Maxime Le Forestier - Ne Quelque Part
Maxime Le Forestier - Ne Quelque Part
Maxime Le Forestier - Ne Quelque Part
com
ISBN : 978-2-35949-048-0
Copyright
Dédicace
L’enfance en la mineur
Go West !
Petit con !
Chienne d’idée
40 % de chanson française
Renaissance
Seconde salve
Remerciements
Bibliographie
Discographie
C’est une maison bleue…
Sophie Delassein
Je n’ai pas eu une enfance aisée. Nous avons commencé à moins nous
restreindre quand ma mère a trouvé un emploi, un job très bien payé mais
intense, qui consistait à faire la traduction synchronisée des dialogues de
feuilletons américains, comme Les Incorruptibles, Mission impossible, etc.,
à raison d’un film par jour, soit seize à dix-huit heures de travail. Elle ne
voulait plus de vaches maigres, de fins de mois difficiles. Elle s’est donc
donnée à fond jusqu’à perdre pratiquement la vue sur l’écran de sa Moriton
de location. À l’époque où seul mon père travaillait, il n’y avait pas
beaucoup d’argent à la maison. Nous habitions un appartement boulevard
Pereire puis rue Juliette-Lambert, près de la porte d’Asnières, ce qui n’était
pas un drame mais restait très compliqué pour une famille de musiciens.
Dans la petite enfance, nous passions nos vacances d’été sur les plages
du Nord, du côté de Berck. À mesure que le temps a passé, nous sommes
lentement descendus jusqu’à Granville, au sud du Cotentin. Ce sont les
dernières vacances dont je me souvienne avec mon père. C’était
certainement en 1961, un an avant leur divorce. L’année de leur séparation,
nous sommes allés pour la première fois en Bretagne, au Val-André, qui est
vite devenu la station balnéaire de mon adolescence. Ma mère avait loué
une maison, puis elle a fini par acheter dans cette région, à Planguenoual
plus précisément, une sorte de ferme typique du coin. Catherine et moi, qui
possédais à l’époque une mobylette, nous passions nos nuits dans une boîte
installée dans un ancien hangar à bateaux. Anne, quant à elle, ne sortait pas
avec nous, mais avait pris l’habitude de rester à l’écart. Ses études
musicales ne lui laissaient guère de répit, et, surtout, en cet été 1962, elle
allait se marier. Elle s’est certes mariée jeune, mais n’oublions pas qu’elle
est de six ans mon aînée.
Ma famille n’a pas été inquiète quand je me suis lancé dans la musique.
Les adultes n’ont pas vraiment leur mot à dire aux enfants dans ce domaine.
Quand un gosse décide de faire de la musique, c’est qu’il a une passion ; et
être passionné, c’est déjà quelque chose, surtout à cet âge. Force est de
reconnaître pourtant que la musique n’est pas un milieu très rassurant pour
une mère. Mais si cela a effrayé la mienne, elle ne me l’a cependant jamais
fait sentir. Lorsque j’ai été renvoyé du lycée Condorcet, par exemple, cela
s’est plutôt bien passé pour moi, contrairement à ce que je redoutais ; on
n’a, bien sûr, pas ouvert le champagne, mais cela ne fit pas un drame non
plus. J’avais toujours été très indiscipliné. Un jour, en cours d’allemand, j’ai
commis ce qui, comme on dit, met le feu aux poudres. Je me suis fait
prendre en train d’utiliser un dictionnaire pendant un contrôle. Je trichais, je
n’étais pas le seul : tout le monde le faisait. Mais moi, j’étais dans le
collimateur des professeurs, qui ne me laissaient rien passer. Je me suis
donc retrouvé à la porte de Condorcet au retour des vacances de Pâques, à
deux mois de la fin de la première. J’ai promis de suivre les cours de
terminale par correspondance, comme mes deux sœurs : c’était dans les
mœurs de la famille. Naturellement, je n’ai plus jamais ouvert un cahier.
À Fénelon puis à Condorcet, j’avais été dans la même classe que
l’écrivain Patrick Rambaud. Dans L’Idiot du village, il se replonge dans ses
années d’enfance, du temps où il était élève à Fénelon, justement. Il était
dans la classe supérieure. Quand il a redoublé, nous nous sommes retrouvés
ensemble à Condorcet, en seconde puis en première. Il était tel qu’il est
aujourd’hui : doté de son fameux esprit de journaliste d’investigation, il
était surnommé « Fouille-merde » par le professeur de français. Il possédait
déjà cette manie d’arriver toujours en avance à un rendez-vous, et ce don de
tout observer. Il ne comptait cependant pas parmi mes meilleurs copains :
de deux ans plus vieux que moi, ses meilleurs amis étaient plutôt en
terminale. Nous nous voyons tout de même de temps à autre.
J’ai depuis tout lu de lui. Pendant très longtemps, il écrivait des livres
tout en étant journaliste au mensuel Actuel. Et puis, l’affaire de Broglie, du
nom du ministre de De Gaulle, a éclaté. En enquêtant, Patrick Rambaud est
arrivé à de telles conclusions qu’il a dû quitter le journal. Il a ensuite publié
un roman fondé sur cette histoire. Mais, jusqu’au succès de La Bataille, ses
livres se vendaient mal. Il fallait pourtant bien qu’il se nourrisse. Il a donc
été nègre, ce qui n’a rien d’étonnant : il a une telle facilité à écrire ! Il
possède également la déontologie parfaite pour ce métier : il a rédigé des
livres dont il ne dira jamais qu’il est l’auteur, pas même à ses meilleurs
amis. Je l’ai vu travailler, c’est impressionnant. Il tape à toute vitesse sur
une vieille machine dont le e ne marque plus. Cet érudit, qui a énormément
lu, vit aujourd’hui entre la rue Montorgueil et une maison à Trouville, au
milieu d’un amoncellement de livres. Voilà un homme que j’apprécie
énormément. Ses Chroniques du règne de Nicolas Ier consolent de
beaucoup de choses.
LORS de mes premiers pas sur scène, je n’avais que quinze ans. Un
souvenir inoubliable. Tous les week-ends, avec mes copains, nous nous
retrouvions Chez Louisette, une sorte de cabaret dans le marché Vernaison,
aux puces de Saint-Ouen. On se serait cru chez Michel Audiard : la salle
aux murs gras sentait la frite, la bière, le mauvais vin. Quant à la patronne,
Louisette, c’était une vraie tôlière de bistrot avec son accent parigot ! Un
groupe de gitans s’y produisait et, un jour, pendant leur pause, un de mes
amis me demanda de lui chanter du Brassens. Un gitan me confia sa guitare
à condition de partager avec lui le fruit de la manche – il y avait une sébile
où les clients jetaient des pièces. Au moment de monter sur scène, mes
sensations furent indicibles. Les gens qui tentent un premier saut à
l’élastique doivent ressentir à peu près la même chose : une peur intense.
Une fois le trac vaincu, on se sent fier. Ensuite, tous les week-ends j’ai été
invité à m’y produire à l’entracte.
Cela dit, l’appréhension reste la même, à quinze ou à cinquante ans,
devant cent vingt personnes au Sentier des Halles ou face à une foule de
quinze mille spectateurs à Bercy.
Chez Louisette, comme dans tous les cabarets, la clientèle ne venait pas
spécialement pour nous écouter, ce qui ajoutait à la difficulté de l’exercice.
Moi, je chantais pour mes copains, le reste m’importait peu. Chanter dans
les bars, dans les restaurants ou en première partie d’une vedette, dans
toutes ces circonstances où le public n’est pas d’avance conquis, est
toujours très formateur, parce qu’il faut attirer l’attention, convaincre,
séduire coûte que coûte.
C’est là, Chez Louisette, que j’ai rencontré Jean-Pierre Kernoa, futur
auteur d’« Éducation sentimentale », « Fontenay-aux-Roses », « La
Rouille » ou « Février de cette année-là ». Sa mère y travaillait comme
serveuse. J’étais accompagné de ma sœur Catherine quand nous avons fait
sa connaissance. Il était plus âgé que nous et avait fait la guerre d’Algérie,
dont il gardait une blessure profonde, au point de ne pas vraiment trouver sa
place dans la société. De fil en aiguille, il nous a proposé ses chansons et,
dès lors, Kernoa a fait partie de notre vie, à Catherine et à moi, pendant des
années. En ce temps-là, il écrivait encore des textes qui avaient vocation à
être mis en musique. Par la suite, il a opté pour la poésie pure. J’ai conservé
quelques-uns de ses poèmes érotiques écrits dans les années quatre-vingt-
dix. Ils sont magnifiques mais inchantables.
La dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit qu’il déchargeait des cageots
dans un supermarché. Contrairement aux idées reçues, un tube ne fait pas
vivre son auteur toute sa vie, même s’il en a écrit quatre ou cinq – d’autant
qu’en ce qui le concerne ce ne furent pas d’énormes succès, à l’instar de ces
chansons qui font plusieurs fois le tour du monde, comme « La Mer » de
Charles Trenet. Même si je continue à la chanter sur scène, « Éducation
sentimentale » ne lui assure pas une rente suffisante pour vivre décemment.
Quand j’ai connu le succès à la fin de l’année 1972 avec mon premier
album, Catherine était déjà tellement loin de tout cela ! Après ce périple au
Maroc cette année-là, elle y est retournée pour s’y installer. Nous nous
sommes vus à Marrakech. Elle avait envie d’un camion pour se promener,
alors je lui en ai fait livrer un au port de Casablanca. Je pense qu’elle a vécu
là-bas quelque chose de très fort. Il fallait voir comme elle s’était intégrée :
elle parlait l’arabe, elle vivait à la marocaine dans la médina où elle élevait
ses enfants. Catherine ne pouvait pas avoir de regrets par rapport au métier,
dans la mesure où elle ne voulait plus en être.
Quant à moi, j’ai préféré vivre cette aventure en solitaire. Je ne regrette
rien.
Peuplée de cheveux longs
De grands lits et de musique
Peuplée de lumière et peuplée de fous
Elle sera dernière à rester debout
Si San Francisco s’effondre
Go West !
Quand j’écrivais plus haut que je n’étais pas moi-même hippie dans les
années soixante-dix, tout en représentant un peu cette communauté, je tiens
à préciser qu’il n’y a pas eu tricherie de ma part. C’est vrai qu’en poussant
la logique jusqu’au bout, mes disques auraient dû porter l’estampille d’un
petit label breton ou être produits par un indépendant comme Pierre Barouh.
Or, ils sortaient déjà chez Polydor, une « multinationale » (elle avait deux
actionnaires, le Hollandais Philips et l’Allemand Siemens). On ne peut
cependant pas mettre en cause ma sincérité dans la mesure où j’étais
parfaitement en accord avec les idées que je défendais dans mes chansons.
L’écologie me touchait vraiment et « Parachutiste » était un texte
autobiographique, un cri qui m’a d’ailleurs entraîné vers la non-violence. Je
me souviens par exemple d’avoir été contacté par l’avocat Jean-Jacques de
Félice au moment où il s’apprêtait à défendre des insoumis devant les
tribunaux militaires. Comme il craignait que son action ne laisse tout le
monde indifférent, il m’a demandé de témoigner, pour attirer l’attention des
journalistes. J’y suis allé sans hésiter et nous avons fait la tournée des salles
d’audience militaires, Félice, Cabu et moi. Cela, c’était concret ! La lutte
contre le service obligatoire a été pour moi très importante, pour une raison
simple : j’ai en effet passé quinze mois de service militaire, dont deux à
Dieuze, dans le 13e régiment de dragons parachutistes, en mars et
avril 1969. On disait qu’il y avait un escadron d’une centaine d’hommes
toujours prêts à sauter en cas de besoin. Le jour où je serais moi-même
breveté, je pourrais faire partie de ces escadrons. On disait aussi que les
plans de vol passaient par Paris. J’en déduis qu’éventuellement ils
pourraient s’attaquer à la capitale. Je vais informer le sous-officier du fait
que, si j’étais amené à sauter sur Paris, j’aurais à combattre mes copains, ce
qui me serait vraiment pénible, difficile, en un mot impossible. Que se
passerait-il dans ce cas ? Il me répond froidement : « Je t’abattrais pour
l’exemple. » Dernièrement, en travaillant avec des historiens militaires sur
la guerre de 1914-1918, j’ai appris qu’il y a eu dans l’histoire des milliers
de militaires français tués par leurs propres officiers parce qu’ils refusaient
de monter au front. Un de ces chercheurs a retrouvé dans les archives le
compte rendu d’un officier qui avait noté : « J’en ai abattu sept ce matin. »
Il fallait vraiment que je m’en aille.
