Don Pendleton - L Executeur 082 Executions Maltaises

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CHAPITRE I

— Saloperie de putain de chaleur !


— Ta gueule ! grinça Sisco « Albinos ».
Pourtant, le gros Grazziani avait raison. Cette nuit, malgré
l’automne, Païenne était un vrai four et dans la Regata aux vitres à
demi abaissées, ils avaient tous les quatre l’impression de cuire au
bain-marie. Mais bien que ruisselant comme les trois autres, «
Albinos » semblait se moquer de la chaleur. Complètement immobile
à l’arrière de la voiture, ses grandes mains osseuses posées sur son
ventre, il ressemblait à un sadique de film d’horreur.
Un albinos.
Avec une peau trop rouge marbrée de plus pâle, des cheveux
blancs filasse, des sourcils et des cils quasi inexistants et des yeux
presque phosphorescents à force d’être pâles. Des yeux aux paupières
rongées par une intense conjonctivite chronique.
Un personnage peu ragoûtant. Laid, asthmatique et obsédé sexuel.
Mais sans doute le tueur le plus efficace et le plus froid de toute la
mafia sicilienne. Azel Sisco, dit « Albinos », aimait tuer et il le faisait
bien. Et son grand rêve était de buter un jour ce grand fumier
d’Exécuteur. Cette légende vivante. Il le ferait même à mains nues.
Des mains d’une force extraordinaire qui forçaient le respect de ses
soldati. Un respect mêlé de dégoût. Car tous connaissaient ses
penchants sado-sexuels et sa manie écœurante de la masturbation.
En résumé, Sisco « Albinos » était un cas pathologique.
— Ça va bientôt être l’heure, annonça Gene, un petit costaud au
crâne tondu et au nez de boxeur.
Assis près du chauffeur, il n’avait pas quitté des yeux la façade de
l’immeuble depuis leur arrivée. La patience personnifiée. Alliée à une
précision de tir qui tenait du prodige. Le genre de truc avec lequel il
aurait pu monter un numéro de cirque. Mais Gene était flingueur
exactement depuis le jour de ses dix sept ans et il en aurait quarante
et un dans une semaine. Plus question de changer de job maintenant.
— Encore dix minutes, fit-il.
Il était une heure du matin et le carabiniere rentrait toujours à la
même heure. Deux heures tapantes. Ça laissait largement le temps.
— Je sais ! grinça de nouveau l’albinos. Ferme ta gueule.
Il était essoufflé, sa respiration sifflait comme une cocotte-minute
et dans la pénombre, les brillances de la transpiration accusaient les
méplats de sa longue face chevaline.
— Putain ! grogna de nouveau le gros Grazziani. On va crever !
— Tss ! Tss ! fit seulement l’albinos entre ses grandes dents jaunes.
Signe qu’il s’énervait. D’ailleurs, Grazziani aurait dû le savoir.
Assis à côté de lui, il n’avait qu’à baisser les yeux pour voir les
grandes mains osseuses de l’albinos malaxer son entrejambe. Un truc
qu’il ne pouvait s’empêcher de faire quand la tension montait. Sa
façon à lui de se calmer. N’importe quel psychiatre aurait
diagnostiqué la fameuse « pulsion irrésistible », argument si pratique
aux avocats pour déresponsabiliser les violeurs et certains assassins
devant les cours d’assises. Dans ces moments-là, il y avait deux
solutions : ou l’albinos se masturbait plus ou moins discrètement, ou
il violait sa « cible ». Quand celle-ci était une femme. Bien sûr, il ne
détestait pas non plus un très jeune garçon de temps à autre,
toutefois il était rare que la mafia en condamne à mort. Mais cette
nuit, « Albinos » ne songeait pas aux petits garçons. Il ne pensait
plus qu’à une chose, et ceci depuis des jours et des jours que durait
leur planque. Une chose… ou plutôt une personne qui portait un bien
joli nom. *
Claudia.
Il n’en dormait plus, n’en mangeait plus, n’en buvait presque
plus… et il était passé à trois doses quotidiennes. Trois lignes de coke
par jour, dont il attendait la dernière avec une impatience
grandissante. Tout en fantasmant sur les films vidéo qu’il aurait pu
faire avec cette Claudia. Un vrai metteur en scène, Sisco. Des films
pornos, il en avait tourné un nombre incalculable. Des films très…
très hard, tournés à la va-vite dans son appartement reconverti en
studio et qu’il revendait grâce à un petit réseau de distribution monté
par lui-même. Alors, en bon artiste, depuis qu’il avait vu cette
Claudia pour la première fois, Sisco fantasmait. Chaque fois qu’il
pensait à elle, il était dans un état de nerfs pas possible.
Pourtant, hormis les crispations de ses doigts sur son pantalon
trop serré, rien ne laissait deviner cette agitation nerveuse.
Apparemment, il était aussi tranquille et détaché de tout qu’à son
habitude. Simplement, rien que de penser à la jeune Claudia, il avait
le ventre en feu et le cerveau en ébullition. Dans ces moments-là, il
était dangereux. Très dangereux.
Il pouvait tuer pour le plaisir.
Il l’avait déjà fait. Souvent. Et toujours après un viol. Évidemment,
ses employeurs le savaient et ils n’aimaient pas beaucoup ça. Mais
une copine de Sisco « Albinos » travaillait au cabinet du juge
Fazarone. Une « actrice » de ses films qui adorait se faire fouetter.
Elle lui refilait tous les tuyaux qu’elle pouvait glaner. Alors, jusqu’à ce
jour, les employeurs de l’albinos lui avaient pardonné ses petits
écarts.
Bon Dieu qu’il en avait envie de cette petite salope !
Depuis qu’on l’avait branché sur elle, depuis qu’il l’avait vue pour
la première fois, son ventre le brûlait et les pires fantasmes défilaient
sous son crâne. Selon les instructions, il l’avait même suivie deux ou
trois fois dans la rue. Sans se cacher. Il l’avait même filmée au
caméscope. Depuis, cela alimentait ses fantasmes nocturnes. Il
l’imaginait dans toutes les situations les plus dingues. Les plus
excitantes. Il s’imaginait la violant et l’étranglant en même temps.
Son plus délicieux fantasme !
Alors, la veille, quand on lui avait dit que l’opération devrait avoir
lieu cette nuit, quand ce type, ce M. Max, l’avait de nouveau contacté
pour lui donner ses dernières instructions, il s’était mis dans un état
pas possible. Au point que son membre viril, déjà monstrueux au
repos, avait quadruplé de volume et que cela n’avait pas varié depuis.
À devenir fou.
D’autant qu’il savait ce à quoi étaient occupés les débuts de nuit du
Blond et de la gonzesse. À baiser. Tous les soirs. Jusqu’à deux heures
moins vingt, heure à laquelle le Blond la quittait. Par la fenêtre de la
cour de cet immeuble minable. Celle de sa chambre. Juste au-dessus
de celle de ses vieux. Un cinoche, genre Roméo et Juliette. Une
combine qui rendait le tueur albinos complètement dingue.
C’était un imaginatif.
— Plus que cinq minutes, lâcha encore Gene en nasillant de son
nez de boxeur.
C’était le moment. Sur un grognement de l’albinos, le chauffeur
envoya un bref appel de phares et, jusqu’alors invisible dans l’ombre
d’une ruelle, un autre véhicule lui répondit.
Une ambulance.
Avec trois flingueurs à l’intérieur. Déguisés en infirmiers, ils
étaient chargés de s’assurer du Blond jusqu’à son lieu de « livraison
». Sans savoir de quoi il retournait exactement, Sisco « Albinos »
devinait qu’il s’agissait d’une affaire importante. Un enlèvement
n’avait en principe rien à voir avec les quelconques règlements de
comptes, les simples « contrats » auxquels il était habitué. Cette fois,
c’était un truc compliqué. Peut-être une magouille politique. En tout
cas, il s’en foutait, l’albinos. Lui, son boulot, c’était de coordonner les
opérations selon les instructions reçues. Des opérations dont un des
volets lui convenait parfaitement. Un rêve !
— Plus que…
— Ta gueule ! grinça l’albinos. Je sais lire l’heure.
Les mains toujours crispées sur son bas-ventre, il suivait
effectivement la course du temps sur la pendule du tableau de bord.
Plus que deux minutes. Il grogna à l’adresse des autres :
— À vous.
Le gros Grazziani et Gene n’attendaient que cet ordre. Les mains
déjà posées sur les crosses de leurs armes à peine dissimulées sous
leurs vestes, ils quittèrent silencieusement la voiture et tels des
fantômes, ils allèrent se perdre dans l’ombre du couloir de
l’immeuble en question. Pendant ce temps, tous feux éteints,
l’ambulance avait manœuvré hors de la ruelle pour présenter son
arrière face à la porte du même immeuble. Un vrai ballet. Organisé,
silencieux, efficace.
L’albinos en était au bord de l’orgasme. Il sauta hors du véhicule,
fit signe aux « ambulanciers » de ne pas bouger et s’engouffra dans le
couloir de l’immeuble. Un long boyau étroit et biscornu qui sentait
l’huile rance et la pisse de chat. Soudain, au débouché du rectangle
plus clair de la cour, une silhouette trapue jaillit. Gene. Dans ses
pognes de puncheur, il serrait le dernier modèle SPAS compact. Le
PA3 de chez Franchi. Un fusil court à canon lisse qui ressemblait à
un gros revolver futuriste et qui tirait aussi bien la balle à sanglier
que les chevrotines. Une arme dévastatrice qui ne laisserait aucune
chance à ceux qui voudraient se mettre en travers ; de leur chemin.
— Va bene, fit le râblé à voix contenue.
L’albinos hocha la tête, souffla :
— On monte.
Il ne tenait plus en place. Là-haut, il y avait Claudia. Claudia et son
petit corps de nymphe, Claudia et ses grands yeux rêveurs et
allumeurs en même temps, Claudia et sa voix encore juvénile,
Claudia et cette expression à la fois surprise et vaguement craintive
qu’elle avait eue quand deux jours plus tôt, à la sortie de la messe,
elle avait surpris son objectif de caméscope braqué sur elle.
L’expression d’une fille qu’on commence à violer. Pour Sisco, il n’y
avait rien de plus excitant.
Sisco réprima un frisson crucifiant, répéta comme pour lui-même :
— On monte.
— Eugenio !
Eugenio Simoni avait le sommeil lourd. Et puis il était un peu
sourd. Son épouse dut le secouer à plusieurs reprises pour qu’il
consente enfin à pousser un grognement indistinct. Sa femme
souffla, inquiète.
— Eugenio ! J’ai entendu du bruit.
— Hum ! grogna de nouveau le mari. Sûrement encore les gosses
des Carvallo. Un jour, je vais…
— Eugenio ! coupa Emma Simoni. J’ai entendu du bruit dans la
maison. Comme un grincement de porte.
— De porte !
Eugenio Simoni s’était redressé sur un coude. Pour mieux prêter
l’oreille. Il perçut effectivement un léger grincement, finit par
secouer sa grosse tête couronnée de cheveux noirs avec
commisération.
— Bien sûr que c’est une porte, ronchonna-t-il. Andréa, il va pas
rentrer par la fenêtre.
Andréa n’avait effectivement aucune raison de rentrer chez ses
parents autrement que par la porte. Surtout après une si longue
soirée passée à veiller sur la sécurité des honnêtes Palermitains.
— Eugenio ! On dirait qu’ils sont plusieurs !
Eugenio était finalement comme nombre de malentendants, il
percevait les faibles sons avec une acuité surprenante. Il avait
entendu aussi. Des bruits de pas. Étouffés, mais multiples. Des bruits
étranges auxquels les retours du carabiniere ne les avaient pas
accoutumés. Tout près de leur porte de chambre. Eugenio avait déjà
attrapé le commutateur de la lampe de chevet. Une lumière trop crue
jaillit.
Au même moment, la porte s’ouvrit à la volée.
Le battant cogna contre le mur, faisant tomber une potiche posée
sur la commode. Les Simoni n’y comprenaient rien. Une lourde
silhouette leur tomba dessus et Emma Simoni poussa un petit cri de
souris. Quelque chose de dur et de glacé venait de percuter son front
avec violence. La tête brutalement rejetée en arrière, elle vit en gros
plan un canon tout noir dont l’image devenait plus nette à mesure
qu’elle regardait plus loin. Plus loin, il y avait aussi une grosse face
transpirante. Avec des yeux bordés de graisse qui la fixaient sans
paraître la voir. Hypnotisée par l’horreur, bouche ouverte sur un
hurlement muet, elle entendit une voix rugueuse qui ordonnait :
— Ta gueule !
La brute s’adressait à Eugenio. Emma Simoni eut une seconde
l’envie de tourner la tête vers son mari pour essayer d’y trouver un
peu de réconfort, mais la brute avait arraché l’oreiller d’Eugenio pour
le plaquer sur le visage d’Emma. Aveuglée, étouffée, la pauvre femme
était folle de terreur. Au même instant, un cri aigu, un cri de peur et
de douleur lui parvint à travers l’oreiller. Un cri venu de la chambre
du haut.
La chambre de Claudia !
Claudia ! Sa petite-fille !
À la même seconde, l’arme monstrueuse qui creusait son front fit
entendre un bruit de ressort. Alors, la panique submergea Emma
Simoni. Un hurlement étouffé jaillit de sa gorge et dans l’affolement,
elle lança les deux mains en avant.
La détonation fut presque ridicule.
Grâce à l’oreiller qui en avait étouffé la majeure partie. Sous
l’impact à bout touchant, ledit oreiller se désintégra, répandant tous
azimuts une tempête de plumes et de duvets. Sur le lit, le front
d’Emma Simoni avait explosé comme une pastèque trop mûre,
répandant tout autour sang, cervelle et os dans une infâme bouillie
qui souillait les murs et le plafond.
L’horreur totale.
Une horreur à laquelle ne semblait pas participer le gros
Grazziani. Toujours aussi placide, il reporta ses petits yeux bordés de
graisse sur Eugenio Simoni. Tétanisé, celui-ci semblait déjà mort.
Regard fou et fixe, bouche ouverte sur un appareil dentaire qui s’était
décroché. Grazziani déporta le court canon éclaboussé de sang du
SPAS, l’enfonça violemment dans la bouche ouverte, repoussant la
prothèse au fond de la gorge. Eugenio Simoni éructa, vomit, mais
finit par s’immobiliser de nouveau sous la pression de l’acier brûlant.
Comme sa femme un instant plus tôt, il avait lancé les deux mains en
avant et ses doigts couverts de poils noirs étaient crispés autour du
canon. Dans sa gorge obstruée, des sons inarticulés tentaient de se
frayer un passage, tandis que ses yeux remplis de larmes roulaient
furieusement dans leurs orbites. Dans sa tête, un cinéma d’horreur
déroulait ses images insupportables.
Mais ce n’étaient que des images.
À l’étage, surpris dans le sommeil où ils avaient sombré malgré
eux, le Blond et la jeune Claudia n’avaient pas réalisé. Pas eu le
temps. La lumière brillait, le drap qui les couvrait s’était arraché du
lit, dévoilant le sexe du type et, sous la nuisette remontée aux
hanches, les petites fesses nerveuses de Claudia.
Le cauchemar.
Deux hommes. Un costaud au crâne rasé et un échalas rouge de
peau, aux cheveux blancs et aux yeux délavés. Une face hideuse que
la jeune fille se souvint aussitôt avoir déjà vue quelque part. Elle eut
envie de hurler, tourna la tête vers son amant, vit le costaud lever la
crosse de son fusil au-dessus de lui.
— Le Sultan ! eut-il quand même le temps de crier. Sauve-toi !
Appelle le Sultan ! Tu…
Mais la crosse s’était abattue sur son crâne. Pendant ce temps,
plongeant sur le lit, l’albinos avait déjà empoigné les hanches nues de
Claudia. Il la retourna comme un sac, la plaqua à son ventre avec un
grognement qui ressemblait à celui d’un porc. Paniquée, la jeune fille
hurla, voulut se débattre. Très loin elle perçut un cri.
Sa grand-mère !
Suivit aussitôt une sourde déflagration. Claudia hurla de nouveau,
faillit échapper aux mains de l’albinos. Mais celui-ci lui envoya un
coup de poing qui lui arracha presque l’oreille. Claudia poussa un
gémissement aigu, eut l’impression que son crâne éclatait et les yeux
pleins de larmes, elle entendit l’albinos ordonner au chauve :
— Tiens-la !
Les jambes de Claudia furent soudain prises dans deux étaux et
elles s’écartèrent malgré ses terribles efforts. Puis elle sentit sa chair
s’ouvrir sous l’infernale poussée et un pal de feu lui déchira les
entrailles. Cette fois, son hurlement fut si fort que sa tête lui sembla
exploser. Un autre coup de poing la fit taire et dans son ventre,
l’épieu incandescent se mit à la défoncer.
Claudia hurla encore une fois, puis un intense bourdonnement
emplit sa tête et elle s’évanouit.
Pas longtemps. Dix secondes plus tard, son cerveau fou enregistra
une série de détonations, suivie de cris et de déflagrations sourdes
qui firent frémir les murs. Elle rouvrit ses yeux noyés de larmes,
sentit l’homme sursauter violemment dans son ventre et reprenant
soudain pied dans l’atroce réalité, elle poussa un formidable
hurlement.
Un hurlement de douleur, de peur et de haine.
IL ne fallait pas qu’elle meure. Elle devait fuir, appeler le Sultan.
Dans son champ de vision brouillé par les larmes, elle aperçut alors
la fenêtre. À trois mètres. Une fenêtre entrouverte. Déjà, dans la
tempête de son esprit liquéfié par le drame, sa décision était prise.
Une décision folle. Suicidaire.
CHAPITRE II

