Patrick Quentin - L Homme A Femmes

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Patrick QUENTIN

L’HOMME
À FEMMES

PRESSES DE LA CITÉ
PARIS
Le titre original de cet ouvrage est :
SHADOW OF GUILT
Traduit de l’américain par M.-B. Endrèbe
Copyright © 1959 by Presses de la cité
CHAPITRE
1

Vers trois heures de l’après-midi, ma femme me téléphona au bureau


pour me dire que, à la dernière minute, elle avait eu des places pour un gala
au Metropolitan Opera et invité les Ryson.
— Je sais que le jeudi est le jour où tu travailles tard, mon chéri, mais
j’espère que tu t’arrangeras.
Ne pouvant faire autrement, je promis de rentrer de bonne heure, mais
aussitôt je me sentis très déprimé. Encore un jeudi de sacrifié ! Une fois de
plus, j’étais floué des quelques précieuses heures que je pouvais passer seul
avec Eve et qui me permettaient de supporter le reste de la semaine.
Eve vint peu après avec des lettres à signer et je la mis au courant. Elle
ne manifesta aucun mécontentement, bien sûr, car elle était beaucoup plus
patiente que moi. C’était elle qui avait le plus lutté pour tenter d’empêcher
que nous tombions amoureux et, maintenant que le mal était fait, c’était elle
qui insistait pour que nous nous conduisions aussi décemment que possible,
jusqu’au moment où je pourrais demander à Connie de divorcer sans que
cela cause trop de dégâts.
— On ne peut pas faire autrement, n’est-ce pas ? dit-elle avec un petit
haussement d’épaules résigné. Et, de toute façon, ça ne va plus durer très
longtemps maintenant…
Nous avions pour règle sacro-sainte de ne jamais nous embrasser au
bureau mais, en cet instant, je ne pus résister au désir de m’approcher d’elle
et de la prendre dans mes bras :
— Si tu savais, mon petit, comme ça m’est odieux de devoir rentrer
chaque soir à la maison, jouer au mari modèle !
— Oh ! je le sais, va… Mais c’est encore le moindre mal… George,
mon chéri !
Renonçant elle aussi à être admirable, elle s’accrocha à moi,
m’embrassa sur la bouche, ce qui, comme toujours, réussit à me rendre de
nouveau la situation supportable.
Le téléphone sonna. C’était Lew Parker, mon patron à la Cie des
Carbures, qui m’appelait dans son bureau.

*
**

Quand j’arrivai à la maison, dans la 64e Rue, je trouvai ma femme dans


notre immense chambre à coucher, assise, en combinaison, devant la
coiffeuse. Tout dans cette maison était trop grand. C’était le père de Connie
– le fondateur de la Corliss and Co – qui l’avait fait construire, et nous y
avions emménagé lorsqu’il était mort, sept ans auparavant. Nous l’avions
fait contre mon gré car, bien que j’eusse cessé d’être simplement « le
gendre de Corliss » en me faisant une situation à la Cie des Carbures, je
trouvais humiliant de vivre dans une maison dépassant de beaucoup mes
possibilités. Mais Connie avait vu la chose différemment :
— Papa voulait que nous habitions là après lui, mon chéri. Et ce serait
vraiment stupide de ne pas le faire, alors que nous en avons les moyens.
Elle avait dit « nous ». Connie était toujours pleine de tact.
— Bonsoir, mon chéri, dit-elle en me regardant dans le miroir, par-
dessus pots et flacons. J’espère que ça ne t’ennuie pas trop ? Nous devons
retrouver Mel et Vivien au Met. Ala est sortie avec Chuck, mais ils nous
rejoindront après. Une vraie réunion pré-nuptiale !
Son visage s’éclaira, comme toujours lorsqu’elle parlait du mariage
d’Ala. Chuck Ryson était le fils de sa sœur aînée, morte dans une institution
pour malades mentaux, et l’esprit de famille qui animait les Corliss avait
fait se reporter toute l’affection de Connie pour sa sœur, sur Chuck et Mel,
le père. Presque dès l’instant où, après la mort de mon frère et de sa femme
dans un accident d’avion, ma nièce Ala, alors gamine de dix ans, était
venue habiter avec nous, Connie n’avait plus songé qu’à la marier avec
Chuck. Et, étant Connie, elle était sur le point d’arriver à ses fins.
La main de ma femme hésita au-dessus des flacons. Connie, bien
qu’elle fût très sûre de soi par ailleurs et dirigeât avec compétence de
nombreux comités de ceci ou de cela, était toujours incertaine lorsqu’il
s’agissait pour elle de s’habiller et de se maquiller. Et c’était d’autant plus
curieux qu’elle finissait toujours par être éblouissante. La parfaite ossature
de son visage faisait qu’on lui aurait donné vingt-sept ans alors qu’elle en
avait trente-cinq. Elle était bien plus belle qu’Eve, mais quand elle leva son
visage vers moi et que mes lèvres effleurèrent sa joue, je n’éprouvai aucun
émoi… Rien qu’un ressentiment absolument injuste.
— George, mon chéri, je mets le collier de Maman. Qu’est-ce qui irait
bien avec ? Vivien est toujours si parfaite…
— Pourquoi pas ton bracelet de perles baroques ? répondis-je avec
indifférence. C’était un bracelet que je lui avais fait faire chez Cartier, cinq
ans auparavant, pour le septième anniversaire de notre mariage.
— Les perles baroques ? Tu crois ? Oui, peut-être… Oh ! je trouverai
bien quelque chose.
Ce qu’elle trouva finalement fut un large bracelet de perles qui, comme
le collier, était un des « joyaux Corliss ».

*
**

Ce fut au bar, lors du premier entracte, que je remarquai le jeune


homme. Nous étions en train de boire un verre. Mel, en grand banquier,
rayonnait de laborieuse simplicité, cependant que Vivien était éblouissante
dans une robe de Dior et avec les diamants qui se déversaient sur elle
depuis que, l’année précédente, Mel l’avait découverte, obscure starlette,
dans un hôtel chic de Toronto. Ce fut parce que je m’ennuyais que je
remarquai ce jeune homme, si différent du public habituel des galas de
charité. Il était particulièrement beau, avec des cheveux très noirs, des yeux
assortis… Mais ce n’était pas sa beauté qui le faisait distinguer… Était-ce
son visage intelligent ? Une sorte de vitalité animale qui émanait de lui ? Je
n’arrivais pas à préciser mon impression quand, rencontrant mon regard, je
le vis me sourire. Il s’avança vers nous et je me rendis compte alors que le
sourire s’adressait à Connie.
— Bonsoir, dit-il. Notre rencontre va quelque peu gâcher ma petite
surprise… En effet, demain matin, vous recevrez des roses jaunes, de la part
d’un admirateur oublié. Je viens d’être augmenté, après juste un mois !
Je vis avec surprise le visage de ma femme s’aviver de plaisir. Ma
surprise était due à ce que Connie ne témoignait jamais qu’une sorte de
courtoisie royale aux hommes jeunes, beaux ou laids. Elle était très
« femme de César » et c’était une des raisons qui rendraient notre rupture
difficile.
— Quelle bonne nouvelle ! fit-elle. Mr Saxby, je crois que vous
connaissez Mr Ryson… Voici sa femme et mon mari.
La sonnerie retentit et nous nous séparâmes, mais, au second entracte,
r
M Saxby nous rejoignit de nouveau. Tandis que nous bavardions, il
regardait Connie avec une visible admiration à laquelle ma femme semblait
répondre avec presque de la coquetterie. Juste comme la sonnerie
retentissait de nouveau, elle dit :
— Si vous n’avez rien de mieux à faire, Mr Saxby, voulez-vous venir
prendre un verre avec nous après le spectacle ? Vous savez où nous
habitons, n’est-ce pas ?
— J’accepte avec joie, mais pourquoi me donner du Mr Saxby ? Je
croyais que ce devait être Don et Connie ?
Ma femme rosit légèrement :
— D’accord, Don.
Comme nous regagnions nos places, je m’enquis :
— Et qui est Mr Saxby… Ou devrais-je dire Don ?
Connie eut un vague haussement d’épaules :
— Oh ! juste un garçon à qui j’ai procuré un emploi à la Galerie Keller.
r
M Keller étant dans un de mes Comités, j’ai pu facilement arranger une
entrevue…
— Mais où as-tu connu ce garçon ?
— Où était-ce donc… ? Ah ! oui, à une exposition, une exposition
privée… Il est Canadien et avait fait la connaissance de Mel lors d’un
voyage de celui-ci à Toronto. Il n’est à New York que depuis peu et je pense
qu’il t’amusera. Il est très intelligent.
— Et aussi très beau, soulignai-je.
— Oui, n’est-ce pas ? fit Connie en me jetant un bref regard du coin de
l’œil.
Et, tandis que Verdi se faisait de nouveau entendre, je constatai avec
une certaine stupeur que, partageant sa chambre chaque nuit, je n’avais pas
la moindre idée de ce que pouvait faire ma femme durant le reste de la
journée.
Puis l’absence d’Eve revint me tourmenter. Je l’imaginai assise dans
son petit appartement, se résignant à la situation que je ne pouvais accepter,
se tracassant à mon sujet, et souhaitant que je sois gentil avec Connie.

*
**

Mr Saxby avait réussi à nous charmer tous – et plus particulièrement


Connie, absolument épanouie – quand arrivèrent Ala et Chuck.
Chuck Ryson était un garçon à l’aspect sympathique, qui avait hérité
toutes les vertus de son père, sans rien conserver, semblait-il, de l’instabilité
de sa mère. Il se débrouillait assez bien dans la banque de son père et était
amoureux d’Ala depuis sa puberté. Bref, c’était le gendre que n’importe
quel père eut pu se souhaiter, mais ça ne m’empêchait pas de le trouver
plutôt ennuyeux.
— Bonsoir, George, me dit-il. Savez-vous ce qui m’arrive ? Ils
m’envoient lundi à Chicago, pour deux semaines. Peut-on faire un coup
pareil à un type qui se marie dans moins d’un mois ?
Je m’apprêtais à dire quelque chose d’approprié, mais déjà Chuck se
tournait du côté où se trouvait Ala et je l’imitai. Ma nièce était devenue si
jolie depuis quelque temps qu’on ne pouvait guère s’empêcher de la
regarder. Pour l’instant, elle était assise par terre, à côté du fauteuil de
Connie, en compagnie de Don Saxby. Elle nous appela du geste :
— Chuck, George, je vous présente un garçon formidable ! Il connaît
tous les grands musiciens de jazz et mardi prochain, il se rend à une
réception donnée en l’honneur de Spike Tankerville. Vous vous rendez
compte ? Le plus grand trompettiste depuis Satchmo ! Et il y aura une jam-
session !
Un beau sourire indulgent sur les lèvres, Saxby m’expliqua :
— Spike est un vieil ami de Toronto, Mr Hadley. Peut-être, puisque Ala
est si passionnée de jazz, pourrais-je l’emmener ?
— Non, vous feriez ça ? s’exclama Ala. Mais ce serait merveilleux !
D’autant que Chuck part pour Chicago, et que je m’attends à mourir
d’ennui en son absence !
À cet instant, Connie dit très posément :
— C’est fort aimable à vous, Don, mais je ne pense pas que ce soit
exactement ce qui convient à Ala.
J’aurais dû m’en douter. Depuis plusieurs années maintenant, il existait
un conflit permanent entre l’exubérance Hadley chez Ala et ce qui, selon les
Corliss, représentés par Connie, convenait ou non à « une jeune fille comme
il faut ». Toutefois, je remarquai que les pommettes de ma femme s’étaient
quelque peu empourprées et je me demandai avec un sentiment
d’exaspération si, cette fois, une certaine crainte de se voir ravir son jeune
admirateur ne s’ajoutait point à cette manifestation de maternelle prudence.
— Voyons, Connie… s’exclama Ala. Puis se tournant brusquement vers
son fiancé : Chuck n’y voit aucun inconvénient, n’est-ce pas, Chuck ? Tu
n’imagines pas que le fait de rencontrer Spike Tankerville risque de me
« corrompre », si ?
— Bien sûr que non, Ala, répondit Chuck avec embarras. Mais si
Connie n’est pas d’accord…
— Absolument pas d’accord, confirma Connie. Donc, n’en parlons
plus, n’est-ce pas ?
Cela marqua la fin de la soirée. Ala quitta la pièce en laissant derrière
elle un silence gêné et, en quelques minutes, je me retrouvai seul dans le
living-room Corliss aux proportions féodales. À ce moment, Ala reparut sur
le seuil de la pièce et je la devinai aussi embarrassée que moi-même. Dans
le passé, nous avions été d’indissolubles alliés mais, depuis quelque temps,
nous avions dérivé chacun de notre côté. Cela me fit regretter de m’être
attardé là pour boire un ultime whisky.
— George, me dit Ala, je suis navrée… Mais, par moments, j’ai le
sentiment que, si elle ne cesse pas de me harceler ainsi, je vais devenir
enragée !
Elle continua, en venant se percher sur l’accotoir de mon fauteuil :
— Qu’a-t-elle donc après moi ? J’épouse Chuck, et c’est ce qu’elle
souhaitait, non ? Alors, pourquoi me traiter en délinquante juvénile ? Oh !
George, j’aimerais tant aller à cette réunion ! Ne pouvez-vous arranger ça
avec elle ? Dites ?
Tandis qu’elle me cajolait en me passant la main dans les cheveux, je
me remémorai l’air épanoui qu’avait Connie en compagnie de Don Saxby.
Outre le désir de faire plaisir à Ala, j’éprouvai celui de punir ma femme
pour m’avoir privé de quelques-unes des si rares heures que je passais avec
Eve.
— J’arrangerai ça, promis-je.
— Oh ! George, vous êtes un ange !
Quand j’arrivai dans notre chambre, Connie était au lit avec la lumière
allumée. Ses cheveux, soigneusement brossés, la faisaient paraître pâle et
très jeune. Je n’avais guère envie d’entamer une discussion, mais je me
forçai à parler tout en retirant ma veste de smoking :
— J’ai dit à Ala qu’elle pouvait aller à cette réunion.
Ma femme se redressa. Elle portait une chemise noire, très sexy et fort
peu Corliss.
— Oh ! George, dit-elle d’une voix que l’exaspération semblait nouer,
ne comprendras-tu donc jamais que je ne suis pas un tyran ? Quand
j’empêche Ala de faire quelque chose, c’est que j’ai mes raisons.
Assis au bord de mon lit, j’ôtai une de mes chaussures.
— Voyons, elle a dix-neuf ans et sera mariée dans un mois. Quel mal
peut-il y avoir à ce qu’elle aille à cette réunion ?
— Tout d’abord, elle irait là-bas en compagnie de Mr Saxby que je
connais à peine…
— À peine ? m’exclamai-je. Alors que tu lui as procuré un emploi ?
Alors que tu sembles le voir tous les jours depuis des mois ?
— Mais c’est faux ! Si je l’ai aidé, parce que je cherche toujours à
rendre service, je ne l’ai vu que trois ou quatre fois au plus.
— Ce n’est pas l’impression que j’ai eue. On aurait plutôt dit que ce
garçon t’avait monté à la tête !
Soudain, nous ne discutions plus d’Ala, mais nous trouvions engagés
sur un terrain beaucoup plus dangereux. Connie demeura un moment à me
regarder, puis, de la même voix un peu étranglée, elle s’enquit :
— Cela te ferait-il quelque chose si Mr Saxby m’avait monté à la tête,
comme tu dis ?
— Est-ce le cas ?
Ses mains se crispèrent sur le revers du drap :
— Toute la soirée t’a été odieuse, n’est-ce pas ? Tu aurais préféré être
dans ton bureau, à lire des rapports. Je m’en suis rendu compte, va, et c’est
pourquoi, quand Mr Saxby est survenu, j’ai pensé qu’il… qu’il pourrait
aider…
— Aider ? En quoi faisant ?
— Mon Dieu, simplement en étant là, en étant quelqu’un de nouveau !
Et, comme en un cri jailli du cœur, ma femme ajouta :
— Que nous arrive-t-il donc ; George ? Je fais pourtant tout ce que je
peux… Je ne comprends pas !
Je me rendis vaguement compte que c’était le moment de parler
« d’incompatibilité d’humeur », comme prélude au divorce. Mais dans le
même temps, je m’en sentis incapable car, presque pour la première fois
depuis des années, Connie venait de me laisser entrevoir son propre
désarroi. Qu’elle le sût ou non, elle se trouvait tout aussi désemparée que je
Tétais avant de rencontrer Eve. Je me levai et allai m’asseoir au bord de son
lit, comme naguère, lorsque je n’en revenais pas, – moi, obscur petit
directeur provincial des vastes entreprises Corliss, – d’avoir séduit la
ravissante fille du Grand Patron. Avais-je alors été simplement ébloui… et
pris cela pour de l’amour ?
— Connie…
Je l’attirai contre moi et l’embrassai, en m’efforçant de ne pas penser à
Eve. Un instant, elle parut s’abandonner puis, soudain, elle se dégagea,
presque avec brusquerie.
— Je suis désolée, George. Je ne sais pas ce qui m’a pris… Il est
terriblement tard, mon chéri. Nous ferions mieux de dormir un peu.
Sa main m’écartait doucement de son lit.
— Et puis, George… D’accord pour Ala. Je le lui dirai au petit
déjeuner.
Il me fut odieux de la voir capituler aussi totalement.
— Mais, Connie, si tu penses vraiment que…
— Non, non, c’est très bien comme ça. Peut-être que je me montre
parfois un peu trop stricte… Bonne nuit, George.
Le matin suivant, au petit déjeuner, ma femme reçut une gerbe de roses
jaunes. Quand je partis pour le bureau, elle était fort occupée à les arranger
dans un grand vase blanc…
CHAPITRE
2

Ala s’en fut voir Spike Tankerville, mais Connie tint ensuite à me faire
savoir qu’elle était rentrée à trois heures du matin. « Et presque ivre. C’est
la dernière fois que je la laisse sortir avec Saxby. » Je prêtai peu d’attention
à ces remarques, car je ne vivais plus que dans l’attente du jeudi suivant où
je pourrais me retrouver dans le petit appartement d’Eve.
Enfin, ce fut ce jour tant désiré et, cette fois, il n’y eut pas de
contretemps à la dernière minute. Une demi-heure après qu’Eve eut quitté
le bureau, je me dirigeai à mon tour vers son domicile. Celui-ci, situé entre
Lexington et la Troisième Avenue, était modeste, mais Eve se moquait du
luxe. Après une enfance pauvre, encore assombrie par des parents malades
et un frère délinquant juvénile, elle s’était mariée avec un invalide acariâtre
qui avait vécu encore quatre pénibles années. Aussi n’était-elle pas
rassasiée des joies de l’indépendance. Oliver bord, son mari, lui avait légué
les vingt-cinq mille dollars de son assurance-vie. Avec ce capital mis de
côté à la banque, et son salaire aux Carbures, Eve se sentait à l’abri du
besoin et c’était tout ce qui importait à ses yeux. Sa conception de la vie
était à l’opposé de celle des Corliss, et c’était peut-être pour cela que je me
sentais si bien près d’elle.
D’ordinaire, par discrétion, nous dînions dans son petit appartement.
Mais, ce soir-là, Eve suggéra que nous allions dans un restaurant français
proche de chez elle. Cette escapade m’emplit de joie et, lorsqu’on nous
servit le café, j’étais bien résolu à demander le divorce dès qu’Ala serait
mariée.
La jolie petite main d’Eve reposait sur la table. Je la recouvris de la
mienne en m’enquérant :
— Où irons-nous pour notre lune de miel ? En Europe ? Au Mexique ?
Ou bien aux Caraïbes ? À la Jamaïque ? À Tobago ?
— À Tobago !
Eve répéta le mot comme s’il représentait pour elle le Paradis terrestre,
et je ne pus résister au plaisir de me pencher vers elle pour l’embrasser.
Ce fut alors que j’entendis une voix dire :
— Bonsoir, Mr Hadley.
L’espace d’une seconde, je fus comme paralysé, puis je me détachai
d’Eve pour me retourner. Don Saxby se tenait devant notre table.
Dans le même temps que je maudissais le sort d’avoir provoqué cette
rencontre, j’eus conscience que le sourire de Saxby n’était pas celui du
monsieur qui vient de vous surprendre en flagrant délit. C’était un sourire
amical, presque timide.
— Excusez-moi, dit-il. J’étais assis au fond de la salle et je ne vous
aurais pas importuné mais… J’ai pensé qu’il valait mieux vous mettre au
courant. Ala sera ici d’une minute à l’autre. Nous avons rendez-vous pour
dîner ensemble.
Je regardai Eve et me rendis compte qu’elle eût souhaité pouvoir
disparaître, comme par une trappe.
— Mr Saxby… euh… Don… voici Mrs Lord qui travaille à mon
bureau… Cette situation est… euh… assez embarrassante. Ce n’est pas… Il
me faut vous expliquer…
— Vous n’avez rien à m’expliquer, coupa Saxby toujours avec le même
sourire cordial. Je ne m’occupe jamais de ce que font les autres. C’est un
vieux principe…
Comme il parlait, Ala survint et nous vit tous les trois ensemble. Elle
hésita, visiblement surprise, puis nous rejoignit aussitôt.
— Papa… Mrs Lord…
À mon immense soulagement, elle ne paraissait trouver rien d’anormal
à ce que je fusse avec Eve. C’était Don qu’elle regardait.
— Catastrophe ! dit-elle. Nous voilà pinces !
— Pincés ? répéta-t-il.
— Oui, après notre sortie de l’autre jour, Connie m’a fait une scène
terrible, et j’étais censée ne plus vous revoir ! Pour ce soir, j’ai été obligée
de lui raconter que je sortais avec Rosemary Clarke… (Elle se tourna vers
moi d’un air mi-craintif, mi-implorant.) George chéri, vous n’allez pas nous
cafarder, dites ?
Don Saxby me regardait aussi et je fus convaincu qu’il n’y avait pas
l’ombre d’une menace dans ses yeux noirs. Au comble du soulagement, je
m’exclamai avec gratitude :
— Bien sûr que non ! Prenons donc un verre tous ensemble.
Autour d’un alcool, nous bavardâmes et nous détendîmes. Je me rendis
alors graduellement compte d’une chose qui allait encore compliquer la
situation. Ala était folle de Don Saxby et j’avais le sentiment que lui, de son
côté, était littéralement fasciné mais, plus aguerri, il dissimulait mieux
qu’elle. Jamais Ala n’avait eu ce regard, cette voix, quand elle était avec
Chuck Ryson. Mon Dieu ! pensai-je. Où cela va-t-il nous mener ?
Au même instant, Don Saxby dit :
— C’est vraiment dommage que Connie m’ait soudain pris en grippe.
Je ne m’explique d’ailleurs pas pourquoi, mais ça n’en bouleverse pas
moins mon projet. Vous vous souvenez, continua-t-il en s’adressant à Ala,
de ce ménage dont vous aviez fait la connaissance à la réunion, Tom et
Marian Green ? Vous leur aviez beaucoup plu et, comme ils donnent une
grande réception chez eux, à Stockbridge ce week-end, ils m’ont téléphoné
ce matin pour me demander si je ne pourrais pas vous emmener avec moi.
Maintenant, il va falloir que je me décommande…
La désolation se peignit sur le visage de ma nièce :
— Oh ! George, est-ce que je ne peux pas y aller ? Ces Green sont des
gens terriblement riches et respectables, avec une fille qui est dans un
pensionnat extrêmement smart… tout à fait le genre de Connie, quoi ! Je
pourrais lui raconter que je m’en vais à Westport, avec Rosemary. Ce n’est
pas Rosemary qui me vendra et ses parents sont encore en Californie…
Connie n’en saura rien… Oh ! George… !
Devant le visage implorant de ma nièce, je pris brusquement
conscience qu’elle avait dix-neuf ans seulement et que, depuis des années,
on la poussait obstinément vers un mariage qui faisait l’affaire de Connie –
et la mienne aussi, en un sens – mais n’enthousiasmait peut-être pas du tout
Ala. Quel prix pouvait-elle attacher à Chuck, quand elle regardait Don
Saxby avec des yeux pareils ?
— Je ne voudrais pas faire quelque chose qui déplaise à Connie,
r
M Hadley, intervint le jeune homme, car elle a été vraiment très chic pour
moi. Mais…
— Oh ! George, je vous en prie ! Ça me ferait tant plaisir !
Bien sûr, je ne savais pratiquement rien de Don Saxby, mais, jusqu’à
présent, je ne l’avais vu se conduire que de la plus recommandable façon.
Et quel mal pouvait-il y avoir à laisser Ala s’offrir un peu de bon temps
chez des amis, avant que Connie ne referme inexorablement sur elle la porte
du mariage ?
— D’accord, Ala, dis-je. Si ça te fait vraiment tant de plaisir d’aller
chez ces gens…
Peu après, je reconduisis Eve chez elle. La quitter me fut encore plus
pénible qu’à l’ordinaire… En partie, je crois, parce qu’il me semblait sentir
encore autour de nous la présence ambiguë de Don Saxby. Comme je
l’embrassais une dernière fois, en pensant désespérément à tous les jours
qui nous séparaient du jeudi suivant, Tobago me parut soudain très, très
loin…
CHAPITRE
3

Je rentrai à la maison comme onze heures allaient sonner. Connie était


allée à Carnegie Hall (1) avec Milly Taylor, une de ses secrétaires de comité
qui l’adorait littéralement. Elles arrivèrent peu après moi et Connie
s’approcha aussitôt de mon fauteuil pour m’embrasser :
— Bonsoir, mon chéri. Il y a longtemps que tu es rentré ?
— Non, pas très longtemps.
— Ala est sortie avec Rosemary Clarke. Dieu merci, elle a au moins
une amie convenable. Sers quelque chose à Milly, tu seras un amour.
Je servis quelque chose à Miss Taylor qui, selon son habitude, se mit à
me raconter combien Connie était merveilleuse. Vers minuit, Ala fit une
entrée exubérante et, peu après, avec une aisance qui m’impressionna, elle
dit :
— Oh ! Connie… Rosemary voudrait que j’aille avec elle à Westport,
demain, pour le week-end. Est-ce que je peux ?
— Bien sûr, ma chérie, répondit Connie.
Lorsque Miss Taylor prit congé et que ma femme raccompagna dans le
hall, Ala se précipita vers moi :
— George, dans cinq minutes, venez me voir !
Puis elle s’élança dans le hall en criant :
— Bonne nuit, Miss Taylor ! Bonne nuit, Connie !
Quand ma femme reparut, je lui annonçai que j’étais vanné et montai
me coucher.
— Oui, mon chéri. Moi, je vais d’abord mettre un peu d’ordre ici, pour
que Mary ne trouve pas tout en pagaille demain matin.
Dans la chambre d’Ala, il y avait un peu partout des disques et des
vêtements en désordre. Cela me fit penser de nouveau combien elle était
encore jeune pour se marier dans un mois. À mon entrée, elle se leva
vivement de sur le lit où elle était en compagnie d’un vieil éléphant en
peluche que je lui avais donné lorsqu’elle était venue habiter avec nous.
— Oh ! George… Il vous plaît, n’est-ce pas ? s’enquit-elle, les yeux
brillants.
— Don Saxby ?
— C’est l’homme le plus merveilleux que je connaisse ! George… Je
crois que je suis amoureuse de lui.
Bien que tout me l’eût fait pressentir, cela me causa un choc
désagréable.
— Et lui ? Quels sont ses sentiments à ton égard ?
— Sachant que je dois épouser Chuck, il ne dira jamais rien, alors…
Oh ! George, que dois-je faire ?
— Au sujet de Chuck ?
— Il y a longtemps que j’aurais voulu vous parler, George, mais nous
ne semblions plus être… comme autrefois. George, je n’ai jamais été
certaine d’aimer Chuck. Oh ! bien sûr, je le trouve très gentil, sympa et
tout… Je sais aussi qu’il est fou de moi, mais… C’est surtout à cause de
Connie.
— Parce qu’elle souhaite vivement te voir épouser Chuck ?
— Non… Ça paraît terrible à dire, mais en épousant Chuck, je songeais
surtout à me libérer de Connie.
Je savais, bien sûr, combien Ala devait trouver exaspérant d’être sans
cesse harcelée par Connie au nom des grands principes Corliss, mais je
n’aurais jamais pensé que ce fût à ce point.
— Oh ! George, que dois-je faire ? Épouser Chuck si je ne l’aime pas
vraiment, c’est… c’est mal agir envers lui, n’est-ce pas ?
— J’en ai l’impression, oui.
— Mais comment annoncer ça à Connie ? Alors qu’elle est folle de
Chuck et a tout préparé pour le mariage… Oh ! George, dites-le-lui, vous…
Moi, je sens que je ne pourrai pas. J’ai… J’ai trop peur d’elle.
Peur d’elle ! Je pensai à ce qu’eût éprouvé Connie si elle avait entendu
cela. Une fois de plus, de la façon la plus imprévue, je fus pris de pitié pour
ma femme. Pauvre admirable Connie, qui s’employait tellement à toujours
tout organiser au mieux, pour le bien de tout le monde !
Ala me regardait, l’air suppliant :
— George, il faut absolument que vous m’aidiez. C’est le moment le
plus important de ma vie. Pas seulement à cause de Don, qui n’a peut-être
aucun sentiment pour moi en dépit des idées que je me fais… Mais,
vraiment, je ne peux pas épouser Chuck… Du moins, pas encore… pas
avant de savoir si…
Je ne vis qu’une chose à lui dire :
— Écoute… Ne fais rien pour l’instant, baisse passer le week-end et…
Si tu laisses voir à Don quels sont tes sentiments réels à l’égard de Chuck,
peut-être les choses s’arrangeront-elles toutes seules ? Lundi, quand tu
reviendras, si tu es sûre de ne pas vouloir te marier avec Chuck pour
l’instant… Eh bien, je parlerai à Connie.
— Oh ! George, fit-elle en m’embrassant. Je savais bien pouvoir
compter sur vous !
Le lendemain soir, Ala s’en fut ostensiblement chez Rosemary Clarke,
soi-disant pour passer le week-end avec elle. J’en éprouvai un certain
malaise, dont j’eus d’autant plus conscience que, pour une fois, Connie
avait décidé de ne prendre aucun engagement mondain pour le week-end,
ce qui me laissait totalement livré à mes pensées.
Le lendemain matin, Lew Parker téléphona. Un magnat brésilien que
les Carbures dorlotaient en vue de leur expansion vers l’Amérique du Sud,
et qui se rendait en Californie, faisait halte à New York le lendemain.
Comme j’étais principalement chargé des relations avec l’Amérique du Sud
et que j’avais déjà eu l’occasion de rencontrer le magnat en question lors
d’un voyage d’affaires à São Paulo, Lew voulait que j’aille l’accueillir à
l’aéroport, à onze heures, que je le conduise à son hôtel et que je l’emmène
ensuite déjeuner chez les Parker.
— C’est vraiment très important, George, et c’est pourquoi j’ai recours
à vous au lieu d’envoyer Bob Driscoll. Ça ne vous ennuie pas trop de
travailler le dimanche ?
— Bien sûr que non.
— Bon ! Et dites à Connie de ne pas m’assassiner !
Connie fut très compréhensive, car elle mettait un point d’honneur à
toujours faire passer mon travail en premier. Nous déjeunâmes ensemble
puis, vers trois heures, ma femme reçut un coup de téléphone et raccrocha
le récepteur d’un air ravi :
— C’était Chuck, me dit-elle. De pauvre garçon, ils le font rester une
semaine de plus à Chicago ! Alors, comme il s’ennuie trop d’Ala, il arrive
par avion et repartira de même demain soir. N’est-ce pas touchant ?
Comme je demeurais sans parole, elle poursuivit :
— Il sera ici vers sept heures… Je vais téléphoner tout de suite à Ala…
Elle a largement le temps de revenir de Westport.
Déjà elle repartait vers l’appareil du hall.
— N’appelle pas Westport, Connie, dis-je vivement.
— Pourquoi donc ? fit-elle en se retournant.
— Parce que Ala n’y est pas. Des gens qu’elle avait rencontrés à la
jam-session de Tankerville l’ont invitée avec Don Saxby à passer le week-
end chez eux, dans le Massachusetts. Ala mourait d’envie d’y aller et
comme elle savait que tu mettrais ton veto, elle m’a demandé…
J’aurais dû me douter qu’elle ne ferait pas de scène. Si, de temps à
autre, Connie s’était mise en colère contre moi, peut-être la barrière qui
nous séparait ne serait-elle pas devenue aussi infranchissable. Elle se
contenta de me regarder longuement, fixement.
— Ce n’est pas la fin du monde, m’exclamai-je. J’ai simplement
estimé…
— Puisque tu es dans la confidence, m’interrompit-elle, tu connais, je
présume, le nom et l’adresse de ces gens dans le Massachusetts ?
— Green… Thomas Green… à Stockbridge. Des gens très bien. Ils ont
une fille au pensionnat de Miss Porter et tout ce qui s’ensuit. Puisque la
petite a plaisir à être là-bas, laisse-la au moins passer la nuit chez eux. Elle
pourra voir Chuck demain.
— La laisser passer la nuit chez des gens que nous ne connaissons pas ?
Et en compagnie de Don Saxby ? As-tu perdu l’esprit ?
Me tournant le dos, elle alla résolument décrocher le téléphone, et je
m’assis sur l’accotoir d’un fauteuil. Je ne distinguais pas ce que Connie
disait. Je me rendais seulement compte qu’elle avait pris son ton mondain.
Quand j’entendis revenir le claquement de ses hauts talons, je m’apprêtai à
la voir hautainement indignée, mais son visage exprimait soudain un total
désarroi.
— Elle n’y est pas ! Ils sont bien arrivés hier soir, mais ils sont repartis
tout à l’heure, après le déjeuner.
— Alors, c’est probablement qu’ils rentrent.
— Non. En arrivant, ils avaient annoncé à Mrs Green qu’ils ne
pourraient pas rester davantage, car ils devaient encore aller ailleurs. C’était
combiné. Le voilà maintenant parti seul avec elle !
Connie vint à moi, me prit par le bras. Cela me fit l’effet, d’une scène
de mélodrame : lady Gwendolyn apprenant que sa fille s’est enfuie avec un
homme.
— Pauvre fou ! Tu as voulu jouer brusquement au père compréhensif !
Et tu vois le résultat ? Elle en a profité pour filer avec lui !
CHAPITRE
4

