoisie par la richesse personnelle, mais par les
valeurs.
Pour revenir aux concerts, je me souviens très bien qu’un jour, en 1974,
on jouait dans un gymnase face à des gens assis n’importe comment sur des
tapis, quand on a entendu une voix s’élever. Un mec a lancé : « Il paraît que
Pompidou est mort ! », et aussitôt la discussion s’est engagée entre le public
et Maxime autour de l’événement. Il lui arrivait même de s’engueuler avec
eux. Parfois, quelqu’un lui demandait « Parachutiste » et il répondait qu’il
n’avait pas envie de la chanter. Il se débrouillait très bien avec les salles, il
avait une facilité.
Après le concert, idem. Il y avait des discussions interminables dans les
loges avec toutes sortes de militants. Nous, on n’en pouvait plus, on avait
envie d’aller bouffer mais on restait quand même.

Il était devenu une sorte de leader d’opinion ?

Contre son gré. Mais en fait l’expression « leader d’opinion » n’est pas
juste, disons qu’il était chargé de la sensibilité d’une époque. Le public s’est
approprié et Maxime et son discours.

En a-t-il souffert ?
Évidemment, à un moment il a voulu en sortir. Il a cessé d’écrire des
chansons politiques, il ne voulait plus être un chanteur engagé. Après le
cirque d’Hiver, il a traversé des périodes compliquées. Musicalement, il a
cherché d’autres pistes, il voulait sortir de son style guitare folk, chanteur à
barbe engagé. J’imagine assez facilement que cette histoire d’une
génération qui s’est reconnue en lui, qui s’est approprié son discours, ce
rôle d’icône dont il ne voulait pas, devait lui peser trop lourd. Justement
parce qu’il n’était ni un leader d’opinion ni un leader politique. C’est allé
assez loin, ces histoires, notamment avec l’épisode du sergent Dupuy de
Méry (un mec d’extrême droite) à Europe 1. Maxime était en charge des
programmes pour la journée. Ce soir-là dans le studio, il y avait Le Douarin,
Régis Debray, Claude Manceron (copain de Mitterrand et fan de Dalida, qui
venait parler de Victor Hugo) et moi. Cinq ou six mecs débarquent, ils
enlèvent le casque de Maxime. Je ne savais trop que faire, alors je me suis
levé – j’étais plus sportif que maintenant –, et aussitôt trois mecs me sont
tombés dessus. Si j’avais fait le moindre geste, ça aurait fini en castagne
générale. Pourtant, ils n’étaient pas très nombreux, il y avait même des
nanas avec eux, c’est dire si c’était n’importe quoi. Maxime, genre non-
violent baba cool, s’est assis sur la moquette puis a essayé de discuter avec
eux. Ensuite, il a donné le micro à un des mecs en lui disant : « Si tu veux
parler, parle. » On était en direct. Moi, je me demandais comment sortir de
cette merde. Je savais que Régis Debray revenait de Bolivie. Je suis allé le
voir et je lui ai demandé : « Toi qui as été au cœur de trucs autrement plus
violents, t’as pas une petite idée, là ? » Il m’a répondu que ces gens-là
étaient des crétins, qu’il n’y avait rien à faire.
Bref, le sergent Dupuy de Mery a débité un certain nombre d’âneries,
puis les flics sont arrivés en bas. Ils ont bouclé l’immeuble et les membres
du commando sont sortis sous la haute protection de la police. Ils les ont
arrêtés pour les relâcher plus loin. Ils n’ont même pas été amenés au poste.
Drôle d’époque, non ?

Dans ces années-là, Moustaki et Maxime étaient-ils concurrents ?

Vous les avez bien regardés ? Vous trouvez qu’ils ont l’air de tireurs de
bourre ces deux-là ? Il y avait peut-être une émulation. Je pense que
Moustaki a vu d’une manière un peu ombrageuse l’arrivée de Maxime, et
encore, ce n’est pas certain. Maxime a eu un public nouveau et différent de
celui de Moustaki.

Avez-vous accompagné Maxime Le Forestier lorsqu’il allait donner des


concerts en prison ?

J’ai dû en faire deux, après j’ai arrêté. Je me souviens du premier


concert que nous avons donné en milieu carcéral, je me souviens très bien
de la prison d’Évreux. C’était terrible. C’est une centrale avec des galeries à
chaque étage et un dôme. On jouait sous le dôme, face à des prisonniers
derrière des grilles et des gardiens… On jouait, mais on était mal. On n’a
même pas pu discuter avec les détenus.

Comment avez-vous vécu la tournée en URSS ?

Ça nous a marqués. Quel monde étrange que cette Russie sous


Brejnev ! Nous l’avons découverte en décembre, sous la neige. Maxime a
chanté en russe. C’était tendu, parfois, du fait des thèmes qu’il abordait
dans ses chansons. « Parachutiste », par exemple, était un texte
inconcevable pour les Russes. Ils ne comprenaient pas qu’on puisse être
antimilitariste alors que l’armée soviétique avait défendu la liberté du pays
contre Hitler. Tant de soldats étaient morts pour la patrie !
Je me souviens d’un mec du KGB qui nous suivait partout. Je me
souviens aussi de la rencontre avec Vissotski. Le rapport entre Marina
Vlady et Vissotski à Moscou, c’était quelque chose ! J’avais l’impression de
vivre un morceau d’histoire. C’était la dissidence. C’est ça qui est
intéressant : Maxime a voulu amener en Union soviétique la contestation
française. Il s’adressait aux dissidents. On a passé des soirées artistico-
politico-vodka. La Russie, quoi : des trains de nuit avec des samovars au
bout du wagon, des hôtels immenses où tout le monde sait ce que tout le
monde fait, et des flics, partout, tout le temps.

Avez-vous eu le sentiment que Maxime Le Forestier avait changé avec


le succès ?
Alain Le Douarin et moi avons toujours eu des rapports normaux avec
lui. On parcourait des kilomètres en voiture, on rigolait, on déconnait. Mais
le succès pose un certain nombre de problèmes, dont un qui me semble
flagrant et général : dès lors qu’un chanteur représente un pouvoir de
notoriété et d’argent, il se crée tout un environnement autour de lui, aussi
bien dans la maison de disques que dans son entourage proche. Il
commence alors à avoir un drôle de rapport à la vie normale. C’est quelque
chose d’inévitable, même avec la meilleure volonté du monde. L’artiste
prend l’habitude de se décharger de tout ce qui est matériel. Il tourne en
particulier le dos aux conflits. Étant donné le nombre de choses auxquelles
le chanteur à succès est confronté, il se réfugie facilement là-dedans.
Personne n’échappe à ça, sauf cas exceptionnel.
Nous qui faisions partie du staff artistes en tant que musiciens, nous
avions aussi ce type de rapports avec les professionnels du spectacle. Sans
être au centre, nous étions confrontés à cette hypocrisie-là. La chose la plus
classique dans ce fonctionnement, c’est quelqu’un qui ne te reconnaît plus
quand tu n’es plus dans l’environnement de Le Forestier. Et qui ne
reconnaîtra plus Le Forestier s’il ne représente plus rien ou plus grand-
chose.
Il y a des artistes qui supportent cela plus ou moins bien. Maxime, lui, a
traversé une crise. Il était devenu patron malgré lui. Quand nous avons
cessé de travailler ensemble, je sais que pendant un temps il a eu des soucis
avec les musiciens. Ça a commencé au cirque d’Hiver, où il y avait une
dizaine de musiciens sur scène. Moi, j’étais à la fois l’arrangeur et
l’orchestrateur du spectacle. J’aurais pu continuer ainsi et gagner encore des
montagnes de pognon, mais c’était trop difficile. Maxime me demandait de
résoudre les problèmes avec les musiciens, j’ai décidé de partir.

Comment s’est opérée la rupture musicale à partir du cirque d’Hiver ?

C’est à ce moment-là que nous nous sommes quittés. Maxime voulait


changer de direction, quant à moi j’avais envie de quitter l’univers de la
chanson. Je suis retourné dans mes clubs de jazz obscurs, où les exigences
musicales sont autrement plus grandes – même si on faisait du très bon
travail avec Maxime. Quand on accompagne un chanteur, tout le monde
vous dit que vous êtes le meilleur et, lorsque l’on se frotte de nouveau au
jazz, on se rend compte que le niveau est bien plus élevé.
Je suis un peu à l’origine du Fantôme de Pierrot dans la mesure où j’ai
écrit les orchestrations et amené mon propre univers musical. Ce n’était pas
de la chanson, c’était autre chose. D’ailleurs, ce que j’ai apporté ne
fonctionnait pas dans la chanson. J’aime ce disque, mais je pense qu’il était
entre deux eaux. À l’époque, Maxime vivait avec Diane Dufresne, ce qui
fait qu’il était attiré par un aspect musical un peu rock, entre Diane
Dufresne et Julien Clerc. J’ai apporté quelque chose de différent de ce qu’il
recherchait, pourtant il m’a laissé faire. Il y a eu notamment la chanson-
titre, « Le Fantôme de Pierrot ». Comme elle durait onze minutes, je savais
qu’elle n’avait aucune chance en radio. Ça ne plaisait pas du tout aux gens
de la maison de disques qui passaient au studio. Envers et contre tous,
Maxime m’a demandé d’aller au bout de mes envies. C’est un grand
monsieur, Le Forestier, il a cette très immense qualité. Le premier disque
qu’on a fait ensemble, c’est Mauve, en 1973. Il m’avait proposé d’écrire des
arrangements alors que je ne l’avais jamais fait. J’ai écrit un quatuor à
cordes, il a dit OK. « Respect ! », comme on dit aujourd’hui.
Mais Maxime est aussi quelqu’un d’influençable. À ses débuts, il a fait
avec un beau talent ce dont il avait envie, et c’était cette chanson un peu
folk style Joan Baez. Après, il a écrit et composé toute une série d’albums
sous influence. Il a toujours besoin d’un référent musical.
Pour finir, je voudrais dire que, si Maxime m’appelle demain pour me
proposer de repartir avec lui sur les routes avec une basse et une guitare,
j’accepte immédiatement.
Entretien avec Alain Le Douarin

Vous souvenez-vous de votre rencontre avec Maxime Le Forestier ?