En 1969, rien n’avait vraiment évolué de ce côté-là, dans la mesure où
nos sous-officiers étaient des anciens d’Indochine ou d’Algérie. Pour eux, la
guerre, c’était du réel, du vécu. J’ai appris chez les paras que l’animal le
plus facile à dresser est l’homme, parce qu’il a peur de l’avenir. Il suffit de
le menacer pour que, dans 99 % des cas, il obéisse. L’animal, au contraire,
se fiche de la menace, il faut le punir tout de suite. À l’arrivée dans le
régiment, nous étions trois cents, dont deux tiers d’antimilitaristes. Au bout
de deux mois, nous n’étions plus que deux à rejeter le système. Les autres
avaient fini par trouver à l’armée de bons côtés, à commencer par la
métamorphose physique. Quand on parcourt une dizaine de kilomètres tous
les matins, qu’on fait du sport toute la journée, les muscles se développent
forcément. Et puis, nous étions gavés de bromure, jusqu’à la semaine
précédant la première permission, ce qui nous rendait particulièrement
performants au moment de retrouver nos petites amies. Les esprits faibles
pensent qu’ils le doivent à l’armée. Je peux être un esprit faible : si j’y étais
resté, peut-être aurais-je fini par adhérer à l’institution militaire. Ce qui est
sûr, c’est que, sans le soutien de mes amis, j’aurais dépéri. Serge Reggiani,
qui par l’intermédiaire de Jacques Bedos venait d’inscrire une de mes
chansons à son répertoire, m’écrivait. Parallèlement, Bedos me tenait
régulièrement au courant de l’évolution des choses. Moustaki, lui, me
faisait toujours envoyer son courrier par la maison de disques. Les
enveloppes marquées Polydor me posaient vis-à-vis de mes supérieurs. Les
deux lettres qui m’ont le plus touché sont celle de Serge Lama (il m’a écrit
un long et beau texte sur la solitude) et, dans un autre genre, celle de Joël
Favreau, dans laquelle il me conseillait de ne pas me laisser avoir par eux,
de ne pas jouer leur jeu, de ne pas entrer dans leur système. Pour cela, me
recommandait-il, je devais commencer par refuser leur langage. Il avait
joint un petit glossaire : on ne dit pas « un casque » mais « un chapeau de
métal », on ne dit pas « une corvée de chiottes » mais « l’amélioration de
l’état des latrines », on ne dit pas « un fusil » mais « un bâton à mitraille »,
et ainsi de suite. Il avait traduit un certain nombre de termes communément
employés dans l’armée et me recommandait de les utiliser, pour leur faire
comprendre d’emblée que j’étais différent et les inciter à me virer. Son plan
n’a malheureusement pas fonctionné. Ils ont tout de même fini par me
muter parce que je m’étais évanoui pendant une prise d’armes. À
l’infirmerie, sitôt revenu à moi, j’attrape une guitare qui traînait là. Nous
étions peu en France à connaître la technique du picking : il m’a fallu trois
semaines pour l’enseigner au toubib. Ce retard pris à l’entraînement m’a
rendu inapte à sauter en parachute. On peut donc dire que ce geste simple
de la main droite aura influé sur le cours de ma vie.
Je m’étais retrouvé chez les paras après le putsch d’Alger, quand de
Gaulle ordonna qu’une partie des régiments d’élite soit composée d’appelés
pour éviter de nouveaux incidents. Moi, je me retrouvai carrément au cœur
d’une formation de commandos. Les dragons parachutistes sont l’élite de
l’élite. Les soldats qui se sont fait prendre au-delà des lignes irakiennes
avant la première guerre du Golfe en faisaient partie, de même que pas mal
de futurs agents des services secrets, puisque ce régiment formait des
soldats au renseignement. Ils étaient parachutés au-delà des lignes
ennemies, observaient et s’enterraient pour communiquer un maximum
d’informations. En 1997, quand j’ai tourné un peu partout dans le monde
avec le répertoire de Brassens, je suis passé par Djibouti, où j’ai croisé un
capitaine parachutiste. Nous nous sommes demandé pourquoi on m’avait
placé là et nous sommes tombés d’accord sur le fait que je présentais le
profil idéal : vingt ans ; non-bachelier ; habitant la banlieue ; parents
divorcés ; ouïe excellente ; pas de métier (car chanteur, on le sait, ce n’est
pas un métier). L’officier recruteur qui vit passer ma fiche a dû penser que
l’armée me ferait du bien. Résultat : j’ai écrit « Parachutiste », qui est
devenue un pamphlet antimilitariste.
Ce capitaine parachutiste m’a confié que personne ne m’avait tenu
rigueur d’avoir écrit cette chanson. C’était la faute de la corporation, des
« connards de la hiérarchie » qui envoyaient dans des commandos d’élite
des jeunes qui ne l’avaient pas souhaité. Les professionnels étaient furieux
parce que les places étaient chères. Beaucoup en rêvaient. Pour eux, il
fallait passer par Polytechnique.
La chanson « Parachutiste » a provoqué des réactions plus vives chez
les anciens combattants que chez les militaires en activité. Plus d’une fois,
les associations d’anciens combattants ont organisé des défilés de
protestation devant les théâtres où je me produisais. Je recevais aussi toutes
sortes de menaces. J’ai été agressé physiquement à Europe 1 ; et cette fois
ce n’étaient pas des anciens combattants, mais les membres du Comité de
défense de l’armée, un groupuscule d’extrême droite que dirigeait le sergent
Dupuy de Méry. Le Front national n’existait pas encore, mais je présume
qu’une partie des membres du CDA a rallié le FN par la suite. Après avoir
passé les barrages avec la complicité du service d’ordre d’Europe 1, le
commando a déboulé dans le studio où j’étais en charge de la
programmation pour la journée entière. Ils m’ont jeté à terre : coups de
poing dans la figure, coups de pied dans les côtes… Rien de cassé, mais
quand même. Il y avait avec moi Alain Le Douarin, Patrice Caratini, Claude
Manceron et Régis Debray. Nous étions cinq contre quinze. Régis Debray,
qui avait obtenu l’autorisation du port d’armes à la suite d’une menace de
mort, a dû penser un instant que ces hommes étaient venus pour le
supprimer. Claude Manceron était infirme, quant à Le Douarin (qui était
très peu épais), il n’a pensé qu’à protéger nos guitares. C’est vrai que nous
y tenions particulièrement, nous les avions attendues pendant un an et elles
sortaient pour la première fois. J’ai demandé à nos assaillants ce qu’ils
voulaient. Ils m’ont répondu : « L’antenne. » Je la leur ai cédée, ils ont
commencé à parler et, comme chaque fois qu’on n’apporte pas la
contradiction à des crétins, au bout de trois ou quatre minutes ils n’avaient
plus rien à dire. Pendant le flash d’information, un moment de flottement au
sein du groupe m’a permis d’aller m’enfermer dans un autre studio. On m’a
rendu l’antenne pour expliquer la situation aux auditeurs. J’ai reçu aussitôt
des dizaines de témoignages de solidarité. Serge Reggiani fut le premier à
me téléphoner, mais je le décourageai de venir. Je demandai aussi à Alain
Krivine, alors porte-parole de la LCR, de ne pas rassembler dans l’heure
assez d’hommes pour me délivrer, comme il me le proposait. Finalement,
des camionneurs m’ont appelé pour m’avertir de leur arrivée, et ils sont
venus en effet, créant en quelques minutes un embouteillage monstre rue
François-Ier. Le commando a été évacué sans dommages sous la haute
protection des CRS. On les a laissés partir sans que je comprenne vraiment
pourquoi. Peut-être parce que j’avais refusé de porter plainte. Le soir même,
nous dînions tous chez moi et, le lendemain matin, je recevais du bureau
d’Alain Krivine une enveloppe contenant les photos de mes agresseurs. J’en
ai revu un quelques années plus tard, à France Inter. Il faisait partie de la
sécurité, du temps où les services d’ordre étaient tous plus ou moins
d’extrême droite. J’étais avec Le Douarin. Nous ne lui avons même pas
adressé la parole.
Quelques mois avant d’être appelé chez les paras, j’assistai aux
événements de Mai 68, mais, n’étant pas moi-même étudiant, je n’ai jamais
fait partie du flot des manifestants. J’ai passé Mai 68 avec quelques potes
de lycée et, surtout, en compagnie de Georges Moustaki, qui avait eu l’idée
géniale de monter une tournée dans les usines en grève. Catherine et moi
levions le torchon, Moustaki chantait, Boby Lapointe prenait le relais et
enfin l’accordéoniste Marcel Azzola, la tête d’affiche, faisait danser les
gens. La soirée se terminait par un gigantesque bal. Nous avons chanté dans
trois ou quatre usines, dont celle de la Snecma, du côté du boulevard Victor.
La scène était montée au milieu des moteurs d’avions en construction,
c’était hallucinant. Voilà pour ma participation à la contestation.
Aujourd’hui, quand je vois la manière dont les meneurs de l’époque ont
évolué, je me dis qu’il valait mieux que le mouvement foire, parce que s’ils
avaient pris le pouvoir… Beaucoup d’entre eux ont considéré les Khmers
rouges comme les libérateurs du Cambodge. Dans cette cuvée 68, il y a
ceux qui sont restés fidèles à leurs idéaux de jeunesse, ceux qui sont passés
à l’ennemi, et les autres. C’est fou le nombre d’ex-trotskistes et d’ex-
communistes devenus patrons et hauts fonctionnaires (apparatchiks, en
somme) ; on en trouve dans l’audiovisuel. Ils n’ont pas tellement changé.
Au fond, s’ils ont fait la révolution, c’était bien pour en prendre la tête. Ils
portaient déjà le masque du pouvoir, mais je ne m’en rendais pas compte,
ou alors ce masque était particulièrement réaliste. Maoïstes, à condition
d’être au comité central.
Finalement, je serais tenté de dire que cette révolution n’a pas été aussi
utile que certains nous l’expliquent depuis. Elle a tout de même marqué la
fin de De Gaulle – mais non pas du gaullisme –, la fin d’une certaine idée
de la France comme la famille Le Pen peut la regretter. Les mœurs se sont
un peu libérées. Mais la question se pose : est-ce Mai 68 qui a libéré les
mœurs ou l’arrivée de la pilule en 1967 ? Sans cette révolution, Simone Veil
aurait-elle pu faire passer sa loi sur l’avortement en 1975 ? Je pense que
c’est un ensemble, une évolution qui s’inscrit dans le cours de l’histoire. La
preuve, c’est qu’elle n’est pas propre à la France. Il y a eu des mouvements
similaires partout en Europe. Si les choses ont bougé, c’est peut-être le fait
de la génération de l’après-guerre, qui devenait adulte et tenait à le faire
savoir.
Des années après, j’ai écrit une chanson, « Les Jours meilleurs », qui
évoque les années soixante-dix et ce que j’en retiens. Elle prend sa source
dans cette sorte de haine, née vers 1980, de tout ce que représentaient les
années soixante-dix. Dans la presse, que ce soit dans Libération ou dans
Actuel, on a vu un revirement brutal. On balayait tout ce qui s’était passé,
on reniait les hommes et leurs idées. Qu’avions-nous fait de si mal, nous les
enfants de la guerre nés sur des ruines, à part rêver d’un monde meilleur,
espérer des lendemains qui chantent ?
Cette chanson est sortie en 1983 dans l’indifférence générale, mais j’ai
continué obstinément à l’inscrire à tous mes tours de chant. Bien qu’elle
n’ait pas eu de succès, elle faisait partie des anciennes qui restaient. Ironie
du sort, elle est ressortie en single en 2003. Elle aura mis vingt ans pour
marcher. À croire que le public des années deux mille était plus apte à
l’entendre et à l’apprécier que celui de 1983. Sans doute ce recul était-il
nécessaire.
À quoi tu penses donc, laquelle as-tu choisieDes
ruses que les hommes ont trouvées
jusqu’iciPour rendre la mort moins cruelle ?
Petit con !
Bien avant ces deux tournées, dès 1979, donc du vivant de Brassens, je
lui avais déjà consacré un tour de chant complet. Il n’était pas venu car il
était déjà très malade, mais il en avait eu vent. Sur le moment, je n’ai pas su
ce qu’il en avait pensé, ni après puisque je ne l’ai plus revu – il est mort en
1981. Cependant, Mario Poletti m’a beaucoup ému quand, après sa
disparition, il me montra une cassette, une copie pirate de mon disque, sur
laquelle Brassens avait écrit de sa main : « Le Forestier chante Jojo. » Il
avait donc aimé.
Je suis heureux d’avoir rendu hommage à Brassens de son vivant. De
même que j’ai rendu hommage à Reggiani et à Félix Leclerc quand ils
étaient encore de ce monde. Pour Félix, nous avions donné un spectacle au
festival de Bourges en sa présence. J’avais interprété « Le Tour de l’île » et
« Bozo », sur des arrangements de François Rauber.
Le temps passe, et mon intérêt pour l’art de Brassens ne s’émousse pas.
Nous avons tous des poèmes, des romans ou des films que nous
connaissons par cœur mais dans lesquels nous nous replongeons
régulièrement, et chaque fois découvrons des détails qui nous ont échappé.
J’ai beau chanter et rechanter les chansons de Brassens, j’y prends toujours
du plaisir parce qu’elles sont vraiment faites pour la voix et la guitare
ensemble. Si je chante Brassens sans m’accompagner, je perds la moitié du
plaisir. Le cerveau n’a pas besoin de se mettre en ébullition, c’est cohérent,
naturel. L’instrumentation est extrêmement minimaliste (une guitare, une
voix) mais suffisante. Je trouve même la contrebasse superflue.
Tino Rossi, Mireille et Jean Nohain sont les chanteurs qui ont bercé la
jeunesse de Brassens, car sa mère les écoutait à la radio. Je conçois qu’il ait
pu avoir une admiration professionnelle pour les mélodies de Vincent
Scotto, mais, personnellement, le personnage de Tino Rossi m’a toujours
plutôt fait rire, parce qu’il me paraissait d’un autre monde. Ce qui est idiot,
au fond, car je ne le connaissais pas vraiment : je ne l’ai rencontré qu’une
seule fois. La particularité de Tino Rossi, c’était sa voix. Une anecdote à ce
propos est restée célèbre : la première fois qu’il se produisit à l’Alcazar de
Marseille, il y avait un bordel monstre dans la salle et, soudain, une voix de
stentor se mit à hurler : « Taisez-vous, laissez-moi écouter le mime ! » Il
faut dire que le chanteur n’avait pas une grande puissance vocale. Avec
Jean Sablon, il a été le premier à utiliser un micro.