Mon exaspération fut telle que j’en oubliai d’être inquiet :


— Au nom du ciel, m’exclamai-je, t’imagines-tu qu’Ala soit totalement
dénuée de bon sens ? Pourquoi ne pourrait-elle pas sortir un moment seule
avec un homme ?
— Avec Don Saxby ?
— N’est-ce pas toi qui l’as introduit dans notre cercle ? Pourquoi Ala
ne le trouverait-elle pas intéressant ? C’est à peu près le seul homme
intéressant que tu lui aies laissé fréquenter !
Ce n’était peut-être pas le « bon » moment pour aborder ce terrain
dangereux, mais je continuai sur ma lancée sans plus réfléchir :
— Je sais que tu as de l’affection pour Ala, mais tu la mènes toujours si
durement que… Bref, n’osant t’en parler à toi, c’est moi qu’elle est venue
trouver… Elle ne s’est pas enfuie avec Don, ni quoi que ce soit du même
genre. Ils voulaient simplement se trouver un peu seuls tous les deux, afin
de mieux pouvoir apprécier leurs sentiments réciproques. Peut-être Don
n’est-il pas l’homme qu’il faut à Ala – encore qu’il me paraisse intelligent
et très convenable – et peut-être ne s’agit-il que d’un engouement sans
lendemain… Quoi qu’il en soit, tu ne voudrais sûrement point qu’elle
épouse Chuck sans être absolument sûre de l’aimer, n’est-ce pas ?
Ma femme s’était assise sur le canapé, très raide, regardant droit devant
soi :
— Don Saxby… l’homme qu’il lui faut ! Un homme qu’elle connaît
seulement depuis quelques jours, qui nous arrive du Canada, et qui n’a
même pas encore de situation à vingt-huit ans ! Et c’est à un homme
comme ça que tu es prêt à donner ta nièce, ta fille adoptive !
J’éprouvai quelque ressentiment à ce qu’elle rejetât ainsi Ala de mon
côté, comme si elle lui était étrangère :
— Puisque Don Saxby semblait assez bon pour toi…
— Moi, riposta-t-elle durement, je suis capable de veiller sur moi !
— Ala aussi.
— Ala ? Mon pauvre ami ! Si tu savais…
Ce fut le moment que les Ryson choisirent pour arriver, lui en bleu
marine, elle tout en visons et diamants.
— Ma chérie, annonça Vivien en embrassant Connie avec effusion,
nous ne faisons qu’entrer et sortir ! Nous allons chez les Plowden… Je
voulais seulement vous dire que Chuck a téléphoné et qu’il est en route
pour venir ici. Merveilleux, n’est-ce pas ? Alors, nous avons pensé que nous
pourrions dîner tous ensemble à la maison, en famille…
— Il y avait aussi autre chose, intervint Mel, dont je voulais vous parler
personnellement. C’est au sujet de Mr Saxby.
Il regarda gravement Connie :
— Comme vous le savez, il m’avait fait beaucoup d’impression lorsque
je l’avais rencontré au Canada, et encore plus l’autre soir. J’ai donc pensé
qu’un homme comme lui pourrait nous être utile à la banque et j’ai écrit à
mon ami Reggie Fostwick, à Toronto, uniquement par acquit de
conscience… Mais ce qu’il m’a répondu est assez inquiétant…
— En quel sens, Mel ? s’informa Connie qui s’était approchée de la
fenêtre et semblait examiner ses ongles.
— Eh bien, il se trouve que la femme de Reggie Fostwick connaît des
gens à Toronto qui ont une fille de dix-huit ans. Au printemps dernier, il
semble que Mr Saxby ait réussi à s’introduire dans cette famille comme
protégé de la femme et, peu après, la jeune fille et lui ont filé ensemble.
Heureusement, les parents ont réussi à les rejoindre au moment où ils
s’apprêtaient à passer la nuit dans un motel, comme mari et femme. Il y a eu
une scène, la fille piquant une crise de nerfs cependant que Saxby paraissait
aussi navré que sincèrement épris. Mais le père ne s’y est pas laissé prendre.
Il lui a donné à choisir entre leur fille déshéritée ou un chèque de dix mille
dollars qui lui permettrait de quitter immédiatement le pays. Saxby a choisi
les dix mille dollars.
Tandis que Connie continuait d’examiner ses ongles, Vivien égrena un
rire léger :
— N’est-ce pas terriblement passionnant ? Bien entendu, nous ne
pouvons pas être certains que ce soit vrai, car ces gens-là n’ont évidemment
pas été raconter ce qui s’était passé… Et j’ai toujours tenu Mrs Fostwick
pour une vieille commère !
— Reggie Fostwick est un homme très sérieux, riposta Mel, et il ne
m’aurait pas fait part de ces choses s’il n’en avait lui-même été sûr. Aussi,
Connie, comme c’est plus ou moins à cause de moi que vous avez connu
Saxby, j’ai estimé devoir…
Ça continua ainsi pendant des heures, me sembla-t-il, mais finalement
nous réussîmes à nous débarrasser des Ryson en nous libérant du même
coup de leur invitation à dîner. Ne doutant pas un instant de l’exactitude des
faits rapportés par Mel, j’étais fou d’inquiétude au sujet d’Ala et voulais
téléphoner sur-le-champ à la police, mais Connie s’y opposa avec froideur.
— Pour que les journaux fassent leurs choux gras de toute cette
histoire ? Il n’en est pas question.
— Mais Chuck ? Il va être ici dans quelques heures. Qu’allons-nous lui
dire ?
— La vérité. Que pourrions-nous lui dire d’autre ? Au téléphone, je
l’avais informé qu’Ala était chez Rosemary. Il va s’apercevoir que non, et il
connaît toutes les autres amies d’Ala… Par ailleurs, nous ne pouvons pas
lui mentir à propos d’une chose aussi grave. Toi, qui as de si beaux
principes, ne crois-tu pas que, s’il doit épouser Ala, Chuck a le droit de
savoir d’abord de quoi elle est capable ?
Chuck arriva de l’aéroport vers sept heures, une serviette de cuir à la
main, tout souriant et surexcité. Quand je vis son visage changer cependant
que Connie le mettait au courant, je me sentis terriblement coupable.
— Mais, Connie, balbutia-t-il, elle m’aime… Je sais qu’Ala m’aime.
Elle n’a pas pu changer en l’espace d’une semaine ! Si ce salaud…
Pivotant sur lui-même, il me regarda avec autant de mépris qu’il osait
en exprimer :
— Puisque vous l’avez laissée partir avec lui, vous devez m’aider à la
retrouver !
— Mais comment ? m’exclamai-je.
— Téléphonez de nouveau à ces gens du Massachusetts…
— Mais, mon pauvre Chuck, ils ne savent rien, intervint Connie en lui
posant une main sur le bras. Non, pour l’instant, nous n’avons aucun moyen
d’agir. Le mieux que vous ayez à faire est d’aller chez vous et d’attendre.
Mais je crois préférable de ne rien dire à votre père, ni à Vivien. Inutile de
les inquiéter si…
— Oh ! oui.
— Racontez-leur qu’Ala a un rhume ou quelque chose comme ça. Dès
qu’elle sera de retour, nous vous téléphonerons.
— Connie, laissez-moi l’attendre ici…
— Mais, Chuck, il me paraît peu probable qu’elle rentre ce soir… Et
puis, il vaut mieux que je sois… que George et moi soyons seuls avec elle
quand elle rentrera. Nous pourrons ainsi mieux arranger les choses.
— Bon, alors, si vous ne m’avez pas téléphoné, je reviendrai demain
matin à la première heure.
— C’est ça, mon petit Chuck, approuva Connie en l’embrassant. Et
tâchez de ne pas vous faire trop de souci. Je suis certaine que tout va
s’arranger.
Quand je m’éveillai le lendemain matin, vers neuf heures, le lit de
Connie était vide. Je me levai, me rasai, m’habillai, et descendis au rez-de-
chaussée. Le dimanche, ni Mary, ni la cuisinière ne se manifestaient, et je
trouvai ma femme dans la salle à manger, en face d’une tasse de café. Sans
me regarder, elle dit :
— Tu as juste une heure devant toi, si tu veux être à Idlewild quand
l’avion arrivera.
J’avais complètement oublié le magnat brésilien !
— Je vais téléphoner à Lew pour qu’il envoie Bob Driscoll.
— Lew tenait à ce que tu y ailles, non ?
— Oui, mais…
— Alors, vas-y. Ça n’avancerait à rien que tu restes ici. Si tu veux du
café, il y en a dans la cuisine. J’en prendrai moi-même volontiers une autre
tasse.
Comme je traversais le hall en direction de la cuisine, j’entendis une
clef tourner dans la serrure de la porte d’entrée. Le battant s’ouvrit, livrant
passage à ma nièce, une petite valise à la main. Elle n’avait jamais paru plus
fraîche ni plus jolie. Je l’aurais étranglée !
— Espèce de petite folle ! Qu’as-tu donc fait ?
— Mais, George…
— Chuck est venu de Chicago. Comme Connie s’apprêtait à téléphoner
chez Rosemary, j’ai été obligé de tout lui dire. Elle a appelé les Green, et ils
lui ont répondu que tu étais partie avec Don.
Ala ne parut pas troublée le moins du monde.
— Connie est au courant ? Parfait, ça simplifiera les choses.
Ala me gratifia d’un éclatant sourire :
— George, vous avez été merveilleux. Sans vous, je ne crois pas que
j’aurais eu le courage… Mais, maintenant, tout est pour le mieux. Quand
j’ai dit à Don que je n’étais pas certaine de vouloir épouser Chuck – comme
vous me l’aviez conseillé – il m’a aussitôt fait connaître ses sentiments. Il
m’aime. Il m’a aimée dès qu’il m’a vue ! Nous allons nous marier. Oh !
George, vous ne pouvez savoir à quel point je vous suis reconnaissante.
Comme elle me sautait au cou, Connie apparut sur le seuil de la salle à
manger. D’ordinaire, l’expression qu’elle arborait eût suffi à faire trembler
Ala. Mais, cette fois, Ala soutint son regard sans broncher tout en
déclarant :
— George m’a dit que vous étiez au courant. Ça simplifie tout. J’ai
parlé avec George et il me comprend. Je ne me marierai donc pas avec
Chuck, mais avec Don Saxby.
Connie se contenta de demander :
— Où êtes-vous allés, Saxby et toi, hier, après avoir quitté les Green ?
Ala ne battit même pas des paupières :
— Dans un motel, où nous nous sommes fait inscrire comme Mr et
Mrs Saxby. Mais nous ne nous sommes même pas couchés. Nous avons
passé la nuit à bavarder. J’avais simplement voulu cela pour vous faire
comprendre que vous ne pouviez rien contre notre amour, mais Don et moi
étions d’accord pour que je revienne ensuite tout vous expliquer, ainsi qu’à
Chuck. Don espère comme moi que vous serez raisonnable et nous laisserez
marier normalement. Mais, dans le cas contraire, je vous avertis que je
passerai outre. Je suis en âge de le faire. D’ailleurs George – de qui je suis
vraiment la nièce et non pas seulement par alliance ! – ne met aucun
obstacle…
— Un instant ! Je…
Mais Connie me coupa la parole :
— Puisque George et toi êtes soudain si proches l’un de l’autre, t’a-t-il
dit ce que ton oncle Mel a appris sur Mr Saxby ? Sais-tu que, au printemps
dernier, il a tenté d’enlever la fille de gens très riches de Toronto, une fille
de dix-huit ans ?
Je m’attendais à voir Ala décontenancée, mais elle se contenta de rire :
— Oh ! oui, cette gamine hystérique, qui était folle de lui et avait voulu
le persuader de s’enfuir avec elle. Pensiez-vous que Don ne m’avait point
mise au courant de cela ?
— Il t’en avait informée ? fit Connie. T’a-t-il dit aussi n’avoir jamais eu
d’autre intention que de soutirer ainsi de l’argent au père, et qu’il avait
accepté de quitter le Canada moyennant dix mille dollars ?
— C’est un mensonge ! s’indigna Ala.
— Veux-tu téléphoner à ton oncle Mel ? Il pourra te dire si c’est un
mensonge ou non.
— Si vous pensez que j’accorde le moindre crédit à ce que oncle Mel a
pu se laisser conter…
— Ala, intervins-je, cette histoire a l’air parfaitement vraie.
Elle me fit face, d’un air de défi :
— Comment pouvez-vous savoir si elle est vraie ou non ? Avez-vous
téléphoné aux parents de cette folle ?
— Non, mais…
Déjà Ala se tournait de nouveau vers Connie :
— J’aurais bien dû me douter que vous comploteriez quelque histoire
dans ce goût-là avec les Ryson…
— Ala ! dis-je. En voilà assez !
— George, je me rends compte que, en définitive, vous ne valez pas
mieux que Connie. Si vous pouviez voir quel air ridicule vous avez tous les
deux, à vouloir jouer ainsi les parents nobles ! J’étais revenue de mon plein
gré, prête à faire le maximum de concessions. Mais puisque vous agissez de
la sorte et inventez d’odieux mensonges à propos de Don, j’arrête les frais !
Et sans nous accorder un regard de plus, elle se mit à gravir l’escalier.
Comme je m’apprêtais à la rejoindre, ma femme me retint :
— Non, dit-elle. Tu as fait suffisamment de dégâts comme cela.
La sonnerie de la porte d’entrée retentit. J’en étais si proche que je ne
pus m’empêcher de sursauter ; après quoi, j’ouvris la porte.
Chuck entra. Il était hagard, échevelé, si différent de son ordinaire que,
l’espace d’un instant, ce fut à peine si je le reconnus.
— Elle est de retour, n’est-ce pas ? dit-il. Je l’ai vue. Depuis six heures,
je faisais le guet sous une porte cochère, de l’autre côté de la rue.
CHAPITRE
5

— Où est-elle ?
En cet instant, Chuck me rappela sa mère. Elle avait ce même regard, à
la fois lointain et égaré, lorsque Connie et moi étions allés la voir à la
maison de santé, peu avant qu’elle n’eût une de ses plus violentes crises.
— Elle est dans sa chambre, dit Connie.
— Puis-je monter la voir ?
— Vraiment, Chuck, elle est à bout de nerfs et je ne sais…
— … si elle voudra me voir ? Pourquoi refuserait-elle de me voir ?
Nous sommes fiancés, n’est-ce pas ?
— Mais…
— Essaye toujours, Chuck, l’encourageai-je.
Connie se tourna vivement vers moi, mais Chuck n’en attendit pas
davantage pour gravir l’escalier quatre à quatre.
— Écoute, Connie, dis-je il se peut qu’Ala ait raison au sujet de cette
jeune fille. Vivien tient Mrs Fostwick pour une vieille commère. Elle a pu
comprendre tout de travers ou même inventer cette histoire d’argent. Il nous
faut une certitude.
— Et comment te proposes-tu de l’acquérir ?
— Je m’en vais téléphoner aux Fostwick, leur demander le nom des
gens en question, et j’aurai un entretien avec ces derniers. Il ne doit pas y
avoir plus d’un Reginald Fostwick à Toronto.
Je parvins à soutirer le renseignement à Mrs Fostwick. Il s’agissait des
Duvreux. Cinq minutes plus tard, j’exposais notre problème à Mr Duvreux
et ce qu’il me dit en réponse m’ôta tout espoir qu’il pût y avoir erreur.
— Eh bien ? s’enquit Connie comme je raccrochais.
— C’est vrai. Don Saxby a pris les dix mille dollars. Et ça n’est pas
tout. Duvreux a fait enquêter sur son compte, et Saxby avait déjà fait un
coup du même genre à Québec.
— Il ne me reste donc plus qu’à te féliciter, n’est-ce pas ?
Nous nous faisions face, tels des ennemis, quand Chuck redescendit
d’un pas lourd et incertain, comme s’il était ivre.
— Elle s’est enfermée et n’a pas voulu m’ouvrir, dit-il sans nous
regarder. Elle m’a juste parlé à travers la porte.
— Mais qu’a-t-elle dit ? demanda Connie.
— Elle m’a dit que c’était inutile, qu’elle ne m’épouserait pas. Elle a
ajouté qu’elle était désolée et qu’elle m’expliquerait plus tard, mais que,
pour l’instant…
Brusquement, il s’assit sur une marche et cacha son visage dans ses
mains. Pour moi, Chuck avait jusqu’alors symbolisé l’adolescent
flegmatique et quelque peu dénué de sensibilité. En le voyant ainsi, je fus
dégoûté du rôle que j’avais joué dans son malheur et j’en voulus
rageusement à Don Saxby.
Connie s’agenouilla près de Chuck, le serra contre elle :
— Mon petit Chuck, ne te mets pas dans un état pareil, voyons… Ala a
momentanément perdu la tête… Elle n’a que dix-neuf ans après tout,
mais…
Le téléphone retentit avec stridence. Connie me foudroya du regard,
comme si j’en étais responsable, et me dit :
— Ne réponds pas d’ici. Va en haut.
Je montai en hâte dans notre chambre à coucher. C’était Eve, et sa voix
me fit l’effet d’un rayon de soleil par une journée d’hiver.
— George, je suis désolée, mais il fallait que je te téléphone. Je peux te
parler ?
— Mais oui, bien sûr !
— Don Saxby sort d’ici.
— De chez toi ?
— Oui. Je ne sais trop pourquoi… sans doute parce qu’il est au courant
pour toi et moi. Bref, il est amoureux fou d’Ala, et se rend compte que
Connie opposera une vive résistance. Ala lui a dit que tu étais de leur côté,
mais il m’a suppliée de te téléphoner pour te dire quel prix il attachait à
ton…
— Quel culot ! explosai-je. Oser te mêler à ça !
— Pourquoi dis-tu ça ? Bien sûr, j’ai trouvé un peu étrange qu’il fasse
une pareille démarche alors qu’il ne me connaît pour ainsi dire pas, mais…
— C’est un escroc.
Je lui racontai l’affaire Duvreux et elle balbutia :
— Oh ! George… Tu es sûr de ça ?
— Certain. Je viens de téléphoner aux Duvreux, à Toronto.
— Et que vas-tu faire, alors ?
Je n’y avais pas encore réfléchi, mais je le sus aussitôt :
— C’est très simple. Pour commencer, Saxby ne reverra pas Ala. Et s’il
cherche à nous soutirer de l’argent, comme aux Duvreux, j’irai trouver la
police. Lorsqu’on saura ce qu’il a fait au Canada, il sera chassé de la ville
en moins de vingt-quatre heures !
— Je n’arrive encore pas à y croire… Il était si gentil, si… Il m’avait-
dit qu’il comprenait tes sentiments pour moi et il pensait que notre situation
te ferait sympathiser avec lui. C’est pourquoi…
— J’entends Connie qui monte. Il va falloir que je raccroche. Eve, mon
petit, je vais m’arranger pour aller te voir. À tout à l’heure !
Comme je reposais le récepteur sur son support, le claquement des
hauts talons dépassa la porte. Connie allait chez Ala. Et, soudain, la pièce
me parut vaciller autour de moi, car je venais de comprendre pourquoi Don
Saxby était allé trouver Eve. Il pensait que notre situation te ferait
sympathiser avec lui. Eve, elle, n’était pas assez au courant des faits pour
percevoir le sous-entendu qui était : « Arrangez-vous pour que George
Hadley appuie mon mariage avec Ala, ou bien je raconte à tous ceux que
cela peut intéresser – en commençant par sa femme – qu’il a une liaison
avec vous, sa secrétaire… »
J’imaginais facilement quel régal ce serait pour les journaux. Connie –
la richissime Consuelo Corliss – était toujours un excellent sujet d’article.
Des millions de lecteurs se délecteraient d’apprendre que non seulement sa
fille adoptive, à un mois de son mariage, avait passé la nuit dans un motel
avec un homme qui n’était pas son fiancé, mais aussi que le mari de
Consuelo Corliss avait une liaison avec sa secrétaire. S’il le voulait, Don
Saxby pouvait nous couvrir de boue. Et quel moyen avais-je de l’en
empêcher, sinon faire ce qu’il attendait de moi ? Pourrais-je l’acheter,
comme l’avait fait Duvreux ?
À ce moment, Connie fit irruption dans la chambre :
— George, il est presque dix heures. Il faut que tu ailles à l’aéroport…
— Je n’y vais pas… C’est impossible… Pas maintenant !
— Pourquoi donc ? Il est trop tard à présent pour que Lew puisse
envoyer quelqu’un d’autre…
— Il faut que je voie Don Saxby.
— Pour quelle raison ? Nous n’avons plus à nous soucier de lui,
maintenant qu’Ala est de retour. Lorsqu’elle sera calmée, je lui ferai
comprendre son erreur. Et s’il essaye à nouveau de la joindre, nous n’aurons
qu’à prévenir la police. C’est tout.
Et voilà ! Elle avait tout réglé. Décrochant le téléphone, elle appela le
garage, demandant qu’on m’envoie la voiture.
Ne pouvant faire autrement, je me rendis donc à Idlewild. J’accueillis le
Brésilien, le conduisis à son hôtel, l’emmenai chez Lew. On but, on parla,
on mangea interminablement. Le Brésilien était un malin et moi, j’étais
aussi peu en forme que possible, parce que je ne pensais qu’à Don Saxby.
Lew avait déjà préparé un contrat, qui était très favorable à notre visiteur.
Ce dernier s’en rendait bien compte, mais prenait son temps. Ce fut à trois
heures moins le quart seulement qu’il céda à nos instances. Je le
raccompagnai ensuite à son hôtel où il avait l’intention de faire la sieste,
puis je cherchai l’adresse de Saxby dans l’annuaire téléphonique. Il habitait
la 54e Rue Est, tout près de la 5e Avenue. Je remontai dans ma voiture et me
mis en route.
J’étais presque arrivé à la 54e Rue quand je pensai à Eve. Mon intention
était d’aller la voir après Saxby, mais pourquoi ne pas faire le contraire ?
Quand j’aurais vu Eve, je le savais, je me sentirais de nouveau d’aplomb et
capable de raisonner.
Ayant laissé ma voiture en face de chez elle, je me précipitai dans le
hall minable où je me heurtai à une grande blonde qui sortait son caniche.
Eve m’ouvrit tout de suite. Elle était en manteau.
— George ! J’allais sortir pour mettre une lettre à la poste. Dieu merci,
je ne t’ai pas manqué !
— Je n’ai pas pu venir plus tôt. J’étais chez Lew, avec un client
brésilien. Mon intention était d’abord d’aller chez Saxby, mais j’ai pensé
que c’était mieux de commencer par toi.
Je la pris dans mes bras et l’embrassai comme je n’avais cessé de le
désirer tout au long de la journée. Mais je n’en tirai guère de réconfort et
me rendis compte qu’Eve, elle aussi, était à la merci de Saxby.
— Mon pauvre petit, dis-je, la situation n’est vraiment pas belle. Saxby,
étant au courant pour nous, va chercher à en profiter.
Toujours dans mes bras, elle leva la tête vers moi :
— Tu veux dire qu’il pourrait tout raconter à Connie ?
— Pourquoi seulement à Connie ? Qu’est-ce qui l’empêche de vendre
ça à quelque journal friand de scandales ? Ce qu’il veut, c’est de l’argent. Il
en a soutiré aux Duvreux et, puisqu’il nous tient, je vais probablement
devoir lui en donner moi aussi.
Tout proche du mien, son visage était d’une extrême pâleur, presque
hagard.
— Non, George ! s’écria-t-elle. Tout est de ma faute. Si je n’étais pas
venue dans ta vie…
— Eve, mon chéri…
— Si, George, c’est vrai, et je m’en suis toujours rendu compte. Tout
allait à peu près entre Connie et toi avant que je ne survienne. Et
maintenant, à cause de moi… George, ne lui donne pas d’argent ! C’est par
trop humiliant… Et puis, une fois que tu auras commencé à payer, qu’est-ce
qui l’empêchera de continuer son chantage ?
— Mais, Eve…
— Non, laisse-moi parler, mon chéri. Saxby est au courant de notre
liaison, d’accord. Mais si nous rompons, si je m’en vais, si je quitte New
York, que pourra-t-il faire ? Simplement dire qu’il t’a vu dîner en
compagnie d’une secrétaire qui n’est même plus à ton service.
— Mais, Eve, nous nous aimons ! protestai-je en la retenant comme elle
voulait se dégager de mon étreinte.
— Et alors ? Cela nous donne-t-il le droit de briser ta carrière, de rendre
la vie impossible à Connie et Ala ? Nous ne sommes pas Roméo et Juliette,
George, mais simplement deux êtres qui voudraient pouvoir s’aimer de
façon décente. Si cela ne nous est pas possible, si nous devons sombrer dans
une sordide… Alors, crois-moi, il vaut mieux y renoncer. Je m’en vais
téléphoner à ma sœur. Je peux prendre un car pour la Californie et…
Mais, si je redoutais Don Saxby, je redoutais encore bien plus de perdre
Eve. Sans elle…
— Eve, mon amour, c’est de la folie. Nos avenirs sont liés. Nous ne
pouvons pas nous sacrifier comme cela, juste pour le dit d’avoir un beau
geste. Je me moque de ma « carrière », comme tu dis. Je trouverai toujours
une autre situation. Pour ce qui est de Connie, je reconnais que j’agirai très
mal. Mais nous avons discuté mille fois de cela et il n’y a rien de changé…
— Bien sûr que si !
— Soit… Si tu pars pour la Californie, alors j’abandonne tout et je te
suis.
— George !
— Je suis sincère, tu sais…
Le téléphone sonna et, s’arrachant enfin à mes bras, Eve alla répondre.
— Allô… Oui, oui… Comment ? Quoi ? (Sa voix se fêla brusquement.)
Mais ce n’est pas possible ! C’est… Oui, oui, naturellement… Attendez un
instant…
Plaquant sa main sur le récepteur, elle se tourna vers moi. Ses yeux
bleus me regardaient, mais il semblait n’y avoir plus de vie en eux. Ils
étaient comme aveugles.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je.
— C’est Ala… Elle est chez Don Saxby… Elle me dit qu’il est mort. Il
est étendu par terre, avec un revolver près de lui. Elle dit qu’on l’a tué.
CHAPITRE
6

J’étais hypnotisé par le récepteur qu’elle tenait dans sa main. Il me


semblait que ce n’était plus le téléphone, mais un hiéroglyphe symbolisant
le désastre.
Puis je regardai instinctivement ma montre. Quatre heures sept. Après
quoi je me saisis du combiné :
— Ala, c’est moi, George.
De l’autre bout du fil, me parvint une sorte de sanglot.
— Ala… répétai-je.
Alors, je l’entendis balbutier :
— Quand je suis arrivée, je l’ai vu là et… Que vais-je faire ? Connie ne
sait pas que je suis ici, je ne peux pas lui téléphoner… Je n’ai que vous…
Oh ! Mrs Lord…
Elle ne s’était pas rendu compte que je m’étais substitué à Eve…
— Ala, c’est George. Je suis chez Eve…
— George ?
— Écoute, je viens tout de suite. Reste où tu es, mais ne touche à rien.
Tu m’entends ? Je vais prendre ça en mains, mais reste là-bas jusqu’à ce
que j’arrive.
— Oui, George… Mais, je vous en supplie, faites vite !
Je reposai le récepteur et Eve me saisit le bras.
— Je vais aller la chercher, lui dis-je, et je reviendrai ici. Dieu seul sait
quand cela me sera possible, mais il faut que je revienne. Alors, promets-
moi de ne pas sortir…
— Oui, oui, je te le promets. Fais vite !
Je regagnai ma voiture. C’était un dimanche, il y avait peu de
circulation et, en moins de dix minutes, je fus devant chez Saxby. Il habitait
une maison assez semblable à celle d’Eve, mais je savais que derrière cette
façade banale un avenir terriblement dangereux était en train de germer.
Mort… Tué… Don Saxby avait été tué, et Ala était là.
Il n’y avait personne dans la rue. Même en cet instant, je me rendis
compte que ce détail était important. Sous un bouton de sonnette, je repérai
la carte de Don Saxby, avec l’indication « 4e face ». Je pensai à Ala,
tremblante auprès du cadavre. Comment lui faire savoir que c’était moi ?…
Je me souvins que, une année, pendant les vacances, je lui avais appris à
composer son nom en Morse. En pressant le bouton, je fis A… L… A… et
je recommençai après quelques secondes. Puis je pris l’ascenseur.
Sur l’étroit palier du quatrième étage, il y avait trois portes. Derrière
l’une d’elles, un poste de radio diffusait de la musique espagnole et cela me
parut effrayant, parce que cette radio sous-entendait la présence de gens…
Sur la pointe des pieds, je m’approchai de la porte de Saxby et frappai
doucement. Le battant s’ouvrit aussitôt : j’entrai et le refermai derrière moi.
Je vis Ala, en manteau, presque méconnaissable tant son visage était cireux.
— Où est-il ? demandai-je.
— Il est mort, répondit-elle. Quelqu’un l’a tué.
Je pénétrai dans un living-room de célibataire, meublé de bric et de
broc, avec des murs moutarde. Don Saxby était étendu sur le tapis gris,
juste devant la cheminée, vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon gris
foncé. Il gisait sur le dos, un bras rejeté au-dessus de la tête. Ses yeux, aux
épais cils noirs, étaient ouverts, et un reste de sourire subsistait même
encore sur ses lèvres. Il avait une blessure au cou, et une autre au côté
gauche de la poitrine.
Deux blessures. Même si je n’en avais été convaincu dès le premier
instant, ces deux blessures, l’une au cou, l’autre au cœur, m’eussent prouvé
qu’il s’agissait d’un assassinat.
Je me forçai à détourner mes yeux du cadavre et je vis le revolver. Il
était sur le tapis, à demi engagé sous le volant d’un vieux fauteuil, et il me
sembla le voir en gros plan, comme dans une pièce policière à la télévision.
Je me retournai vers Ala. Elle était demeurée à la même place, près de
la porte, les mains crispées sur le bord de son manteau. Je remarquai alors
qu’elle était gantée.
Bien sûr, il était inconcevable qu’elle eût pu tuer un homme, mais je me
rappelais ses soudaines et violentes colères d’enfant. Je n’osais imaginer
quelle avait pu être sa réaction en découvrant qu’elle n’avait été pour Saxby
qu’un moyen de nous soutirer de l’argent, et rien de plus.
— Bon, dis-je, raconte-moi tout.
Elle humecta nerveusement ses lèvres :
— Je… Je… Il n’y a rien à raconter. Je suis simplement venue.
— Pour quoi faire ?
— Pour le voir, pour savoir… Connie me jurait que ces horribles
choses, ces histoires de Toronto, étaient vraies, qu’elle pouvait le prouver.
Mais je ne voulais pas la croire. Alors je suis venue.
— Et ? fis-je, comme elle s’arrêtait.
— Je suis venue ici. C’est tout. Je l’ai trouvé… là… comme ça…
— Mais alors, comment es-tu entrée ?
Le sang afflua à ses joues :
— J’avais des clefs. Il me les avait données la nuit dernière, au motel,
de façon que je puisse toujours…
— Tu n’as donc pas sonné d’en bas ?
— Si. Mais… mais comme il ne répondait pas, je suis montée et avec
les clefs…
— Donne-les-moi.
Elle me regarda d’un air stupide, et je pensai aussitôt avec un serrement
de cœur : « Elle ment. Elle a inventé cette histoire de clefs ! » Puis je la vis
s’approcher de la table où se trouvait son sac. L’instant d’après, elle me
tendit deux clefs attachées ensemble par une chaînette. Je les pris et les mis
dans ma poche, en éprouvant un certain soulagement en dépit de mon
inquiétude.
— Alors, tu es entrée avec les clefs et… ?
— Je l’ai vu, lança-t-elle avec feu. Je l’ai vu là… J’ai couru à lui. J’ai
vu le sang, le revolver… Il est là, sous le fauteuil… Je… Je n’ai plus pensé
qu’à m’en aller, mais je n’osais plus ressortir sur le palier, parce que
j’entendais la radio chez les voisins… J’avais besoin que quelqu’un vienne
à mon secours et… et la seule personne à qui j’aie pu penser était Mrs Lord.
J’ai cherché son numéro dans l’annuaire et je lui ai téléphoné… Voilà, c’est
tout…
— Avec tes gants ?
Comme elle me regardait sans paraître comprendre, je précisai :
— Tu as feuilleté l’annuaire et téléphoné à Eve en gardant tes gants ?
Elle abaissa les yeux vers ses mains :
— Je suppose que oui… Je ne me rappelle vraiment pas…
Elle a pu composer le numéro en demeurant gantée, pensai-je. Dans des
moments de panique, on est capable de choses dont, en temps ordinaire, on
ne se tirerait qu’avec une extrême maladresse.
— Est-ce que quelqu’un t’a vue entrer ?
— Non, non.
— Tu en es sûre ?
— Oui. La rue était déserte et il n’y avait personne ni dans le hall, ni
dans l’ascenseur.
— Et tu n’as pas retiré tes gants, à aucun moment ?
— Non. Maintenant, j’en suis certaine.
— Parfait.
Je revins près de Don Saxby. Il me fallait ouvrir mes yeux et bien voir
tout ce qu’il y avait à voir. Plus tard, ce pourrait être d’une importance
extrême.
Le bras gauche du mort était tendu vers la cheminée et je remarquai
alors qu’on avait brûlé quelque chose dans cette cheminée… du papier
probablement. Près du bras gauche, mon attention fut attirée par quelque
chose de brillant. Je me baissai et vis que c’était un morceau de verre. Puis
j’en découvris un second, un troisième, un autre encore avec une poignée.
De toute évidence, il s’agissait d’un de ces pots de verre que l’on utilise
pour préparer les cocktails. Saxby devait le tenir à la main quand il avait été
tué.
Je m’agenouillai pour mieux voir… Oui, il y avait une petite coupure à
un doigt de sa main gauche. Et près du poignet, la chemise collait au bras,
en moulant les contours. Avec précaution, je touchai le tissu. La chemise
était encore légèrement humide et je distinguai l’odeur familière du gin.
Me redressant, j’examinai la pièce. Je n’y décelai aucun désordre,
aucune trace de lutte. Sur une petite table chargée de magazines, il y avait le
téléphone près de l’annuaire ouvert… ouvert à la page où le nom d’Eve
Lord, figurait justement en haut de colonne. Je refermai vivement
l’annuaire, comme s’il eût pu suffire non seulement à dénoncer Ala, mais à
nous mettre tous en danger. Rien d’autre ? Je passai dans la pièce contiguë,
une chambre à coucher, sombre et triste. Sur le lit défait, il y avait deux
grandes valises, ouvertes et pleines. Saxby n’avait certainement pas
emporté tout ça pour passer le week-end dans le Massachusetts. Serait-ce
qu’il se préparait à repartir définitivement ? Ces valises faites, les papiers
brûlés dans la cheminée…
Je gagnai la salle de bains, où je ne remarquai rien d’insolite, puis
rejoignis Ala. En mon absence, elle était sortie de sa stupeur et éprouvait
maintenant une terreur croissante. Dès qu’elle me vit, elle se précipita vers
moi, s’accrochant désespérément à mon bras.
— George… Oh ! George…
— N’aie pas peur, mon petit… Tout va s’arranger…
— Mais… la police… Ils vont savoir… à propos de hier…, de Don et
moi… de tout ce que Connie a dit… Et quand ils découvriront que je sois
venue ici… que vont-ils penser ? Que vont-ils me faire ?
— Rien, parce qu’ils ne sauront rien.
— Ils ne sauront rien ?
— Tu ne penses tout de même pas que je vais appeler la police ? À quoi
cela servirait-il ? Tu ne sais rien, tu es arrivée après le meurtre… Il a été
tué, mais ça ne nous concerne pas. Le tout est que nous puissions sortir d’ici
sans être vus. Tâche de rester calme, et tout ira bien.
Elle avait repris son sang-froid et me regardait avec la totale confiance
que les enfants peuvent avoir dans les grandes personnes.
— Viens, dis-je.
Je jetai un dernier regard autour de la pièce, pas plus troublé par le
cadavre de Saxby que si c’eût été un sac de ciment. Non, il n’y avait rien
qui pût montrer qu’Ala avait été là…
J’allai jusqu’à la porte et l’entrouvris. La radio continuait à déverser ses
flots d’harmonie chez les voisins. Avait-elle réussi à couvrir les
détonations ? Ou, en bon New-yorkais, ces gens-là avaient-ils pensé qu’il
s’agissait d’un pot d’échappement ?
L’ascenseur était demeuré à l’étage. Je fis signe à Ala. Elle se faufila à
ma suite sur le palier et je refermai doucement la porte, jusqu’à ce que
j’entendisse le déclic du pêne. Je la poussai, elle résista.
Nous nous embarquâmes alors dans l’ascenseur. En bas, il n’y avait
personne. Dans la rue, sur le trottoir d’en face, un couple s’en allait vers la
5e Avenue, qui ne nous prêta pas la moindre attention. C’était tout.
Quelques instants plus tard, nous étions dans la voiture, roulant en
direction de Madison Avenue.
Il était cinq heures moins vingt.
CHAPITRE
7

