Patrick Quentin - L Homme A Femmes
Patrick Quentin - L Homme A Femmes
Patrick Quentin - L Homme A Femmes
L’HOMME
À FEMMES
PRESSES DE LA CITÉ
PARIS
Le titre original de cet ouvrage est :
SHADOW OF GUILT
Traduit de l’américain par M.-B. Endrèbe
Copyright © 1959 by Presses de la cité
CHAPITRE
1
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Ala s’en fut voir Spike Tankerville, mais Connie tint ensuite à me faire
savoir qu’elle était rentrée à trois heures du matin. « Et presque ivre. C’est
la dernière fois que je la laisse sortir avec Saxby. » Je prêtai peu d’attention
à ces remarques, car je ne vivais plus que dans l’attente du jeudi suivant où
je pourrais me retrouver dans le petit appartement d’Eve.
Enfin, ce fut ce jour tant désiré et, cette fois, il n’y eut pas de
contretemps à la dernière minute. Une demi-heure après qu’Eve eut quitté
le bureau, je me dirigeai à mon tour vers son domicile. Celui-ci, situé entre
Lexington et la Troisième Avenue, était modeste, mais Eve se moquait du
luxe. Après une enfance pauvre, encore assombrie par des parents malades
et un frère délinquant juvénile, elle s’était mariée avec un invalide acariâtre
qui avait vécu encore quatre pénibles années. Aussi n’était-elle pas
rassasiée des joies de l’indépendance. Oliver bord, son mari, lui avait légué
les vingt-cinq mille dollars de son assurance-vie. Avec ce capital mis de
côté à la banque, et son salaire aux Carbures, Eve se sentait à l’abri du
besoin et c’était tout ce qui importait à ses yeux. Sa conception de la vie
était à l’opposé de celle des Corliss, et c’était peut-être pour cela que je me
sentais si bien près d’elle.
D’ordinaire, par discrétion, nous dînions dans son petit appartement.
Mais, ce soir-là, Eve suggéra que nous allions dans un restaurant français
proche de chez elle. Cette escapade m’emplit de joie et, lorsqu’on nous
servit le café, j’étais bien résolu à demander le divorce dès qu’Ala serait
mariée.
La jolie petite main d’Eve reposait sur la table. Je la recouvris de la
mienne en m’enquérant :
— Où irons-nous pour notre lune de miel ? En Europe ? Au Mexique ?
Ou bien aux Caraïbes ? À la Jamaïque ? À Tobago ?
— À Tobago !
Eve répéta le mot comme s’il représentait pour elle le Paradis terrestre,
et je ne pus résister au plaisir de me pencher vers elle pour l’embrasser.
Ce fut alors que j’entendis une voix dire :
— Bonsoir, Mr Hadley.
L’espace d’une seconde, je fus comme paralysé, puis je me détachai
d’Eve pour me retourner. Don Saxby se tenait devant notre table.
Dans le même temps que je maudissais le sort d’avoir provoqué cette
rencontre, j’eus conscience que le sourire de Saxby n’était pas celui du
monsieur qui vient de vous surprendre en flagrant délit. C’était un sourire
amical, presque timide.
— Excusez-moi, dit-il. J’étais assis au fond de la salle et je ne vous
aurais pas importuné mais… J’ai pensé qu’il valait mieux vous mettre au
courant. Ala sera ici d’une minute à l’autre. Nous avons rendez-vous pour
dîner ensemble.
Je regardai Eve et me rendis compte qu’elle eût souhaité pouvoir
disparaître, comme par une trappe.
— Mr Saxby… euh… Don… voici Mrs Lord qui travaille à mon
bureau… Cette situation est… euh… assez embarrassante. Ce n’est pas… Il
me faut vous expliquer…
— Vous n’avez rien à m’expliquer, coupa Saxby toujours avec le même
sourire cordial. Je ne m’occupe jamais de ce que font les autres. C’est un
vieux principe…
Comme il parlait, Ala survint et nous vit tous les trois ensemble. Elle
hésita, visiblement surprise, puis nous rejoignit aussitôt.
— Papa… Mrs Lord…
À mon immense soulagement, elle ne paraissait trouver rien d’anormal
à ce que je fusse avec Eve. C’était Don qu’elle regardait.
— Catastrophe ! dit-elle. Nous voilà pinces !
— Pincés ? répéta-t-il.
— Oui, après notre sortie de l’autre jour, Connie m’a fait une scène
terrible, et j’étais censée ne plus vous revoir ! Pour ce soir, j’ai été obligée
de lui raconter que je sortais avec Rosemary Clarke… (Elle se tourna vers
moi d’un air mi-craintif, mi-implorant.) George chéri, vous n’allez pas nous
cafarder, dites ?
Don Saxby me regardait aussi et je fus convaincu qu’il n’y avait pas
l’ombre d’une menace dans ses yeux noirs. Au comble du soulagement, je
m’exclamai avec gratitude :
— Bien sûr que non ! Prenons donc un verre tous ensemble.
Autour d’un alcool, nous bavardâmes et nous détendîmes. Je me rendis
alors graduellement compte d’une chose qui allait encore compliquer la
situation. Ala était folle de Don Saxby et j’avais le sentiment que lui, de son
côté, était littéralement fasciné mais, plus aguerri, il dissimulait mieux
qu’elle. Jamais Ala n’avait eu ce regard, cette voix, quand elle était avec
Chuck Ryson. Mon Dieu ! pensai-je. Où cela va-t-il nous mener ?
Au même instant, Don Saxby dit :
— C’est vraiment dommage que Connie m’ait soudain pris en grippe.
Je ne m’explique d’ailleurs pas pourquoi, mais ça n’en bouleverse pas
moins mon projet. Vous vous souvenez, continua-t-il en s’adressant à Ala,
de ce ménage dont vous aviez fait la connaissance à la réunion, Tom et
Marian Green ? Vous leur aviez beaucoup plu et, comme ils donnent une
grande réception chez eux, à Stockbridge ce week-end, ils m’ont téléphoné
ce matin pour me demander si je ne pourrais pas vous emmener avec moi.
Maintenant, il va falloir que je me décommande…
La désolation se peignit sur le visage de ma nièce :
— Oh ! George, est-ce que je ne peux pas y aller ? Ces Green sont des
gens terriblement riches et respectables, avec une fille qui est dans un
pensionnat extrêmement smart… tout à fait le genre de Connie, quoi ! Je
pourrais lui raconter que je m’en vais à Westport, avec Rosemary. Ce n’est
pas Rosemary qui me vendra et ses parents sont encore en Californie…
Connie n’en saura rien… Oh ! George… !
Devant le visage implorant de ma nièce, je pris brusquement
conscience qu’elle avait dix-neuf ans seulement et que, depuis des années,
on la poussait obstinément vers un mariage qui faisait l’affaire de Connie –
et la mienne aussi, en un sens – mais n’enthousiasmait peut-être pas du tout
Ala. Quel prix pouvait-elle attacher à Chuck, quand elle regardait Don
Saxby avec des yeux pareils ?
— Je ne voudrais pas faire quelque chose qui déplaise à Connie,
r
M Hadley, intervint le jeune homme, car elle a été vraiment très chic pour
moi. Mais…
— Oh ! George, je vous en prie ! Ça me ferait tant plaisir !
Bien sûr, je ne savais pratiquement rien de Don Saxby, mais, jusqu’à
présent, je ne l’avais vu se conduire que de la plus recommandable façon.
Et quel mal pouvait-il y avoir à laisser Ala s’offrir un peu de bon temps
chez des amis, avant que Connie ne referme inexorablement sur elle la porte
du mariage ?
— D’accord, Ala, dis-je. Si ça te fait vraiment tant de plaisir d’aller
chez ces gens…
Peu après, je reconduisis Eve chez elle. La quitter me fut encore plus
pénible qu’à l’ordinaire… En partie, je crois, parce qu’il me semblait sentir
encore autour de nous la présence ambiguë de Don Saxby. Comme je
l’embrassais une dernière fois, en pensant désespérément à tous les jours
qui nous séparaient du jeudi suivant, Tobago me parut soudain très, très
loin…
CHAPITRE
3
— Où est-elle ?
En cet instant, Chuck me rappela sa mère. Elle avait ce même regard, à
la fois lointain et égaré, lorsque Connie et moi étions allés la voir à la
maison de santé, peu avant qu’elle n’eût une de ses plus violentes crises.
— Elle est dans sa chambre, dit Connie.
— Puis-je monter la voir ?
— Vraiment, Chuck, elle est à bout de nerfs et je ne sais…
— … si elle voudra me voir ? Pourquoi refuserait-elle de me voir ?
Nous sommes fiancés, n’est-ce pas ?
— Mais…
— Essaye toujours, Chuck, l’encourageai-je.
Connie se tourna vivement vers moi, mais Chuck n’en attendit pas
davantage pour gravir l’escalier quatre à quatre.
— Écoute, Connie, dis-je il se peut qu’Ala ait raison au sujet de cette
jeune fille. Vivien tient Mrs Fostwick pour une vieille commère. Elle a pu
comprendre tout de travers ou même inventer cette histoire d’argent. Il nous
faut une certitude.
— Et comment te proposes-tu de l’acquérir ?
— Je m’en vais téléphoner aux Fostwick, leur demander le nom des
gens en question, et j’aurai un entretien avec ces derniers. Il ne doit pas y
avoir plus d’un Reginald Fostwick à Toronto.
Je parvins à soutirer le renseignement à Mrs Fostwick. Il s’agissait des
Duvreux. Cinq minutes plus tard, j’exposais notre problème à Mr Duvreux
et ce qu’il me dit en réponse m’ôta tout espoir qu’il pût y avoir erreur.
— Eh bien ? s’enquit Connie comme je raccrochais.
— C’est vrai. Don Saxby a pris les dix mille dollars. Et ça n’est pas
tout. Duvreux a fait enquêter sur son compte, et Saxby avait déjà fait un
coup du même genre à Québec.
— Il ne me reste donc plus qu’à te féliciter, n’est-ce pas ?
Nous nous faisions face, tels des ennemis, quand Chuck redescendit
d’un pas lourd et incertain, comme s’il était ivre.
— Elle s’est enfermée et n’a pas voulu m’ouvrir, dit-il sans nous
regarder. Elle m’a juste parlé à travers la porte.
— Mais qu’a-t-elle dit ? demanda Connie.
— Elle m’a dit que c’était inutile, qu’elle ne m’épouserait pas. Elle a
ajouté qu’elle était désolée et qu’elle m’expliquerait plus tard, mais que,
pour l’instant…
Brusquement, il s’assit sur une marche et cacha son visage dans ses
mains. Pour moi, Chuck avait jusqu’alors symbolisé l’adolescent
flegmatique et quelque peu dénué de sensibilité. En le voyant ainsi, je fus
dégoûté du rôle que j’avais joué dans son malheur et j’en voulus
rageusement à Don Saxby.
Connie s’agenouilla près de Chuck, le serra contre elle :
— Mon petit Chuck, ne te mets pas dans un état pareil, voyons… Ala a
momentanément perdu la tête… Elle n’a que dix-neuf ans après tout,
mais…
Le téléphone retentit avec stridence. Connie me foudroya du regard,
comme si j’en étais responsable, et me dit :
— Ne réponds pas d’ici. Va en haut.
Je montai en hâte dans notre chambre à coucher. C’était Eve, et sa voix
me fit l’effet d’un rayon de soleil par une journée d’hiver.
— George, je suis désolée, mais il fallait que je te téléphone. Je peux te
parler ?
— Mais oui, bien sûr !
— Don Saxby sort d’ici.
— De chez toi ?
— Oui. Je ne sais trop pourquoi… sans doute parce qu’il est au courant
pour toi et moi. Bref, il est amoureux fou d’Ala, et se rend compte que
Connie opposera une vive résistance. Ala lui a dit que tu étais de leur côté,
mais il m’a suppliée de te téléphoner pour te dire quel prix il attachait à
ton…
— Quel culot ! explosai-je. Oser te mêler à ça !
— Pourquoi dis-tu ça ? Bien sûr, j’ai trouvé un peu étrange qu’il fasse
une pareille démarche alors qu’il ne me connaît pour ainsi dire pas, mais…
— C’est un escroc.
Je lui racontai l’affaire Duvreux et elle balbutia :
— Oh ! George… Tu es sûr de ça ?
— Certain. Je viens de téléphoner aux Duvreux, à Toronto.
— Et que vas-tu faire, alors ?
Je n’y avais pas encore réfléchi, mais je le sus aussitôt :
— C’est très simple. Pour commencer, Saxby ne reverra pas Ala. Et s’il
cherche à nous soutirer de l’argent, comme aux Duvreux, j’irai trouver la
police. Lorsqu’on saura ce qu’il a fait au Canada, il sera chassé de la ville
en moins de vingt-quatre heures !
— Je n’arrive encore pas à y croire… Il était si gentil, si… Il m’avait-
dit qu’il comprenait tes sentiments pour moi et il pensait que notre situation
te ferait sympathiser avec lui. C’est pourquoi…
— J’entends Connie qui monte. Il va falloir que je raccroche. Eve, mon
petit, je vais m’arranger pour aller te voir. À tout à l’heure !
Comme je reposais le récepteur sur son support, le claquement des
hauts talons dépassa la porte. Connie allait chez Ala. Et, soudain, la pièce
me parut vaciller autour de moi, car je venais de comprendre pourquoi Don
Saxby était allé trouver Eve. Il pensait que notre situation te ferait
sympathiser avec lui. Eve, elle, n’était pas assez au courant des faits pour
percevoir le sous-entendu qui était : « Arrangez-vous pour que George
Hadley appuie mon mariage avec Ala, ou bien je raconte à tous ceux que
cela peut intéresser – en commençant par sa femme – qu’il a une liaison
avec vous, sa secrétaire… »
J’imaginais facilement quel régal ce serait pour les journaux. Connie –
la richissime Consuelo Corliss – était toujours un excellent sujet d’article.
Des millions de lecteurs se délecteraient d’apprendre que non seulement sa
fille adoptive, à un mois de son mariage, avait passé la nuit dans un motel
avec un homme qui n’était pas son fiancé, mais aussi que le mari de
Consuelo Corliss avait une liaison avec sa secrétaire. S’il le voulait, Don
Saxby pouvait nous couvrir de boue. Et quel moyen avais-je de l’en
empêcher, sinon faire ce qu’il attendait de moi ? Pourrais-je l’acheter,
comme l’avait fait Duvreux ?
À ce moment, Connie fit irruption dans la chambre :
— George, il est presque dix heures. Il faut que tu ailles à l’aéroport…
— Je n’y vais pas… C’est impossible… Pas maintenant !
— Pourquoi donc ? Il est trop tard à présent pour que Lew puisse
envoyer quelqu’un d’autre…
— Il faut que je voie Don Saxby.
— Pour quelle raison ? Nous n’avons plus à nous soucier de lui,
maintenant qu’Ala est de retour. Lorsqu’elle sera calmée, je lui ferai
comprendre son erreur. Et s’il essaye à nouveau de la joindre, nous n’aurons
qu’à prévenir la police. C’est tout.
Et voilà ! Elle avait tout réglé. Décrochant le téléphone, elle appela le
garage, demandant qu’on m’envoie la voiture.
Ne pouvant faire autrement, je me rendis donc à Idlewild. J’accueillis le
Brésilien, le conduisis à son hôtel, l’emmenai chez Lew. On but, on parla,
on mangea interminablement. Le Brésilien était un malin et moi, j’étais
aussi peu en forme que possible, parce que je ne pensais qu’à Don Saxby.
Lew avait déjà préparé un contrat, qui était très favorable à notre visiteur.
Ce dernier s’en rendait bien compte, mais prenait son temps. Ce fut à trois
heures moins le quart seulement qu’il céda à nos instances. Je le
raccompagnai ensuite à son hôtel où il avait l’intention de faire la sieste,
puis je cherchai l’adresse de Saxby dans l’annuaire téléphonique. Il habitait
la 54e Rue Est, tout près de la 5e Avenue. Je remontai dans ma voiture et me
mis en route.