Pour tout dire, j’ai du mal à admettre que Brassens ait pu tellement
admirer Tino Rossi, ce qui, au fond, est stupide, car sans doute l’appréciait-
il vraiment. Mais je préfère mettre l’accent sur Vincent Scotto. À l’inverse,
je comprends parfaitement son admiration pour Mireille et Jean Nohain, qui
furent parmi les premiers (avec Jean Tranchant) à faire swinguer la langue
française. Leurs chansons étaient vraiment bien faites. Malheureusement,
on garde une image un peu ridicule de Jean Nohain, celle de l’émission
télévisée « Trente-six chandelles », où « tout le monde il était beau, tout le
monde il était gentil ». Il présentait la première émission de variétés qui
n’était ni meilleure ni moins bonne que celles de Guy Lux ou des
« Numéro 1 » de Maritie et Gilbert Carpentier. Mais ce personnage
d’animateur de télé a fait totalement oublier le formidable parolier qu’il
avait été. Mireille aussi, c’était quelqu’un ! Récemment, je me suis plongé
dans son autobiographie, Avec le soleil pour témoin, où elle raconte des
anecdotes de sa vie avec Emmanuel Berl. Quand la guerre éclata, ils prirent
la fuite avec Malraux pour la zone libre. Dans le train, Malraux, qui était
bourré de tics, crevait de peur à l’idée que les flics puissent le reconnaître.
Berl le rassura : s’ils devaient d’emblée identifier une personne dans ce
compartiment, ce serait Mireille. Effectivement, quand des agents de police
arrivèrent, ils demandèrent immédiatement un autographe à Mireille sans
prêter attention aux deux hommes qui l’accompagnaient. C’était une star.
Moi, je la considère comme une pure jeune fille de bonne famille qui avait
rapporté des éléments de jazz de ses années passées aux États-Unis.
Pourtant, c’est Charles Trenet qui restera dans l’histoire comme celui qui, le
premier, aura amené le swing dans la chanson française, de même que l’on
retiendra qu’Elvis Presley a inventé le rock’n’roll en oubliant tous ceux qui
avaient fait le chemin avant lui. Il est seulement, comme Trenet, celui qui a
su le mieux exploiter le filon.
Aujourd’hui, je n’écoute plus les chansons de cette époque, mais il peut
m’arriver de me les fredonner : « Couchés dans le foin », « Ce petit
chemin »…
En 1975, j’ai connu une sorte de dépression liée au succès. J’ai paniqué
à la vue des affiches du Palais des congrès en quatre mètres sur trois sur les
murs de Paris. Certains en raffolent, mais, moi, c’est le genre de choses qui
m’a toujours angoissé. L’été suivant, pour la première fois, je me suis rasé
la barbe et je suis parti, en juillet, avec Alain Le Douarin pour un long et
beau voyage. Alain et moi avions la même envie de nous tirer. Pour ma
part, j’étais perturbé, je ressentais un besoin urgent de retrouver de vraies
valeurs, de prendre l’air, parce que cela ne tournait plus rond dans ma tête.
Le succès m’avait partiellement détruit.
Nous sommes partis d’Irigny, dans la banlieue sud de Lyon. Près de
Chablis, le village d’Anne Sylvestre, j’avais acheté pour 500 francs un
corbillard municipal. Par ailleurs, je m’étais fait prêter par un copain
garagiste une sorte de plate-forme qui sert à transporter les voitures de
formule 1. J’avais mis mon corbillard dessus et attelé le tout à mon Range
Rover. Je suis allé dans cet équipage improbable à Irigny, où vivait mon ami
Edmond Reynaud, un excellent dresseur de chevaux rencontré chez Nuno
Oliveira. Reynaud était fou, mais d’une folie qui confine au génie. Pour
payer les frais de vétérinaire de son étalon portugais, Escudero, il songeait à
louer son pré dans lequel vivaient ses deux juments : Astrée, dix ans, toute
grise, et sa fille Fanfare, quatre ans. Reynaud vivait proche de ses chevaux,
au point de les laisser entrer dans sa maison, comme des animaux de
compagnie. Quand il allait boire un verre au bistrot du village, il entrait
avec Fanfare. Pour l’aider à résoudre ses problèmes d’argent, je lui proposai
d’atteler les deux juments afin de libérer son pré et de dresser Fanfare à
l’attelage par la même occasion.
Nous savions juste que nous allions vers le Sud, en n’empruntant que
les petites routes. Je menais ce convoi qui faisait un boucan monstre, les
roues étaient en bois et en fer, sans pneu. Le premier jour, nous n’avions
parcouru que six kilomètres mais nous étions épuisés. On dormait dans les
champs, et au petit matin on repartait. En fin d’après-midi, on buvait un
verre dans le village le plus proche, on discutait avec les gens pour leur
demander où loger nos juments pour la nuit. Soit les clubs hippiques nous
accueillaient, soit un paysan nous prêtait un lopin de terre. Parfois, le maire
nous offrait le terrain de foot. Nous avions quand même apporté avec nous
cinquante kilos d’avoine, ce qui nous donnait une courte autonomie, mais il
fallait trouver de l’eau et de l’herbe pour les juments. On a toujours été bien
accueillis, sauf à Suze-la-Rousse, où on s’est fait virer par les gendarmes,
qui nous ont pris pour des Gitans. Il est inutile que le maire de Suze-la-
Rousse m’écrive pour me dire que le pays a changé, je le sais.
La période d’écriture, qui dure environ six mois, est magique. J’aime
aussi le studio et j’adore la scène. Finalement, la promotion est le moment
le moins enthousiasmant. Quand, pendant des mois et des mois, on a donné
le meilleur de soi-même, que ce soit en écrivant ou en enregistrant avec les
musiciens, qui sont précis et exigents, c’est très difficile de se retrouver
dans les contraintes d’un plateau de télévision.
Entre 1978 et 1988, j’ai traversé une mauvaise passe sur le plan
professionnel mais, curieusement, je ne m’en suis pas vraiment rendu
compte. Dave compare la ringardise au cocufiage : le premier concerné est
le dernier averti. Quand un disque marche moins bien que le précédent, on
mise sur le suivant. L’expression « traversée du désert », je l’ai entendue
pendant la promotion de Né quelque part, justement au moment où j’en
sortais. Et longtemps, je l’ai réfutée, je répondais que c’était un désert fait
de belles oasis. Il a fallu du temps avant que j’admette qu’il y avait eu
véritablement une baisse de régime. J’ai relativisé pas mal de choses après
cette période, j’ai mieux mesuré la valeur de l’amitié, notamment. Je reste
persuadé que je devais prendre ce chemin. Sans cela, je n’aurais sans doute
jamais écrit Né quelque part ni Passer ma route. Je n’aurais pas fait non
plus tout un chemin personnel qui aujourd’hui me paraît très bénéfique.
Je savais qu’une carrière était faite de hauts et de bas. J’avais dû en
avoir le pressentiment, car, quand Bertrand de Labbey a renégocié mon
contrat avec Polydor à la fin de l’année 1975, j’ai demandé une liberté
totale pendant une longue période, que cela marche ou pas. Nous avons
donc signé pour cinq albums sur dix ans. Les quatre premiers se sont
plantés, le cinquième a marché. Il était nécessaire que je prenne ce virage
musical, je ne pouvais pas me contenter éternellement de mes accords de
guitare tels que je les concevais. Mes disques ne se sont plus vendus, je
n’étais plus à la mode. Mon seul regret, quand j’ai pris ce tournant, est de
n’avoir rien expliqué à personne. Plus tard, je me suis dit que j’aurais dû au
contraire communiquer là-dessus.
Quand Jacques Bedos a quitté la maison vers 1977-1978, j’ai perdu
mon principal soutien. Il était mon ami aussi (il l’est encore) ; il y a toujours
eu une grande part d’affectif dans mes relations avec les gens qui travaillent
avec moi. Je n’aime naturellement pas beaucoup qu’on me prive de
quelqu’un de talent. Jacques Kerner s’est fait remercier trois ans plus tard.
Au début des années quatre-vingt, il y a eu un séisme dans le show-
business, avec l’arrivée de la FM et le passage des maisons de disques de
l’artisanat à l’industrie. C’étaient les années Bernard Tapie, où il était de
bon ton d’être efficace : le marketing était devenu fondamental.
Quand je pense qu’à aucun moment je n’ai eu conscience de « passer à
côté », je me dis que j’ai été follement inconscient. C’était pourtant tangible
dans la mesure où, dès 1984, il n’y avait même plus assez de public pour
justifier une tournée. Déjà, celle de 1983, qui a suivi la sortie de l’album
Les Jours meilleurs, avait été difficile à organiser. Après cette tournée à
l’arraché et jusqu’en 1989, je ne suis pas monté sur scène en France.
Parallèlement, j’avais d’importantes difficultés financières. Les années
1984, 1985 et 1986 ont été dramatiques. Bref, il y avait des signes tangibles
qui prouvaient que cela ne marchait plus.
Durant cette période, j’étais souvent à l’étranger. À la fin des années
soixante-dix, j’ai enregistré l’album N° 5 au Canada avec François
Cousineau, avant d’entamer l’écriture d’un autre disque que je n’ai jamais
terminé. Ensuite, au début des années quatre-vingt, j’ai vécu partiellement
au Brésil pendant deux ans, le temps de prendre mes distances avec le
métier. Je me promenais, je rencontrais des gens.
Là-bas, je ne cherchais rien. J’avais trouvé : en France, j’étais tombé
amoureux d’une Brésilienne et j’étais allé vivre dans sa famille, qui habitait
à Vitória (entre Rio de Janeiro et San Salvador), la capitale de l’État
d’Espírito Santo. C’est une ville portuaire assez riche, par où transitent tous
les minerais du Minas Gerais, une ville de commerce qui connaît moins la
misère que Rio ou São Paulo. J’en ai pris plein la figure. C’est un pays où la
moyenne d’âge est particulièrement basse, où la chanson est fondamentale,
car c’est par elle et par les telenovelas – les feuilletons télévisés – que
passent la culture et l’information. Je connaissais le pays pour l’avoir visité
une première fois avec Georges Moustaki. Nous étions allés à São Paulo à
l’occasion d’une émission de télévision franco-brésilienne.
Je fais référence à cette influence brésilienne dans Les Rendez-vous
manqués, où Luis Antonio chantait dans « Histoire de plantes » et où Betina
jouait des percussions dans « Je pense à vous ». Je n’aime pas emprunter la
musique d’un pays, je préfère piquer ici et là quelques éléments pour les
mélanger à ma façon. Aujourd’hui, les musiques sont très étiquetées : ce qui
est argentin n’est pas brésilien, ce qui est brésilien n’est pas caraïbe et ce
qui est caraïbe n’est pas cubain. Chaque fois qu’une chanson semble trop
appartenir à un pays, j’essaie de la transporter ailleurs. Aucune de mes
chansons ne doit être située géographiquement. Même « Ambalaba », qui
est un séga typique de l’océan Indien, je l’ai profondément modifiée. Ma
version est entièrement faite avec des machines. Le plus drôle est que, à
l’île Maurice, c’est cette version que les orchestres locaux reprennent !
Contrairement au rock, à la samba ou au chaabi, la tradition musicale
française n’est pas très typée, à part peut-être les danses paysannes. C’est
pourquoi j’ai toujours aimé explorer d’autres cultures. En 1983, j’avais fait
« Shéhérazade et sa sœur » en donnant l’illusion complète qu’il s’agissait
de musique arabe, alors qu’il n’y avait que des synthés. C’est le Maghreb
qui est venu à moi en 1999, via le chanteur kabyle Idir, pour un duo sur son
album Identités. Auparavant, j’avais reçu une cassette audio où un gamin de
Tizi Ouzou avait traduit « San Francisco » en kabyle. Il a grandi, puis il a
malheureusement disparu. Il s’appelait Brahim Izri.
Quand je suis allé vivre au Brésil, je n’allais pas bien du tout. J’ai pris
conscience de la nécessité de consulter un soir de 1983, dans ma loge à
Bobino. En première partie, j’avais engagé Louise Portal et sa sœur, que je
trouvais magiques. L’une jouait des claviers, l’autre chantait.
Malheureusement, Louise est venue seule ; la première partie avait moins
d’intérêt. Parallèlement, mon spectacle tournait un peu à vide et, surtout, je
me séparais de la mère de mon fils, Philippe. Pendant le tour de chant de
Louise, j’ai réalisé que tout allait mal pour moi, dans la vie comme à la
scène, et que j’en étais le principal responsable. J’ai pris la décision de m’en
sortir et, dès le lendemain, j’avais rendez-vous avec un psy. Je l’ai vu
régulièrement pendant deux ans. J’ai fait un petit tour en moi-même pour
comprendre un peu de ce que je n’avais pas compris quand j’étais petit. Ce
travail m’a éclairé sur le pourquoi et le comment des choses que j’avais
faites dans ma vie. C’est un beau voyage qui permet d’apprendre à se
connaître et qui prend fin quand on a le sentiment d’aller mieux. Je
fréquentais des gens qui étaient en analyse depuis dix ou quinze ans et je ne
voulais surtout pas tomber dans ce travers. Je tenais à garder quand même
un peu de fraîcheur. Deux années d’analyse m’ont suffi à comprendre les
grandes lignes, à identifier mes handicaps, et les deux années qui ont suivi
m’ont permis d’y remédier.