J’avais réussi à tirer Ala de cette situation critique mais, bien entendu, ça
’était la fin de rien. Lorsque l’on découvrirait le cadavre de Don Saxby, la
olice aurait vite vent de ses relations avec ma famille et nous aurions droit à
es tas de questions, d’interminables interrogatoires… Tout cela, à cause de
ette gamine maintenant sagement assise à côté de moi !
Comme si elle devinait mes pensées, Ala se tourna vers moi et me dit
avec embarras, tandis que nous approchions de Park Avenue :
— George, je suis vraiment désolée de m’être emportée contre vous ce
matin et… et de tout !
— Ce n’est rien, n’y pense plus.
— Et vous aviez raison, Connie et vous… Don devait être ce que vous
pensiez, et c’est pour cela que quelqu’un l’a assassiné. Quelqu’un que nous
ne connaissons pas… qui n’a aucun rapport avec nous.
— Je le suppose, oui…
— Quelle folle j’ai été ! Et comme je me suis mal conduite envers ce
pauvre Chuck…
Elle fit une pause, puis ajouta dans un élan de tout son être :
— George… je vous en supplie, ne dites rien à Connie. Si elle sait que
je… que j’étais là, ça n’en finira plus. Oh ! George, je vous en prie !
Jusqu’alors, il s’était passé trop de choses pour que j’eusse le temps de
réfléchir aux réactions de ma femme mais, brusquement, je pensai : « Mon
Dieu, si je mets Connie au courant, il me faudra lui dire que j’étais chez
Eve ! Comment lui expliquer cette visite à ma secrétaire ? Des lettres qu’il
m’aurait fallu dicter à cause du Brésilien ? Mais comment justifier une telle
urgence ? »
— Y a-t-il moyen de ne pas la mettre dans le coup ? demandai-je à Ala.
— Bien sûr. Rien de plus facile. Elle ne sait même pas que je suis sortie
de la maison.
— Vraiment ? Comment est-ce possible ?
— Après votre départ, elle est montée et, sous prétexte de m’apporter à
manger, m’a obligée à lui ouvrir ma porte. Alors elle s’est mise à discourir
sur les Duvreux, me disant que Don n’était aucunement amoureux de moi et
cherchait simplement à mettre la main sur la fortune Corliss. Bref, j’ai senti
qu’il me fallait absolument aller voir Don, découvrir la vérité par moi-
même. Mais je me rendais bien compte que Connie ne me laisserait pas
sortir ; alors j’ai prétexté une intense lassitude, lui demandant de s’en aller
pour que je puisse dormir. J’ai attendu un moment, puis j’ai quitté ma
chambre sur la pointe des pieds en refermant la porte à clef, et j’ai filé, sans
la moindre anicroche. Connie ne s’est pas manifestée. Elle devait être dans
la bibliothèque, en train de faire les mots-croisés du Times, comme tous les
dimanches.
Ala posa sa main sur mon genou :
— Alors, vous comprenez, en arrivant à la maison, je n’aurai qu’à me
faufiler dans ma chambre à son insu… Après quoi, je redescendrai, comme
si de rien n’était.
Évidemment, si nous pouvions nous débrouiller ainsi, cela simplifierait
beaucoup de choses.
— Bon, dis-je, d’accord.
— Oh ! George, vous êtes merveilleux… Mais il y a aussi Mrs Lord –
quelle chance que vous vous soyez trouvé là ! –… Vous pensez que nous
pouvons nous fier à elle ?
J’imaginai Eve dans son petit appartement, torturée par l’anxiété,
tourmentée par sa conscience… Elle m’avait bien promis de… Mais pourvu
qu’elle ne fût pas, malgré cela, en train de faire ses valises, d’appeler un
taxi… Sur le volant, mes mains devinrent moites. Il fallait absolument que
je retourne auprès d’Eve.
— Dites, George… Nous pouvons nous fier à elle ?
— Oui, répondis-je, entièrement.
Nous arrivions à la maison. Maintenant, j’allais devoir mentir à ma
femme, non plus seulement au sujet d’Eve, mais aussi à propos d’Ala.
— Reste dans la voiture, dis-je à ma nièce, je vais entrer le premier, et
je te ferai signe ensuite si la voie est libre.
Je gravis le perron de marbre, entrai dans le bar. Connie ne se montrait
pas. La porte du living-room était ouverte, mais ma femme n’était pas là
non plus. Ala avait très certainement deviné juste : Connie devait se trouver
dans la bibliothèque, à l’arrière de la maison en train de faire ses mots-
croisés. Pour ne pas courir de risque, je montai à l’étage, puis redescendis.
J’allai faire signe à Ala qui se hâta de me rejoindre. Ensemble, nous
montâmes jusqu’à sa chambre dont elle ouvrit sans bruit la porte.
— Sauvés, George ! me dit-elle alors en jetant ses bras autour de mon
cou. Maintenant, tout va s’arranger. Vous n’avez qu’à partir à sa recherche
et, moi, je descendrai dans quelques instants. Je me montrerai raisonnable et
repentante. Je dirai à Connie m’être rendu compte qu’elle devait avoir
raison au sujet de Don et de tout. Bref, je ferai amende honorable. Connie
sera satisfaite… et ne saura jamais rien de ce qui s’est passé.
Ala souriait, comme si le cauchemar s’était transformé en une sorte de
jeu. Pourtant l’homme qui avait été assassiné était celui qu’elle m’avait dit
« aimer à la folie ». Je n’en revenais pas. Était-ce le propre de la jeunesse de
pouvoir se consoler aussi rapidement ?
Je trouvai effectivement Connie dans la bibliothèque qui était en
quelque sorte son sanctuaire. C’était là que ma femme se retirait pour taper
les directives qu’elle envoyait à ses Comités ou étudier des rapports sur la
Jeunesse délinquante, les Taudis, la Discrimination raciale, etc. ou encore,
le dimanche après-midi, faire les mots-croisés du Times.
Assise dans un fauteuil de cuir rouge, le nez chaussé des lunettes
qu’elle mettait pour lire, un stylomine à la main, Connie leva la tête à mon
entrée pour me demander :
— Mon chéri, quelle est la déesse de la guerre dont le nom a sept lettres
et commence par un B ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, répliquai-je sèchement.
Bien sûr, elle ignorait ce qui s’était passé chez Don Saxby, mais lorsque
j’étais parti pour l’aérodrome, la maison n’en était pas moins en plein
drame et, dans l’état où j’étais, je trouvais particulièrement exaspérante la
faculté qu’avait Connie de sauter sur la première occasion de revenir au
train-train habituel.
— Tu es certain de ne pas savoir ? insista-t-elle. Une déesse de la
guerre commençant par… Enfin, ça ne fait rien, continua-t-elle en retirant
ses lunettes. Comment ça s’est-il passé chez Lew ?
— Très bien.
— J’ai parlé à Ala. Je suis sûre qu’elle va se montrer raisonnable.
Comme elle m’a dit vouloir dormir, ne la dérangeons pas maintenant, mais,
lorsqu’elle descendra, parle-lui, toi. Elle t’écoutera beaucoup mieux que
moi.
— D’accord.
— Je suis contente que ça se soit bien passé chez Lew.
Et voilà ! Pour elle, c’était un dimanche après-midi normal. Elle se mit
à me parler du niveau scandaleusement bas de l’instruction dans certaines
régions de la Californie du Sud, parce qu’elle venait sans doute de lire un
article là-dessus dans le Times. Elle rhapsodiait encore sur ce sujet quand
Ala survint. J’avais eu bien tort d’appréhender ce moment. Connie me parut
encore plus gênée qu’Ala, laquelle se lança dans sa grande scène du repentir
avec une aisance qui ne laissa pas de me déconcerter un peu. Une demi-
heure plus tard, je lui avais « parlé », Connie aussi, et ma femme concluait :
— Je dois dire que c’est un grand soulagement de te voir aussi
raisonnable, ma chérie. Maintenant, buvons quelque chose pour fêter ce
retour de l’enfant prodigue.
Nous bûmes, puis nous ingérâmes le dîner préparé par Connie, comme
si Don Saxby n’avait jamais pénétré dans nos existences, après quoi nous
nous installâmes dans le living-room, le plus familialement du monde. J’en
aurais hurlé d’exaspération.
Il était près de neuf heures quand le téléphone sonna. Connie se leva
pour aller répondre dans le hall mais, pensant que c’était Eve, je
m’empressai de la devancer. Je refermai la porte du living-room, décrochai
l’écouteur et entendis Vivien Ryson me dire :
— Cher George, il est neuf heures.
— Oui… et alors ? fis-je, ahuri.
Vivien eut son rire de cristal :
— Alors, dites à Chuck que, s’il ne veut pas manquer son avion, il a
juste le temps de repasser ici prendre sa serviette. Au fond, je trouve que ça
n’est pas très gentil de sa part d’être resté toute la journée chez vous. Il sait
pourtant combien Mel aime jouer au père-camarade avec lui. (De nouveau,
le rire tinta.) Mais ne grondez quand même pas ce pauvre garçon ! L’amour,
n’est-ce pas… !
Je n’avais pas repensé à Chuck depuis que je l’avais laissé assis au bas
de notre escalier, le visage caché dans ses mains. Chuck – à qui Connie
avait tout dit… Chuck à qui la « nouvelle » avait causé un tel choc… Chuck
que les Ryson semblaient n’avoir pas revu de la journée…
— Il n’est pas ici, Vivien. Il nous a quittés vers neuf heures et demie, ce
matin, et depuis…
— Mais c’est insensé, George chéri ! Il est revenu de Chicago
uniquement pour être avec Ala…
— Je le sais bien, mais…
— Alors, où a-t-il pu aller ?
— Je l’ignore. Il n’a pas du tout été chez vous ?
— Pas une seconde depuis qu’il en est sorti à la pointe de l’aube !
George, est-ce que quelque chose ne va pas entre Ala et lui ?
— C’est possible, mais je n’en sais rien.
— Hier soir, il était très bizarre. Même Mel l’a remarqué. Et voilà que,
après s’être levé de si bonne heure, il n’a pas été chez vous… Enfin,
George, son avion décolle à onze heures et j’ai ici sa serviette avec tous ses
papiers…
— Il a peut-être estimé n’en avoir pas besoin.
— Oh ! ce serait extraordinaire… Il est vrai, comme je vous le disais,
qu’hier soir Chuck s’est montré très bizarre. Aussitôt après le dîner, il s’est
éclipsé. Et savez-vous où je l’ai retrouvé quand je suis finalement partie à
sa recherche ? Dans notre chambre à coucher, assis sur mon lit. Pourquoi
dans notre chambre plutôt que dans la sienne ? Enfin, on est peut-être
comme ça après une querelle d’amoureux, et il va bien finir par me donner
signe de vie. Bonsoir, mon petit George.
— Bonsoir, Vivien.
— Je ne vais rien dire à Mel. Vous savez comment il est. Mes amitiés à
Connie.
— Oui, entendu.
Je raccrochai. J’essayais de raisonner mon inquiétude. Dans l’état où il
était, Chuck n’avait évidemment aucune envie de voir sa famille. Il avait dû
s’en aller dans un bar, ou un cinéma… Tandis que je me tranquillisais ainsi,
je regardais le téléphone et, tout d’un coup, je m’en voulus de n’y avoir pas
pensé plus tôt. C’était si simple. Je composai le numéro d’Eve. Elle
décrocha aussitôt et je lui dis :
— Rappelle-moi.
Je reposai le combiné sur son support et presque immédiatement la
sonnerie retentît. Je savais qu’on l’entendait du living-room, mais qu’on ne
pouvait pas distinguer ce que je disais. Néanmoins, je jouai
consciencieusement ma petite comédie :
— Allô ? Oui… Oui… Bien sûr ! Tout de suite… Je suis chez vous
dans un quart d’heure.
Je raccrochai de nouveau, puis regagnai le living-room.
— Qui diable était-ce ? demanda Connie.
— Vivien… et puis Lew.
— Vivien ? fit Connie. Que voulait-elle ?
— Oh ! rien… Elle exerçait simplement ses cordes vocales, comme
d’habitude. Mais Lew a besoin de moi tout de suite. Autant que j’aie pu
comprendre, ça concerne le Brésilien et il faut que nous arrangions ça avant
demain matin.
Ala me regardait fixement, comme si elle lisait en moi, mais Connie
devint aussitôt l’Épouse Compréhensive :
— À neuf heures ! Mon pauvre chéri. Enfin, il faut en passer par là.
Mais tâche quand même qu’il ne te retienne pas trop tard.
— Bien sûr.
— Fais-lui mes amitiés.
Moins de vingt minutes plus tard, j’étais avec Eve. Dès qu’elle fut dans
mes bras, plus rien n’eut d’importance. Je lui racontai tout, mais il me
semblait que c’était arrivé à un autre que moi. La magie de notre amour
agissait de nouveau, nous faisant oublier notre vieux sentiment de
culpabilité à l’égard de Connie, notre inquiétude, nos craintes… et même
l’heure.
— George, il est onze heures.
— Ce n’est pas possible !
— Si, mon chéri. Il faut que tu t’en ailles.
— Mais tu ne songes plus à quitter New York, dis ? Tu ne me laisseras
pas ?
— Non, mon chéri. D’ailleurs, je n’en aurais jamais eu le courage.
— Nous allons attendre… et tout finira bien par s’arranger.
— Oui.
— Ils vont probablement le découvrir demain. Ce sera dans les
journaux.
— Peu importe, maintenant qu’Ala ne risque plus rien. Il n’y a pas
autre chose ?
— Non, dis-je, tout en pensant à Chuck.
— Alors, il n’y a qu’à laisser faire.
CHAPITRE
8

Cela commença le lendemain après-midi.


En revenant de déjeuner, Eve apporta dans mon bureau le Telegram. On
en parlait dans une page intérieure ; mais très peu, juste un paragraphe.
Donald Saxby, employé à la Galerie d’Art Keller, avait été découvert mort
par sa femme de ménage, ce matin, dans son appartement. La mort avait été
causée par deux balles de revolver et l’arme qui les avait tirées gisait près
du corps.
C’était tout ce qu’on disait.
Je demeurais à considérer mornement ce paragraphe, en pensant aux
milliers de gens qui devaient le lire en ce même moment, lorsque le
téléphone sonna. Aussitôt, Eve décrocha.
— Le bureau de Mr Hadley… Oh ! oui, un instant je vous prie…
Tout en me passant le combiné, elle mit sa main sur la plaque sensible
et me chuchota :
— Connie.
Avant même qu’elle eût commencé de parler, je devinai ce que ma
femme allait me dire :
— George, tu as lu le journal, tantôt ? (Puis sans même attendre ma
réponse) Sois calme, George, je t’en conjure. Quoi que tu fasses, garde ton
sang-froid. Il s’agit de Don Saxby. Il est mort.
Sur mon épaule, il y avait la main d’Eve, chaude, rassurante.
— On l’a trouvé mort chez lui, avec deux balles de revolver dans le
corps. Deux balles, George. C’est donc qu’on l’a tué.
Il ne me fut pas bien difficile de paraître ému et surpris :
— Tué ? m’exclamai-je.
— Je n’ai pas de précisions… C’est juste un entrefilet que je viens de
lire dans le journal… George, qu’allons-nous faire ? On mentionne la
Galerie Keller. Mr Keller va dire que je lui avais présenté Don. Ils vont donc
venir nous interroger… et qu’allons-nous faire au sujet d’Ala ? Nous ne
pouvons pas leur dire la vérité… George, ne peux-tu venir maintenant ?
— Mais si, bien sûr.
— Donne un prétexte quelconque à Mrs Lord et à tout le monde. Qu’on
ne sache pas… Et viens tout de suite, que nous ayons le temps de réfléchir
un peu ensemble avant que…
Il était exactement trois heures vingt quand je regagnai la maison.
Connie m’attendait dans le hall et, entre-temps, avait repris tout son sang-
froid. Elle me parut même encore plus belle et sûre de soi.
Ala était absente. Pour aussi stupéfiant que cela me parût, elle était
allée déjeuner et passer l’après-midi avec Rosemary Clarke !
Ma femme m’entraîna dans la bibliothèque où elle me mit le journal en
main, me montrant du doigt le paragraphe.
— Tu vois ? fit-elle. La police est forcée d’apprendre que nous le
connaissions. Mais ça n’est pas tout. Ces gens du Massachusetts, les
Green… Qu’est-ce qui les empêchera de téléphoner à la police pour
l’informer qu’Ala et Don ont passé chez eux la nuit de vendredi à samedi ?
Rien, bien sûr, ne pouvait empêcher les Green d’agir ainsi. Et je n’y
avais pas pensé !
— Il n’y a qu’une chose à faire, poursuivit ma femme. Don est mort.
Peu importe qui l’a tué. N’importe qui pouvait souhaiter la mort d’un
homme pareil. Cela ne nous concerne pas, mais il nous faut convenir d’une
histoire pour la police, et ne pas en démordre… toi, moi et Ala. C’est
absolument nécessaire, car si la vérité se faisait jour, la vie d’Ala serait
brisée !
Une fois de plus, je me rendais compte que je ne savais pas prévoir les
réactions de ma femme. J’avais cru que Connie, à cheval sur les principes,
ne voudrait pas entendre parler de cacher quoi que ce fût à la police. Mais
j’avais oublié que, en dépit de tous leurs accrochages, Ala demeurait une
Corliss aux yeux de Connie. Une pseudo-Corliss, sans doute, mais qui n’en
avait pas moins droit à la mobilisation, en sa faveur, de toutes les forces
familiales.
— Écoute, continua-t-elle, j’ai pensé à quelque chose et je crois que ça
va aller. Dieu merci, nous n’avons pas à nous soucier de l’heure à laquelle il
a été tué… C’était dimanche et nous savons qu’Ala est demeurée toute la
journée à la maison. Bien sûr, elle a passé la majeure partie de ce temps
barricadée dans sa chambre, mais ça, nous ne sommes pas obligés de le
préciser à la police. Il nous suffit de dire qu’elle a été toute la journée ici.
Toi, moi et Milly Taylor pouvons en témoigner.
— Milly Taylor ? répétai-je. Elle était ici ?
Connie eut un petit haussement d’épaules impatienté :
— Je ne te l’avais pas dit ? Quand tu es parti pour l’aéroport, je lui ai
téléphoné, sachant qu’elle n’avait probablement rien à faire. Je lui ai dit de
venir déjeuner avec moi et que nous ferions les mots-croisés ensemble. Elle
est repartie quelques minutes seulement avant ton retour. De ce côté-là,
donc, c’est réglé. Il reste juste l’histoire du voyage chez les Green…
Juste l’histoire du voyage chez les Green ! Si elle savait ! pensai-je.
— Alors, voici ce que j’ai décidé, George… Il nous faudra mettre ça
dans la tête d’Ala quand elle rentrera, naturellement, mais écoute-moi bien :
nous sommes obligés de dire qu’elle et Don sont allés chez les Green
vendredi. Impossible de faire autrement. Mais nous dirons qu’elle
connaissait assez peu Don. Seulement, les Green les ayant rencontrés
ensemble à une réception, les avaient invités tous les deux. Ils étaient donc
allés chez les Green, mais Ala n’avait pas tardé à s’y ennuyer et avait
demandé à Don de la ramener ici. Nous dirons qu’il l’a déposée samedi soir
et que ç’a été le point final en ce qui nous concernait.
Connie prit un temps, me regardant fixement :
— Pourquoi la police devrait-elle être mise au courant de ce stupide
engouement d’Ala pour Don ? Et de cette ridicule histoire de motel ? En
quoi cela avancerait-il les enquêteurs ? N’est-ce pas beaucoup mieux ainsi ?
Certes, à un détail près…
— Mais Chuck ? Où a-t-il passé la journée d’hier ? Je ne te l’ai pas dit :
si Vivien a téléphoné hier soir, c’est parce qu’elle ne l’avait pas revu de
toute la journée.
— Quoi… Chuck…
Brusquement, le visage de Connie s’était transformé, était devenu
comme terreux :
— George, tu en es sûr ?
— Certain.
— Mais alors, où était-il ? Qu’est-ce… George, tu ne penses tout de
même pas… ce n’est pas possible qu’il…
Elle fit vivement un pas vers moi et me saisit le bras :
— Pourquoi, au nom du ciel, ne m’as-tu pas mise au courant plus tôt ?
Je lui avais dit de rentrer chez, lui. Je lui avais fait promettre… Je n’aurais
jamais pensé que…
Elle s’interrompit brusquement parce que Mary venait d’entrer, le
bonnet de travers sur ses cheveux gris :
— Il y a là un monsieur qui demande à vous voir, Miss Connie. Il m’a
dit qu’il était de la police.
Juste à ce moment-là ! En un sens, j’aurais préféré que cela se produise
avant que nous ayons commencé à combiner quoi que ce fût… Et si Ala
rentrait tant que ce policier serait encore là ! S’il l’interrogeait avant que
nous ayons eu la possibilité de la prévenir… Connie et moi nous
regardâmes.
— Ala…, fis-je.
— Elle n’a pas dit à quelle heure elle rentrerait…
— Fais répondre que tu n’es pas là.
— Oui… (Connie se tourna vers la domestique.) Dites-lui que je ne
suis pas là, Mary. Dites-lui que vous ne savez pas quand je rentrerai.
Dites…
Elle avait dû entendre le bruit de pas une fraction de seconde avant moi,
car elle s’arrêta net. Nous nous tournâmes vers la porte à l’instant précis où
un homme de belle taille, assez jeune encore, et vêtu d’un sobre costume
gris, pénétrait dans la bibliothèque.
— Bonjour, dit-il. J’espère que vous voudrez bien m’excuser d’avoir
ainsi suivi la bonne…
Il souriait. Un sourire aimable – beaucoup trop aimable – un regard vif,
intelligent… Ainsi, il n’avait pas du tout l’air d’un policier, mais plutôt d’un
prêtre… Oui, d’un de ces moines ascétiques comme en peignit Zurbaran.
— Mrs Hadley ? s’enquit-il d’abord.
— Oui, dit Connie.
Les yeux – étaient-ils gris ou bleus ? – se tournèrent ensuite vers moi :
Et Mr Hadley ?
J’acquiesçai d’un signe de tête.
— Lieutenant Trant, de la Brigade criminelle. J’ai vraiment de la
chance, Mr Hadley, que vous soyez déjà rentré de votre bureau.
Il n’y avait rien de menaçant dans la façon dont il fit cette remarque,
mais je me rendis aussitôt compte que la police ne serait pas aussi facile à
abuser que je l’avais d’abord pensé.
Il n’y a qu’à laisser faire… Je me rappelai avec quelle désinvolture
j’avais pensé cela, la veille au soir, lorsque je tenais Eve entre mes bras.
Le lieutenant Trant regardait la pièce, comme s’il cherchait à se faire
une première idée de nous d’après le cadre où nous vivions.
— Je viens, j’en ai peur, dit-il, nanti d’une assez désagréable mission.
CHAPITRE
9

Connie avait pris son air de grande dame, comme elle ne manquait
jamais de le faire lorsqu’elle recevait dans sa maison des gens n’y ayant pas
normalement accès, tels qu’accordeurs de pianos, plombiers ou quêteurs en
tous genres. Bien que ce fût, je le savais, une réaction nerveuse, j’en étais
toujours choqué. Mais, cette fois, je la bénis, me rendant compte que c’était
peut-être encore la meilleure défense dans la situation indéfendable où nous
nous trouvions. Ce fut « la fameuse Consuelo Corliss » qui gratifia le
policier d’un sourire un peu condescendant en lui disant :
— Asseyez-vous, je vous prie, lieutenant… euh… ?
— Trant, répondit l’autre en lui rendant son sourire, T-R-A-N-T, épela-
t-il aimablement avant de poursuivre. À ce que j’ai compris, Mrs Hadley,
vous aviez en quelque sorte pris sous votre protection un jeune Canadien
nommé Donald Saxby ?
— Oh ! nous avons lu ça dans les journaux, lieutenant, dit aussitôt ma
femme de son ton le plus mondain. C’est affreux !
— Vous savez donc qu’il a été assassiné ?
— Assassiné ? fit écho Connie. Bien sûr, nous appréhendions que ce fût
ça, les journaux ayant parlé de deux blessures. C’est terrible, absolument
terrible, n’est-ce pas, George ? Naturellement, Lieutenant, s’il y a quoi que
ce soit que mon mari ou moi puissions faire…
Sa main esquissa un petit geste pour compléter la phrase.
— Oui, j’espère que vous allez pouvoir m’aider, Mrs Hadley. Je viens
d’avoir un entretien avec Mr Keller et il m’a expliqué que c’était pour vous
être agréable qu’il avait procuré un emploi à Mr Saxby, parce que vous vous
intéressiez beaucoup à ce jeune homme…
— Cela me paraît quelque peu exagéré, l’interrompit Connie. Moi, j’ai
toujours pensé que Mr Keller l’avait engagé parce qu’il avait besoin d’un
garçon comme lui. Mon rôle s’est borné à les mettre en rapport. D’ailleurs,
je n’étais que très peu en relations avec Mr Saxby…
— Ah oui ?
— Nous avions fait connaissance à un vernissage. Il se trouvait avoir
connu un de mes amis, à Toronto. Nous avons causé et j’ai ainsi appris qu’il
était à la recherche d’un emploi. Comme ce garçon me paraissait aussi
agréable que compétent, j’ai pensé à Mr Keller.
— Et vos relations se sont arrêtées là ?
— Pas exactement, non. Je l’ai revu encore une ou deux fois, ici et là.
— Mais vous ne saviez pas grand-chose de lui ?
— Quasiment rien, j’en ai peur.
— Oh ! fit le lieutenant Trant.
J’étais partagé entre l’inquiétude que me causait le laconisme du
policier et l’admiration que m’inspirait l’attitude de Connie. Toutefois, cette
attitude ne laissait pas de m’inquiéter aussi un peu, car Connie avait
tendance à sous-estimer les gens. Or Trant ne me paraissait pas être
quelqu’un qu’on pût sous-estimer sans risque.
— Je suis déçu d’apprendre que vous ne le connaissiez pas mieux que
cela, Mrs Hadley, était-il en train de dire. En ce moment, nous travaillons
plus ou moins dans le noir et, jusqu’à présent, vous me paraissiez être la
seule personne susceptible de nous apporter quelque lumière. Mr Saxby était
arrivé assez récemment du Canada, n’est-ce pas ?
— C’est ce que j’avais compris, oui, dit Connie.
— Et il n’avait pas beaucoup d’amis ici ?
— Ça, je l’ignore.
— Vous ne l’avez pas entendu parler, par exemple, de personnes
nommées Green ? Mr et Mrs Thomas Green ?
Il s’y était pris avec une telle adresse que je fus une seconde avant de
me rendre compte qu’il tendait un piège. Mais, à mon grand soulagement, je
vis que Connie ne se troublait pas le moins du monde, fronçant juste un peu
les sourcils pour dire :
— Green… Ne seraient-ce pas des gens qui habitent dans le
Massachusetts ?
— Si, justement, répondit Trant.
— Oh ! oui… Je ne les connais pas personnellement, mais j’ai entendu
parler d’eux. Notre fille adoptive, Alathea, les a rencontrés, la semaine
dernière, à une réception. Ils l’ont invitée à aller chez eux et elle s’y est
rendue vendredi soir, en compagnie de Don Saxby justement. Je crois qu’ils
devaient y passer le week-end, mais Ala s’y est ennuyée et, dès samedi soir,
Don Saxby l’a ramenée ici.
Notre gros mensonge était proféré. Notre sort était désormais lié au
sien.
— Samedi soir, répéta Trant.
— Oui.
— Vers quelle heure ?
— Oh ! je ne saurais vous le dire au juste. Je pense que ce devait être
aux environs de dix heures.
— Avez-vous vu Saxby ? Je veux dire : est-il entré accompagner votre
fille ?
— Non, il n’est pas entré.
— Étant donné que le cadavre n’a été découvert que le lendemain du
décès, le médecin légiste ne peut se montrer bien précis quant à l’heure de
la mort. Il la situe entre 14 et 17 heures, dans l’après-midi de dimanche.
Malheureusement, bien qu’ils aient été chez eux, les voisins immédiats
n’ont pas pris garde aux détonations, et l’autre locataire qui se trouve sur le
même palier, était absente. Donc, tout ce que nous savons, c’est que Don
Saxby a été assassiné entre 14 et 17 heures dans l’après-midi de dimanche.
Autrement dit, le lendemain de son retour du Massachusetts en compagnie
de votre fille, n’est-ce pas ?
De nouveau, il avait réussi à rendre inquiétante cette remarque pourtant
toute naturelle. Il parut attendre que Connie réponde quelque chose et,
comme elle se taisait, il s’enquit :
— C’est donc tout ce que vous pouvez m’apprendre, Mrs Hadley ?
— J’en ai bien peur, oui, Lieutenant.
— Je vois, fit-il.
Je le regardais fixement, essayant de deviner ce qui pouvait se passer
derrière cet énigmatique visage d’ascète. Lui, les yeux dans le vague, assis
très droit dans son fauteuil, se taisait. Comme ce silence menaçait de
devenir embarrassant, Connie dit :
— J’ignore l’adresse de ces Green, Lieutenant. Mais si vous voulez
vous mettre en rapport avec eux, Ala pourra certainement…
— Oh ! Je vous remercie, mais ce n’est pas la peine, dit Trant. Ce sont
eux qui, spontanément, se sont mis en rapport avec moi. Mr Green m’a
téléphoné, voici deux heures, pour me dire qu’effectivement votre fille et
Mr. Saxby avaient passé chez lui la nuit de vendredi à samedi. C’est
d’ailleurs pourquoi j’avais espéré que vous pourriez me renseigner. Vous
comprenez, étant donné qu’il était allé chez les Green en compagnie de
votre fille, j’avais l’impression que Mr Saxby devait être… presque comme
quelqu’un de votre famille ?
— Oh ! non, dit trop vivement Connie, Ala le connaissait à peine. Je
crois même qu’elle l’avait rencontré seulement deux fois… Ici, un soir qu’il
était passé prendre un verre avec nous, et une autre fois à une réception.
S’ils sont allés ensemble chez les Green, c’est, je suppose, simplement
parce qu’ils avaient été invités en même temps.
Cette explication paraissait tellement invraisemblable que je m’attendis
à ce que le lieutenant Trant fît à nouveau pointer les griffes à travers les
gants de velours. Mais, à ma grande surprise, il se leva.
— Eh bien, Mrs Hadley, je n’ai pas eu beaucoup de succès avec vous…
(Se tournant vers moi.) Vous n’avez rien à ajouter, je suppose, Mr Hadley ?
— Oh, non, dit aussitôt Connie. George ne l’avait vu qu’une seule
fois… N’est-ce pas, George ?
— Oui, je crois… fis-je vaguement.
— Il fréquentait donc plutôt les dames, remarqua Trant. Le mieux que
j’aie à faire est de m’entretenir maintenant avec votre fille, puisque, autant
que nous le sachions pour l’instant, elle a été la dernière personne à le voir
vivant.
— Je suis navrée, Lieutenant, dit Connie, mais elle n’est pas à la
maison pour le moment.
— Alors, je repasserai quand j’aurai le temps.
Trant souriait de nouveau, d’une façon qui me rappela grotesquement
celle de Don Saxby.
— Ce sera, j’imagine, une simple formalité, car je ne crois pas avoir
grand mal à découvrir l’assassin.
Il avait dit cela négligemment, comme s’il ne pensait pas que cela pût
nous surprendre beaucoup.
— Oui, Mrs Hadley, continua-t-il, Saxby avait préparé deux valises et
brûlé certains papiers dans sa cheminée. On est en train d’analyser ces
cendres au labo, mais je doute qu’on puisse en tirer quelque chose. Quoi
qu’il en soit, cela indique que Saxby était sur le point de quitter la ville en
toute hâte, probablement parce qu’il avait peur de quelqu’un. En outre,
l’arme du crime a été retrouvée près de lui. Naturellement on n’y a pu
relever aucune empreinte, mais ce revolver ne semble pas avoir appartenu à
Mr Saxby, car je n’ai trouvé trace d’aucun permis à son nom. Il peut paraître
insolite qu’un assassin abandonne ainsi son arme, mais cela se produit
beaucoup plus fréquemment que vous ne l’imagineriez. D’ici un couple
d’heures, nous saurons à tout le moins qui avait acheté cette arme et, avec
un peu de chance, il se pourrait que cette personne ait eu quelque raison
d’en vouloir à Saxby…
Son sourire s’accentua puis, sans changer d’expression le moins du
monde, Trant ajouta :
— Encore une chose, Mrs Hadley… Vous avez dit que Don Saxby se
trouvait avoir connu un de vos amis, à Toronto. Qui est cet ami ?
J’aurais voulu pouvoir crier à Connie : « Pour l’amour du ciel, ne lui
dis pas que c’est Mel ! Si tu l’envoies chez les Ryson, il ira jusqu’à
Chuck ! »
Avec beaucoup de naturel, Connie parut vivement contrariée :
— Oh ! c’est trop bête… Je suis pourtant sûre que c’était quelqu’un
de…
— Ne serait-ce point, par hasard, Mr Melville Ryson ? intervint Trant.
C’était la seconde fois qu’il tendait un piège. D’une façon ou de l’autre,
il avait dû apprendre ce qu’il en était concernant Mel et il se servait de cela
pour voir jusqu’à quel point il pouvait se fier à nos dires. Là encore, Connie
fut admirable. Bile eut un paisible haussement d’épaules :
— Quand je vous disais que c’était par trop bête ! Mais oui, bien sûr,
c’était Mel.
— Oui, Mr Keller croyait bien se rappeler vous avoir entendue dire que
Mr Saxby avait connu Mr Ryson à Toronto.
— Oh ! ils s’étaient simplement rencontrés là-bas, et je ne pense pas
que Mel…
Mais Trant ne laissa pas Connie achever sa phrase.
— Votre fille, Mrs Hadley, est fiancée, je crois, avec le fils Ryson ?
— Oui, c’est exact.
— Et le mariage doit avoir lieu dans un mois environ ?
— Oui… le dix décembre.
— Le jeune Ryson n’est pas allé chez les Green, lui aussi ? Étant donné
la proximité du mariage…
— Non. Je ne pense pas que les Green connaissent Chuck… Mais, de
toute façon, il était à Chicago.
— À Chicago ?
— Pour affaires.
— Je vois.
De nouveau, Trant marqua une pause et je me préparais à ce qu’il
demande si Chuck était la veille à Chicago. Mais il n’en fit rien, se
contentant de dire, après avoir jeté un bref regard à ses ongles :
— Bon, alors maintenant, je m’en vais aller voir Mr Ryson. Espérons
que j’aurai un peu plus de succès avec lui. (Il tendit la main à Connie.) Au
revoir, Mrs Hadley. Merci d’avoir facilité ma tâche de votre mieux.
Comme il gagnait le hall, le pressentiment me vint qu’Ala allait choisir
ce moment pour rentrer. Je me précipitai, comme l’eût pu faire un
domestique, pour ouvrir la porte du perron à Trant. Je regardai dans la rue.
Pas trace d’Ala.
— Vilaine affaire, Mr Hadley, dit Trant en me rejoignant sur le seuil.
— Oui.
— Votre femme est charmante, et j’ai entendu dire qu’elle avait
beaucoup fait pour notre ville. Il m’est odieux de la mêler, si légèrement
que ce soit, à une histoire aussi sordide.
— Vous n’y pouvez rien, dis-je.
Il me regardait maintenant comme s’il ne m’avait pas encore bien vu
avant cet instant :
— Ça m’a été un grand soulagement d’apprendre que vous connaissiez
à peine Don Saxby. Je déteste devoir importuner des gens comme vous à
propos d’un meurtre. Et le D.A. aussi… Mais ce que m’avait dit Mr Green
m’avait un peu inquiété…
— Ce que Mr Green vous avait dit ? répétai-je.
— Vous savez comment sont les gens… À observer Saxby et votre fille,
r
M Green avait eu l’impression qu’elle était amoureuse de lui.
— Amoureuse de Saxby ? fis-je, en souhaitant que ma voix exprimât
bien l’incrédulité.
— Ç’aurait été un beau gâchis, n’est-ce pas ? sourit Trant. Un coup
pareil, alors que votre fille était sur le point de se marier avec le fils Ryson !
Heureusement, ça n’est pas le cas.
Il me tendit la main et, en la lui serrant, j’eus l’atroce sentiment qu’il ne
nous avait pas cru un seul instant, qu’il était au courant de tout, et avait
simplement quelque machiavélique raison de n’en laisser encore rien
paraître. C’était absurde, bien sûr, mais ça n’en était pas moins déplaisant.
— Ne vous faites pas de souci, Mr Hadley. J’ai le sentiment que cette
affaire sera toute simple, et pratiquement éclaircie quand nous saurons à qui
appartient le revolver.
Il me sourit une dernière fois et, descendant le perron, se dirigea vers
une voiture de police qui attendait en bordure du trottoir. Je le regardai y
prendre place et, ce faisant, je me souvins que les Ryson avaient un
revolver. Après son mariage avec Vivien, Mel avait absolument voulu en
posséder un « en cas de cambriolage » et Vivien plaisantait toujours à ce
sujet, disant que Mel gardait le revolver dans un tiroir de la table de chevet
placée entre leurs deux lits.
Et il me sembla entendre de nouveau Vivien, lorsqu’elle m’avait
téléphoné la veille :
« Hier soir, Chuck s’est montré très bizarre. Aussitôt après le dîner, il
s’est éclipsé. Et savez-vous où je l’ai retrouvé quand je suis finalement
partie à sa recherche ? Dans notre chambre à coucher, assis sur mon lit ! »
À la portière de la voiture, le lieutenant Trant me faisait un amical signe
d’adieu, cependant que, dans ma tête, la voix de Vivien poursuivait :
« Pourquoi dans notre chambre plutôt que dans la sienne ? »
CHAPITRE
10