L’aéroport de Punta Raisi n’avait pas changé depuis le dernier


blitz de l’Exécuteur en Sicile. Hormis peut-être une mince couche de
peinture au plafond des arrivées. Palerme n’était pas vraiment une
plaque tournante internationale.
Sauf pour la mafia, bien sûr.
N’ayant pour tout bagage qu’un gros sac « reporter » noir gansé de
rouge qu’il avait gardé en cabine, Mack Bolan n’eut qu’un bref
passage à effectuer au contrôle des passeports, avant de traverser la
petite aérogare. Sur la droite, il avait lancé un regard vers le hall
annexe où s’alignaient les stands de location de voitures.
L’étui à violon rouge était là. Signe de reconnaissance.
Sa propriétaire aussi.
Bolan ressentit un petit choc à l’épigastre. Claudia Simoni était
une véritable œuvre d’art. Malgré ses jeans délavés, malgré son T-
shirt trop grand, malgré ses cheveux noirs ramenés sur la nuque en
un chignon sans grâce. Et surtout, malgré la tension, presque la peur,
qu’il lisait sur toute sa personne. En bref, Claudia Simoni aurait beau
faire, elle n’arriverait jamais à s’enlaidir. Cela tenait à la fois à sa
silhouette de liane, à son maintien de danseuse, à son fin cou de
cygne, à ce port de tête altier qui la faisait ressembler à une peinture
de Le Titien. Il suffisait d’ajouter un visage de madone un peu trop
sensuelle sur l’ensemble, et on avait l’œuvre d’art en question.
Une œuvre d’art de quinze ans !
Ou à peine davantage.
Bolan ne comprenait pas bien quels rapports pouvaient unir cette
quasi-adolescente au mafioso repenti Andy Somek, mais c’était de sa
part qu’elle l’avait appelé au secours sur le téléphone de son char de
guerre. Alors, il était venu.
Son sac à l’épaule, il alla se poster au fond du hall, observa les
environs un moment, avant de se décider. Claudia Simoni ne
semblait pas surveillée.
Étonnant.
Le sixième sens du guerrier solitaire était-il en train de faire du
zèle ? Bolan aurait parié que la fille avait des « anges gardiens ».
Question d’instinct. Il l’avait senti dès le contrôle des passeports.
Prudent, il gagna le petit hall des stands de location, passa derrière
la jeune fille sans la regarder. Là non plus, personne ne semblait se
soucier d’elle. Un seul client au comptoir d’Hertz et une femme à
celui d’Avis. Bolan attendit que cette dernière ait terminé pour retirer
les clés et les papiers de la Fiat louée de New York, au nom de
Dakota. Puis, après un dernier regard alentour, il se décida à frôler
Claudia Simoni. Comme s’il s’apprêtait à quitter l’aérogare. Au
passage, il lâcha tout bas :
— Je suis le Sultan. Sortez devant.
Il n’avait fait que souffler du coin des lèvres. La fille marqua un
léger haut-le-corps, tourna son magnifique regard gris-mauve
angoissé vers lui, mais il s’était déjà détourné en consultant son
contrat de location d’un air très absorbé. Ainsi, il ressemblait à un
simple touriste fraîchement débarqué.
Un « touriste » d’un genre un peu particulier. Si la police de l’air
locale avait su qui il était et ce qu’il était venu faire, une véritable
armée lui serait tombée dessus à sa descente d’avion. En Sicile
comme ailleurs, ses derniers blitz n’avaient guère laissé de bons
souvenirs.
Claudia Simoni avait de bons réflexes. Appliquant les consignes
données au téléphone par l’Exécuteur, elle était déjà dehors. La nuit
tombait et une petite bruine grasse formait des halos fantomatiques
sous les lampadaires des parkings. Repoussant les assauts d’une
demi-douzaine de chauffeurs, Bolan vit la jeune fille enfourcher une
250 Suzuki rouge et couvrir sa tête d’un casque intégral de même
couleur. Vérifiant qu’ils ne faisaient toujours apparemment l’objet
d’aucune filature, il se rendit au parking annexe et prit possession de
sa Fiat de location.
— Mister Dakota.
C’était le « client » du comptoir Hertz aperçu un peu plus tôt. Un
jeune homme blond aux grands yeux bleus et candides et à l’accent
anglais. Un sac de voyage gris à la main. Il venait de se planter
devant Bolan, un sourire emprunté aux lèvres.
— C’est bien moi, fit l’Exécuteur.
Le sourire devint plus chaleureux et un éclair de soulagement
passa dans les yeux candides. Il hocha la tête, déclara :
— Je vous ai entendu prononcer ce nom au comptoir Avis. Je
m’appelle Herbert, se présenta le jeune homme. Je suis envoyé par
mon oncle, le major Thomas Dundee. Il m’a chargé de vous adresser
ses amitiés sincères et de vous remettre ceci.
Ceci, c’était précisément le sac de voyage gris. Une petite
logistique d’urgence qui permettrait d’attendre la « commande »
passée par Grimaldi à un de ses vieux copains. Un ancien vétéran du
Vietnam, autrefois muté à la base OTAN de Sigonella, et qui s’était
reconverti dans le commerce local.
Armement léger pour le cas échéant. La Sicile était une île
dangereuse. Surtout pour un type comme l’Exécuteur. Il y avait au
moins dix amici au kilomètre carré et chacun voulait la peau du
grand fumier.
— Merci, fit Bolan en s’emparant du sac.
Le major Thomas Dundee était loin d’être un inconnu pour lui.
Lors d’un de ses blitz locaux, le vieux héros de guerre britannique lui
avait rendu un fier service et il lui avait renvoyé l’ascenseur en
éliminant la branche mafieuse qui le rançonnait. Bolan nota que le
sac était solidement cadenassé. Le neveu du major ne semblait pas
en connaître le contenu. Ce dernier se fouilla, remit une enveloppe
cachetée à Bolan.
— La clé, fit-il sobrement.
L’Exécuteur empocha l’enveloppe en s’enquérant :
— Comment va le major ?
— Le mieux possible compte tenu de son état. Il ne bouge plus
guère de sa villa.
Au téléphone, le vieil Anglais s’était en effet plaint de ses crises de
goutte répétées, déplorant de ne pouvoir se déplacer lui-même pour
apporter le sac à Bolan. Ce qui ne l’empêchait sûrement pas de forcer
légèrement sur le Johnnie Walker Black Label. Péché très
pardonnable.
— Remerciez-le de ma part, sourit Bolan. Et retournez-lui mes
amitiés. Si je reste un peu en Sicile, j’essaierai de lui rendre visite.
Le jeune homme blond disparut dans la bruine et une minute plus
tard, l’Exécuteur passait devant la moto de Claudia Simoni. Celle-ci
démarra, pour le dépasser sitôt l’embranchement de l’autostrade
franchi. Direction Palerme.
Mais l’Exécuteur avait les yeux rivés au rétro.
Il venait de repérer les « anges gardiens ».
Une Volkswagen Passat Touring blanche. Deux voitures derrière
lui, avec deux occupants à bord. Il l’avait découverte grâce à ce petit
rien qui distingue les filocheurs professionnels et qui les fait d’abord
calquer le comportement de leur voiture sur celle de l’objectif, avant
de laisser ostensiblement un ou plusieurs autres véhicules
s’intercaler entre eux. Mais cette fois, ils avaient affaire à une moto.
Beaucoup plus délicat, surtout de nuit. Car suivant toujours les
instructions données de New York par l’Exécuteur, Claudia Simoni
ne cessait de casser son rythme. Tantôt accélérant, tantôt
ralentissant, elle avait aussitôt obligé la Passat à se découvrir. Mais à
ce stade de la filature, Bolan ignorait s’il avait été repéré aussi.
À vérifier.
Réduisant soudain sa vitesse, il mit son clignotant, déporta la Fiat
sur la droite. Comme s’il s’apprêtait à quitter l’autostrade à la
première sortie. Dans le rétro, il vérifia que la Passat ne marquait
absolument aucune hésitation. Elle poursuivait sa route sur la voie
centrale et il la laissa le dépasser à son tour. Il n’était pas repéré. Il
roula encore environ deux kilomètres sur le même rythme, puis,
voyant arriver le panneau annonçant la sortie de Cinisi, il déboîta,
remonta toute la file de voitures pour aller se placer deux véhicules
devant la Suzuki de Claudia Simoni.
Une manœuvre également prévue par téléphone.
La jeune fille obliqua à droite, suivit aussitôt Bolan qui remontait
déjà la bretelle de sortie. Sous son casque, elle ne devait pas en
mener large. Par ce changement d’itinéraire, l’Exécuteur venait de
l’informer d’un pépin. À lui de prendre le relais. D’une main, il avait
éventré l’enveloppe contenant la clé et ouvert le sac gris. Dedans,
outre un vieux Colt .45 Governement et ses deux chargeurs, un non
moins ancien pistolet Webley & Scott et trois chargeurs bourrés de la
redoutable cartouche de .456 à forte puissance, il y avait un étonnant
lance-grenades Smith & Wesson No 210 et .37 mm. Une arme
américaine antiémeute qui se présentait comme un gros revolver
doté d’un imposant canon d’environ six pouces de long sur 40 mm de
diamètre. Un engin d’aspect rébarbatif et très efficace, dont
l’Exécuteur se demandait bien comment le major Dundee avait pu se
le procurer.
Pas étonnant que le sac soit lourd !
Il contenait au moins vingt-cinq grenades, de type « obus » et de
variétés diverses. Toutes destinées au Smith & Wesson.
Délaissant ces dernières, l’Exécuteur avait engagé un chargeur
dans le 45, un autre dans le Webley & Scott. Puis, les deux armes
posées sur le siège voisin, il ralentit, fit semblant de chercher une
place sur la large avenue luisante de crachin où ils venaient de
déboucher, laissant de nouveau la moto, puis ses suiveurs, le
dépasser.
L’endroit était sinistre.
De loin, il vit la Suzuki appliquer à la lettre le plan de secours dicté
par lui. Elle ralentit à son tour et se gara le long d’un mur
d’entrepôts. Prêt à toute éventualité, Bolan vit la jeune fille en
descendre pour s’engouffrer sous le porche d’un immeuble décrépit,
face aux entrepôts. Vingt mètres derrière la moto, la VW s’était
également arrêtée.
C’était à l’Exécuteur de jouer.
Sans laisser le temps aux occupants de la VW de réfléchir sur la
conduite à tenir, il enfouit ses armes sous son blouson et, profitant
de l’angle mort du rétro de la VW, il remonta silencieusement les
trente mètres qui le séparaient d’elle.
— Eh !
Ce fut la seule exclamation que poussa le chauffeur de la Passat.
D’un seul élan, l’Exécuteur avait plongé sur la banquette arrière,
claqué la portière derrière lui et abattu la crosse du 45 sur le crâne du
type. Tandis qu’il s’effondrait sur le volant, le passager, un long
maigre au cou de poulet, avait amorcé le mouvement de tourner sa
tête aux longs cheveux gras. L’Exécuteur lui enfonça le canon du
Webley & Scott dans la nuque en grondant de sa voix sépulcrale :
— Mains sur le tableau de bord. Et attention. Ce calibre-là, ça fait
exploser les têtes.
C’était vrai. La lourde balle de .456 était capable d’arrêter un
buffle en pleine course. Une ancienne munition de guerre qui n’avait
plus cours depuis la convention de Genève.
Mais pour l’Exécuteur, la convention de Genève…
L’italien de Bolan devait être très acceptable, car le type obéit
aussitôt. Un sifflement laborieux passait par ses narines pincées et
ses mains osseuses tremblaient sur le tableau de bord. L’Exécuteur
n’avait pas envie de traîner. Il questionna :
— Qui est ton boss ?
L’autre parut d’abord ne pas comprendre, puis il lâcha dans un
nouveau sifflement de narines :
— Adri… Dino Adriano.
Bolan fronça les sourcils.
— Précise, ordonna-t-il. Qui c’est, cet Adriano ?
Le Sicilien hésita, lança un regard apeuré vers son voisin. Mais
celui-ci semblait parti pour faire sa nuit. Bolan appuya un peu plus le
canon du Webley dans sa nuque en menaçant :
— Magne.
— Adriano, c’est le boss de… de la prostitution de Palerme.
Il avait parlé si vite que l’Exécuteur dut le faire répéter, puis il
ajouta tout aussi précipitamment :
— Il avait chargé tous ses hommes de Païenne de retrouver la trace
de cette Claudia Simoni. C’est un tenancier de bistrot qui l’a repérée.
Ensuite, Adriano nous a mis sur sa filature. Il voulait savoir ce qu’elle
faisait, qui elle rencontrait, etc.
— Finalement, vous deux, vous n’êtes que des maquereaux.
L’intéressé ne répondit pas. Inutile. Une fois Adriano satisfait, il
l’aurait sans aucun doute placée dans un bordel. Ici, ou à l’étranger.
Les pays du Maghreb n’étaient pas loin, le Moyen-Orient non plus.
— On le trouve où, cet Adriano ? questionna l’Exécuteur.
Nouvelle hésitation du Sicilien.
— Où !
— Au… dans un night. Le Rotello.
Décidément, le monde du crime était à la fois étendu et très petit.
Le Rotello, l’Exécuteur l’avait déjà connu. Lors d’un blitz en Sicile, où
justement, il avait également connu des gens comme la major
Dundee et d’autres encore. À l’époque, le Rotello était le QG du boss
de Palerme de l’époque, Don Danio Ravali. Depuis, beaucoup d’eau
fangeuse avait coulé dans le lit de la mafia et beaucoup d’anciens
amici avaient disparu. Soit violemment, soit par le jeu complexe et
souvent méandreux de la justice sicilienne. Mais le Rotello avait
survécu. Intéressant.
— Et la fille, demanda l’Exécuteur, vous saviez qui elle attendait à
Punta Raisi ?
— Non. On savait juste qu’elle risquait éventuellement d’être
contactée par un Américain. Un grand balèze, genre militaire. Ancien
du Vietnam. On nous en avait fait une description poussée. Avec
portrait-robot.
Encore un de ces petits pièges bien grossiers dont la mafia était
coutumier. Ils manquaient singulièrement d’imagination.
L’Exécuteur obligea l’autre à tourner la tête et il demanda :
— Genre moi, le type de la description ?
L’autre osa enfin lever ses petits yeux vicieux sur la face granitique
qu’un rayon de réverbère éclairait d’une lumière blême et frisante.
— Oui, finit-il par balbutier, blême de trouille. Mais… mais on était
juste chargés de te filer. On devait ensuite dire au boss où on pouvait
te trouver.
Il toussa, acheva précipitamment :
— Nous, on t’en veut pas, hein !
En d’autres circonstances, l’Exécuteur aurait esquissé sa fameuse
ombre de sourire polaire. Mais déjà, il ne pensait plus au mac.
Claudia était « logée », il fallait la mettre à l’abri. Là-dessus, outre le
fait qu’il pouvait demander ce service au major Dundee, il avait sa
petite idée.
Une petite idée qui lui réchauffait le cœur.
— C’est comment, ton nom ? questionna-t-il à brûle-pourpoint.
Surpris, le maigre bégaya :
— Freddy. Freddy Canetta.
Freddy ! Encore un Sicilien qui rêvait de l’Amérique.
— OK, lâcha l’Exécuteur dans un soupir. Moi non plus, je t’en veux
pas, mon petit Freddy.
Et il pressa la détente du Webley. Deux fois.
La cartouche de .456 était décidément une munition très sonore.
Et extrêmement dévastatrice. Sauf pour le pare-brise
miraculeusement resté intact. Dans ce but, l’Exécuteur avait opéré
deux tirs plongeants. Dans l’habitacle où l’odeur de cordite prenait à
la gorge, il y avait à présent deux crânes éclatés. Du sang avait giclé
partout et d’écœurantes éclaboussures de cervelles étaient allées se
plaquer sur les vitres et sur le skaï du chapiteau.
Mais ce n’étaient que des cervelles de pourris.
CHAPITRE III