J’étais presque arrivé à la 54e Rue quand je pensai à Eve. Mon intention
était d’aller la voir après Saxby, mais pourquoi ne pas faire le contraire ?
Quand j’aurais vu Eve, je le savais, je me sentirais de nouveau d’aplomb et
capable de raisonner.
Ayant laissé ma voiture en face de chez elle, je me précipitai dans le
hall minable où je me heurtai à une grande blonde qui sortait son caniche.
Eve m’ouvrit tout de suite. Elle était en manteau.
— George ! J’allais sortir pour mettre une lettre à la poste. Dieu merci,
je ne t’ai pas manqué !
— Je n’ai pas pu venir plus tôt. J’étais chez Lew, avec un client
brésilien. Mon intention était d’abord d’aller chez Saxby, mais j’ai pensé
que c’était mieux de commencer par toi.
Je la pris dans mes bras et l’embrassai comme je n’avais cessé de le
désirer tout au long de la journée. Mais je n’en tirai guère de réconfort et
me rendis compte qu’Eve, elle aussi, était à la merci de Saxby.
— Mon pauvre petit, dis-je, la situation n’est vraiment pas belle. Saxby,
étant au courant pour nous, va chercher à en profiter.
Toujours dans mes bras, elle leva la tête vers moi :
— Tu veux dire qu’il pourrait tout raconter à Connie ?
— Pourquoi seulement à Connie ? Qu’est-ce qui l’empêche de vendre
ça à quelque journal friand de scandales ? Ce qu’il veut, c’est de l’argent. Il
en a soutiré aux Duvreux et, puisqu’il nous tient, je vais probablement
devoir lui en donner moi aussi.
Tout proche du mien, son visage était d’une extrême pâleur, presque
hagard.
— Non, George ! s’écria-t-elle. Tout est de ma faute. Si je n’étais pas
venue dans ta vie…
— Eve, mon chéri…
— Si, George, c’est vrai, et je m’en suis toujours rendu compte. Tout
allait à peu près entre Connie et toi avant que je ne survienne. Et
maintenant, à cause de moi… George, ne lui donne pas d’argent ! C’est par
trop humiliant… Et puis, une fois que tu auras commencé à payer, qu’est-ce
qui l’empêchera de continuer son chantage ?
— Mais, Eve…
— Non, laisse-moi parler, mon chéri. Saxby est au courant de notre
liaison, d’accord. Mais si nous rompons, si je m’en vais, si je quitte New
York, que pourra-t-il faire ? Simplement dire qu’il t’a vu dîner en
compagnie d’une secrétaire qui n’est même plus à ton service.
— Mais, Eve, nous nous aimons ! protestai-je en la retenant comme elle
voulait se dégager de mon étreinte.
— Et alors ? Cela nous donne-t-il le droit de briser ta carrière, de rendre
la vie impossible à Connie et Ala ? Nous ne sommes pas Roméo et Juliette,
George, mais simplement deux êtres qui voudraient pouvoir s’aimer de
façon décente. Si cela ne nous est pas possible, si nous devons sombrer dans
une sordide… Alors, crois-moi, il vaut mieux y renoncer. Je m’en vais
téléphoner à ma sœur. Je peux prendre un car pour la Californie et…
Mais, si je redoutais Don Saxby, je redoutais encore bien plus de perdre
Eve. Sans elle…
— Eve, mon amour, c’est de la folie. Nos avenirs sont liés. Nous ne
pouvons pas nous sacrifier comme cela, juste pour le dit d’avoir un beau
geste. Je me moque de ma « carrière », comme tu dis. Je trouverai toujours
une autre situation. Pour ce qui est de Connie, je reconnais que j’agirai très
mal. Mais nous avons discuté mille fois de cela et il n’y a rien de changé…
— Bien sûr que si !
— Soit… Si tu pars pour la Californie, alors j’abandonne tout et je te
suis.
— George !
— Je suis sincère, tu sais…
Le téléphone sonna et, s’arrachant enfin à mes bras, Eve alla répondre.
— Allô… Oui, oui… Comment ? Quoi ? (Sa voix se fêla brusquement.)
Mais ce n’est pas possible ! C’est… Oui, oui, naturellement… Attendez un
instant…
Plaquant sa main sur le récepteur, elle se tourna vers moi. Ses yeux
bleus me regardaient, mais il semblait n’y avoir plus de vie en eux. Ils
étaient comme aveugles.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je.
— C’est Ala… Elle est chez Don Saxby… Elle me dit qu’il est mort. Il
est étendu par terre, avec un revolver près de lui. Elle dit qu’on l’a tué.
CHAPITRE
6
J’avais réussi à tirer Ala de cette situation critique mais, bien entendu, ça
’était la fin de rien. Lorsque l’on découvrirait le cadavre de Don Saxby, la
olice aurait vite vent de ses relations avec ma famille et nous aurions droit à
es tas de questions, d’interminables interrogatoires… Tout cela, à cause de
ette gamine maintenant sagement assise à côté de moi !
Comme si elle devinait mes pensées, Ala se tourna vers moi et me dit
avec embarras, tandis que nous approchions de Park Avenue :
— George, je suis vraiment désolée de m’être emportée contre vous ce
matin et… et de tout !
— Ce n’est rien, n’y pense plus.
— Et vous aviez raison, Connie et vous… Don devait être ce que vous
pensiez, et c’est pour cela que quelqu’un l’a assassiné. Quelqu’un que nous
ne connaissons pas… qui n’a aucun rapport avec nous.
— Je le suppose, oui…
— Quelle folle j’ai été ! Et comme je me suis mal conduite envers ce
pauvre Chuck…
Elle fit une pause, puis ajouta dans un élan de tout son être :
— George… je vous en supplie, ne dites rien à Connie. Si elle sait que
je… que j’étais là, ça n’en finira plus. Oh ! George, je vous en prie !
Jusqu’alors, il s’était passé trop de choses pour que j’eusse le temps de
réfléchir aux réactions de ma femme mais, brusquement, je pensai : « Mon
Dieu, si je mets Connie au courant, il me faudra lui dire que j’étais chez
Eve ! Comment lui expliquer cette visite à ma secrétaire ? Des lettres qu’il
m’aurait fallu dicter à cause du Brésilien ? Mais comment justifier une telle
urgence ? »
— Y a-t-il moyen de ne pas la mettre dans le coup ? demandai-je à Ala.
— Bien sûr. Rien de plus facile. Elle ne sait même pas que je suis sortie
de la maison.
— Vraiment ? Comment est-ce possible ?
— Après votre départ, elle est montée et, sous prétexte de m’apporter à
manger, m’a obligée à lui ouvrir ma porte. Alors elle s’est mise à discourir
sur les Duvreux, me disant que Don n’était aucunement amoureux de moi et
cherchait simplement à mettre la main sur la fortune Corliss. Bref, j’ai senti
qu’il me fallait absolument aller voir Don, découvrir la vérité par moi-
même. Mais je me rendais bien compte que Connie ne me laisserait pas
sortir ; alors j’ai prétexté une intense lassitude, lui demandant de s’en aller
pour que je puisse dormir. J’ai attendu un moment, puis j’ai quitté ma
chambre sur la pointe des pieds en refermant la porte à clef, et j’ai filé, sans
la moindre anicroche. Connie ne s’est pas manifestée. Elle devait être dans
la bibliothèque, en train de faire les mots-croisés du Times, comme tous les
dimanches.
Ala posa sa main sur mon genou :
— Alors, vous comprenez, en arrivant à la maison, je n’aurai qu’à me
faufiler dans ma chambre à son insu… Après quoi, je redescendrai, comme
si de rien n’était.
Évidemment, si nous pouvions nous débrouiller ainsi, cela simplifierait
beaucoup de choses.
— Bon, dis-je, d’accord.
— Oh ! George, vous êtes merveilleux… Mais il y a aussi Mrs Lord –
quelle chance que vous vous soyez trouvé là ! –… Vous pensez que nous
pouvons nous fier à elle ?
J’imaginai Eve dans son petit appartement, torturée par l’anxiété,
tourmentée par sa conscience… Elle m’avait bien promis de… Mais pourvu
qu’elle ne fût pas, malgré cela, en train de faire ses valises, d’appeler un
taxi… Sur le volant, mes mains devinrent moites. Il fallait absolument que
je retourne auprès d’Eve.
— Dites, George… Nous pouvons nous fier à elle ?
— Oui, répondis-je, entièrement.
Nous arrivions à la maison. Maintenant, j’allais devoir mentir à ma
femme, non plus seulement au sujet d’Eve, mais aussi à propos d’Ala.
— Reste dans la voiture, dis-je à ma nièce, je vais entrer le premier, et
je te ferai signe ensuite si la voie est libre.
Je gravis le perron de marbre, entrai dans le bar. Connie ne se montrait
pas. La porte du living-room était ouverte, mais ma femme n’était pas là
non plus. Ala avait très certainement deviné juste : Connie devait se trouver
dans la bibliothèque, à l’arrière de la maison en train de faire ses mots-
croisés. Pour ne pas courir de risque, je montai à l’étage, puis redescendis.
J’allai faire signe à Ala qui se hâta de me rejoindre. Ensemble, nous
montâmes jusqu’à sa chambre dont elle ouvrit sans bruit la porte.
— Sauvés, George ! me dit-elle alors en jetant ses bras autour de mon
cou. Maintenant, tout va s’arranger. Vous n’avez qu’à partir à sa recherche
et, moi, je descendrai dans quelques instants. Je me montrerai raisonnable et
repentante. Je dirai à Connie m’être rendu compte qu’elle devait avoir
raison au sujet de Don et de tout. Bref, je ferai amende honorable. Connie
sera satisfaite… et ne saura jamais rien de ce qui s’est passé.
Ala souriait, comme si le cauchemar s’était transformé en une sorte de
jeu. Pourtant l’homme qui avait été assassiné était celui qu’elle m’avait dit
« aimer à la folie ». Je n’en revenais pas. Était-ce le propre de la jeunesse de
pouvoir se consoler aussi rapidement ?
Je trouvai effectivement Connie dans la bibliothèque qui était en
quelque sorte son sanctuaire. C’était là que ma femme se retirait pour taper
les directives qu’elle envoyait à ses Comités ou étudier des rapports sur la
Jeunesse délinquante, les Taudis, la Discrimination raciale, etc. ou encore,
le dimanche après-midi, faire les mots-croisés du Times.
Assise dans un fauteuil de cuir rouge, le nez chaussé des lunettes
qu’elle mettait pour lire, un stylomine à la main, Connie leva la tête à mon
entrée pour me demander :
— Mon chéri, quelle est la déesse de la guerre dont le nom a sept lettres
et commence par un B ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, répliquai-je sèchement.
Bien sûr, elle ignorait ce qui s’était passé chez Don Saxby, mais lorsque
j’étais parti pour l’aérodrome, la maison n’en était pas moins en plein
drame et, dans l’état où j’étais, je trouvais particulièrement exaspérante la
faculté qu’avait Connie de sauter sur la première occasion de revenir au
train-train habituel.
— Tu es certain de ne pas savoir ? insista-t-elle. Une déesse de la
guerre commençant par… Enfin, ça ne fait rien, continua-t-elle en retirant
ses lunettes. Comment ça s’est-il passé chez Lew ?
— Très bien.
— J’ai parlé à Ala. Je suis sûre qu’elle va se montrer raisonnable.
Comme elle m’a dit vouloir dormir, ne la dérangeons pas maintenant, mais,
lorsqu’elle descendra, parle-lui, toi. Elle t’écoutera beaucoup mieux que
moi.
— D’accord.
— Je suis contente que ça se soit bien passé chez Lew.
Et voilà ! Pour elle, c’était un dimanche après-midi normal. Elle se mit
à me parler du niveau scandaleusement bas de l’instruction dans certaines
régions de la Californie du Sud, parce qu’elle venait sans doute de lire un
article là-dessus dans le Times. Elle rhapsodiait encore sur ce sujet quand
Ala survint. J’avais eu bien tort d’appréhender ce moment. Connie me parut
encore plus gênée qu’Ala, laquelle se lança dans sa grande scène du repentir
avec une aisance qui ne laissa pas de me déconcerter un peu. Une demi-
heure plus tard, je lui avais « parlé », Connie aussi, et ma femme concluait :
— Je dois dire que c’est un grand soulagement de te voir aussi
raisonnable, ma chérie. Maintenant, buvons quelque chose pour fêter ce
retour de l’enfant prodigue.
Nous bûmes, puis nous ingérâmes le dîner préparé par Connie, comme
si Don Saxby n’avait jamais pénétré dans nos existences, après quoi nous
nous installâmes dans le living-room, le plus familialement du monde. J’en
aurais hurlé d’exaspération.
Il était près de neuf heures quand le téléphone sonna. Connie se leva
pour aller répondre dans le hall mais, pensant que c’était Eve, je
m’empressai de la devancer. Je refermai la porte du living-room, décrochai
l’écouteur et entendis Vivien Ryson me dire :
— Cher George, il est neuf heures.
— Oui… et alors ? fis-je, ahuri.
Vivien eut son rire de cristal :
— Alors, dites à Chuck que, s’il ne veut pas manquer son avion, il a
juste le temps de repasser ici prendre sa serviette. Au fond, je trouve que ça
n’est pas très gentil de sa part d’être resté toute la journée chez vous. Il sait
pourtant combien Mel aime jouer au père-camarade avec lui. (De nouveau,
le rire tinta.) Mais ne grondez quand même pas ce pauvre garçon ! L’amour,
n’est-ce pas… !
Je n’avais pas repensé à Chuck depuis que je l’avais laissé assis au bas
de notre escalier, le visage caché dans ses mains. Chuck – à qui Connie
avait tout dit… Chuck à qui la « nouvelle » avait causé un tel choc… Chuck
que les Ryson semblaient n’avoir pas revu de la journée…
— Il n’est pas ici, Vivien. Il nous a quittés vers neuf heures et demie, ce
matin, et depuis…
— Mais c’est insensé, George chéri ! Il est revenu de Chicago
uniquement pour être avec Ala…
— Je le sais bien, mais…
— Alors, où a-t-il pu aller ?
— Je l’ignore. Il n’a pas du tout été chez vous ?
— Pas une seconde depuis qu’il en est sorti à la pointe de l’aube !
George, est-ce que quelque chose ne va pas entre Ala et lui ?
— C’est possible, mais je n’en sais rien.
— Hier soir, il était très bizarre. Même Mel l’a remarqué. Et voilà que,
après s’être levé de si bonne heure, il n’a pas été chez vous… Enfin,
George, son avion décolle à onze heures et j’ai ici sa serviette avec tous ses
papiers…
— Il a peut-être estimé n’en avoir pas besoin.
— Oh ! ce serait extraordinaire… Il est vrai, comme je vous le disais,
qu’hier soir Chuck s’est montré très bizarre. Aussitôt après le dîner, il s’est
éclipsé. Et savez-vous où je l’ai retrouvé quand je suis finalement partie à
sa recherche ? Dans notre chambre à coucher, assis sur mon lit. Pourquoi
dans notre chambre plutôt que dans la sienne ? Enfin, on est peut-être
comme ça après une querelle d’amoureux, et il va bien finir par me donner
signe de vie. Bonsoir, mon petit George.
— Bonsoir, Vivien.
— Je ne vais rien dire à Mel. Vous savez comment il est. Mes amitiés à
Connie.
— Oui, entendu.
Je raccrochai. J’essayais de raisonner mon inquiétude. Dans l’état où il
était, Chuck n’avait évidemment aucune envie de voir sa famille. Il avait dû
s’en aller dans un bar, ou un cinéma… Tandis que je me tranquillisais ainsi,
je regardais le téléphone et, tout d’un coup, je m’en voulus de n’y avoir pas
pensé plus tôt. C’était si simple. Je composai le numéro d’Eve. Elle
décrocha aussitôt et je lui dis :
— Rappelle-moi.