Il me semble que Patrice Caratini avait fait la connaissance de


Catherine et Maxime, je me demande s’il n’a pas été un temps le
contrebassiste de Catherine. En ce qui me concerne, j’écoutais alors très peu
de chansons, j’étais plongé dans le jazz be-bop. Un jour, Caratini m’a
raconté qu’il avait fait la connaissance du jeune garçon qui avait écrit « San
Francisco ». Son guitariste envisageait de se lancer dans une carrière
classique, il ne souhaitait plus l’accompagner, donc Maxime cherchait à le
remplacer. Pour l’audition, je me suis acheté une guitare folk parce que je
ne jouais que de la guitare jazz. Maxime m’a choisi et nous avons travaillé
ensemble pendant des années.
Au début, j’étais mort de trac. Je n’avais jamais accompagné un
chanteur de variétés et je ne lisais pas parfaitement la musique, or il y avait
un certain nombre de partitions à étudier, beaucoup de chansons à
apprendre en un temps record.
La première fois que nous avons joué ensemble, c’était à Marseille.
J’avais un peu peur, mais ça s’est bien passé sinon il ne m’aurait pas gardé.
En parallèle, j’accompagnais d’autres chanteurs, j’ai notamment participé
au premier album de Renaud.

Les premières années ont été très intenses au niveau des concerts.
Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

Ce fut une période très intense, mais on ne donnait pas non plus deux
cents concerts par an. Maxime ne cherchait pas tant que ça à travailler, ce
que je trouve sain, d’ailleurs. Contrairement aux vedettes de l’époque,
comme Serge Lama, il refusait ce rythme-là. On montait sur scène une
centaine de fois par an, ce qui est déjà énorme. De l’extérieur, on ne se rend
pas compte à quel point une tournée peut être fatigante, éprouvante. J’ai dû
tirer un trait sur ma vie de famille, j’ai même fini par divorcer, forcément, je
n’étais jamais à la maison. Sans compter qu’en tournée, qu’on le veuille ou
non, on multiplie les aventures extraconjugales. Je passais d’une fille à
l’autre sans arrêt, ce qui est à la fois épuisant, déstabilisant et pour tout dire
pas très intéressant. Le rapport que l’on peut avoir avec une groupie est
assez limité. Et encore, celles qui gravitaient autour de Maxime étaient
plutôt des filles bien, comparées aux sottes qui se jetaient sur les chanteurs
comme Johnny Hallyday. Quoi qu’il en soit, ces nanas-là sont rarement
dotées d’un fort quotient intellectuel. Ces rapports ancillaires sont amusants
au début, mais on s’en lasse très vite. Je me mets à la place de Maxime : le
succès déstabilise énormément, et pas seulement sexuellement. Quelqu’un
d’aussi connu se demande toujours pourquoi une fille a envie de coucher
avec lui. Julien Clerc, que j’ai également fréquenté, avait le même
problème. Ces gens qui à la fois sont beaux, riches et que tout le monde
trouve géniaux sont sans cesse sollicités. Ce n’est pas simple à gérer.

Pourtant, Maxime Le Forestier affirme que le chanteur est moins


sollicité par les filles que les musiciens. Vous confirmez ?

J’infirme ! C’est exactement le contraire. Le bassiste de Georges


Brassens disait aux filles avec lesquelles il couchait : « Si tu veux, tu peux
m’appeler Georges ! » Il exprimait avec beaucoup de dérision une pure
réalité.

À Marseille, Maxime Le Forestier commençait juste à connaître le


succès. Comment l’a-t-il vécu ?

Il a été perturbé, mais jamais il n’a pris la grosse tête. Pourtant, il y


avait de quoi ! J’ai vu arriver chez lui quelques chèques colossaux. Son
premier album s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires, ce qui
engendre vraiment beaucoup d’argent. En ce temps-là, ça déplaçait
10 millions de francs. Attention, je ne dis pas qu’il a gagné 10 millions de
francs, mais que le disque les a générés. Maxime n’était pas du tout habitué
à gagner autant, je crois même qu’il avait un peu ramé avant. Et puis il ne
faut pas oublier qu’il avait fait cet album un peu par hasard, sans l’aval de
la maison de disques. Si Jacques Bedos et Hubert Rostaing n’avaient pas
insisté, il ne serait peut-être même jamais sorti. Pour vous donner une idée,
Maxime s’est acheté comptant une belle maison boulevard Henri-IV. Il l’a
payée cash, ce qui a rendu fou de rage Eddie Marouani, son imprésario : il
l’a engueulé devant moi en lui disant que, s’il avait placé cet argent ne
serait-ce que quinze jours, il lui aurait rapporté 30 %. À l’époque, les
placements étaient particulièrement rentables, pas comme aujourd’hui.
Nous étions dans le hall de la Mutualité quand Marouani a poussé sa
gueulante. Il était vraiment furax que ce sale petit gauchiste barbu puisse
dépenser environ 7 millions de francs cash plutôt que de les faire travailler.
Maxime s’est fait houspiller comme un gamin.

Avait-il des moments de blues liés au succès ?

Maxime n’est pas ce qu’on appelle un joyeux luron, il est d’un naturel
angoissé, il a un côté sombre. C’est quelqu’un d’assez secret, tout l’inverse
du fêtard insouciant. Il faut dire qu’il a eu une enfance difficile : son père
est parti quand il était ado et il est réapparu comme par enchantement quand
son fils a eu du succès. C’est à la fois triste, horrible et banal. En ce qui me
concerne, je n’ai pas le souvenir de l’avoir vu déprimé, il est plutôt
d’humeur égale. Et je le connais bien, nous avons parcouru des milliers de
kilomètres en voiture ensemble, nous étions très intimes. Il y a toujours
autour des chanteurs une sorte de famille. Ils ont tous un peu ce défaut, ils
ont besoin qu’on les entoure, qu’on parte en vacances avec eux, etc.

Les places à 10 francs attiraient une foule de jeunes. Avait-il des


difficultés à les tenir ?

Aucune. Il refusait les services d’ordre des tournées, il n’y avait pas un
flic, mais ça se passait très bien. Maxime dégageait quelque chose de calme
et de gentil, il ne chantait pas des chansons très entraînantes ou violentes. Il
ne se dégageait de lui rien de malsain, comme c’est le cas de pas mal de
chanteurs de variétés idiots, comme Claude François.

Et vous étiez impressionné de jouer devant huit mille personnes ?

Non, ça s’est fait progressivement. Nous, les musiciens, nous sommes


derrière. C’est plutôt Maxime qui devait être impressionné, et il y avait de
quoi. En revanche, je me souviens d’avoir eu un trac monstre quand j’ai fait
sa première partie au Palais des congrès. Je me suis retrouvé seul avec ma
guitare au milieu de cette scène immense.

Vous souvenez-vous de ce jour où dans un studio d’Europe 1 il s’est fait


casser la figure ?

Si je m’en souviens ! Le sergent Dupuy de Méry, une sorte de


prédécesseur de Le Pen, un mec d’extrême droite, était à l’origine de cet
incident. Nous avons eu très peur. Europe 1 confiait régulièrement pour une
journée entière sa programmation à un chanteur connu, qui était libre de
choisir la musique, les invités, etc. Naturellement, Le Forestier n’a fait venir
que des non-violents, des antimilitaristes et des gauchistes. Tout à coup, le
commando a fait irruption dans le studio que nous occupions : il y avait une
dizaine de petites frappes, des espèces de gardes du corps musclés, des
petits champions de karaté avec des petits blousons en cuir dans lesquels ils
cachaient leurs matraques. Vous voyez le genre ? De bons crétins avec les
cheveux en brosse. L’un d’eux a collé une baffe à Maxime. Ensuite, ils ont
pris le micro et là le chef d’antenne a coupé. Ils ont appris que la police les
attendait en bas, et ils ont pris peur ; nous, on s’est vraiment sentis en
danger, comme pris en otages. J’avoue que je n’en menais pas large, j’ai eu
tellement peur que j’ai souffert d’une migraine épouvantable pendant deux
jours, parce que ces abrutis sont vraiment des tueurs, des mercenaires, des
videurs de boîtes de nuit avec un QI légèrement au-dessus de la palourde,
pour reprendre l’expression de Jean Yanne. Krivine, pour qui Maxime avait
fait pas mal de galas de soutien, est venu avec ses hommes. Je ne sais plus
trop comment l’histoire s’est terminée, mais je me souviens que le
commando a été évacué par une porte de derrière. Et le service d’ordre de
Krivine, qui était aussi doté de gros bras, est allé se friter avec eux sur les
Champs-Élysées.