Le travail et la vie sont étroitement et étrangement mêlés. La chanson
est ma vie, je ne décroche jamais. Si mes textes étaient abstraits à cette
époque, c’est peut-être que je n’avais pas envie d’être compris. Je pense que
j’ai été plus échaudé que je ne l’ai écrit précédemment par l’aspect politique
de mes premières chansons, qui étaient trop explicites. Je ne contrôlais plus
rien. C’était excessif, je ne me sentais pas capable d’assumer ce rôle. J’en ai
souffert. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’avais moins envie d’être
compris. J’explorais aussi d’autres formes d’expressions, littéraires et
musicales, ce qui souvent va de pair : quand on modifie l’approche
musicale, on modifie celle du texte. On fait davantage attention à la
rythmique, à la longueur des notes et à la brillance des syllabes.
Il ne faut pas mélanger l’inspiration avec le fait d’être ou non en phase
avec soi-même. Ce n’est pas parce qu’on ne l’est pas qu’il faut renoncer à
écrire. Cette aphasie qui s’entend dans les chansons est aussi une forme de
sincérité.
POUR monter sur scène, l’ego est capital, indispensable. La folie aussi,
parce qu’il faut quand même être un peu allumé pour avoir un tel désir, et
encore plus allumé pour le réaliser en étant persuadé qu’avec la simple
force de la voix on va captiver les foules pendant deux heures.
Je me souviens d’un guitariste un peu vedette qui lançait « pour en
revenir à moi » quand la conversation ne l’intéressait plus. L’ego, c’est ça.
Quand le succès a pointé son nez, je n’entendais plus la vérité, je ne
rencontrais plus d’opposition et, les seules personnes susceptibles de me
contredire, je les avais perdues de vue. À ma décharge, il est très particulier
d’avoir tous les regards qui se posent sur vous dans la rue, au restaurant,
partout, tout le temps. Sans parler des portables.
Aujourd’hui, même si mon ego est toujours en place, je ne suis plus
dans ce schéma. C’est un cadeau que m’ont fait les années creuses. Je pense
que l’orgueil s’estompe avec l’âge, l’expérience et la paternité. Quand on a
un enfant, le nombril se déplace.
Avoir de l’ego, c’est croire en soi. Mais la frontière est fine entre
confiance en soi et mégalomanie, qui est sans doute la déformation de la
confiance en soi.
Si la femme d’un artiste est artiste elle-même, cela fait deux volcans
dans le même cratère. Si elle ne l’est pas, elle a intérêt à faire
particulièrement attention à elle, sous peine de se faire dévorer, plus par
l’entourage que par l’artiste d’ailleurs. Laurent Baffie me racontait qu’un
jour, alors qu’il se trouvait face à une horde de photographes, l’un d’eux a
carrément poussé sa femme pour l’avoir seul sur le cliché. Quelle violence !
Heureusement pour mon épouse, je n’ai jamais vraiment été la cible des
paparazzis.
À une époque, il y a quand même eu quelques sujets sur moi dans ce
qu’on appelle la presse à scandale. C’était dans les années soixante-dix,
quand je vivais avec Diane Dufresne. Nous avons vécu une courte et belle
histoire d’amour qui a fait les beaux jours des « pélados », au Québec. On
les appelait les pélados, du nom de celui qui possédait ce groupe de presse.
Là-bas, les lois sur la protection de la vie privée sont beaucoup moins
strictes qu’en France.
Ma relation avec Diane Dufresne fut si compliquée qu’elle ne dura
qu’un an. Il y avait un conflit d’ego, bien sûr, mais en outre nous voyions la
vie et appréhendions nos carrières de manières diamétralement opposées.
De mon côté, c’était très intérieur, tandis qu’elle payait vraiment de sa
personne, peut-être parce qu’elle n’était alors qu’interprète. Elle n’était pas
encore auteur et n’écrivait que ses shows. Sur de grands cahiers, elle notait
tout ce qui allait se passer sur scène, jusqu’au moindre détail : la lumière, le
costume, les gestes, etc. Elle faisait pas mal de fautes d’orthographe, qu’elle
corrigeait par des dessins en couleurs. Ses cahiers sont de véritables œuvres
d’art. Elle est d’ailleurs devenue peintre. Nous nous croisons parfois mais
n’avons plus grand-chose à nous dire, pas grand-chose en commun. Nous
avons vécu un amour transatlantique, ce qui coûte très cher en notes de
téléphone et en billets d’avion, mais secoue bien la tête et le cœur. Elle
travaillait beaucoup et moi aussi, si bien qu’on se voyait très peu. Nous
avons quand même vécu ensemble deux mois à Los Angeles ; deux mois de
vie commune qui ont eu raison de notre couple.
Je me suis pris de passion pour l’équitation par hasard, vers seize ans.
J’avais rencontré un assistant de télévision qui arrondissait ses fins de mois
en travaillant le week-end à la Vallée des Peaux-Rouges, une sorte de parc
d’attractions près d’Ermenonville. Il m’avait dit qu’ils cherchaient des gens
pour jouer aux cow-boys. Je me suis présenté, et pendant plusieurs mois j’ai
attaqué des diligences. Si étrange que cela puisse paraître, cette expérience
m’a donné envie d’apprendre à monter à cheval. Cela n’a pourtant pas été
simple. À cause de mes cheveux longs, j’étais systématiquement refoulé à
l’entrée des centres hippiques de la région parisienne, alors tenus par des
sous-maîtres du Cadre noir. Un jour, dans un club un peu bord cadre, j’ai été
accueilli par un écuyer nommé Jean Grandemange, qui a bien voulu
m’admettre tel que j’étais et m’enseigner les rudiments de la basse école.
Au bout de deux ans, il a considéré qu’il n’avait plus rien à m’apprendre et
il m’a envoyé chez son maître, au Portugal. C’était Nuno Oliveira. Je venais
juste de toucher mes premiers droits d’auteur de « Ballade pour un traître »,
qu’interprétait Serge Reggiani. Mes 4 000 francs en poche, je suis parti pour
le Portugal, où j’ai tenu deux mois et demi tout compris : les leçons, les
repas et le logement. En réalité, Oliveira me faisait payer un cours sur
quatre parce que j’étais musicien, car les musiciens ont le sens du rythme, et
la cadence est un des secrets de l’équitation. Il avait aussi probablement
deviné que j’étais fauché et l’argent ne l’intéressait pas vraiment. Les fils de
riches payaient pour les autres. Je suis arrivé en 1972 à l’ancien manège de
Nuno Oliveira, dans la banlieue nord de Lisbonne. Il y avait deux bâtiments
côte à côte absolument semblables : le manège d’un côté, l’écurie de
l’autre. Je suis arrivé par l’écurie, où il y avait une trentaine d’entiers, cul
contre cul au point de se toucher. Nuno Oliveira, qui était au fond, m’a
demandé : « Êtes-vous Jésus-Christ ou Raspoutine ? » J’ai décliné mon
identité, il m’a répondu qu’il m’attendait, qu’on l’avait prévenu de mon
arrivée. Pour aller lui serrer la main, il a fallu rassembler tout mon courage
et me frayer un chemin parmi les croupes des chevaux.
Plus tard, chassé de la banlieue lisboète par l’urbanisation, il a construit
une nouvelle école à flanc de colline. Tout en haut, il y avait une carrière,
on descendait un sentier et on arrivait au manège couvert. Pour atteindre
son bureau, il fallait descendre un autre petit sentier. Un peu plus bas, il y
avait le bureau de Joao, son fils. Et, encore plus bas, un élevage de cochons,
et puis les écuries. Au fond de la vallée se trouvait sa maison, dont chaque
chambre avait la taille d’un box.
J’étais déjà mordu d’équitation, mais je l’ai été encore plus après avoir
rencontré Nuno Oliveira, l’un des meilleurs écuyers du siècle, sinon le
meilleur. Cet homme fait partie des grands personnages de ma vie, ceux qui
m’ont changé, qui m’ont fait évoluer. Il y a eu Georges Brassens, Luc
Alexandre, Georges Moustaki et Nuno Oliveira. C’était un oiseau rare qui
avait la connaissance, le talent et ce don qu’ont les grands pédagogues
d’exprimer par des mots ce qui est de l’ordre de la sensation. Quelques
élèves qui ont travaillé sous sa direction sont encore vivants. Il pratiquait
une équitation héritée du XVIIIe siècle, la plus belle de toutes, ce qui s’est
fait de plus fin depuis que l’homme monte les chevaux. Lors de ma
première leçon au Portugal, j’ai monté Ladino, un Arabe au dos
extrêmement dur. Les anciens élèves se souviennent de Ladino : il
ressemblait à une gravure équestre quand il était monté convenablement, et
à un tréteau quand il était monté par un débutant. J’ai monté ce tréteau
pendant deux mois, deux fois par jour. Une fois, en plein galop, Oliveira me
fit signe de m’arrêter. Je me dirigeai vers lui – il était perché dans une
tribune surélevée, à la hauteur des cavaliers –, il se pencha vers moi et me
demanda à voix basse : « Avez-vous déjà fait l’amour debout ? » Je
répondis que oui, et lui me dit calmement : « Mettez au galop. » Plus jamais
mon cul n’a quitté la selle. Il avait raison, c’était le même mouvement.
Ensuite, il m’a donné un cheval un peu plus élégant pour apprendre le
piaffer, le passage, les changements de pied… J’ai commencé à
m’imprégner de l’esprit de cet homme, de ce magicien.
Je me souviens d’avoir souffert pour faire galoper à faux mon cheval
Faris. Le galop est une allure asymétrique ; on galope à gauche ou à droite.
« À faux » signifie que l’on galope à gauche en tournant à droite, pour
rendre sa verticalité au cheval afin qu’il ne se couche pas dans les virages.
Le mien ne voulait rien savoir. Oliveira me propose alors de le retrouver à
Bruxelles, où il donnait un stage. Je fais grimper le cheval dans le van et
passe la frontière. On le laisse se reposer deux jours et deux nuits, avant que
je fasse ma démonstration au maître. Le moment venu, je me heurte au
même refus de Faris. Comme j’insiste, il devient blanc d’écume tandis que
je sens l’impatience de Nuno Oliveira. Il me demande la permission de
monter mon cheval ; il me reste alors juste assez d’humour pour lui dire de
ne pas l’esquinter. Il s’enfonce dans la selle, dirigeant le rêne de filet vers la
droite, puis vers la gauche caressant l’encolure entre les deux. Et il part… à
faux. Je n’ai jamais compris comment il avait réussi cet exploit. Il m’a
simplement rappelé qu’il avait dressé trois mille chevaux dans sa vie. Je
suppose qu’il a rendu à mon cheval un équilibre qu’il n’avait pas ou qu’il
avait perdu. Faris n’a jamais oublié la leçon.
Faris a été mon premier cheval. Il avait quatre ans quand je l’ai acheté,
il est mort trente ans après. De tous les chevaux que j’ai eus, il reste celui
que j’ai le plus aimé. Avant sa mort, je l’ai fait filmer pour le DVD Plutôt
guitare. Ce fut sa dernière apparition en public, il apparaissait terriblement
amaigri. Comme il ne pouvait plus mâcher, on lui préparait des bouillies.
Du temps de sa jeunesse, il avait été extrêmement dragueur. Dès qu’il
voyait une jument, lui qui était totalement aux ordres se mettait à faire le
fou. Il savait aussi être très professionnel, il faisait la différence entre une
caméra qui tourne et une caméra qui ne tourne pas. Dès qu’il entendait le
moteur, il pointait les oreilles et se redressait pour offrir son meilleur profil.
Il a du coup participé à pas mal d’émissions, dont deux fois « Trente
millions d’amis ». Une star, en somme ! Nous avons longtemps vécu
ensemble. Quand j’habitais Hoton, je passais des mois sans prendre la
voiture, j’allais au village à cheval pour faire mes courses. Un soir, en plein
hiver, mon voisin agriculteur m’invita à dîner. Après avoir rentré Faris dans
son écurie, on s’attabla : on mangea bien, on but trop, et à 2 heures du matin
je sortais de chez lui ivre mort. La neige était tombée, on ne voyait plus à
un mètre, même le chemin avait disparu. Mon ami me prêta donc une lampe
pour la route, je montai à cheval et je m’endormis aussitôt. Quand je me
réveillai, j’étais devant la maison. Faris m’avait ramené au pas sur la neige,
sans bruit. Je garde quelques souvenirs merveilleux de cette période où je
ne possédais plus d’appartement à Paris.
Je n’avais pas encore ma maison à Montmartre. J’ai habité Montmartre
plus tard, pendant six ans, le temps qu’Arthur, mon fils cadet, fasse son
école primaire. Après avoir vendu mon loft du boulevard Henri-IV, j’ai
acheté le moulin d’Hoton parce que j’avais besoin d’une prairie pour mes
deux étalons. J’ai vécu à la campagne pendant trois ans, ce qui m’a permis
de monter quotidiennement. Quand j’avais besoin d’aller à Paris, je
squattais chez des copains ou je dormais à l’hôtel. Lorsque je partais pour
de longues tournées, un de mes voisins tournait mes étalons à la longe, car
un entier qui ne sort pas tous les jours peut devenir fou. Le cheval est un
animal mystérieux. Il pourrait vous tuer d’un coup de tête et pourtant il se
laisse dompter ; c’est la raison pour laquelle il reste toujours une petite
appréhension et qu’il faut absolument le dominer. Je n’ai jamais craint
Faris, que je connaissais trop ; en revanche, d’autres m’ont vraiment fait
peur. Radamès, qui avait énormément de sang, s’est plus d’une fois dressé
dans son box pour m’empêcher d’entrer. Quand j’ai raconté à Oliveira qu’il
m’avait attaqué, il m’a expliqué que c’était un problème de mâle à mâle. Il
me suffisait d’y retourner, à mains nues si j’étais courageux, avec une
badine si je l’étais moins, et de lui hurler dessus jusqu’à ce qu’il se remette
sur ses quatre fers. Il était nécessaire de lui montrer qui était le chef. J’ai
suivi ses conseils et effectivement il s’est calmé. Le cheval est un animal de
troupeau ; or, dans le troupeau, il y a toujours un dominant. Il suffit de lui
faire comprendre que l’homme est au sommet de la pyramide hiérarchique
pour que tout rentre dans l’ordre.