Je reposai le combiné sur son support et presque immédiatement la
sonnerie retentît. Je savais qu’on l’entendait du living-room, mais qu’on ne
pouvait pas distinguer ce que je disais. Néanmoins, je jouai
consciencieusement ma petite comédie :
— Allô ? Oui… Oui… Bien sûr ! Tout de suite… Je suis chez vous
dans un quart d’heure.
Je raccrochai de nouveau, puis regagnai le living-room.
— Qui diable était-ce ? demanda Connie.
— Vivien… et puis Lew.
— Vivien ? fit Connie. Que voulait-elle ?
— Oh ! rien… Elle exerçait simplement ses cordes vocales, comme
d’habitude. Mais Lew a besoin de moi tout de suite. Autant que j’aie pu
comprendre, ça concerne le Brésilien et il faut que nous arrangions ça avant
demain matin.
Ala me regardait fixement, comme si elle lisait en moi, mais Connie
devint aussitôt l’Épouse Compréhensive :
— À neuf heures ! Mon pauvre chéri. Enfin, il faut en passer par là.
Mais tâche quand même qu’il ne te retienne pas trop tard.
— Bien sûr.
— Fais-lui mes amitiés.
Moins de vingt minutes plus tard, j’étais avec Eve. Dès qu’elle fut dans
mes bras, plus rien n’eut d’importance. Je lui racontai tout, mais il me
semblait que c’était arrivé à un autre que moi. La magie de notre amour
agissait de nouveau, nous faisant oublier notre vieux sentiment de
culpabilité à l’égard de Connie, notre inquiétude, nos craintes… et même
l’heure.
— George, il est onze heures.
— Ce n’est pas possible !
— Si, mon chéri. Il faut que tu t’en ailles.
— Mais tu ne songes plus à quitter New York, dis ? Tu ne me laisseras
pas ?
— Non, mon chéri. D’ailleurs, je n’en aurais jamais eu le courage.
— Nous allons attendre… et tout finira bien par s’arranger.
— Oui.
— Ils vont probablement le découvrir demain. Ce sera dans les
journaux.
— Peu importe, maintenant qu’Ala ne risque plus rien. Il n’y a pas
autre chose ?
— Non, dis-je, tout en pensant à Chuck.
— Alors, il n’y a qu’à laisser faire.
CHAPITRE
8
Connie avait pris son air de grande dame, comme elle ne manquait
jamais de le faire lorsqu’elle recevait dans sa maison des gens n’y ayant pas
normalement accès, tels qu’accordeurs de pianos, plombiers ou quêteurs en
tous genres. Bien que ce fût, je le savais, une réaction nerveuse, j’en étais
toujours choqué. Mais, cette fois, je la bénis, me rendant compte que c’était
peut-être encore la meilleure défense dans la situation indéfendable où nous
nous trouvions. Ce fut « la fameuse Consuelo Corliss » qui gratifia le
policier d’un sourire un peu condescendant en lui disant :
— Asseyez-vous, je vous prie, lieutenant… euh… ?
— Trant, répondit l’autre en lui rendant son sourire, T-R-A-N-T, épela-
t-il aimablement avant de poursuivre. À ce que j’ai compris, Mrs Hadley,
vous aviez en quelque sorte pris sous votre protection un jeune Canadien
nommé Donald Saxby ?
— Oh ! nous avons lu ça dans les journaux, lieutenant, dit aussitôt ma
femme de son ton le plus mondain. C’est affreux !
— Vous savez donc qu’il a été assassiné ?
— Assassiné ? fit écho Connie. Bien sûr, nous appréhendions que ce fût
ça, les journaux ayant parlé de deux blessures. C’est terrible, absolument
terrible, n’est-ce pas, George ? Naturellement, Lieutenant, s’il y a quoi que
ce soit que mon mari ou moi puissions faire…
Sa main esquissa un petit geste pour compléter la phrase.
— Oui, j’espère que vous allez pouvoir m’aider, Mrs Hadley. Je viens
d’avoir un entretien avec Mr Keller et il m’a expliqué que c’était pour vous
être agréable qu’il avait procuré un emploi à Mr Saxby, parce que vous vous
intéressiez beaucoup à ce jeune homme…
— Cela me paraît quelque peu exagéré, l’interrompit Connie. Moi, j’ai
toujours pensé que Mr Keller l’avait engagé parce qu’il avait besoin d’un
garçon comme lui. Mon rôle s’est borné à les mettre en rapport. D’ailleurs,
je n’étais que très peu en relations avec Mr Saxby…
— Ah oui ?
— Nous avions fait connaissance à un vernissage. Il se trouvait avoir
connu un de mes amis, à Toronto. Nous avons causé et j’ai ainsi appris qu’il
était à la recherche d’un emploi. Comme ce garçon me paraissait aussi
agréable que compétent, j’ai pensé à Mr Keller.
— Et vos relations se sont arrêtées là ?
— Pas exactement, non. Je l’ai revu encore une ou deux fois, ici et là.
— Mais vous ne saviez pas grand-chose de lui ?
— Quasiment rien, j’en ai peur.
— Oh ! fit le lieutenant Trant.
J’étais partagé entre l’inquiétude que me causait le laconisme du
policier et l’admiration que m’inspirait l’attitude de Connie. Toutefois, cette
attitude ne laissait pas de m’inquiéter aussi un peu, car Connie avait
tendance à sous-estimer les gens. Or Trant ne me paraissait pas être
quelqu’un qu’on pût sous-estimer sans risque.
— Je suis déçu d’apprendre que vous ne le connaissiez pas mieux que
cela, Mrs Hadley, était-il en train de dire. En ce moment, nous travaillons
plus ou moins dans le noir et, jusqu’à présent, vous me paraissiez être la
seule personne susceptible de nous apporter quelque lumière. Mr Saxby était
arrivé assez récemment du Canada, n’est-ce pas ?
— C’est ce que j’avais compris, oui, dit Connie.
— Et il n’avait pas beaucoup d’amis ici ?
— Ça, je l’ignore.
— Vous ne l’avez pas entendu parler, par exemple, de personnes
nommées Green ? Mr et Mrs Thomas Green ?
Il s’y était pris avec une telle adresse que je fus une seconde avant de
me rendre compte qu’il tendait un piège. Mais, à mon grand soulagement, je
vis que Connie ne se troublait pas le moins du monde, fronçant juste un peu
les sourcils pour dire :
— Green… Ne seraient-ce pas des gens qui habitent dans le
Massachusetts ?
— Si, justement, répondit Trant.
— Oh ! oui… Je ne les connais pas personnellement, mais j’ai entendu
parler d’eux. Notre fille adoptive, Alathea, les a rencontrés, la semaine
dernière, à une réception. Ils l’ont invitée à aller chez eux et elle s’y est
rendue vendredi soir, en compagnie de Don Saxby justement. Je crois qu’ils
devaient y passer le week-end, mais Ala s’y est ennuyée et, dès samedi soir,
Don Saxby l’a ramenée ici.
Notre gros mensonge était proféré. Notre sort était désormais lié au
sien.
— Samedi soir, répéta Trant.
— Oui.
— Vers quelle heure ?
— Oh ! je ne saurais vous le dire au juste. Je pense que ce devait être
aux environs de dix heures.
— Avez-vous vu Saxby ? Je veux dire : est-il entré accompagner votre
fille ?
— Non, il n’est pas entré.
— Étant donné que le cadavre n’a été découvert que le lendemain du
décès, le médecin légiste ne peut se montrer bien précis quant à l’heure de
la mort. Il la situe entre 14 et 17 heures, dans l’après-midi de dimanche.
Malheureusement, bien qu’ils aient été chez eux, les voisins immédiats
n’ont pas pris garde aux détonations, et l’autre locataire qui se trouve sur le
même palier, était absente. Donc, tout ce que nous savons, c’est que Don
Saxby a été assassiné entre 14 et 17 heures dans l’après-midi de dimanche.
Autrement dit, le lendemain de son retour du Massachusetts en compagnie
de votre fille, n’est-ce pas ?
De nouveau, il avait réussi à rendre inquiétante cette remarque pourtant
toute naturelle. Il parut attendre que Connie réponde quelque chose et,
comme elle se taisait, il s’enquit :
— C’est donc tout ce que vous pouvez m’apprendre, Mrs Hadley ?
— J’en ai bien peur, oui, Lieutenant.
— Je vois, fit-il.
Je le regardais fixement, essayant de deviner ce qui pouvait se passer
derrière cet énigmatique visage d’ascète. Lui, les yeux dans le vague, assis
très droit dans son fauteuil, se taisait. Comme ce silence menaçait de
devenir embarrassant, Connie dit :
— J’ignore l’adresse de ces Green, Lieutenant. Mais si vous voulez
vous mettre en rapport avec eux, Ala pourra certainement…
— Oh ! Je vous remercie, mais ce n’est pas la peine, dit Trant. Ce sont
eux qui, spontanément, se sont mis en rapport avec moi. Mr Green m’a
téléphoné, voici deux heures, pour me dire qu’effectivement votre fille et
Mr. Saxby avaient passé chez lui la nuit de vendredi à samedi. C’est
d’ailleurs pourquoi j’avais espéré que vous pourriez me renseigner. Vous
comprenez, étant donné qu’il était allé chez les Green en compagnie de
votre fille, j’avais l’impression que Mr Saxby devait être… presque comme
quelqu’un de votre famille ?
— Oh ! non, dit trop vivement Connie, Ala le connaissait à peine. Je
crois même qu’elle l’avait rencontré seulement deux fois… Ici, un soir qu’il
était passé prendre un verre avec nous, et une autre fois à une réception.
S’ils sont allés ensemble chez les Green, c’est, je suppose, simplement
parce qu’ils avaient été invités en même temps.
Cette explication paraissait tellement invraisemblable que je m’attendis
à ce que le lieutenant Trant fît à nouveau pointer les griffes à travers les
gants de velours. Mais, à ma grande surprise, il se leva.
— Eh bien, Mrs Hadley, je n’ai pas eu beaucoup de succès avec vous…
(Se tournant vers moi.) Vous n’avez rien à ajouter, je suppose, Mr Hadley ?
— Oh, non, dit aussitôt Connie. George ne l’avait vu qu’une seule
fois… N’est-ce pas, George ?
— Oui, je crois… fis-je vaguement.
— Il fréquentait donc plutôt les dames, remarqua Trant. Le mieux que
j’aie à faire est de m’entretenir maintenant avec votre fille, puisque, autant
que nous le sachions pour l’instant, elle a été la dernière personne à le voir
vivant.
— Je suis navrée, Lieutenant, dit Connie, mais elle n’est pas à la
maison pour le moment.
— Alors, je repasserai quand j’aurai le temps.
Trant souriait de nouveau, d’une façon qui me rappela grotesquement
celle de Don Saxby.
— Ce sera, j’imagine, une simple formalité, car je ne crois pas avoir
grand mal à découvrir l’assassin.
Il avait dit cela négligemment, comme s’il ne pensait pas que cela pût
nous surprendre beaucoup.
— Oui, Mrs Hadley, continua-t-il, Saxby avait préparé deux valises et
brûlé certains papiers dans sa cheminée. On est en train d’analyser ces
cendres au labo, mais je doute qu’on puisse en tirer quelque chose. Quoi
qu’il en soit, cela indique que Saxby était sur le point de quitter la ville en
toute hâte, probablement parce qu’il avait peur de quelqu’un. En outre,
l’arme du crime a été retrouvée près de lui. Naturellement on n’y a pu
relever aucune empreinte, mais ce revolver ne semble pas avoir appartenu à
Mr Saxby, car je n’ai trouvé trace d’aucun permis à son nom. Il peut paraître
insolite qu’un assassin abandonne ainsi son arme, mais cela se produit
beaucoup plus fréquemment que vous ne l’imagineriez. D’ici un couple
d’heures, nous saurons à tout le moins qui avait acheté cette arme et, avec
un peu de chance, il se pourrait que cette personne ait eu quelque raison
d’en vouloir à Saxby…
Son sourire s’accentua puis, sans changer d’expression le moins du
monde, Trant ajouta :
— Encore une chose, Mrs Hadley… Vous avez dit que Don Saxby se
trouvait avoir connu un de vos amis, à Toronto. Qui est cet ami ?
J’aurais voulu pouvoir crier à Connie : « Pour l’amour du ciel, ne lui
dis pas que c’est Mel ! Si tu l’envoies chez les Ryson, il ira jusqu’à
Chuck ! »
Avec beaucoup de naturel, Connie parut vivement contrariée :
— Oh ! c’est trop bête… Je suis pourtant sûre que c’était quelqu’un
de…
— Ne serait-ce point, par hasard, Mr Melville Ryson ? intervint Trant.
C’était la seconde fois qu’il tendait un piège. D’une façon ou de l’autre,
il avait dû apprendre ce qu’il en était concernant Mel et il se servait de cela
pour voir jusqu’à quel point il pouvait se fier à nos dires. Là encore, Connie
fut admirable. Bile eut un paisible haussement d’épaules :
— Quand je vous disais que c’était par trop bête ! Mais oui, bien sûr,
c’était Mel.
— Oui, Mr Keller croyait bien se rappeler vous avoir entendue dire que
Mr Saxby avait connu Mr Ryson à Toronto.
— Oh ! ils s’étaient simplement rencontrés là-bas, et je ne pense pas
que Mel…
Mais Trant ne laissa pas Connie achever sa phrase.
— Votre fille, Mrs Hadley, est fiancée, je crois, avec le fils Ryson ?
— Oui, c’est exact.
— Et le mariage doit avoir lieu dans un mois environ ?
— Oui… le dix décembre.
— Le jeune Ryson n’est pas allé chez les Green, lui aussi ? Étant donné
la proximité du mariage…
— Non. Je ne pense pas que les Green connaissent Chuck… Mais, de
toute façon, il était à Chicago.
— À Chicago ?
— Pour affaires.
— Je vois.
De nouveau, Trant marqua une pause et je me préparais à ce qu’il
demande si Chuck était la veille à Chicago. Mais il n’en fit rien, se
contentant de dire, après avoir jeté un bref regard à ses ongles :
— Bon, alors maintenant, je m’en vais aller voir Mr Ryson. Espérons
que j’aurai un peu plus de succès avec lui. (Il tendit la main à Connie.) Au
revoir, Mrs Hadley. Merci d’avoir facilité ma tâche de votre mieux.
Comme il gagnait le hall, le pressentiment me vint qu’Ala allait choisir
ce moment pour rentrer. Je me précipitai, comme l’eût pu faire un
domestique, pour ouvrir la porte du perron à Trant. Je regardai dans la rue.
Pas trace d’Ala.
— Vilaine affaire, Mr Hadley, dit Trant en me rejoignant sur le seuil.
— Oui.
— Votre femme est charmante, et j’ai entendu dire qu’elle avait
beaucoup fait pour notre ville. Il m’est odieux de la mêler, si légèrement
que ce soit, à une histoire aussi sordide.
— Vous n’y pouvez rien, dis-je.
Il me regardait maintenant comme s’il ne m’avait pas encore bien vu
avant cet instant :
— Ça m’a été un grand soulagement d’apprendre que vous connaissiez
à peine Don Saxby. Je déteste devoir importuner des gens comme vous à
propos d’un meurtre. Et le D.A. aussi… Mais ce que m’avait dit Mr Green
m’avait un peu inquiété…
— Ce que Mr Green vous avait dit ? répétai-je.
— Vous savez comment sont les gens… À observer Saxby et votre fille,
r
M Green avait eu l’impression qu’elle était amoureuse de lui.
— Amoureuse de Saxby ? fis-je, en souhaitant que ma voix exprimât
bien l’incrédulité.
— Ç’aurait été un beau gâchis, n’est-ce pas ? sourit Trant. Un coup
pareil, alors que votre fille était sur le point de se marier avec le fils Ryson !
Heureusement, ça n’est pas le cas.