Vous vous êtes souvent produits en prison. Comment se déroulaient ces


concerts ?

C’était chaque fois très impressionnant. Heureusement, Maxime a arrêté


de le faire au bout d’un moment, parce que moi je ne voulais plus y aller.
C’est vraiment trop dur. Nous nous sommes produits à Clairvaux, deux ou
trois jours avant la prise d’otages qui a entraîné la mort d’une infirmière et
du directeur adjoint, une sorte de jeune cadre du PS dont le combat était de
rendre la prison plus humaine. C’est tout à son honneur sauf que ce n’est
pas si évident que ça, la preuve. Nous avons déjeuné avec lui dans la cour
de Clairvaux, cette espèce de fort dans l’est de la France, presque à la
frontière allemande.
C’était éprouvant d’être confronté à cette réalité-là, de côtoyer des
prisonniers abrutis de tranquillisants au point de ne plus vraiment
ressembler à des êtres humains. Bien sûr, certains d’entre eux étaient
dangereux. Nous nous sommes retrouvés une fois face à cent vingt-cinq
prisonniers condamnés à la perpétuité. Ceux-là, ils ont beau dire qu’ils sont
innocents, il y en a quand même un qui a découpé sa grand-mère en
morceaux ! Moi je voulais bien donner des concerts pour des assassins,
pour que les prisons soient en effet plus humaines. Je suis absolument
contre la peine de mort, pour la psychiatrie. On peut résoudre les problèmes
sans couper la tête des gens. Avec Maxime, on était les rois du gala de
soutien gratuit : pour l’annulation de la peine de mort, pour l’avortement
libre… On n’a pas dû en rater beaucoup. Mais la prison, j’en souffrais
vraiment. On chante, on discute avec les mecs, et le soir ils rentrent dans
leur cellule. Horrible !
Je me souviens d’une discussion avec le directeur d’une de ces prisons.
Il me disait que ces condamnés à perpétuité, qui avaient vieilli en prison,
étaient incapables de revenir à la vie civile. Certains n’avaient pas supporté
de se retrouver dehors. Une fois arrivés dans la rue, ils avaient aussitôt
frappé à la porte en suppliant qu’on les laisse rentrer. Ce directeur en avait
repris quelques-uns ; en échange du gîte, ils faisaient le ménage ou la
cuisine. On peut les comprendre : ils n’avaient plus de famille, plus d’amis,
plus personne ne voulait les voir parce qu’ils avaient été à l’origine d’un
drame épouvantable vingt-cinq ans plus tôt, comme tuer un enfant. Mais
peut-être qu’à ce moment-là ils étaient sous l’emprise d’une colère terrible,
ce qui peut arriver à tout le monde finalement. Ils purgeaient leur peine et se
retrouvaient libres à soixante-dix ans, sans argent, sans retraite, sans famille
et dans un piteux état de santé. Ils étaient mieux en taule.

Après le concert au cirque d’Hiver, votre trio a explosé. Que s’est-il


passé ?

Comme Caratini, j’en avais assez de tourner avec Maxime, assez de


jouer « San Francisco » tous les soirs à la même heure. Au bout d’un
moment, un musicien a d’autres aspirations. C’était mon cas. Maxime
ressentait les mêmes sentiments que nous. Nous étions arrivés au bout de ce
que nous étions capables de faire ensemble, comme deux personnes qui
s’aiment mais qui décident de se quitter à un moment donné. Je ne sais plus
comment nous nous sommes séparés, mais je sais que ça correspond à une
baisse de régime tragique pour Maxime. Il avait été gâté par le succès
comme peu d’artistes l’ont été, remplissant des stades de huit mille
personnes sans publicité, sans promotion. Du jour au lendemain, il a connu
un revers terrible ; je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions à
Genève dans une salle omnisports d’une capacité de cinq mille à six mille
personnes : il y avait six cents spectateurs. Je n’ai jamais compris pourquoi.
Maxime se posait des questions, il cherchait à se renouveler. Il était fasciné
par Julien Clerc, qu’il fréquentait pas mal. Il enviait un peu son succès qui
durait et son image de showman très professionnel, même s’il donnait dans
la variété conventionnelle. Rien à voir avec nous, qui n’avions même pas de
costumes de scène. Maxime a commencé à changer de style musical, il est
allé vers des sons électriques.

En dehors de la lassitude que vous éprouviez, ce style ne vous convenait


peut-être pas ?

On ne travaille pas un instrument sans aucune ambition, or


accompagner un chanteur tous les soirs en étant derrière, c’est déjà bien
parce qu’on gagne beaucoup d’argent, mais bon… Cela dit, l’argent, c’est
important. Quand je ne faisais que du jazz, je gagnais une petite somme
sans savoir si ça se reproduirait. Les jazzmen vivotent, surtout dans un pays
comme la France, qui n’est pas très musicien. Le jazz est une musique
d’élite. Pour les musiciens classiques, même combat. Donc, malgré l’attrait
de l’argent, j’en avais un peu marre. D’autant que j’étais très amoureux
d’une fille avec laquelle je vivais une histoire passionnelle très violente. Je
ne pensais qu’à elle, j’avais tout le temps envie de la voir. On a tous des
périodes où on est chaud bouillant, non ?

En vous proposant de composer des musiques pour lui, Maxime Le


Forestier vous a donné votre chance.

Une chance inouïe, celle de m’affirmer comme compositeur. Le fait que


ce soit lui – c’est-à-dire un chanteur reconnu – qui me l’ait demandé me
donnait de fait une véritable crédibilité. Même si j’avais déjà composé
quelques chansons auparavant, grâce à Maxime je suis passé au niveau
supérieur. C’est très généreux de sa part de m’y avoir incité, d’autant qu’il
le faisait très bien lui-même. C’est une générosité à laquelle nous sommes
rarement confrontés dans ce métier. Je répète qu’il n’avait pas besoin de
moi pour composer ses musiques, c’est un très bon musicien. Il m’a fait
entendre ce qu’il fait avec Alain Louvier, sur des poèmes de Ronsard,
c’était très compliqué et très intéressant. Il est aussi, avec Michel Jonasz,
l’un des rares chanteurs de variétés à chanter juste. Musicalement, je lui ai
donné quelques astuces de guitare harmonique, et il m’en a appris aussi.
Donc il me donnait un texte, ou je lui proposais une musique, et nous
faisions la chanson ensemble. Par exemple, j’avais eu l’idée d’inventer
« Hymne à sept temps », une marche militaire boiteuse. Les militaires
marchent toujours sur deux ou quatre temps, sur sept temps c’est tout
simplement impossible.

Il a bien quelques défauts, votre ami Maxime.

Sans doute, mais moi je n’ai rien à lui reprocher. C’est quelqu’un qui ne
m’a fait que du bien. Pendant toutes ces années que nous avons passées
ensemble, on a dû se chamailler quelques fois, mais ça n’a jamais été grave.
C’est un homme droit et honnête, comme on en rencontre peu. Et puis,
surtout, Maxime est mon ami. Donc, non, pour moi il n’a pas de défaut.
Entretien avec Jacques Weber

Vous souvenez-vous de Maxime Le Forestier au cours Florent ?

Au cours Florent, Maxime était avec sa sœur Catherine, qui venait


moins souvent que lui. Je me souviens que Maxime avait présenté la scène
du contrôleur des poids et mesures dans Intermezzo de Giraudoux. Mais
nous savions tous qu’il était chanteur, un petit chanteur pas connu du tout. Il
chantait dans le groupe Cat et Maxime, ils avaient enregistré un seul disque.
C’était sa grande force au cours Florent. Il venait avec sa gratte, il chantait
et du coup il raflait toutes les nanas. Ça avait le don de m’énerver. C’est un
classique : quand un mec joue de la guitare, on est tous écrabouillés, battus.
J’ai un souvenir très beau et très fort avec lui. J’étais avec ma première
petite amie. Elle s’appelait Françoise. On était dans la piaule de mon frère,
rue Saint-Jacques, une chambre mansardée où avaient vécu Rimbaud et
Verlaine. Maxime est arrivé avec son inséparable guitare et il s’est mis à
chanter. À un moment, je suis descendu acheter des cigarettes pour ma
copine, et quand je suis revenu, j’ai senti que les regards étaient fortement
accrochés. C’était le début de la fin pour moi et le début d’une jalousie
extrême pour les chanteurs d’une manière générale. Non seulement il m’a
piqué ma petite amie mais en plus il a vécu un an avec elle. Sur le coup ça
m’a fait un drôle d’effet. C’est ça, la suprématie du chanteur, cette espèce
de cabotinage. Ensuite, je me souviens que Maxime a chanté pendant les
événements de Mai 68 avec Moustaki.

Était-il assidu aux cours de comédie ?