— Vous… vous les avez tués ! Tous les deux ! Vous…


— Ça suffit, coupa l’Exécuteur en accélérant sur la large via della
Liberta. Maintenant, c’est moi qui prends les choses en main. À ma
façon.
La jeune Claudia n’avait qu’à peine eu le temps d’apercevoir les
cadavres de la VW lorsqu’après la double exécution, il l’avait
entraînée vers la Fiat de location en l’obligeant à abandonner sa
moto. Mais le choc nerveux avait été rude et la sèche remarque de
Bolan acheva de rompre les digues. Elle éclata soudain en sanglots
convulsifs et il la laissa pleurer en roulant au hasard. Quand elle fut
calmée, il demanda seulement :
— Racontez.
Sa voix sépulcrale s’était à peine réchauffée depuis qu’ils roulaient
au hasard dans les rues à peine éclairées de Palerme. Après tout, il
ignorait toujours qui était réellement cette Claudia Simoni qui se
disait l’amie d’Andy Somek. La jeune fille se moucha, s’essuya les
yeux et soupira :
— Maintenant, ça va. Par quoi est-ce que je commence ?
— Par le début. Quand et comment avez-vous connu Andy, quels
étaient vos rapports avec lui, etc. ?
— J’ai connu Sandy il y a environ deux mois. Dans un club de
moto-cross. Nous sommes sortis plusieurs fois ensemble, mais c’était
difficile. Depuis la mort de ma mère, mon père me surveillait très
étroitement. Il était carabinier et il n’hésitait pas à demander à ses
collègues de m’espionner. Alors, comme je ne pouvais pratiquement
pas sortir de chez nous le soir, c’est Andy qui venait me rejoindre.
Elle observa un bref silence avant de préciser avec un regard de
défi :
— Dans ma chambre. Il était mon amant.
Un autre court silence, puis :
— Nous veillions seulement à ce qu’il parte avant le retour de mon
père. Pour plus de précision, ajouta-t-elle encore, je n’ai que seize ans
et Andy…
— Je connais l’âge de Somek, coupa Bolan. Vos affaires de cœur ne
me regardent pas. Que s’est-il passé ensuite ?
La jeune Claudia donna l’impression qu’elle allait se remettre à
pleurer, mais elle réagit aussitôt et ce fut d’une voix légèrement
cassée qu’elle reprit :
— Cette nuit-là, Andy et moi nous étions endormis. Cela nous était
déjà arrivé, mais comme Andy passait par la fenêtre donnant sur la
cour, ce n’était pas très grave. Quand mon père arrivait, nous
l’entendions et Andy avait toujours réussi à filer sans problèmes.
— Pas cette fois ?
Elle secoua la tête.
— Cette nuit-là, ni lui ni moi n’avons entendu quoi que ce soit. Ils
ont surgi dans la chambre et… Andy a juste eu le temps de… de me
crier de vous appeler.
Elle se tut un instant pour contenir un nouveau trop-plein
d’émotions, puis reprit le cours de son récit. Jusqu’à son viol. Là, sa
voix s’étrangla franchement et elle acheva dans un souffle :
— L’albinos, celui qui avait cet accent et qui m’a violée, a alors
voulu aussi me tuer. J’ignore comment j’ai pu faire ça, mais j’ai réussi
à sauter par la fenêtre. Comme Andy avait l’habitude de le faire. Ils
m’ont tiré dessus, mais il faisait trop noir et ils m’ont ratée. Ils ne
m’ont pas retrouvée. Je connais parfaitement tous les recoins de cet
immeuble. Quand j’étais petite fille, j’y jouais à me cacher.
Un temps qui n’était pas si lointain. Bolan insista :
— Et après ?
Elle essuya une larme qui persistait à apparaître au bord de sa
paupière, jeta un vague regard au vieux Teatro Massimo de la Piazza
Giuseppe Verdi et poursuivit d’une voix éteinte :
— Après, je les ai vus abattre mon père et le collègue qui le
raccompagnait en voiture de service, puis ils sont partis en
emmenant Andy. J’ignore s’il était vivant ou mort.
Elle frotta une tache imaginaire sur son casque de moto, reprit :
— Ensuite, je me suis enfuie. En chemise de nuit. J’ai sauté sur ma
moto et sans comprendre comment, je me suis retrouvée chez une
copine de cross. Ses parents sont riches. Ils possèdent des
appartements, des studios un peu partout en ville. L’un d’eux était
vide. Je m’y suis cachée.
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendue à la police ?
Elle secoua la tête.
— Je ne sais pas. La panique. Je suis devenue comme folle. La
presse a prétendu qu’on m’avait kidnappée. Je n’avais qu’une idée en
tête, vous joindre enfin.
L’Exécuteur tourna dans la Via Camilo Cavour, en direction du
port et de la station maritime. Il questionna :
— Quand Andy vous a-t-il donné mes coordonnées ?
— Quelques jours avant le drame. Il se sentait surveillé. Menacé. Il
me l’a dit et je me suis alors aperçue que j’étais moi-même suivie.
Notamment par ce type. L’albinos. Il avait toujours un caméscope à
la main. Comme un touriste.
— Pourquoi ne pas en avoir parlé à votre carabinier de père ?
Elle haussa les épaules, découragée.
— J’aurais été obligée de trop en dire. J’ai préféré parler de
l’albinos à Andy. C’est ce jour-là qu’il m’a recommandé de vous
appeler en cas de malheur.
Elle hésita, finit par lâcher du bout des lèvres :
— Il m’a dit : « s’il m’arrive quelque chose et que tu te sens en
danger, appelle le “Sultan” de ma part. Il t’aidera. »
— OK, fit Bolan. Parlez-moi un peu de cet albinos.
La jeune Sicilienne eut un bref frémissement, leva des yeux encore
apeurés vers le profil granitique de l’Exécuteur. Au lieu de répondre,
elle demanda :
— J’ai bien fait ? Je veux dire, est-ce que j’ai bien fait de vous
appeler ?
Pour la première fois, il lui adressa une ombre de sourire et ce fut
d’une voix moins dure qu’il acquiesça :
— Bien sûr, puisque Andy vous a dit de le faire.
Alors enfin, Claudia Simoni parut se détendre un peu. Elle eut un
de ces étranges soupirs qui marquent la fin des pleurs d’enfants et sa
voix était plus assurée quand elle reprit :
— Cet albinos, je n’oublierai jamais ses traits. Même dans vingt
ans, je suis certaine de le reconnaître à coup sûr.
Bolan hocha la tête, amorça un virage serré à gauche et prit la Via
Francesco Crispi pour longer les longs bâtiments de la Stazione
Marittima.
— Quel genre d’accent avait-il, cet albinos ? questionna-t-il.
— Genre yougoslave. Ou roumain… ou un truc comme ça. En tout
cas, ce n’est ni un Sicilien, ni même un Italien.
Maigre indication. Mais un élément au moins faisait penser à
l’Exécuteur qu’il subsistait quand même une microscopique chance
de retrouver la trace de l’albinos. Tout simplement parce qu’il
pouvait justement avoir très envie de remettre la main sur le témoin
accablant qu’était désormais Claudia Simoni.
Pour la tuer.
Il valait donc mieux que ce soit lui qui le trouve avant. Il fallait
aussi mettre la jeune fille en lieu sûr. Il s’enquit :
— Je suppose que vous ne savez plus où aller ?
Elle se contenta de secouer négativement la tête. Avec son casque
rouge devenu inutile sur les genoux, elle offrait l’image même de la
désolation. Bien que ne voulant pas le montrer. Il est vrai qu’à seize
ans, malgré sa vie privée d’adulte, elle n’était encore guère plus
qu’une enfant. Une adolescente terrorisée. Traumatisée aussi.
— D’accord, lâcha Bolan en tournant de nouveau à gauche devant
les murs gris de l’immense prison Ucciardone pour remonter la Via
Remo Sandron aux pavés disjoints. Je vais tâcher de vous mettre en
lieu sûr.
Une autre ombre de sourire avait fugitivement étiré ses lèvres. Il
avait sa petite idée sur la question.
— Mack !
Elle était là, ses grands yeux gris-vert dilatés de saisissement,
exactement comme il l’avait conservée dans son souvenir. Avec sa
silhouette toute en courbes et en déliés, sa façon un peu déhanchée
de se tenir et son casque de cheveux noirs coupés court sur la nuque.
Et belle. Très belle. Peut-être encore plus qu’avant.
Aurélia Gucci.
— Mack !
Elle répétait ce prénom comme pour bien se persuader qu’elle
n’était pas le jouet d’une hallucination. Avec, au fond de ses
prunelles, comme un peu de cet émerveillement à la fois incrédule et
ravi que l’on surprend parfois dans les yeux des enfants au matin de
Noël.
— Mack ! Je… je pensais ne jamais plus…
Elle n’acheva pas, ferma les yeux, se laissa aller contre lui, posant
sa tête au creux de son épaule, comme ça, les bras ballants et le
souffle ténu, juste un peu trop rapide. Alors, là, sur le pas de cette
porte où une plaque portait le nom de la jeune procureur, l’Exécuteur
se permit un bref entracte dans sa vie faite de violence, de sang et de
mort. Sans lâcher le magnum de Moët et Chandon millésimé acheté à
prix d’or un peu plus tôt, il entoura les minces épaules de ses bras et
sa main libre caressa la nuque gracile en un geste furtif.
— Mack ! souffla Aurélia Gucci. Mack, je suis si heureuse !
Aurélia était un de ces êtres rares pour lesquels l’Exécuteur
nourrissait parfois une ombre de nostalgie lorsqu’il les évoquait en
pensée. Un de ces êtres aussi sur qui son formidable magnétisme
d’homme vrai, d’homme total agissait si fort. Parfois jusqu’à la
passion. Aurélia Gucci était une petite tranche de son passé. Un
épisode de la sombre saga de mort qu’il poursuivait inlassablement.
Une brève halte. Près de trois ans plus tôt, elle avait représenté un
court instant de repos pour le guerrier solitaire, pour le croisé qu’il
était.
Au contact de la main qui lui effleurait la nuque, la jeune femme
frémit, ne put empêcher son corps d’épouser plus étroitement encore
celui de Bolan et, dans un souffle, elle murmura de sa voix un peu
rauque :
— Mack ! Je vous ai tant attendu !
Puis elle rouvrit les yeux, aperçut enfin la jeune Claudia sur le
palier, marqua un imperceptible recul, avant de soupirer, déjà
résignée :
— Je suppose que la signorina est avec vous ?
L’Exécuteur esquissa une ombre de sourire, détacha doucement la
jeune femme de lui.
— Affirmatif.
Aurélia hocha la tête.
— Ne restons pas sur ce palier, dit-elle en les attirant dans un
grand living décoré avec goût. J’allais justement dîner.
C’était vrai. Dans un décroché du salon, une table ronde était
dressée avec, les couverts pour une personne. Avant que Bolan ne
réponde, elle avait déjà agité une clochette. Une sorte de pruneau
féminin monté sur de courtes jambes torses fit son apparition.
Aurélia exigea de la glace dans un seau pour le Moët et Chandon et
donna ses instructions. Le pruneau disparu, Bolan présenta Claudia
Simoni, résuma la situation. Songeuse, Aurélia Gucci observait la
jeune fille. Après un court silence, elle décréta :
— Vous resterez ici. Personne ne viendra vous y chercher.
— Merci, souffla Claudia.
Aurélia secoua la tête.
— Je fais ça pour Mack.
C’était net. Dès leur première rencontre, l’Exécuteur avait aimé sa
manière tranchante de dire les choses comme elle les pensait.
Quelque part, elle lui ressemblait. Grâce à elle, il avait de nouveau les
mains libres et il pouvait avancer. À condition bien sûr que les
indications de Claudia lui permettent de retrouver l’albinos. Sinon, il
ne saurait sans doute jamais ce qu’était devenu Andy Somek. Une
seule certitude, on ne l’avait enlevé que pour obliger l’Exécuteur à
venir à son secours. Une méthode déjà utilisée par les amici. Et qui
avait failli réussir.
Notamment lors de son blitz en Thaïlande.
À cet instant, les regards de Bolan et de Claudia Simoni se
croisèrent. Dans celui de la Sicilienne, il y avait une question. Une
question à laquelle il ne pouvait répondre.
Andy Somek était-il mort ou vivant ?
Ni l’un ni l’autre ne le sauraient peut-être jamais.
CHAPITRE IV

— Si, signore. Je connais cet homme.