De chevaux, il ne me reste plus que Rachmaninov, un trotteur de course
acheté avec quatre copains pour avoir une raison de se voir. Il a commencé
sa carrière de façon fulgurante. Dix victoires d’affilée. Maintenant, il court
dans des groupes où il n’est pas systématiquement le plus fort. Mais c’est
une formule 1, et il vit chez son éleveur, entraîneur, driver et copropriétaire,
Jean-Michel Bazire, le magicien de Vincennes.
Je n’ai jamais participé à des concours, pour me consacrer au dressage.
La balade en forêt ne me passionnait pas, c’est le manège que j’aimais. Une
fois, j’ai tenté une épreuve d’endurance qui s’appelait la Route des
mousquetaires. Le challenge était de parcourir Windsor-Paris en neuf jours.
Nous sommes donc partis du parc de Windsor au milieu des daims, nous
avons pris le bateau à Douvres jusqu’à Deauville, puis de Deauville à Paris.
Nous étions soixante-trois au départ, mais pas plus de la moitié à l’arrivée,
place Dauphine. À cette occasion, j’ai descendu l’avenue des Champs-
Élysées à cheval. Inoubliable.
Dans cette vie qui était la mienne, irrégulière et bizarre, j’avais ce
rendez-vous. Le cheval ne pardonne ni l’énervement ni la fatigue, c’est un
animal extrêmement sensible qui ressent tout. L’équitation est un art de
rêveur parce que, même dans le manège, l’esprit voyage. Le cheval nous
porte et nous transporte, si bien qu’à un moment donné l’osmose est telle
qu’on finit par penser ensemble, comme un cerveau à quatre jambes. C’est
la sensation du centaure, quand on fait corps, quand on ne réfléchit plus,
quand les gestes se font instinctivement. Ce moment de grâce ne m’est
arrivé qu’après plusieurs semaines de stage intensif, sur des chevaux très
particuliers et pendant des moments très brefs. Oliveira ne voulait rien voir
bouger, je l’entends encore nous dire : « Par la pensée, passez au trot. »
Le dressage, c’est surtout l’art de l’élégance et de la rigueur. Dans une
écurie, il y a des règles et des codes, on ne fait pas n’importe quoi, d’abord
parce que cela peut être dangereux. Si le box n’est pas propre, il y a de la
vermine, et s’il y a de la vermine, le cheval tombe malade. Les cuirs doivent
être toujours impeccablement cirés, pas seulement pour qu’ils soient beaux
mais pour qu’ils ne cassent pas. C’est très désagréable d’avoir une sangle
qui lâche en plein galop.
Quand Nuno Oliveira mettait le pied à l’étrier, il y avait toujours un
palefrenier pour tenir le cheval. Il m’avait expliqué que, s’il se mettait en
selle sans que le cheval soit tenu, ce dernier pouvait faire un pas en avant et
le maître serait alors obligé de commencer la leçon par un mouvement vers
l’arrière.
Si un cheval faisait une tache avec son crottin sur un des murs du
manège, Nuno Oliveira arrêtait la reprise et appelait un palefrenier, qui
repeignait dans la seconde. C’était une propreté, une hygiène absolument
parfaite. C’était une forme d’élégance aussi, toute en simplicité, que chacun
adoptait. La prudence était essentielle également. Je n’ai jamais vu
personne tomber. Pourtant, il y eut des reprises avec dix étalons ensemble,
dans ce petit manège de 28 mètres de long sur 14 de large. On ne donnait
jamais de sucre en morceaux aux chevaux pour les récompenser, mais du
sucre en poudre ou des fèves : c’étaient des entiers, il fallait qu’ils aient le
réflexe de lécher la main de l’homme et pas de la mordre.
Nuno Oliveira était par ailleurs un grand mélomane, qui ne travaillait
ses chevaux qu’en musique. Il y eut deux grandes périodes dans sa carrière
d’écuyer : l’époque Beethoven, puis l’époque Verdi. Je n’ai pas connu sa
période Beethoven, mais j’avais repéré dans l’écurie un animal qui était
beaucoup moins sophistiqué et moins convenable que les « Verdi ». Ansioso
ressemblait physiquement à Beethoven. Quand Nuno m’a demandé de
chanter dans son manège, j’ai accepté sous la condition qu’il monterait
devant moi Ansioso. Il m’a rétorqué qu’Ansioso avait dix-huit ans, que
c’était un vieux cheval qui avait fait le tour du monde, qu’il devait se
coucher tôt. Il m’a dit : « Je vous paierai donc d’avance. » Le lendemain
matin, un palefrenier emmena ce cheval à la retraite dans le manège, il le
travailla à la longe pendant trois quarts d’heure puis Oliveira arriva. Il
s’enfonça dans la selle, me regarda et m’informa que je n’allais pas assister
à une reprise de haute école, mais plutôt voir un animal interpréter Le
Concerto de l’empereur, de Beethoven. Sa fille mit le disque et là,
effectivement, le cheval devint comme fou, tel un animal sauvage dans un
manège. Évidemment, chaque geste était commandé. Moi, j’ai cru voir un
centaure tellement le maître et son cheval faisaient corps.
Donc, la musique était capitale. Je me souviens d’un jour, au cours de
mon stage de 1972, où, lors de la troisième reprise de l’après-midi, son fils
Joao donnait une leçon à deux gamins montés sur deux étalons. C’était le
jour où ma sœur Catherine était passée me voir en remontant du Maroc à
pied avec son mec, qui jouait de la flûte en roseau, comme on en trouve
dans toute l’Afrique. Après les présentations, on s’installe dans les tribunes.
Les chevaux commencent à se battre alors que les gamins se trouvaient
toujours dessus. Joao ne parvenait pas à les séparer. À ma grande surprise,
Oliveira ne bougea pas. Il demanda simplement au copain de ma sœur s’il
voulait bien interpréter un air de flûte pour ses chevaux. Ce dernier
s’exécuta, et les chevaux se calmèrent. Les chevaux, chez lui en tout cas,
avaient une relation tout à fait particulière avec la musique. On le voit dans
ses écrits. Il insiste toujours sur la cadence, enfin, ce que lui appelle la
cadence, c’est-à-dire le tempo sur lequel on travaille le cheval. Avec la
cadence, on arrive à obtenir ce qu’on veut du cheval, on peut même
l’hypnotiser par le rythme.
Je ne monte plus depuis des années, depuis que j’ai mal au dos. Passé
un certain âge, il y a des risques qu’on ne peut plus prendre. Se casser la
gueule à vingt-cinq ans passe encore ; plus vieux, cela devient dangereux,
d’autant que j’aime les chevaux très vivants, les étalons. Si j’ai arrêté, c’est
aussi parce que, après la mort de Nuno Oliveira, ce n’était plus la même
histoire.
Les leçons d’équitation m’ont été infiniment plus utiles pour la scène
que les cours de théâtre et de mime que j’ai pris étant jeune. On ne peut pas
dire que mon jeu de scène soit très théâtral : la plupart du temps, assis ou
debout, j’ai une guitare à la main. Je me contente de théâtraliser ce que je
suis. Les leçons de mime de Wolfram Mehring au théâtre du Vieux-
Colombier puis d’Étienne Decroux à Boulogne m’ont appris à m’endormir
sur commande et à contrôler mes émotions. Du cours Florent, en revanche,
je n’ai pas retenu grand-chose, car je ne suis absolument pas un homme de
théâtre. Je me considère comme un acteur désolant. Le cinéma n’est
absolument pas mon monde. J’ai tourné dans un seul film, La Chaise vide,
en 1974, qui comme son nom l’indique n’a pas fait une entrée. Je jouais un
baba cool dans mon genre. Au cours Florent, j’ai fait des rencontres
importantes : Francis Huster, Jacques Weber, Daniel Auteuil. En passant
une semaine sur le tournage du Huitième jour, j’ai été fasciné de voir
travailler un grand acteur comme Auteuil, de comprendre comment il gère
son stress pour être au meilleur de sa forme à l’instant T, quand le metteur
en scène va dire : « Moteur ! » Que faire dans l’intervalle ?
Dans ce film, il y avait un casting de vingt-trois trisomiques. À la fête
de fin de tournage, Daniel était le vingt-quatrième tant il s’était fondu dans
la masse. Il m’a raconté comment le contact s’était établi avec Pascal
Duquenne : pour la première scène qu’ils avaient à tourner ensemble, ils se
sont retrouvés dans une voiture, Daniel au volant, Pascal à côté. Ils se sont
serré la main et, comme c’était un peu long, Pascal a fini par s’endormir. En
se réveillant, il a regardé Daniel, a éclaté de rire et il a pété. Daniel l’a
regardé à son tour, s’est marré et il a pété aussi. Ils sont tombés dans les
bras l’un de l’autre et sont devenus les meilleurs amis du monde. Daniel
Auteuil n’a accepté de monter les marches du Palais des festivals à Cannes
qu’à la seule condition que Pascal soit avec lui. C’était magnifique de les
voir recevoir ensemble le prix d’interprétation masculine.
Daniel Auteuil a joué dans un de mes clips, « L’Homme au bouquet de
fleurs ». Il a accepté par amitié et parce qu’il avait aimé cette chanson dès
qu’il l’avait entendue chez moi, bien avant le mixage. Daniel fait partie des
gens à qui je fais écouter les chansons quand elles sont encore à l’état de
chantier. Il a souhaité participer à ce clip, créer un personnage
cinématographique sans avoir recours à la parole. Le moment venu, comme
il tournait à Venise dans La Folie des hommes de Renzo Martinelli, avec
Laura Morante et Michel Serrault, nous sommes allés le rejoindre.
À propos des tournées, le moment est venu de tordre le cou à une idée
reçue : non, le chanteur et ses musiciens ne sont pas harcelés par une nuée
de groupies. Quand je tournais avec Patrice Caratini et Alain Le Douarin,
elles étaient tellement jeunes que cela aurait été tout à fait incorrect. Cela
peut arriver que quelques demoiselles nous tournent autour, mais ce n’est
pas aussi systématique qu’on le pense. Je tiens à préciser que le chanteur est
paradoxalement celui d’entre tous les membres du groupe qui est le moins
sollicité. Il y a plus de filles à batteurs, de filles à pianistes, de filles à
bassistes… On dit aussi qu’entre musiciens on ne parle que de « ça ». On
sait cependant que ce sont ceux qui en parlent le plus qui en font le moins.
J’en suis à regarder
Tous les soirs la télé
Pendant une heure, ma vie est supportable
Je ne sais pas si ça tue
Mais on s’y habitue
Et ça devient un besoin redoutable
40 % de chanson française
Avec Julien Clerc, nous avons été invités à l’Élysée au début des années
quatre-vingt-dix, pour une Fête de la musique. L’orchestre de la garde
républicaine avait entamé un morceau de Debussy quand l’orage a éclaté.
Sous la verrière où nous nous étions abrités, Mitterrand est venu vers nous
pour nous proposer de faire le tour du propriétaire. Arrivé devant son
bureau, je lui ai fait observer qu’il était plutôt bien installé. Il m’a répondu
avec un petit sourire : « Je ne me plains pas. » Il avait du charme quand
même ! Je me souviens aussi d’avoir dîné avec lui chez Julien Clerc, à la fin
de son second septennat. Je ne l’ai pas fréquenté davantage. Je ne faisais
pas non plus partie de la petite bande qui grenouillait autour de Jack Lang.
Avec le ministre de la Culture, je me suis contenté de relations aussi
distantes que courtoises. Je n’ai pas l’âme d’un courtisan, je ne suis
absolument pas un homme de réseau.
Avec Patrice Caratini et Alain Le Douarin, nous avons été les premiers
à nous produire en milieu carcéral. C’était en 1974, à la maison d’arrêt
d’Évreux. Une femme, juge d’application des peines, m’avait convaincu du
bien-fondé de la démarche en me faisant observer que tous les prisonniers
étaient de futurs hommes libres. Cette réflexion m’a marqué. Elle me
demandait si je voulais bien chanter pour eux afin de les préparer à leur
future remise en liberté. J’ai accepté. Nous nous sommes installés dans la
rotonde, face aux couloirs en étoile, avec les détenus agrippés aux grilles
qui nous séparaient d’eux. Aux premières loges, un parterre de gardiens et
d’officiels. C’était si éprouvant qu’en sortant nous avons éclaté d’un fou
rire qui a duré une bonne heure. Un fou rire nerveux, comme celui qui nous
prend parfois pendant un enterrement. Il se trouve qu’en prison les
informations circulent très vite, si bien que j’ai été rapidement submergé de
demandes. J’ai proposé à ma mère de les gérer, et elle a monté une
association, Spectacles en prison. Quand j’avais un empêchement, elle
sollicitait un de mes confrères. C’est vite devenu un rituel, on allait tous
régulièrement chanter en prison, en sachant que le mot d’ordre ou le contrat
moral stipulait qu’il ne fallait pas communiquer là-dessus. Le scandale des
« prisons quatre étoiles » venait d’exploser : les détenus étaient soi-disant
trop bien traités. Il n’était pas question pour nous autres artistes de prêter le
flanc à ce type de considérations.
À Clairvaux, j’ai chanté pour trois cent cinquante assassins. Cela peut
poser un problème, en même temps je me dis que nous sommes tous des
assassins en puissance. Chacun d’entre nous n’est peut-être pas passé loin.