Je pense qu’il a très vite compris que ce n’était pas son truc. Mais je
n’ai jamais très bien su si c’était chez lui une démarche de type sérieux,
parce qu’il a un côté sérieux, Maxime, comme s’il voulait endiguer une
propension à la méditation fainéante. Il est pédagogue, profondément, et il
l’est envers lui-même aussi. Généralement, les gens qui plaident autant pour
le sérieux ne le sont pas tant que ça. C’est ce qui édifie aussi sa carrière, qui
est de type classique dans la tonalité.
C’est très bizarre cette manie qu’a Maxime, comme Glenn Gould avec
Bach, de revenir sans cesse sur Brassens. Je peux en parler parce que moi
aussi je reviens toujours aux classiques. Ça ne témoigne pas forcément d’un
manque d’audace, mais d’une confiance réelle. On préfère parler de la
splendeur réelle de l’artisanat plutôt que du danger, certes enivrant, de la
création pure. Quand on regarde de près les textes de Maxime, on se rend
compte qu’ils ne sont pas intrinsèquement créatifs. Ce sont de beaux textes
qui vont à une certaine période de sa vie presque jusqu’à l’obscurantisme –
sans doute la drogue y était-elle pour quelque chose. Mais, d’une manière
générale, Maxime donne dans la poésie, une poésie qui a peur d’elle-même,
qui n’arrive pas à se structurer. Une poésie qui a pourtant envie de se
démarquer de la simplicité de génie de Brassens, par exemple. Et puis,
parfois, c’est une poésie qui s’arrange avec ce qu’il faut bien appeler la
nécessité du succès public. Tout cela crée une sorte de flou qui constitue ce
qu’il y a de très beau et de très charmant chez lui.

Pour revenir au cours Florent, Maxime était-il bon acteur ?

Pas vraiment, parce qu’il avait cette volonté marquée d’être précis qu’il
a toujours eue. Il parle lentement en essayant de trouver le mot juste ; il a
toujours une envie de clarté, jusqu’au moment où il fume quatorze pétards
dans la journée pour ne plus être clair du tout. Je connais ces écarts chez les
gens, je connais cela avec l’alcool. C’est quelque chose que je partage avec
Maxime, voilà entre autres raisons pourquoi il fait partie de mes amis, de
mes points de repère permanents.
Sa phrase à lui est moins ornementaliste que la mienne, elle est moins
redondante, moins arrondie, plus sèche et plus pure. Il est plus grammairien
que moi. Mais nous avons en commun le désir d’être compris car nous en
avons assez des discours nébuleux et cons. Moi j’adore picoler, comme si
j’avais d’un côté la nécessité de la cage thoracique et de l’autre la nécessité
de la perforer. Quand je picole, je lâche les chiens.
Dans sa vie amoureuse, Maxime a une nécessité de cadrage comme s’il
avait une peur enfantine et panique du désordre. Je pense que nous sommes
au cœur d’un problème très sensible dans le dialogue du monde : l’ordre et
le désordre, que l’on retrouve dans toutes les grandes œuvres classiques.
Certains tendent vers l’ordre, mais le désordre frappe sans cesse à leur
porte. Cette espèce de léger déséquilibrage marque très nettement leur
carrière. Sauf que, chez Maxime, la folie douce a beaucoup moins de place
que la volonté de sérieux, de pédagogie. Au bout du compte, lui comme
moi on se demande si on est très contents de ce manque naturel. Par
exemple, Maxime est totalement fermé sur scène. Maintenant on appelle ça
une présence. Moi, je pensais que, si on décidait de montrer l’immobilité
sur scène, il ne fallait même pas que le pied batte la mesure. Quand on voit
Maxime à la guitare, on sent que ça veut être violent, mais toujours ça
s’arrête, ça se domine. Et si on mettait un peu plus de rondeurs, et si on
sensualisait tout cela ?
Pour moi, ce qu’il y a de plus magnifique, c’est sa justesse. La voix est
splendide, chaude, tendre et très humaine, elle est tellement pure dans
l’expression ! Quand un artisanat est poussé à ce point-là de perfection, ça
renvoie à quelque chose d’humain. En revanche, la sensualité est absente
chez lui, ce qui est un comble parce qu’il chante beaucoup de chansons
d’amour. Je ne dis pas que c’est un défaut, au contraire, c’est parfait, car
tout est inscrit dans son art, dans l’art du chant, de la musicalité. Rarement
un chanteur a été si musical en France. Il l’est intrinsèquement quand il
chante, il n’y a pas un écart de note qui se balade. Tout est en place de façon
vertigineuse, donc, si la musique est intégralement prise en compte, il n’y a
plus besoin que la musique soit sensuelle. Il y avait quelque chose de très
rond chez Brassens, dans son corps, dans son œil de vieux saint qui a envie
de baiser la concierge. Chez Maxime, c’est différent.

Vous pensez qu’il est mal dans son corps ?

Il est mal mais le résultat est impeccable parce que la voix est parfaite.
Il y a toujours le revers de la médaille. S’il y a une telle perfection dans la
voix, c’est peut-être qu’on a « abstraitisé » le corps, comme un pierrot : le
corps revêtu d’un voile blanc, et la tête séparée par une collerette. Maxime
semble sortir de son corps sur scène, ce qui est parfait par exemple quand il
reprend les chansons de Brassens, dont il n’est que l’interprète. Il est
totalement à distance puisque le corps n’est pas là. Ce type n’a rien d’un
rocker, c’est la raison pour laquelle il s’est planté dans Gladiateur. J’ai
monté Spartacus il y a des années, je n’avais pas envie de voir son
spectacle ; surtout, je ne m’intéresse pas aux chouraquiseries. Ça me fait
chier, je déteste ce genre de choses. Cela dit, je comprends que Maxime ait
eu envie de le faire, et il l’a fait très sérieusement. Mais il l’a fait comme un
homme de métier qui s’offre une démarcation, sauf que la pulsion physique
est absente. Alors après, il se lance dans des acrobaties musicales, il trouve
les chanteurs pour le faire mais ça ne cadre pas. Il faut parfois être plus
simple.
Donc, je suis certain qu’il n’aurait pas pu être un bon acteur, à cause de
son corps qu’il met tout le temps de côté. Quand il monte à cheval, on sent
chez lui un amour profond du cheval, une volonté centaurienne, l’envie de
s’enfoncer le cul dans les vertèbres du cheval. Il monte très bien mais il est
raide comme la justice, comme s’il voulait affirmer qu’il monte bien, qu’il
monte pédagogiquement bien. Il a l’air libre avec sa fleur dans les cheveux
et un pétard à la bouche, mais au fond il ne l’est pas. Maxime n’est pas un
homme libre. Par moments, j’ai envie de lui proposer de travailler avec lui,
j’ai vraiment envie de le mettre en scène dans un spectacle. Ça ne s’est
jamais fait parce qu’il connaît tellement bien et tellement mieux que moi les
lois du music-hall. Et puis, à son âge, on a conscience de ses limites, on sait
ce qu’on peut changer et on connaît les invariants, on a aussi une idée de ce
qu’il n’est pas nécessaire de changer même si on a envie de le faire. On sait
qu’on ne le fera plus ou qu’on le fera mal. Pourquoi vouloir à tout prix
arrondir un gars qui ne le sera jamais ? Après tout, qu’est-ce que je
viendrais faire là-dedans ?

Qu’auriez-vous envie de changer si vous le mettiez en scène ?

Je lui conseillerais de ne plus parler entre les chansons. Ou alors il faut


que ce soit écrit, mais méfiance, parce que ce n’est pas non plus son
registre.
Et puis cette manie qu’ont les chanteurs de dire au public : « On est
ensemble, on est bien », ça ne leur va pas du tout. Il s’agit de créer un
contact beaucoup plus fort, plus rare. Même s’il institue son idée de gros
cahier dans sa tournée Brassens, je trouve ça très sympathique, mais il faut
en jouer très gentiment, au sens de noblesse de l’intelligence.
Je pense que Maxime fait partie des gens qui peuvent atteindre à la
réelle séduction, c’est-à-dire en étant purement et simplement eux-mêmes
sans entrer dans la « séduction variétés » d’appoint habituelle. Or, de temps
en temps, il peut encore avoir des restes. Je trouve que dès qu’il a ces
restes-là ça s’étiole un petit peu. Ça ne lui va pas de faire la pute, parce que,
d’abord, pour cela il faut être bien dans son corps, ce qui n’est pas son cas.
Et puis il faut aussi avoir une dichotomie avec son éthique, il faut être
dyslexique, or il ne l’est pas complètement. C’est marrant, il y a quelque
chose qui sonne faux quand il commence à vouloir faire la pute.
Il faut aller au bout du rapport de pure gentillesse. Voilà ce que j’ai
envie de lui dire.

C’est sec.

Ce n’est pas sec, au contraire, il peut sourire, raconter une anecdote


sans jamais entrer dans les petits atours de la « séduction variétés ». Joe
Dassin sortait les paillettes, mais c’est autre chose. Si on observe Édith Piaf
ou Jacques Brel, leur point commun, c’est qu’il n’y a rien autour. Brel, il
arrive, il chante ses chansons sans rien autour, et il enchaîne sous son halo
de lumière face à son micro. Il était complètement concentré comme
certains toreros. Il jouait de l’intérieur. Il ne saluait même pas avant de s’en
aller. Édith Piaf, quant à elle, restait immobile, comme si elle n’était qu’une
voix. On disait de ces artistes qu’ils ne bougeaient pas.

Vous souvenez-vous de Luc Alexandre ?