Mack Bolan contint un frémissement d’excitation. Deux jours !
Deux jours d’enquête dans tous les points de vente où l’on pouvait
trouver des cassettes pour caméscope. Deux jours à répéter
inlassablement la même description. Celle de l’albinos à l’accent
étranger. Incroyable ce qu’une ville comme Palerme comptait de
magasins de ce type !
Mais cette fois, c’était peut-être le bon.
— Vous êtes sûr ? demanda l’Exécuteur au tranquille colosse
ventru, joufflu et rose qui lui faisait face.
Le commerçant hocha sa tête ronde aux cheveux poivre et sel.
— Sûr, signore. Même qu’il vient assez souvent. Il possède tout un
matériel vidéo, ajouta-t-il de sa voix rauque et grave.
Une bouffée d’espoir gonfla la poitrine de Bolan.
— Vous n’auriez pas sa nouvelle adresse ?
Il avait dit être un ami de l’albinos et qu’il l’avait perdu de vue
depuis un moment.
— No, signore. Ni même son nom. Il vient, il achète et il repart.
C’est tout.
Le commerçant commençait à être intrigué. L’Exécuteur préféra
rompre.
— Merci, dit-il en gagnant la porte du magasin. Je vais tâcher de le
retrouver par l’état civil.
Il émergea dans la Via Polara, évita de justesse une Vespa qui
roulait sur l’étroit trottoir et dut littéralement plonger dans sa Fiat de
location pour désamorcer les velléités de contravention d’une armée
de carabinieri heureusement indolents. Il s’installa au volant et mit
en route. Le soleil déclinait et teintait de rose les façades déjà ocre.
Depuis les pluies de la veille, la chaleur était tombée de plusieurs
degrés et il remonta son col de blouson de cuir noir. L’automne se
précisait. Bolan descendit la Via Dante dans une circulation d’enfer,
tourna à gauche un peu au hasard et se retrouva longeant le parc de
la Villa Trabia.
Sa décision fut prise à cet instant. En attendant d’aller prendre
livraison de son arsenal à l’aéroport le lendemain soir, il allait
monter une petite opération de contrôle.
Juste pour voir.
Il tourna tout de suite à droite, rejoignit la Via Della Favorita qui
traversait l’immense parc du même nom. Un secteur beaucoup plus
fluide, mais il lui fallut presque encore vingt minutes pour atteindre
enfin Pallavicino et le petit immeuble biscornu de la Via Malvica où
habitait Aurélia Gucci. Il avait surveillé plus de vingt fois son rétro.
Pas de filature.
Il faisait déjà nuit, quand il gara la Fiat Via Malvica. Il grimpa les
escaliers, frappa selon le code convenu et ce fut Claudia Simoni qui
vint ouvrir. Aurélia n’était pas encore rentrée.
— Je crois que j’ai trouvé, lança Bolan à l’adresse de Claudia
Simoni.
Il se servit un Hennessy-Glace très léger, lui expliqua les faits et
elle hocha la tête avec conviction.
— C’est justement tout près de l’endroit où je l’ai aperçu lorsque je
me suis sentie suivie la première fois. Je sais que cela ne signifie pas
grand chose, mais c’est peut-être quand même bon signe.
— Peut-être.
Devant l’air songeur de Bolan, elle s’enquit :
— Un problème ?
— Peut-être, répéta-t-il. Tu dis que c’est précisément à cet endroit
que tu t’es aperçue être filée pour la première fois ?
Elle haussa des sourcils étonnés.
— C’est ce que j’ai dit. Mais je ne vois pas…
— Moi, je vois peut-être enfin un bout de la ficelle, coupa-t-il.
Dans son regard polaire, un éclair d’intérêt s’était allumé. La jeune
fille insista :
— Quelle ficelle ?
— En fait de ficelle, dit-il, sibyllin, il pourrait bien s’agir en fait
d’une véritable corde à nœuds.
— Je ne comprends pas.
Bolan reposa son verre de Hennessy-Glace vide et se leva pour
faire quelques pas sur les tapis.
— Fillette, dit-il, toute cette affaire ne pourrait être qu’une vaste
magouille. Je veux parler de ta pseudo fuite après le viol, de ta
planque secrète et de ton entrée dans la clandestinité.
— Comment cela, ma pseudo fuite !
Déjà, une lueur craintive s’était installée dans les magnifiques
prunelles de Claudia.
— Il se pourrait que ta fuite en pleine nuit ait été tout simplement
voulue et orchestrée. En clair, il est tout à fait possible qu’on ait veillé
à ce que, précisément, tu puisses t’échapper à la suite du viol.
Claudia l’observait, sidérée.
— Mais, balbutia-t-elle, dans quel but ?
— Pour t’obliger à m’appeler au secours.
— Mon Dieu !
— Note qu’il ne s’agit que d’une hypothèse. Mais connaissant ton
idylle avec Andy Somek, ils ont pu penser que, se sentant traqué, il te
confie justement mes coordonnées. La suite est facile à comprendre.
Car dans toute cette histoire, la seule chose qui intéresse les anciens
employeurs de Somek, c’est d’avoir ma peau.
— Mon Dieu !
Il marqua une pose, s’offrit un petit supplément de Hennessy-
Glace, en dégusta une gorgée avant de préciser :
— Sans cette étrange coïncidence sur le lieu de ta filature et celui
de mon enquête d’aujourd’hui, je n’aurais peut-être pas vu le piège
tout de suite.
— Justement, c’est un peu gros, non ?
Il esquissa une ombre de sourire polaire.
— C’est même énorme. Mais ils n’avaient que ce moyen de
s’assurer que je vais désormais aller rôder autour de la boutique en
question pour essayer de coincer ton albinos.
— Si j’ai bien compris, entre la mafia et vous, c’est la guerre depuis
longtemps. Alors, ils doivent posséder votre signalement précis.
— Exact, fit l’Exécuteur, sentant déjà où Claudia Simoni voulait en
venir.
Elle secoua la tête.
— Alors, ça ne tient pas, dit-elle avec un bon sens digne d’un flic
aguerri. Si tout ce beau plan avait bien été ourdi comme vous le
pensez, ces tueurs de la mafia lancés à vos trousses et qui possèdent
forcément votre signalement vous auraient tué dès votre sortie de
cette boutique.
— Toujours exact, confirma l’Exécuteur.
— Alors ?
— Alors, cela signifie qu’ils veulent me garder vivant encore un
peu. Peut-être dans le simple but de vous retrouver.
— Mon Dieu !
Claudia avait pâli. Elle s’était levée dans un élan et s’était soudain
précipitée contre Bolan. Se serrant contre lui, elle murmura d’une
voix blanche :
— Mon Dieu, que j’ai peur !
— Tss, Ts, sourit l’Exécuteur. Pas de panique. D’abord, j’ai
parfaitement vérifié mes arrières, ensuite, je crois que l’idée
maîtresse d’un plan aussi tordu vise un tout autre but.
Claudia frémit contre lui et il lui caressa doucement la nuque. Elle
frémit de nouveau, se serra davantage, souffla :
— Dans quel but, alors ?
— Ça, dit-il songeur, j’espère bien le savoir un jour. Comme
j’espère te ramener Andy.
À cet instant, la porte du salon s’ouvrit et Aurélia Gucci fit son
apparition. Superbe. Elle marqua un bref temps d’arrêt en les
surprenant ainsi enlacés, puis, adressant un joyeux salut à Claudia
qui s’arrachait enfin à Bolan, elle vint ostensiblement déposer un
baiser sur les lèvres de ce dernier.
— Tout va bien ? s’enquit-elle ensuite en jetant son sac sur un
fauteuil.
— Affirmatif, répondit Bolan. Je te raconterai. Mais avant,
j’aimerais que tu m’indiques les coordonnées d’un voyou local.
— Un quoi ? fit Aurélia, effarée.
— Un voyou. Une petite frappe, précisa Bolan. De par tes
fonctions, tu dois bien en connaître quelques-uns. Et je veux que
celui-là soit un vrai pourri. Genre agresseur de vieillards, violeur,
dealer occasionnel, etc. Une petite ordure qui ait aussi un urgent
besoin de fric.
— C’est possible, hésita le magistrat en jupons. Mais…
— Tss, Ts !
L’Exécuteur avait esquissé son ombre de sourire polaire. Bien que
trouvant sa petite idée amusante, il comptait la garder pour lui.
Provisoirement.
Jusqu’à ce qu’il ait une certitude.
Le téléphone sonna une fois et, de son étrange démarche
syncopée, M. Max quitta la fenêtre où il admirait le tapis de lumières
qui s’étalait huit étages plus bas. La nuit, Palerme était plus belle.
Plus propre. C’était comme ça que M. Max la préférait.
Le téléphone se tut et M. Max s’immobilisa. Il était tout en jambes.
Maigre comme un sarment de vigne, avec une tête à faire peur. La
caricature parfaite du bandit sicilien de légende. Un visage tanné,
anguleux, avec de tous petits yeux très enfoncés dans les orbites.
Dans son complet veston de fibranne gris foncé, il avait des allures de
croque-mort.
En fait, la mort, c’était le plus souvent lui qui la programmait.
C’était son travail. Juste l’organisation. Selon les ordres reçus d’en
haut. Toujours par téléphone. Des instructions qu’il répercutait
ensuite auprès de types comme Sisco « Albinos » et de quelques
autres. Car M. Max ne mettait plus la main à la pâte lui-même. Après
vingt ans de service au sein de la mafia calabraise, il s’était pris une
malencontreuse rafale de .9 mm dans un genou. Amputé, on l’avait
muté à Palerme pour monter ce réseau souterrain de spécialistes en
coups de mains. Il ignorait qui était ce « on », responsable de sa
mutation. Il savait seulement que son ancien boss de Reggio di
Calabria s’était incliné sans piper. Depuis, il était caporegime. Un
caporegime un peu spécial. Toujours dans l’ombre, tirant les ficelles
d’un complexe et mystérieux système qui lui échappait, mais qui le
faisait vivre très largement. Tous les mois, une enveloppe en kraft
était déposée dans sa boîte aux lettres. Une enveloppe contenant à la
fois sa paye et les règlements des « contrats » organisés par lui et
qu’il devait faire parvenir aux exécutants. En dollars. Une monnaie
beaucoup plus intéressante que la lire.
Le téléphone sonna de nouveau. Une fois, deux fois, trois fois. M.
Max avait traversé le petit salon rococo qui sentait l’encaustique. M.
Max était un maniaque de la propreté. Il cirait ses meubles lui-même
et traquait sans cesse le moindre grain de poussière. Il voulait que
tout soit propre et ordonné. Y compris la société. Cette société
chaotique, turbulente et par trop démocratique qu’il aurait préférée
organisée, cloisonnée et soumise à une seule autorité. La seule qu’il
admette.
Celle de la mafia.
Il décrocha et une voix d’homme, grave et un peu essoufflée aussi,
demanda :
— M. Max ?
— Oui.
M. Max avait le timbre râpeux et bref. À peine si ses lèvres trop
minces et trop sèches avaient frémi. La voix onctueuse reprit :
— La livraison américaine arrive demain soir. 21 heures 10, à
Punta Raisi. Dans une caisse métallique vert-de-gris portant
l’immatriculation suivante…
M. Max attrapa vivement un stylo et un bloc sur sa table de salon.
Déjà, la voix douce énumérait :
— U.G.R.I.P. 47 893-UPZ.
Le correspondant se tut et M. Max déclara :
— C’est noté.
— Le lot sera enfermé sous douane pour la nuit, comme prévu. Un
seul gardien. À vous de jouer.
— Si, acquiesça M. Max.
Puis il raccrocha, avant de décrocher à nouveau pour former un
indicatif à Palerme.
— Pronto !
La nouvelle voix était rude. Presque brutale. M. Max se fit
connaître et lança dans le combiné :
— Punta-Raisi, 21 h 10.
Suivirent la description du container vert de gris et son
immatriculation, et M. Max acheva :
— Vous savez ce que vous devez faire. Ensuite, appliquez le
programme « Albatros ».
M. Max coupa la communication, alla aussitôt reprendre sa faction
à la fenêtre. En bas, le tapis de lumières scintillait de plus belle, mais
là-haut, le ciel était maintenant chargé de lourdes nuées grises.
Cette fois, c’était vraiment l’automne. Pas gai.
Mais cette affaire l’excitait. Ça changeait de la routine.
CHAPITRE V