Il me tendit la main et, en la lui serrant, j’eus l’atroce sentiment qu’il ne
nous avait pas cru un seul instant, qu’il était au courant de tout, et avait
simplement quelque machiavélique raison de n’en laisser encore rien
paraître. C’était absurde, bien sûr, mais ça n’en était pas moins déplaisant.
— Ne vous faites pas de souci, Mr Hadley. J’ai le sentiment que cette
affaire sera toute simple, et pratiquement éclaircie quand nous saurons à qui
appartient le revolver.
Il me sourit une dernière fois et, descendant le perron, se dirigea vers
une voiture de police qui attendait en bordure du trottoir. Je le regardai y
prendre place et, ce faisant, je me souvins que les Ryson avaient un
revolver. Après son mariage avec Vivien, Mel avait absolument voulu en
posséder un « en cas de cambriolage » et Vivien plaisantait toujours à ce
sujet, disant que Mel gardait le revolver dans un tiroir de la table de chevet
placée entre leurs deux lits.
Et il me sembla entendre de nouveau Vivien, lorsqu’elle m’avait
téléphoné la veille :
« Hier soir, Chuck s’est montré très bizarre. Aussitôt après le dîner, il
s’est éclipsé. Et savez-vous où je l’ai retrouvé quand je suis finalement
partie à sa recherche ? Dans notre chambre à coucher, assis sur mon lit ! »
À la portière de la voiture, le lieutenant Trant me faisait un amical signe
d’adieu, cependant que, dans ma tête, la voix de Vivien poursuivait :
« Pourquoi dans notre chambre plutôt que dans la sienne ? »
CHAPITRE
10
— Je n’ai même pas essayé d’entrer à nouveau chez lui, était en train
de dire Chuck. J’ai repris l’ascenseur et c’est seulement lorsque je me suis
retrouvé dans la rue, que j’ai ressenti toute mon humiliation. Voilà donc tout
ce dont j’étais capable pour celle que j’aimais le plus au monde…
Des mots s’étranglèrent dans sa gorge et, si besoin était, cela eût suffi à
dissiper mes derniers doutes quant à son innocence.
— Je me suis remis à marcher droit devant moi. À un moment donné,
comme j’étais dans la Seconde Avenue, j’ai reconnu un bar que je
fréquentais naguère, lorsque j’étais étudiant à Harvard… L’Ours rouge, au
coin de la 61e Rue. J’y suis entré. C’était toujours le même barman, Mack,
et il m’a reconnu. J’étais le seul client. J’ai bu un verre, puis un autre, et j’ai
bien dû rester là une couple d’heures. En sortant de là, je suis allé dans un
autre bar, puis dans un troisième… Le bar en bar, j’ai perdu toute notion du
temps jusqu’à ce que je voie une pendule marquant neuf heures. Je me suis
alors souvenu de l’avion que je devais prendre pour regagner Chicago.
J’avais mon ticket dans ma poche et, pour aussi saoul que je fusse, je
réussis à me faire conduire en taxi à Idlewild. Mais mon avion ne partait
qu’à onze heures. Je suis donc demeuré plus d’une heure dans la salle
d’attente… Et voilà, c’est tout… Voilà ce que je leur ai dit, ce qu’ils ont
transcrit et que j’ai signé. Je pense que le D.A. va me prendre pour un
pignouf, mais qu’il me croira, non ?
Il avait terminé sa phrase avec l’amorce d’un sourire. Lorsqu’il nous vit
demeurer silencieux, le sourire disparut.
— Mais… fit-il. Connie, vous ne…
Connie se leva et, s’approchant de la chaise où il était assis, le prit par
les épaules :
— Chuck… Nous aurions peut-être dû te le dire dès l’abord. Je ne sais
pas… Mais le D.A. a déjà lu ta déposition.
Il se dressa, comme mû par un ressort :
— Il l’a lue et… ?
— Trant nous a dit qu’il avait décidé de t’arrêter et de t’inculper
formellement.
C’était atroce de voir son visage changer, devenir d’une pâleur grisâtre
qui gagnait même ses lèvres.
— Mais… mais ce n’est pas possible. Je dis la vérité. Je…
Son regard alla désespérément de Connie à moi :
— Vous me croyez, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que je te crois, répondit Connie avec chaleur. Et George
aussi, n’est-ce pas, George ?
— Oui, Chuck, dis-je, je te crois.
— Alors… alors…
— Nous allons faire quelque chose, déclara Connie. Ne te tracasse pas,
je vais…
Elle s’interrompit en entendant le bruit d’une clef dans la serrure. Nous
fîmes tous face à la porte qui s’ouvrit pour livrer passage au flic :
— Je regrette, m’sieu-dame, mais maintenant, faut que vous vous en
alliez.
Connie le foudroya du regard :
— J’ai besoin de voir le District Attorney. Tout de suite !
— Désolé, madame, mais il est trop tard aujourd’hui pour qu’on puisse
joindre le D.A.
— Alors, conduisez-moi auprès du lieutenant Trant.
— Il n’est plus là. Il est parti voici dix minutes.
Le planton la regardait avec la bienveillante impassibilité du type qui a
déjà entendu des milliers de fois des milliers de parents lui demander de les
conduire auprès du District Attorney.
— Le mieux que vous ayez à faire, madame, c’est encore de vous
adresser à l’avocat du petit…
— Oui, oui… (Connie se tourna vers Chuck.) Où est-il ? Où peut-on le
joindre ?
Chuck, fouillant dans la poche de son veston, en extirpa une carte qu’il
tendit à Connie sans mot dire.
— Et voilà, fit le flic, comme ça, tout va s’arranger. Maintenant, si vous
voulez bien…
Connie regarda la porte devant laquelle il s’était effacé pour nous
laisser passer, puis elle courut à Chuck, le serra dans ses bras :
— Chuck, mon chéri, sois tranquille. Je vais leur faire comprendre… Je
te le jure !
Elle l’embrassait avec une violence passionnée, comme une lionne son
petit. Puis elle se détacha de lui, nous sortîmes dans le couloir, et le flic
referma la porte à clef.
Tandis que je débattais en moi-même la douloureuse alternative, Chuck
ou Ala, Ala ou Chuck, avec la conviction qu’ils étaient innocents tous les
deux, Connie, déversant une hautaine indignation sur la tête de notre guide,
se fit conduire à un poste téléphonique du rez-de-chaussée, d’où elle appela
l’avocat. Je l’écoutai vaguement lui parler de son ton le plus Corliss, puis
elle m’annonça en raccrochant :
— C’est d’accord, George, il va nous recevoir tout de suite. Mais je
veux d’abord téléphoner à Mel, pour le prévenir que nous allons chez
l’avocat.
Pendant tout le trajet, Connie ne tint pas en place, comme si elle pensait
qu’il lui suffirait de se porter garante de l’innocence de Chuck, pour que
l’avocat puisse tout arranger.
— Je suis sûre qu’ils n’ont pas fait le quart de ce qu’ils auraient dû
faire… Ce bar, par exemple… L’Ours rouge, n’est-ce pas… au coin de la
61e Rue ?
— Oui, c’est ça.
— Eh bien, le barman se souviendra sûrement de Chuck, puisque
Chuck nous a dit qu’il était le seul client. Il… D’après le médecin légiste, le
crime a été commis entre deux heures et cinq heures de l’après-midi, mais
Chuck n’est pas du tout sûr de l’heure à laquelle il était chez Don. Peut-être
était-ce plus tôt qu’il ne le pense. Peut-être ce barman, Mack, pourra-t-il
affirmer que Chuck est arrivé au bar à, disons, deux heures moins dix…
— C’est peu probable.
Elle me regarda avec colère :
— Pourquoi es-tu toujours si défaitiste ? Moi, ça me paraît, au
contraire, très possible. George, tu vas y aller… Tu descendras à hauteur de
la 61e Rue et je continuerai toute seule jusque chez l’avocat. De toute façon,
je n’ai pas besoin de toi là-bas…
La perspective d’échapper à Connie et à la pénible session chez
l’avocat me parut enchanteresse. Je ne pensais pas qu’il pût résulter quoi
que ce fût de ma visite à ce bar, mais autant valait en profiter.
— D’accord, dis-je.
— Parfait. Ensuite, nous nous retrouvons à la maison.
Quand j’entrai à L’Ours rouge, un bar comme il y en a des quantités du
côté de la Seconde Avenue, il y avait une guirlande d’hommes le long du
comptoir. La télévision fonctionnait, mais on avait coupé le son. Le barman,
un type maigre et chauve, d’une cinquantaine d’années, était en train
d’essuyer des verres.
— Un bourbon à l’eau, demandai-je.
Quand le barman m’apporta mon verre, je m’enquis :
— Vous vous appelez Mack ?
— Oui, fit-il en me dévisageant. Vous êtes de la police ?
— Non.
— J’avais cru, parce qu’ils sont déjà venus m’interroger à propos du
fils Ryson qu’on a arrêté pour meurtre…
— Je suis son oncle. Je voudrais savoir à quelle heure il est arrivé ici,
dimanche après-midi.
— C’est ce qu’ils voulaient savoir eux aussi, dit-il en frappant le bord
du comptoir avec son torchon. Eh bien, monsieur, il n’y a pas de mystère.
C’était peut-être deux ou trois minutes après que je sois venu remplacer
mon collègue, et je commence à deux heures et demie.
Et voilà qui réglait son compte à « l’inspiration » de Connie. Chuck
était arrivé là quelques minutes après deux heures et demie. À pied,
l’appartement de Don Saxby était à dix minutes environ… et le crime avait
pu être commis à deux heures.
À côté de nous, deux types discutaient sport avec véhémence, sans se
douter du drame que je vivais. Le barman, lui, m’exprima sa sympathie :
— C’est bien malheureux, quand même… Chuck m’a toujours fait
l’impression d’un brave gosse… un très brave gosse…
Dans le feu de la discussion, un des deux hommes renversa son verre et
le contenu se répandit sur le comptoir. Aussitôt le barman entreprit de
l’éponger avec son torchon.
Ce fut en voyant le torchon s’imbiber de liquide que je me remémorai
un détail dont, sur l’instant, l’importance m’avait échappé. Lorsque j’avais
examiné le cadavre de Don Saxby, la manche gauche de sa chemise était
humide du cocktail répandu quand il avait été abattu. Et à quelle heure
avais-je touché cette manche de chemise ? À quatre heures et demie, au
plus tôt.
Le barman, ayant fini d’éponger, revenait vers moi.
— Lorsque vous préparez un « dry », demandai-je, vous est-il déjà
arrivé de renverser le shaker sur votre manche ?
— Oh ! oui… Pourquoi ?
— Combien de temps cela met-il à sécher ?
Il eut un haussement d’épaules :
— Je ne m’en suis jamais inquiété. Mais pas longtemps… Le gin
s’évaporant, ça sèche vite.
Je me livrai à un petit calcul. Chuck avait dû quitter l’appartement de
Saxby à deux heures vingt, au plus tard. Pour aller jusqu’à quatre heures et
demie, cela faisait deux heures et dix minutes. Est-ce que la manche
imbibée de cocktail pouvait être encore humide au bout de deux heures et
dix minutes ?
Cela me semblait impossible et, si c’était impossible, Saxby avait dû
être tué après que Chuck fût arrivé à L’Ours rouge. Cela assurait donc un
alibi à Chuck, j’allais pouvoir le faire relâcher sans plus tarder, il suffisait
que je…
Ma jubilation fut brusquement douchée quand je me rendis compte que,
pour sauver Chuck, il suffisait que je trahisse Ala. Et le cas d’Ala serait
beaucoup plus désespéré que celui de Chuck.
Non seulement cela, mais si je disais qu’Ala s’était trouvée chez Saxby,
il me fallait parler aussi d’Eve et de moi. Bien sûr, je pourrais raconter que
j’étais venu chez ma secrétaire pour lui dicter quelques lettres concernant le
magnat brésilien et qui étaient trop urgentes pour attendre jusqu’au lundi…
Mais il n’y aurait aucune lettre dont on pût retrouver la trace, et l’homme
que je chercherais à abuser ainsi serait le lieutenant Trant. Il ne lui faudrait
certainement pas plus de cinq minutes, à compter de là, pour deviner ce
qu’il y avait entre Eve et moi… Ensuite, il n’y aurait plus rien pour contenir
le scandale dont le torrent se déverserait sur moi, sur Eve… et sur Connie
aussi.
C’était ignoble, je le savais, de faire entrer cela en ligne de compte,
alors que des choses bien plus importantes étaient en jeu. Mais je ne
pouvais m’empêcher de penser à ce que représenterait pour Eve le fait
d’être publiquement désignée comme la petite secrétaire qui avait voulu
ravir son mari à Consuelo Corliss. J’en voulus rageusement au District
Attorney et au lieutenant Trant, pour leur paresse qui les faisait retenir la
première solution s’offrant à eux, la plus évidente… Ils étaient pourtant au
courant de ce qui s’était passé entre Saxby et les Duvreux. Ne leur était-il
pas venu à l’esprit qu’un homme ayant de tels antécédents avait pu susciter
la haine mortelle de gens qui n’étaient ni des Ryson, ni des Hadley ?
Pourquoi n’avaient-ils pas opéré des recherches dans le passé de Saxby ?
S’étaient-ils seulement donnés la peine de consulter les sommiers ou les
collections de journaux ?
Le fait de penser aux journaux me fit souvenir d’un de mes plus vieux
amis, un ancien journaliste devenu écrivain. Ted Bradley était une
encyclopédie humaine des plus sordides aspects de la vie. Il saurait peut-
être quelque chose… Sinon, il n’aurait pas son pareil pour découvrir ce
qu’il y avait à apprendre sur le compte de Saxby.
Quand je l’eus au bout du fil, Ted me répondit posément :
— Ce Saxby avait eu une affaire de ce genre à Toronto et une autre à
Québec ? Très bien. J’ai un ami à Toronto… D’ailleurs, j’ai des tas d’amis
dans des tas d’endroits ! Je m’en vais donner deux ou trois coups de fil. Si
je découvre tout de suite quelque chose, je t’appelle chez toi ?
Chez moi ? Mel et Vivien y seraient… Connie reviendrait de chez
l’avocat très surexcitée… Et je voulais me livrer à une expérience à propos
du cocktail…
— Non, Ted… Si tu découvres quelque chose d’intéressant d’ici une
heure, téléphone-moi plutôt à…
Je lui donnai le numéro d’Eve.
Chez Eve, je pourrais me livrer à l’expérience en question, et c’était de
concert avec Eve que je prendrais une décision au sujet d’Ala.
CHAPITRE
14
Il était huit heures passées quand j’ouvris les yeux. Pensant à Ala et à
Trant, je m’en voulus de ne pas m’être éveillé plus tôt. Connie dormait
encore, mais ça n’était plus pour longtemps. Me glissant hors du lit, j’enfilai
un peignoir de bain et me rendis en hâte dans la chambre d’Ala où j’entrai
sans frapper. Ala dormait. La clarté grisâtre de ce jour de novembre me
révélait ses cheveux blonds qui moussaient sur l’oreiller, son jeune et serein
visage, le vieil éléphant de peluche couché sur ses pieds… Dès le berceau,
nous apprenons que les apparences sont trompeuses, mais nous n’arrivons
jamais à nous en persuader tout à fait. Aussi, en cet instant, me fut-il
impossible de croire qu’Ala pût être coupable.
— Ala, appelai-je doucement.
Elle ouvrit les yeux, me regarda un instant sans qu’il y eût la moindre
crainte ou inquiétude au fond de ses yeux, puis elle s’assit en souriant :
— Oh ! il est tard ou quoi ?
Je m’assis au bord du lit :
— Trant vient ce matin.
— Je sais. Connie me l’a dit hier soir. C’est terrible cette histoire de
Chuck… Je n’aurais jamais pensé qu’il éprouvait pour moi des sentiments
comme ça, je veux dire des sentiments qui n’étaient pas simplement…
Elle renonça à trouver le mot qui pût traduire sa pensée et me regarda
tristement :
— Et il l’a tué, hein ? Connie ne veut pas le croire, bien sûr, et
tomberait raide morte avant que d’en convenir, mais… Oh ! George, si vous
saviez ce que je peux ressentir !… Mais, sincèrement, jamais je n’aurais
imaginé que…
— Il ne l’a pas tué, Ala.