Voilà quelqu’un qui manque vraiment. Luc fait partie de ces gens qui
partent et qu’on n’oublie pas. Un jour, Maxime m’annonce qu’il faut
absolument qu’il me présente un type formidable, un acteur fou, génial, qui
revient des États-Unis. Il me dit que c’est le Luc dont il parle dans « San
Francisco ». Moi, j’avais jamais pigé qu’il parlait d’un mec dans la
chanson. Et un jour, coup de sonnette chez moi. J’ouvre et je me retrouve
face à un type tout en cuir noir avec un petit haltère planté dans le sein
gauche, un anneau dans le pif et une casquette de pirate. Il avait la gueule
d’un assassin, un peu le physique de celui qui a tué la femme de Polanski.
L’Américain fou dangereux que tu retrouves dans un motel, genre Psychose
de Hitchcock. J’étais terrorisé, j’ai pensé qu’il était venu pour me crever. Il
avait l’air dur et j’ai senti dans son œil qu’il avait envie de me baiser –
c’était un pédé hard. Ce qui est magnifique, c’est que cet homme qui avait
l’apparence d’un fou furieux d’une violence inouïe était l’homme le plus
tendre et le plus sensible, l’un des plus calmes et intelligents que j’ai
rencontrés dans ma vie. Ça a été un coup de foudre d’amitié absolue. Quand
il est sorti de chez moi, je me suis dit qu’il y avait quelque chose de sensuel,
d’intéressant, de chaleureux, en tout cas sur le plan théâtral. Et quand je l’ai
engagé dans Spartacus (où il jouait un rôle de poète), j’ai vu une merveille
de mec, un acteur prodigieux.
Entretien avec Alain Louvier

Comment avez-vous rencontré Maxime Le Forestier ?

À un moment donné de ma vie, je me suis retrouvé proche de lui par


personne interposée. Nous nous sommes rencontrés vers 1983-1984.

Vous connaissiez ses chansons ?

Oui, bien sûr, et encore plus après l’avoir connu.

Il était alors en pleine traversée du désert.

C’est ce que j’ai compris ; ses chansons connues étaient anciennes.


Maxime m’a toujours été extrêmement sympathique parce que c’est un vrai
musicien, il sait lire la musique, ce qui est assez rare dans le milieu qui est
le sien. J’en ai eu la preuve quand je lui ai écrit une œuvre pas évidente du
tout à partir de poèmes de Ronsard, qui était tour à tour chantée, récitée et
rythmée. C’est lui qui a trouvé le ton. Je n’ai pas eu de soucis avec lui quant
à la prosodie. Il avait fait de la musique dans sa jeunesse, de l’instrument,
du solfège, il pouvait lire des choses qui n’étaient pas de son écriture
habituelle, les apprendre et les retenir. Quand nous avons créé cette œuvre,
un critique a dit que Maxime Le Forestier s’était sorti brillamment des
pièges chromatiques de la partition. Il travaillait en vrai professionnel.
Maxime Le Forestier dit qu’il n’y a pas de liens entre les musiciens
populaires et les musiciens savants. Vous l’avez vérifié ?

La distinction entre musique populaire et musique savante, ça fait dix


siècles qu’on en parle et dix siècles qu’elles s’interfécondent…
C’est vrai, mais avec beaucoup d’exceptions. Dans ma jeunesse, je n’ai
pas été confronté aux musiciens dits populaires, aux musiciens de chansons,
ce monde m’était totalement étranger. J’ai appris la musique dans un circuit,
le Conservatoire, où elle était très écrite, très savante. La musique populaire
ne m’a intéressé que bien plus tard, au bout d’un certain nombre d’années et
de commandes qui m’ont contraint à trouver des solutions. Avant de
travailler avec Maxime, j’ai eu une messe en français à mettre en musique
pour le festival d’Avignon, ce qui n’était pas évident.

Est-ce que cette incompréhension entre musiciens populaires et


musiciens classiques est liée au problème de la mélodie ?

Non, parce que la mélodie est une chose qui ne m’est pas étrangère. Je
ne suis pas de la génération post-Boulez. Je suis beaucoup plus élève de
Messiaen, or Messiaen est un des rares compositeurs récents à savoir écrire
une mélodie, y compris sans accompagnement, ce qui n’est pas toujours
facile si on veut qu’elle dise quelque chose. Messiaen m’a ouvert à toutes
sortes de musiques (celles qu’il aimait lui) et m’a donné un esprit
universaliste.
Maxime manie très bien la langue française, il ne fait pas de la chanson
banale, un musicien l’entend d’emblée. Quels que soient les enchaînements
qu’il emploie, un harmoniste comme moi sait immédiatement si c’est ou
non du Maxime Le Forestier, comme je reconnaîtrais du Poulenc ou du
Ravel. Son style est identifiable, ce qui me le rend sympathique. Voilà un
vrai musicien qui a quelque chose à apporter, et pas seulement par le texte –
mais par le texte aussi, c’est un poète. Je m’en suis rendu compte en
discutant avec lui et en observant la manière dont il découpait ses textes.

Comment reconnaissez-vous une chanson signée Maxime Le Forestier ?


Comme dans le cas de Manuel de Falla ou de Villa Lobos, la guitare est
le premier instrument. Ses harmonies ne sont pas cherchées au piano, ce
sont des positions de guitare qui s’enchaînent et dont la logique est
différente, au point d’échapper parfois à un pianiste harmoniste classique.
On peut appeler ça une signature, ce qu’un expert en peinture nommera
« facture ». Ses enchaînements, qui sont liés à la prosodie, à la mélodie et à
la rythmique de son texte, sont en général reconnaissables. Sa prosodie
aussi est identifiable. Ce qui m’a frappé quand j’ai découvert ses chansons,
c’est l’intérêt de la prosodie qui casse le rythme du français, le jeu avec les
syllabes et avec les mots. « Né quelque part » tourne formidablement en
rond. La mélodie se raccroche à son début et la prosodie reprend les mêmes
mots par des jeux de syllabes. Tout est lié. Seul un musicien est capable de
faire cela.

Que diriez-vous de sa voix ?

C’est une conception de l’art vocal qui est celle de celui qui dit ; ce
n’est pas la voix pour la voix. Ça n’a rien à voir avec celle d’un chanteur
classique évidemment. Il dit magnifiquement bien, on comprend tout ce
qu’il raconte, donc c’est un récitant.

Comment avez-vous eu l’idée d’écrire une œuvre sur des poèmes de


Ronsard ?

J’ai répondu à une commande de l’ensemble orchestral de Paris, un


orchestre de type Mozart avec quarante-cinq musiciens, peu de vents et une
trentaine de cordes. Il a été créé au début des années quatre-vingt par Jean-
Pierre Wallez et dirigé par différents chefs. Il dépend à la fois de la ville de
Paris et de l’État. C’est un orchestre de chambre à visées répertoire. Quand
cet EOP m’a commandé une œuvre pour son effectif en 1984, j’ai eu l’idée
d’ajouter un soliste. J’ai pensé à Maxime Le Forestier. J’ai tout de suite
réglé le problème de la voix en l’amplifiant très joliment, pour ne pas avoir
de problème de niveau entre elle et mon orchestration. Les instruments ne
sont que vingt-huit dans cette œuvre, dix vents et dix-huit cordes, mais il
n’y a ni percussions ni claviers, c’est une toute petite formation.
C’est une œuvre d’un seul tenant qui enchaîne onze poèmes de
Ronsard. Je disais dans le programme qu’en lisant les Amours de Ronsard
(soit plus d’une centaine de poèmes) j’ai perçu une grande actualité, un
modernisme subtil malgré un certain archaïsme de la langue. J’ai
simplement évité les références mythologiques qui sont obscures
aujourd’hui. Les poèmes sont parfois lus, parfois fredonnés sur une mélodie
très simple, parfois rythmés, parfois modulés avec une voix un peu baroque.
Par exemple, sur « une beauté de quinze ans enfantine », j’ai souligné
certains mots qu’il fallait mettre en valeur, mais c’était à Maxime de trouver
le ton. Il y en a aussi un avec des tas d’allitérations : « Quand je vous vois et
quand je pense en vous… » Il y a un sonnet que j’ai fait de manière
totalement irrespectueuse, en intonations grégoriennes accélérées. Chaque
poème a son style.
J’ai écrit l’œuvre en 1984, elle a été achevée à la Noël 1985 dans le
moulin d’Hoton, près du fameux château de Talcit où Ronsard a son puits.
Je me souviens qu’on avait fait une émission sur France Musique pendant
laquelle Maxime s’était écrié : « Quand je pense que ce vieux salace de
Ronsard a peut-être lutiné une bergère chez moi, sous mon cerisier ! »

C’était difficile pour lui ?

Nous avons passé six mois à répéter note à note. Cette musique est faite
pour mettre la poésie en valeur, ce qui détonnait beaucoup avec ma création
de l’époque. Moi qui faisais beaucoup de calculs dans toutes mes œuvres, là
je n’en ai fait aucun. Elle est construite tout en étant totalement libre. Après
sa création en 1985, nous l’avons jouée une dizaine de fois, puis rejouée en
1997 avec l’EOP, mais cette fois je ne l’ai pas dirigée. Donc, non, ce n’était
pas particulièrement ardu de faire travailler Maxime. Mais ma musique est
toujours difficile, elle est très précisément écrite et elle change beaucoup
d’une mesure à l’autre, d’une page à l’autre. Il me faut à chaque fois
beaucoup travailler avec les musiciens. Quand c’est un bon orchestre, ça va
vite, quand c’est un moins bon, ça prend plus de temps. Cette œuvre-là, je
pourrais la faire avec un bon orchestre d’étudiants, à condition d’avoir le
temps de travailler. Avec sa voix, Maxime lui a donné de belles couleurs, ce
qui tient du miracle. Si bien que je me demande qui saura l’interpréter
quand il ne sera plus. Sans doute faudra-t-il aller chercher un chanteur
classique, mais ça n’aura jamais le charme de la voix de Maxime.
Son timbre est unique, c’est en pensant à lui que j’ai écrit cette œuvre.