L’un d’entre eux était un colleur d’affiches au service d’un quelconque parti
d’extrême gauche, à ce titre il était armé. Un jour, des mecs d’extrême
droite sont arrivés pour lui casser la gueule, le colleur d’affiches a tiré le
premier. Cela ne veut pas non plus dire qu’il n’y a que des enfants de chœur
derrière les barreaux, mais faut-il pour autant les couper complètement du
monde extérieur ? Naturellement, il y a de vrais criminels et quelques
ordures en taule, mais on y rencontre aussi de petits dealers d’herbe et des
gens qui n’ont rien à y faire. Quand on décide d’aller chanter en prison,
c’est très compliqué de faire le tri entre une centrale où tous ont été jugés
coupables et une maison d’arrêt qui renferme des présumés innocents. J’ai
chanté un peu partout, aussi bien pour des coupables que pour des
innocents, pour des jeunes autant que pour des femmes (à Rennes et à
Fleury-Mérogis).
Je me souviens d’une prison près du Luxembourg, dans un ancien camp
de la ligne Maginot, où tous les prisonniers, qui avaient entre dix-huit et
vingt ans, apprenaient un métier. J’y ai fait la connaissance d’un garçon, un
orphelin de naissance qui avait été malheureux dans sa famille d’accueil. Il
s’était mis à faire pas mal de conneries, si bien qu’il était allé de maison de
correction en maison de correction. Il avait presque toujours vécu enfermé.
Le jour où il s’est trouvé libre, il a pris un billet de train. Il ignorait qu’il
fallait le composter. Voyant que le « fraudeur » était un ancien détenu, le
contrôleur l’a fait arrêter. Ce pauvre garçon s’est de nouveau retrouvé
derrière les barreaux. En prison, on croise aussi des destins comme celui-là.
Comme je l’ai déjà dit, le rôle de chanteur contestataire m’a pesé à un
moment donné, si bien que je me suis interdit les chansons pamphlétaires.
J’ai vraiment hésité avant de faire prendre à « Né quelque part » ce chemin.
Avant d’en arriver à « […] est-ce que les gens naissent égaux en droit »,
c’est l’allitération en s qui m’a intéressé. Je me suis demandé si je devais
aller là où le son me portait. J’y suis allé et ce fut un tube, ce qui signifie
que le public attend sans doute de moi que j’aborde ce type de sujets, mais
qu’il n’attend pas que cela : « San Francisco » et « Éducation
sentimentale » n’étaient pas des chansons engagées. Il en faut une de temps
en temps, quand un sujet s’y prête. Je ne les ai pas toutes réussies. Je pense
à « L’Irresponsable » et à « Notre vie en rose », qui ne sont pas du meilleur
cru.
Juste avant de revenir sur le devant de la scène avec Né quelque part,
j’avais sorti After shave en 1986. Je m’étais rasé la barbe. Quand il a lu le
texte d’« After shave », Marc Lumbroso m’a dit que tout le monde s’en
fichait. Mais je portais la barbe depuis des années, cela a toujours un peu
d’importance pour un barbu de se raser. J’en ai fait le titre d’un album,
parce que, en me séparant de ma barbe, j’avais le sentiment de me séparer
de cette image pesante de chanteur contestataire. J’étais en pleine période
psychanalytique.
Ce n’était absolument pas une stratégie marketing. J’étais tellement loin
de ma maison de disques et du marketing ! Je ne voyais pour ainsi dire
jamais les gens qui la dirigeaient. Polydor défendait les Forbans et Billy,
elle venait de se séparer de Moustaki et de Renaud. Quant à moi, je ne
vendais pas assez de disques pour négocier mon contrat ailleurs. Je n’avais
plus qu’à rester au chaud et à attendre. Toutefois, la sortie d’After shave
correspondit à l’arrivée massive des services de marketing dans les maisons
de disques, qui ont eu l’idée de s’appuyer sur le fait que j’avais rasé ma
barbe pour promouvoir le disque. Je me souviens d’une série de
photographies magnifiques de Jean-Loup Sieff, des clichés qu’ils ont tordus
après pour faire moderne. N’empêche qu’After shave est de tous mes
disques celui qui a le moins bien marché.
Notre père était musicien, c’est lui qui m’a fait travailler mon piano
avec beaucoup de patience à mes débuts. Ma grand-mère jouait de la
mandoline, quant à mon grand-père maternel, un mélomane éclairé, il m’a
fait découvrir dès l’âge de six ans les quatuors de Mozart sur ses 78 tours.
Je pense qu’il s’est rendu compte que j’avais de l’oreille, mais il ne s’est
pas occupé de mon jeune frère, comme si mon grand-père, mon père et ma
mère m’avaient désignée pour être musicienne. Je passe sur le reste de la
famille, pour qui la musique n’était pas un métier.
Je ne crois pas avoir transmis quoi que ce soit à Catherine et Maxime
dans la mesure où je vivais séparée d’eux. Mes études musicales me
vissaient à mon tabouret de piano au moins cinq heures par jour, sans
compter les études d’harmonie, de contrepoint, de fugue, les disciplines
d’érudition et d’écriture. J’étais contrainte à une vie très solitaire, confinée
dans ma chambre à faire mes devoirs par correspondance tandis qu’ils
allaient au lycée. Je les enviais beaucoup. Mon seul bonheur était de faire
mes devoirs de français et de mathématiques une fois par semaine chez les
Fontanarosa. Je baignais dans un milieu artistique à la fois musical et
plastique. Tout cela pour dire que je ne communiquais pratiquement pas
avec mon frère et ma sœur, ils habitaient à un bout de l’appartement, moi à
l’autre.
Que dire d’Alfred Cortot, dont il parle comme étant le premier musicien
qu’il ait rencontré ?
Maxime pense que vous n’avez jamais composé parce que vos maîtres
ne vous en ont pas donné l’autorisation. Vous confirmez ?
Il prétend aussi que vous n’aimez pas la chanson, ce ne serait pas votre
monde.
Oui. C’est la première fois que j’ai vu Maxime sur scène. C’était un
néophyte plein de promesses, avec un potentiel énorme, déjà un poète et
quelqu’un qui avait des choses à dire. Brassens ne s’y est pas trompé.
J’ai eu très peur, mais j’ai toujours peur pour lui quand il entre en scène.
Aujourd’hui encore j’ai le cœur qui se serre. Dès qu’il apparaît, j’ai le trac,
je n’y peux rien. Mais ça, il ne le sait pas.
Vous connaissiez ses chansons ou vous les avez découvertes sur scène ?
Comment avez-vous vécu son succès ? Là encore est-ce que vous avez
eu peur pour lui ?
J’ai quitté la maison quand je me suis mariée en 1962, j’ai eu mon
premier enfant en 1963, mon deuxième en 1964. L’année de son succès, il
avait vingt-trois ans, j’en avais vingt-neuf. J’étais très heureuse pour lui
parce que ce n’était pas une réussite usurpée mais méritée. Je me suis
demandé ce qu’il allait faire après, quelle direction il allait prendre sur son
deuxième album, quels sujets il allait aborder.
Il y a aussi eu un phénomène d’engouement autour de ce disque
formidable dont toutes les chansons étaient bien, ce qui n’est pas toujours le
cas d’un album ; il y a toujours des chansons plus faibles, moins porteuses.
Donc j’étais très heureuse pour lui et en même temps je trouvais que c’était
une réussite très lourde à porter pour un garçon aussi jeune.
Il y a eu une brisure qui n’est pas du fait de notre père et qui est peut-
être une faille aujourd’hui. Il y a des blessures que le temps accentue au lieu
de les atténuer.
Par la suite, ils se sont retrouvés. Ils ont un peu rattrapé le temps perdu.
Oui, et j’ai beaucoup aimé cette gageure de tirer les gens au-delà de ce
qu’ils ont l’habitude d’entendre. Là aussi il a été très dérangeant parce que
le public est venu confiant, tranquille, en se disant qu’il allait assister à une
comédie musicale en famille, qu’il allait rire, puis aller dîner après. Mais ce
n’est pas ça du tout qu’il leur a servi, c’était plutôt quelque chose de
perturbant. Si on veut vraiment écouter ce qu’il y a derrière les mots, c’est
un cri de révolte et de liberté que les gens ont de moins en moins. C’était un
réveil de conscience que d’aucuns n’ont pas forcément accepté, un quitte ou
double. Par ailleurs, c’était une réussite musicale et gestuelle. Évidemment,
certains ont été déçus qu’il n’y ait pas de chansons qu’on puisse siffloter en
sortant. Pour les gens, c’est un gage de qualité de chantonner une chanson
en sortant d’un spectacle, mais non, pas forcément. On ne sort pas d’Electra
ou de La Femme sans ombre de Richard Strauss en sifflotant. Dans
Gladiateur, il y avait une musique de scène et quelques chansons très
puissantes.
Entretien avec Catherine Le Forestier
Mes parents ont dû s’apercevoir par hasard que nous avions des facilités
avec la musique. Mon père chantait dans des chorales, il était doué. Maman
a été très importante dans notre orientation. Sans être elle-même
musicienne, elle voulait que ses enfants le soient. Elle travaillait dur, elle
gagnait peu, mais elle tenait à ce que nous suivions tous les trois des études
musicales. Elle prenait le temps de nous emmener aux cours et veillait à ce
que nous fassions nos heures de violon, de piano et de solfège. Mon père
était moins organisé, mais il aimait nous entendre. Ainsi, elle rendait les
choses possibles et lui nous encourageait en nous prêtant une oreille
attentive.
C’était une dame blonde avec une natte en couronne sur la tête. Je la
revois assise à son piano avec ses savates. Elle nous apprenait le solfège
dans son atelier à Denfert-Rochereau qui donnait sur un jardin où se
promenait un paon. Pour les dictées musicales, elle nous faisait sortir des
petites tables gigognes. C’est vraiment elle qui nous a fait aimer la musique.
Grâce à Yvonne Desportes, nous avons appris le solfège en nous amusant,
car autant elle était érudite, autant son enseignement était accessible.
Vous souvenez-vous d’avoir chanté au Val-André contre deux places
pour le récital de Jacques Brel ?
Il avait les yeux très bleus, il était brun et frisé ; c’était un bon vivant. Il
écrivait des chansons sympas. Mais il me semble que nous l’avons
rencontré bien plus tard, à l’époque où nous tournions dans les petits
cabarets, la Contrescarpe et autres. Je ne me souviens plus très bien mais je
crois que nous interprétions une de ses chansons plus ou moins
moyenâgeuse et un peu érotique. Pour un frère et une sœur qui chantent
ensemble, la difficulté est de trouver le répertoire adéquat. On ne pouvait
décemment pas chanter des chansons d’amour.
Votre frère raconte que vous avez fait ensemble la première partie de
Claude François. Quel souvenir en gardez-vous ?
Pour moi, si Moustaki avait été un grand frère, ça aurait été un grand
frère incestueux. Nous étions très jeunes, nous commencions seulement à
écrire des bribes de chansons, alors le fait de côtoyer cet homme plus
expérimenté et qui en écrivait de très belles nous a marqués dans notre
façon d’écrire. Forcément, quand on a vingt ans, on trouve la personne de
trente ans très vénérable. Et puis, j’aimais sa façon d’être, de ne pas faire
une once de mise en scène, de se présenter sur scène « à plat », comme un
aplat de couleur. Quoique dans ce domaine je pense que Maxime a été plus
influencé par Brassens que par Moustaki. On ne s’en est pas rendu compte
sur le moment, mais il nous a beaucoup appris. À tel point qu’on ne s’en est
jamais tellement sortis de cette écriture-là. Jo mélangeait la pure chanson
française avec sa manière très orientale de voir la vie, il imprimait une
culture française sur des mélodies orientales.
Grâce à la somme que vous avez remportée au festival de Spa, vous êtes
tous les deux partis pour San Francisco. Pourquoi cette destination ?
Je ne sais pas, Maxime est très ouvert, marrant, gentil, il a l’air très
détendu, mais il y a au fond de lui quelque chose de très secret.
Je me souviens encore d’être allée le voir chez les paras, dans l’est de la
France. C’était une désolation, je me revois lui disant au revoir en pleurant.
Heureusement, ça n’a pas duré très longtemps. On a réussi à le sortir de là,
à le faire revenir à Paris.
C’était difficile, bien sûr, peut-être plus pour un garçon. Il a toujours dit
qu’il s’était retrouvé entouré de femmes uniquement. En tant que seul
garçon, il s’est un peu senti responsable de la famille alors qu’il était très
jeune. Il a mûri d’un seul coup. Il avait trois ans de moins que moi mais
personne ne pouvait le deviner. Sur le moment, je n’ai pas eu l’impression
qu’il avait été tellement blessé par cet épisode, parce que c’est quelqu’un de
très pudique aussi ; il n’est pas du genre à étaler ses souffrances. Je suis
étonnée qu’il vous en ait parlé. Nous avons très peu abordé ce sujet
ensemble. Nous avons certainement du mal à évoquer les choses les plus
douloureuses. Du plus loin que je me souvienne, nous avons été très
proches, et à partir de ce moment-là nous nous sommes rapprochés
davantage. Peut-être que le fait de chanter ensemble était pour nous une
manière de conjurer la tristesse, puisque nous avons commencé à ce
moment-là. C’était une manière de garder l’enfance en nous, de la
prolonger en fondant une petite cellule capable de nous préserver du
désastre familial. Parce qu’on peut parler de désastre, mais un désastre qui
durait depuis des années. Quand nos parents se sont séparés, nous l’avons
aussi vécu comme une délivrance. Ni l’un ni l’autre n’était responsable, ils
étaient tous les deux formidables.