Quand je rentrai et refermai la porte, Connie surgit aussitôt de la


bibliothèque :
— George, quel homme terrible ! Penses-tu qu’il nous ait crus ?
— Non, dis-je.
— Alors, qu’allons-nous faire ? George, il nous faut d’abord téléphoner
à Vivien avant qu’il n’arrive chez elle, pour la prévenir au sujet de Chuck.
Elle ne doit pas lui dire que nous ignorons tous où Chuck a passé son
dimanche.
Je m’abstins pour l’instant de lui parler du revolver. Mieux valait
attendre d’être sûr, pour lui infliger ce nouveau coup. À cause de Mary, je
jugeai préférable de téléphoner dans la bibliothèque et Connie m’y suivit
pour superviser l’entretien. J’eus tout de suite Vivien et lui demandai :
— Vous êtes au courant pour Saxby ?
— Le vilain Mr Saxby, George ? Qu’a-t-il donc fait ?
— Il a été assassiné.
— Assassiné !
— Mel est-il là ?
— Non. Il n’est pas encore rentré.
— Alors, écoutez-moi bien. Je n’ai pas le temps de vous donner des
explications, mais un policier va venir chez vous. Il sort d’ici, et il a
découvert que Mel avait connu Don Saxby à Toronto.
— Mais, George chéri, ça n’est pas vrai ! s’exclama Vivien. Mel l’avait
juste rencontré à une réception. Ça ne s’appelle pas connaître quelqu’un
que…
— Je sais. Mais, quoi qu’il arrive, dites à Mel de ne pas faire allusion
aux Duvreux. Autre chose, la plus importante… Savez-vous où est Chuck ?
— Bien sûr. Il est de retour à Chicago. Il nous a envoyé un télégramme
ce matin. Il a été retenu ou je ne sais quoi, et a eu juste le temps de ne pas
rater son avion. Il nous demandait de lui expédier les papiers contenus dans
sa serviette.
Connie se tenait tout près de moi, écoutant la voix de Vivien qui faisait
vibrer l’écouteur :
— Demande-lui où il était hier.
— Mais hier, Vivien, il n’a pas été du tout avec vous ?
— Non. Je vous l’ai dit hier soir. Nous ne l’avons pas vu un seul
instant.
Connie s’empara du combiné téléphonique :
— Vivien, dit-elle, n’allez surtout pas raconter ça au lieutenant Trant !
— Mais pourquoi ? Quel rapport avec Chuck ? Qu’est-ce…
Vivien devenait hystérique à l’autre bout du fil. Je repris le combiné
car, pour aussi odieux que cela me fût, je devais lui poser une certaine
question :
— Vivien, demandai-je, Mel a toujours son revolver, n’est-ce pas ?
— Son revolver ?
— Celui qu’il a acheté après votre mariage ?
— Oh ! oui, je suppose…
— Il le garde toujours dans la table de chevet qui est entre vos lits ?
— Oui, bien sûr.
— Alors, allez voir s’il y est.
J’entendis Connie s’exclamer : « George… Mon Dieu, George ! » puis,
après un silence, la voix de Vivien :
— Avez-vous perdu la tête ? Pourquoi voulez-vous que je…
— Allez quand même regarder.
— Oh ! bon… Je suis justement dans la chambre et je n’ai qu’à étendre
la main pour…
De nouveau, il y eut un silence, puis Vivien balbutia :
— Il… il n’y est pas !
— Mel aurait-il pu le mettre ailleurs ?
— Non, sûrement pas. Il tient au contraire à ce que le revolver soit
toujours là… Mon Dieu, Chuck est justement venu dans notre chambre
samedi soir… Oh ! mon Dieu, mon Dieu, George, pourquoi l’aurait-il pris ?
C’est impossible… Vous ne pouvez pas croire qu’il… qu’il ait tué Saxby !
Il le connaissait à peine !
— Ala a passé ce week-end en compagnie de Saxby. Elle se croyait
amoureuse de lui et a dit à Chuck qu’il ne lui fallait plus penser à leur
mariage. C’est pour cela qu’il était si bouleversé… Écoutez, Vivien, c’est
terriblement important. Quand le lieutenant Trant vous interrogera, ne lui
soufflez pas mot du revolver et soutenez-lui mordicus que Chuck a passé
tout son dimanche avec vous.
— Mais… mais, George, sans Mel, je n’aurai pas… Seule, ça me sera
impossible… Il faut que vous veniez !
— Alors, le lieutenant comprendrait tout de suite !
— Mais… mais…
— Si c’est avec ce revolver que Saxby a été tué, Trant saura vite à quoi
s’en tenir. Mais, néanmoins, faites de votre mieux. Gagnez du temps. Et
téléphonez-nous dès qu’il sera reparti.
— Mais, George, gémit-elle, George…
— Je suis désolé, Vivien, mais il n’y a pas moyen de faire autrement.
Je reposai le combiné sur son support et me tournai vers Connie. Son
visage exprimait un tel désespoir que j’eus mal rien qu’à la regarder.
— Chuck a donc pris leur revolver, dit-elle.
— Ça m’en a tout l’air.
— Tu le savais depuis hier soir et tu ne me l’avais pas dit ! me
reprocha-t-elle presque avec colère.
— Non, je n’en savais rien. Mais, hier soir, Vivien m’avait dit avoir
trouvé Chuck dans leur chambre. C’est seulement lorsque Trant a parlé du
revolver que l’idée m’est venue.
Connie se laissa tomber sur une chaise proche en se tordant les mains :
— Mais si… s’il l’a pris… George, hier, as-tu remarqué… ?
— L’air qu’il avait ?
Elle frissonna :
— Comme Sally…
Puis se relevant brusquement :
— Ce n’est pas possible, dis ? Une chose pareille ne peut pas rester à
l’état latent pendant des années, sans que rien ne paraisse, et puis…
Elle s’interrompit, comme n’osant pas formuler sa pensée.
— George, s’il a pris le revolver, s’il est allé chez Don comme ça…
— Je sais, dis-je.
— Et il ne faut pas espérer que Vivien puisse tenir tête à ce lieutenant.
Elle… Oh ! George, qu’allons-nous faire ?
J’avais si péniblement conscience de sa souffrance que je serrai Connie
contre moi pour la réconforter, tout en me rendant compte que les
circonstances me rejetaient chaque instant davantage vers cette existence
dont j’avais voulu me libérer.
Ala arriva une demi-heure plus tard. Nous la mîmes au courant. Ou,
plus exactement, je la mis au courant tandis que Connie, le visage glacé,
implacable, l’observait. Il n’était pas facile à Ala de prétendre ignorer ce
qu’elle savait, mais elle le fit néanmoins avec une aisance qui me stupéfia.
Ce fut seulement lorsque je lui parlai de Chuck et du revolver qu’elle
s’exclama avec un soudain émoi :
— Non… Non ! Ce n’est pas possible !
— Hélas, si, confirma Connie.
— Mais vous ne voulez pas insinuer que…
— Nous ne voulons rien insinuer. Nous t’exposons simplement les
faits. (Connie prit un temps.) Tu n’as rien à nous apprendre ?
— Moi ? Pourquoi voudriez-vous que…
— As-tu vraiment besoin de le demander ?
— Mais George dit que Chuck…
— George dit que personne ne sait où Chuck a passé la journée d’hier
et que le revolver de Mel a disparu. C’est tout ce qu’il dit. Mais si la police
apprend cela, tu devines ce qu’ils vont penser. Et si l’arme du crime se
révèle finalement être le revolver de Mel, tu vas avoir la conscience lourde,
ne crois-tu pas ?
Le ton de ma femme était amèrement accusateur. J’aurais dû m’y
attendre. L’affection de Connie pour Chuck avait toujours été très profonde,
tandis que celle témoignée à Ala n’était qu’un sentiment artificiel.
Maintenant que Chuck était en danger, Ala devenait inévitablement
l’Ennemie, puisque c’était sa conduite – si peu Corliss ! – qui avait
provoqué le désastre.
Elles s’observèrent en silence, oubliant visiblement ma présence.
Finalement, Ala demanda d’une voix étranglée :
— Pourquoi aurais-je la conscience lourde ?
— Seigneur ! s’exclama Connie. Tu me le demandes ? Toi ?
— Et pourquoi non ? En quoi cela me concerne-t-il ? Existe-t-il une loi
stipulant que je doive être amoureuse de Chuck ? J’ai cru pouvoir l’épouser.
Il me semblait que c’était ce que j’avais de mieux à faire… Puis Don est
survenu… Maintenant, je sais ce qu’il était et je me rends compte combien
j’ai agi stupidement. Mais, si Chuck a été assez insensé pour s’emparer du
revolver d’oncle Mel et aller tuer Don, je ne suis tout de même pas
responsable de ses actes !
Ala se tourna vers moi d’un brusque mouvement de hanches :
— George, elle sait que je suis aussi bouleversée qu’elle au sujet de
Chuck. Mais pourquoi continue-t-elle de me harceler…
— Par exemple ! s’exclama Connie. En un moment pareil, elle ose
prétendre…
À ce moment-là, le téléphone sonna. D’un bond j’allai décrocher le
récepteur. C’était Mel Ryson parlant de façon presque incohérente :
— George… Veux-tu venir tout de suite ?
— Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ?
— Viens… venez tous… Venez vite !
Il raccrocha. Connie me demanda :
— C’était Vivien ?
— Non, Mel. Il nous demande d’aller tout de suite chez eux. Nous tous.
— Nous tous ? s’exclama Ala. Suis-je aussi obligée d’y aller ?
Avec ce visage boudeur, elle me fit l’impression d’être une étrangère.
Était-elle aussi obligée d’y aller !
— Oui, pour aussi curieux que cela puisse te paraître, lui répliquai-je.
Et tout de suite encore !
Nous prîmes un taxi pour aller chez les Ryson et aucun de nous ne parla
durant le trajet. À peine eus-je sonné que la porte fut ouverte par Mel.
J’avais toujours considéré Mel comme le plus placide, le plus imperturbable
des hommes, mais il me parut avoir soudain vieilli de vingt ans.
— Le lieutenant Trant vient juste de partir, dit-il. Pendant qu’il était là,
on lui a téléphoné du Bureau central. Ils ont identifié le revolver qui a servi
à tuer Don Saxby. C’est le mien.
Ala émit un petit cri étouffé et la main de Connie se crispa sur mon
bras. Nous achevâmes d’entrer dans le hall et Mel referma la porte derrière
nous.
— Et Vivien a été terrifiée par le lieutenant, continua Mel. Elle ne s’est
pas rendu compte de ce qu’elle faisait, je le comprends bien, mais elle lui a
dit avoir vu Chuck dans notre chambre, samedi soir. Elle lui a dit que
Chuck avait dû prendre le revolver et que nous ne savions pas où il avait pu
passer la journée du dimanche.
Je m’étais bien douté que Vivien perdrait la tête !
— … Le lieutenant a déclaré qu’ils allaient appréhender Chuck à
Chicago et le ramener ici pour l’interroger…
Le regard de Mel semblait chercher sur nos visages la preuve qu’il était
en train de rêver, que tout cela n’était qu’un cauchemar !
— Mais pourquoi, Connie ? Comment peuvent-ils supposer que Chuck
a pris ce revolver et… et été tuer Don Saxby ?
Impulsivement, Ala fit un pas vers lui. Son visage n’exprimait plus un
défi boudeur : ses lèvres tremblaient, son regard n’était que honte et
remords. Maintenant, je pouvais jurer qu’elle ne jouait pas la comédie !
L’enfant que je connaissais et aimais, resurgissait enfin de derrière
l’étrangère qui l’avait un moment éclipsée.
— Oncle Mel ! Oh ! pauvre oncle Mel… Jamais vous ne pourrez me
pardonner… Jamais !
CHAPITRE
11

Tandis qu’Ala, pâle et contrite, se tenait très droite sur sa chaise,


Connie et moi expliquâmes à Mel ce que j’avais seulement pu esquisser à
Vivien au téléphone. Mais, puisqu’il était désormais trop tard pour protéger
Chuck, je jugeai préférable que nous ne nous attardions pas davantage.
Moins démonstrative que celle de Connie, l’affection de Mel pour Chuck
n’en était pas moins profonde. Je me rendis compte que, tout en demeurant
digne et courtois, il devait considérer Ala comme une grue et moi, qui
l’avais encouragée, comme un presque dément.
Tandis que nous roulions silencieusement vers la maison en taxi, je me
représentais, le cœur serré, ce qui nous attendait le lendemain. La police
aurait ramené Chuck de Chicago. Qu’il fût coupable ou non – et comment
aurait-il pu ne point l’être ? – les journaux du matin hurleraient la nouvelle
en de grosses manchettes : LE FILS D’UN BANQUIER SOUPÇONNÉ
D’AVOIR TUÉ LE SÉDUCTEUR DE SA FIANCÉE. Dès lors, nous
serions tous jetés en pâture au Grand Public…
Effectivement, la presse du lendemain fut presque aussi terrible que je
l’avais craint. Toutefois, bien que Trant ait dû deviner qu’Ala avait joué un
rôle important dans tout cela, il n’en avait toujours aucune preuve. En
conséquence, les journaux ne faisaient aucune allusion à des relations ayant
existé entre Don et Ala. On la mentionnait simplement comme « la riche
héritière » que Chuck devait épouser le mois prochain « dans une très
mondaine église de l’East Side ».
Des reporters vinrent me harceler au bureau, tout comme d’autres
devaient harceler au même instant Connie et Ala. Lew Parker m’emmena
déjeuner. Il connaissait les Ryson et admirait Mel. Il avait trop de tact pour
manifester la moindre curiosité, mais ce déjeuner n’en fut pas moins une
épreuve. Je ne cessais de me demander ce qui allait m’arriver ensuite.
Recevrais-je une convocation, ou le lieutenant Trant surgirait-il en personne
dans mon bureau, avec son si déconcertant sourire ?
En fait, ce qui m’arriva ensuite, ce fut Mel. Nous venions de dîner et
j’étais assis dans le living-room avec Connie et Ala, quand Mary annonça
Mr Ryson. Ala s’enfuit aussitôt dans sa chambre et, quand Mel entra dans la
pièce, je me rendis immédiatement compte que les nouvelles étaient
mauvaises.
— Je l’ai vu, dit-il sans autre préambule.
— Chuck ? s’exclama Connie. Où est-il ?
— Ils l’ont conduit à Centre Street. Je le quitte à l’instant.
— Qu’a-t-il dit ? demanda Connie.
— Rien. Il a reconnu avoir pris le revolver dans le tiroir… Très
certainement pour que moi, le propriétaire de l’arme, je ne sois pas
inquiété… Mais à part ça…
— Quoi ! Il n’a rien dit à la police ?
— Rien ! Ce lieutenant Trant m’a déclaré qu’il l’avait questionné
pendant des heures, mais que Chuck se contentait de rester assis, en se
refusant à répondre quoi que ce soit. Je croyais que, lorsque nous serions
seuls en tête à tête, il me parlerait à moi, son père, mais il n’en a rien fait.
J’avais aussitôt engagé un avocat pour assurer sa défense, Macguire, qu’on
assure être la meilleure. Quand je lui en ai fait part, ç’a été comme si je
parlais à un sourd… Je n’arrive pas à comprendre… Je suis sûr qu’il n’est
pas coupable. Quelle qu’ait pu être la… la provocation, je sais que jamais
Chuck n’aurait…
Brusquement, il cacha son visage dans ses mains et se mit à sangloter.
Connie se précipita auprès de lui :
— Mel… cher Mel… Ne pleurez pas… Ça va s’arranger. C’est forcé,
puisque Chuck ne peut être coupable.
— Mais… mais s’il ne l’a pas tué, alors pourquoi ne dit-il point la
vérité ? Il ne se rend donc pas compte ? Ce lieutenant dit que, si Chuck
continue à refuser de parler, ça sera suffisant pour que le District Attorney
le fasse arrêter et l’inculpe formellement de…
Le téléphone sonna dans le hall. Je voulus aller répondre, mais Connie
me devança. Mel ne parut même pas se rendre compte qu’elle était partie. Il
releva lentement la tête, regardant droit devant lui, tandis que des larmes
roulaient sur ses joues :
— Pourquoi ai-je acheté ce revolver ? Ça n’était pas nécessaire. Il y
avait les bijoux de Vivien, mais ils étaient assurés. Alors, qu’est-ce que ça
pouvait faire…
Il eut un geste douloureusement expressif en poursuivant :
— Le voir rester ainsi pendant des heures… sans rien dire. Exactement
comme sa mère. Moi qui ai toujours craint justement que Chuck…
— C’était Trant, annonça Connie en revenant. George, il veut que nous
allions à Centre Street, toi et moi.
— Mais pour quelle raison ? dis-je, dans le même temps que j’en
imaginais une douzaine, plus alarmantes les unes que les autres.
— Je l’ignore. Il a simplement dit qu’il voulait nous voir.
Connie redevenait comme à son ordinaire : l’efficience même. La seule
chose qui la désemparait, c’était l’inaction. Maintenant, pour aussi
désespérée que fût la situation, du moment qu’il y avait quelque chose à
faire, elle se sentait d’attaque.
— Mel, dit-elle, comme vous désirez sûrement savoir ce que Trant nous
veut, je suggère que vous restiez ici, bien tranquillement, jusqu’à notre
retour. Vous pouvez, au besoin, téléphoner à Vivien pour qu’elle vienne
vous rejoindre. Ala est dans sa chambre, mais je sais qu’elle ne souhaite pas
vous infliger sa présence. Il n’y aura donc personne pour vous déranger. Et,
surtout, ne vous tracassez pas comme ça, car tout doit s’arranger. D’ailleurs,
je vais faire quelque chose… J’irai parler au District Attorney, afin qu’il
comprenne l’erreur, qu’il se rende compte que Chuck ne peut pas être
l’homme qu’ils cherchent.
Dans la voiture, Connie me répéta avec assurance :
— Ça va s’arranger. Nous allons leur faire comprendre ce qui en est.
Je n’étais encore jamais allé à Centre Street, mais ça correspondait bien
à l’idée que je m’en faisais : des policemen en uniforme, des inspecteurs en
civils, et des bureaux, des bureaux.
On nous conduisit dans celui du lieutenant Trant au troisième étage,
une pièce qui seyait à son occupant, car elle était d’une austérité rappelant
celle d’une cellule monacale.
Quand il se leva pour nous accueillir, Trant ne souriait pas, mais son
visage exprimait la tolérance et la compréhension des faiblesses humaines.
— Bonsoir, Mrs Hadley, Mr Hadley… Vous avez fait vite.
— Où est-il ? demanda Connie. Vous allez bien nous le laisser voir ?
— Certes. Votre neveu a d’ailleurs demandé après vous, et c’est une des
raisons qui m’ont fait vous téléphoner. Mais d’abord, il faut que nous ayons
un petit entretien.
Il nous indiqua deux chaises de bois placées devant son bureau. Je
m’assis et, après une brève hésitation, Connie m’imita. Trant prit un crayon
sur son bureau et se mit à le faire tourner entre ses doigts, puis dit :
— Mrs Hadley, hier vous n’avez guère cherché à m’aider.
Connie était déjà tellement « la dame qui va parler au District
Attorney » qu’elle n’avait pas pensé se trouver ainsi mise en cause. Une
légère rougeur aviva ses pommettes.
— Je m’en vais vous dire ce que nous avons appris, continua posément
Trant. Cela vous permettra de mieux apprécier la situation. Tout d’abord,
les propriétaires d’un motel des environs ont reconnu la photo de Miss
Hadley, publiée par certains journaux. Ils sont venus nous dire qu’elle était
arrivée chez eux, dans la nuit de samedi, en compagnie d’un homme, et
qu’ils s’étaient inscrits sous le nom de « Mr et Mrs Donald Saxby ».
Il prit un temps, regardant Connie dont la rougeur s’accentua. Ses yeux
semblaient vaguement sourire :
— Et ce n’est pas tout… Il y a quelques minutes, nous avons reçu un
coup de téléphone d’une dame très émotive habitant le Canada, « ne
certaine Mrs Fostwick. Elle estimait devoir nous relater la mésaventure
survenue à la fille unique des Duvreux. Elle a ajouté que, dimanche matin,
Mr Hadley lui avait téléphoné, en proie à une vive agitation, pour s’informer
de ces gens. Aussi, sauf erreur de ma part, je crois avoir un tableau assez
précis des relations de Don Saxby avec votre famille, non ?
Comme il ne la quittait pas du regard, Connie remua avec gêne sur sa
chaise, puis balbutia :
— Oui, je le suppose aussi, Lieutenant. Mais vous devez comprendre…
— … combien c’était embarrassant pour vous ? Oui, bien sûr que je le
comprends, Mrs Hadley. Votre fille s’était amourachée d’un homme dont
vous avez appris qu’il était peu recommandable. Elle avait passé la nuit
avec lui dans un motel, et presque aussitôt après, on découvrait cet homme
assassiné. Même le citoyen le plus consciencieux a des excuses si, dans de
pareilles circonstances, il se laisse aller à mentir.
Tout ce que Trant disait aurait pu être teinté de sarcasme, mais il n’en
était rien. Bien qu’il fût sensiblement de notre âge, peut-être même plus
jeune, il adoptait à notre égard une attitude de vieil oncle indulgent. Cela en
faisait un policier peu orthodoxe et aurait dû nous rassurer. Mais, au
contraire, je trouvais ce Trant beaucoup plus intimidant et inquiétant qu’un
flic qui eût cherché à nous brusquer.
Connie devait avoir la même impression, car elle se réfugia dans
l’extrême dignité :
— Je suis navrée, Lieutenant. Je me rends compte, à présent, combien
nous avons mal agi.
— J’en suis sûr, dit Trant, tout comme je suis sûr que, maintenant, votre
mari et vous allez faire tout votre possible pour m’aider ?
— Certes, assura Connie.
— Parfait. Alors j’irai demain matin chez vous.
— Vous voulez dire que vous en avez terminé avec nous ?
— Pour le moment, oui, Mrs Hadley. Le D.A. m’attend et…
Instantanément, Connie redevint Consuelo Corliss :
— Dans ce cas, Lieutenant, veuillez nous faire conduire auprès de
Chuck. Son père nous a appris qu’il refusait de dire ce qu’il avait fait
dimanche après-midi. Or je suis certaine de pouvoir l’amener à nous le dire.
— J’en suis certain aussi, dit Trant, mais il se trouve que nous n’avons
plus besoin de vos bons offices. Chuck a déjà fait une déposition.
— Vraiment ? fit Connie en se redressant sur sa chaise.
— Oui, l’avocat engagé par son père, Me Macguire, était présent, et je
puis vous assurer que cette déposition ne lui a été arrachée en aucune
façon. Les raisons qui l’avaient fait se taire jusqu’alors sont assez
touchantes, poursuivit Trant en regardant ma femme, et romantiques : il
cherchait à protéger Miss Hadley.
Une image fulgura dans mon cerveau : Ala dans la pièce aux murs
moutarde, semblable à une statue de cire, ses mains gantées crispées sur le
bord de son manteau. Se pouvait-il que Chuck ait su qu’elle avait été là-
bas ?
— Protéger Ala ! dis-je sans avoir à forcer mon étonnement.
Trant se tourna vers moi. Depuis le début de cet entretien, c’était la
première fois qu’il s’intéressait à moi :
— Oui, Mr Hadley, il voulait la protéger du scandale. Sachant bien que
ni vous, ni les vôtres n’en parleriez, il s’était dit que, s’il se taisait aussi, les
relations que Miss Hadley avait eues avec Mr Saxby ne seraient jamais
connues. C’était très chevaleresque, vraiment. Il n’a même pas voulu parler
à son père, jusqu’à ce que je lui fasse part de ce que nous avaient appris
aussi bien les propriétaires du motel que Mrs Fostwick. Alors, bien entendu,
se rendant compte que son silence ne pouvait plus être utile à celle qu’il
aimait, il a parlé. Il nous a relaté de façon assez détaillée l’épisode intervenu
entre Miss Hadley et Saxby. Il nous a aussi expliqué comment le revolver
de Mr Ryson avait pu être retrouvé dans l’appartement de Saxby.
— Mais il ne l’a pas tué, n’est-ce pas ? s’exclama Connie. Il a tout
expliqué. Il n’est pour rien dans cette affaire…
Le lieutenant Trant regarda son crayon. Quand il releva la tête, son
visage avait une expression solennelle à travers laquelle transparaissait
quelque chose qui était presque de la commisération :
— Une copie dactylographiée de sa déposition a été aussitôt portée au
D.A., Mrs Hadley. Or, je suis désolé de devoir vous le dire, le D.A. vient de
me téléphoner et, après lecture de cette déposition, il a décidé l’arrestation
de Chuck, il l’inculpe du meurtre.
— Non ! cria Connie. Non !
Elle se leva. Ses gants tombèrent par terre et elle les regarda
vaguement, comme si se baisser pour les ramasser dépassait de beaucoup
ses possibilités. Trant s’était levé aussi et, contournant vivement le bureau,
il avait ramassé les gants pour les tendre à Connie :
— Je pense, lui dit-il, que ce sera moins dur pour Chuck si c’est votre
mari et vous qui le mettez au courant…
CHAPITRE
12