Les musiciens de l’EOP l’ont-ils bien accepté ?

Les musiciens classiques sont ravis de voir Maxime Le Forestier, qu’ils


connaissent tous. Quand je leur ai annoncé qu’ils travailleraient avec lui, ils
ont reconnu que c’était un très bon musicien. Car il faut savoir que les
musiciens d’orchestre sont impitoyables : s’ils ont affaire à quelqu’un qui
ne connaît pas le solfège, ils le virent.

Et lui, Maxime, comment a-t-il accueilli votre proposition ?

Avec enthousiasme. Au moment de la création, il a dit lui-même qu’il a


été ébahi de se trouver environné de l’orchestre. Il était au centre, il
entendait tout. Il m’a confié que c’était pour lui une expérience incroyable,
car il n’est pas habitué à être entouré de trilles, de bassons, de piccolos, etc.

Comment est né « Le Sommeil des amoureux » ?

Quand il a enregistré After shave, l’album où figurait cette chanson, il


cherchait des choses incroyables. J’adore la chanson « Noé », par exemple.
J’ai entendu dans ce disque ce que je n’avais jamais entendu dans un disque
de chansons : des harmonies en gamme par ton (celle de Debussy) et des
sons de synthèse. J’ai assisté au spectacle qu’il a donné au moment d’After
shave avec des synthétiseurs uniquement, rien que des sons recherchés, tout
informatisé. Sur scène, ils étaient tous vêtus de blanc comme à l’hôpital, j’ai
souvenir d’une mise en scène formidable. J’ai donc beaucoup aimé ce
disque car c’est du Maxime Le Forestier, et en même temps il allait au plus
loin, à l’essentiel de ce qu’il voulait atteindre. Ensuite, fort de cette
expérience, il pouvait revenir à des choses plus populaires, ce qu’il ne s’est
pas privé de faire. Cette période que vous appelez « traversée du désert »
me semble à moi très riche, comme une période de recherche. Nous
connaissons bien ces phases-là dans la musique savante.
Pour composer la musique sur « Le Sommeil des amoureux », un texte
très poétique, j’avais une seule règle, qui était d’utiliser l’orgue du
conservatoire de Boulogne. C’est un orgue qui n’a que vingt-cinq jeux (ce
qui est très peu pour un orgue), des jeux en quart de ton qui offrent des
sonorités intermédiaires entre les touches et donnent des battements, des
effets de vibration. Il n’y a quasiment pas de partition possible. J’ai fait sa
partie vocale ainsi qu’une vingtaine de pistes. On enregistrait toutes nos
manipulations sur de grandes consoles extraordinaires. Ce que vous
entendez, ce ne sont que des sons d’orgue qui n’ont pas été modifiés mais
superposés, c’est injouable en direct. J’ai fait du re-recording constant.
Maxime a enregistré son texte au milieu de vingt pistes d’orgue. C’est un
objet hybride qui respecte la forme de la chanson, pas forcément la durée. Il
ne respecte pas les harmonies de la chanson mais respecte le débit et la
prosodie inspirée de ce que fait Maxime. J’ai appelé ça une musique
pantonale ou chromatique.

Pourquoi un orgue ?

Parmi les instruments que j’avais à ma disposition, l’orgue était le seul


qui permettait d’envoyer un certain nombre de sons acoustiques obtenus par
de l’air dans les tuyaux avec une palette de sonorités. C’était comme si
j’avais un petit orchestre à ma disposition, je pouvais tout jouer moi-même.
Je pense que c’était un objet trop hybride pour intéresser les gens, mais
je ne voulais pas faire du Maxime Le Forestier. J’ai essayé de composer une
musique simple qui soit en même temps assez compliquée avec ces
superpositions sonores. De plus en plus, je considère que ce qui fonctionne
le mieux avec sa voix, ce sont les sonorités acoustiques : les cordes pincées,
à la rigueur un synthétiseur, mais assez peu de musiciens parce que sa voix
n’est pas tonitruante. Il faut que la nature des sons qui l’environnent soit
proportionnée à la nature de sa voix. Mais il est suffisamment musicien
pour savoir ce qui lui convient. Le disque est une chose, la scène en est une
autre. Dans la mesure où l’objet disque est figé, il doit être le meilleur
possible. En studio, on peut spatialiser le son de manière différente,
d’ailleurs ses disques sont fort bien faits. On entend très bien sa voix parce
qu’elle n’est pas au même endroit dans l’espace sonore, ce qui permet de
mettre plus d’informations autour. Maxime ne pense pas à sa voix d’abord,
il pense à l’ensemble, autrement dit pour lui ce qui est autour est aussi
important que la partie vocale. C’est une considération assez proche de la
musique savante.

Que pensez-vous de son idée d’enregistrer l’intégrale de Brassens ?

Je trouve admirable ce qu’il a fait avec Brassens, ce grand barde, ce


grand troubadour. La démarche qui consiste à aller chercher un grand
chanteur du passé immédiat est totalement inusitée. D’autant qu’il s’agit
d’un chanteur qu’il a lui-même connu, donc c’est une manière de s’inscrire
dans la tradition, comme on le fait dans la musique savante. Maxime s’est
complètement identifié à Brassens dans ses spectacles où il répond au
public qui lance des chiffres au hasard. Il est capable de jouer n’importe
quelle chanson de ce répertoire, ce qui me fascine. Il faut le faire, ce n’est
pas facile, surtout au niveau du texte. Il n’imite pas Brassens, il ne fait pas
non plus du Le Forestier. Il a dû chercher avant de trouver ce style ! Sa
démarche est formidable pour le patrimoine musical français.
Entretien avec Marc Lumbroso

À quel moment avez-vous commencé à travailler avec Maxime Le


Forestier ?

Quand je suis arrivé chez Polydor en tant que directeur de production,


After shave était déjà enregistré. Il ne restait plus qu’à faire la pochette, la
fameuse, avec le visage de Maxime sans barbe. Je ne l’aimais pas, cette
pochette, je trouvais dommage que son portrait ait été déformé : d’un côté il
se rasait la barbe et intitulait son album After shave, de l’autre côté l’image
était déformée comme s’il n’assumait pas ce changement.
Je trouvais que c’était un album très ambitieux sur le plan musical, mais
je voyais mal comment il pouvait marcher. Les chansons étaient
compliquées, très loin du langage de Maxime tel que j’en avais le souvenir.
Il maniait les sons synthétiques de manière excessive et trop froide à mon
goût.

Vous le lui avez fait savoir ?

L’album était fait, ce n’était pas utile d’arriver avec de mauvaises


nouvelles, d’autant que j’avais beaucoup d’admiration pour Maxime.
J’adorais ses premiers disques et il y avait très peu d’artistes chez Polydor
quand je suis arrivé. La plupart étaient partis ou avaient été remerciés.
Maxime était le seul artiste historique. Je voulais qu’il reprenne sa place,
que ça remarche pour lui.

De quelle manière ?
Il fallait qu’il se replace dans son époque et qu’il passe de nouveau à la
radio. Nous étions en 1986, les FM étaient arrivées cinq ans plus tôt,
beaucoup de chanteurs étaient en train de disparaître, et d’autres
apparaissaient. Les seuls qui n’avaient pas bougé étaient ceux des années
soixante, comme Sylvie Vartan ou Enrico Macias. On les voyait encore à la
télévision et on les entendait sur les radios périphériques, mais ils
commençaient à être peu à peu remplacés par Michel Berger, France Gall,
Véronique Sanson, Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldman, Daniel
Balavoine, etc. Et puis il y avait la génération intermédiaire dont faisait
partie Julien Clerc. Je savais que Maxime avait écrit une chanson pour lui
peu de temps avant et je m’étais fait cette réflexion : ils ont le même âge,
pourtant tout le monde pense que Maxime est d’un autre temps. Il n’y avait
aucune raison pour que Maxime n’ait plus sa place. Après tout il n’est pas
beaucoup plus âgé que Jean-Jacques Goldman. Il fallait quand même qu’il
soit lui aussi déterminé à faire en sorte de passer à la radio, qu’il en ait
l’envie. J’avais interrogé pas mal de chanteurs autour de moi à ce moment-
là, et je me souviens que l’un d’eux, extrêmement connu, m’avait dit : « Tu
vas t’occuper de Le Forestier ? Bonne chance ! » Maxime était devenu un
cas désespéré.

Mais vous compreniez sa démarche ?

J’avais compris sa démarche qui consistait à tenter d’autres formes


musicales, mais le résultat me gênait. C’était trop compliqué, difficile à
appréhender, il n’allait pas vers les gens. La première fois que nous nous
sommes rencontrés, il m’a parlé de sa chanson « Les Jours meilleurs ». Il en
était très fier et il était frustré qu’elle n’ait pas marché. Elle était très bonne,
mais elle durait une éternité, elle n’était pas adaptée au format radio. Si elle
avait duré une minute de moins, elle aurait sans doute marché. Tout cela
pour dire qu’il y avait une pente à remonter.

Dans quel état d’esprit était-il ?