Maxime et moi étions tellement complices ! On partait toujours
ensemble pour draguer, on passait chacun la nuit de son côté et on se
retrouvait le lendemain pour faire le point sur la nuit que nous venions de
passer, si ça avait bien marché, etc. Nous avons écrit nos premières
chansons ensemble, donné nos premiers concerts, connu les premiers bides,
les premiers succès, la première maison de disques… Pour tout cela nous
n’étions pas seuls, nous étions deux. Mais notre relation n’était pas du tout
incestueuse. Nous étions comme un miroir l’un pour l’autre. Notre relation
était très pure, toute d’innocence de l’enfance. C’était juste avant que la vie
commence.
Entretien avec Georges Moustaki
Quand Catherine et Maxime sont venus chez vous, pourquoi leur avez-
vous ouvert vos tiroirs ?
Avant que je leur montre mes chansons, ils m’en ont chanté quelques-
unes histoire de me présenter leur duo. Ils n’avaient encore rien écrit, ils ont
interprété plusieurs titres dont « Cruel War » d’un trio folk américain. J’ai
trouvé qu’ils chantaient bien, qu’ils étaient beaux. Mon intention n’était pas
de placer mes chansons, elles étaient chez moi et les interprètes venaient
puiser, comme Barbara ou Pia Colombo. Je n’allais pas les proposer parce
que j’avais le sentiment d’avoir terminé ce cycle-là, je n’avais pas besoin de
courir après les interprètes ou de chanter moi-même. J’avais écrit des
chansons importantes : importantes pour moi parce qu’elles me faisaient
vivre, et importantes pour les autres puisqu’ils ont aimé. Je ne voulais pas
perpétuer ça, je l’avais déjà vécu, j’avais envie de vivre autre chose.
J’ai fait subir mon influence à Catherine et Maxime dans la mesure où,
quand ils sont venus me voir, j’avais trente-cinq ans et je vivais comme un
retraité heureux de l’être. J’avais une relation amoureuse avec Catherine,
donc elle subissait mon emprise ou mes idées un peu plus intimement que
Maxime. En venant chez moi, ils découvraient un professionnel, un type un
peu marginal.
Ça n’a pas été un coup de foudre. J’ai été assez vite sous le charme de
Catherine mais aussi de Maxime, en raison de leur présence, de leur voix,
de leur comportement. Elle, je la regardais autrement parce que c’est une
femme, mais j’avais la même attention pour lui que pour elle. Leur visite
m’a été agréable.
Catherine a toujours été comme ça. Elle a été poussée par Maxime et
par moi, mais au fond c’est une nature très aérienne qui n’avait pas envie de
se confronter à des réalités.
Nous n’avons pas de lien de parenté. Dans les rapports qui se sont
installés par la suite entre nous, j’ai eu le sentiment qu’il n’y avait pas de
parenté mais une filiation ou une fraternité d’adoption. À aucun moment je
n’ai considéré qu’ils étaient de ma famille, c’étaient juste des copains.
Vous souvenez-vous du contenu des lettres que vous lui écriviez quand il
était à l’armée ?
Et Hubert Rostaing ?
Ça a été la fin de ma lune de miel avec Polydor. Il est parti parce qu’il
n’y avait plus la même ambiance qu’avant. Jacques Kerner, le patron,
n’était pas très aimable avec lui. Moi, je m’entendais bien avec Kerner. Je
suis resté tout le temps où il était chez Polydor. Je suis parti en même temps
que lui. En revanche, quand Bedos est parti, je suis resté quand même. Je
pense que Kerner se fichait des chanteurs, il aimait la grande musique, il
était assez érudit en musique classique. Chez lui, rue de l’Abbaye, il
possédait une collection impressionnante de disques classiques. Il
connaissait les chefs d’orchestre, il connaissait les différents
enregistrements. C’était un autodidacte, forcément, il avait été orphelin.
Durant la guerre, ses parents avaient été déportés, et ne sont pas revenus.
Ensuite il a été mercenaire pour la Corée et aventurier au Venezuela.
Nous étions tous un peu contaminés par certaines idées, par certaines
chansons, par une certaine manière de s’habiller. Maxime n’a pas eu le
temps d’être hippie. C’était un bourgeois au départ. Il vivait en bourgeois
émancipé, mais en bourgeois quand même. Chez lui, il y avait une certaine
liberté mais il vivait dans une atmosphère de famille bourgeoise, habitant un
pavillon cossu. Et puis, très vite il est allé à l’armée. En en sortant, il a
commencé à faire ce métier de manière officielle. Il n’a pas pris la route
pour aller chanter, comme certains le faisaient en Californie. Il avait des
points communs avec les hippies dans la manière de s’habiller, de porter la
barbe, dans ses idées aussi, mais ce n’était pas un hippie. En France, le
mouvement n’a pas été très sérieusement implanté, c’était un folklore. Moi,
je ne me considérais pas comme hippie, question d’âge peut-être. Son
public en revanche était plus proche de ça. C’étaient des gens qui avaient
des idées de gauche, des idées libertaires… Maxime a vécu des situations
un peu dures, il s’est fait casser la gueule à Europe 1. En fait, il était hippie
par l’absurde, dans la mesure où ces gens-là se faisaient conspuer par la
droite fasciste, extrémiste ou tout simplement bourgeoise. Il était plus
soixante-huitard que hippie. Je pense qu’il a découvert Mai 68 avec moi,
mais il n’y a pas adhéré en 1968. Il a pris conscience de ce que ça
représentait quand ça a rejoint tout un mouvement à vocation libertaire dont
Joan Baez faisait partie. C’était plus anarchiste et plus soixante-huitard. Les
hippies étaient des gentils qui avaient une barbe soyeuse, un bandeau et qui
fumaient des joints. Maxime était plus battant, c’est un battant dans son
métier.
J’avais été requis pour aller faire des animations dans les facs et dans
les usines, j’y suis allé en touriste. Il y avait Pia Colombo, l’acteur Romain
Bouteille, des gens comme ça. On allait tous les jours dans des lieux en
grève. C’était joyeux, on ne se battait pas.
Lui, c’est un artiste qui a réussi. Moi, c’est un personnage qui est
apparu. Je ne suis pas aussi méticuleux en tant que professionnel. « Le
Métèque », ce n’était pas un morceau réussi, c’était un personnage qui
débarquait.
Ça, c’est n’importe quoi, rien que du folklore. Oui, ils étaient jeunes,
mais ce sont les mêmes jeunes qui écoutent Cabrel ou Goldman
aujourd’hui ; ça a toujours existé. Ce qui était intéressant, c’est qu’on sortait
de la période yé-yé, une période bien sombre. Le public était post-soixante-
huitard, mais pas au sens du folklore hippie. Toute cette génération qui se
posait un certain nombre de questions s’est reconnue dans le discours de
Maxime, dans son histoire, dans la maison bleue avec les pétards. Si on met
bout à bout « San Francisco », « Fontenay-aux-Roses » et « Parachutiste »,
on a la trilogie caricaturale.
Quant à lui, il m’a vraiment surpris. Les chanteurs sont souvent un peu
aléatoires au niveau de la justesse musicale, je les trouve parfois limités, ce
qui me rend un peu méfiant à l’idée d’en accompagner un. Ce n’était pas
son cas. Sa musique était de qualité, sa guitare impeccablement accordée, sa
voix était belle et également juste. Il est arrivé sur scène avec sa guitare, et
aussitôt ça l’a fait. Cette présence-là, on l’a ou on ne l’a pas. Il l’avait
d’emblée.
Contre son gré. Mais en fait l’expression « leader d’opinion » n’est pas
juste, disons qu’il était chargé de la sensibilité d’une époque. Le public s’est
approprié et Maxime et son discours.
En a-t-il souffert ?
Évidemment, à un moment il a voulu en sortir. Il a cessé d’écrire des
chansons politiques, il ne voulait plus être un chanteur engagé. Après le
cirque d’Hiver, il a traversé des périodes compliquées. Musicalement, il a
cherché d’autres pistes, il voulait sortir de son style guitare folk, chanteur à
barbe engagé. J’imagine assez facilement que cette histoire d’une
génération qui s’est reconnue en lui, qui s’est approprié son discours, ce
rôle d’icône dont il ne voulait pas, devait lui peser trop lourd. Justement
parce qu’il n’était ni un leader d’opinion ni un leader politique. C’est allé
assez loin, ces histoires, notamment avec l’épisode du sergent Dupuy de
Méry (un mec d’extrême droite) à Europe 1. Maxime était en charge des
programmes pour la journée. Ce soir-là dans le studio, il y avait Le Douarin,
Régis Debray, Claude Manceron (copain de Mitterrand et fan de Dalida, qui
venait parler de Victor Hugo) et moi. Cinq ou six mecs débarquent, ils
enlèvent le casque de Maxime. Je ne savais trop que faire, alors je me suis
levé – j’étais plus sportif que maintenant –, et aussitôt trois mecs me sont
tombés dessus. Si j’avais fait le moindre geste, ça aurait fini en castagne
générale. Pourtant, ils n’étaient pas très nombreux, il y avait même des
nanas avec eux, c’est dire si c’était n’importe quoi. Maxime, genre non-
violent baba cool, s’est assis sur la moquette puis a essayé de discuter avec
eux. Ensuite, il a donné le micro à un des mecs en lui disant : « Si tu veux
parler, parle. » On était en direct. Moi, je me demandais comment sortir de
cette merde. Je savais que Régis Debray revenait de Bolivie. Je suis allé le
voir et je lui ai demandé : « Toi qui as été au cœur de trucs autrement plus
violents, t’as pas une petite idée, là ? » Il m’a répondu que ces gens-là
étaient des crétins, qu’il n’y avait rien à faire.
Bref, le sergent Dupuy de Mery a débité un certain nombre d’âneries,
puis les flics sont arrivés en bas. Ils ont bouclé l’immeuble et les membres
du commando sont sortis sous la haute protection de la police. Ils les ont
arrêtés pour les relâcher plus loin. Ils n’ont même pas été amenés au poste.
Drôle d’époque, non ?
Vous les avez bien regardés ? Vous trouvez qu’ils ont l’air de tireurs de
bourre ces deux-là ? Il y avait peut-être une émulation. Je pense que
Moustaki a vu d’une manière un peu ombrageuse l’arrivée de Maxime, et
encore, ce n’est pas certain. Maxime a eu un public nouveau et différent de
celui de Moustaki.
Les premières années ont été très intenses au niveau des concerts.
Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?
Ce fut une période très intense, mais on ne donnait pas non plus deux
cents concerts par an. Maxime ne cherchait pas tant que ça à travailler, ce
que je trouve sain, d’ailleurs. Contrairement aux vedettes de l’époque,
comme Serge Lama, il refusait ce rythme-là. On montait sur scène une
centaine de fois par an, ce qui est déjà énorme. De l’extérieur, on ne se rend
pas compte à quel point une tournée peut être fatigante, éprouvante. J’ai dû
tirer un trait sur ma vie de famille, j’ai même fini par divorcer, forcément, je
n’étais jamais à la maison. Sans compter qu’en tournée, qu’on le veuille ou
non, on multiplie les aventures extraconjugales. Je passais d’une fille à
l’autre sans arrêt, ce qui est à la fois épuisant, déstabilisant et pour tout dire
pas très intéressant. Le rapport que l’on peut avoir avec une groupie est
assez limité. Et encore, celles qui gravitaient autour de Maxime étaient
plutôt des filles bien, comparées aux sottes qui se jetaient sur les chanteurs
comme Johnny Hallyday. Quoi qu’il en soit, ces nanas-là sont rarement
dotées d’un fort quotient intellectuel. Ces rapports ancillaires sont amusants
au début, mais on s’en lasse très vite. Je me mets à la place de Maxime : le
succès déstabilise énormément, et pas seulement sexuellement. Quelqu’un
d’aussi connu se demande toujours pourquoi une fille a envie de coucher
avec lui. Julien Clerc, que j’ai également fréquenté, avait le même
problème. Ces gens qui à la fois sont beaux, riches et que tout le monde
trouve géniaux sont sans cesse sollicités. Ce n’est pas simple à gérer.
Maxime n’est pas ce qu’on appelle un joyeux luron, il est d’un naturel
angoissé, il a un côté sombre. C’est quelqu’un d’assez secret, tout l’inverse
du fêtard insouciant. Il faut dire qu’il a eu une enfance difficile : son père
est parti quand il était ado et il est réapparu comme par enchantement quand
son fils a eu du succès. C’est à la fois triste, horrible et banal. En ce qui me
concerne, je n’ai pas le souvenir de l’avoir vu déprimé, il est plutôt
d’humeur égale. Et je le connais bien, nous avons parcouru des milliers de
kilomètres en voiture ensemble, nous étions très intimes. Il y a toujours
autour des chanteurs une sorte de famille. Ils ont tous un peu ce défaut, ils
ont besoin qu’on les entoure, qu’on parte en vacances avec eux, etc.
Aucune. Il refusait les services d’ordre des tournées, il n’y avait pas un
flic, mais ça se passait très bien. Maxime dégageait quelque chose de calme
et de gentil, il ne chantait pas des chansons très entraînantes ou violentes. Il
ne se dégageait de lui rien de malsain, comme c’est le cas de pas mal de
chanteurs de variétés idiots, comme Claude François.
Sans doute, mais moi je n’ai rien à lui reprocher. C’est quelqu’un qui ne
m’a fait que du bien. Pendant toutes ces années que nous avons passées
ensemble, on a dû se chamailler quelques fois, mais ça n’a jamais été grave.
C’est un homme droit et honnête, comme on en rencontre peu. Et puis,
surtout, Maxime est mon ami. Donc, non, pour moi il n’a pas de défaut.