— Non ? (Son visage devint soudain radieux.) Vous voulez dire qu’ils
ont arrêté l’assassin ?
— Non, fis-je, c’est beaucoup plus compliqué que cela.
J’entrepris de la mettre au courant et, à mesure qu’elle m’écoutait, son
visage semblait se creuser, se pincer, puis elle dit :
— Vous êtes sûr que ce… cette manche mouillée est une preuve
formelle ?
— Absolument sûr. C’est pourquoi je viens de t’en faire part. Si nous
disions à la police que nous avons été là-bas, Chuck pourrait être libéré
aujourd’hui même.
— Mais si nous le leur disons… ils vont croire que c’est moi qui…
— Probablement, oui.
— Évidemment… Le revolver était là… Je venais d’apprendre quel
homme était Don. Je… (Elle me saisit le bras.) George, vous n’allez pas le
leur dire ? Oh ! non, je vous en supplie !
Je comprenais, bien sûr, la panique qui s’emparait d’elle. Et cependant,
en regardant ces yeux emplis de désespoir, ces lèvres tremblantes, je me
sentais envahir par le froid glacial de la déception. Si elle est innocente,
avais-je espéré la veille, si elle a suffisamment de courage…
— George, vous ne pouvez pas le leur dire ! Non !
— Et toi ? Ne penses-tu pas que tu pourrais le leur dire ?
— Moi !
— Chuck est innocent. On l’a arrêté. Il va passer aux Assises. Et tu
peux le sauver.
— Mais… mais… vous venez de le dire ; il est innocent. On ne peut
pas condamner quelqu’un quand il est innocent… Oh ! je sais que c’est
terrible pour lui, mais… Ils ne peuvent pas le condamner, n’est-ce pas ?
— Si l’on ne condamne jamais d’innocents, tu n’as pas de souci à te
faire.
Je savais qu’il était cruel d’agir ainsi et de lui imposer un pareil cas de
conscience si elle-même n’était pas coupable, mais…
— Tu n’es pas coupable, n’est-ce pas ? lui demandai-je brusquement.
— George ! Vous ! Vous pouvez penser que…
— Je te pose simplement une question.
— Une question ! répéta-t-elle durement. Je semble vraiment jouir de la
confiance générale ! Eh bien, puisque je dois convaincre même mon soi-
disant père que je ne suis pas une criminelle… Non, George Hadley, je n’ai
pas tué Don Saxby.
— Très bien. C’est tout ce que je voulais savoir.
Aussitôt, elle se rasséréna :
— Vous me croyez ?
— Bien sûr que je te crois.
— Oh ! George…, Cher George ! alors, vous ne leur parlerez de rien ?
— Je n’ai pas dit cela. Si, à un moment donné, cela devient nécessaire
pour le bien de Chuck, alors je parlerai.
— Oh ! non, George ! Non !
Un instant, son regard s’affola de nouveau. Puis, d’une voix très calme,
elle dit :
— George, il y a quelque chose que vous ne savez pas. Quelque chose
qu’ils découvriront. Une fois qu’ils m’auront arrêtée, quand ils penseront
que je suis coupable, ils fouineront un peu partout… et alors, ils ne
douteront plus que j’aie fait le coup. À leurs yeux, je serai l’exemple parfait
de ces filles de famille dévergondées.
Elle avait dit cela avec une amertume inhabituelle.
— Tu veux dire, parce que tu as passé la nuit dans un motel avec Don ?
Ils le savent déjà.
— Mais ils ignorent encore que je suis ce qu’on pourrait appeler une
récidiviste. Vous aussi, d’ailleurs. Vous n’étiez même pas là, mais en
voyage je ne sais où… C’était l’année dernière, vers cette époque-ci.
— Quand j’étais au Brésil ?
— Oui, c’est ça, ce devait être le Brésil.
Sur la table de chevet, il y avait un paquet de cigarettes. Ala en prit une
et l’alluma d’une main qui tremblait légèrement.
— Quand vous êtes revenu de voyage, je voulais tout vous dire parce
que je pensais que vous me comprendriez un peu, mais Connie s’y est
opposée. Elle m’a fait jurer de n’en parler à personne.
— Connie ? Connie était aussi dans cette histoire ?
— Jusqu’au cou ! Telle une déesse descendant de l’Olympe, elle a
foncé vers le Sud dans sa Lincoln Continental, pour aller au secours de
l’enfant prodigue et adoptive.
De nouveau l’amertume, de façon encore plus marquée.
— Et c’était sa faute autant que la mienne. Vous allez penser que je
cherche à m’excuser en disant cela, mais c’est la vérité. Je vous le jure. Si
vous saviez ce que ça peut être que d’avoir dix-huit ans et de la voir me
traiter comme si j’étais une gamine de douze ans complètement idiote ! Et
non seulement cela, mais il y avait Chuck aussi… Toujours Chuck ! Pas un
instant, elle ne cessait de le pousser vers moi : « Chuck vient dîner ce soir. »
« J’ai deux places pour le théâtre ce soir. J’ai pensé que tu pourrais y aller
avec Chuck. » Chuck, toujours Chuck ! J’aurais pu l’aimer – et, pour ce que
j’en sais, je l’ai peut-être aimé – mais avec Connie sans cesse à m’en
rebattre les oreilles, comment pouvais-je savoir où j’en étais ? Et puis il y a
eu cette surprise-partie au Village (2). Inutile de vous dire que je n’étais pas
censée m’y trouver. Vous savez ce que Connie pense du Village. Mais,
enfin, j’y étais allée en douce et, là, j’avais rencontré Gene.
— Qui est Gene ?
— Vous n’avez jamais entendu parler de lui, n’est-ce pas ? Eh bien,
c’était, je pense, un échantillon typique de la faune du Village, sans plus.
Mais il était charmant, amusant… Bref, tout l’opposé de ce que, selon
Connie, doivent être les Corliss. Il n’en fallait pas davantage pour que je le
trouve fascinant. Je savais qu’il était marié et vivait séparé de sa femme,
mais ça ne faisait aucune différence pour moi parce que… parce qu’il n’y
avait rien de sérieux entre nous, quoi. Il m’emmenait déjeuner dans un
bistrot ou bien, les soirs où je pouvais m’échapper, nous allions danser
ensemble. Je trouvais épatant d’avoir enfin trouvé quelqu’un qui me traitait
en adulte… et, encore plus, cette impression de faire un pied-de-nez à
Connie !
Elle secoua sa cigarette au-dessus du cendrier :
— Gene avait à Richmond des amis qui avaient entendu parler de moi
et qu’il pensait devoir me plaire. La possibilité se présenta d’aller passer un
week-end chez eux. Je racontai une histoire à Connie – comme je l’ai fait
pour Don – et je partis avec Gene. Quand nous arrivâmes là-bas, ce fut
merveilleux, absolument épatant. Pour la première fois de ma vie, je me
sentais libre. Puis brusquement, tout se gâta parce que la femme de Gene
survint. À New York, des gens lui avaient raconté que Gene m’avait
emmenée là. Elle était ivre, folle de jalousie, et brandissait un revolver. Il
s’ensuivit une vraie bagarre dans laquelle Gene, sa femme, moi, tout le
monde se trouva entraîné. Finalement, je ne sais comment, le revolver partit
et la femme de Gene reçut la balle dans le bras. Des voisins, ayant entendu
la détonation, appelèrent la police et nous fûmes tous emmenés au poste.
Là-bas, Gene se révéla une vraie loque. J’ai d’ailleurs appris, par la suite,
qu’il ne valait pas cher.
Elle frissonna.
— J’étais terrifiée et ne savais que faire. En désespoir de cause, j’ai
téléphoné à Connie et elle est immédiatement accourue. Je ne sais comment
elle s’y est prise. Je suppose qu’elle a dû promettre des Cadillac à deux ou
trois flics, mais l’affaire a été étouffée et elle m’a ramenée à la maison.
Ala écrasa sa cigarette dans le cendrier.
— Oh ! elle ne s’est pas mise en colère. Elle ne m’a même pas fait de
reproches, se montrant on ne peut plus compréhensive. Je devais voir
maintenant combien elle avait raison, et elle pensait que ça me servirait de
leçon, que, à l’avenir, je ne ferais plus des choses pareilles, mais serais une
bonne petite épouse pour Chuck. Je me rends compte que ça peut paraître
horrible de ma part après que Connie m’ait tirée d’un pareil mauvais pas,
mais je lui en ai voulu bien plus que si elle s’en était lavé les mains, me
laissant me débrouiller comme je l’aurais pu. Elle avait le beau rôle, et moi
pas. Comprenant cela, j’ai voulu me montrer docile, épouser Chuck, et
devenir une bonne épouse. Mais je dois être incorrigible, comme dirait
Connie, car il a suffi que Don survienne pour que… ! (Elle me regarda droit
dans les yeux, s’efforçant de sourire.) Vous ne semblez guère avoir de flair
pour ce qui est des filles adoptives !
J’étais ahuri par ces révélations, mais surtout indigné par l’attitude de
Connie dans cette affaire. Pourquoi, au nom du ciel, ne m’avait-elle rien
dit ? Si j’avais été au courant, jamais je ne me serais conduit comme je
l’avais fait quand Ala s’était éprise de Saxby ! Mais non ! Connie se croyait
toujours capable de tout régler par elle-même ! Inutile d’en parler à
George !
La voix d’Ala me parvint au sein de ma colère rentrée :
— Vous comprenez, George ? Ils ne sauront jamais qui tenait le
revolver quand Don a été tué. Mais s’ils apprennent que je suis allée chez
Don, ils m’arrêteront… et je n’aurai aucune chance de m’en tirer, n’est-ce
pas ?
— Non, dis-je, en effet…
— Alors… vous ne leur direz rien ?
— Non. Pas maintenant en tout cas. Il va nous falloir trouver quelque
autre moyen de venir en aide à Chuck.
— Oh ! George, si vous saviez comme j’ai été terrifiée quand j’ai vu
Don étendu par terre ! dit-elle en jetant ses bras autour de mon cou. C’était
l’affaire de Richmond qui recommençait, mais en pire ! Avant que j’aie
téléphoné à Mrs Lord et que vous soyez venu tout arranger, j’ai même pensé
me tuer… Oh ! c’est terrible pour Chuck et je sais que c’est de ma faute, s’il
a été arrêté… Je sais aussi que je devrais parler… pour qu’on le libère. Mais
je ne peux pas ! Je ne m’en sens pas le courage… Oh ! George, je vous en
supplie, ne pensez pas trop de mal de moi !
Je sentais son corps mince trembler contre moi, Pauvre gosse, pensai-
je. Quoi qu’elle ait pu faire, elle ne méritait certainement pas ça.
— C’est la faute de Connie… Tout est de sa faute ! Je ne voulais pas
être une dévergondée ! Si seulement elle m’avait fait confiance, si elle
m’avait considérée comme un être sensé, je… j’aurais aimé Chuck, je me
serais bien conduite… J’en suis sûre ! C’est par réaction que j’ai voulu…
Oh ! elle a sans doute cru bien faire, mais…
La porte s’ouvrit. Ala s’écarta brusquement de moi et je me retournai.
Connie, en négligé rose, entrait dans la chambre, d’un air décidé.
— George… Veux-tu me laisser un moment seule avec Ala ?
— Non ! s’interposa Ala d’un ton de défi. Quoi qu’elle ait à me dire,
restez, George !
— Tu veux vraiment qu’il reste ? fit Connie.
— Oui !
— D’accord. En un sens, ce sera d’ailleurs probablement aussi bien.
Debout au pied du lit, ma femme demeura un instant silencieuse,
considérant Ala d’un air las :
— J’espérais que ce ne serait pas nécessaire. Même lorsqu’ils ont arrêté
Chuck, j’ai voulu me persuader qu’il y aurait quelque autre moyen de le
tirer de là. Mais je me rends compte à présent qu’il n’y en a pas. Et après
cette nuit… Enfin, bref, ma décision est prise.
Le regard de ses yeux gris se tourna vers moi :
— Peut-être aurais-je dû t’en parler… J’avais failli le faire, mais j’avais
eu le sentiment que ça ne ferait qu’empirer les choses pour toi, sans aucun
profit pour personne…
Après un temps, elle poursuivit :
— Dimanche après-midi, vers quatre heures, je suis montée dans la
chambre d’Ala. Je pensais qu’elle devait être réveillée ; toutefois, je ne
voulais pas la déranger si elle dormait encore. La porte était fermée à clef,
mais la clef n’était pas dans la serrure. Alors, j’ai regardé par le trou de la
serrure. Je pouvais voir le lit, et Ala n’était pas dedans. Je me suis donc
mise à frapper. J’ai insisté pendant un bon moment, puis j’ai compris
qu’elle n’était pas dans sa chambre, qu’elle avait dû filer en refermant la
porte à clef.
Elle tourna vers Ala un visage implacable, le visage de la Justice :
— J’ai deviné que tu devais être chez Don. En quel autre endroit aurais-
tu pu aller, que tu aies besoin de me jouer une pareille comédie ? Mais, sur
l’instant, ça ne m’a pas semblé avoir grande importance. Je me suis même
dit qu’il valait peut-être mieux que tu discutes directement avec Don. Si tu
étais restée longtemps absente, je serais allée te chercher chez lui, mais
comme tu es revenue presque aussitôt après George, j’ai pensé que mieux
valait paraître tout ignorer…
De nouveau, Connie marqua un temps :
— Mais tu peux imaginer ce que j’ai ressenti en apprenant la mort de
Don ! J’aurais dû avoir immédiatement une explication avec toi… Mais je
n’en ai pas eu le courage. Je crois bien que j’ai eu peur… Je n’ai pas voulu
savoir la vérité. J’ai pensé : « Si elle a besoin de moi, elle viendra me
trouver… » Là-dessus, ils ont arrêté Chuck et tu n’as toujours rien dit. Je
n’aurais pas cru que tu pourrais le laisser arrêter comme ça, sans réagir le
moins du monde. Mais c’est ce que tu as fait, hein ? Toujours le même
principe : Ala d’abord.
Connie esquissa un haussement d’épaules, indiquant qu’elle s’était
résignée à regarder la vérité en face.
— J’ai fait tout mon possible pour te protéger. Tu ne pourras pas dire le
contraire. Mais maintenant, c’est fini. Quand le lieutenant Trant viendra,
tout à l’heure, tu lui raconteras tout. Tu m’entends bien ? Quoi que tu aies
pu faire, dans quelque pétrin que tu aies pu te fourrer, tu diras tout au
lieutenant. Tout. Si tu ne le fais pas, c’est moi qui le mettrai au courant.
CHAPITRE
16
Assise dans son lit, le dos contre le mur, Ala regardait Connie comme si
celle-ci incarnait la Justice Immanente.
— Eh bien, insista ma femme, tu peux en convenir maintenant. Tu es
allée chez Don, n’est-ce pas ?
Je me rendis compte qu’il serait absurde de vouloir mentir plus
longtemps à Connie, et comme Ala demeurait obstinément silencieuse, ce
fut moi qui dis :
— Oui, Connie. Elle y est allée.
— George ! s’écria Ala.
— Maintenant, ça ne servirait à rien, Ala. Oui, Connie, elle est allée
chez Don, et moi aussi. Je l’ai trouvée chez lui. Saxby était mort, mais elle
ne l’avait pas tué. Elle était entrée dans l’appartement avec les clefs qu’il lui
avait données, et elle y avait découvert son cadavre. Je l’ai emmenée. Je ne
t’ai rien dit, parce que… ma foi, pour les mêmes raisons que tu m’avais
caché son escapade.