Sergio Barzetta savait exactement ce qu’il avait à faire. Il l’avait


appris par téléphone. Un coup de fil d’Amérique ! Son beau-frère
Gino ! Des mois qu’il n’avait pas eu de nouvelles, et voilà que Gino se
réveillait soudain pour lui demander un service.
Un sacré service, même !
Rien de moins que soustraire une caisse du fret à la curiosité des
douaniers. Enfin, juste son contenu. Un container métallique vert de
gris qui faisait partie d’un ensemble en provenance des USA. Un truc
a passer un joli petit séjour à la prison d’Ucciardone. Mais Sergio
n’avait jamais rien pu refuser à son beau-frère. À cause de l’amour
qu’il portait à sa sœur Angela. Une sœur de dix ans sa cadette, qui lui
avait brisé le cœur en allant se marier aux États-Unis. Avec ce vieux
salaud de Gino, qui, dès son retour du Viêt Nam, s’était dépêché de
faire fortune en montant une chaîne de fast-food.
Même pas des pizzas !
N’empêche que maintenant, Sergio Barzetta était bel et bien au
pied du mur. Prêt à commettre un acte illégal. Lui qui n’avait jamais
barboté que quelques trucs par-ci par-là. Des babioles dont on ne
remarquait jamais l’absence dans les cargaisons. Et en quantités
minimes. Cette fois, il allait devoir carrément voler par effraction. Et
pas n’importe où. Dans le hangar sous-douane ! Un local où il était
justement habilité à pénétrer pour raisons de service… vu qu’il était
censé en assurer la sécurité.
Heureusement, personne ne déposerait la moindre plainte pour
vol. Car en fait, il allait voler à la fois pour le compte de l’expéditeur
et pour celui du destinataire. Il paraît que c’était un seul et même
homme. Compliqué. Mais Sergio Barzetta préférait ne pas
comprendre. Ainsi, il aurait l’impression de ne commettre aucun vrai
délit.
Seulement, avant son action d’éclat, il devait attendre le coup de fil
d’un certain Dakota. L’expéditeur-destinataire en question. Car voler
le contenu de ce container sans l’assurance que le client allait bel et
bien en prendre livraison, c’était plutôt idiot. Alors, dans sa baraque
de permanence, Sergio Barzetta rongeait son frein. Il en était même
venu à sommeiller légèrement en songeant aux mille vrais dollars
américains que ce Dakota allait lui remettre en échange de sa peine.
Aussi, quand le grincement léger de la porte résonna sur sa gauche,
eut-il un peu de mal à réagir.
Déjà, deux ombres fondaient sur lui.
Sergio Barzetta n’eut même pas le temps d’avoir peur. Il sentit
vaguement un contact glacé sur sa tempe, perçut une sorte
d’explosion assourdie et ressentit aussitôt un formidable choc qui lui
donna l’impression que son crâne explosait.
Ce qui était parfaitement exact.
Sergio Barzetta était déjà complètement mort et sa cervelle
éclaboussait abondamment les murs gris de la cabane, quand une
main anonyme arracha le trousseau de clés accroché à sa ceinture.
Au même instant, le téléphone se mit à sonner :
— Shit !
Mack Bolan raccrocha le combiné en fronçant les sourcils. Il avait
recomposé le numéro du gardien de dépôt à trois minutes
d’intervalle. Toujours sans réponse. Pourtant, le matin même et de
chez lui, Barzetta en personne lui avait assuré par téléphone qu’il ne
bougerait pas de son poste avant son coup de fil. Un appel que Bolan
avait décidé de donner juste avant sa prise de livraison, directement
de l’aéroport.
Il avait vu arriver le 747 Cargo et avait même assisté de loin au
déchargement de ses soutes. Pour un peu, il aurait même pu aller
récupérer lui-même le container gris-vert qu’il s’était expédié de New
York juste avant de partir, et que Jack Grimaldi s’était chargé de faire
réceptionner par ce Barzetta. Le beau-frère d’un de ses innombrables
anciens compagnons de lutte au Vietnam. Les éternelles combines de
l’ancien pilote de la mafia. Un allié précieux, Jack Grimaldi. Pas son
pareil pour piloter tous les types d’hélicos. Dans n’importe quelles
conditions. Un kamikaze. Mais un kamikaze qui tenait quand même
à sa peau et dont le complexe réseau d’amis dans le monde entier
était très utile aux missions extérieures de l’Exécuteur.
Un réseau qui allait encore servir ce soir.
Si ce Barzetta consentait enfin à répondre. Bolan recomposa le
numéro, laissa passer dix sonneries avant de raccrocher de nouveau.
De plus en plus indécis. Et soucieux. Dans ce container, il avait lui-
même chargé de quoi mener une vraie nouvelle petite guerre
sicilienne. Armes automatiques et munitions, grenades défensives
US, quelques pains de plastic et divers autres joujoux bien innocents,
tels qu’un lance-missiles antichar LAW (Light Antitank Weapon) et
quelques tubes charges de rechange. De quoi faire sauter n’importe
quel mur en béton. Sans compter bien sûr la miniUzi, le sinistre
Beretta .9 mm et le terrible AutoMag .44 de rigueur. Il ne manquait
que le char de guerre. Mais hélas, depuis quelque temps, faire passer
à l’étranger la formidable force de destruction qu’il représentait
devenait de plus en plus délicat. Trop de contrôles. Même au sein des
bases OTAN. Alors, l’Exécuteur devrait faire avec le minimum.
Un minimum tout de même capable de faire beaucoup de misères
à la mafia locale. Surtout manipulé par des mains d’expert.
Et l’Exécuteur était un expert.
Seulement, le téléphone ne répondait toujours pas. Bolan n’hésita
que quelques secondes. Il avait déjà repéré les entrepôts en
contournant l’aéroport à son arrivée. La zone sous douane se trouvait
sur sa gauche. Tout au bout d’un complexe de baraquements bas et
laids, à l’opposé de la zone usagers. Un secteur entièrement entouré
de grillages comme tout le reste des installations, mais trente mètres
au-delà, une double grille permettait l’accès des véhicules autorisés.
La Fiat de location n’avait pas ce privilège, mais l’Exécuteur ne
songeait pas s’en servir. Il quitta le hall des arrivées, sauta dans la
Fiat, contourna les bâtiments par la gauche et roula environ cent
mètres sur une voie au béton mal entretenu, avant de ralentir à un
angle du grillage de clôture. Juste derrière deux baraques mobiles
d’un chantier d’entretien. Prudent, il avait éteint ses lanternes, mais
tout le secteur semblait parfaitement tranquille. Il fit encore avancer
la Fiat de quelques mètres, la stoppa aussitôt.
Là-bas, à peine éclairée par la lumière diffuse des réverbères de la
zone fret, une voiture sombre attendait. Juste devant les grilles. Une
Mercedes noire. Ou marine, ou gris sombre. Tous feux éteints. Mais
il y avait un homme au volant et Bolan distinguait son coude appuyé
sur le rebord de la portière.
Étonnant.
La nuit, les dépôts étaient en principe fermés au monde extérieur
et cette voiture non éclairée ne disait rien de bon à l’Exécuteur.
Question d’instinct. Et d’habitude.
Bien sûr, cela pouvait être n’importe qui. Après tout, le nommé
Barzetta pouvait pratiquer avec d’autres ce qu’il devait faire avec
Bolan. En Sicile, tous les trafics avaient cours et rien ne pouvait plus
étonner le guerrier solitaire. Seulement, il y avait coïncidence. Deux
affaires clandestines organisées dans la même tranche horaire, c’était
plutôt risqué. Pas le fait de professionnels. Donc, méfiance. Il recula
doucement la Fiat entre deux baraquements du chantier, glissa le
Webley dans l’étui de ceinture de la sinistre combinaison noire, le .45
dans celui qu’il avait fixé à son épaule et, muni d’un poignard de
commando US acheté la veille, il quitta la Fiat pour se fondre dans
l’obscurité.
Première chose, s’assurer qu’il n’y avait personne d’autre dans la
Mercedes. On avait déjà vu des amici fatigués dormir à l’arrière
d’une voiture. Silencieux comme un fauve en chasse, l’Exécuteur
contourna le véhicule par l’arrière droit, profita de l’angle mort du
rétro pour glisser un bref regard sur la banquette arrière. Personne.
À son volant, le chauffeur n’avait pas bronché. Un vrai flingueur.
Avec des épaules de débardeur, un crâne recouvert d’une casquette
en toile camouflée, style renard du désert et des mains larges comme
des battoirs. Il avait coincé un reste de cigare éteint au coin de sa
bouche et il le suçotait avec des petits bruits mouillés écœurants.
L’Exécuteur lança un regard alentour, nota qu’un des vantaux de la
grille d’accès à la zone fret était entrouvert et qu’il y avait de la
lumière à la fenêtre d’un baraquement situé à l’angle d’un grand
hangar. Sans doute le QG de Barzetta. Mais alors qu’il allait de
nouveau contourner la Mercedes pour trouver une planque plus
discrète, il entendit un léger raclement sur sa droite et une silhouette
contourna l’angle du baraquement. Un civil. Avec un PM en main.
Genre Franchi L.F. 57 .9 mm Parabellum à crosse métallique pliante.
Au même instant, la porte de la baraque s’ouvrit et deux types en
sortirent. Bolan eut la vision fugitive d’un flingue qu’on remisait sous
une veste, entendit tinter un trousseau de clés et l’inconnu au
Franchi envoya un éclair de lampe de poche en direction de la
Mercedes, avant de venir ouvrir la grille. Faisant corps avec la malle
arrière de la Mercedes, l’Exécuteur vit alors que la serrure du vantail
avait été forcée et qu’elle pendait sur le côté.
Gros à parier que Barzetta avait des ennuis.
— Si on vient, lança le type au Franchi à l’adresse du chauffeur, tu
klaxonnes. Si tout va bien, tu rappliques quand je donne trois coups
de lampe. Pas envie de coltiner la caisse jusqu’ici.
Le chauffeur émit un vague grognement. Aussitôt, laissant les
battants grillagés du portail ouverts, le type au Franchi repartit et
disparut à la suite des deux autres. Direction le grand hangar.
L’Exécuteur décida de passer à l’action. Toujours ramassé au ras
du sol, il contourna la Mercedes par la gauche, se redressa comme un
ressort lorsqu’il fut à la hauteur de la portière avant.
— Pas bouger, pas crier, ordonna-t-il de sa voix glacée d’outre-
tombe.
La lame de son poignard de commando était juste appuyée au-
dessus de la pomme d’Adam du costaud. Ce dernier émit une sorte
de couac et sa main droite esquissa un mouvement vers l’intérieur de
sa veste.
— Tss, Ts ! fit l’Exécuteur. Sur le volant, les mains.
Le balèze hésita une seconde, finit par obéir en grinçant malgré la
lame :
— C’est le genre de connerie que tu pourrais regretter, connard !
Un vrai dur. Bolan le soulagea d’un superbe Python 357 Magnum
tout neuf, au canon de quatre pouces à bande ventilée. En le glissant
dans sa ceinture, il esquissa une ombre de sourire polaire pour
déclarer :
— Tu pourrais bien ne plus être de ce monde pour voir ça. Par
exemple si tu ne réponds pas bien à ma première question.
— Va te faire…
L’Exécuteur avait légèrement appuyé sur la lame du poignard.
Tout en exerçant un petit mouvement latéral. Rien de tel pour faire
réfléchir. Le type se tut instantanément. Il avait senti la petite
brûlure caractéristique de l’acier entamant la peau. Bolan insista
aussitôt :
— Que font tes trois copains ?
Silence.
— On n’a plus que deux minutes. Je te donne trois secondes.
Silence.
— Un-…
Silence.
— Deux…
Toujours le silence. Mais la pomme d’Adam du type jouait à
l’ascenseur et une pellicule de transpiration faisait maintenant briller
son front.
— Trois… dommage pour toi.
— Ils sont venus chercher une caisse consignée sous douane !
Le costaud avait lâché ça d’une voix étranglée. Comme si la lame
avait entamé son larynx. L’Exécuteur poussa aussitôt son avantage :
— Quel genre de caisse ?
— Je sais pas. On nous a juste fourni son immatriculation.
— Annonce.
— Je…
— Vite !
— C’est que je m’en souviens pas bien ! Je… je suis que le
chauffeur, moi !
Avec un 357 Magnum en guise de clé de contact.
— Vite !
— Je… un truc comme… U.G.R.I. ou U.G.R.I.P. 47 800 et quelque
chose, suivi de trois lettres. Avec un Z à la fin.
L’Exécuteur l’aurait parié. Mais il se demandait comment les
amici avaient pu connaître l’existence de sa cargaison logistique.
Seuls Jack Grimaldi et son ami Gino… énigme à éclaircir. Il
interrogea :
— Pour qui bossez-vous ?
Sûrement pas pour la police. Le pourri hésitait. L’Exécuteur dut
lui rappeler qui tenait le couteau.
— Sisco ! lâcha précipitamment le chauffeur. On travaille pour
Sisco. Azel Sisco !
— Précise.
Déglutition pénible du costaud, puis :
— C’est… c’est un peu spécial. C’est toujours lui qui nous contacte.
On sait rien de lui. Même pas son adresse, même pas pour qui il
travaille ! Des fois il est sur un coup avec nous, des fois on bosse sans
lui.
Le chauffeur n’avait pas l’air de mentir. Trop peur. Superbe
modèle de cloisonnement. Si la Camora se mettait à utiliser des
méthodes de barbouzes…
— Et le vigile, Barzetta, qu’est-ce qu’ils en ont fait, tes copains ?
Nouveau silence. Un silence très significatif. Les petits yeux de rat
du flingueur-chauffeur bougeaient sans cesse. Comme s’ils
cherchaient du secours. L’Exécuteur avait déjà compris. Au sein de
L’Organized Crime, on ne s’embarrassait pas de témoins. Le pauvre
beau-frère du pote de Jack Grimaldi avait payé son tribut sanglant à
la cause pourrie de « l’honorable société ». Écœurant. Il soupira,
insista :
— Qu’est-ce que vous deviez en faire, de cette caisse ?
— La livrer.
— À qui ?
— J’en sais rien ! Parole !
Il ne mentait pas.
— Qui le sait ?
— Personne… je veux dire, on devait le savoir une fois l’opération
réussie.
— Comment ?
— C’est Jeff qui devait appeler le boss. Je veux dire… Sisco.
L’Exécuteur tiqua.
— Tu m’as dit que vous n’aviez pas les coordonnées de ce Sisco.
— C’est vrai, c’est vrai ! paniqua le mafioso. Jeff devait l’appeler
dans une cabine.
Bolan hocha la tête.
— C’est lequel, Jeff ?
— Jeff Grazzo… je veux dire… Grazziani. Celui qui est venu me dire
d’attendre avant d’entrer. Parole !
Nouvel acquiescement de l’Exécuteur. Inutile d’essayer d’en savoir
davantage, le chauffeur s’était entièrement déboutonné. Il ordonna :
— Sors.
— Hein ?
— Descends de bagnole !
Bolan s’était reculé. Dans sa main, le Colt .45 muni du réducteur
de son avait remplacé le poignard. Le pourri hésita, finit par céder.
— Passe à l’arrière, ordonna encore l’Exécuteur.
N’y comprenant plus rien, l’autre obéit encore. Mais il s’était à
peine laissé aller sur la banquette arrière que le Colt tressautait dans
le poing de l’Exécuteur.
C’était un très bon réducteur de son. À peine si le « flop » qu’il
laissa filtrer fut plus sonore que celui d’une bouteille de Moët et
Chandon. En moins joyeux. L’ogive brûlante de .11,43 avait perforé la
poitrine du pourri, faisant éclater le cœur… ou ce qui en tenait lieu.
Le flingueur ouvrit une bouche énorme et, tandis qu’il s’affalait en
arrière, ses petits yeux de rat semblaient poser une ultime question.
Comme s’il se demandait à qui il devait cette mort qui venait de le
frapper.
L’Exécuteur rafla la casquette « renard du désert », s’en coiffa,
tassa le cadavre sur le plancher, referma doucement la portière
arrière et s’installa au volant.
Une minute plus tard, un éclair de lampe torche crevait la nuit.
Le .45 à portée de la main, l’Exécuteur mit le contact et démarra
aussitôt. Toujours tous feux éteints, comme l’avait souhaité le
nommé Jeff.
La Mercedes passa le portail, mit directement le cap sur le phare
improvisé que constituait la lampe de poche. Lorsqu’elle croisa son
faisceau, Bolan rentra la tête dans les épaules. Prêt à tout.
Heureusement, le type abaissa la lampe pour éclairer la grosse
cantine métallique vert-de-gris posée à ses pieds. Au passage,
l’Exécuteur nota qu’il s’agissait bien de la sienne, vit le type au
Franchi refermer la porte du hangar. Pendant ce temps, les deux
autres avaient déjà ouvert le coffre de la Mercedes et ils y firent
basculer le lourd container.
— Merci, les gars.
Ils n’avaient pas encore refermé le coffre que l’Exécuteur venait de
se matérialiser devant eux. Tel un cauchemar, le bras armé près du
corps, immobile.
Tétanisés, les deux pourris n’eurent pas le temps de comprendre.
Il y eut deux « flops » très rapprochés, deux éclairs et les crânes des
deux soldati éclatèrent sous les terribles impacts. L’un d’eux s’ouvrit
comme une pastèque sous un coup de machette et des choses grises
giclèrent, accompagnées par des flots de sang qui tachèrent la belle
carrosserie de la Mercedes. Sous le choc, le type fut propulsé en
arrière, s’écroulant contre son co-exécuté et ils tombèrent tous les
deux sur le béton craquelé qui buvait leur sang. À cet instant, rapide
comme un singe malgré son épaisse corpulence, le pourri au Franchi
avait bondi de côté en lâchant sa lampe de poche qui s’éteignit au sol.
Déjà, il avait tourné le court canon du PM dans la direction de
l’Exécuteur. Mais ce dernier avait deviné sa réaction et anticipé le
mouvement. Plus rapide encore, il avait appuyé une troisième fois
sur la détente du .45.
À dix mètres de là, le type au Franchi poussa un cri, lâcha le PM
qui tomba avec un bruit métallique. Il fit un demi-tour sur lui-même
en se tenant de la main gauche le bras qui avait porté le Franchi.
Quand il s’arrêta pour faire de nouveau face à l’Exécuteur, du sang
coulait entre ses doigts crispés et il haletait de douleur. Il y avait de
quoi.
La .11,43 lui avait fait éclater le coude.
D’ailleurs, la souffrance devait être trop forte. Bolan le vit soudain
fléchir sur ses jambes et il se laissa lentement tomber sur les genoux.
Dans le maigre éclairage de la zone fret, son teint livide faisait une
étrange tache plus claire. L’Exécuteur s’approcha sans hâte, posa
délicatement le canon brûlant du .45 sur sa tempe et questionna :
— C’est bien toi, Jeff ?
L’autre grogna quelque chose d’indistinct qui pouvait passer pour
un acquiescement. C’était une sorte de poussah au faciès transpirant
et aux yeux globuleux. Bolan l’obligea à se relever pour lui rappeler
de sa voix glacée d’outre-tombe :
— N’oublie pas ton coup de fil à Sisco.
Il désignait la baraque du vigile où brillait toujours la lumière.
Ahanant sous les terribles élancements de son coude broyé, le
pourri se laissa pousser en avant par le canon du .45. Il n’y
comprenait plus rien. Tout allait trop vite. Dans la cabane, le
spectacle était atroce. Le pauvre Barzetta n’avait pratiquement plus
de tête. Il lui manquait toute la calotte crânienne qui s’était vidée
d’une partie de la cervelle, et bizarrement, bien que les globes
oculaires n’aient reçu aucun projectile, l’œil gauche manquait.
Volatilisé. Du Grand Guignol.
— Téléphone, ordonna Bolan. Vite.
Brisé, Jeff Grazziani lâcha son coude blessé pour s’emparer du
combiné et composer un numéro que Bolan mémorisa aussitôt en
prenant l’écouteur. À l’autre bout du fil, une sonnerie aigrelette
retentit deux fois, avant qu’une voix aux accents croassants ne s’élève
:
— J’écoute.
— C’est Jeff, patron, parvint à articuler à peu près normalement le
flingueur. On a le colis.
— Bene, fit la voix de corbeau. Livraison dans la nuit de demain, à
deux heures du matin précises. À Isola delle Femine, aux entrepôts
CANA-LI. Tu demanderas un certain Sassa et c’est à lui que tu
remettras le colis. À lui seul.
Il y eut un déclic, puis la tonalité. Le mystérieux Sisco avait
raccroché. L’Exécuteur fit signe à Jeff d’en faire autant, lui indiqua la
chaise aux pieds de laquelle le corps du vigile s’était écroulé. Le
pourri s’y laissa tomber en grimaçant et toujours implacable, Bolan
le questionna à propos de Sisco, obtint les mêmes réponses qu’avec le
chauffeur. Il changea de sujet :
— Tu connais le contenu de cette caisse ?
Jeff Grazziani secoua négativement sa grosse tête. L’Exécuteur
insista :
— Si je comprends bien, Sassa, tu ne l’as jamais vu ?
Nouvelle dénégation muette.
— Et ses entrepôts, tu y es déjà allé ?
— Non.
Bolan s’en était douté. Dans cette étrange affaire, le principe du
cloisonnement jouait parfaitement au sein de la Camora. Le pourri
ne pouvait plus rien lui apprendre et il avait déjà l’air ailleurs.
Comme s’il venait d’un coup de perdre toutes ses illusions. Il était si
livide, si torturé par la souffrance que l’Exécuteur eut presque pitié
de lui. Il le lui prouva aussitôt. À sa façon… d’une .11,43 en plein
milieu du front.
Sergio Barzetta était vengé.
L’Exécuteur ignorait encore qu’il venait aussi de commencer à
venger Claudia Simoni et les siens.
CHAPITRE VI