Entretien avec Jacques Weber
Pas vraiment, parce qu’il avait cette volonté marquée d’être précis qu’il
a toujours eue. Il parle lentement en essayant de trouver le mot juste ; il a
toujours une envie de clarté, jusqu’au moment où il fume quatorze pétards
dans la journée pour ne plus être clair du tout. Je connais ces écarts chez les
gens, je connais cela avec l’alcool. C’est quelque chose que je partage avec
Maxime, voilà entre autres raisons pourquoi il fait partie de mes amis, de
mes points de repère permanents.
Sa phrase à lui est moins ornementaliste que la mienne, elle est moins
redondante, moins arrondie, plus sèche et plus pure. Il est plus grammairien
que moi. Mais nous avons en commun le désir d’être compris car nous en
avons assez des discours nébuleux et cons. Moi j’adore picoler, comme si
j’avais d’un côté la nécessité de la cage thoracique et de l’autre la nécessité
de la perforer. Quand je picole, je lâche les chiens.
Dans sa vie amoureuse, Maxime a une nécessité de cadrage comme s’il
avait une peur enfantine et panique du désordre. Je pense que nous sommes
au cœur d’un problème très sensible dans le dialogue du monde : l’ordre et
le désordre, que l’on retrouve dans toutes les grandes œuvres classiques.
Certains tendent vers l’ordre, mais le désordre frappe sans cesse à leur
porte. Cette espèce de léger déséquilibrage marque très nettement leur
carrière. Sauf que, chez Maxime, la folie douce a beaucoup moins de place
que la volonté de sérieux, de pédagogie. Au bout du compte, lui comme
moi on se demande si on est très contents de ce manque naturel. Par
exemple, Maxime est totalement fermé sur scène. Maintenant on appelle ça
une présence. Moi, je pensais que, si on décidait de montrer l’immobilité
sur scène, il ne fallait même pas que le pied batte la mesure. Quand on voit
Maxime à la guitare, on sent que ça veut être violent, mais toujours ça
s’arrête, ça se domine. Et si on mettait un peu plus de rondeurs, et si on
sensualisait tout cela ?
Pour moi, ce qu’il y a de plus magnifique, c’est sa justesse. La voix est
splendide, chaude, tendre et très humaine, elle est tellement pure dans
l’expression ! Quand un artisanat est poussé à ce point-là de perfection, ça
renvoie à quelque chose d’humain. En revanche, la sensualité est absente
chez lui, ce qui est un comble parce qu’il chante beaucoup de chansons
d’amour. Je ne dis pas que c’est un défaut, au contraire, c’est parfait, car
tout est inscrit dans son art, dans l’art du chant, de la musicalité. Rarement
un chanteur a été si musical en France. Il l’est intrinsèquement quand il
chante, il n’y a pas un écart de note qui se balade. Tout est en place de façon
vertigineuse, donc, si la musique est intégralement prise en compte, il n’y a
plus besoin que la musique soit sensuelle. Il y avait quelque chose de très
rond chez Brassens, dans son corps, dans son œil de vieux saint qui a envie
de baiser la concierge. Chez Maxime, c’est différent.
Il est mal mais le résultat est impeccable parce que la voix est parfaite.
Il y a toujours le revers de la médaille. S’il y a une telle perfection dans la
voix, c’est peut-être qu’on a « abstraitisé » le corps, comme un pierrot : le
corps revêtu d’un voile blanc, et la tête séparée par une collerette. Maxime
semble sortir de son corps sur scène, ce qui est parfait par exemple quand il
reprend les chansons de Brassens, dont il n’est que l’interprète. Il est
totalement à distance puisque le corps n’est pas là. Ce type n’a rien d’un
rocker, c’est la raison pour laquelle il s’est planté dans Gladiateur. J’ai
monté Spartacus il y a des années, je n’avais pas envie de voir son
spectacle ; surtout, je ne m’intéresse pas aux chouraquiseries. Ça me fait
chier, je déteste ce genre de choses. Cela dit, je comprends que Maxime ait
eu envie de le faire, et il l’a fait très sérieusement. Mais il l’a fait comme un
homme de métier qui s’offre une démarcation, sauf que la pulsion physique
est absente. Alors après, il se lance dans des acrobaties musicales, il trouve
les chanteurs pour le faire mais ça ne cadre pas. Il faut parfois être plus
simple.
Donc, je suis certain qu’il n’aurait pas pu être un bon acteur, à cause de
son corps qu’il met tout le temps de côté. Quand il monte à cheval, on sent
chez lui un amour profond du cheval, une volonté centaurienne, l’envie de
s’enfoncer le cul dans les vertèbres du cheval. Il monte très bien mais il est
raide comme la justice, comme s’il voulait affirmer qu’il monte bien, qu’il
monte pédagogiquement bien. Il a l’air libre avec sa fleur dans les cheveux
et un pétard à la bouche, mais au fond il ne l’est pas. Maxime n’est pas un
homme libre. Par moments, j’ai envie de lui proposer de travailler avec lui,
j’ai vraiment envie de le mettre en scène dans un spectacle. Ça ne s’est
jamais fait parce qu’il connaît tellement bien et tellement mieux que moi les
lois du music-hall. Et puis, à son âge, on a conscience de ses limites, on sait
ce qu’on peut changer et on connaît les invariants, on a aussi une idée de ce
qu’il n’est pas nécessaire de changer même si on a envie de le faire. On sait
qu’on ne le fera plus ou qu’on le fera mal. Pourquoi vouloir à tout prix
arrondir un gars qui ne le sera jamais ? Après tout, qu’est-ce que je
viendrais faire là-dedans ?
C’est sec.
Voilà quelqu’un qui manque vraiment. Luc fait partie de ces gens qui
partent et qu’on n’oublie pas. Un jour, Maxime m’annonce qu’il faut
absolument qu’il me présente un type formidable, un acteur fou, génial, qui
revient des États-Unis. Il me dit que c’est le Luc dont il parle dans « San
Francisco ». Moi, j’avais jamais pigé qu’il parlait d’un mec dans la
chanson. Et un jour, coup de sonnette chez moi. J’ouvre et je me retrouve
face à un type tout en cuir noir avec un petit haltère planté dans le sein
gauche, un anneau dans le pif et une casquette de pirate. Il avait la gueule
d’un assassin, un peu le physique de celui qui a tué la femme de Polanski.
L’Américain fou dangereux que tu retrouves dans un motel, genre Psychose
de Hitchcock. J’étais terrorisé, j’ai pensé qu’il était venu pour me crever. Il
avait l’air dur et j’ai senti dans son œil qu’il avait envie de me baiser –
c’était un pédé hard. Ce qui est magnifique, c’est que cet homme qui avait
l’apparence d’un fou furieux d’une violence inouïe était l’homme le plus
tendre et le plus sensible, l’un des plus calmes et intelligents que j’ai
rencontrés dans ma vie. Ça a été un coup de foudre d’amitié absolue. Quand
il est sorti de chez moi, je me suis dit qu’il y avait quelque chose de sensuel,
d’intéressant, de chaleureux, en tout cas sur le plan théâtral. Et quand je l’ai
engagé dans Spartacus (où il jouait un rôle de poète), j’ai vu une merveille
de mec, un acteur prodigieux.
Entretien avec Alain Louvier
Non, parce que la mélodie est une chose qui ne m’est pas étrangère. Je
ne suis pas de la génération post-Boulez. Je suis beaucoup plus élève de
Messiaen, or Messiaen est un des rares compositeurs récents à savoir écrire
une mélodie, y compris sans accompagnement, ce qui n’est pas toujours
facile si on veut qu’elle dise quelque chose. Messiaen m’a ouvert à toutes
sortes de musiques (celles qu’il aimait lui) et m’a donné un esprit
universaliste.
Maxime manie très bien la langue française, il ne fait pas de la chanson
banale, un musicien l’entend d’emblée. Quels que soient les enchaînements
qu’il emploie, un harmoniste comme moi sait immédiatement si c’est ou
non du Maxime Le Forestier, comme je reconnaîtrais du Poulenc ou du
Ravel. Son style est identifiable, ce qui me le rend sympathique. Voilà un
vrai musicien qui a quelque chose à apporter, et pas seulement par le texte –
mais par le texte aussi, c’est un poète. Je m’en suis rendu compte en
discutant avec lui et en observant la manière dont il découpait ses textes.
C’est une conception de l’art vocal qui est celle de celui qui dit ; ce
n’est pas la voix pour la voix. Ça n’a rien à voir avec celle d’un chanteur
classique évidemment. Il dit magnifiquement bien, on comprend tout ce
qu’il raconte, donc c’est un récitant.
Nous avons passé six mois à répéter note à note. Cette musique est faite
pour mettre la poésie en valeur, ce qui détonnait beaucoup avec ma création
de l’époque. Moi qui faisais beaucoup de calculs dans toutes mes œuvres, là
je n’en ai fait aucun. Elle est construite tout en étant totalement libre. Après
sa création en 1985, nous l’avons jouée une dizaine de fois, puis rejouée en
1997 avec l’EOP, mais cette fois je ne l’ai pas dirigée. Donc, non, ce n’était
pas particulièrement ardu de faire travailler Maxime. Mais ma musique est
toujours difficile, elle est très précisément écrite et elle change beaucoup
d’une mesure à l’autre, d’une page à l’autre. Il me faut à chaque fois
beaucoup travailler avec les musiciens. Quand c’est un bon orchestre, ça va
vite, quand c’est un moins bon, ça prend plus de temps. Cette œuvre-là, je
pourrais la faire avec un bon orchestre d’étudiants, à condition d’avoir le
temps de travailler. Avec sa voix, Maxime lui a donné de belles couleurs, ce
qui tient du miracle. Si bien que je me demande qui saura l’interpréter
quand il ne sera plus. Sans doute faudra-t-il aller chercher un chanteur
classique, mais ça n’aura jamais le charme de la voix de Maxime.
Son timbre est unique, c’est en pensant à lui que j’ai écrit cette œuvre.
Pourquoi un orgue ?
De quelle manière ?
Il fallait qu’il se replace dans son époque et qu’il passe de nouveau à la
radio. Nous étions en 1986, les FM étaient arrivées cinq ans plus tôt,
beaucoup de chanteurs étaient en train de disparaître, et d’autres
apparaissaient. Les seuls qui n’avaient pas bougé étaient ceux des années
soixante, comme Sylvie Vartan ou Enrico Macias. On les voyait encore à la
télévision et on les entendait sur les radios périphériques, mais ils
commençaient à être peu à peu remplacés par Michel Berger, France Gall,
Véronique Sanson, Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldman, Daniel
Balavoine, etc. Et puis il y avait la génération intermédiaire dont faisait
partie Julien Clerc. Je savais que Maxime avait écrit une chanson pour lui
peu de temps avant et je m’étais fait cette réflexion : ils ont le même âge,
pourtant tout le monde pense que Maxime est d’un autre temps. Il n’y avait
aucune raison pour que Maxime n’ait plus sa place. Après tout il n’est pas
beaucoup plus âgé que Jean-Jacques Goldman. Il fallait quand même qu’il
soit lui aussi déterminé à faire en sorte de passer à la radio, qu’il en ait
l’envie. J’avais interrogé pas mal de chanteurs autour de moi à ce moment-
là, et je me souviens que l’un d’eux, extrêmement connu, m’avait dit : « Tu
vas t’occuper de Le Forestier ? Bonne chance ! » Maxime était devenu un
cas désespéré.
Je me suis beaucoup battu, je crois aussi que Max Guazzini (le patron
de NRJ) était très sensible à ce que disait la chanson. Je n’en ai jamais parlé
avec lui mais j’en suis persuadé. Quand je lui disais que Maxime avait un
tube, c’était à peu près le seul qui ne me disait pas : « Maxime Le Forestier,
oublie sur NRJ. » Sa réaction me permettait de garder espoir.
Donc, l’objectif était qu’il passe beaucoup à la télévision et sur NRJ.
NRJ, c’était pour moi comme une obsession. Je pensais que « Né quelque
part » était un tube, or les tubes passaient sur cette radio. Il fallait banaliser
Maxime, il fallait qu’il redevienne un chanteur comme les autres, non pas
comme une icône, car ça aurait signifié qu’il avait été, donc que ça n’avait
pas d’importance qu’il soit.
Il n’était plus question de savoir s’il était un dinosaure de la chanson ou
un chanteur dépassé. Il fallait qu’il soit au même niveau que les autres.
Par la suite, il s’est mis à chanter avec Vanessa Paradis, il était
totalement intégré. Le succès venant avec cette chanson qui commençait à
passer à la radio (même si ce n’était pas tout de suite sur NRJ), ça lui a
donné la pêche. Il était souriant.
Ensuite il y a eu « Ambalaba ».
J’ai l’impression qu’après avoir renoué avec le succès, il s’est dit « plus
jamais ça ». Je me souviens d’une conversation avec lui au moment où il
sortait Sagesse du fou. Je lui demandais comment ça se passait ; j’avais
quitté Polydor mais je savais que l’album ne marchait pas. Il m’a répondu :
« Ils sont vraiment nuls dans cette boîte, à la promo ils sont nuls… » Il était
très en colère. Là j’ai réalisé qu’il prenait très mal de voir réapparaître le
spectre de l’échec. Donc je pense que ça l’avait beaucoup marqué dans ce
sens-là, comme quelqu’un qui aurait été très pauvre, qui ne veut plus jamais
le redevenir après avoir gagné de l’argent.
Maxime s’était senti laissé-pour-compte, il voyait ça comme une
anomalie, comme quelque chose qui devait être réparé. Et puis, il avait dû
se voir disparaître.