Moi, ce qui m’a beaucoup plu et aidé, c’est qu’il était très ouvert.
Ouvert et déterminé ; il voulait s’inscrire dans son temps. Il ne considérait
pas qu’il avait des droits et surtout il ne se prenait pas pour une icône de la
chanson française. Il était prêt à se remettre en question, à avancer et à
marcher au même pas que les autres. Ça, c’était formidable. Quand je lui ai
dit, un peu pour le provoquer, qu’il était temps pour lui de faire un tube, il
l’a très bien entendu. Maxime est ambitieux, de toute façon, mais dans le
bon sens. Je pense qu’il était content. J’étais connu pour avoir découvert
Jean-Jacques Goldman, je pense que ça l’a rassuré. Ça lui faisait plaisir que
je puisse m’intéresser à lui, que je puisse croire en lui, croire qu’il pouvait
faire des tubes et passer sur NRJ.
Je pensais sincèrement qu’il pouvait y arriver mais je ne savais pas avec
quoi. Cependant, il y avait quelque chose dans l’air du temps qui était
proche de lui. Par exemple, SOS-Racisme était en train de naître. D’une
certaine façon, ça replaçait Maxime au cœur des problèmes du jour sans
qu’il ait l’air d’un grand-père. Donc, s’il avait la volonté (le talent, je savais
qu’il n’en manquait pas), il pouvait y arriver. Il a écrit « Né quelque part ».

Quand il a commencé à travailler « Né quelque part », est-ce qu’il vous


tenait au courant de l’évolution des chansons de l’album ?

Pas du tout. La première fois que j’ai entendu « Né quelque part »,


c’était en studio où il m’a invité à venir entendre l’album en cours
d’élaboration. Cette chanson m’a frappé tout de suite. Je me souviens
qu’elle était construite autrement à l’origine. Les chœurs venaient à la fin,
ils ne ponctuaient pas la chanson. Je lui ai dit que c’était formidable, mais
que la partie avec les chœurs devait ponctuer la chanson.

Selon vous, pourquoi cette chanson a-t-elle marché ?

Bonne ou mauvaise, elle correspondait aux critères de la radio. Elle


avait un refrain et ces chœurs de femmes africaines s’inscrivaient
totalement dans l’air du temps. Surtout, c’était une très bonne chanson qui
délivrait un message que tout le monde avait envie d’entendre exprimé
clairement.
C’était aussi une chanson engagée, une forme qu’il avait abandonnée
depuis un certain temps.

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire à Maxime de donner dans la


chanson engagée, au contraire. « Né quelque part » s’inscrit dans ces
chansons qui disent des choses sur la société, mais c’est aussi et tout
simplement une chanson de variétés. Les gens retiennent surtout la mélodie.
J’ajoute que toute la maison était derrière Maxime, il était tellement
emblématique de Polydor et Polydor était considérée à ce moment-là
comme une maison en perdition ! Il n’y avait pas que Maxime qui ne
vendait plus de disques, mais toute la maison. On disait « Polydor, la
maison qui dort ». Maxime a été l’artiste qui a réveillé la maison qui
dormait. Il y en avait d’autres qui étaient arrivés, comme Vanessa Paradis et
Mylène Farmer, mais des artistes historiques il était le seul. Et lui,
l’historique, montrait qu’il était moderne, qu’il pouvait faire un tube. La
grande victoire c’est quand il est passé sur NRJ.

Comment est-ce arrivé ?

Je me suis beaucoup battu, je crois aussi que Max Guazzini (le patron
de NRJ) était très sensible à ce que disait la chanson. Je n’en ai jamais parlé
avec lui mais j’en suis persuadé. Quand je lui disais que Maxime avait un
tube, c’était à peu près le seul qui ne me disait pas : « Maxime Le Forestier,
oublie sur NRJ. » Sa réaction me permettait de garder espoir.
Donc, l’objectif était qu’il passe beaucoup à la télévision et sur NRJ.
NRJ, c’était pour moi comme une obsession. Je pensais que « Né quelque
part » était un tube, or les tubes passaient sur cette radio. Il fallait banaliser
Maxime, il fallait qu’il redevienne un chanteur comme les autres, non pas
comme une icône, car ça aurait signifié qu’il avait été, donc que ça n’avait
pas d’importance qu’il soit.
Il n’était plus question de savoir s’il était un dinosaure de la chanson ou
un chanteur dépassé. Il fallait qu’il soit au même niveau que les autres.
Par la suite, il s’est mis à chanter avec Vanessa Paradis, il était
totalement intégré. Le succès venant avec cette chanson qui commençait à
passer à la radio (même si ce n’était pas tout de suite sur NRJ), ça lui a
donné la pêche. Il était souriant.

Ensuite il y a eu « Ambalaba ».

Je me souviens du jour où il m’a amené l’album terminé. On l’a écouté


ensemble, moi j’attendais la suite de « Né quelque part ». J’écoutais les
chansons les unes après les autres, et je me disais que c’était une
catastrophe. Il n’y avait pas la suite. Puis est arrivée « Ambalaba », et je lui
ai dit que c’était cette chanson-là. Je crois qu’il a été surpris et peut-être un
peu déçu, car c’était la seule chanson qu’il n’avait pas écrite. En même
temps, il était soulagé de savoir que l’album contenait un autre tube
potentiel, ça signifiait que ce n’était plus un accident. Avec « Ambalaba », il
a continué à passer sur les mêmes radios, les gens ne se posaient plus
aucune question.

Pensez-vous qu’il a été traumatisé par sa période d’insuccès ?

J’ai l’impression qu’après avoir renoué avec le succès, il s’est dit « plus
jamais ça ». Je me souviens d’une conversation avec lui au moment où il
sortait Sagesse du fou. Je lui demandais comment ça se passait ; j’avais
quitté Polydor mais je savais que l’album ne marchait pas. Il m’a répondu :
« Ils sont vraiment nuls dans cette boîte, à la promo ils sont nuls… » Il était
très en colère. Là j’ai réalisé qu’il prenait très mal de voir réapparaître le
spectre de l’échec. Donc je pense que ça l’avait beaucoup marqué dans ce
sens-là, comme quelqu’un qui aurait été très pauvre, qui ne veut plus jamais
le redevenir après avoir gagné de l’argent.
Maxime s’était senti laissé-pour-compte, il voyait ça comme une
anomalie, comme quelque chose qui devait être réparé. Et puis, il avait dû
se voir disparaître.

Quand vous le voyez passer de Gladiateur à Brassens, où est sa place


selon vous ?
Je n’ai pas assisté à Gladiateur, mais je vois ce retour à Brassens
comme un acte totalement purificateur de la part de Maxime. Avant de
monter sur la scène de l’Européen avec le répertoire de Brassens, il a
interprété quelques-unes de ses chansons chez lui, pour ses amis. J’ai senti
qu’il retrouvait dans ces soirées ses souvenirs de fan, avec les chansons
qu’il a aimées au début et la chaleur de l’amitié par rapport à cette traversée
cruelle du show-business. Chanter Brassens, pour lui, c’est revenir à ce
qu’il aime, à ce qu’il y a de plus authentique en lui, à ce qui est
indestructible et indiscutable sur la qualité et sur le plaisir qu’il y trouve. Je
ne sais pas du tout comment il a vécu l’échec de Gladiateur, je n’en ai
jamais parlé avec lui, je ne l’ai jamais entendu prononcer le nom de
Spartacus. D’abord, il n’aime pas l’échec, donc il a pu très mal le vivre, et il
s’est forcément questionné sur le fait d’avoir ou non fréquenté un univers
qui n’était pas le sien. Pour moi, quand il retourne à Brassens, il retourne à
la maison.
Remerciements

Fabienne Le Forestier, Anne Florentz Le Forestier, Catherine Le


Forestier, Alain Le Douarin, Patrice Caratini, Georges Moustaki, Gérard
Davoust, Marc Lumbroso, Monique Le Marcis, Alain Louvier, Valérie
Thieulent, Serge Zakine, Yves Derai, Sylvie Pierre-Brossolette, Jacques
Weber, Rose Léandri.
Bibliographie

Maxime Le Forestier, Lucien Rioux et Geneviève Beauvarlet, Paris,


Seghers, collection « Poésie et Chansons », 1982.
Maxime Le Forestier, Ludovic Perrin, Paris, Hors Collection, 2000.
Discographie

1972 – Maxime Le Forestier (Polydor)


Mon frère – Éducation sentimentale – La Rouille – Mourir pour une
nuit – Marie, Pierre et Charlemagne – Comme un arbre – Fontenay-aux-
Roses – Parachutiste – Je ne sais rien faire – San Francisco – Ça sert à quoi.

1973 – Maxime Le Forestier (Polydor)


Le Steak ou « Complainte de ceux qui ont le ventre vide », considérée
comme une gaudriole par ceux qui ont le ventre plein – Février de cette
année-là – Parlez-moi de saison – Entre 14 et 40 ans – Si tu étais né en mai
– Dialogue – Mauve – Là où – Les Lianes du temps – Autre dialogue –
J’m’en fous d’la France.

1974 – Enregistrement public (Polydor)


La Ballade des marguerites – Éducation sentimentale – Mai 1968 –
Dialogue – Mauve – Marie, Pierre et Charlemagne – Ballade pour un traître
– Relaxe – San Francisco – Entre 14 et 40 ans – Mourir pour une nuit –
Mon frère.

1975 – Maxime Le Forestier (Polydor)


Saltimbanque – La Poupée – L’Irresponsable – Caricature – Voyage au
Moyen Âge – Petit Robot – La Vie d’un homme – Les Lettres – Notre vie
en rose – L’Auto-stop.