— C’est lui !
Dans ses jumelles de campagne, Mack Bolan l’avait vu aussi. Bien
avant Claudia Simoni. Question d’instinct et d’habitude. Longue
silhouette décharnée, avec ses maigres cheveux blancs en pelade, sa
face anguleuse rongée de plaques rouges et ses sourcils décolorés.
L’albinos.
Mais l’Exécuteur avait aussi vu les autres. Avec beaucoup de mal, il
avait fini par localiser les divers éléments de cette toile d’araignée
qu’ils avaient tissée tout autour du magasin dans lequel l’albinos
venait d’entrer. Une véritable armée. Cela allait du vendeur de
cigarettes de contrebande à l’automobiliste arrêté en double file, en
passant par le préposé au parking « sauvage » du Corso Finocchiaro
tout proche. Une imposante souricière dont le but ne pouvait faire de
doute.
Ils étaient là pour lui.
Tout ceci, depuis l’enlèvement d’Andy Somek en passant par le
viol de la jeune Claudia Simoni n’était qu’un piège. Un beau scénario
comme la mafia pouvait en monter parfois sous l’impulsion d’un boss
un peu plus intelligent que les autres. Cette fois, la mécanique était
plus complexe. Presque trop. Comme si on avait voulu que le gibier
l’évente pour mieux la déjouer.
Dans quel dessein ?
Bolan n’était encore sûr de rien, mais il pressentait quelque chose
de plus vicieux encore. En découvrant cette armada planquée un peu
partout à l’attendre, en humant cette atmosphère de rue comme un
fauve en chasse, il avait le sentiment diffus de ne voir que la partie
émergée de l’iceberg.
Il y avait autre chose.
D’abord, il y avait cette impression étrange de « non vrai danger ».
Comme si le piège n’était pas tendu pour le tuer. Du moins, pas
maintenant. Pas ici. Comme s’il avait été placé là dans l’unique but…
De le rabattre !
C’était ça ! Tous ces figurants n’étaient que des rabatteurs !
Chargés de bien baliser le parcours et de veiller à ce que lui, Bolan,
ne s’égare pas en chemin. Afin qu’il fasse quelque chose de précis. Et
ce quelque chose, le stratège qu’était l’Exécuteur commençait à
l’entrevoir. Une ombre de sourire glacé étira une seconde ses lèvres
et un éclair d’intérêt fulgura dans ses prunelles à l’éclat minéral. S’il
voyait juste, le cerveau qui se servait de la Camora sicilienne pour
édifier ce scénario était sacrément tordu. Et très intelligent. Le
cerveau d’un vrai capo. Mieux ; celui d’un authentique Don. Un big-
boss doublé d’un joueur d’échecs. Car au lieu d’essayer de profiter
tout de suite de ses éventuelles chances, il préférait prendre le temps
de disposer ses pions selon un ordre établi à l’avance. Pour être sûr
de gagner.
Et pour gagner à sa façon.
À la façon du Protector !
L’ombre de sourire glacé réapparut sur la face de l’Exécuteur.
Maintenant, il commençait vraiment à s’amuser. Car à mesure que
défilaient dans sa mémoire les événements survenus depuis son blitz
thaïlandais, depuis que les éléments de cette affaire sicilienne
prenaient leur vraie place dans son raisonnement, il comprenait de
mieux en mieux.
Restait à vérifier.
Restait aussi à ne pas tomber dans le piège final. Dans le dernier et
vrai piège que lui avait d’ores et déjà tendu le Protector. Car c’était
lui. Lui seul pouvait désirer à ce point l’amener à merci en le faisant
tomber lui-même dans le piège. Bolan en était à présent convaincu. Il
ne lui manquait qu’un élément, mais c’était une inconnue de taille.
Il ignorait où se trouvait le vrai piège en question.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Rencognée contre le dossier de l’Autobianchi de location qui
remplaçait la Fiat devenue trop repérable, la jeune fille tremblait
nerveusement. Il y avait de quoi. Le type qui venait de pénétrer dans
la boutique était cette ordure qui avait kidnappé son amant, fait
massacrer sa famille et qui l’avait violée.
— Qu’est-ce qu’on fait !
Claudia devait ruminer des tas d’idées de vengeance.
— Rien, dit l’Exécuteur. On ne fait absolument rien.
— Quoi ?
Elle avait littéralement bondi sur son siège et le considérait
comme s’il était devenu fou. Il lui fit alors découvrir les diverses
pièces du piège qui les attendait et elle en resta sans voix. Blanche de
peur. Bolan la rassura aussitôt, insista :
— Nous sommes ici pour deux raisons très précises, Claudia. Vous,
pour que vous puissiez identifier l’albinos, moi, pour vérifier le bon
fonctionnement de mon leurre.
— Votre quoi ?
Il lui tendit les jumelles, lui désigna une moto arrêtée beaucoup
plus loin, sur le trottoir, à l’angle du Corso. Accroupi près d’elle, un
type casqué d’un intégral avait l’air de bricoler quelque chose.
— Ce motard n’est qu’une partie du petit système que j’ai mis en
place dans le secteur, renseigna-t-il. Un certain Vicco. Lui et sa
bande de minables arracheurs de sacs à main vont désormais suivre
votre albinos jusqu’à son terminus.
Il désigna de nouveau le « bricoleur ».
— Vicco, c’est lui, dit-il. C’est leur chef. Celui que j’ai pu contacter
grâce aux renseignements fournis par Aurélia. Un sombre voyou.
Une petite ordure capable de vendre père et mère, mais un malin.
Leur spécialité, filocher les gens après leur sortie des banques où ils
sont allés retirer des espèces, afin de les agresser sur le chemin du
retour. Une organisation bien rodée et très efficace. Au moins douze
motos, scooters et autres vélomoteurs. Ils vont ainsi se relayer tout
au long de leur filature. Un système quasiment indétectable.
Il montra de nouveau le piège des amici, précisa :
— Ceux-là n’y verront que du feu. Ils vont croire que je ne suis pas
venu et programmeront une autre souricière. Pour rien. Ils auront
déjà un train de retard.
— Pourquoi ne pas avoir plutôt fait appel à un professionnel ?
questionna Claudia. Un détective privé aurait sans doute eu plus
d’expérience.
L’Exécuteur secoua la tête. Il se souvenait de son récent blitz à
Istanbul. Les privés, c’était fragile.
— Trop dangereux, renvoya-t-il. Ces pourris ne plaisantent pas.
S’ils avaient découvert un détective dans leur combine, ils ne lui
auraient laissé aucune chance. Si cette crapule de Vicco se fait
coincer, ce ne sera que justice.
Elle leva sur lui un regard à la fois fasciné et craintif, garda le
silence un moment avant de questionner encore :
— Vous croyez que ça va marcher ?
— Je l’espère.
Si son petit leurre fonctionnait.
— Le revoilà !
L’albinos venait effectivement de ressortir de la boutique. Un
paquet sous le bras, il remontait tranquillement la Via Polara. Sans le
moindre regard de côté, parfaitement détendu. Ou il ignorait la
présence de ses « collègues », ou il possédait des nerfs d’acier.
Sur la face de l’Exécuteur, l’ombre de sourire glacé était réapparue.
Il penchait pour le premier cas de figure. Bien dans les manières du
Protector. Maintenant, l’albinos montait dans une Regata qui avait
connu des jours meilleurs et dont l’Exécuteur nota mentalement
l’immatriculation. Le véhicule déboîta, passa devant le motard «
bricoleur » qui, contrairement à ce qu’aurait pu imaginer tout
guetteur moyen, ne broncha pas. En revanche, juste à l’angle du
Corso et de manière beaucoup moins évidente, une mobylette
débouchait devant la calandre de la Regata. Suiveur ou pas… Bolan
ne chercha même pas à le savoir. Dans ce micmac, il était sûr d’une
chose ; Vicco et sa bande ne lâcheraient plus leur proie.
Deux mille dollars, c’était mieux qu’un sac à main.
— Vous avez le fric ?
— Tu as le renseignement ?
L’Exécuteur avait stoppé l’Autobianchi à l’angle de la Via
Salvatore Corleone et de la Via Emiro Giafar. En pleine zone
industrielle de Brancaccio, juste le long de la voie ferrée. Un crachin
gras et serré s’était mis à tomber et cela formait un halo irréel autour
de l’unique réverbère resté en service. Un lampadaire situé très loin
du point de contact préétabli entre Bolan et Vicco. Les lampes de
tous les autres avaient été brisées et l’Exécuteur soupçonnait fort le
voyou d’y être pour beaucoup.
Question de discrétion.
Comme il était sûr que ceux de sa bande étaient planqués dans le
secteur. Prêts à le canarder en cas d’embrouille. Mais l’Exécuteur
n’avait pas l’intention de doubler Vicco. Simplement, avec le fric, il
avait aussi emporté le terrible AutoMag .44, dont la crosse massive
apparaissait entre les pans de l’imper gris qui recouvrait la sinistre
combinaison noire.
Une crosse que Vicco avait aperçue.
Il tenta un sourire torve qui plissa sa face anguleuse et mangée par
une barbe de trois jours, lança un regard sur le côté comme pour se
rassurer et déclara :
— Je l’ai, le renseignement.
Il avait l’air plus fier que s’il avait pillé la Banque d’Italie. Bolan le
doucha de sa voix d’outre-tombe :
— Accouche. Tu auras le fric après.
— Montrez-le.
Têtu, le voyou. Mais c’était de bonne guerre. Surtout avec la
présence des autres autour. Un chef devait rester un chef. Dans un
même mouvement, Bolan avait posé la main droite sur la crosse de
l’AutoMag et brandi une liasse de la main gauche. Il la plaça dans le
faible rayon de lumière et ses doigts habiles firent défiler les billets à
la manière d’un prestidigitateur. Cela fit un petit bruit crissant qui
alluma des lueurs sauvages dans les prunelles sombres du voyou. Le
douchant de nouveau, l’Exécuteur prévint :
— Pas de conneries, petit. Et pas de mensonges.
L’atmosphère se tendit un peu plus. Vicco avait conservé son
sourire torve et ce dernier s’était figé en un rictus franchement laid.
— OK, lâcha-t-il enfin d’une voix éraillée. L’albinos, il s’appelle
Sisco. Azel Sisco. Un yougo ou un truc comme ça. Il crèche au n° 3 de
la Via Forni, derrière la Piazza Vittoria.
Il ricana sombrement, précisa :
— Le quartier vous plaira. Plein de putes et de rats. Avec peut-être
un petit avantage pour les gaspards.
— Je sais, fit Bolan. J’en viens. Sisco habite au dernier étage. Sur la
terrasse.
C’était vrai. Grâce au numéro de la Regata relevé via Polara,
Aurélia Gucci lui avait procuré les coordonnées de l’albinos. Sisco. Le
mystérieux boss du gros Jeff Grazziani et des autres. Le monde du
crime était à la fois vaste et petit. Fort de cette découverte, il était allé
reconnaître le secteur. Juste avant son rendez-vous.
Le voyou avait ravalé son rictus.
— Vous… mais… pourquoi, alors ?
Il désignait la liasse de dollars toujours dans la main de
l’Exécuteur. Ce dernier esquissa son ombre de sourire polaire pour
déclarer de sa voix sépulcrale :
— Un contrat est un contrat. Tu as fait le boulot, je paye. J’avais
donné ma parole.
Il lança la liasse de dollars au voyou et l’atmosphère se détendit
enfin. Mais Vicco l’observait toujours avec cette expression mi-figue,
mi-raisin. Dans son milieu, la parole donnée…
— Bon, dit-il enfin. Si vous avez encore besoin de moi, vous savez
où me trouver.
L’Exécuteur espérait bien que non. Vicco était le genre d’associé
qu’il avait toujours eu envie de flinguer. Il laissa le voyou disparaître,
regagna l’Autobianchi et démarra aussitôt dans le crachin gras.
C’était une triste nuit. Une nuit qui sentait la mort et le sang.
Une nuit qui ne faisait que commencer.
CHAPITRE VII