— Conduisez Mr et Mrs Hadley auprès de Chuck Ryson, dit Trant au


planton qui survint en réponse à son coup de sonnette.
Je pris le bras de Connie et elle se laissa docilement conduire par moi.
À la suite du policeman, nous prîmes l’ascenseur, puis enfilâmes un long
couloir jusqu’à une porte devant laquelle se tenait un autre policeman.
Celui-ci nous introduisit dans une pièce presque semblable à celle où Trant
nous avait reçus, et verrouilla de nouveau la porte derrière nous.
Chuck était assis sur une chaise de bois. Gagné par les craintes de Mel
et de Connie, j’appréhendais de découvrir sur son visage les stigmates de la
folie, mais si Chuck était exténué et avait besoin de se raser, il paraissait
simplement très jeune et effrayé.
À notre entrée, il se leva. Connie lui tendit les bras et il se précipita à
son cou en disant :
— Oh ! Connie… Connie.
— Chuck… mon chéri…
— Comment est-elle ? Comment va Ala ?
— Très bien…
— Je veux dire : elle sait maintenant quel type était Saxby ?
— Oui, naturellement…
— Alors, un peu plus tard peut-être, quand elle sera remise de ce choc,
nous pourrons de nouveau penser à nous marier ?
Il s’était légèrement écarté de Connie, la regardant avec espoir, comme
si nous n’avions tous d’autres soucis au monde que les sentiments d’Ala.
Connie détourna la tête et me jeta un regard implorant.
— Nous avons causé avec Trant, Chuck, dis-je.
— Oui, je sais.
— Il nous a appris que tu avais fait une déposition.
Il me regarda avec embarras :
— Sincèrement, j’ai fait de mon mieux. J’étais bien résolu à ne pas dire
un mot, tant que ça pourrait être utile que je me taise. Mais quand il m’a
parlé du motel et de tout le reste, je n’avais plus aucune raison de garder le
silence. Comme ça, maintenant, c’est fini. Il nous reste seulement à attendre
que le D.A. ait lu ma déposition. Avec un peu de chance, je puis être relâché
d’ici une couple d’heures.
En disant cela, il avait eu son lumineux sourire d’adolescent. Je m’étais
armé de courage pour lui asséner la vérité, mais ce sourire m’ôta toute
force, et je louvoyai :
— C’est ton avocat qui t’a dit ça ?
— Oh ! les avocats ! Tu sais bien comment ils sont : toujours à voir les
choses du mauvais côté, à parler de formalités, etc. Mais pourquoi me
garderaient-ils ici, maintenant que je leur ai dit la vérité ?
— Ta vérité, répéta Connie en s’efforçant de dominer son angoisse pour
le bien de Chuck. Alors, mon petit, ce n’est pas toi qui l’as tué, n’est-ce
pas ?
— Saxby ? Oh ! j’en avais bien l’intention… Mais je me suis aperçu
qu’il ne suffisait pas de vouloir pour pouvoir.
Je faillis intervenir mais, d’un regard, Connie m’en dissuada et
demanda :
— Alors, puisque tu ne l’as pas tué, répète-nous ce que tu as dit au
lieutenant Trant. Car tu as pris le revolver de Mel ?
— Oui, samedi soir.
— Quand Vivien t’a trouvé dans leur chambre ?
— C’est ça. C’était après que vous m’eûtes dit quel genre de type était
Saxby et ce qui s’était passé avec Ala. D’abord, je n’arrivais pas à y croire.
Tout semblait aller si bien avec Ala et les préparatifs du mariage… Mais,
quoique vous m’ayez recommandé de n’en rien dire à Papa ou à Vivien,
quand je suis rentré à la maison, il m’a fallu prononcer le nom de Saxby.
Aussitôt, Papa m’a raconté toute l’histoire de ces gens de Toronto, et c’est
seulement alors que j’ai pris conscience de la réalité. Je me suis senti
devenir si furieux que j’ai voulu être seul. Je suis monté dans ma chambre
et, là, je me suis dit que j’allais tuer Saxby. Aussi simplement que cela.
Alors, j’ai pensé au revolver de Papa.
Il s’interrompît, passa une main dans ses cheveux blonds coupés court.
— J’ai voulu le sentir dans ma main. Je savais où Papa le rangeait et
j’étais là-bas, en train de le regarder, quand j’ai entendu quelqu’un venir.
Vivement, je l’ai fourré dans ma poche. C’était Vivien qui m’a dit :
« Chuck, que diable fais-tu ici ? » Mais comme je ne voulais voir personne,
je suis aussitôt retourné dans ma chambre, m’étendre sur le lit. J’avais
l’impression de m’être dédoublé et d’être debout près du lit, en train de me
regarder… J’ai pensé à Maman en me demandant si j’allais devenir comme
elle…
Il tendit la main vers moi, en un geste expressif, et je lui passai aussitôt
une cigarette que j’allumai. Sa main tremblait légèrement quand il tira une
première bouffée :
— J’ai toujours eu peur de cela, depuis le jour où elle hurlait dans sa
chambre et où ils sont venus la chercher… où ils ont monté l’escalier, le
type en blanc, et l’infirmière ou je ne sais quoi qui portait la camisole de
force… Je me ressouvenais intensément de cela au point d’en oublier Ala,
le revolver, et tout le reste. Je me cramponnais à mon lit comme si j’avais
été au bord d’une haute falaise… et puis j’ai dû m’évanouir ou tout
simplement m’endormir, mais quand j’ai rouvert les yeux, il était cinq
heures et demie du matin.
Il y avait là une autre chaise et Connie s’y assit. Les pieds grincèrent
d’une façon qui me parut assourdissante.
— C’est alors que tu es venu guetter en face de chez nous, dit ma
femme. Tu… tu avais encore le revolver avec toi ?
— Oui. Je ne m’étais pas déshabillé depuis la veille et il était toujours
dans ma poche. Je ne savais plus très bien ce que je voulais faire, sinon
qu’il me fallait voir Ala. Et quand elle est finalement arrivée… Vous savez
la suite. Mon Dieu ! l’avoir entendue me dire qu’elle voulait épouser Saxby,
quoi que vous ayez pu lui raconter à son sujet… L’avoir entendue me dire
ça, alors que je l’aimais comme je l’aimais…
— Je l’ai bien compris, va, fit Connie, et ça m’a effrayée. C’est
pourquoi j’ai insisté pour que tu rentres chez toi.
— Mais je n’en ai rien fait. Je ne sais pas quelle heure il pouvait être.
Aux environs de dix heures, je crois. Et il m’est soudain apparu avec
évidence que je devais aller chez Saxby. Mais je ne me disais plus : « Il faut
que tu le tues. » Peut-être pensais-je pouvoir lui faire peur ou… je ne sais
quoi. Dans une cabine téléphonique, j’ai cherché son nom dans l’annuaire
pour avoir son adresse, et je lui ai téléphoné afin d’être sûr de le trouver.
Mais personne n’a répondu. Alors je suis ressorti et, ne sachant que faire,
j’ai marché. Arrivé dans la 42e Rue, là où sont tous les cinémas, j’ai
téléphoné de nouveau, et ça ne répondait toujours pas. Je suis entré dans le
premier cinéma venu, où l’on donnait un film italien que j’ai regardé en
pensant à Saxby, la main sur le revolver. Et puis, ça peut paraître ahurissant,
mais je me suis endormi. J’ai même dû dormir un bon moment car, lorsque
je me suis réveillé, le film commençait de nouveau. J’avais dormi pendant
toute une séance. En sortant du cinéma, je suis allé directement chez Saxby.
J’ai sonné d’en bas, puis j’ai pris l’ascenseur. Arrivé à l’étage – le
quatrième, il me semble – j’étais sur le point de frapper à la porte quand elle
s’est ouverte et je me suis trouvé face à face avec Saxby. Il m’a souri en
disant : « Oh ! c’est vous… »
— Quelle heure était-il alors ? m’informai-je.
— D’heure ? fit Chuck. Oh ! deux heures, je pense… Peut-être deux
heures et demie.
— Donc, intervint Connie, il t’a dit : « Oh ! c’est vous… » ?
— Oui, puis il s’est effacé pour me livrer passage. Je suis entré et il a
refermé la porte. Alors, peut-être justement parce que j’avais trop pensé à
ce moment, je suis resté planté là, tel un idiot. Saxby s’est approché en
souriant toujours, comme s’il était un vieux copain. « Je suppose que vous
venez au sujet d’Ala ? »
« Oui », ai-je répondu. Alors, son sourire a disparu et il m’a dit très
gentiment : « Je suis désolé. Je comprends combien ça doit être dur pour
vous. J’espère seulement que vous me pardonnerez car, voyez-vous, nous
nous aimons et c’est un sentiment contre lequel nous ne pouvons rien… »
Quand je l’ai entendu dire cela, alors que je savais ce qu’il avait fait à
Toronto, ma colère s’est réveillée : « Vous osez dire que vous l’aimez !
Espèce de salaud ! » et j’ai sorti le revolver de ma poche. Saxby était à
moins d’un mètre de moi et j’ai visé en pleine poitrine.
Chuck s’arrêta. Sous la dure clarté d’une lampe qui pendait du plafond,
je vis sa pomme d’Adam monter et descendre spasmodiquement.
— Je n’avais pas peur de lui, reprit Chuck, ce n’était pas ça, non…
Mais le voir là… et sentir le revolver dans ma main… Malgré toute la haine
qui était en moi… Savez-vous ce qu’il a fait ? Il s’est simplement penché
vers moi et m’a pris le revolver. Comme ça, sans un mot. Puis il est allé
rouvrir la porte et, avec le revolver, il m’a seulement fait signe de sortir. Et
je suis sorti. Je ne suis pas resté plus de deux minutes chez lui, et j’y ai
laissé le revolver.
Chuck se tut et son regard alla de Connie à moi, scrutant nos visages.
Non point comme s’il se rendait compte de l’importance qu’il y avait à ce
que l’on crût son histoire, mais comme s’il espérait que nous pourrions lui
dire pourquoi il s’était laissé flouer ainsi de sa vengeance, sortant
docilement de chez Saxby en lui abandonnant même le revolver, alors que
durant des heures il s’était repu de la haine que lui inspirait son rival.
Ce fut à cause de ce regard que je crus Chuck, car son histoire ne
pouvait être plus invraisemblable, et je comprenais la réaction du D.A.
Saxby avait été tué entre deux et cinq heures de l’après-midi. Or Chuck
reconnaissait avoir été dans l’appartement de la victime, après deux heures,
avec un revolver à la main et l’intention de tuer. Il aurait fallu être bien
naïvement optimiste pour espérer voir le D.A. prendre une autre décision.
Mais, moi, je me rendais compte que Chuck ne jouait pas la comédie, et je
ne pensais pas qu’un assassin se fût contenté de raconter une histoire aussi
faible. Il fallait donc qu’elle fût vraie.
Or si Chuck était innocent… qui avait tué ? Quelqu’un n’ayant aucune
accointance avec nous, et qui fût survenu chez Saxby après que Chuck y eût
si opportunément laissé le revolver, mais avant qu’Ala n’arrive ? Ça n’était
pas impossible, et il me fallait croire à l’existence de cette personne, sans
quoi…
De nouveau, je revis Ala, les deux mains crispées sur le bord de son
manteau. Puis une autre image vint se surimposer à celle-là : cette étrangère
boudeuse qui avait répondu dédaigneusement à Connie et paru presque
indifférente à la détresse de Chuck, tant elle tenait avant tout à justifier sa
conduite.
Ala avait pu tuer Don Saxby. Rien ne s’y opposait, sinon cette
confiance quasiment paternelle que j’avais en sa parole. Pour le reste, elle
avait été chez Saxby, alors que le revolver s’y trouvait déjà. S’il y avait eu
une scène entre elle et Don, si elle lui avait reproché sa conduite avec les
Duvreux et s’il s’était alors montré à elle sous ses vraies couleurs… !
Si Chuck n’était pas coupable… Ala l’était-elle ?
CHAPITRE
13

— Je n’ai même pas essayé d’entrer à nouveau chez lui, était en train
de dire Chuck. J’ai repris l’ascenseur et c’est seulement lorsque je me suis
retrouvé dans la rue, que j’ai ressenti toute mon humiliation. Voilà donc tout
ce dont j’étais capable pour celle que j’aimais le plus au monde…
Des mots s’étranglèrent dans sa gorge et, si besoin était, cela eût suffi à
dissiper mes derniers doutes quant à son innocence.
— Je me suis remis à marcher droit devant moi. À un moment donné,
comme j’étais dans la Seconde Avenue, j’ai reconnu un bar que je
fréquentais naguère, lorsque j’étais étudiant à Harvard… L’Ours rouge, au
coin de la 61e Rue. J’y suis entré. C’était toujours le même barman, Mack,
et il m’a reconnu. J’étais le seul client. J’ai bu un verre, puis un autre, et j’ai
bien dû rester là une couple d’heures. En sortant de là, je suis allé dans un
autre bar, puis dans un troisième… Le bar en bar, j’ai perdu toute notion du
temps jusqu’à ce que je voie une pendule marquant neuf heures. Je me suis
alors souvenu de l’avion que je devais prendre pour regagner Chicago.
J’avais mon ticket dans ma poche et, pour aussi saoul que je fusse, je
réussis à me faire conduire en taxi à Idlewild. Mais mon avion ne partait
qu’à onze heures. Je suis donc demeuré plus d’une heure dans la salle
d’attente… Et voilà, c’est tout… Voilà ce que je leur ai dit, ce qu’ils ont
transcrit et que j’ai signé. Je pense que le D.A. va me prendre pour un
pignouf, mais qu’il me croira, non ?
Il avait terminé sa phrase avec l’amorce d’un sourire. Lorsqu’il nous vit
demeurer silencieux, le sourire disparut.
— Mais… fit-il. Connie, vous ne…
Connie se leva et, s’approchant de la chaise où il était assis, le prit par
les épaules :
— Chuck… Nous aurions peut-être dû te le dire dès l’abord. Je ne sais
pas… Mais le D.A. a déjà lu ta déposition.
Il se dressa, comme mû par un ressort :
— Il l’a lue et… ?
— Trant nous a dit qu’il avait décidé de t’arrêter et de t’inculper
formellement.
C’était atroce de voir son visage changer, devenir d’une pâleur grisâtre
qui gagnait même ses lèvres.
— Mais… mais ce n’est pas possible. Je dis la vérité. Je…
Son regard alla désespérément de Connie à moi :
— Vous me croyez, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que je te crois, répondit Connie avec chaleur. Et George
aussi, n’est-ce pas, George ?
— Oui, Chuck, dis-je, je te crois.
— Alors… alors…
— Nous allons faire quelque chose, déclara Connie. Ne te tracasse pas,
je vais…
Elle s’interrompit en entendant le bruit d’une clef dans la serrure. Nous
fîmes tous face à la porte qui s’ouvrit pour livrer passage au flic :
— Je regrette, m’sieu-dame, mais maintenant, faut que vous vous en
alliez.
Connie le foudroya du regard :
— J’ai besoin de voir le District Attorney. Tout de suite !
— Désolé, madame, mais il est trop tard aujourd’hui pour qu’on puisse
joindre le D.A.
— Alors, conduisez-moi auprès du lieutenant Trant.
— Il n’est plus là. Il est parti voici dix minutes.
Le planton la regardait avec la bienveillante impassibilité du type qui a
déjà entendu des milliers de fois des milliers de parents lui demander de les
conduire auprès du District Attorney.
— Le mieux que vous ayez à faire, madame, c’est encore de vous
adresser à l’avocat du petit…
— Oui, oui… (Connie se tourna vers Chuck.) Où est-il ? Où peut-on le
joindre ?
Chuck, fouillant dans la poche de son veston, en extirpa une carte qu’il
tendit à Connie sans mot dire.
— Et voilà, fit le flic, comme ça, tout va s’arranger. Maintenant, si vous
voulez bien…
Connie regarda la porte devant laquelle il s’était effacé pour nous
laisser passer, puis elle courut à Chuck, le serra dans ses bras :
— Chuck, mon chéri, sois tranquille. Je vais leur faire comprendre… Je
te le jure !
Elle l’embrassait avec une violence passionnée, comme une lionne son
petit. Puis elle se détacha de lui, nous sortîmes dans le couloir, et le flic
referma la porte à clef.
Tandis que je débattais en moi-même la douloureuse alternative, Chuck
ou Ala, Ala ou Chuck, avec la conviction qu’ils étaient innocents tous les
deux, Connie, déversant une hautaine indignation sur la tête de notre guide,
se fit conduire à un poste téléphonique du rez-de-chaussée, d’où elle appela
l’avocat. Je l’écoutai vaguement lui parler de son ton le plus Corliss, puis
elle m’annonça en raccrochant :
— C’est d’accord, George, il va nous recevoir tout de suite. Mais je
veux d’abord téléphoner à Mel, pour le prévenir que nous allons chez
l’avocat.
Pendant tout le trajet, Connie ne tint pas en place, comme si elle pensait
qu’il lui suffirait de se porter garante de l’innocence de Chuck, pour que
l’avocat puisse tout arranger.
— Je suis sûre qu’ils n’ont pas fait le quart de ce qu’ils auraient dû
faire… Ce bar, par exemple… L’Ours rouge, n’est-ce pas… au coin de la
61e Rue ?
— Oui, c’est ça.
— Eh bien, le barman se souviendra sûrement de Chuck, puisque
Chuck nous a dit qu’il était le seul client. Il… D’après le médecin légiste, le
crime a été commis entre deux heures et cinq heures de l’après-midi, mais
Chuck n’est pas du tout sûr de l’heure à laquelle il était chez Don. Peut-être
était-ce plus tôt qu’il ne le pense. Peut-être ce barman, Mack, pourra-t-il
affirmer que Chuck est arrivé au bar à, disons, deux heures moins dix…
— C’est peu probable.
Elle me regarda avec colère :
— Pourquoi es-tu toujours si défaitiste ? Moi, ça me paraît, au
contraire, très possible. George, tu vas y aller… Tu descendras à hauteur de
la 61e Rue et je continuerai toute seule jusque chez l’avocat. De toute façon,
je n’ai pas besoin de toi là-bas…
La perspective d’échapper à Connie et à la pénible session chez
l’avocat me parut enchanteresse. Je ne pensais pas qu’il pût résulter quoi
que ce fût de ma visite à ce bar, mais autant valait en profiter.
— D’accord, dis-je.
— Parfait. Ensuite, nous nous retrouvons à la maison.
Quand j’entrai à L’Ours rouge, un bar comme il y en a des quantités du
côté de la Seconde Avenue, il y avait une guirlande d’hommes le long du
comptoir. La télévision fonctionnait, mais on avait coupé le son. Le barman,
un type maigre et chauve, d’une cinquantaine d’années, était en train
d’essuyer des verres.
— Un bourbon à l’eau, demandai-je.
Quand le barman m’apporta mon verre, je m’enquis :
— Vous vous appelez Mack ?
— Oui, fit-il en me dévisageant. Vous êtes de la police ?
— Non.
— J’avais cru, parce qu’ils sont déjà venus m’interroger à propos du
fils Ryson qu’on a arrêté pour meurtre…
— Je suis son oncle. Je voudrais savoir à quelle heure il est arrivé ici,
dimanche après-midi.
— C’est ce qu’ils voulaient savoir eux aussi, dit-il en frappant le bord
du comptoir avec son torchon. Eh bien, monsieur, il n’y a pas de mystère.
C’était peut-être deux ou trois minutes après que je sois venu remplacer
mon collègue, et je commence à deux heures et demie.
Et voilà qui réglait son compte à « l’inspiration » de Connie. Chuck
était arrivé là quelques minutes après deux heures et demie. À pied,
l’appartement de Don Saxby était à dix minutes environ… et le crime avait
pu être commis à deux heures.
À côté de nous, deux types discutaient sport avec véhémence, sans se
douter du drame que je vivais. Le barman, lui, m’exprima sa sympathie :
— C’est bien malheureux, quand même… Chuck m’a toujours fait
l’impression d’un brave gosse… un très brave gosse…
Dans le feu de la discussion, un des deux hommes renversa son verre et
le contenu se répandit sur le comptoir. Aussitôt le barman entreprit de
l’éponger avec son torchon.
Ce fut en voyant le torchon s’imbiber de liquide que je me remémorai
un détail dont, sur l’instant, l’importance m’avait échappé. Lorsque j’avais
examiné le cadavre de Don Saxby, la manche gauche de sa chemise était
humide du cocktail répandu quand il avait été abattu. Et à quelle heure
avais-je touché cette manche de chemise ? À quatre heures et demie, au
plus tôt.
Le barman, ayant fini d’éponger, revenait vers moi.
— Lorsque vous préparez un « dry », demandai-je, vous est-il déjà
arrivé de renverser le shaker sur votre manche ?
— Oh ! oui… Pourquoi ?
— Combien de temps cela met-il à sécher ?
Il eut un haussement d’épaules :
— Je ne m’en suis jamais inquiété. Mais pas longtemps… Le gin
s’évaporant, ça sèche vite.
Je me livrai à un petit calcul. Chuck avait dû quitter l’appartement de
Saxby à deux heures vingt, au plus tard. Pour aller jusqu’à quatre heures et
demie, cela faisait deux heures et dix minutes. Est-ce que la manche
imbibée de cocktail pouvait être encore humide au bout de deux heures et
dix minutes ?
Cela me semblait impossible et, si c’était impossible, Saxby avait dû
être tué après que Chuck fût arrivé à L’Ours rouge. Cela assurait donc un
alibi à Chuck, j’allais pouvoir le faire relâcher sans plus tarder, il suffisait
que je…
Ma jubilation fut brusquement douchée quand je me rendis compte que,
pour sauver Chuck, il suffisait que je trahisse Ala. Et le cas d’Ala serait
beaucoup plus désespéré que celui de Chuck.
Non seulement cela, mais si je disais qu’Ala s’était trouvée chez Saxby,
il me fallait parler aussi d’Eve et de moi. Bien sûr, je pourrais raconter que
j’étais venu chez ma secrétaire pour lui dicter quelques lettres concernant le
magnat brésilien et qui étaient trop urgentes pour attendre jusqu’au lundi…
Mais il n’y aurait aucune lettre dont on pût retrouver la trace, et l’homme
que je chercherais à abuser ainsi serait le lieutenant Trant. Il ne lui faudrait
certainement pas plus de cinq minutes, à compter de là, pour deviner ce
qu’il y avait entre Eve et moi… Ensuite, il n’y aurait plus rien pour contenir
le scandale dont le torrent se déverserait sur moi, sur Eve… et sur Connie
aussi.
C’était ignoble, je le savais, de faire entrer cela en ligne de compte,
alors que des choses bien plus importantes étaient en jeu. Mais je ne
pouvais m’empêcher de penser à ce que représenterait pour Eve le fait
d’être publiquement désignée comme la petite secrétaire qui avait voulu
ravir son mari à Consuelo Corliss. J’en voulus rageusement au District
Attorney et au lieutenant Trant, pour leur paresse qui les faisait retenir la
première solution s’offrant à eux, la plus évidente… Ils étaient pourtant au
courant de ce qui s’était passé entre Saxby et les Duvreux. Ne leur était-il
pas venu à l’esprit qu’un homme ayant de tels antécédents avait pu susciter
la haine mortelle de gens qui n’étaient ni des Ryson, ni des Hadley ?
Pourquoi n’avaient-ils pas opéré des recherches dans le passé de Saxby ?
S’étaient-ils seulement donnés la peine de consulter les sommiers ou les
collections de journaux ?
Le fait de penser aux journaux me fit souvenir d’un de mes plus vieux
amis, un ancien journaliste devenu écrivain. Ted Bradley était une
encyclopédie humaine des plus sordides aspects de la vie. Il saurait peut-
être quelque chose… Sinon, il n’aurait pas son pareil pour découvrir ce
qu’il y avait à apprendre sur le compte de Saxby.
Quand je l’eus au bout du fil, Ted me répondit posément :
— Ce Saxby avait eu une affaire de ce genre à Toronto et une autre à
Québec ? Très bien. J’ai un ami à Toronto… D’ailleurs, j’ai des tas d’amis
dans des tas d’endroits ! Je m’en vais donner deux ou trois coups de fil. Si
je découvre tout de suite quelque chose, je t’appelle chez toi ?
Chez moi ? Mel et Vivien y seraient… Connie reviendrait de chez
l’avocat très surexcitée… Et je voulais me livrer à une expérience à propos
du cocktail…
— Non, Ted… Si tu découvres quelque chose d’intéressant d’ici une
heure, téléphone-moi plutôt à…
Je lui donnai le numéro d’Eve.
Chez Eve, je pourrais me livrer à l’expérience en question, et c’était de
concert avec Eve que je prendrais une décision au sujet d’Ala.
CHAPITRE
14

Nous fîmes l’expérience. Dans le living-room d’Eve, je préparai un


shaker de dry que je renversai sur ma manche de chemise. Puis, me rendant
compte que la chaleur de mon corps accélérerait l’évaporation, je retirai ma
chemise et la drapai sur le dossier d’une chaise. Après quoi, nous nous
assîmes sur le divan pékiné rose et blanc pour attendre.
La manche fut presque sèche – comme l’était celle de Saxby quand je
l’avais touchée – en quarante-cinq minutes. Pour tenir compte de
l’éventuelle différence d’étoffe et d’autres contingences, je laissai un
battement d’un quart d’heure en plus ou en moins. J’avais touché la
chemise de Don à quatre heures et demie. Cela signifiait donc qu’il avait été
tué entre trois heures trente et quatre heures. Or, à trois heures trente, Chuck
était à l’Ours rouge depuis une heure.
— Eh bien, dit Eve, ça prouve qu’il ne l’a pas tué, hein ?
— Oui, fis-je.
— Mais si tu le leur dis, ils vont arrêter Ala, n’est-ce pas ?
— Oui… à moins que, par miracle, Ted Bradley ait pu découvrir
quelque chose.
— Ce serait folie de compter là-dessus, tu le sais aussi bien que moi. Et
quand bien même Bradley découvrirait, dans le passé de Saxby, quelque
chose ignoré de la police, cela ne changerait rien aux faits… Cette histoire
du cocktail ne peut pas aider à établir l’innocence d’Ala ?
— Au contraire ! Saxby a pu être tué à quatre heures. Or, à quatre
heures, Ala était chez lui. Tu le sais comme moi : elle t’a téléphoné à quatre
heures sept.
— Mais, George, tu ne la crois pas vraiment coupable ? Ça n’est pas
possible !
— Bien sûr que non, mais…
— Si elle est innocente, ce serait affreusement cruel de la dénoncer. Ce
serait encore pis que de laisser les choses comme elles sont.
Eve avait raison, et ça ne simplifiait pas la situation.
— Trant va venir demain matin nous questionner. En toute éventualité,
il faut que, avant cela, j’aie à tout le moins un entretien avec Ala.
— Et tu lui diras qu’il dépend d’elle de faire libérer Chuck ?
— Pourquoi pas ? C’est son problème, après tout. Il lui faut
comprendre que, sans elle, Chuck ne serait pas où il est. Peut-être, si elle est
innocente et a suffisamment de courage, voudra-t-elle tout raconter au
lieutenant…
— Et si elle n’a pas suffisamment de courage ? dit Eve. Ou si elle est
coupable ?
— Alors, ce sera de nouveau à moi qu’il appartiendra de résoudre le
problème. Mais, si l’on dit tout au lieutenant, il me faut penser à nous, toi et
moi…
— Nous ? répéta-t-elle. Ce n’est pas, ce n’est plus le moment de penser
à nous. Nous ne pouvons pas être à ce point égoïstes…
Quand Ted Bradley téléphona, j’eus un sursaut d’espoir en entendant sa
voix sèche et laconique me dire :
— J’ai fait vite, hein ?
— Tu as découvert quelque chose ?
— Bien sûr ! On peut toujours faire confiance à ce brave vieux Bradley.
Ça s’est même fait très facilement. À Toronto, mon type ne répondait pas,
mais je me suis souvenu qu’il avait un frère – ancien journaliste lui aussi – à
San Francisco. Je l’ai appelé et il venait justement de repérer la photo de
Saxby dans un journal local.
— De repérer… ?
— Oui, il l’a tout de suite reconnu. Il ne s’appelait pas Saxby et n’était
même pas canadien. C’était un gars de l’Oregon, nommé Don Merchant.
Voici quelque cinq ans, lui et un autre type nommé Kramer, en compagnie
de la sœur de ce dernier, avaient mis sur pied une entreprise de chantage à
San Francisco. En tant que peintre, Saxby frayait avec les gens du meilleur
monde et s’efforçait de découvrir quelque saleté sur leur compte. S’il n’y
avait rien à découvrir, alors lui ou la fille s’employaient à y remédier. Après
quoi, Kramer intervenait pour faire cracher les victimes. L’une de ces
dernières a finalement eu le courage d’aller trouver la police. Mon copain
avait justement suivi l’affaire. Au moment de l’arrestation, Kramer a voulu
résister et il a été tué. Saxby a récolté cinq ans, mais ils n’ont rien pu relever
de précis à l’encontre de la fille. Soit dit en passant, quand Saxby-Merchant
a franchi la frontière pour opérer au Canada, il a manqué aux engagements
pris à sa sortie de prison. Alors, est-ce que ça va pouvoir t’aider
suffisamment, pour l’instant ?
— Je pense bien ! m’exclamai-je. Merci, Ted ! Merci du fond du cœur !
— Au poil ! Je m’en vais poursuivre mes recherches et te tiendrai au
courant.
J’appelai aussitôt Trant à Centre Street. Il n’était pas là, mais je fis
tellement d’histoires qu’on finit par me donner son numéro personnel, là, ce
fut lui qui me répondit aussitôt. Sa voix semblait toujours aussi polie et
cordiale.
— Oh ! Mr Hadley… oui ?
— Je viens de découvrir quelque chose concernant Saxby, à San
Francisco. Il ne s’appelait pas Saxby, n’était pas canadien…
— … mais venait de l’Oregon et se nommait Donald Merchant. Il avait
été condamné pour chantage, en compagnie d’un frère et d’une sœur
nommés Kramer. C’est ça que vous vouliez me dire ? Je le sais depuis hier.
Et ça n’est pas tout. Il avait monté une organisation semblable à Québec,
avec un autre type et une autre fille. Auparavant, il avait aussi fait ça à
Portland, avec encore une autre fille. Saxby n’avait jamais pu se passer de
femmes, ni de chantage, Mr Hadley.
J’aurais dû, bien sûr, me douter que la police ne pouvait ignorer ce
qu’un ancien journaliste avait réussi à apprendre… Je me sentis comme
dégonflé et balbutiai :
— Mais un homme pareil…
— … quantité de gens devaient souhaiter sa mort ? Sans doute,
r
M Hadley, seulement c’est Chuck qui est allé chez Saxby avec un revolver
et l’intention de le tuer ; c’est Chuck qui a reconnu s’être disputé avec
Saxby vers l’heure à laquelle le meurtre a été commis…
— Mais, bon sang, il n’est pas coupable ! Il nous a répété ce qu’il vous
avait dit, et ma femme, tout comme moi…
— … vous êtes certains qu’il dit la vérité ? Il en va toujours ainsi, vous
savez, Mr Hadley, et si vous voulez réellement être utile à votre neveu,
concentrez-vous sur l’alibi. Lorsque tant de choses accablent un prévenu, le
seul moyen de le défendre, c’est de prouver qu’il n’a pas pu être sur les
lieux au moment du crime. Pensez-y… Moi-même, je suis en train de
m’occuper de ça… C’est pourquoi je vais vous prier de bien vouloir
m’excuser… D’ailleurs, j’irai vous voir demain matin. Si votre femme ou
vous avez pensé à quelque chose, vous pourrez alors m’en faire part. Bonne
nuit, Mr Hadley.
Toujours la même gentillesse avunculaire, jointe au don de vous faire
croire qu’il sait déjà ce que vous cherchez désespérément à lui cacher.
Concentrez-vous sur l’alibi.
— Eh bien ? s’enquit Eve.
— Tu avais raison. Ça ne change rien. Il avait déjà appris tout ça et
d’autres choses encore.
— Et il doit toujours venir te voir demain ?
— Demain matin, oui.
— Alors, il te faut parler à Ala ce soir ?
— Dès que je serai de retour à la maison.
Elle regarda sa montre, je fis de même. J’eus alors brusquement
conscience d’une chose : depuis que nous nous connaissions, Eve et moi
avions toujours été pressés par le temps, toujours eu l’œil sur nos montres.
— Il faut que tu t’en ailles, me dit-elle. Autrement, Connie se
demanderait ce qui t’est arrivé.
— Oui, dis-je en promenant un regard de regret autour de ce petit
sanctuaire rose et blanc où j’aurais tant voulu demeurer. Oui, tu as raison. Il
faut que je m’en aille.
Je la serrai une dernière fois contre moi, pour que mes bras conservent
ensuite l’illusion de sa présence.
— Mais s’il me faut tout dire à la police, nous voir salis…
— Quelle importance ? Que ce soit le moindre de tes soucis.
— Tu dis ça, mais si ça se produit…
— Je t’aurai toujours, toi, n’est-ce pas ? Maintenant que j’ai trouvé la
seule chose au monde qui compte pour moi, que m’importe d’être salie,
montrée du doigt ou que sais-je encore ? George, mon chéri, me connais-tu
donc encore si mal ?
Ses mains caressèrent ma nuque tandis que nos bouches se joignaient.
Alors, la peur de la perdre, qui était demeurée tapie en moi, se dissipa
comme par enchantement. Ces quelques secondes m’avaient donné enfin la
certitude que j’étais bien pour elle tout ce qu’elle était pour moi. Et, fort de
cela, je compris, en effet, que personne ne pourrait jamais nous salir notre
amour.
— Je sens que ça va s’arranger, dis-je avec un regain de mon
indestructible optimisme. Trant connaît son métier. Il va découvrir
l’assassin. Alors, ils lécheront tous leurs blessures et retourneront se tapir
dans leur petit monde Corliss. Ce sera pour moi le moment de leur tirer ma
révérence. « Au revoir. Ravi de vous avoir connus. Je vous enverrai une
carte postale… »
— De Tobago, compléta Eve.
— Oui, ma chérie : de Tobago !
Et je vis étinceler en moi une Tobago de rêve, – tellement plus belle
que la vraie Tobago ! – avec, la mer aussi bleue que le ciel, les hauts
palmiers mollement balancés par la brise…
Quand j’arrivai à la maison, le living-room était éclairé et, lorsque
j’ouvris la porte d’entrée, Connie se précipita dans le hall.
— Mel et Vivien sont partis. George, pourquoi as-tu mis si longtemps ?
— Je suis resté au bar, à attendre un coup de fil.
— Mais Mack, le barman, était là ?
— Oui.
— Alors, qu’a-t-il dit ? s’enquit-elle avec fébrilité en me suivant dans le
living-room où je me servis un whisky, non point parce que j’en éprouvais
le besoin, mais pour me ménager un répit.
Le verre à la main, je me retournai enfin vers Connie :
— Vain espoir. De toute façon, la police était déjà allée voir Mack.
Chuck est arrivé au bar à deux heures et demie. Pour venir à pied de chez
Saxby, il ne faut pas plus de dix minutes. Alors…
Connie s’assit sur le bras d’un fauteuil, comme assommée par
l’effondrement de son hypothèse.
— Et l’avocat ? m’enquis-je alors.
— L’avocat ? Oh ! il s’est efforcé de me donner de l’espoir, mais pour
aussi charmant qu’il soit, un avocat se doit d’être réaliste. Il m’a dit que le
District Attorney avait plus de preuves qu’il ne lui en fallait. Selon lui, dans
une affaire de ce genre, la seule chose qui puisse avoir de l’effet, c’est un
alibi. C’est dans cette direction que vont tendre ses efforts. Et c’est
pourquoi aussi j’avais mis tant d’espoir dans le témoignage de ce barman…
Elle se raccrocha à cet espoir fugitif :
— Enfin, c’est quand même presque un alibi… On a la certitude que
Chuck a dû partir de chez Don vers deux heures un quart, pour pouvoir
arriver à deux heures et demie au bar. Donc, si quelqu’un a entendu les
détonations… Si nous pouvons prouver que le meurtre a été commis plus
tard…
Pour qu’elle fût au courant, je lui dis ce que m’avait appris Bradley et
comment j’en avais fait part à Trant.
— Ça leur fait voir au moins quel homme était Saxby, conclus-je. Peut-
être en résultera-t-il quelque chose…
— Mais quand ? Quand ? s’exclama-t-elle. Pendant tout ce temps,
Chuck se morfond là-bas, en se sachant innocent. Je ne cesse dépenser à lui
et je suis à bout ! Je…
Sa voix s’étrangla, mais il fallut un instant seulement à Connie pour se
ressaisir et esquisser un pâle sourire :
— Excuse-moi… Je ne suis pas la seule pour qui cette épreuve est
terrible. Mais, après une pareille journée, je suis épuisée…
— Bien sûr que tu es épuisée !
— Et il n’y a plus rien que nous puissions faire ce soir, n’est-ce pas ?
(Elle s’approcha de moi et posa sa main sur mon bras.) Alors, allons nous
coucher, mon chéri. L’un comme l’autre, nous avons besoin d’un peu de
sommeil.
Ala devait être dans sa chambre. Il me faudrait attendre que Connie fût
couchée, pour pouvoir aller la rejoindre.
— Bon, monte… Le temps de finir mon verre et je te suis.
Mais, brusquement, Connie s’accrocha à moi :
— Oh ! George, George… Je sais que tu as horreur de me voir comme
ça. Tu penses que nous devons être indépendants, capables de nous
débrouiller chacun tout seul. Et je sais que tu as raison. C’est comme cela
que devrait être un bon ménage. Mais dans ce cauchemar où je me trouve
soudain plongée, j’ai besoin de toi pour ne pas sombrer !
À la voir si désemparée, je me sentis doublement triplement coupable.
Je ne pouvais m’empêcher de la plaindre et je n’avais que mépris pour moi-
même.
— Oh ! George, monte avec moi… Ne me quitte pas ! Ne me laisse pas
seule !
Je me sentis incapable de résister à cette imploration. Ala ? Le
lendemain matin, de bonne heure, avant que Connie soit réveillée…
Glissant un bras autour de sa taille, j’aidai ma femme à gravir l’escalier.
Longtemps après qu’elle se fut endormie, je demeurai éveillé. Entre nos
lits, sa main tenait la mienne… Sur le rabat du drap, son bras était nu et
d’un galbe aussi parfait que douze ans auparavant…
CHAPITRE
15