1976 – Maxime Le Forestier (Polydor)


Hymne à sept temps – Le Fil – La Chanson du jongleur – Amis – Blues
blanc pour un crayon noir – Nous serons vieux – Mourir d’enfance – Mentir
– Le Fantôme de Pierrot.
1978 – N° 5 (Polydor)
Sage – Liberté – Antipodes – Le mot « Amour » – Courrier du cœur –
Je veux quitter ce monde heureux – Ma ville est morte – Les Feuilles –
Mémoires d’une table – L’Enterrement du Père Fouettard.

1979 – Maxime Le Forestier chante Brassens (Polydor)


Colombine – Oncle Archibald – Celui qui a mal tourné – À l’ombre du
cœur de ma mie – La Mauvaise Réputation – Le Père Noël et la petite fille
– Dans l’eau de la claire fontaine – La Guerre de 14-18 – Bonhomme – Le
Moyenâgeux – Les Oiseaux de passage – Histoires de faussaires – Les
Passantes.

1980 – Les Rendez-vous manqués (Polydor)


Les Rendez-vous manqués – Histoire de plantes – Au bout de la rue –
Troc – Mirador – Le Silence – Je pense à vous – Charade – Approximative
– Les Rats.

1981 – Dans ces histoires… (Polydor)


Raconte-moi – L’Homme à tête de loup – Les Trois Sirènes et le miroir
– L’Enfant et l’Étang – Courant d’air – La Petite Vieille de Saint-
Pétersbourg – Berceuse triste – Grand Match de blues à Mineville – Le
Fermier, le Dompteur, le Président et l’Autre – Dans ces histoires…

1983 – Les Jours meilleurs (Polydor)


Les Jours meilleurs – Les Images – Coïncidences – Shéhérazade et sa
sœur – La Salle des pas perdus – Cap’tain Black – Patineuse – Qui c’est
l’type en noir ?

1986 – After shave (Polydor)


After shave – La Septième Femme de Barbe-Bleue – Noé – Signez-la –
Les Photos floues – Cortèges – Jalousie – La Table à songes – Le Lézard –
Le Sommeil des amoureux.

1988 – Maxime Le Forestier (Polydor)


Né quelque part – Les Deux Mains prises – Une cousine – Si je te perds
– La Visite – Frisson d’avril – Les Mots et les Gestes – Ambalaba – Les
Nuits douces – Cool heure.

1989 – Bataclan (live 1989) (Polydor)


La Rouille – After shave – Frisson d’avril – Les Deux Mains prises –
La Visite – J’ai eu trente ans – Histoire de plantes – Une cousine – La
Chanson des vieux amants – Ma brave dame – Ambalaba – Les Jours
meilleurs – San Francisco – Né quelque part – Comme un arbre – Mon frère
– Éducation sentimentale.

1991 – Sagesse du fou (Polydor)


Person to Person – Deux Larmes – Sagesse du fou – Question de style –
Signes – Bille de verre (avec Michel Rivard) – Les Idées en l’air –
Quelques chansons mises à part – Juste l’instant – Poussières – Avant la
tornade.

1995 – Passer ma route (Polydor)


Inutile – Cicatrices – Chienne d’idée – Le Code – Raymonde –
Choisissez-moi – Photofinish – Tu peux partir – La Tache sur la robe –
Passer ma route – Marin du cap – La Petite Fugue.

1996 – Chienne de route (Polydor)


Inutile – Frisson d’avril – Chienne d’idée – Le Code – Photofinish –
Signes – Fontenay-aux-Roses – La Visite – Raymonde – Cicatrices – Bille
de verre – Choisissez-moi – Marin du cap – Les Jours meilleurs – San
Francisco – Né quelque part – Mon frère – La Petite Fugue – Passer ma
route.

1996 – 12 nouvelles de Brassens (Polydor)


Entre la rue Didot et la rue de Vanves – Jeanne Martin – La File
indienne – Chansonnette à celle qui reste pucelle – Honte à qui peut chanter
– Retouches à un roman d’amour de quatre sous – Tant qu’il y a des
Pyrénées – La Maîtresse d’école – La Légion d’honneur – Les Châteaux de
sable – L’Antéchrist – L’Orphelin.

1998 – Le Cahier récré, 17 chansons de Brassens à l’usage des


garnements (Polydor)
La Maîtresse d’école – Une jolie fleur – Marinette – Je m’suis fait tout
p’tit – Putain de toi – La File indienne – La Cane de Jeanne – Le Gorille –
Hécatombe – Le Pornographe – Brave Margot – Les Sabots d’Hélène – Le
Petit Cheval – Chansonnette à celle qui reste pucelle – Le Père Noël et la
petite fille – Cupidon s’en fout – L’Orphelin.

1998 – Le Cahier, 40 chansons de Brassens en public (Polydor)


Disque 1 : Dans l’eau de la claire fontaine – Les Passantes – La
Religieuse – La Non-demande en mariage – Le Petit Joueur de flûteau – Le
Blason – Les Amoureux des bancs publics – Il n’y a pas d’amour heureux –
Saturne – Le Testament – Chanson pour l’Auvergnat – La Maîtresse d’école
– La Légende de la nonne – Le Gorille – Marinette – Rien à jeter – La
Marche nuptiale – Le Grand Pan – Bonhomme – Le Pluriel.
Disque 2 : Stances à un cambrioleur – La Route aux quatre chansons –
Le Vieux Léon – L’Ancêtre – Si seulement elle était jolie – Mélanie – Le
Parapluie – Don Juan – Les Oiseaux de passage – La Mauvaise Réputation
– Brave Margot – Le Chapeau de Mireille – L’Enterrement de Paul Fort
(poème) – Le Petit Cheval – Misogynie à part – Les Sabots d’Hélène –
Quatre-vingt-quinze pour cent – Supplique pour être enterré sur la plage de
Sète – Je m’suis fait tout petit – Les Copains d’abord – Les Croquants.

1998 – Le Cahier l’intégrale, 84 chansons de Brassens en public


(Polydor)
Disque 1 : L’Orage – Dans l’eau de la claire fontaine – Les Trompettes
de la renommée – Les Passantes – Marquise – Une jolie fleur – La
Religieuse – La Non-demande en mariage – Le Fossoyeur – Le Petit Joueur
de flûteau – La Fessée – Histoire de faussaire – Le Blason – Les Châteaux
de sable – Le Bistrot – Les Amoureux des bancs publics – Il n’y a pas
d’amour heureux – Saturne – Embrasse-les tous – Honte à qui peut chanter
– Jeanne Martin.
Disque 2 : Entre la rue Didot et la rue de Vanves – L’Orphelin – Le
Testament – Chanson pour l’Auvergnat – La File indienne – L’Antéchrist –
La Maîtresse d’école – La Légende de la nonne – La Princesse et le
Croque-notes – Le Gorille – La Messe au pendu – Putain de toi – Le
Mauvais Sujet repenti – Mourir pour des idées – Les Croquants – Les
Amours d’antan – Le Père Noël et la petite fille – Tant qu’il y a des
Pyrénées – Marinette – Oncle Archibald – Chansonnette à celle qui reste
pucelle.
Disque 3 : Les Ricochets – Retouches à un roman d’amour de quatre
sous – Rien à jeter – Sale Petit Bonhomme – La Marche nuptiale – Le
Grand Pan – Bonhomme – La Légion d’honneur – Le Pluriel – Stances à un
cambrioleur – Supplique pour être enterré sur la plage de Sète – La Cane de
Jeanne – La Route aux quatre chansons – Le Vieux Léon – L’Ancêtre – La
Mauvaise Herbe – Si seulement elle était jolie – Mélanie – Celui qui a mal
tourné – Les Copains d’abord – Le Parapluie.
Disque 4 : Jeanne – Je m’suis fait tout petit – Pénélope – Hécatombe –
Le vingt-deux septembre – Don Juan – Le Vent – Les Oiseaux de passage –
Le Pornographe – La Mauvaise réputation – Colombine – Le Fantôme –
Les Quatre Bacheliers – Brave Margot – Le Chapeau de Mireille –
L’Enterrement de Paul Fort (poème) – Le Petit Cheval – Misogynie à part –
Cupidon s’en fout – Les Sabots d’Hélène – Boulevard du temps qui passe –
Quatre-vingt-quinze pour cent.

2000 – L’Écho des étoiles (Polydor)


L’Écho des étoiles – Petit Nuage sur Amsterdam – J’aurai ta peau – Les
Chevaux rebelles – Minimum que Minnie m’aime – Portrait de fille – Rue
Darwin – Affaire d’État – Oncle Tom – Horizontale – La Guitare à Paul –
L’Homme au bouquet de fleurs.

2002 – Plutôt guitare (Polydor)


Disque 1 : Les Chevaux rebelles – Chienne d’idée – Bille de verre –
Rue Darwin – Comme un arbre – La Visite – Portrait de fille – Les Mots et
les Gestes – Éducation sentimentale – Fontenay-aux-Roses – Quitter
l’enfance – La Rouille – Les Deux Mains prises.
Disque 2 : La Guitare à Paul – J’aurai ta peau – Choisissez-moi – Oncle
Tom – Affaire d’État – Ambalaba – L’Écho des étoiles – Les Jours
meilleurs – La Chanson du jongleur – Passer ma route – Né quelque part –
L’Homme au bouquet de fleurs – La Petite Fugue – San Francisco – Mon
frère.
couverture

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