— Tu le savais ? Tu l’avais vue là-bas, avec Don mort, et tu ne m’en
avais rien dit ? Pas même après l’arrestation de Chuck ? Tu n’as pas réfléchi
qu’il pouvait y avoir là-bas quelque chose que tu n’avais même pas
remarqué, mais susceptible de fournir une piste à Trant, susceptible de
sauver Chuck ?
— Effectivement, il y avait quelque chose, dis-je.
Je parlai à Connie du shaker brisé et de la marche humide. Je gardais
mes yeux obstinément fixés sur elle, n’ayant pas le courage de regarder Ala.
— Et c’est seulement hier soir que tu as mesuré toute l’importance de
ce détail ? me demanda ma femme quand j’eus terminé.
— Oui.
— Et tu t’es aussitôt rendu compte qu’il te fallait en informer Trant.
Connie avait dit cela sans la moindre nuance interrogative. C’était sa
façon de me signifier qu’il aurait fallu être un monstre pour prendre une
autre décision.
Alors seulement je regardai Ala. Elle paraissait s’être comme
recroquevillée en elle-même, derrière un visage impassible et qui voulait
désormais m’ignorer.
— Nous ne pouvons pas dire cela à Trant, Connie.
— Nous ne pouvons pas… ? !
— C’est impossible. Tu es mieux placée que quiconque pour t’en
rendre compte. Ala vient de me parler de Richmond.
J’avais pensé que cela pourrait l’adoucir, mais je m’étais trompé.
— Fort bien. Ainsi, te voilà au courant pour Richmond. Quelle
différence cela fait-il ?
— Quelle différence ? Ils n’auront pas plus tôt relâché Chuck qu’ils
arrêteront Ala. Tout l’accablera et, quand ils découvriront en plus qu’elle a
déjà été mêlée à cette histoire de Richmond, ça sera complet !
— Elle y a été mêlée, c’est indiscutable. Mais personne ne l’avait
obligée à aller avec cet homme, pas plus qu’avec Don Saxby, n’est-ce pas ?
Il faut quand même qu’il y ait une limite !
D’une voix rauque d’amertume, Connie poursuivit :
— On vous dit de protéger les jeunes qui s’égarent, que ce n’est pas de
leur faute… Si une jeune fille de dix-huit ans ment à sa famille pour
s’enfuir avec un homme marié… Si, un an plus tard, cette même fille –
alors qu’elle est sur le point d’épouser le meilleur garçon du monde –
s’enfuit de nouveau, avec un sordide maître chanteur qui se fait
assassiner… Ce n’est pas de sa faute, il faut la protéger ! Eh bien, non, j’en
ai assez !
Elle fit face à Ala, avec un regard indigné :
— Des braves gens, les gens innocents, ont droit, à leur tour, qu’on les
protège. Si tu ne te sens pas capable d’endurer tout ce que tu as attiré sur ta
tête, c’est grand dommage parce qu’il va te falloir quand même l’endurer.
Si tu ne veux pas parler au lieutenant Trant et si George ne le fait pas, c’est
moi qui m’en chargerai. Je l’ai déjà dit, je le répète, et je n’en démordrai
pas. Compris ?
Elle demeura un instant à nous considérer avec colère, puis elle fit
volte-face et gagna la porte.
— Connie ! appelai-je.
— Il n’y a rien à ajouter.
— Oh ! vraiment ?
C’était Ala qui venait de parler, et l’intonation fielleuse de sa voix fit se
retourner Connie.
Ala s’était levée du lit et son attitude était aussi glaciale que celle de
Connie. Son regard passa sur moi, mais ignora le traître que j’étais devenu.
— Vous êtes bien décidée à parler au lieutenant Trant, n’est-ce pas,
Connie ?
Ma femme ne répondit pas, se contentant de demeurer impassible, les
bras croisés.
— Très bien, parlez-lui, continua Ala. Ce sera charmant pour tout le
monde… mais surtout pour vous !
Connie ne disait toujours rien et l’atmosphère était si chargée
d’antagonisme qu’elle me parut suffocante.
— Voyez-vous, il y a une question que vous avez oublié de poser à
George. Il est venu chez Don et m’a héroïquement tirée de là. Très bien.
Mais vous êtes-vous demandé pourquoi George s’est trouvé venir là ? Je
m’en vais vous le dire. Quand, en arrivant chez Don, je l’ai découvert mort,
la panique s’est emparée de moi. Vers qui me tourner pour demander
secours ? Vous ? Pensez-vous que j’allais vous donner une nouvelle
occasion d’être noblement miséricordieuse ? Ne me faites pas rire ! Je n’ai
vu qu’une personne à qui faire appel, la seule qui me parût devoir être
bonne et compréhensive : Mrs Lord. C’est à elle que j’ai téléphoné de chez
Don. Et si George est venu à mon secours, c’est parce qu’il était chez
Mrs Lord. Et savez-vous pourquoi il se trouvait chez elle ? Pour les mêmes
raisons qui m’ont fait aller avec Gene et avec Don Saxby. Parce que, tout
comme moi, il éprouvait l’impérieuse nécessité de respirer, de temps à
autre, un autre air que celui des Corliss. Voilà donc quelque chose que vous
pourrez encore dire au lieutenant Trant : « Cher lieutenant Trant, j’ai réussi
à faire de ma fille une délinquante juvénile, mais ça n’est pas tout. Oh !
non, j’ai réussi quelque chose d’encore plus brillant : j’ai amené mon mari à
avoir une liaison avec sa secrétaire. »
Ala se tourna vers moi. Elle souriait, mais son sourire était plutôt une
grimace, une grimace disant l’écœurement que lui inspiraient le monde
entier, moi, et elle-même.
— Don Saxby m’avait mise au courant quand nous sommes allés dans
le Massachusetts. Il les avait vus en train de s’embrasser dans un restaurant.
Et George a convenu de la chose, m’a dit Don, précisant même que cela
durait depuis des mois et des mois. Je… Je ne voulais pas en souffler mot,
me réjouissant simplement pour George qu’il ait pu trouver un peu de
chaleur humaine, car c’est ce dont nous avons tous besoin dans l’entourage
de Consuelo Corliss. Mais… Mais si vous voulez dire au lieutenant Trant
tout ce qui me concerne, dites-lui aussi, dites au monde entier, quel être
ridicule, pitoyable, et peu désiré vous êtes.
Après avoir lancé cette ultime phrase, Ala se jeta sur son lit et se mit à
sangloter en cachant son visage contre l’oreiller.
Et voilà… C’était arrivé au moment où je m’y attendais le moins, et de
la plus humiliante façon qui fût. En vouloir à Ala eût été vain. Elle avait été
poussée à bout et je suppose que cette révélation lui avait paru être la seule
arme dont elle pût user pour se défendre. Quant à Connie… Il semblait que
la vie lui réservât toujours des coups aussi féroces au moment où elle était
le moins en état de les recevoir.
Elle était demeurée debout, et son visage arborait toujours la même
expression de glaciale dignité, mais on avait l’atroce impression que,
derrière cette façade inchangée, un être avait été anéanti.
— Connie… dis-je.
Mais elle se détourna brusquement de moi et, dans l’envol de sa longue
robe, disparut de la pièce.
Ala continuait de sangloter. M’approchant du lit, je lui donnai une
petite tape affectueuse sur l’épaule :
— Tant pis, va… Je me rends compte que tu ne pouvais peut-être pas
faire autrement.
Je retrouvai Connie dans notre chambre. Comme tous les matins, elle
était assise devant la coiffeuse, en train de brosser ses cheveux. En
m’approchant, je vis mon reflet dans le miroir, debout derrière elle.
— Connie, dis-je. J’aurais tout donné pour que ça ne se produise pas de
cette façon.
La brosse à monture d’argent continua son manège dans la soyeuse
chevelure, tandis que Connie murmurait :
— Tout finit par se savoir.
— Nous voulions attendre qu’Ala soit mariée… Alors nous t’aurions
mise au courant, en te laissant décider de quelle manière devait s’opérer la
rupture. Puis, quand ceci est arrivé, avec toutes ces complications… Eve
était prête à renoncer, à disparaître de ma vie, pour que toi et moi n’ayons
pas à souffrir du scandale. Elle… Oh ! mon Dieu, que je voudrais pouvoir
t’expliquer !
Un instant, la main qui tenait la brosse s’immobilisa. Connie demeura à
se considérer dans le miroir, comme si elle procédait à un examen clinique,
sans chercher mon regard.
— Je ne vois pas ce que tu as besoin de m’expliquer, dit-elle. Ça n’a
rien de tellement exceptionnel, n’est-ce pas ? Des milliers de maris se
lassent de leurs femmes après douze ans de mariage. Ça peut être si morne,
une femme légitime…
— Ce n’est pas cela, tu le sais très bien, dis-je. Tu es merveilleuse, et
c’est si vrai que tout le monde s’accorde à le reconnaître. Seulement, moi,
je n’ai rien de merveilleux, je ne vis pas au même niveau que toi… Je ne
suis qu’un homme en proie à toutes les faiblesses humaines, pas du tout un
Corliss. Et Eve… Eh bien, elle non plus n’a rien d’extraordinaire : elle est
comme moi.
— Alors, tu es bien décidé à l’épouser ?
Connie n’aurait pas eu une autre intonation pour me demander si j’étais
bien décidé à mettre mon costume gris pour aller au bureau ce jour-là. Sa
main voltigeait maintenant au-dessus des pots et des flacons disposés
devant elle. Ce geste familier me décontenança, car je ne m’attendais pas à
ce que Connie redevînt si vite comme à son ordinaire.
— Oui, dis-je, nous voulons nous marier.
La longue et belle main sélectionna un pot, en dévissa le couvercle :
— Alors, j’espère que vous serez très heureux.
— Connie ! m’exclamai-je. Connie, pour l’amour du ciel…
Elle se tourna sur le tabouret, le pot de crème à la main :
— Qu’y a-t-il ?
— Voyons… Nous venons de… Et tout ce que tu trouves à me dire,
c’est « J’espère que vous serez très heureux » !
— Il ne fallait pas ? Je ne vois pas bien ce que je pourrais te dire
d’autre. Ce n’est pas tout à fait le moment de discuter de nous, alors que
Chuck est en prison et que le lieutenant Trant va arriver d’une minute à
l’autre.
Elle s’était mise à étaler la crème sur son visage.
— Ne lui parle pas d’Ala, dis-je. Je t’en prie, Connie, ne lui en parle
pas !
Elle chercha mon regard dans le miroir :
— Si ta liaison avec Mrs Lord vient à être connue, Lew ne va guère
apprécier la chose, hein ? Tu sais comme il a horreur du scandale. Il va
sauter au plafond. Mais il n’ira pas jusqu’à te congédier, n’est-ce pas ?
— Qui sait ? Mais je m’en moque !
— Peut-être, dit-elle en achevant de faire pénétrer la crème dans son
épiderme, serait-il utile que j’aille le trouver pour lui expliquer ?
— Seigneur ! Penses-tu que je veuille accepter ton aide dans les
circonstances présentes ?
— Pourquoi pas ?
— Pourquoi ?
Depuis des années, j’avais ragé intérieurement, me persuadant que je
n’avais aucune raison de me mettre en colère contre Connie. Là, d’un seul
coup, j’explosai :
— Pourquoi ? Veux-tu donc superviser notre divorce, de la même façon
que tu t’es occupée du mariage d’Ala, de cette maison, ou de Miss Taylor
que tu traînes aux concerts du Philarmonic parce que tu t’es persuadée
qu’elle adore la musique !
Connie posa le pot de crème et se leva. Ce qu’il y avait en elle de
glacial semblait avoir fondu. Elle me regardait maintenant avec une sorte
d’ahurissement inquiet :
— Mais qu’y a-t-il, George ? Je ne comprends pas. Tu, m’as annoncé
que tu voulais divorcer. J’ai dit bon, d’accord, j’espère que vous serez très
heureux, et si je puis faire quelque chose pour que tu n’aies pas à pâtir du
côté de Lew, je le ferai. Où est le mal ? Je me suis toujours efforcée de faire
pour le mieux, comme avec Ala. Résultat : Ala me hait et toi… Devais-je
laisser Ala dans cette prison de Richmond ? Ou te faire revenir du Brésil
pour t’en occuper ? Ou… ou dire à Chuck que ma fille était une grue, alors
qu’elle n’était probablement victime que de sa jeunesse et de son
inexpérience ? Et que veux-tu dire à propos de cette maison ? Si tu ne t’y
plaisais pas, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? Si tout ce que je fais t’ennuie,
pourquoi ne pas me l’avoir fait comprendre ? J’aurais pu agir
différemment… Si seulement tu m’avais dit ce que tu voulais…
Et, en elle aussi, la rage soudain éclata :
— Agir différemment ? Mais c’est déjà fait. J’ai changé, et nous allons
voir si ça vous plaît davantage, à toi et à Ala ! Tous les deux, vous avez
toujours fait ce que vous vouliez : on s’éprend de sa secrétaire, on file avec
le premier garçon venu, et hop ! amusons-nous ! Si ça tourne mal, il y aura
toujours Connie pour arranger les choses ! Eh bien, maintenant, Connie
vous laisse vous débrouiller seuls. Et si Ala pense que je vais lui sacrifier
Chuck…
On frappa timidement à la porte, puis celle-ci s’ouvrit, livrant passage à
Ala, qui la referma derrière elle. Toujours en pyjama, Ala fit un pas vers
l’intérieur de la pièce, s’immobilisa au bord du tapis. Son visage était
encore mouillé de larmes et elle paraissait toute menue.
— Je regrette, dit-elle. Je suis venue vous dire que je regrettais… mais
je ne vois pas comment, l’un et l’autre, vous pourriez me pardonner…
Son regard se tourna vers moi :
— George, dites à Mrs Lord que je suis désolée de l’avoir aussi mise en
cause. Je n’avais pas le droit de dire cela… D’autant qu’il ne s’agit
probablement que d’un mensonge de Don.
Elle s’interrompit un instant, puis eut une sorte d’élan pour faire face à
Connie :
— Et je me rends compte que je me suis conduite comme un monstre à
l’égard de Chuck. Lui, quand il a pensé pouvoir m’aider en se taisant, il a
risqué le pire pour moi. Et maintenant… maintenant que je pouvais lui être
utile…
Sa main esquissa un petit geste triste.
— C’est parce que j’avais peur… J’ai encore peur, mais ça ne fait
rien… C’est ce que je suis venue vous dire… Tout à l’heure, quand le
lieutenant Trant arrivera, je lui raconterai tout. Mais je ne parlerai ni de
George, ni de Mrs Lord. Je dirai que je suis repartie toute seule. Je peux lui
expliquer aussi bien que George l’histoire du cocktail sur la manche… Ça
ne changera rien pour moi, et ça vaudra beaucoup mieux pour vous.
Tout d’abord, j’avais été incrédule. Mais, en voyant l’expression
résolue de son visage, je sentis mon incrédulité se muer en une immense
fierté. J’avais eu raison de le penser : Ala avait fini par avoir le courage
qu’il fallait.
Mais ce n’était pas moi qu’elle regardait. Moi, je n’avais pas grande
importance ; c’était avant tout une affaire entre Connie et elle.
— J’ai voulu vous dire ça, poursuivait-elle, parce que je me connais
bien. Si je ne m’étais pas avancée comme je viens de le faire, peut-être que
je me serais ravisée à la dernière minute. Mais maintenant, rien ne pourra
me faire revenir sur ma décision. Et quand j’aurai tout dit, je… peut-être me
sentirai-je un peu plus digne de Chuck… peut-être m’en voudrez-vous un
peu moins… Vraiment, Connie, je ne sais pas pourquoi je me suis toujours
si mal conduite à votre égard, alors que vous avez tout fait pour me
protéger, me venir en aide… Je ne sais pas ce qui m’a fait agir ainsi, mais…
Je le regrette, voilà !
Quand quelqu’un reconsidère sa vie, il peut presque toujours
déterminer à quel moment il a eu conscience de devenir adulte. Et tandis
que je regardais Ala avec fierté, je pensais : « C’est maintenant, en ces
quelques dernières minutes, qu’elle a cessé d’être une enfant ! »
Je me tournai du côté de Connie, en priant le Ciel qu’elle comprenne
tout ce que représentaient les instants que nous venions de vivre. Je
l’entendis qui disait :
— Tu es sincère ? Tu es bien décidée à agir ainsi ?