L’immeuble d’Azel Sisco était étroit, laid, crasseux et délabré. La


peinture de la façade s’en allait en lambeaux et on avait l’impression
qu’elle menaçait d’entraîner le mur avec elle. Dans ce quartier
populeux de Palerme, situé entre la Villa Bonanno et la Via
Maqueda, les étroites ruelles en pente sentaient le caniveau gras, la
sauce tomate, le poisson et l’ail. Aux fenêtres où le soleil n’arrivait
jamais, des étendards de linge pendaient tristement dans la bruine.
Par-dessus le concert des télés, des radios, les cris d’enfants et ceux
des mamas. Toute une ambiance. Il était près de 23 heures et
personne ne semblait dormir. C’était la Sicile. Dans l’ombre des
portes basses, des silhouettes s’inscrivaient, furtives, comme
coupables. Parfois, un rougeoiement de cigarette trouait l’obscurité,
un appel discret ou un gloussement fusaient.
L’Exécuteur avait laissé l’Autobianchi de location Piazza Vittoria
avant de se glisser à pied dans le sombre dédale. À Palerme, il y avait
plus de voitures que d’habitants, et les ruelles de cette partie de la
ville étaient trop étroites pour une retraite éventuelle en catastrophe.
Toujours prévoir ses arrières.
— Buona sera, amor.
À peine si Bolan avait entendu venir la fille. À la chiche lumière
d’une lampe entré deux façades lépreuses, il distingua un visage
humide de crachin et trop maquillé, un regard racoleur, un sourire
livide entre des lèvres rouge sang. Une pute. Belle et vulgaire. Pas
plus de dix-sept ans. Son mac qui ne devait pas être loin n’était sans
doute guère plus vieux. La crème palermitaine.
— Je te fais le grand jeu, souffla la fille. Pour vingt mille lires.
Elle sentait le parfum de bazar et s’accrochait à son bras. Il secoua
la tête.
— Dix mille, alors. Mais sans film, insista-t-elle.
Elle l’aguichait d’un regard en biais. Avec sa pose déhanchée, sa
jupe symbolique en faux cuir noir, un tee-shirt blanc quatre tailles
trop petit qui dévoilait neuf dixième de ses seins pointus, elle
incarnait la pute dans toute l’acception du terme. Bolan demanda :
— Quel film ?
Elle eut un rire de gorge.
— Pas vrai ? Amor ! Tu sais pas ? C’est le yougo. Un albinos ! Des
fois, j’emmène le client chez lui et il nous filme en vidéo pendant
qu’on baise. Y en a que ça excite. Tu veux essayer ? Juste dix mille.
Mais tu payes le film.
Elle devait gagner pas mal de fric, avec sa combine. Bolan lui
envoya une esquisse de sourire froid, s’arracha à son étreinte. Il
passa devant l’immeuble de Sisco, tourna dans la Via Castro,
parcourut une vingtaine de mètres, avant de revenir sur ses pas. Par
la Via Tardia, il retrouvait l’arrière de l’immeuble. Il l’avait fait plus
tôt dans la soirée, avant son contact avec Vicco. Itinéraire de
reconnaissance qui lui avait permis de repérer le couloir, puis, à
droite, l’amorce d’un étroit escalier.
L’Exécuteur consulta sa montre : 23 heures passées. Il laissa
s’écouler quelques minutes, parcourut les derniers mètres de venelle,
vérifia ses arrières et pénétra dans le couloir malodorant. Il
déboutonna son imper trempé, laissa le haut col doublé de laine
relevé pour récupérer la pluie qui gouttait de ses cheveux. Puis
ouvrant davantage la gabardine grise, il apparut dans la sinistre
combinaison noire. Le Beretta .9 mm dans son étui d’épaule,
l’AutoMag dans celui de ceinture. Il prêta l’oreille, mais on
n’entendait que le son des télés, les bruits de vaisselle et les pleurs
aigus d’un bambino coléreux.
Alors, il commença à gravir l’escalier.
Sisco « Albinos » avait mal à la tête. Très mal. Au point qu’il avait
dû plusieurs fois se la plonger dans le lavabo plein d’eau chaude.
Pour faire monter le sang. Un truc qui lui réussissait toujours. Sauf
cette fois.
Étonnant.
Doté d’une résistance à toute épreuve, Sisco avait l’habitude des
foires à base de sexe, d’alcool et de haschich. Comme la nuit passée.
Mais cette fois, il avait eu affaire à deux jeunes vicieux. Une fille et
son petit copain. Pas trente-cinq ans à eux deux. Le gamin n’avait
sûrement pas plus de quinze ans et la fille atteignait tout juste les
seize. Des voyous qui faisaient la manche pour s’acheter leurs doses.
Bien sûr, Sisco les avait payés un peu. Il leur avait même fourni
quelques lignes de coke. Deux rails chacun. Ensuite, ils avaient fait
tout ce qu’il avait exigé. Surtout la fille. Une vraie cinglée de la
culbute. Elle avait voulu faire ça à trois et être filmée sur toutes les
coutures. Y compris en gros plan.
Alors, Sisco s’était déchaîné.
Au petit matin, il avait appris le sort de ses flingueurs aux
entrepôts de Punta Raisi. La catastrophe. M. Max lui avait conseillé
d’aller se louer quelques cassettes vidéo et d’attendre chez lui de
nouvelles instructions. Depuis, il gisait sur l’immense lit très «
Hollywood » du loft transformé en plateau de télévision et le
téléphone était resté muet. Sisco n’y comprenait rien. Quelque chose
lui échappait. Il était maintenant plus de onze heures du soir et pas
de nouvelles de M. Max. Grazziani et les autres connards, il s’en
foutait. Simplement, il craignait les problèmes.
Il bâilla, quitta le lit, fut tenté d’aller de nouveau se tremper la tête,
passa finalement sur la terrasse. Un grand rectangle dallé, bordé d’un
côté par un parapet en pierres, de l’autre, par un muret en briques
sommé de bacs à fleurs. Entretenues par la bonne femme d’à côté. Le
crachin s’était arrêté et au-delà du muret, les gosses des voisins
jouaient au tennis de table en hurlant. Rebondissant sur la table, la
balle sonnait de façon agaçante. Sisco se pencha par-dessus la
rambarde métallique en allumant une cigarette. En bas, la pute au
tee-shirt blanc qu’il connaissait bien discutait avec un type en imper.
Il les vit se séparer et il en fut soulagé. Ce soir, il n’avait plus envie de
filmer la moindre séance de baise.
Trop, c’est trop.
Un moment plus tard, laissant les baies vitrées de la terrasse
ouvertes, il réintégra le loft, fut un instant tenté de visionner un
porno, finit par se décider pour un vieux western. Pour plus de
confort, il écrasa sa cigarette, s’offrit un gros pétard de hasch. C’était
mieux que la tête dans l’eau. Il baissa la lumière grâce au rhéostat de
la lampe de chevet et se laissa aller contre les coussins douteux du lit.
Dix minutes plus tard, son joint fini, il fermait les yeux sur les
images agitées du western. Béat.
Son mal de crâne avait disparu. À travers un léger voile sonore, il
entendait les échos d’une bagarre dans un saloon. Le truc idiot qu’ils
mettaient dans tous les westerns. Puis il y eut une cascade de coups
de feu et un silence épais suivit. Juste troublé par les « tap-tap » de
cette imbécile de balle de ping-pong. D’abord, il s’entêta à demeurer
les yeux clos, puis il ressentit soudain une drôle d’impression qui lui
noua subitement les nerfs.
Le danger !
D’instinct, sa main partit comme un éclair en direction de
l’oreiller. Dessous, il y avait son calibre. À la même milliseconde, il
rouvrit les yeux et voulut rouler sur le côté.
Trop tard.
Il sentit son front éclater avec un bruit mou, jeta les deux mains en
avant, ne rencontra que le vide. Il y eut une autre explosion sous son
crâne où des éclairs zébrés fulguraient. Une violente nausée le
submergea et, sans son étonnante résistance, il se serait évanoui. Son
esprit fonctionnait encore. Il sentait le sang couler de son front,
percevait des sons déformés. Dans son cerveau de nouveau
douloureux, les idées s’entrechoquaient. Un bélier lui perfora
l’estomac. Il poussa un grognement, frappa devant lui. Mais ses
forces l’abandonnaient. Ses mains à la puissance d’habitude
étonnante ne réagissaient plus. Il glissa au sol, agrippant tant bien
que mal un pan d’imper de son agresseur. Celui-ci ne cherchait pas à
le tuer. Pas encore. Sisco en était certain. Souffle coupé, esprit
fangeux, il comprit qu’on le fouillait, qu’on lui tirait un bras en
arrière. Il perçut un déclic, sentit une tenaille lui broyer le poignet.
Surtout ne pas réagir. Comprendre d’abord. Récupérer.
Deux bras puissants le soulevèrent. Il se fit tout mou, laissa ses
pieds racler le sol. L’autre le traînait vers la salle de bains.
La salle de bains !
Peut-être une chance. Il fallait penser. On lui avait passé une
menotte. On allait l’attacher. Un seul endroit. Le tuyau d’arrivée
d’eau. Près du lavabo. Il comprenait confusément que la salle de
bains pouvait représenter son salut. Mais pourquoi ?
Le rasoir !
Un vrai. Un antique coupe-chou qu’il avait acheté pour les besoins
d’une de ses mises en scène vidéo sado-maso. Il n’arrivait pas à se
souvenir de l’endroit où cette conne dont il avait oublié le nom avait
pu le ranger. Même qu’il l’avait engueulée parce que c’était un
endroit idiot. Ça allait sûrement revenir et…
Trop tard.
L’autre avait effectivement fixé la menotte au tuyau. Pas trop
grave. Sisco sentait ses forces revenir et il serait bientôt capable de
l’arracher, ce foutu tuyau. Ses doigts maigres et noueux étaient
capables de déchirer un annuaire. D’abord… avoir ce fumier. Du
premier coup. Ne pas le rater, car il n’aurait qu’une chance. Déjà, une
des mains du type lui appuyait sur la nuque. Il allait lui faire le coup
de la « baignoire ». Dans le lavabo qui était resté plein. Il voulait
donc le faire parler. L’obliger à dire quelque chose que Sisco ne
devinait pas encore.
Le rasoir !
Qu’est-ce que cette imbécile avait fichu de ce rasoir de merde ! Il
lui suffisait de mettre sa main libre dessus et ce serait joué. Il se
foutait que le fumier ait un flingue. Il connaissait les réactions des
égorgés. La panique totale. L’hébétude. Il avait ses pieds et un bras
de libre. Avec ça, il pouvait retourner la situation. Il suffisait de…
Les fleurs !
Cette idiote avait tout bonnement laissé tomber le rasoir dans les
fleurs séchées qui trônaient dans leur vase sur la marche de la
baignoire. Tout près de la main libre de Sisco. Et justement du côté
opposé où se trouvait l’inconnu. Déjà, les doigts de Sisco fouillaient
le bouquet comme s’ils cherchaient à s’accrocher à quelque chose. Le
fumier était trop affairé à lui enfoncer la tête sous l’eau pour
s’occuper de ça. Le rasoir était là ! Il suffisait de faire sortir la lame
du manche et… Sisco retint son souffle, se débattit mollement. Ses
doigts s’étaient refermés… sur le manche du rasoir ! Il lâcha de l’air,
se concentra. La poigne de l’adversaire lui maintenait la tête sous
l’eau depuis une éternité. Soudain, il le tira violemment par les
cheveux et Sisco aspira une large goulée d’air,..
— Maintenant, gronda l’inconnu d’une voix sinistre, écoute-moi
bien, pourri !
Un canon s’était enfoncé dans sa nuque. C’était dur et glacé. Sisco
grommela quelque chose d’incompréhensible, cherchant
désespérément l’air. Son buste s’écrasait sur le rebord du lavabo et sa
nausée augmentait.
— Tu t’appelles Azel Sisco, assena soudain la voix sépulcrale de
l’inconnu. Tu as violé une fille de seize ans, tu as massacré sa famille
et fait kidnapper un de mes amis. Andy Somek. Tu as trois secondes
pour me dire où il est.
Le Yougoslave sentit un désagréable picotement dans son dos.
C’était donc ça ! Il ne comprenait pas qui était ce type ni comment il
était remonté jusqu’à lui, mais cette fois, c’était sérieux.
— Un…
— Arrête, lança Sisco de sa voix de corbeau. Je sais pas de quoi…
— Deux…
L’albinos toussa, grogna :
— T’es quoi ? Flic ?
— Devine. Ça va faire trois.
Le Yougoslave parvint à tourner légèrement la tête. Il pouvait
presque voir le type. Placé de côté, pour éviter les ruades. Un pro.
L’albinos éructa :
— Je te pisse à la raie, pédé.
Le canon passa de sa nuque à l’arrière de son genou.
— Où est Somek ? Trois…
Surtout bien viser la gorge. Trancher la carotide.
— Je comprends rien, bordel !
Il y eut un « flop » ridicule, Sisco poussa une sorte de jappement.
Sa jambe droite se déroba sous lui, et une douleur atroce lui déchira
le genou. Tétanisé par la souffrance le Yougoslave s’effondra,
entraînant les fleurs séchées dans sa chute. Bras droit étiré vers le
haut, à demi suspendu, il ressemblait à un pantin désarticulé. Il
vomit un peu, entendit un bourdonnement dans sa tête, sentit qu’il
allait perdre connaissance.
C’était trop bête !
Déjà, le long réducteur de son de l’automatique du type s’enfonçait
dans son autre genou.
— Somek ?
— Je… merde ! J’en sais rien.
Sisco « Albinos » voyait maintenant son agresseur. Ses yeux
minéraux, son imper mouillé avec le col de laine, sa détermination
aussi. Il allait le tuer. Il poussa un râle, s’amollit soudain. Sa tête
partit en arrière et il ne bougea plus. Si l’autre ne faisait pas
maintenant ce qu’il attendait, c’était fichu. Il allait vraiment
s’évanouir. Entre ses cils décolorés, il vit le type hésiter et une lueur
contrariée passa dans ses prunelles glacées. Enfin, il se pencha pour
le redresser. Alors, dans un sursaut fantastique, le Yougoslave
détendit son bras gauche. Il y eut un éclair blême et la lame du rasoir
fouetta l’air. L’autre esquiva, mais n’eut pas le temps d’échapper à la
lame qui cisailla le cou offert avec un bruit déchirant.
Gagné !
Le salaud releva son flingue, recula, reçut quand même le coup de
pied de Sisco dans le bas-ventre. Il grogna sourdement, porta la main
à sa gorge et la retira pleine de sang.
Gagné ! Sisco avait gagné !
Devant lui, le grand fumier en imper ouvrit la bouche sur un râle
muet. Il voulut pointer son arme, ploya sous son propre poids et
porta de nouveau la main à sa gorge.
La laine de son col d’imper pissait le sang.
CHAPITRE VIII

La mort était hideuse. Elle était là, tapie au fond d’un gouffre noir
dans lequel on s’enfonçait inexorablement.
Écœurant. On avait raison d’en avoir peur.
Bolan ne se faisait pas d’illusions ; du fond de son royaume des
ténèbres, il conservait assez de lucidité pour comprendre qu’il allait
mourir dans quelques secondes. Il verrait défiler toute sa vie. On le
disait.
Faux !
Il ne voyait rien. Toute la souffrance du monde s’était concentrée
dans son bas-ventre. À hurler. Mais le cri restait bloqué dans sa
gorge. Étouffant. Il sentait sa vie s’en aller avec le sang qui coulait de
son cou et se demandait pourquoi il n’était pas encore mort.
Quelque part, des chocs sourds résonnèrent. Sa formidable
énergie lui fit rouvrir les yeux, le temps de voir la masse fondre sur
lui. Sisco. Dans un sursaut désespéré, il avait arraché le tuyau du
mur. Un geyser d’eau froide fouetta la face de Bolan. Juste au
moment où la menotte libérée percutait son crâne. Un poids
considérable lui broya la poitrine et une poigne d’enfer se referma
sur le Beretta. L’Exécuteur n’avait jamais vu un type aussi rapide et
avec des pognes aussi puissantes. Dignes d’un numéro de cirque. Un
adversaire différent de ce qu’il avait jusqu’alors connu. Mais à
vicieux, vicieux et demi. Réunissant ses forces, il envoya violemment
sa main libre vers les yeux de l’adversaire. Son pouce glissa sur
l’arête du nez de Sisco, s’enfonça dans une cavité avec un petit bruit
mouillé écœurant. C’était chaud et gluant. Le Yougoslave hurla.
Bolan enfonça davantage, tourna son autre poignet, tira. Étouffée par
le réducteur de son et le râle de Sisco, la détonation s’entendit à
peine. Sur Bolan, le yougo tressauta, eut un hoquet, glissa sur le côté,
portant instinctivement les deux mains à son abdomen ensanglanté.
Puis, alors qu’un poinçon de feu déchirait ses entrailles, il ouvrit une
bouche démesurée, partit à la renverse et ne bougea plus.
Ce fut le silence.
Rythmé par la lourde respiration de Bolan. Enfin, la douleur de
son bas-ventre régressa, et il put se redresser sur un coude. Soufflant
comme une forge, il leva les yeux vers le Yougoslave. Des bulles
rouges moussaient aux commissures de ses lèvres, éclataient dans un
sale petit bruit. Il n’était pas encore mort… et Bolan non plus.
Incroyable !
Au lieu du jet saccadé qui aurait normalement dû s’échapper de sa
carotide sectionnée, il ne trouvait qu’un flot de sang décroissant. Il
palpa alors son col d’imper, trouva le zip métallique qui permettait
d’ôter la garniture de laine à volonté. Le miracle. La lame avait
frappé exactement à cet endroit. Question de millimètre. Bien sûr, la
peau était entamée et le sang coulait encore, mais la carotide avait
été épargnée. Bolan se releva, alla s’examiner dans le miroir au-
dessus du lavabo et évalua les dégâts.
Une coupure pas très nette, sous le maxillaire droit. Une chance
inouïe. Ça saignait beaucoup et il semblait même que ce soit assez
profond, mais rien à voir avec une blessure mortelle. Une agrafe ou
deux suffiraient.
Un gémissement l’arracha à son examen. À ses pieds, Sisco
mourait. Il avait eu moins de chance. Sa route avait simplement
croisé celle de l’Exécuteur. Le grand fumier. Bolan ferma le robinet
d’arrêt du gros tuyau arraché, se pencha sur Sisco, lui tapota la joue.
Le yougo ouvrit des yeux déjà vitreux et sa grimace en dit long sur ce
qu’il endurait. Bolan s’approcha encore.
— C’est con, dit-il doucement. C’est très con de souffrir comme ça.
Un geignement caverneux lui répondit. Entre les doigts épais du
Yougoslave, un sang noir s’échappait. Sa vie fichait le camp. Bolan le
secoua. Presque gentiment.
— Tu travailles pour qui ?
Sisco grimaça, cracha un peu de sang, souffla :
— M. Max.
— Mais encore ?
— Je… Jamais vu. Il commande par… téléphone.
Encore le cloisonnement ! À désespérer. Mais Sisco était au bout
du rouleau. Il fallait faire vite. L’Exécuteur questionna :
— Pourquoi avoir voulu voler ce container, à Punta Raisi ?
Pas de réponse. Il insista :
— À qui Sassa devait-il le livrer, le container ?
— Je… sais pas.
Bolan soupira, enchaîna :
— Où est Somek, Sisco ? Dis-le !
L’autre le fixa de ses prunelles brunes, grogna en se tordant.
— Un… un médecin.
— Somek ! Où est Somek !
Le Yougoslave ferma les yeux, sembla sur le point de lâcher la
rampe une nouvelle fois. L’Exécuteur lui releva la tête, l’aidant à
respirer mieux. Il avait appris à tuer, s’obligeait à le faire… n’avait
jamais aimé ça. Mais son implacable ennemie, l’Organized Crime, ne
lui laissait pas le choix. Il fallait sans cesse terrasser le mal.
— Mé… decin, souffla le moribond.
— Oui ! Mais dis-moi où est Somek !
Un silence coupé de gargouillis sinistres, une plainte. Sisco parvint
à rouvrir les yeux, siffla entre ses dents serrées :
— Sa… Sassa !
— Qui ?
Le moribond poussa un cri rauque, se raidit. Il souffrait
abominablement. Une balle dans les boyaux, c’était une très sale
agonie.
— Qui ! le pressa encore Bolan qui avait pourtant compris et fait le
rapprochement avec les aveux de Jeff Grazziani le pourri. Qui est
Sassa ? Où est-ce que je le trouve ?
— I… Isola… entrepôt… bateau… Sassa !
Isola delle Femmine. Sassa. La boucle se bouclait. Pour en savoir
plus, il fallait pousser plus loin.
Le Yougoslave s’était tu. La souffrance était trop forte. Bolan
reposa sa tête sur le carrelage, se releva en grimaçant. Passé un
certain stade, la douleur annihilait tout. Sisco geignait, mais ne dirait
plus rien. L’Exécuteur leva le canon du sinistre Beretta, visa le milieu
du front. La détonation fut dérisoire. Un bouchon de champagne qui
saute. Bolan songea au Moët et Chandon qu’il avait apporté à Aurélia
pour leurs retrouvailles. Mais en voyant le crâne de Sisco se
disloquer sous l’impact, il réprima une grimace. Ce qui en coulait
n’avait rien de joyeux.
Le pourri s’était bien battu, mais c’était une ordure.
— Va bene ?
Bolan hocha la tête avec précaution. Un bandage immaculé lui
faisait un collier grotesque, et il avait l’impression d’être passé sous
un rouleau compresseur et dans les griffes d’une botteleuse à blé. Il
s’arracha un vague sourire, et l’inquiétude s’estompa dans les yeux de
la fille. Sans doute avait-elle craint de le voir mourir dans son
minable studio de passes.
— Tu veux un scotch ?
Elle était gentille. Il fit oui d’un battement de cils. Elle s’affaira
autour d’un placard, montrant son slip sous le bas de sa jupe au
rabais. Le toubib venait de les quitter et d’après la fille, il ne parlerait
pas. Il soignait les blénos de toutes les putes du quartier. En douce. Il
était à la retraite. En tout cas, c’était mieux que d’avoir appelé un
médecin chez Aurélia. Pendant ses blitz, l’Exécuteur évitait toujours
de trop mouiller ceux qui l’aidaient.
C’est pourquoi il avait préféré l’assistance de la pute.
— Je m’appelle Ornella, dit la fille en tendant le verre à Bolan. Tu
veux de la glace ?
Il fit signe que non, le regretta aussitôt. L’alcool lui brûla la gorge,
l’œsophage et une bonne partie de l’estomac, mais il résista
bravement et but jusqu’au bout. Rien à voir avec un bon Johnnie
Walker Black Label ou un Hennessy-Glace.
— Ça te plaît, Ornella ?
— Si.
Elle ne s’appelait sûrement pas davantage Ornella que Bolan ne
s’appelait Jean-Paul II, mais quelle importance ? C’était déjà bien de
l’avoir trouvée en sortant de chez Sisco. Un peu affolée, elle avait
gobé la fable qu’il lui avait servie. Une histoire de voyous qui avaient
essayé de le dévaliser. Il n’avait pas manqué de lui faire aussitôt
miroiter les beaux dollars « rescapés » de l’affaire. La suite avait été
facile. L’arrivée de l’ex-docteur, deux agrafes, des sulfamides, un
calmant. Ça allait beaucoup mieux.
— Et tes couilles. Va bene ?
Ornella s’était assise dans le coin du lit douteux, sous un portrait
de la Vierge Marie. Elle louchait vers le slip de Bolan. On la sentait
prête à appliquer sa propre thérapeutique. Mais dans l’état où étaient
ses testicules et compte tenu de l’avancement des recherches sur le
traitement du sida, Bolan préférait l’aspirine. Il secoua la tête, quitta
le lit pour enfiler sa chemise maculée de sang. Ornella soupira, fila
vers une armoire dans laquelle elle farfouilla un instant.
— Tiens, dit-elle en lui offrant une chemise en jean froissé. C’est à
mon mec. Je lui dirai que je l’ai brûlée au repassage.
Bolan laissa tomber quelques billets sur le drap chiffonné, attrapa
le vêtement.
— Tu lui en achèteras une autre, dit-il en s’habillant.
Sans commentaire, Ornella rangea soigneusement les lires dans la
ceinture de son slip, avec celles qu’il lui avait déjà données pour ses
bons soins. Elle tardait un peu à rabattre la jupe.
— Toujours non ? demanda-t-elle en minaudant.
— No, grazie.
La jupe retomba sur les cuisses dorées.
— Ben, c’est que t’as encore drôlement mal !
— Si, grimaça-t-il.
Inutile de lui faire de la peine. Elle l’aida à enfiler l’imper nettoyé,
se hissa sur la pointe des pieds, déposa un très mignon baiser au coin
de ses lèvres.
— Si tu reviens par ici…
Ben voyons !
Bolan descendit l’escalier, récupéra sa logistique dans la chasse
d’eau des WC du rez-de-chaussée où il l’avait laissée avant de
monter. En se retrouvant dans la nuit tiède, il réprima un frisson.
Puis, sans un regard vers l’immeuble du Yougoslave, il se fondit dans
l’obscurité. Il avait envie d’une douche, de draps propres et d’un
siècle de sommeil. Mais c’était impossible, l’Exécuteur avait encore
beaucoup à faire.
Cette nuit serait faite de sang et de mort.
CHAPITRE IX