Il était huit heures passées quand j’ouvris les yeux. Pensant à Ala et à
Trant, je m’en voulus de ne pas m’être éveillé plus tôt. Connie dormait
encore, mais ça n’était plus pour longtemps. Me glissant hors du lit, j’enfilai
un peignoir de bain et me rendis en hâte dans la chambre d’Ala où j’entrai
sans frapper. Ala dormait. La clarté grisâtre de ce jour de novembre me
révélait ses cheveux blonds qui moussaient sur l’oreiller, son jeune et serein
visage, le vieil éléphant de peluche couché sur ses pieds… Dès le berceau,
nous apprenons que les apparences sont trompeuses, mais nous n’arrivons
jamais à nous en persuader tout à fait. Aussi, en cet instant, me fut-il
impossible de croire qu’Ala pût être coupable.
— Ala, appelai-je doucement.
Elle ouvrit les yeux, me regarda un instant sans qu’il y eût la moindre
crainte ou inquiétude au fond de ses yeux, puis elle s’assit en souriant :
— Oh ! il est tard ou quoi ?
Je m’assis au bord du lit :
— Trant vient ce matin.
— Je sais. Connie me l’a dit hier soir. C’est terrible cette histoire de
Chuck… Je n’aurais jamais pensé qu’il éprouvait pour moi des sentiments
comme ça, je veux dire des sentiments qui n’étaient pas simplement…
Elle renonça à trouver le mot qui pût traduire sa pensée et me regarda
tristement :
— Et il l’a tué, hein ? Connie ne veut pas le croire, bien sûr, et
tomberait raide morte avant que d’en convenir, mais… Oh ! George, si vous
saviez ce que je peux ressentir !… Mais, sincèrement, jamais je n’aurais
imaginé que…
— Il ne l’a pas tué, Ala.
— Non ? (Son visage devint soudain radieux.) Vous voulez dire qu’ils
ont arrêté l’assassin ?
— Non, fis-je, c’est beaucoup plus compliqué que cela.
J’entrepris de la mettre au courant et, à mesure qu’elle m’écoutait, son
visage semblait se creuser, se pincer, puis elle dit :
— Vous êtes sûr que ce… cette manche mouillée est une preuve
formelle ?
— Absolument sûr. C’est pourquoi je viens de t’en faire part. Si nous
disions à la police que nous avons été là-bas, Chuck pourrait être libéré
aujourd’hui même.
— Mais si nous le leur disons… ils vont croire que c’est moi qui…
— Probablement, oui.
— Évidemment… Le revolver était là… Je venais d’apprendre quel
homme était Don. Je… (Elle me saisit le bras.) George, vous n’allez pas le
leur dire ? Oh ! non, je vous en supplie !
Je comprenais, bien sûr, la panique qui s’emparait d’elle. Et cependant,
en regardant ces yeux emplis de désespoir, ces lèvres tremblantes, je me
sentais envahir par le froid glacial de la déception. Si elle est innocente,
avais-je espéré la veille, si elle a suffisamment de courage…
— George, vous ne pouvez pas le leur dire ! Non !
— Et toi ? Ne penses-tu pas que tu pourrais le leur dire ?
— Moi !
— Chuck est innocent. On l’a arrêté. Il va passer aux Assises. Et tu
peux le sauver.
— Mais… mais… vous venez de le dire ; il est innocent. On ne peut
pas condamner quelqu’un quand il est innocent… Oh ! je sais que c’est
terrible pour lui, mais… Ils ne peuvent pas le condamner, n’est-ce pas ?
— Si l’on ne condamne jamais d’innocents, tu n’as pas de souci à te
faire.
Je savais qu’il était cruel d’agir ainsi et de lui imposer un pareil cas de
conscience si elle-même n’était pas coupable, mais…
— Tu n’es pas coupable, n’est-ce pas ? lui demandai-je brusquement.
— George ! Vous ! Vous pouvez penser que…
— Je te pose simplement une question.
— Une question ! répéta-t-elle durement. Je semble vraiment jouir de la
confiance générale ! Eh bien, puisque je dois convaincre même mon soi-
disant père que je ne suis pas une criminelle… Non, George Hadley, je n’ai
pas tué Don Saxby.
— Très bien. C’est tout ce que je voulais savoir.
Aussitôt, elle se rasséréna :
— Vous me croyez ?
— Bien sûr que je te crois.
— Oh ! George…, Cher George ! alors, vous ne leur parlerez de rien ?
— Je n’ai pas dit cela. Si, à un moment donné, cela devient nécessaire
pour le bien de Chuck, alors je parlerai.
— Oh ! non, George ! Non !
Un instant, son regard s’affola de nouveau. Puis, d’une voix très calme,
elle dit :
— George, il y a quelque chose que vous ne savez pas. Quelque chose
qu’ils découvriront. Une fois qu’ils m’auront arrêtée, quand ils penseront
que je suis coupable, ils fouineront un peu partout… et alors, ils ne
douteront plus que j’aie fait le coup. À leurs yeux, je serai l’exemple parfait
de ces filles de famille dévergondées.
Elle avait dit cela avec une amertume inhabituelle.
— Tu veux dire, parce que tu as passé la nuit dans un motel avec Don ?
Ils le savent déjà.
— Mais ils ignorent encore que je suis ce qu’on pourrait appeler une
récidiviste. Vous aussi, d’ailleurs. Vous n’étiez même pas là, mais en
voyage je ne sais où… C’était l’année dernière, vers cette époque-ci.
— Quand j’étais au Brésil ?
— Oui, c’est ça, ce devait être le Brésil.
Sur la table de chevet, il y avait un paquet de cigarettes. Ala en prit une
et l’alluma d’une main qui tremblait légèrement.
— Quand vous êtes revenu de voyage, je voulais tout vous dire parce
que je pensais que vous me comprendriez un peu, mais Connie s’y est
opposée. Elle m’a fait jurer de n’en parler à personne.
— Connie ? Connie était aussi dans cette histoire ?
— Jusqu’au cou ! Telle une déesse descendant de l’Olympe, elle a
foncé vers le Sud dans sa Lincoln Continental, pour aller au secours de
l’enfant prodigue et adoptive.
De nouveau l’amertume, de façon encore plus marquée.
— Et c’était sa faute autant que la mienne. Vous allez penser que je
cherche à m’excuser en disant cela, mais c’est la vérité. Je vous le jure. Si
vous saviez ce que ça peut être que d’avoir dix-huit ans et de la voir me
traiter comme si j’étais une gamine de douze ans complètement idiote ! Et
non seulement cela, mais il y avait Chuck aussi… Toujours Chuck ! Pas un
instant, elle ne cessait de le pousser vers moi : « Chuck vient dîner ce soir. »
« J’ai deux places pour le théâtre ce soir. J’ai pensé que tu pourrais y aller
avec Chuck. » Chuck, toujours Chuck ! J’aurais pu l’aimer – et, pour ce que
j’en sais, je l’ai peut-être aimé – mais avec Connie sans cesse à m’en
rebattre les oreilles, comment pouvais-je savoir où j’en étais ? Et puis il y a
eu cette surprise-partie au Village (2). Inutile de vous dire que je n’étais pas
censée m’y trouver. Vous savez ce que Connie pense du Village. Mais,
enfin, j’y étais allée en douce et, là, j’avais rencontré Gene.
— Qui est Gene ?
— Vous n’avez jamais entendu parler de lui, n’est-ce pas ? Eh bien,
c’était, je pense, un échantillon typique de la faune du Village, sans plus.
Mais il était charmant, amusant… Bref, tout l’opposé de ce que, selon
Connie, doivent être les Corliss. Il n’en fallait pas davantage pour que je le
trouve fascinant. Je savais qu’il était marié et vivait séparé de sa femme,
mais ça ne faisait aucune différence pour moi parce que… parce qu’il n’y
avait rien de sérieux entre nous, quoi. Il m’emmenait déjeuner dans un
bistrot ou bien, les soirs où je pouvais m’échapper, nous allions danser
ensemble. Je trouvais épatant d’avoir enfin trouvé quelqu’un qui me traitait
en adulte… et, encore plus, cette impression de faire un pied-de-nez à
Connie !
Elle secoua sa cigarette au-dessus du cendrier :
— Gene avait à Richmond des amis qui avaient entendu parler de moi
et qu’il pensait devoir me plaire. La possibilité se présenta d’aller passer un
week-end chez eux. Je racontai une histoire à Connie – comme je l’ai fait
pour Don – et je partis avec Gene. Quand nous arrivâmes là-bas, ce fut
merveilleux, absolument épatant. Pour la première fois de ma vie, je me
sentais libre. Puis brusquement, tout se gâta parce que la femme de Gene
survint. À New York, des gens lui avaient raconté que Gene m’avait
emmenée là. Elle était ivre, folle de jalousie, et brandissait un revolver. Il
s’ensuivit une vraie bagarre dans laquelle Gene, sa femme, moi, tout le
monde se trouva entraîné. Finalement, je ne sais comment, le revolver partit
et la femme de Gene reçut la balle dans le bras. Des voisins, ayant entendu
la détonation, appelèrent la police et nous fûmes tous emmenés au poste.
Là-bas, Gene se révéla une vraie loque. J’ai d’ailleurs appris, par la suite,
qu’il ne valait pas cher.
Elle frissonna.
— J’étais terrifiée et ne savais que faire. En désespoir de cause, j’ai
téléphoné à Connie et elle est immédiatement accourue. Je ne sais comment
elle s’y est prise. Je suppose qu’elle a dû promettre des Cadillac à deux ou
trois flics, mais l’affaire a été étouffée et elle m’a ramenée à la maison.
Ala écrasa sa cigarette dans le cendrier.
— Oh ! elle ne s’est pas mise en colère. Elle ne m’a même pas fait de
reproches, se montrant on ne peut plus compréhensive. Je devais voir
maintenant combien elle avait raison, et elle pensait que ça me servirait de
leçon, que, à l’avenir, je ne ferais plus des choses pareilles, mais serais une
bonne petite épouse pour Chuck. Je me rends compte que ça peut paraître
horrible de ma part après que Connie m’ait tirée d’un pareil mauvais pas,
mais je lui en ai voulu bien plus que si elle s’en était lavé les mains, me
laissant me débrouiller comme je l’aurais pu. Elle avait le beau rôle, et moi
pas. Comprenant cela, j’ai voulu me montrer docile, épouser Chuck, et
devenir une bonne épouse. Mais je dois être incorrigible, comme dirait
Connie, car il a suffi que Don survienne pour que… ! (Elle me regarda droit
dans les yeux, s’efforçant de sourire.) Vous ne semblez guère avoir de flair
pour ce qui est des filles adoptives !
J’étais ahuri par ces révélations, mais surtout indigné par l’attitude de
Connie dans cette affaire. Pourquoi, au nom du ciel, ne m’avait-elle rien
dit ? Si j’avais été au courant, jamais je ne me serais conduit comme je
l’avais fait quand Ala s’était éprise de Saxby ! Mais non ! Connie se croyait
toujours capable de tout régler par elle-même ! Inutile d’en parler à
George !
La voix d’Ala me parvint au sein de ma colère rentrée :
— Vous comprenez, George ? Ils ne sauront jamais qui tenait le
revolver quand Don a été tué. Mais s’ils apprennent que je suis allée chez
Don, ils m’arrêteront… et je n’aurai aucune chance de m’en tirer, n’est-ce
pas ?
— Non, dis-je, en effet…
— Alors… vous ne leur direz rien ?
— Non. Pas maintenant en tout cas. Il va nous falloir trouver quelque
autre moyen de venir en aide à Chuck.
— Oh ! George, si vous saviez comme j’ai été terrifiée quand j’ai vu
Don étendu par terre ! dit-elle en jetant ses bras autour de mon cou. C’était
l’affaire de Richmond qui recommençait, mais en pire ! Avant que j’aie
téléphoné à Mrs Lord et que vous soyez venu tout arranger, j’ai même pensé
me tuer… Oh ! c’est terrible pour Chuck et je sais que c’est de ma faute, s’il
a été arrêté… Je sais aussi que je devrais parler… pour qu’on le libère. Mais
je ne peux pas ! Je ne m’en sens pas le courage… Oh ! George, je vous en
supplie, ne pensez pas trop de mal de moi !
Je sentais son corps mince trembler contre moi, Pauvre gosse, pensai-
je. Quoi qu’elle ait pu faire, elle ne méritait certainement pas ça.
— C’est la faute de Connie… Tout est de sa faute ! Je ne voulais pas
être une dévergondée ! Si seulement elle m’avait fait confiance, si elle
m’avait considérée comme un être sensé, je… j’aurais aimé Chuck, je me
serais bien conduite… J’en suis sûre ! C’est par réaction que j’ai voulu…
Oh ! elle a sans doute cru bien faire, mais…
La porte s’ouvrit. Ala s’écarta brusquement de moi et je me retournai.
Connie, en négligé rose, entrait dans la chambre, d’un air décidé.
— George… Veux-tu me laisser un moment seule avec Ala ?
— Non ! s’interposa Ala d’un ton de défi. Quoi qu’elle ait à me dire,
restez, George !
— Tu veux vraiment qu’il reste ? fit Connie.
— Oui !
— D’accord. En un sens, ce sera d’ailleurs probablement aussi bien.
Debout au pied du lit, ma femme demeura un instant silencieuse,
considérant Ala d’un air las :
— J’espérais que ce ne serait pas nécessaire. Même lorsqu’ils ont arrêté
Chuck, j’ai voulu me persuader qu’il y aurait quelque autre moyen de le
tirer de là. Mais je me rends compte à présent qu’il n’y en a pas. Et après
cette nuit… Enfin, bref, ma décision est prise.
Le regard de ses yeux gris se tourna vers moi :
— Peut-être aurais-je dû t’en parler… J’avais failli le faire, mais j’avais
eu le sentiment que ça ne ferait qu’empirer les choses pour toi, sans aucun
profit pour personne…
Après un temps, elle poursuivit :
— Dimanche après-midi, vers quatre heures, je suis montée dans la
chambre d’Ala. Je pensais qu’elle devait être réveillée ; toutefois, je ne
voulais pas la déranger si elle dormait encore. La porte était fermée à clef,
mais la clef n’était pas dans la serrure. Alors, j’ai regardé par le trou de la
serrure. Je pouvais voir le lit, et Ala n’était pas dedans. Je me suis donc
mise à frapper. J’ai insisté pendant un bon moment, puis j’ai compris
qu’elle n’était pas dans sa chambre, qu’elle avait dû filer en refermant la
porte à clef.
Elle tourna vers Ala un visage implacable, le visage de la Justice :
— J’ai deviné que tu devais être chez Don. En quel autre endroit aurais-
tu pu aller, que tu aies besoin de me jouer une pareille comédie ? Mais, sur
l’instant, ça ne m’a pas semblé avoir grande importance. Je me suis même
dit qu’il valait peut-être mieux que tu discutes directement avec Don. Si tu
étais restée longtemps absente, je serais allée te chercher chez lui, mais
comme tu es revenue presque aussitôt après George, j’ai pensé que mieux
valait paraître tout ignorer…
De nouveau, Connie marqua un temps :
— Mais tu peux imaginer ce que j’ai ressenti en apprenant la mort de
Don ! J’aurais dû avoir immédiatement une explication avec toi… Mais je
n’en ai pas eu le courage. Je crois bien que j’ai eu peur… Je n’ai pas voulu
savoir la vérité. J’ai pensé : « Si elle a besoin de moi, elle viendra me
trouver… » Là-dessus, ils ont arrêté Chuck et tu n’as toujours rien dit. Je
n’aurais pas cru que tu pourrais le laisser arrêter comme ça, sans réagir le
moins du monde. Mais c’est ce que tu as fait, hein ? Toujours le même
principe : Ala d’abord.
Connie esquissa un haussement d’épaules, indiquant qu’elle s’était
résignée à regarder la vérité en face.
— J’ai fait tout mon possible pour te protéger. Tu ne pourras pas dire le
contraire. Mais maintenant, c’est fini. Quand le lieutenant Trant viendra,
tout à l’heure, tu lui raconteras tout. Tu m’entends bien ? Quoi que tu aies
pu faire, dans quelque pétrin que tu aies pu te fourrer, tu diras tout au
lieutenant. Tout. Si tu ne le fais pas, c’est moi qui le mettrai au courant.
CHAPITRE
16

Assise dans son lit, le dos contre le mur, Ala regardait Connie comme si
celle-ci incarnait la Justice Immanente.
— Eh bien, insista ma femme, tu peux en convenir maintenant. Tu es
allée chez Don, n’est-ce pas ?
Je me rendis compte qu’il serait absurde de vouloir mentir plus
longtemps à Connie, et comme Ala demeurait obstinément silencieuse, ce
fut moi qui dis :
— Oui, Connie. Elle y est allée.
— George ! s’écria Ala.
— Maintenant, ça ne servirait à rien, Ala. Oui, Connie, elle est allée
chez Don, et moi aussi. Je l’ai trouvée chez lui. Saxby était mort, mais elle
ne l’avait pas tué. Elle était entrée dans l’appartement avec les clefs qu’il lui
avait données, et elle y avait découvert son cadavre. Je l’ai emmenée. Je ne
t’ai rien dit, parce que… ma foi, pour les mêmes raisons que tu m’avais
caché son escapade.
— Tu le savais ? Tu l’avais vue là-bas, avec Don mort, et tu ne m’en
avais rien dit ? Pas même après l’arrestation de Chuck ? Tu n’as pas réfléchi
qu’il pouvait y avoir là-bas quelque chose que tu n’avais même pas
remarqué, mais susceptible de fournir une piste à Trant, susceptible de
sauver Chuck ?
— Effectivement, il y avait quelque chose, dis-je.
Je parlai à Connie du shaker brisé et de la marche humide. Je gardais
mes yeux obstinément fixés sur elle, n’ayant pas le courage de regarder Ala.
— Et c’est seulement hier soir que tu as mesuré toute l’importance de
ce détail ? me demanda ma femme quand j’eus terminé.
— Oui.
— Et tu t’es aussitôt rendu compte qu’il te fallait en informer Trant.
Connie avait dit cela sans la moindre nuance interrogative. C’était sa
façon de me signifier qu’il aurait fallu être un monstre pour prendre une
autre décision.
Alors seulement je regardai Ala. Elle paraissait s’être comme
recroquevillée en elle-même, derrière un visage impassible et qui voulait
désormais m’ignorer.
— Nous ne pouvons pas dire cela à Trant, Connie.
— Nous ne pouvons pas… ? !
— C’est impossible. Tu es mieux placée que quiconque pour t’en
rendre compte. Ala vient de me parler de Richmond.
J’avais pensé que cela pourrait l’adoucir, mais je m’étais trompé.
— Fort bien. Ainsi, te voilà au courant pour Richmond. Quelle
différence cela fait-il ?
— Quelle différence ? Ils n’auront pas plus tôt relâché Chuck qu’ils
arrêteront Ala. Tout l’accablera et, quand ils découvriront en plus qu’elle a
déjà été mêlée à cette histoire de Richmond, ça sera complet !
— Elle y a été mêlée, c’est indiscutable. Mais personne ne l’avait
obligée à aller avec cet homme, pas plus qu’avec Don Saxby, n’est-ce pas ?
Il faut quand même qu’il y ait une limite !
D’une voix rauque d’amertume, Connie poursuivit :
— On vous dit de protéger les jeunes qui s’égarent, que ce n’est pas de
leur faute… Si une jeune fille de dix-huit ans ment à sa famille pour
s’enfuir avec un homme marié… Si, un an plus tard, cette même fille –
alors qu’elle est sur le point d’épouser le meilleur garçon du monde –
s’enfuit de nouveau, avec un sordide maître chanteur qui se fait
assassiner… Ce n’est pas de sa faute, il faut la protéger ! Eh bien, non, j’en
ai assez !
Elle fit face à Ala, avec un regard indigné :
— Des braves gens, les gens innocents, ont droit, à leur tour, qu’on les
protège. Si tu ne te sens pas capable d’endurer tout ce que tu as attiré sur ta
tête, c’est grand dommage parce qu’il va te falloir quand même l’endurer.
Si tu ne veux pas parler au lieutenant Trant et si George ne le fait pas, c’est
moi qui m’en chargerai. Je l’ai déjà dit, je le répète, et je n’en démordrai
pas. Compris ?
Elle demeura un instant à nous considérer avec colère, puis elle fit
volte-face et gagna la porte.
— Connie ! appelai-je.
— Il n’y a rien à ajouter.
— Oh ! vraiment ?
C’était Ala qui venait de parler, et l’intonation fielleuse de sa voix fit se
retourner Connie.
Ala s’était levée du lit et son attitude était aussi glaciale que celle de
Connie. Son regard passa sur moi, mais ignora le traître que j’étais devenu.
— Vous êtes bien décidée à parler au lieutenant Trant, n’est-ce pas,
Connie ?
Ma femme ne répondit pas, se contentant de demeurer impassible, les
bras croisés.
— Très bien, parlez-lui, continua Ala. Ce sera charmant pour tout le
monde… mais surtout pour vous !
Connie ne disait toujours rien et l’atmosphère était si chargée
d’antagonisme qu’elle me parut suffocante.
— Voyez-vous, il y a une question que vous avez oublié de poser à
George. Il est venu chez Don et m’a héroïquement tirée de là. Très bien.
Mais vous êtes-vous demandé pourquoi George s’est trouvé venir là ? Je
m’en vais vous le dire. Quand, en arrivant chez Don, je l’ai découvert mort,
la panique s’est emparée de moi. Vers qui me tourner pour demander
secours ? Vous ? Pensez-vous que j’allais vous donner une nouvelle
occasion d’être noblement miséricordieuse ? Ne me faites pas rire ! Je n’ai
vu qu’une personne à qui faire appel, la seule qui me parût devoir être
bonne et compréhensive : Mrs Lord. C’est à elle que j’ai téléphoné de chez
Don. Et si George est venu à mon secours, c’est parce qu’il était chez
Mrs Lord. Et savez-vous pourquoi il se trouvait chez elle ? Pour les mêmes
raisons qui m’ont fait aller avec Gene et avec Don Saxby. Parce que, tout
comme moi, il éprouvait l’impérieuse nécessité de respirer, de temps à
autre, un autre air que celui des Corliss. Voilà donc quelque chose que vous
pourrez encore dire au lieutenant Trant : « Cher lieutenant Trant, j’ai réussi
à faire de ma fille une délinquante juvénile, mais ça n’est pas tout. Oh !
non, j’ai réussi quelque chose d’encore plus brillant : j’ai amené mon mari à
avoir une liaison avec sa secrétaire. »
Ala se tourna vers moi. Elle souriait, mais son sourire était plutôt une
grimace, une grimace disant l’écœurement que lui inspiraient le monde
entier, moi, et elle-même.
— Don Saxby m’avait mise au courant quand nous sommes allés dans
le Massachusetts. Il les avait vus en train de s’embrasser dans un restaurant.
Et George a convenu de la chose, m’a dit Don, précisant même que cela
durait depuis des mois et des mois. Je… Je ne voulais pas en souffler mot,
me réjouissant simplement pour George qu’il ait pu trouver un peu de
chaleur humaine, car c’est ce dont nous avons tous besoin dans l’entourage
de Consuelo Corliss. Mais… Mais si vous voulez dire au lieutenant Trant
tout ce qui me concerne, dites-lui aussi, dites au monde entier, quel être
ridicule, pitoyable, et peu désiré vous êtes.
Après avoir lancé cette ultime phrase, Ala se jeta sur son lit et se mit à
sangloter en cachant son visage contre l’oreiller.
Et voilà… C’était arrivé au moment où je m’y attendais le moins, et de
la plus humiliante façon qui fût. En vouloir à Ala eût été vain. Elle avait été
poussée à bout et je suppose que cette révélation lui avait paru être la seule
arme dont elle pût user pour se défendre. Quant à Connie… Il semblait que
la vie lui réservât toujours des coups aussi féroces au moment où elle était
le moins en état de les recevoir.
Elle était demeurée debout, et son visage arborait toujours la même
expression de glaciale dignité, mais on avait l’atroce impression que,
derrière cette façade inchangée, un être avait été anéanti.
— Connie… dis-je.
Mais elle se détourna brusquement de moi et, dans l’envol de sa longue
robe, disparut de la pièce.
Ala continuait de sangloter. M’approchant du lit, je lui donnai une
petite tape affectueuse sur l’épaule :
— Tant pis, va… Je me rends compte que tu ne pouvais peut-être pas
faire autrement.
Je retrouvai Connie dans notre chambre. Comme tous les matins, elle
était assise devant la coiffeuse, en train de brosser ses cheveux. En
m’approchant, je vis mon reflet dans le miroir, debout derrière elle.
— Connie, dis-je. J’aurais tout donné pour que ça ne se produise pas de
cette façon.
La brosse à monture d’argent continua son manège dans la soyeuse
chevelure, tandis que Connie murmurait :
— Tout finit par se savoir.
— Nous voulions attendre qu’Ala soit mariée… Alors nous t’aurions
mise au courant, en te laissant décider de quelle manière devait s’opérer la
rupture. Puis, quand ceci est arrivé, avec toutes ces complications… Eve
était prête à renoncer, à disparaître de ma vie, pour que toi et moi n’ayons
pas à souffrir du scandale. Elle… Oh ! mon Dieu, que je voudrais pouvoir
t’expliquer !
Un instant, la main qui tenait la brosse s’immobilisa. Connie demeura à
se considérer dans le miroir, comme si elle procédait à un examen clinique,
sans chercher mon regard.
— Je ne vois pas ce que tu as besoin de m’expliquer, dit-elle. Ça n’a
rien de tellement exceptionnel, n’est-ce pas ? Des milliers de maris se
lassent de leurs femmes après douze ans de mariage. Ça peut être si morne,
une femme légitime…
— Ce n’est pas cela, tu le sais très bien, dis-je. Tu es merveilleuse, et
c’est si vrai que tout le monde s’accorde à le reconnaître. Seulement, moi,
je n’ai rien de merveilleux, je ne vis pas au même niveau que toi… Je ne
suis qu’un homme en proie à toutes les faiblesses humaines, pas du tout un
Corliss. Et Eve… Eh bien, elle non plus n’a rien d’extraordinaire : elle est
comme moi.
— Alors, tu es bien décidé à l’épouser ?
Connie n’aurait pas eu une autre intonation pour me demander si j’étais
bien décidé à mettre mon costume gris pour aller au bureau ce jour-là. Sa
main voltigeait maintenant au-dessus des pots et des flacons disposés
devant elle. Ce geste familier me décontenança, car je ne m’attendais pas à
ce que Connie redevînt si vite comme à son ordinaire.
— Oui, dis-je, nous voulons nous marier.
La longue et belle main sélectionna un pot, en dévissa le couvercle :
— Alors, j’espère que vous serez très heureux.
— Connie ! m’exclamai-je. Connie, pour l’amour du ciel…
Elle se tourna sur le tabouret, le pot de crème à la main :
— Qu’y a-t-il ?
— Voyons… Nous venons de… Et tout ce que tu trouves à me dire,
c’est « J’espère que vous serez très heureux » !
— Il ne fallait pas ? Je ne vois pas bien ce que je pourrais te dire
d’autre. Ce n’est pas tout à fait le moment de discuter de nous, alors que
Chuck est en prison et que le lieutenant Trant va arriver d’une minute à
l’autre.
Elle s’était mise à étaler la crème sur son visage.
— Ne lui parle pas d’Ala, dis-je. Je t’en prie, Connie, ne lui en parle
pas !
Elle chercha mon regard dans le miroir :
— Si ta liaison avec Mrs Lord vient à être connue, Lew ne va guère
apprécier la chose, hein ? Tu sais comme il a horreur du scandale. Il va
sauter au plafond. Mais il n’ira pas jusqu’à te congédier, n’est-ce pas ?
— Qui sait ? Mais je m’en moque !
— Peut-être, dit-elle en achevant de faire pénétrer la crème dans son
épiderme, serait-il utile que j’aille le trouver pour lui expliquer ?
— Seigneur ! Penses-tu que je veuille accepter ton aide dans les
circonstances présentes ?
— Pourquoi pas ?
— Pourquoi ?
Depuis des années, j’avais ragé intérieurement, me persuadant que je
n’avais aucune raison de me mettre en colère contre Connie. Là, d’un seul
coup, j’explosai :
— Pourquoi ? Veux-tu donc superviser notre divorce, de la même façon
que tu t’es occupée du mariage d’Ala, de cette maison, ou de Miss Taylor
que tu traînes aux concerts du Philarmonic parce que tu t’es persuadée
qu’elle adore la musique !
Connie posa le pot de crème et se leva. Ce qu’il y avait en elle de
glacial semblait avoir fondu. Elle me regardait maintenant avec une sorte
d’ahurissement inquiet :
— Mais qu’y a-t-il, George ? Je ne comprends pas. Tu, m’as annoncé
que tu voulais divorcer. J’ai dit bon, d’accord, j’espère que vous serez très
heureux, et si je puis faire quelque chose pour que tu n’aies pas à pâtir du
côté de Lew, je le ferai. Où est le mal ? Je me suis toujours efforcée de faire
pour le mieux, comme avec Ala. Résultat : Ala me hait et toi… Devais-je
laisser Ala dans cette prison de Richmond ? Ou te faire revenir du Brésil
pour t’en occuper ? Ou… ou dire à Chuck que ma fille était une grue, alors
qu’elle n’était probablement victime que de sa jeunesse et de son
inexpérience ? Et que veux-tu dire à propos de cette maison ? Si tu ne t’y
plaisais pas, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? Si tout ce que je fais t’ennuie,
pourquoi ne pas me l’avoir fait comprendre ? J’aurais pu agir
différemment… Si seulement tu m’avais dit ce que tu voulais…
Et, en elle aussi, la rage soudain éclata :
— Agir différemment ? Mais c’est déjà fait. J’ai changé, et nous allons
voir si ça vous plaît davantage, à toi et à Ala ! Tous les deux, vous avez
toujours fait ce que vous vouliez : on s’éprend de sa secrétaire, on file avec
le premier garçon venu, et hop ! amusons-nous ! Si ça tourne mal, il y aura
toujours Connie pour arranger les choses ! Eh bien, maintenant, Connie
vous laisse vous débrouiller seuls. Et si Ala pense que je vais lui sacrifier
Chuck…
On frappa timidement à la porte, puis celle-ci s’ouvrit, livrant passage à
Ala, qui la referma derrière elle. Toujours en pyjama, Ala fit un pas vers
l’intérieur de la pièce, s’immobilisa au bord du tapis. Son visage était
encore mouillé de larmes et elle paraissait toute menue.
— Je regrette, dit-elle. Je suis venue vous dire que je regrettais… mais
je ne vois pas comment, l’un et l’autre, vous pourriez me pardonner…
Son regard se tourna vers moi :
— George, dites à Mrs Lord que je suis désolée de l’avoir aussi mise en
cause. Je n’avais pas le droit de dire cela… D’autant qu’il ne s’agit
probablement que d’un mensonge de Don.
Elle s’interrompit un instant, puis eut une sorte d’élan pour faire face à
Connie :
— Et je me rends compte que je me suis conduite comme un monstre à
l’égard de Chuck. Lui, quand il a pensé pouvoir m’aider en se taisant, il a
risqué le pire pour moi. Et maintenant… maintenant que je pouvais lui être
utile…
Sa main esquissa un petit geste triste.
— C’est parce que j’avais peur… J’ai encore peur, mais ça ne fait
rien… C’est ce que je suis venue vous dire… Tout à l’heure, quand le
lieutenant Trant arrivera, je lui raconterai tout. Mais je ne parlerai ni de
George, ni de Mrs Lord. Je dirai que je suis repartie toute seule. Je peux lui
expliquer aussi bien que George l’histoire du cocktail sur la manche… Ça
ne changera rien pour moi, et ça vaudra beaucoup mieux pour vous.
Tout d’abord, j’avais été incrédule. Mais, en voyant l’expression
résolue de son visage, je sentis mon incrédulité se muer en une immense
fierté. J’avais eu raison de le penser : Ala avait fini par avoir le courage
qu’il fallait.
Mais ce n’était pas moi qu’elle regardait. Moi, je n’avais pas grande
importance ; c’était avant tout une affaire entre Connie et elle.
— J’ai voulu vous dire ça, poursuivait-elle, parce que je me connais
bien. Si je ne m’étais pas avancée comme je viens de le faire, peut-être que
je me serais ravisée à la dernière minute. Mais maintenant, rien ne pourra
me faire revenir sur ma décision. Et quand j’aurai tout dit, je… peut-être me
sentirai-je un peu plus digne de Chuck… peut-être m’en voudrez-vous un
peu moins… Vraiment, Connie, je ne sais pas pourquoi je me suis toujours
si mal conduite à votre égard, alors que vous avez tout fait pour me
protéger, me venir en aide… Je ne sais pas ce qui m’a fait agir ainsi, mais…
Je le regrette, voilà !
Quand quelqu’un reconsidère sa vie, il peut presque toujours
déterminer à quel moment il a eu conscience de devenir adulte. Et tandis
que je regardais Ala avec fierté, je pensais : « C’est maintenant, en ces
quelques dernières minutes, qu’elle a cessé d’être une enfant ! »
Je me tournai du côté de Connie, en priant le Ciel qu’elle comprenne
tout ce que représentaient les instants que nous venions de vivre. Je
l’entendis qui disait :
— Tu es sincère ? Tu es bien décidée à agir ainsi ?
— Oui.
— Tu sais ce que cela sous-entend pour toi ?
— Bien sûr que je le sais.
Alors, riant et pleurant, Connie se précipita vers elle, la serra dans ses
bras :
— Ala, ma chérie ! Mon petit ! Je ne veux pas que tu te sacrifies !
Comment ai-je pu t’y pousser ! C’est parce que j’étais folle d’inquiétude
pour Chuck… Je ne savais plus ce que je disais. Mais nous ferons quelque
chose, nous trouverons un autre moyen !
— Non, dit Ala, il n’y a pas d’autre moyen… Pas si je veux conserver
quelque estime pour moi-même.
— Mais, Ala, mon petit…
— Ne vous tracassez pas, Connie. Je me conduirai bien. Je vous le
promets.
Renversant les rôles – ce que je n’aurais jamais cru possible – c’était
Ala qui, presque maternellement, réconfortait Connie. Et par une cruelle
ironie du sort, en cet instant, alors que je venais de rompre avec elle, je
ressentis profondément en moi tout ce que représentait la Famille.
CHAPITRE
17