— Oui.
— Tu sais ce que cela sous-entend pour toi ?
— Bien sûr que je le sais.
Alors, riant et pleurant, Connie se précipita vers elle, la serra dans ses
bras :
— Ala, ma chérie ! Mon petit ! Je ne veux pas que tu te sacrifies !
Comment ai-je pu t’y pousser ! C’est parce que j’étais folle d’inquiétude
pour Chuck… Je ne savais plus ce que je disais. Mais nous ferons quelque
chose, nous trouverons un autre moyen !
— Non, dit Ala, il n’y a pas d’autre moyen… Pas si je veux conserver
quelque estime pour moi-même.
— Mais, Ala, mon petit…
— Ne vous tracassez pas, Connie. Je me conduirai bien. Je vous le
promets.
Renversant les rôles – ce que je n’aurais jamais cru possible – c’était
Ala qui, presque maternellement, réconfortait Connie. Et par une cruelle
ironie du sort, en cet instant, alors que je venais de rompre avec elle, je
ressentis profondément en moi tout ce que représentait la Famille.
CHAPITRE
17
Connie m’appela au bureau pour me dire que Miss Taylor était partie de
bonne heure, ce matin-là, pour la Caroline du Sud où sa mère était tombée
subitement malade.
— Mais ça ne fait rien, George. Je vais téléphoner à son père et lui
laisser un message pour qu’elle m’appelle dès qu’elle arrivera. Autre
chose : Vivien vient d’apprendre que Chuck est libre et elle est folle de joie.
Elle insiste pour fêter cela dès ce soir par un grand dîner de famille. Moi,
j’irai, bien entendu, mais… Avec la réunion du Comité de direction et tout,
je pense que tu n’auras sans doute pas un moment au bureau pour parler à
Mrs Lord et il importe qu’elle soit tranquillisée, que tu lui dises que tout va
bien. Aussi ai-je prévenu Vivien que tu travaillerais tard et qu’elle ne
compte pas sur toi. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?
En l’écoutant, je me demandais s’il y aurait une autre femme au monde
pour agir comme elle – m’assurer un alibi, penser à Eve, etc. – en des
circonstances qui eussent transformé n’importe quelle épouse en furie
vengeresse. Une fois de plus, j’éprouvai un mélange d’admiration, de
gratitude, et aussi de léger ressentiment à son égard pour la façon dont elle
organisait tout.
— Oui, Connie. Merci beaucoup.
Il était plus de cinq heures quand la réunion du Comité se termina et je
regagnai mon bureau en hâte. De toute la journée, c’était la première fois
que je pouvais me trouver en tête à tête avec Eve. Quand je l’eus mise au
courant, sa réaction fut beaucoup moins compliquée que la mienne :
— Elle nous donne vraiment sa bénédiction ?
— Non seulement cela : elle s’est arrangée pour que je n’aie pas à aller
à un dîner de Vivien, afin que nous puissions être un moment ensemble, toi
et moi.
— Et dire que pendant tous ces mois… ! Oh ! George, elle est vraiment
merveilleuse ! Comment pourrai-je jamais lui exprimer ma gratitude ?
Ce fut à ce moment-là que Vivien fit irruption dans mon bureau.
L’espace d’un instant, je fus ébloui par ses fourrures, ses bijoux, son
éclatant sourire. Vivien n’avait peut-être pas réussi à Hollywood en tant que
« starlet », mais elle avait pris une magistrale revanche dans le rôle de
Mrs Melville Ryson.
— George chéri ! Hello, Mrs Lord !
Elle courut à moi, m’environnant de vison :
— Qu’est-ce que cette histoire de travailler tard ? Aujourd’hui ?
Auriez-vous perdu l’esprit, mon cher ? Je sors de chez mon coiffeur, au coin
de l’avenue, et je me suis dit : « C’est par trop ridicule que George ne soit
par des nôtres ce soir ! Je vais faire un saut jusqu’à son bureau et l’emmener
de force ! »
Elle vire volta en direction d’Eve :
— Car vous savez la nouvelle, Mrs Lord ? Chuck est libre ! Le
cauchemar est terminé ! Chuck et Ala s’adorent de nouveau. C’est comme
si nous avions remonté le cours du temps, comme si rien n’était arrivé !
Alors, Mrs Lord, joignez-vous à moi pour dire à cet horrible homme qu’il
doit laisser tomber un peu son travail et se joindre au reste de la famille afin
de fêter ça !
Eve et moi nous regardâmes. Je savais qu’elle pensait la même chose
que moi. Même si le sien s’effondrait, Connie avait quand même réussi à
recimenter le mariage de Chuck et d’Ala. Et ce serait une façon de lui
exprimer un peu ma gratitude, que d’assister à ce dîner du renouveau
familial.
— Bon, d’accord, dis-je. Mrs Lord, s’il n’est pas trop tard, je passerai
probablement chez vous après ce dîner et, ainsi, nous pourrons quand même
en finir avec quelques-uns de ces rapports.
— À la bonne heure ! applaudit Vivien. Alors, filons, George chéri. J’ai
ma voiture en bas. Nous allons passer chez vous pour que vous vous
changiez, car ce costume fait vraiment trop défraîchi… Il a l’air d’une laitue
de la semaine dernière ! Et ce soir, je veux que tout le monde soit
resplendissant !
Elle ne cessa de bavarder tout le long du chemin et, quand je descendis
de voiture devant chez moi, le lieutenant Trant surgit à côté de la voiture,
comme pour m’aider à prendre pied sur le trottoir :
— Hello, Mr Hadley… Bonsoir, Mrs Ryson, dit-il en nous gratifiant de
son grave sourire. C’est un coup de chance, Mr Hadley… Votre bonne
venait de me dire qu’il n’y avait personne…
— Ils sont tous chez moi, Lieutenant ! Nous donnons un grand dîner de
famille pour fêter la mise en liberté de Chuck !
Elle lui souriait au creux de ses visons, très détendue, et je l’enviai de
pouvoir oublier aussi facilement.
— Désirez-vous quelque chose de spécial, Lieutenant ?
— Oui, Mr Hadley. Je désire vous parler.
— Partez sans moi, Vivien. Je vous rejoins dans cinq minutes.
— D’accord, George chéri, acquiesça Vivien qui ajouta en souriant à
Trant : Mais promettez-moi de ne pas le retenir trop longtemps, Lieutenant.
Nous avons besoin de lui !
Quand je me retrouvai dans la bibliothèque seul avec Trant, je me sentis
plus oppressé que jamais, bien que le policier nous eût pratiquement mis
hors de cause le matin même.
— Voulez-vous boire quelque chose ? proposai-je en me dirigeant vers
le bar.
— Non, merci. Pas maintenant.
— Vous permettez que je me serve ? dis-je en versant du bourbon dans
un verre et y ajoutant de l’eau.
— Bien sûr… D’autant que vous en aurez probablement besoin.
Trant prit une cigarette, la tassa sur son étui, selon une habitude qu’il
avait, et l’alluma.
— Cartier a un magasin très impressionnant, Mr Hadley, dit-il alors.
J’avais déjà été chez deux autres joailliers, sans résultat. Mais, quand j’ai
montré le bracelet de perles chez Cartier, il ne leur a pas fallu cinq minutes
pour m’assurer qu’il s’agissait d’un bijou commandé par vous, pour votre
femme, voici sept ans.
Le cauchemar est terminé ! avait dit Vivien.
Ma main se crispa autour du verre cependant que Trant poursuivait :
— Cela ne m’a pas tellement surpris. La locataire qui a entendu les
coups de feu avait, à plusieurs reprises, vu une dame qui se rendait chez
Saxby. Bien entendu, elle ne la connaissait pas, mais le signalement
correspondait à celui de Mrs Hadley. D’ailleurs, bien que Chuck ait un
moment embrouillé la situation, depuis la déposition du patron du motel et
le coup de téléphone de Mrs Fostwick, je me faisais une idée assez précise
de l’assassin. Et, maintenant, grâce à ce bracelet, cette idée est même très
précise.
Trant marqua un temps sans me quitter du regard. Je suppose que je
devais avoir l’air plutôt stupide, un peu comme un lapin fasciné par un
serpent.
— D’ordinaire, Mr Hadley, lorsqu’on a découvert le meilleur mobile, on
connaît, du même coup, l’assassin. Un homme apprenant que sa femme et
sa fille ont été – dirons-nous trahies ? – par le même individu, se trouve
nanti d’une excellente raison de tuer l’individu en question.
Je sentais plus ou moins venir le coup, mais quand il me l’eut asséné,
j’en éprouvai néanmoins une certaine surprise, mêlée à quelque chose qui
pouvait passer pour de l’amusement.
— Vous m’accusez ?
— Non, Mr Hadley, je ne vous accuse pas. Je vous demande simplement
ce que vous diriez si je vous accusais.
— Je dirais que c’est ridicule.
— Ridicule que vous ayez voulu tuer un homme ayant fait ce que
Saxby avait fait à votre femme et votre fille ?
— Non, pas précisément, mais…
— Mais… quoi ?
On ne peut rien te faire si tu es innocent… Combien de fois, ces
derniers jours, n’avais-je pas cherché à me rassurer ainsi… Mais le monstre
de la crainte dont je cherchais à me défaire, abattait sans cesse sur moi de
nouveaux tentacules.
— Vous aviez donc un mobile, Mr Hadley. Mais avez-vous eu la
possibilité de commettre ce meurtre ? Ou possédez-vous un alibi ?
Cela aussi, je m’y attendais, en pensant à Miss Taylor. Et bien que
j’eusse dû me méfier d’une perche ainsi tendue par le lieutenant Trant, je la
saisis aussitôt :
— Oui, dis-je, permettez-moi de vous rappeler que j’ai un alibi.
Avec une lenteur exaspérante, Trant se détourna vers un cendrier dans
lequel il écrasa sa cigarette :
— Nous avons contacté Miss Taylor, Mr Hadley, dit-il enfin. Ce matin,
lorsque je vous ai demandé la permission de me servir de votre téléphone,
j’ai chargé le Bureau central de faire le nécessaire pour la joindre. Ils ont
ainsi eu communication du numéro de téléphone, en Caroline du Sud, et,
dès son arrivée là-bas, je l’ai eue au bout du fil. Elle a aussitôt confirmé
l’alibi de Mrs et de Miss Hadley. Mais quand nous avons parlé de vous, sa
déposition s’est trouvée différer quelque peu de ce que vous m’aviez dit,
votre femme et vous. Pour autant qu’elle s’en souvienne, lorsqu’elle est
partie à quatre heures et demie, vous n’étiez pas encore de retour.
J’aurais dû me douter que, s’il lui fallait rivaliser d’astuce avec Trant,
Connie serait certainement vaincue.
— Je suis sûr que vous aviez l’intention de la joindre pour lui demander
de vous inclure dans l’alibi. À l’heure actuelle, c’est peut-être même déjà
fait. Mais j’ai été plus prompt que vous, et cette conversation téléphonique
a été enregistrée sur magnétophone. Comme l’a établi le District Attorney,
Mr Hadley, d’après les éléments actuellement en notre possession, les seules
personnes ayant eu une raison pressante d’assassiner Don Saxby, étaient
votre femme, votre fille, et vous. Le témoignage de Miss Taylor vient de
mettre définitivement hors de cause Mrs et Miss Hadley. Mais vous…
Sa main esquissa un petit geste :
— Mobile, occasion… vous semblez réunir toutes les conditions
nécessaires et suffisantes, Mr Hadley. Il n’est guère orthodoxe, je le sais,
qu’un enquêteur laisse ainsi voir son jeu à un suspect, mais je ne me suis
jamais beaucoup soucié d’être orthodoxe. Dans une affaire où la victime
méritait – moralement, à tout le moins – ce qui lui est arrivé, vous cacher
mon jeu me paraîtrait manquer d’élégance.
Et, souriant toujours de son exaspérant sourire, je le vis me tendre la
main :
— Ne vous donnez pas la peine de me raccompagner. Je connais le
chemin. Laissez-moi simplement ajouter que, si j’entends jouer franc jeu,
mon désir n’en est pas moins de gagner la partie. Pour l’instant, je n’ai pas
encore de preuve formelle. J’ai eu la franchise de vous le laisser savoir.
Mais cet instant ne se prolongera pas indéfiniment. Bonsoir, Mr Hadley ; je
ne veux pas vous empêcher plus longtemps de vous rendre chez Mrs Ryson.
J’entendis ses pas s’éloigner dans le hall, puis la porte d’entrée s’ouvrir
et se refermer.
Et, un verre à demi vide dans ma main, je me retrouvai confronté avec
le même torturant dilemme que la veille au soir. Car, en dépit des menaces
de Trant, je savais ne courir aucun danger. Pour me défendre, il me suffirait
de dire que j’étais allé chez Saxby et y avais trouvé Ala. Une fois que l’alibi
d’Ala se révélerait inexistant et que Trant apprendrait la vérité, j’étais
certain qu’il me délaisserait aussitôt pour reporter toute son attention sur
Ala.
Et dire que ce jour-là devait être le premier de mon affranchissement, le
premier de ma nouvelle vie avec Eve ! Si je me taisais, qu’adviendrait-il de
Tobago ? Mais si je parlais, comment Eve et moi pourrions-nous vivre
heureux ensemble ?
Je me sentis comme exténué et je bus un peu pour retrouver un
semblant de force. Trant avait reconnu n’avoir aucune preuve contre moi. Et
il n’en aurait jamais, puisque je n’étais pas coupable. D’autre part, si j’avais
pu envisager naguère de sacrifier Ala, maintenant qu’elle venait de faire si
magnifiquement preuve de courage, maintenant qu’elle était de nouveau sur
le point de s’unir à Chuck, il n’en était absolument plus question.
Je vidai mon verre et le posai sur le bureau de Connie, plus précisément
sur le Times qui était demeuré ouvert à la page du problème de mots croisés,
auquel Connie et Miss Taylor avaient travaillé de concert et que Trant avait
examiné si attentivement. J’y jetai un vague coup d’œil, distinguant
aisément le griffonnage de Connie de l’écriture si nette de Miss Taylor.
La première chose dont j’eus conscience fut que la grille était
complètement remplie. Puis, comme par un effet de magnétisme, mon
regard se porta sur le 8 verticalement. Déesse de la guerre, en sept lettres.
La réponse avait été inscrite par Miss Taylor : BELLONE.
Alors, brusquement, ce fut comme si je me trouvais reporté en arrière.
C’était dimanche après-midi, vers cinq heures, et j’entrais dans la
bibliothèque. Assise dans un fauteuil de cuir rouge, le nez chaussé de
lunettes, Connie levait la tête pour m’accueillir et me demandait :
— Mon chéri, quelle est la déesse de la guerre dont le nom a sept
lettres et commence par un B ?
À cinq heures ! Une demi-heure après le départ de Miss Taylor ! Donc,
si Miss Taylor avait eu inscrit cette réponse avant de s’en aller, pourquoi
Connie me l’eût-elle demandée ?
Le choc fut si grand que j’en demeurai un moment comme étourdi.
Mais, graduellement, je me rendis compte que l’alibi de Connie était tout
aussi inexistant que le mien ou celui d’Ala. Dimanche, Miss Taylor n’était
pas venue chez nous. C’était Connie qui, plus tard, était allée chez elle et lui
avait demandé de compléter la grille de mots croisés pour que, le moment
venu, d’un geste très naturel, elle pût gratifier Trant de cette preuve
établissant que Miss Taylor et elle avaient passé sagement l’après-midi du
dimanche à faire des mots croisés.
Miss Taylor n’avait pas été jusqu’à mentir pour moi, mais elle l’avait
fait brillamment pour le bien de Connie.