Lorsque Trant arriva, nous l’attendions tous les trois dans la


bibliothèque. Au moment où il franchit le seuil de la pièce, j’entrevis
vaguement quelqu’un derrière lui, mais il accapara aussitôt mon attention
en disant avec son habituel sourire :
— Bonjour… Pour une fois, je crois que vous allez être très contents de
me voir.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en disant « Entrez », et
s’effaça de côté pour laisser passer Chuck.
L’espace d’un instant, nous demeurâmes sidérés. Puis Connie fit un pas
vers lui, tandis qu’Ala s’exclamait : « Chuck ! »
— Tout est arrangé, Connie, dit-il. Ils m’ont relâché.
Il sourit à Trant puis, plus timidement, à Ala.
— Comme je vous l’avais dit hier soir, Mr Hadley, déclara Trant en
prenant une cigarette dans son étui, le seul moyen de venir en aide à Chuck,
c’était de lui trouver un alibi. Et pour cela, il fallait d’abord s’efforcer de
préciser l’heure du crime. Après votre coup de téléphone, je suis allé voir la
dame qui habitait sur le même palier que Saxby. Elle était absente lorsque
j’avais interrogé les autres voisins, mais elle était maintenant de retour et la
première chose qu’elle me dit, fut qu’elle s’apprêtait justement à prendre
contact avec moi.
Il alluma sa cigarette, tout en nous observant avec bienveillance.
— Dimanche, poursuivit-il, cette dame avait déjeuné chez des amis.
Elle avait regagné son domicile à trois heures vingt-cinq exactement. Elle
en est sûre, parce que le chauffeur avait machinalement mentionné l’heure
lorsqu’elle le payait. Pour gagner son appartement, il lui faut passer devant
la porte de Saxby et elle connaissait suffisamment ce dernier pour être
capable d’identifier sa voix. Or, elle l’a entendu parler ; de cela aussi, elle
est absolument certaine. Saxby parlait même très haut, comme s’il se
disputait avec quelqu’un. Toutefois, ne s’étant pas arrêtée pour écouter, elle
n’a pas entendu d’autre voix. Elle est donc rentrée dans son appartement et
là, quelques instants plus tard, elle a entendu ce qu’elle a pensé être le bruit
d’un pot d’échappement. On ne peut guère rêver témoignage plus précis. À
trois heures vingt-cinq, Don Saxby était encore en vie, et il a dû être tué
vers trois heures et demie, quand la voisine a cru entendre un pot
d’échappement. Or, à trois heures et demie, il y avait presque une heure que
Chuck se trouvait à L’Ours rouge.
Grâce à ce miraculeux témoignage, Ala n’avait plus besoin de s’offrir
en holocauste ! Tout allait bien ! Nous étions sauvés !
Étouffant un petit sanglot, Ala se précipita vers Chuck :
— Chuck, Chuck chéri…
— Ala !
— C’est si merveilleux que je peux à peine y croire. Oh ! Chuck, tout
est de ma faute et je me suis conduite de façon indigne envers toi, mais… Je
te jure que s’il y avait eu quelque chose que je puisse faire…
— N’y pense plus, Ala, c’est fini. Je suis libre. Tu es folle de te tenir
pour responsable. C’est moi qui m’étais conduit comme un idiot !
Il l’avait prise par la taille et, sous les cheveux blonds, son jeune visage
arborait une expression virilement protectrice, des plus touchantes.
— Mais, Chuck, si tu savais…
— Je sais que tu es toi, et c’est tout ce que je veux savoir. Rien d’autre
n’a d’importance.
À ce moment, Trant, qui les observait d’un air indulgent, intervint :
— Je crois, mes enfants, que vous devez avoir pas mal de choses à vous
dire. Alors, ne vous croyez pas obligés de rester là !
Ala se tourna vers lui, incrédule :
— Vous… vous ne voulez pas me poser de questions ?
— Pas pour l’instant, non.
— Oh ! merci, merci !
Ala prit la main de Chuck et tous deux se hâtèrent de quitter la pièce.
— Voilà qui est très bien, dit Trant quand la porte se fut refermée
derrière les jeunes gens. Mais, si Chuck n’est plus suspect, il ne m’en reste
pas moins un meurtre à éclaircir.
Sa voix ne pouvait être plus amicale et, cependant, elle me fit passer un
frisson dans le dos. À son visage, je me rendis compte que Connie éprouvait
la même sensation que moi : Trant s’apprêtait à nous asséner un nouveau
coup.
— Puis-je m’asseoir, Mrs Hadley ? s’enquit-il courtoisement.
— Oh ! mais… Bien sûr !
Il attendit que Connie fût elle-même assise, puis il s’installa dans le
fauteuil de cuir qu’il avait déjà occupé lors de sa précédente visite.
— Maintenant, dit-il alors, que nous connaissons mieux les antécédents
de Saxby, nous nous rendons compte que bon nombre de gens de l’Oregon,
de San Francisco, Québec, Toronto et même New York, ont pu souhaiter sa
mort à l’un ou l’autre moment. Mais, comme j’ai tenté de le faire
comprendre à Mr Hadley hier soir, le D.A. ne s’intéresse guère aux théories
abstraites. C’est un réaliste. Hier soir, d’après la déposition de Chuck, il
croyait à la culpabilité de ce dernier. Et maintenant que Chuck est pourvu
d’un alibi, le présent continue à l’intéresser beaucoup plus que le passé. Or
le présent, n’est-ce pas, c’est la famille Hadley.
Son regard s’abaissa un bref instant sur ses mains.
— En conséquence de quoi, ce qui importe maintenant à ses yeux, ce
sont vos alibis, les vôtres à tous deux et celui de Miss Hadley. Comme nous
savons à présent que Saxby a été tué à trois heures et demie, ces alibis ne
devraient pas être trop difficiles à établir. Et une fois ce résultat acquis, vous
ayant mis hors de cause, le D.A. pourrait s’intéresser à… disons : la
personne qui a vraiment tué Saxby.
Il n’avait jamais été plus aimable, se retranchant derrière le D.A. dont,
bien à contre cœur, il était obligé d’exécuter les ordres.
— Nous commençons par vous, Mr Hadley ? Voulez-vous me dire où
vous vous trouviez dimanche après-midi, à trois heures et demie ?
Comme toujours, l’attaque se portait du côté où nous étions le moins
protégés. Pour Ala, tout allait bien, Connie continuant d’affirmer qu’elles
avaient passé toute l’après-midi du dimanche à la maison. Mais moi ?
J’avais quitté Lew Parker peu avant trois heures, pour reconduire le
Brésilien à son hôtel, ce qui avait dû demander une dizaine de minutes. Et
ensuite ? Au moment M, je roulais au hasard dans New York, débattant si
j’irais ou non parler à Saxby.
Cette constatation était embarrassante, à tout le moins. Mais avant que
j’aie pu me lancer dans quelque improvisation cafouillante, Connie dit :
— Pourquoi ne pas commencer plutôt par moi, Lieutenant ? Mon cas,
tout comme celui d’Ala, est tellement simple : nous sommes restées à la
maison toute l’après-midi. Nous n’avons pas mis le nez dehors.
Je lui fus reconnaissant de son intervention, car Trant se détourna
aussitôt de moi :
— Les domestiques étaient là, je suppose, Mrs Hadley ?
— Ah ! non… Elles ne viennent jamais le dimanche, Lieutenant.
— Il s’agit donc seulement de ce que nous pourrions appeler un alibi
familial. Je ne voudrais pas vous alarmer inutilement, Mrs Hadley… Le
D.A. tient ordinairement compte des alibis familiaux, mais ils ont plus de
poids s’ils sont confirmés par une personne extérieure à la famille.
Connie sourit en laissant paraître un rien de gêne :
— Mais le dimanche après-midi est toujours tellement familial,
Lieutenant. Il est très rare que nous recevions quelqu’un. Nous avons
déjeuné. Ensuite, Ala a lu et… Oui, bien sûr, il y avait aussi Miss Taylor,
mais je ne pense pas qu’elle puisse compter, étant donné qu’elle fait pour
ainsi dire partie de la famille…
— Qui est Miss Taylor ? s’enquit Trant.
— La secrétaire d’un de mes comités, mais elle me tient pratiquement
lieu de secrétaire personnelle. Je l’avais invitée à déjeuner et, après le
déjeuner…
Connie eut un geste vers le New York Times qui se trouvait sur une table
proche d’elle :
— … pendant qu’Ala lisait, Miss Taylor et moi avons fait les mots-
croisés du Times. Nous étions encore en train de les faire quand tu es rentré,
n’est-ce pas, George ?
Connie m’avait non seulement donné le temps de me ressaisir, mais elle
me laissait entendre : « Ne te tracasse pas. Je puis faire appel à Miss Taylor
pour qu’elle t’inclue dans notre alibi. » Je me sentis submergé par un
sentiment de soulagement et de gratitude. D’un air détaché, Trant se leva et
alla regarder le problème du Times.
— Je vois, dit-il avec son habituel sourire, que vous y avez travaillé
toutes les deux. Certaines lettres sont très nettes et d’autres, à peine lisibles.
— Ces dernières sont mon œuvre, je le crains, dit Connie. Miss Taylor
est la netteté même.
Trant laissa retomber le journal sur la table :
— Eh bien, Mrs Hadley, je crois que ceci fera bien meilleur effet aux
yeux du D.A. Où puis-je joindre Miss Taylor ?
Connie lui donna l’adresse de Miss Taylor et, tout en la notant sur son
carnet, il s’enquit :
— Au fait, Mrs Hadley, à quelle heure est-elle partie d’ici ?
— Là, fit Connie, je crains de ne pouvoir vous renseigner avec
précision. Te rappelles-tu, George ? N’était-ce pas vers quatre heures et
demie ?
De nouveau, elle me soufflait ma réplique :
— Oui, dis-je, il me semble bien que c’était vers cette heure-là.
Trant se tourna vers moi :
— Donc, Mr Hadley, dimanche après-midi, vous êtes sorti et, lorsque
vous êtes rentré, Miss Taylor était encore là ?
— Oui, c’est bien ça.
— Alors, peut-être pourriez-vous me dire où vous étiez allé ?
Je lui parlai de Lew Parker et du Brésilien. Grâce à Connie, je pouvais
prétendre être rentré aussitôt après avoir reconduit le Brésilien, soit vers
trois heures et demie au plus tard, ce qui me mettait hors de cause.
— Très bien, dit Trant lorsque je me tus. Puis-je me servir de votre
téléphone pour appeler le Bureau central ?
Sans attendre notre assentiment, il sortit dans le hall. Quelques minutes
plus tard, il était de retour :
— Eh bien, fit-il en se rasseyant, voilà qui me paraît réglé. Je m’en vais
voir Miss Taylor, bien entendu, mais vous me semblez d’ores et déjà, tous
les trois, pourvus d’un alibi. Dans ces conditions, je ne pense même pas
avoir besoin d’interroger Miss Hadley. Ce que le D.A. voulait, c’étaient des
alibis, et puisque nous sommes en mesure de lui en fournir…
J’aurais dû me sentir soulagé, mais Trant me faisait trop l’impression
d’être un chat s’amusant à lâcher la souris pour la ressaisir encore plus
fermement.
— Mr Hadley, maintenant que l’épreuve est terminée, il vous intéressera
sans doute d’apprendre les toutes dernières nouvelles. Naturellement, cela
peut n’avoir aucun rapport avec notre affaire, mais ce matin, de bonne
heure, la femme de ménage de Saxby, Mrs Cassidy, est venue me voir.
Connie se pencha en avant, visiblement intéressée.
— C’était elle qui avait découvert le cadavre, en sorte que, lorsque je
l’ai interrogée pour la première fois, elle était très secouée. Mais,
apparemment, c’est une femme qui a des principes. Ce matin, elle m’a dit
être venue pour soulager sa conscience, et elle m’a apporté un bracelet
qu’elle avait trouvé dans l’appartement de Saxby.
— Étant donné les antécédents du monsieur, il ne me paraît pas
extraordinaire qu’on ait trouvé un bracelet chez lui, dis-je.
— Non, mais l’histoire que m’a racontée Mrs Cassidy est assez
curieuse. Voici six semaines environ, pour faire le lit de Saxby, elle avait
écarté le sommier du mur et c’est là, dans la ruelle, qu’elle avait trouvé ce
bracelet. C’est un bijou de valeur et elle le tenait encore à la main quand
Saxby survint dans la pièce. « Puisque c’est vous qui l’avez trouvé, lui dit-
il, gardez-le ! » Mrs Cassidy se récria, disant que ce bracelet avait bien trop
de valeur, mais Saxby insista. « Je désirais justement vous faire un petit
cadeau. Ce bracelet appartient à une dame, une dame mariée, et je suis sûr
qu’elle ne tient pas à le ravoir. Simplement, si j’ai l’occasion de vous la
faire connaître, j’aimerais que vous lui disiez où vous l’avez trouvé. »
Trant marqua un temps avant de poursuivre :
— Mrs Cassidy n’est pas une femme particulièrement intelligente, et il
semble qu’elle n’ait pas compris ou, comme elle mourait d’envie de garder
le bracelet, pas cherché à comprendre. Mais, pour nous, la chose est claire.
Don Saxby avait recommencé ses chantages. Une femme mariée s’était
compromise avec lui, et le témoignage de Mrs Cassidy allait permettre à
Saxby de faire pression sur elle. « Donnez-moi tant… ou ma femme de
ménage dira à votre mari qu’elle a trouvé votre bracelet dans mon lit. »
Beau mobile de meurtre, n’est-ce pas ? Et, bien entendu, cette dame n’était
peut-être pas la seule à se trouver ainsi à la merci de Saxby. Donc, nous
allons poursuivre nos recherches dans cette direction et je suis sûr que nous
finirons pas découvrir ainsi la personne qui, se révoltant contre le chantage
dont elle était victime et trouvant le revolver de Chuck à portée, a tué
Saxby.
Trant se leva. Ma femme et moi l’imitâmes. Il s’approcha de Connie en
lui tendant la main :
— Je suis désolé, Mrs Hadley, que vous et votre famille ayez ainsi été
effleurées par le scandale. Maintenant, j’espère que c’est fini et que vos
noms vont disparaître des journaux. Je m’y emploierai de mon mieux.
— Merci, dit Connie en lui serrant la main.
— Vous n’avez pas à me remercier. Mon devoir est de servir la justice.
Il se tourna ensuite vers moi et je m’apprêtais à lui serrer la main, mais
il dit :
— Au fait, peut-être aimeriez-vous voir le bracelet en question ?
Ta main disparut dans sa poche, mais son regard demeura fixé sur mon
visage. Il me souriait gentiment et je ne voyais aucune raison d’être
inquiet ; pourtant j’avais une crispation au creux de l’estomac…
Quand la main reparut, un bracelet de perles baroques reposait dans sa
paume. Le bracelet que j’avais offert à Connie pour le cinquième
anniversaire de notre mariage.
CHAPITRE
18

Trant rempocha le bracelet, sourit une dernière fois à Connie, puis se


dirigea vers la porte. Je l’accompagnai dans le hall, le regardai traverser le
trottoir, monter dans la voiture de police qui l’attendait, me faire un amical
geste d’adieu. Puis je regagnai la bibliothèque, un peu comme un
somnambule.
Connie s’était levée et se tenait debout devant les rangées de livres
reliés, marmoréenne comme une statue.
J’espère ne pas avoir eu l’air d’un mari accusateur car, vu les
circonstances, c’eût été une attitude vraiment révoltante. Je ne dis rien non
plus. Tout comme moi, Connie avait vu le bracelet. C’était donc à elle de
parler.
— Il est parti ? s’enquit-elle à mi-voix.
— Oui.
Alors elle s’approcha d’une des fenêtres. Ce n’était point pour s’assurer
du départ de Trant, car la bibliothèque avait vue sur le jardin intérieur. Elle
demeura un moment ainsi, à regarder Dieu sait quoi. Puis elle se retourna :
— Ce n’est pas ce que tu penses, dit-elle.
— C’est ton bracelet.
— Bien sûr. Mais Don l’avait mis… où on l’a trouvé. Il faut me croire,
George. Il devait être en train de manigancer quelque chantage.
— Tu veux dire qu’il t’avait subtilisé ce bracelet ?
— Non. Je l’ai certainement perdu chez lui, parce que le fermoir tenait
mal. J’en étais d’ailleurs presque sûre et c’est pourquoi, lorsque tu m’as
suggéré de porter ce bracelet, je… j’ai trouvé une échappatoire.
— Tu as donc été chez lui ?
— Naturellement.
Elle se pencha vers un coffret d’argent qui contenait des cigarettes et en
prit une qu’elle alluma avec distinction, après quoi elle poursuivit :
— C’est drôle, hein ? Tout arrive en même temps. Ala me parle de
rs
M Lord, et un moment plus tard, le lieutenant…
Je me rappelais comme Connie avait rosi de plaisir en rencontrant
Saxby à l’Opéra, et comme elle avait été opposée à ce qu’Ala se rendît avec
lui chez Spike Tankerville. Je me rappelais aussi l’instinctive jalousie que
j’avais éprouvée alors, et je la ressentis à nouveau, de façon encore plus
injustifiable.
— Tu étais amoureuse de lui ?
— Amoureuse ? Non, ce n’était pas de l’amour…
— Qu’était-ce donc ?
— Te rappelles-tu m’avoir dit que Don semblait m’avoir « monté à la
tête » ?
— Oui, dis-je, je me rappelle t’avoir dit ça.
— Et je t’ai rétorqué : « Cela te ferait-il quelque chose si c’était le
cas ? »… Je te croyais de plus en plus pris par ton travail et cela ne me
paraissait pas insolite, car je savais que tu tenais à te sentir indépendant de
l’argent dont j’ai hérité. Ça peut paraître extraordinaire, mais jamais l’idée
ne m’était venue que tu puisses avoir quelqu’un d’autre dans ta vie…
Elle sourit un peu tristement, en abaissant les coins de sa bouche :
— Voilà pourquoi je n’étais pas amoureuse de Don Saxby. J’étais assez
bête pour croire que j’avais encore un mari à moi. Pas autant à moi que je
l’aurais voulu, sans doute, mais j’étais sûre que ça ne pouvait être que
momentané, que tu finirais pas me revenir totalement…
Je me sentis terriblement embarrassé. Que dire ? Heureusement Connie
ne me laissa pas le temps de parler :
— Naturellement, j’ai été tentée par Don. Depuis si longtemps je me
sentais une épouse… inutile. Quand je l’ai rencontré à cette exposition et
qu’il a semblé m’admirer… Le lendemain, il m’a téléphoné et m’a invitée à
déjeuner. Nous avons récidivé deux, trois fois. Il était toujours charmant,
réussissant à me donner l’impression que j’étais aussi spirituelle que
séduisante… Nous avions désormais si rarement l’occasion d’être ainsi, toi
et moi. Tu étais accaparé par ton travail… Bien sûr, j’avais mes comités
pour m’occuper, mais… Nous allions même au cinéma ensemble… Il
m’offrait un esquimau à l’entracte et nous nous tenions la main… C’était
ridicule, bien sûr, pour une femme de mon âge, mais je n’en avais pas du
tout conscience… Après le cinéma, nous allions dans son horrible petit
appartement pour boire un verre. C’était très plaisant et j’aimais ça, mais
toujours, vers cinq heures moins le quart, cinq heures, je pensais : « George
va bientôt rentrer. » Et je voulais toujours être de retour avant toi, parce que,
un des meilleurs moments que nous ayons encore, c’était lorsque tu rentrais
du bureau et que tu buvais un whisky tout en…
Elle eut un léger haussement d’épaules :
— Et puis, la dernière fois… Il y a un mois de cela peut-être, je ne sais
plus au juste… En tout cas, ce jour-là, lorsque nous allâmes chez lui après
le cinéma, Don se mit à me faire une cour pressante. Ça ne lui était jamais
arrivé auparavant… et j’avoue que j’ai failli me laisser aller. Mais, à la
dernière minute… Je ne dois pas être taillée pour faire une épouse infidèle
car, au moment où j’étais sur le point de lui céder, je me suis enfuie. Ç’a été
notre dernier tête-à-tête.
Elle s’était assise sur le large accotoir d’un fauteuil, mais, comme
toujours, le buste bien droit, et elle me sourit de nouveau :
— À présent que nous savons quel homme c’était et ce qu’il cherchait,
j’ai tout lieu de me féliciter de ma pruderie. Peut-être, dans mon
subconscient, avais-je le sentiment qu’il me jouait la comédie ? Quoi qu’il
en soit, tu connais maintenant la peu édifiante histoire de ma presque
infidélité. Et quand nous l’avons rencontré à l’opéra, j’ai quand même été
heureuse de penser que j’avais là un admirateur, alors que toi-même
semblais me trouver plutôt morne et inintéressante. C’est pour cela que j’ai
tenu à ce qu’il vienne prendre un verre à la maison. Et puis aussitôt après,
l’histoire d’Ala a commencé… qui m’a fait payer bien cher mon instant de
frivolité !
Il m’avait été très pénible d’écouter ce récit. Non point à cause de ce
que Connie avait fait ou parce qu’elle s’était comme épanouie sous l’effet
des attentions que lui témoignait Don Saxby, mais parce que je me rendais
compte que tout cela avait été de ma faute.
Je m’étais toujours apitoyé sur mon sort. Je trouvais humiliant d’être le
mari d’une femme riche et très connue, alors que j’étais un type quelconque
et sans fortune. Mais Connie m’avait-elle jamais fait sentir cette
différence ? En outre, j’avais fini par me persuader que j’étais un mâle
vigoureux obligé d’endurer une femme frigide ! Pauvre George Hadley ! Je
m’étais mis dans la tête que le mariage était trop dur pour moi, sans jamais
réfléchir que c’était peut-être moi qui étais trop faible pour le mariage.
C’était très plaisant et j’aimais ça, mais toujours, vers cinq heures
moins le quart, cinq heures, je pensais : « George va bientôt rentrer… »
Dire que si cela s’était produit avant que je connaisse Eve… Mais ces
choses-là ne se produisent jamais avant ! Maintenant, j’appartenais à Eve et
je n’avais plus à offrir à ma femme que des présents inacceptables : ma
compassion, mes regrets, et aussi l’aveu de mon total échec en tant que
mari.
Durant un moment qui parut se prolonger indéfiniment, nous
demeurâmes ainsi, Connie assise sur le bras du fauteuil, moi, debout en face
d’elle.
Ce fut Connie qui rompit ce silence :
— N’y a-t-il pas réunion du Conseil de Direction aujourd’hui ?
— Si…
— Tu es très en retard, n’est-ce pas ?
— Oui, mais Lew sait que nous traversons de pénibles moments.
— George, dit-elle en se mettant debout, le bracelet… Tu l’avais acheté
chez Cartier, je crois ?
— Oui.
— Et si le lieutenant Trant recherche le nom de l’acquéreur ?
Je m’aperçus que, durant ces dernières minutes, j’avais complètement
oublié le lieutenant Trant. Je n’avais guère pensé non plus à Don Saxby et
uniquement parce qu’il était survenu entre Connie et moi… Pas du tout
parce qu’il était mort assassiné.
Connie me regardait, très calme, mais très grave aussi :
— S’il découvre que ce bracelet m’appartient… Ne va-t-il pas
s’imaginer que… que c’est moi qui l’ai tué ?
Elle avait dit cela sans émotion, simplement comme si elle mentionnait
un fait devant être pris en considération.
Son calme me rendit mon sang-froid :
— Non, car tu as un alibi et il le sait. Miss Taylor.
— Oui, dit-elle, bien sûr… Il y a miss Taylor.
Elle esquissa un sourire :
— Donc, pas de souci à nous faire de ce côté-là. Et à ton sujet non plus,
car je m’en vais lui téléphoner pour qu’elle dise que tu es rentré avant trois
heures et demie. Milly le fera sûrement : elle ferait n’importe quoi pour
moi.
— Bon, téléphone-lui donc, dis-je en consultant machinalement ma
montre. Et moi, il vaut mieux que j’aille au bureau, car Lew désirait me voir
ce matin.
— George, dit alors Connie en retrouvant presque sa voix habituelle, à
la première occasion, ne manque pas de dire à Mrs Lord que je suis au
courant et que je comprends. La pauvre ! La vie n’a pas dû être gaie pour
elle, ces derniers mois…
— Connie…
Ma voix se fêla. J’avais ouvert la bouche pour parler, mais ma gorge se
contractait douloureusement.
— Tu devrais te dépêcher, mon chéri. Tu sais comme Lew est de
mauvaise humeur quand on le fait attendre…
CHAPITRE
19

Connie m’appela au bureau pour me dire que Miss Taylor était partie de
bonne heure, ce matin-là, pour la Caroline du Sud où sa mère était tombée
subitement malade.
— Mais ça ne fait rien, George. Je vais téléphoner à son père et lui
laisser un message pour qu’elle m’appelle dès qu’elle arrivera. Autre
chose : Vivien vient d’apprendre que Chuck est libre et elle est folle de joie.
Elle insiste pour fêter cela dès ce soir par un grand dîner de famille. Moi,
j’irai, bien entendu, mais… Avec la réunion du Comité de direction et tout,
je pense que tu n’auras sans doute pas un moment au bureau pour parler à
Mrs Lord et il importe qu’elle soit tranquillisée, que tu lui dises que tout va
bien. Aussi ai-je prévenu Vivien que tu travaillerais tard et qu’elle ne
compte pas sur toi. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?
En l’écoutant, je me demandais s’il y aurait une autre femme au monde
pour agir comme elle – m’assurer un alibi, penser à Eve, etc. – en des
circonstances qui eussent transformé n’importe quelle épouse en furie
vengeresse. Une fois de plus, j’éprouvai un mélange d’admiration, de
gratitude, et aussi de léger ressentiment à son égard pour la façon dont elle
organisait tout.
— Oui, Connie. Merci beaucoup.
Il était plus de cinq heures quand la réunion du Comité se termina et je
regagnai mon bureau en hâte. De toute la journée, c’était la première fois
que je pouvais me trouver en tête à tête avec Eve. Quand je l’eus mise au
courant, sa réaction fut beaucoup moins compliquée que la mienne :
— Elle nous donne vraiment sa bénédiction ?
— Non seulement cela : elle s’est arrangée pour que je n’aie pas à aller
à un dîner de Vivien, afin que nous puissions être un moment ensemble, toi
et moi.
— Et dire que pendant tous ces mois… ! Oh ! George, elle est vraiment
merveilleuse ! Comment pourrai-je jamais lui exprimer ma gratitude ?
Ce fut à ce moment-là que Vivien fit irruption dans mon bureau.
L’espace d’un instant, je fus ébloui par ses fourrures, ses bijoux, son
éclatant sourire. Vivien n’avait peut-être pas réussi à Hollywood en tant que
« starlet », mais elle avait pris une magistrale revanche dans le rôle de
Mrs Melville Ryson.
— George chéri ! Hello, Mrs Lord !
Elle courut à moi, m’environnant de vison :
— Qu’est-ce que cette histoire de travailler tard ? Aujourd’hui ?
Auriez-vous perdu l’esprit, mon cher ? Je sors de chez mon coiffeur, au coin
de l’avenue, et je me suis dit : « C’est par trop ridicule que George ne soit
par des nôtres ce soir ! Je vais faire un saut jusqu’à son bureau et l’emmener
de force ! »
Elle vire volta en direction d’Eve :
— Car vous savez la nouvelle, Mrs Lord ? Chuck est libre ! Le
cauchemar est terminé ! Chuck et Ala s’adorent de nouveau. C’est comme
si nous avions remonté le cours du temps, comme si rien n’était arrivé !
Alors, Mrs Lord, joignez-vous à moi pour dire à cet horrible homme qu’il
doit laisser tomber un peu son travail et se joindre au reste de la famille afin
de fêter ça !
Eve et moi nous regardâmes. Je savais qu’elle pensait la même chose
que moi. Même si le sien s’effondrait, Connie avait quand même réussi à
recimenter le mariage de Chuck et d’Ala. Et ce serait une façon de lui
exprimer un peu ma gratitude, que d’assister à ce dîner du renouveau
familial.
— Bon, d’accord, dis-je. Mrs Lord, s’il n’est pas trop tard, je passerai
probablement chez vous après ce dîner et, ainsi, nous pourrons quand même
en finir avec quelques-uns de ces rapports.
— À la bonne heure ! applaudit Vivien. Alors, filons, George chéri. J’ai
ma voiture en bas. Nous allons passer chez vous pour que vous vous
changiez, car ce costume fait vraiment trop défraîchi… Il a l’air d’une laitue
de la semaine dernière ! Et ce soir, je veux que tout le monde soit
resplendissant !
Elle ne cessa de bavarder tout le long du chemin et, quand je descendis
de voiture devant chez moi, le lieutenant Trant surgit à côté de la voiture,
comme pour m’aider à prendre pied sur le trottoir :
— Hello, Mr Hadley… Bonsoir, Mrs Ryson, dit-il en nous gratifiant de
son grave sourire. C’est un coup de chance, Mr Hadley… Votre bonne
venait de me dire qu’il n’y avait personne…
— Ils sont tous chez moi, Lieutenant ! Nous donnons un grand dîner de
famille pour fêter la mise en liberté de Chuck !
Elle lui souriait au creux de ses visons, très détendue, et je l’enviai de
pouvoir oublier aussi facilement.
— Désirez-vous quelque chose de spécial, Lieutenant ?
— Oui, Mr Hadley. Je désire vous parler.
— Partez sans moi, Vivien. Je vous rejoins dans cinq minutes.
— D’accord, George chéri, acquiesça Vivien qui ajouta en souriant à
Trant : Mais promettez-moi de ne pas le retenir trop longtemps, Lieutenant.
Nous avons besoin de lui !
Quand je me retrouvai dans la bibliothèque seul avec Trant, je me sentis
plus oppressé que jamais, bien que le policier nous eût pratiquement mis
hors de cause le matin même.
— Voulez-vous boire quelque chose ? proposai-je en me dirigeant vers
le bar.
— Non, merci. Pas maintenant.
— Vous permettez que je me serve ? dis-je en versant du bourbon dans
un verre et y ajoutant de l’eau.
— Bien sûr… D’autant que vous en aurez probablement besoin.
Trant prit une cigarette, la tassa sur son étui, selon une habitude qu’il
avait, et l’alluma.
— Cartier a un magasin très impressionnant, Mr Hadley, dit-il alors.
J’avais déjà été chez deux autres joailliers, sans résultat. Mais, quand j’ai
montré le bracelet de perles chez Cartier, il ne leur a pas fallu cinq minutes
pour m’assurer qu’il s’agissait d’un bijou commandé par vous, pour votre
femme, voici sept ans.
Le cauchemar est terminé ! avait dit Vivien.
Ma main se crispa autour du verre cependant que Trant poursuivait :
— Cela ne m’a pas tellement surpris. La locataire qui a entendu les
coups de feu avait, à plusieurs reprises, vu une dame qui se rendait chez
Saxby. Bien entendu, elle ne la connaissait pas, mais le signalement
correspondait à celui de Mrs Hadley. D’ailleurs, bien que Chuck ait un
moment embrouillé la situation, depuis la déposition du patron du motel et
le coup de téléphone de Mrs Fostwick, je me faisais une idée assez précise
de l’assassin. Et, maintenant, grâce à ce bracelet, cette idée est même très
précise.
Trant marqua un temps sans me quitter du regard. Je suppose que je
devais avoir l’air plutôt stupide, un peu comme un lapin fasciné par un
serpent.
— D’ordinaire, Mr Hadley, lorsqu’on a découvert le meilleur mobile, on
connaît, du même coup, l’assassin. Un homme apprenant que sa femme et
sa fille ont été – dirons-nous trahies ? – par le même individu, se trouve
nanti d’une excellente raison de tuer l’individu en question.
Je sentais plus ou moins venir le coup, mais quand il me l’eut asséné,
j’en éprouvai néanmoins une certaine surprise, mêlée à quelque chose qui
pouvait passer pour de l’amusement.
— Vous m’accusez ?
— Non, Mr Hadley, je ne vous accuse pas. Je vous demande simplement
ce que vous diriez si je vous accusais.
— Je dirais que c’est ridicule.
— Ridicule que vous ayez voulu tuer un homme ayant fait ce que
Saxby avait fait à votre femme et votre fille ?
— Non, pas précisément, mais…
— Mais… quoi ?
On ne peut rien te faire si tu es innocent… Combien de fois, ces
derniers jours, n’avais-je pas cherché à me rassurer ainsi… Mais le monstre
de la crainte dont je cherchais à me défaire, abattait sans cesse sur moi de
nouveaux tentacules.
— Vous aviez donc un mobile, Mr Hadley. Mais avez-vous eu la
possibilité de commettre ce meurtre ? Ou possédez-vous un alibi ?
Cela aussi, je m’y attendais, en pensant à Miss Taylor. Et bien que
j’eusse dû me méfier d’une perche ainsi tendue par le lieutenant Trant, je la
saisis aussitôt :
— Oui, dis-je, permettez-moi de vous rappeler que j’ai un alibi.
Avec une lenteur exaspérante, Trant se détourna vers un cendrier dans
lequel il écrasa sa cigarette :
— Nous avons contacté Miss Taylor, Mr Hadley, dit-il enfin. Ce matin,
lorsque je vous ai demandé la permission de me servir de votre téléphone,
j’ai chargé le Bureau central de faire le nécessaire pour la joindre. Ils ont
ainsi eu communication du numéro de téléphone, en Caroline du Sud, et,
dès son arrivée là-bas, je l’ai eue au bout du fil. Elle a aussitôt confirmé
l’alibi de Mrs et de Miss Hadley. Mais quand nous avons parlé de vous, sa
déposition s’est trouvée différer quelque peu de ce que vous m’aviez dit,
votre femme et vous. Pour autant qu’elle s’en souvienne, lorsqu’elle est
partie à quatre heures et demie, vous n’étiez pas encore de retour.
J’aurais dû me douter que, s’il lui fallait rivaliser d’astuce avec Trant,
Connie serait certainement vaincue.
— Je suis sûr que vous aviez l’intention de la joindre pour lui demander
de vous inclure dans l’alibi. À l’heure actuelle, c’est peut-être même déjà
fait. Mais j’ai été plus prompt que vous, et cette conversation téléphonique
a été enregistrée sur magnétophone. Comme l’a établi le District Attorney,
Mr Hadley, d’après les éléments actuellement en notre possession, les seules
personnes ayant eu une raison pressante d’assassiner Don Saxby, étaient
votre femme, votre fille, et vous. Le témoignage de Miss Taylor vient de
mettre définitivement hors de cause Mrs et Miss Hadley. Mais vous…
Sa main esquissa un petit geste :
— Mobile, occasion… vous semblez réunir toutes les conditions
nécessaires et suffisantes, Mr Hadley. Il n’est guère orthodoxe, je le sais,
qu’un enquêteur laisse ainsi voir son jeu à un suspect, mais je ne me suis
jamais beaucoup soucié d’être orthodoxe. Dans une affaire où la victime
méritait – moralement, à tout le moins – ce qui lui est arrivé, vous cacher
mon jeu me paraîtrait manquer d’élégance.
Et, souriant toujours de son exaspérant sourire, je le vis me tendre la
main :
— Ne vous donnez pas la peine de me raccompagner. Je connais le
chemin. Laissez-moi simplement ajouter que, si j’entends jouer franc jeu,
mon désir n’en est pas moins de gagner la partie. Pour l’instant, je n’ai pas
encore de preuve formelle. J’ai eu la franchise de vous le laisser savoir.
Mais cet instant ne se prolongera pas indéfiniment. Bonsoir, Mr Hadley ; je
ne veux pas vous empêcher plus longtemps de vous rendre chez Mrs Ryson.
J’entendis ses pas s’éloigner dans le hall, puis la porte d’entrée s’ouvrir
et se refermer.
Et, un verre à demi vide dans ma main, je me retrouvai confronté avec
le même torturant dilemme que la veille au soir. Car, en dépit des menaces
de Trant, je savais ne courir aucun danger. Pour me défendre, il me suffirait
de dire que j’étais allé chez Saxby et y avais trouvé Ala. Une fois que l’alibi
d’Ala se révélerait inexistant et que Trant apprendrait la vérité, j’étais
certain qu’il me délaisserait aussitôt pour reporter toute son attention sur
Ala.
Et dire que ce jour-là devait être le premier de mon affranchissement, le
premier de ma nouvelle vie avec Eve ! Si je me taisais, qu’adviendrait-il de
Tobago ? Mais si je parlais, comment Eve et moi pourrions-nous vivre
heureux ensemble ?
Je me sentis comme exténué et je bus un peu pour retrouver un
semblant de force. Trant avait reconnu n’avoir aucune preuve contre moi. Et
il n’en aurait jamais, puisque je n’étais pas coupable. D’autre part, si j’avais
pu envisager naguère de sacrifier Ala, maintenant qu’elle venait de faire si
magnifiquement preuve de courage, maintenant qu’elle était de nouveau sur
le point de s’unir à Chuck, il n’en était absolument plus question.
Je vidai mon verre et le posai sur le bureau de Connie, plus précisément
sur le Times qui était demeuré ouvert à la page du problème de mots croisés,
auquel Connie et Miss Taylor avaient travaillé de concert et que Trant avait
examiné si attentivement. J’y jetai un vague coup d’œil, distinguant
aisément le griffonnage de Connie de l’écriture si nette de Miss Taylor.
La première chose dont j’eus conscience fut que la grille était
complètement remplie. Puis, comme par un effet de magnétisme, mon
regard se porta sur le 8 verticalement. Déesse de la guerre, en sept lettres.
La réponse avait été inscrite par Miss Taylor : BELLONE.
Alors, brusquement, ce fut comme si je me trouvais reporté en arrière.
C’était dimanche après-midi, vers cinq heures, et j’entrais dans la
bibliothèque. Assise dans un fauteuil de cuir rouge, le nez chaussé de
lunettes, Connie levait la tête pour m’accueillir et me demandait :
— Mon chéri, quelle est la déesse de la guerre dont le nom a sept
lettres et commence par un B ?
À cinq heures ! Une demi-heure après le départ de Miss Taylor ! Donc,
si Miss Taylor avait eu inscrit cette réponse avant de s’en aller, pourquoi
Connie me l’eût-elle demandée ?
Le choc fut si grand que j’en demeurai un moment comme étourdi.
Mais, graduellement, je me rendis compte que l’alibi de Connie était tout
aussi inexistant que le mien ou celui d’Ala. Dimanche, Miss Taylor n’était
pas venue chez nous. C’était Connie qui, plus tard, était allée chez elle et lui
avait demandé de compléter la grille de mots croisés pour que, le moment
venu, d’un geste très naturel, elle pût gratifier Trant de cette preuve
établissant que Miss Taylor et elle avaient passé sagement l’après-midi du
dimanche à faire des mots croisés.
Miss Taylor n’avait pas été jusqu’à mentir pour moi, mais elle l’avait
fait brillamment pour le bien de Connie.
Depuis le moment où, dimanche matin, j’étais parti pour l’aéroport, ma
femme était demeurée seule, car Ala, barricadée dans sa chambre à l’arrière
de la maison, ne comptait pas, même lorsqu’elle était physiquement
présente.
Connie avait pu sortir et rentrer une douzaine de fois sans que personne
le sût.
CHAPITRE
20

J’étais assis a côté, d’Eve, dans son petit living-room rose et blanc. Je
m’étais rendu directement chez elle pour lui dire ce que valait l’alibi de
Connie. Tout d’abord, elle ne put le croire. Comme tout le monde y compris
moi, Eve était tellement convaincue de l’intégrité de Connie qu’elle ne
pouvait l’imaginer disant une chose et en faisant une autre, contraignant Ala
à révéler la vérité alors qu’elle-même se réfugiait dans le mensonge.
— Mais cette histoire de Miss Taylor et du problème de mots croisés…
Ça ne pouvait pas être uniquement pour Trant, car elle t’avait parlé de Miss
Taylor avant même qu’il fût question d’alibis. Dès cet instant, elle avait
donc arrêté son plan de défense ?
— Apparemment, oui.
— Et le bracelet ? Penses-tu qu’elle t’ait menti aussi à son sujet ?
s’enquit Eve en me regardant avec gravité. Crois-tu qu’elle ait été vraiment
folle de Saxby ?
Pouvais-je le croire ? Pouvais-je me persuader que la pathétique mise à
nu de son cœur, dont Connie m’avait gratifié quelques heures plus tôt,
n’était que comédie ? C’était très plaisant et j’aimais ça, mais toujours,
vers cinq heures moins le quart, cinq heures, je pensais : « George va
bientôt rentrer… »
— Non, dis-je, je ne puis le croire. Le bracelet était certainement une
manigance de Saxby.
— Mais il aurait néanmoins pu s’en servir contre elle, n’est-ce pas ?
Ala, en dépit de tout ce qu’on avait pu lui dire touchant les Duvreux, s’était
entêtée dans sa décision d’épouser Saxby. Si Connie s’est rendue chez Don
avec l’idée de rompre cette liaison une fois pour toutes, si elle l’a menacé
d’appeler la police et de raconter ce qu’il avait fait aux Duvreux, il a très
bien pu contre-attaquer en se servant du bracelet… Ou j’épouse Ala ou je
raconte à votre mari que vous avez couché avec moi. À ce moment-là,
Connie, pensant sauver non seulement Ala, mais aussi – j’ai mal d’y
penser ! – son ménage, n’a-t-elle pu prendre le revolver… ?
J’y avais pensé moi aussi. Cela ressemblait tellement à Connie d’avoir
voulu ainsi sauver tout le monde !
— George, que vas-tu faire ? demanda Eve, très calmement.
— Je n’en sais rien.
— Mais s’ils veulent t’arrêter ?
— Comment le pourraient-ils, puisqu’ils n’ont pas de preuve ?
— Tu crois vraiment que ça pourrait les retenir ? Ils savent que tu as un
mobile et pas d’alibi. Et ils vont peut-être découvrir aussi que tu as été chez
Saxby… Oh ! George, je sais ce que tu dois ressentir. Elle est ta femme et tu
te sens coupable envers elle à cause de nous, mais… Pendant des mois,
nous avons pensé avant tout à elle. Le moment est peut-être venu de penser
d’abord à nous. S’ils t’arrêtaient maintenant, alors que nous sommes si près
de…
Brusquement, elle ne put se contenir davantage et se blottit contre moi :
— Oh ! George, mon chéri, s’ils t’arrêtent, promets-moi que tu parleras,
que tu leur diras la vérité !
Je la pris dans mes bras et l’embrassai :
— Je t’aime, Eve.
— Oh ! je le sais, George. Je le sais bien !
— Alors, il y a une autre chose que tu dois savoir, et c’est que je ne
laisserai jamais personne m’empêcher de t’emmener à Tobago. Ni Trant, ni
Connie… ni même Ala.
— Tu me promets donc de parler ?
— Si besoin est. Mais, d’abord, je m’en vais téléphoner à Connie chez
Vivien. C’est bien le moins que je puisse faire.
Je l’embrassai de nouveau et, me levant, je me dirigeai vers le
téléphone. Au moment où je posais la main sur le récepteur, la sonnerie de
la porte d’entrée retentit, faisant sursauter Eve.
— Ne réponds pas ! lui dis-je vivement.
On sonna de nouveau et nous restâmes à regarder le petit vestibule,
comme s’il constituait en soi une menace. Pour la troisième fois, la sonnerie
retentit et le doigt qui pressait le bouton ne le lâcha plus.
— Il vaut mieux que tu y ailles, dis-je alors. Pour nous en
débarrasser…
Eve se précipita dans le vestibule. Je l’entendis ouvrir la porte, puis
pousser une légère exclamation. Après quoi, du même pas nonchalant que
s’il arrivait à un cocktail mondain, le lieutenant apparut sur le seuil du
living-room.
— Re-bonsoir, Mr Hadley, dit-il. J’espérais bien vous trouver ici.
Il s’attarda un instant à me sourire, puis se tourna vers Eve.
— Je suis navré, Mrs Lord, d’avoir sonné avec tant d’insistance, mais on
m’avait dit que vous étiez chez vous et comme c’était très important… Au
fait, je me présente : lieutenant Trant. Pouvons-nous nous asseoir ?
Comme à son habitude, il attendit. Eve hésita, puis s’assit sur le divan
et je pris place à côté d’elle. Alors seulement Trant se jucha sur l’accotoir
d’un fauteuil.
— C’est drôle, dit-il, on s’imagine Manhattan comme une sorte de
grand no man’s land, totalement impersonnel. En réalité, les gens s’y
montrent aussi curieux de leurs voisins que dans une petite ville, surtout les
femmes… Quand j’ai regagné mon bureau après vous avoir parlé,
Mr Hadley, j’y ai trouvé un message émanant d’une certaine Mrs Ross. Je la
quitte à l’instant, car elle habite ce même immeuble, à l’étage au-dessus.
Elle voulait me faire savoir « tout à fait entre nous », pour reprendre son
expression – que depuis quatre mois, sinon plus, vous veniez tous les jeudis
soirs voir Mrs Lord.
Il sortit le porte-cigarettes de sa poche et le garda à la main, sans
l’ouvrir.
— Et qui mieux est, Mrs Ross vous avait vu ici l’après-midi même du
meurtre. Vous vous souvenez peut-être d’elle : une grande blonde qui a un
caniche blanc. Vous vous êtes plus ou moins heurté à elle en entrant dans
l’immeuble. Le dimanche après-midi, Mrs Ross a l’habitude de sortir son
chien à quatre heures moins cinq, à cause d’un programme de télévision qui
commence à quatre heures et qu’elle tient à ne pas manquer. Il était donc
quatre heures moins cinq quand vous êtes arrivé ici. Or, si vous vous
rappelez, Don Saxby a été tué à trois heures et demie. N’importe qui, même
une vieille dame, peut aller de chez Saxby jusqu’ici en moins de vingt
minutes.
Ouvrant son étui, il prit une cigarette et ne manqua pas de la tasser sur
le couvercle de métal, avant de la mettre entre ses lèvres et de l’allumer.
— Quand je vous ai déclaré, tout à l’heure, Mr Hadley, que vous aviez
eu mobile et occasion, je ne croyais pas si bien dire. J’ignorais que vous
vous étiez trouvé à un quart d’heure de chez Saxby, vingt minutes après que
le crime eut été commis. Et, pour ce qui était du mobile, j’ignorais qu’il
vous était fourni non seulement par votre femme et votre fille, mais aussi
par Mrs Lord. Don Saxby, qui était toujours à l’affût de quelque scandale,
avait dû être ravi de découvrir votre liaison. Ainsi, il vous tenait de trois
côtés, n’est-ce pas ? Et s’il en avait coûté dix mille dollars à l’irréprochable
Mr Duvreux, combien allait-il vous être demandé, à vous ? Beaucoup plus,
certainement, que vous ne vouliez ou ne pouviez payer. Remarquez bien
que je ne vous blâme pas d’avoir agi ainsi, Mr Hadley… Il est seulement
dommage que la tentative de votre femme – tentative vraiment noble, eu
égard aux circonstances – pour vous procurer un alibi, ait échoué.
On ne peut rien te faire si tu es innocent ! J’avais beau vouloir me
répéter cela, j’avais de plus en plus le sentiment contraire. Apparemment, il
y avait des hordes de témoins, des gens que je connaissais à peine ou que je
n’avais même jamais vus – comme cette Mrs Ross, le patron du motel ou les
Fostwick de Toronto – tout prêts à épauler le lieutenant Trant pour qu’il pût
me faire quelque chose en dépit de mon innocence.
— Eh bien, Mr Hadley, fit-il en exhalant un léger nuage de fumée, que
diriez-vous maintenant si je vous accusais d’avoir tué Donald Saxby ?
Pendant tout ce temps, Eve était demeurée assise, très droite, à côté de
moi. J’avais eu conscience de sa main contre mon genou et je devais à ce
contact d’avoir conservé le peu de sang-froid qui demeurait en moi.
Brusquement, elle se leva et regarda Trant avec indignation, avant de se
tourner vers moi :
— Dis-lui, George ! Maintenant, il le faut. Tu me l’as promis. Parle !
— Que voulez-vous exactement qu’il me dise, Mrs Lord ? s’enquit
Trant d’une voix douce.
Elle demeura un moment à le regarder d’un air désespéré avant de
balbutier :
— Je sais que c’est affreux, George… Je sais ce que tu dois ressentir,
mais… il faut le faire. C’est… Non !… Peut-être y a-t-il un autre moyen…
Peut-être ainsi sera-ce moins terrible pour toi…
Elle s’était tournée vers le téléphone. Elle hésita encore un instant, puis
alla composer un numéro sur le cadran.
— Allô… Puis-je parler à Mrs Hadley, je vous prie ?
— Eve ! m’exclamai-je.
Je m’étais levé, mais avant que j’aie pu la rejoindre, je l’entendis qui
disait :
— Mrs Hadley ? Eve Lord, à l’appareil. Il arrive quelque chose dont j’ai
pensé que vous deviez être informée. Le lieutenant Trant vient d’accuser
George d’avoir tué Don Saxby, parce qu’il croit que George est le seul
membre de la famille Hadley à n’avoir point d’alibi. Ce n’est pas George
qui a eu l’idée de vous téléphoner, mais moi, parce que j’ai pensé que vous
pouviez avoir quelque chose à dire.
La voix si terriblement glacée d’Eve avait réussi à nous paralyser, aussi
bien Trant que moi-même. Immobiles, nous l’observions et je percevais
faiblement la voix de ma femme à l’autre bout du fil. Puis je vis qu’Eve me
tendait le combiné.
— Elle veut te parler.
Je pris l’appareil et j’entendis la voix de Connie s’enquérir avec sa
netteté habituelle :
— C’est vrai, George ?
— C’est vrai.
— Parce que Miss Taylor n’a pas pu confirmer l’alibi ?
— Plus ou moins, oui.
Après un temps, Connie demanda :
— Tu ne lui as pas dit pour Ala ?
— Bien sûr que non.
— Et le lieutenant va t’arrêter ?
— J’en ai l’impression.
— Alors, George, mon chéri, tu ne peux pas te taire plus longtemps. Tu
sais qu’Ala elle-même ne le voudrait pas. Dis-lui tout.
— Au sujet d’Ala ?
— Maintenant, c’est trop tard ; aucun de nous ne peut plus mentir. Il
nous faut dire toute la vérité, sans nous soucier des conséquences que cela
peut avoir.
— Par exemple, la vérité au sujet de Miss Taylor ?
— Miss Taylor ? répéta Connie. Qu’y a-t-il à dire au sujet de Miss
Taylor ?
— Qu’elle n’est pas venue chez nous dimanche.
— Qu’elle n’est pas… ? Mais si, George, elle est venue !
— Et vous avez fait les mots croisés ensemble ?
— Euh, ça, non… comment l’as-tu su ? Je voulais te le dire, ce matin,
mais… Nous avons eu tellement d’autres choses à nous dire, n’est-ce pas ?
Tu comprends, je connais la police. Dès le début, je me suis rendu compte
qu’il nous fallait assurer un alibi aussi solide que possible à Ala. Non
seulement parce qu’elle était sortie dimanche, mais aussi à cause de
l’histoire de Richmond. J’avais une peur terrible qu’ils apprennent ça… Et
ce que Miss Taylor et moi pouvions dire me semblait ne guère devoir peser,
étant donné que Miss Taylor fait presque partie de la famille… Alors, j’ai
eu une idée. J’ai pensé que, si je faisais remplir la grille par Miss Taylor,
nous aurions au moins quelque chose de tangible à l’appui de nos
affirmations. Ils ne penseraient pas que nous pouvions mentir, puisqu’il y
aurait l’écriture de Miss Taylor et la mienne pour prouver que nous avions
bien fait des mots croisés… Oh ! George. (Sa voix se fêla.) Pendant tout ce
temps tu croyais que Miss Taylor n’était pas venue ?
— Oui, dis-je.
— Alors… alors, qu’as-tu dû penser de moi ? Que j’avais fait ça
uniquement pour moi, pour m’assurer un alibi à moi-même ? Oh !
George… laisse-moi parler au lieutenant.
— Mais…
— Je t’en prie, George, passe-moi le lieutenant. Je m’en vais tout lui
dire et lui faire comprendre. Tu vas voir…
Elle allait lui faire comprendre… Indomptable Connie !
Je tendis le combiné à Trant et Eve s’écria :
— Il le fallait, George ! Je ne pouvais pas faire autrement ! Tu t’en
rends compte, dis ?
— Bien sûr que je m’en rends compte.
M’approchant d’elle, je la pris par la taille et nous demeurâmes ainsi, à
considérer Trant tandis que Connie s’employait à « lui faire comprendre ».
Lui parlait à peine, égrenant juste quelques « oui » ou « non ». Puis sur un
« Non, pas maintenant. Nous n’avons pas besoin de vous pour l’instant », il
remit le combiné sur la fourche et se tourna vers moi !
— Ainsi donc, depuis le début, c’était Miss Hadley que vous cherchiez
à protéger.
— Plus ou moins, dis-je.
Le sourire s’épanouit de nouveau sur ses lèvres et, pour la première
fois, ce sourire me parut vraiment amical.
— Alors, je crois que le moment est venu pour moi de vous dire que,
dans toute ma carrière de policier, je n’avais encore jamais rencontré deux
personnes mentant aussi souvent et aussi mal que votre femme et vous. Ça
m’est un soulagement d’apprendre que c’était pour un aussi bon motif, et de
constater que ma petite comédie a atteint son but. Je vous prie de
m’excuser, Mr Hadley, mais j’avais mes raisons.
— Vos raisons ? De quoi faire ?
— De vous accuser.
Il prit un temps, comme s’il réfléchissait à quelque chose. Puis il porta
ses yeux vers Eve qui balbutia, stupéfaite :
— Depuis le début, vous saviez que George n’était pas coupable ?
— Pas depuis le début, non, Mrs Lord. Au contraire, voici une heure
encore, j’étais même presque certain de sa culpabilité. Mais, quand je l’ai
accusé, tout à l’heure, je reconnais que je jouais la comédie. J’ai agi ainsi
pour m’assurer de certaines choses.
Je le regardais, conscient du fait que je n’arriverais jamais à le
comprendre.
— Voulez-vous dire que vous aviez découvert par vous-même tout ce
qui concernait Ala ? lui demandai-je.
— Oh ! non, Mr Hadley. Ça a même été une grande surprise pour moi.
Il écrasa sa cigarette dans un cendrier.
— Voyez-vous, reprit-il, tandis que je m’entretenais avec Mrs Ross, à
l’étage au-dessus, j’ai reçu un coup de fil du Bureau central. Après ça, il ne
m’était plus possible de vous croire coupable, car le meurtre de Donald
Saxby venait d’être élucidé.
CHAPITRE
21

Trant retourna se jucher sur l’accotoir du fauteuil :


— Oui, dit-il, un simple coup de téléphone a suffi. Bien sûr, ce coup de
téléphone a été l’aboutissement de choses que j’avais faites. Néanmoins, je
dois convenir que vous étiez un peu plus proche de la solution que moi, Mr.
Hadley, car vous aviez attaché beaucoup de prix aux renseignements
émanant de San Francisco.
Il regarda ses mains, comme si le poli de ses ongles avait soudain pour
lui une importance vitale.
— Naturellement, j’avais déjà contacté la police de San Francisco et je
savais tout ce qu’il y avait à savoir concernant Saxby, Kramer, et la sœur de
ce dernier qui travaillait avec eux. Mais c’est seulement après que vous
m’eûtes téléphoné que j’ai appelé de nouveau San Francisco pour leur
demander de rechercher la fille Kramer. Je ne voulais pas que vous puissiez
m’accuser de ne m’intéresser qu’à la famille Hadley.
Il releva la tête :
— Ce soir, ils nous ont annoncé qu’ils avaient retrouvé la trace de Ruth
Kramer. Elle vivait à New York sous un autre nom. Non seulement elle était
devenue une personne apparemment très respectable mais elle était
parvenue à ce résultat, Mr Hadley, grâce aux rapports qu’elle avait avec
votre famille.
Sa bouche esquissa une moue ironique :
— Une fois que je sus cela, le reste m’apparut avec évidence, bien
entendu. Naguère, vous vous en doutez, Ruth n’avait pas été seulement la
complice de Saxby, mais aussi sa maîtresse. Ici, elle était casée. Alors
pourquoi ne pas faciliter les choses à Saxby qui arrivait du Canada, après
avoir réussi là-bas le coup Duvreux ? À New York, il y avait une
combinaison mère-fille encore plus prometteuse et dont Ruth ne pouvait pas
tirer parti. Autant en faire profiter son amant.
Trant parlait calmement, sans aucun effet oratoire, mais sa voix ne
m’envoûtait pas moins. Tenant toujours Eve par la taille, j’écoutais cette
voix qui n’était plus celle d’un ennemi, mais de quelqu’un qui allait nous
rendre la vie de nouveau possible.
— Et ça a très bien marché. En l’espace de deux mois, Saxby était
arrivé à la fille par la mère et avait réussi à emmener la petite dans un
motel. Qui sait ? En agitant la menace du bracelet devant les yeux de la
mère, il parviendrait peut-être à épouser la fille et se ranger ainsi des
voitures tout aussi confortablement que l’avait fait Ruth Kramer. Mais il y
avait un os… un gros os. En passant la frontière pour se rendre au Canada,
Saxby avait manqué aux engagements pris lors de sa sortie de prison. Si
jamais la police d’ici l’apprenait, il était refait. Et c’est alors que la chance
se tourna contre lui. Tout à fait par hasard, Mr Hadley, vous aviez appris ce
qui s’était passé avec les Duvreux et, sachant cela, vous étiez prêt à aller
trouver la police. Tout s’effondrait et il n’y avait plus pour Saxby qu’une
chose à faire : quitter New York en quatrième vitesse.
Trant se pencha légèrement en avant, posant la main sur son pantalon
gris au pli parfaitement marqué :
— Saxby, toutefois, n’était pas homme à jeter le manche après la
cognée. Il avait perdu du côté des Hadley et il lui fallait quitter New York,
mais rien ne l’empêchait de partir en emportant un bon gros chèque de Ruth
Kramer. Dans un cas pareil, les sentiments, n’est-ce pas… ? Car Ruth
Kramer n’avait pas une position aussi assise que ça : si l’on apprenait qui
elle était réellement, elle se trouverait aussitôt rejetée dans le ruisseau d’où
elle était sortie.
Trant eut un haussement d’épaules désabusé :
— Et c’est ainsi que les meurtres arrivent. Saxby téléphona à Ruth
Kramer en lui disant de lui apporter un chèque en guise de cadeau d’adieu.
Quand il serait en possession du chèque, il brûlerait certains papiers qu’il
avait conservés pour se rappeler l’identité exacte de sa bonne amie Ruth
Kramer. Pour aussi furieuse qu’elle dût être, Ruth comprit qu’il lui fallait en
passer par là. Dimanche après-midi, elle apporta donc le chèque demandé.
Aussitôt, Saxby brûla dans la cheminée les papiers en question. Et ç’aurait
pu être la fin de cet épisode, s’il n’y avait eu là le revolver de Chuck.
Le policier marqua un temps avant de poursuivre :
— J’imagine qu’il ne s’agissait pas seulement de l’argent qu’elle venait
de lui donner. Ruth Kramer connaissait son Saxby et, bien qu’il eût brûlé les
papiers, elle se rendait compte qu’elle n’était pas au bout de ses peines avec
lui. Qu’est-ce qui l’empêcherait de revenir de temps à autre continuer ce
chantage, en la menaçant de faire des révélations touchant son passé ? Par
ailleurs de quelle utilité pouvait désormais lui être Saxby ? Par ses seuls
efforts, elle était parvenue à occuper une bonne place au soleil. Elle n’avait
plus rien à attendre de son ex-amant, sinon des ennuis.
Trant me sourit :
— Je ne la blâme pas d’avoir tiré sur lui… surtout avec un revolver ne
lui appartenant point ! Non, si j’avais été à la place de Ruth Kramer, je
n’aurais pas agi autrement.
J’avais compris. En fait, j’avais commencé à comprendre dès qu’il avait
parlé de Ruth Kramer… Vivien Ryson, qui était arrivée de Californie, et qui
avait dû voir Chuck prendre le revolver…
— Alors, dis-je, Ruth Kramer avait changé de nom…
— En se mariant, oui, Mr Hadley. Voyez-vous, quand son frère a été
abattu pour avoir voulu résister aux policiers venus l’arrêter, et que Saxby a
récolté cinq ans de prison, elle s’est retrouvée sans personne pour s’occuper
d’elle. Alors, en fille raisonnable qu’elle était, elle a cherché quelqu’un qui
prendrait soin d’elle en attendant que Saxby sorte de prison. Et elle a trouvé
exactement ce qu’il lui fallait : un invalide, déjà condamné par les
médecins, ayant à son actif une grosse assurance sur la vie. Elle découvrit
cette perle à Bakersfield, en Californie.
— Non !
Je m’entendis crier cette protestation d’une voix qui s’étranglait.
— Si, Mr Hadley, confirma posément le lieutenant Trant, et cet invalide,
je suis navré de vous le dire, se nommait Oliver Lord.
Mon bras était toujours autour de la taille d’Eve et, comme dans un
cauchemar, semblait s’y être soudé, ne plus pouvoir en être détaché que par
un scalpel.
— Quand Oliver Lord mourut, Mr Hadley, Ruth Kramer vint à New
York. Elle cherchait du travail, le genre de travail qu’ils affectionnaient, elle
et Saxby. Et elle trouva ce qu’elle cherchait. À la Compagnie des Carbures,
où il y avait le mari d’une femme très riche ayant une fille de dix-neuf ans.
La mère et la fille pour Saxby, le mari pour elle… Après douze ans de
mariage, un homme est juste à point pour se laisser cueillir de cette façon-
là. Remarquez bien, j’imagine que, au départ, le mari n’était qu’accessoire.
Le gros morceau, c’étaient la mère et la fille. Mais Ruth Kramer découvrit
que le mari était bon pour autre chose qu’un petit adultère. C’était un
homme très bien, susceptible, une fois épris, de divorcer d’avec sa femme
pour se remarier avec Ruth, dont il ferait ainsi, et une fois pour toutes, une
dame comme il faut.
J’écoutais sans rien ressentir sinon la pression de mon bras contre Eve,
cependant que la voix de Trant poursuivait :
— Et voilà que soudain le complice devenait un ennemi qui menaçait
cette réussite où il n’avait plus sa part. À quelle heure vous a-t-il téléphoné
de lui apporter le chèque, Mrs Lord ? Peu après trois heures, je suppose ?
Cela vous a laissé juste le temps de lui remettre le chèque pour qu’il brûle
les papiers, puis de saisir le revolver, de tirer, et de vous enfuir à toute
vitesse. Un coup de chance pour vous que cela se soit produit à ce moment-
là, hein ? Car Mr Hadley est arrivé chez vous à quatre heures moins cinq, et
vous veniez sans doute tout juste de rentrer.
Eve portait un manteau quand j’étais arrivé chez elle dimanche.
« J’allais sortir pour mettre une lettre à la poste. Dieu merci, je ne t’ai pas
manqué ! »
Avec un sentiment de douloureuse humiliation, je découvrais que tout
au long de mon « idylle », il y avait eu Saxby derrière Eve pour tirer les
ficelles. Ainsi, cette rencontre par hasard au restaurant… C’était Eve qui
avait suggéré que nous allions dans ce restaurant français. Cela faisait partie
de leur minutieux complot. Maintenant, un peu de pression sur le mari. Ala
est à point. Ce serait donc le bon moment pour surprendre son père en train
d’embrasser sa secrétaire. Ça l’inciterait à donner son approbation pour le
week-end de Stockbridge.
Saxby, toujours Saxby. Je découvrais qu’une des choses les plus
pénibles au monde, c’est de vouloir tuer un homme qui est déjà mort.
Sans m’en rendre compte, je m’étais enfin détaché d’Eve. Je me tenais
maintenant un peu à l’écart, les observant tous les deux. Trant avait
dépouillé toute amabilité et paraissait à présent dur comme le roc. Quant au
visage d’Eve, il ne semblait plus être le sien, mais celui d’une petite vieille
ratatinée.
— Je n’ai pas besoin de m’éterniser là-dessus, n’est-ce pas, Mrs Lord ?
Vous avez laissé arrêter Chuck. Tout à l’heure, vous espériez parvenir à
rejeter sur Mrs Hadley la responsabilité du meurtre. Et, au besoin, il vous
restait toujours Ala. N’importe qui, sauf Mr. Hadley. Car, lui, il vous était
nécessaire comme successeur de Mr Lord.
Le visage de petite vieille le regardait fixement et les lèvres exsangues
laissèrent tomber :
— Vous n’avez pas de preuve.
— Détrompez-vous, Mrs Lord.
Trant avait enfoncé la main dans une de ses poches.
— J’ai envoyé un de mes subordonnés chez Saxby, ce soir, et il a trouvé
quelque chose dans le conduit de la cheminée. Vous ne vous êtes pas
méfiée… Et puis, vous étiez quelque peu émue, car vous veniez de tuer…
Sans quoi, vous vous seriez peut-être rendu compte que l’air chaud, au-
dessus des flammes, est susceptible d’entraîner un morceau de papier dans
le conduit de la cheminée… Il eût été plus sage d’attendre d’être de retour
chez vous pour faire cela… Mais je suppose que vous aviez hâte de le
détruire pour ne jamais plus le revoir.
La main ressortit de sa poche en tenant une enveloppe. Trant l’ouvrit et,
avec précaution, fit glisser sur sa paume un morceau de papier en partie
calciné.
— Votre chèque, Mrs Lord. Et votre signature est intacte. Vingt-cinq
mille dollars. D’après les renseignements fournis par la police de
Californie, ce serait exactement le montant de l’assurance dont vous avez
hérité après la mort de Mr Lord. Le nom du bénéficiaire a été presque
totalement brûlé, à l’exception des trois dernières lettres… XBY.
Il avait remis le chèque dans l’enveloppe, et l’enveloppe, dans sa
poche.
— Eh bien, dit-il alors, je crois que c’est tout. Je suis navré, Mr Hadley.
Mais je vais l’emmener maintenant et je n’aurai pas besoin de vous.
D’ailleurs il est temps, j’imagine, que vous ayez un petit entretien avec
votre femme, non ?
Ma femme ! En cet instant où il semblait impossible que je pusse
trouver nulle part le moindre réconfort, je crus entendre la voix de Connie
me parler à l’oreille :
« … un mari pas autant à moi que je l’aurais voulu, sans doute, mais
j’étais sûre que ça ne pouvait être que momentané, que tu finirais par me
revenir totalement… »
Je regardai le lieutenant Trant emmener Ruth Kramer.
FIN
Imprimerie Bussières à Saint-Amand (Cher), France. – 12-1959.
Dépôt légal : 4e trim. 1959.
N° d’éd. : 1216.
N° d’imp. : 668.
IMPRIMÉ EN FRANCE
Deux blessures.
Même si je n’en avais été convaincu dès le premier instant, ces deux
blessures – l’une au cou, l’autre au cœur – m’eussent prouvé qu’il s’agissait
d’un assassinat.
Je me forçai à détourner les yeux du cadavre et j’aperçus le revolver. Il
était sur le tapis, à demi engagé sous le volant d’un vieux fauteuil, et il me
sembla le voir en gros plan, comme dans une pièce policière à là télévision.
Je me retournai vers Ala. Elle était demeurée à la même place, près de
la porte, les mains crispées sur le bord de son manteau.
Je remarquai alors qu’elle était gantée.
1 Salle de concerts. (N. du T.).
2 L’équivalent de notre Saint-Germain-des-Prés. (N. du T.)

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