Depuis le moment où, dimanche matin, j’étais parti pour l’aéroport, ma
femme était demeurée seule, car Ala, barricadée dans sa chambre à l’arrière
de la maison, ne comptait pas, même lorsqu’elle était physiquement
présente.
Connie avait pu sortir et rentrer une douzaine de fois sans que personne
le sût.
CHAPITRE
20
J’étais assis a côté, d’Eve, dans son petit living-room rose et blanc. Je
m’étais rendu directement chez elle pour lui dire ce que valait l’alibi de
Connie. Tout d’abord, elle ne put le croire. Comme tout le monde y compris
moi, Eve était tellement convaincue de l’intégrité de Connie qu’elle ne
pouvait l’imaginer disant une chose et en faisant une autre, contraignant Ala
à révéler la vérité alors qu’elle-même se réfugiait dans le mensonge.
— Mais cette histoire de Miss Taylor et du problème de mots croisés…
Ça ne pouvait pas être uniquement pour Trant, car elle t’avait parlé de Miss
Taylor avant même qu’il fût question d’alibis. Dès cet instant, elle avait
donc arrêté son plan de défense ?
— Apparemment, oui.
— Et le bracelet ? Penses-tu qu’elle t’ait menti aussi à son sujet ?
s’enquit Eve en me regardant avec gravité. Crois-tu qu’elle ait été vraiment
folle de Saxby ?
Pouvais-je le croire ? Pouvais-je me persuader que la pathétique mise à
nu de son cœur, dont Connie m’avait gratifié quelques heures plus tôt,
n’était que comédie ? C’était très plaisant et j’aimais ça, mais toujours,
vers cinq heures moins le quart, cinq heures, je pensais : « George va
bientôt rentrer… »
— Non, dis-je, je ne puis le croire. Le bracelet était certainement une
manigance de Saxby.
— Mais il aurait néanmoins pu s’en servir contre elle, n’est-ce pas ?
Ala, en dépit de tout ce qu’on avait pu lui dire touchant les Duvreux, s’était
entêtée dans sa décision d’épouser Saxby. Si Connie s’est rendue chez Don
avec l’idée de rompre cette liaison une fois pour toutes, si elle l’a menacé
d’appeler la police et de raconter ce qu’il avait fait aux Duvreux, il a très
bien pu contre-attaquer en se servant du bracelet… Ou j’épouse Ala ou je
raconte à votre mari que vous avez couché avec moi. À ce moment-là,
Connie, pensant sauver non seulement Ala, mais aussi – j’ai mal d’y
penser ! – son ménage, n’a-t-elle pu prendre le revolver… ?
J’y avais pensé moi aussi. Cela ressemblait tellement à Connie d’avoir
voulu ainsi sauver tout le monde !
— George, que vas-tu faire ? demanda Eve, très calmement.
— Je n’en sais rien.
— Mais s’ils veulent t’arrêter ?
— Comment le pourraient-ils, puisqu’ils n’ont pas de preuve ?
— Tu crois vraiment que ça pourrait les retenir ? Ils savent que tu as un
mobile et pas d’alibi. Et ils vont peut-être découvrir aussi que tu as été chez
Saxby… Oh ! George, je sais ce que tu dois ressentir. Elle est ta femme et tu
te sens coupable envers elle à cause de nous, mais… Pendant des mois,
nous avons pensé avant tout à elle. Le moment est peut-être venu de penser
d’abord à nous. S’ils t’arrêtaient maintenant, alors que nous sommes si près
de…
Brusquement, elle ne put se contenir davantage et se blottit contre moi :
— Oh ! George, mon chéri, s’ils t’arrêtent, promets-moi que tu parleras,
que tu leur diras la vérité !
Je la pris dans mes bras et l’embrassai :
— Je t’aime, Eve.
— Oh ! je le sais, George. Je le sais bien !
— Alors, il y a une autre chose que tu dois savoir, et c’est que je ne
laisserai jamais personne m’empêcher de t’emmener à Tobago. Ni Trant, ni
Connie… ni même Ala.
— Tu me promets donc de parler ?
— Si besoin est. Mais, d’abord, je m’en vais téléphoner à Connie chez
Vivien. C’est bien le moins que je puisse faire.
Je l’embrassai de nouveau et, me levant, je me dirigeai vers le
téléphone. Au moment où je posais la main sur le récepteur, la sonnerie de
la porte d’entrée retentit, faisant sursauter Eve.
— Ne réponds pas ! lui dis-je vivement.
On sonna de nouveau et nous restâmes à regarder le petit vestibule,
comme s’il constituait en soi une menace. Pour la troisième fois, la sonnerie
retentit et le doigt qui pressait le bouton ne le lâcha plus.
— Il vaut mieux que tu y ailles, dis-je alors. Pour nous en
débarrasser…
Eve se précipita dans le vestibule. Je l’entendis ouvrir la porte, puis
pousser une légère exclamation. Après quoi, du même pas nonchalant que
s’il arrivait à un cocktail mondain, le lieutenant apparut sur le seuil du
living-room.
— Re-bonsoir, Mr Hadley, dit-il. J’espérais bien vous trouver ici.
Il s’attarda un instant à me sourire, puis se tourna vers Eve.
— Je suis navré, Mrs Lord, d’avoir sonné avec tant d’insistance, mais on
m’avait dit que vous étiez chez vous et comme c’était très important… Au
fait, je me présente : lieutenant Trant. Pouvons-nous nous asseoir ?
Comme à son habitude, il attendit. Eve hésita, puis s’assit sur le divan
et je pris place à côté d’elle. Alors seulement Trant se jucha sur l’accotoir
d’un fauteuil.
— C’est drôle, dit-il, on s’imagine Manhattan comme une sorte de
grand no man’s land, totalement impersonnel. En réalité, les gens s’y
montrent aussi curieux de leurs voisins que dans une petite ville, surtout les
femmes… Quand j’ai regagné mon bureau après vous avoir parlé,
Mr Hadley, j’y ai trouvé un message émanant d’une certaine Mrs Ross. Je la
quitte à l’instant, car elle habite ce même immeuble, à l’étage au-dessus.
Elle voulait me faire savoir « tout à fait entre nous », pour reprendre son
expression – que depuis quatre mois, sinon plus, vous veniez tous les jeudis
soirs voir Mrs Lord.
Il sortit le porte-cigarettes de sa poche et le garda à la main, sans
l’ouvrir.
— Et qui mieux est, Mrs Ross vous avait vu ici l’après-midi même du
meurtre. Vous vous souvenez peut-être d’elle : une grande blonde qui a un
caniche blanc. Vous vous êtes plus ou moins heurté à elle en entrant dans
l’immeuble. Le dimanche après-midi, Mrs Ross a l’habitude de sortir son
chien à quatre heures moins cinq, à cause d’un programme de télévision qui
commence à quatre heures et qu’elle tient à ne pas manquer. Il était donc
quatre heures moins cinq quand vous êtes arrivé ici. Or, si vous vous
rappelez, Don Saxby a été tué à trois heures et demie. N’importe qui, même
une vieille dame, peut aller de chez Saxby jusqu’ici en moins de vingt
minutes.
Ouvrant son étui, il prit une cigarette et ne manqua pas de la tasser sur
le couvercle de métal, avant de la mettre entre ses lèvres et de l’allumer.
— Quand je vous ai déclaré, tout à l’heure, Mr Hadley, que vous aviez
eu mobile et occasion, je ne croyais pas si bien dire. J’ignorais que vous
vous étiez trouvé à un quart d’heure de chez Saxby, vingt minutes après que
le crime eut été commis. Et, pour ce qui était du mobile, j’ignorais qu’il
vous était fourni non seulement par votre femme et votre fille, mais aussi
par Mrs Lord. Don Saxby, qui était toujours à l’affût de quelque scandale,
avait dû être ravi de découvrir votre liaison. Ainsi, il vous tenait de trois
côtés, n’est-ce pas ? Et s’il en avait coûté dix mille dollars à l’irréprochable
Mr Duvreux, combien allait-il vous être demandé, à vous ? Beaucoup plus,
certainement, que vous ne vouliez ou ne pouviez payer. Remarquez bien
que je ne vous blâme pas d’avoir agi ainsi, Mr Hadley… Il est seulement
dommage que la tentative de votre femme – tentative vraiment noble, eu
égard aux circonstances – pour vous procurer un alibi, ait échoué.
On ne peut rien te faire si tu es innocent ! J’avais beau vouloir me
répéter cela, j’avais de plus en plus le sentiment contraire. Apparemment, il
y avait des hordes de témoins, des gens que je connaissais à peine ou que je
n’avais même jamais vus – comme cette Mrs Ross, le patron du motel ou les
Fostwick de Toronto – tout prêts à épauler le lieutenant Trant pour qu’il pût
me faire quelque chose en dépit de mon innocence.
— Eh bien, Mr Hadley, fit-il en exhalant un léger nuage de fumée, que
diriez-vous maintenant si je vous accusais d’avoir tué Donald Saxby ?
Pendant tout ce temps, Eve était demeurée assise, très droite, à côté de
moi. J’avais eu conscience de sa main contre mon genou et je devais à ce
contact d’avoir conservé le peu de sang-froid qui demeurait en moi.
Brusquement, elle se leva et regarda Trant avec indignation, avant de se
tourner vers moi :
— Dis-lui, George ! Maintenant, il le faut. Tu me l’as promis. Parle !
— Que voulez-vous exactement qu’il me dise, Mrs Lord ? s’enquit
Trant d’une voix douce.
Elle demeura un moment à le regarder d’un air désespéré avant de
balbutier :
— Je sais que c’est affreux, George… Je sais ce que tu dois ressentir,
mais… il faut le faire. C’est… Non !… Peut-être y a-t-il un autre moyen…
Peut-être ainsi sera-ce moins terrible pour toi…
Elle s’était tournée vers le téléphone. Elle hésita encore un instant, puis
alla composer un numéro sur le cadran.
— Allô… Puis-je parler à Mrs Hadley, je vous prie ?
— Eve ! m’exclamai-je.
Je m’étais levé, mais avant que j’aie pu la rejoindre, je l’entendis qui
disait :
— Mrs Hadley ? Eve Lord, à l’appareil. Il arrive quelque chose dont j’ai
pensé que vous deviez être informée. Le lieutenant Trant vient d’accuser
George d’avoir tué Don Saxby, parce qu’il croit que George est le seul
membre de la famille Hadley à n’avoir point d’alibi. Ce n’est pas George
qui a eu l’idée de vous téléphoner, mais moi, parce que j’ai pensé que vous
pouviez avoir quelque chose à dire.
La voix si terriblement glacée d’Eve avait réussi à nous paralyser, aussi
bien Trant que moi-même. Immobiles, nous l’observions et je percevais
faiblement la voix de ma femme à l’autre bout du fil. Puis je vis qu’Eve me
tendait le combiné.
— Elle veut te parler.
Je pris l’appareil et j’entendis la voix de Connie s’enquérir avec sa
netteté habituelle :
— C’est vrai, George ?
— C’est vrai.
— Parce que Miss Taylor n’a pas pu confirmer l’alibi ?
— Plus ou moins, oui.
Après un temps, Connie demanda :
— Tu ne lui as pas dit pour Ala ?
— Bien sûr que non.
— Et le lieutenant va t’arrêter ?
— J’en ai l’impression.
— Alors, George, mon chéri, tu ne peux pas te taire plus longtemps. Tu
sais qu’Ala elle-même ne le voudrait pas. Dis-lui tout.
— Au sujet d’Ala ?
— Maintenant, c’est trop tard ; aucun de nous ne peut plus mentir. Il
nous faut dire toute la vérité, sans nous soucier des conséquences que cela
peut avoir.
— Par exemple, la vérité au sujet de Miss Taylor ?
— Miss Taylor ? répéta Connie. Qu’y a-t-il à dire au sujet de Miss
Taylor ?
— Qu’elle n’est pas venue chez nous dimanche.
— Qu’elle n’est pas… ? Mais si, George, elle est venue !
— Et vous avez fait les mots croisés ensemble ?
— Euh, ça, non… comment l’as-tu su ? Je voulais te le dire, ce matin,
mais… Nous avons eu tellement d’autres choses à nous dire, n’est-ce pas ?
Tu comprends, je connais la police. Dès le début, je me suis rendu compte
qu’il nous fallait assurer un alibi aussi solide que possible à Ala. Non
seulement parce qu’elle était sortie dimanche, mais aussi à cause de
l’histoire de Richmond. J’avais une peur terrible qu’ils apprennent ça… Et
ce que Miss Taylor et moi pouvions dire me semblait ne guère devoir peser,
étant donné que Miss Taylor fait presque partie de la famille… Alors, j’ai
eu une idée. J’ai pensé que, si je faisais remplir la grille par Miss Taylor,
nous aurions au moins quelque chose de tangible à l’appui de nos
affirmations. Ils ne penseraient pas que nous pouvions mentir, puisqu’il y
aurait l’écriture de Miss Taylor et la mienne pour prouver que nous avions
bien fait des mots croisés… Oh ! George. (Sa voix se fêla.) Pendant tout ce
temps tu croyais que Miss Taylor n’était pas venue ?
— Oui, dis-je.
— Alors… alors, qu’as-tu dû penser de moi ? Que j’avais fait ça
uniquement pour moi, pour m’assurer un alibi à moi-même ? Oh !
George… laisse-moi parler au lieutenant.
— Mais…
— Je t’en prie, George, passe-moi le lieutenant. Je m’en vais tout lui
dire et lui faire comprendre. Tu vas voir…
Elle allait lui faire comprendre… Indomptable Connie !
Je tendis le combiné à Trant et Eve s’écria :
— Il le fallait, George ! Je ne pouvais pas faire autrement ! Tu t’en
rends compte, dis ?
— Bien sûr que je m’en rends compte.
M’approchant d’elle, je la pris par la taille et nous demeurâmes ainsi, à
considérer Trant tandis que Connie s’employait à « lui faire comprendre ».
Lui parlait à peine, égrenant juste quelques « oui » ou « non ». Puis sur un
« Non, pas maintenant. Nous n’avons pas besoin de vous pour l’instant », il
remit le combiné sur la fourche et se tourna vers moi !
— Ainsi donc, depuis le début, c’était Miss Hadley que vous cherchiez
à protéger.
— Plus ou moins, dis-je.
Le sourire s’épanouit de nouveau sur ses lèvres et, pour la première
fois, ce sourire me parut vraiment amical.
— Alors, je crois que le moment est venu pour moi de vous dire que,
dans toute ma carrière de policier, je n’avais encore jamais rencontré deux
personnes mentant aussi souvent et aussi mal que votre femme et vous. Ça
m’est un soulagement d’apprendre que c’était pour un aussi bon motif, et de
constater que ma petite comédie a atteint son but. Je vous prie de
m’excuser, Mr Hadley, mais j’avais mes raisons.
— Vos raisons ? De quoi faire ?
— De vous accuser.
Il prit un temps, comme s’il réfléchissait à quelque chose. Puis il porta
ses yeux vers Eve qui balbutia, stupéfaite :
— Depuis le début, vous saviez que George n’était pas coupable ?
— Pas depuis le début, non, Mrs Lord. Au contraire, voici une heure
encore, j’étais même presque certain de sa culpabilité. Mais, quand je l’ai
accusé, tout à l’heure, je reconnais que je jouais la comédie. J’ai agi ainsi
pour m’assurer de certaines choses.
Je le regardais, conscient du fait que je n’arriverais jamais à le
comprendre.
— Voulez-vous dire que vous aviez découvert par vous-même tout ce
qui concernait Ala ? lui demandai-je.
— Oh ! non, Mr Hadley. Ça a même été une grande surprise pour moi.
Il écrasa sa cigarette dans un cendrier.
— Voyez-vous, reprit-il, tandis que je m’entretenais avec Mrs Ross, à
l’étage au-dessus, j’ai reçu un coup de fil du Bureau central. Après ça, il ne
m’était plus possible de vous croire coupable, car le meurtre de Donald
Saxby venait d’être élucidé.
CHAPITRE
21