Un vent acide s’était levé et quelques nuées filandreuses et


grisâtres s’étiraient sur le fond du ciel noir. Dans le petit port de
pêche, les mâts des bateaux oscillaient paresseusement sous une lune
ronde et blême.
Isola delle Femmine. Minuscule bled typiquement sicilien.
L’Exécuteur brûlait d’une énergie farouche. Malgré les
élancements de sa blessure, malgré sa fatigue. Et les derniers mots de
Sisco le hantaient.
Sassa… Isola… bateau.
Il était bel et bien à Isola delle Femmine. À quelques kilomètres
seulement de Palerme. Des bateaux, il en avait devant lui et il avait
discrètement localisé les entrepôts Canali. Déserts. Mais avant de
quitter Palerme, grâce au téléphone d’une Aurélia Gucci morte
d’inquiétude, Bolan avait réussi à joindre le char de guerre remisé à
New York sous la garde d’Herman Schwarz. Le génial « Gadgets »
avait alors pu interroger le listing du computer de bord. Une banque
de données sans cesse remise à jour, grâce aux bons soins conjugués
d’Hal Brognola et de Phil Necker. Grâce à cette consultation
impromptue, l’Exécuteur avait pu apprendre que Tonino Sassa
portait le surnom évocateur de « Capo-Macchine » et qu’il n’était
autre que le big-boss de la filière sicilienne du trafic de toutes les
voitures et motos volées en Italie. Le maillon final d’un formidable
réseau qui alimentait certains pays du Maghreb et du Moyen-Orient.
Lucratif en diable.
Suivait une description relativement précise de l’intéressé, tant sur
le plan psychologique que physique. Si les amici avaient su le grand
fumier en possession d’une telle source de renseignements, leurs
rangs se seraient soudain singulièrement éclaircis. Infarctus en
chaîne.
En résumé, Sassa appartenait bien à la tentaculaire famille du
crime et l’ordinateur faisait état de plusieurs dizaines d’assassinats à
son actif, y compris celui de Don Robanero, un des derniers vieux
parrains de l’ancienne Camora qui avait osé voter contre son
accession au sommet de cette activité très prisée. Sassa était bien un
de ces vrais pourris qui forment le ciment de l’Organized Crime
universelle. La lie de la Société. Pour l’Exécuteur, ça simplifiait les
choses. Pas de gants à prendre avec ce genre de vermine.
Maintenant, il était une heure du matin et selon le coup de fil
passé par Jeff à Sisco, Sassa n’arriverait sur place qu’à deux heures.
Alors, pour tuer le temps et aussi par précaution, l’Exécuteur avait
sillonné les rues sombres et désertes du patelin. Un simple village de
pêcheurs dont il connaissait à présent le moindre recoin. Histoire de
mémoriser le secteur. Toujours prévoir le pire. Maintenant,
l’Autobianchi était garée sous une fresque marine qu’un artiste local
avait accrochée sur un mur à demi abattu et l’Exécuteur considérait
l’endroit. Un port. À droite, sous un auvent en Etemit, l’échoppe d’un
marchand de fritures, de sandwiches et de bière voisinait avec l’étal
d’un poissonnier. À gauche, un bâtiment ocre à balcons en
ferronnerie abritait une boutique « Sport e Pesca » qui proposait
également de la bonneterie et de la droguerie. Juste à côté, formant
l’angle de la place et presque les pieds dans l’eau, la Banca del
Lavoro. La banque du travail. Au numéro 10. Le seul qui soit
indiqué. Devant, le port et ses barques, son petit tas d’ordures, son
odeur forte et son eau clapotante. Bolan avisa une plaque bleue au-
dessus du « Sport e Pesca ». Piazza Duca Degli Abbruzzi. Ça
renseignait toujours.
Une heure vingt.
C’était le moment. N’allumant que les lanternes, il fit redémarrer
l’Autobianchi, reprit la rue principale qui coupait le village en deux,
tourna bientôt à gauche, dans une rue en pente qui sinuait au pied de
la montagne avant de redescendre vers la côte. En direction d’une
crique encaissée entre deux falaises, où les pêcheurs du cru avaient
construit des hangars à bateaux. Cent mètres plus bas, le bitume
laissait place à la terre caillouteuse d’un chemin défoncé par les roues
des poids lourds. Comme un peu plus tôt, lors de sa reconnaissance,
l’Exécuteur éteignit ses feux et coupa le contact avant d’engager
l’Autobianchi dans la pente. Il la laissa cahoter sur environ cinq cents
mètres, retrouva l’amas d’éboulis qu’il avait déjà repéré et y
dissimula cette dernière. Il sortit ses jumelles de nuit récupérées avec
sa logistique, balaya longuement le secteur d’un regard attentif. Mais
dans ce décor accidenté, repérer d’éventuels guetteurs relevait de
l’utopie. Alors, seulement vêtu de la sinistre combinaison noire, le
Beretta à réducteur de son en holster d’épaule, le terrible AutoMag
.44 dans celui de ceinture, la miniUzi, également récupérée,
suspendue en sautoir de poitrine, il se glissa dans l’ombre. L’étui de
son poignard de commando était fixé à son mollet droit. Par acquit
de conscience.
Tel un félin en chasse, oubliant les élancements de sa blessure au
cou, il se coula dans les éboulis, parallèlement au chemin qui
descendait en direction des entrepôts. Lors de son premier passage,
il avait repéré une sorte d’entablement rocheux sur lequel il avait
décidé d’établir son poste d’observation. Il s’y installa, se mit à
attendre.
De là, il avait une vision légèrement plongeante sur les entrepôts
Canali.
C’est ainsi qu’il les vit arriver.
Un camion et deux voitures. Une Peugeot 504 et une grosse BMW.
L’Exécuteur porta ses jumelles de nuit à ses yeux, mais les glaces de
la BMW étaient trop foncées pour qu’il puisse en distinguer les
occupants. Peut-être Sassa. En revanche, il put aisément se rendre
compte que la Peugeot abritait quatre types.
Restait à savoir quel genre de types ils étaient.
Justement, l’un d’eux sauta bientôt de la 504. Un costaud habillé
de sombre et qui envoya trois brefs signaux lumineux d’une
puissante torche en direction de la montagne. Aussitôt, trois autres
signaux lui répondirent et l’Exécuteur esquissa une ombre de sourire
glacé.
Il y avait bel et bien un guetteur.,.
Planqué dans les reliefs tourmentés d’un pan de montagne qui
tombait jusque sur la petite plage. Vue imprenable sur l’ensemble des
entrepôts Canali. Tandis que la 504 allait stopper devant la haute
grille fermant ces derniers, Bolan fixa ses jumelles de nuit sur la
montagne et put enfin localiser le planqué. Juste une tête qui
dépassait d’un rocher. Une tête équipée de jumelles. En revanche,
pas de fusil en vue. Ce qui ne voulait rien dire. Celui-là n’était
sûrement pas ici pour compter les points. En tout cas, une chose
semblait à présent certaine ; tout ce beau monde était là pour
quelque chose de pas vraiment catholique. Car maintenant, trois
types sortaient d’un petit bâtiment situé à droite des entrepôts pour
venir à la grille. Deux brandissaient des PM Franchi, le troisième,
une torche électrique dont le rayon balaya le pare-brise de la
Peugeot. Son autre main était posée sur la crosse d’un revolver
dépassant d’un étui de ceinture.
Rien à voir avec une fête de patronage.
Ayant identifié les arrivants, il lâcha la crosse du revolver et se
décida enfin à ouvrir. Il laissa passer le cortège, referma derrière lui.
Il était deux heures moins le quart.
Les trois véhicules roulèrent jusqu’au quai d’embarquement
surélevé qui courait tout au long des entrepôts et trois hommes
jaillirent du camion pour abaisser son hayon arrière. Déjà, la Peugeot
déversait ses occupants. Quatre types. Tous armés de PM. Grâce aux
jumelles, l’Exécuteur put identifier les armes. Un Franchi L.F. 57 .9
mm et trois Beretta M. 12, également de .9 mm et dotés de chargeurs
de 40 cartouches. Tous jumelés tête-bêche.
On était entre pros.
Tandis que des caisses passaient du camion au quai
d’embarquement, deux des vigiles ouvraient les panneaux
métalliques condamnant un des entrepôts. À cet instant, la portière
arrière de la BMW s’ouvrit et une lourde silhouette apparut dans la
lumière des phares.
Tonino Sassa.
Aucun doute là-dessus. Petit, très large et très épais, le crâne lisse
et brillant sur un cou de taureau, « Capo-Macchine » rappelait
vaguement Mussolini au temps de sa splendeur. Tout en lui respirait
la force brutale et la détermination absolue.
Entouré par ses flingueurs, mains dans les poches d’un manteau
de cuir sombre, cigare éteint vissé aux lèvres, il surveillait les
opérations avec l’air renfrogné d’un bouledogue veillant sur son os.
L’Exécuteur ignorait combien de temps Sassa resterait sur place. S’il
voulait avoir une chance de le coincer, c’était certainement ici qu’il le
ferait le mieux. Il fit décrire aux jumelles un mouvement circulaire de
quelques degrés, observa le terrain, finit par repérer une partie de
l’enceinte grillagée où il pourrait opérer une pénétration discrète de
la place. Juste au pied de la montagne, dans un angle mort que le
guetteur ne pouvait voir d’où il était. Mais au moment où il allait se
redresser, alerté par son formidable instinct de guerrier, l’Exécuteur
tourna les jumelles de trois degrés encore.
Et un flot d’adrénaline se rua dans ses artères.
À moins de dix mètres, les jumelles avaient accroché un éclat
lumineux. Juste un rayon de lune se reflétant sur du verre. Sur le
verre d’une lunette de visée. Et juste en dessous de la lunette, noir
comme la mort, il y avait l’orifice tout rond d’un canon de fusil.
Un canon exactement pointé sur lui.
CHAPITRE X

Le formidable sixième sens de l’Exécuteur l’avait une fois de plus


miraculeusement alerté. Mais sans doute trop tard. Le type au fusil
n’avait fait aucun bruit. Une ombre. Ramassée, prête à l’action. Et
maintenant, le canon était là. À dix mètres, prêt à cracher la mort.
Alors, l’Exécuteur se laissa guider par son instinct. Connaissant le
faible champ de vision d’une lunette de visée, il roula sur le côté.
Dans le même temps, il avait dégainé le sinistre Beretta et le véritable
ordinateur de tir qu’il avait quelque part dans le cerveau s’était mis
en action. En un centième de seconde, il avait opéré le calcul des
probabilités de réaction de l’adversaire et effectué sa visée.
À l’instinctive.
Comme les G’men à l’exercice. Quand son index enfonça la
détente, il ne s’était pas écoulé plus d’une seconde.
Beaucoup trop peu pour l’adversaire. Ce dernier n’avait même pas
eu le temps de corriger sa propre visée quand le « flop » du réducteur
de son troua le silence relatif de la nuit. L’ogive brûlante de .9 mm lui
fit sauter l’œil gauche, ressortit par le côté droit de l’occiput,
emportant dans sa course folle un lambeau de cuir chevelu accroché
à la casquette. Cette dernière tournoya en l’air, parut un instant
définitivement stabilisée dans l’espace, obliqua soudain pour achever
sa course sur le côté. Tel un frisbee déséquilibré. Quant à son
propriétaire, il s’était affalé, immobile, serrant son fusil contre lui
comme si sa vie en dépendait encore.
Mais il était déjà extrêmement mort.
Aussitôt, l’Exécuteur avait changé de position. Prêt à tout. Mais il
n’y eut pas d’autre réaction et il porta de nouveau les jumelles à ses
yeux.
Pour voir le guetteur toujours à sa place.
Incroyable. L’autre n’avait pas bronché. Toujours dans son
anfractuosité rocheuse, toujours immobile. À croire qu’il ne s’agissait
que d’un mannequin de cire. Mais Bolan le savait, réaménagé par les
bons soins d’Herman Schwarz « Gadgets » le réducteur de son du
Beretta était certainement le plus performant du genre que l’on
puisse trouver.
N’empêche qu’il était temps d’agir.
Il rampa jusqu’au mort, nota que l’arme était une carabine
d’assaut SIG 530 I, en ôta le chargeur, récupéra la cartouche de .223
qui se trouvait dans la chambre. Mieux valait éviter les surprises.
Puis, se coulant silencieusement dans la nuit, il se mit à progresser
en direction du guetteur embusqué. Il gravit un raidillon à flanc de
falaise, acheva son escalade en se fondant littéralement dans la roche
grise. Heureusement cachée par un flanc de montagne, la lune
n’éclairait pas le secteur. Ce qui permit à l’Exécuteur de s’approcher
si près du guetteur qu’il put un instant l’entendre respirer.
Juste un instant.
Dans la seconde suivante, son bras gauche bloquait le cou du type
en le bâillonnant, tandis que le poignard de commando s’appliquait
sur sa pomme d’Adam. Le pourri poussa une sourde exclamation,
voulut se débattre. Mais l’acier tranchant s’enfonça de quelques
millimètres et il s’immobilisa, tétanisé. Dans l’ombre, la voix d’outre-
tombe souffla :
— Où sont les autres guetteurs ?
Une seconde, il souleva sa paume, dégageant la bouche du pourri.
Celui-ci hésita entre crier et répondre, choisit la facilité.
— Il… il n’y en a qu’un. Par là !
De son regard blanc de peur, il indiquait la direction où gisait à
présent le cadavre de son copain. Il en tremblait. À ce stade de
panique, il ne mentait pas. L’Exécuteur hocha la tête.
— C’est bien, souffla-t-il encore.
Puis, d’un geste coulé, presque doux, il enfonça la lame du
poignard dans la gorge offerte. Presque à regret. Mais celui-là faisait
aussi partie du monde tentaculaire et hideux du crime. Un monde
qui s’étendait sans cesse.
Comme un gigantesque cancer. Il fallait arrêter ça. Juguler le
phénomène, retarder la terrible échéance qui verrait un jour le mal,
le profit et le crime inonder l’humanité,..
Le pourri émit un gargouillis sinistre et un jet de sang fusa à
l’horizontale. Le temps d’un éclair, l’Exécuteur songea au rasoir de
Sisco qui avait failli l’égorger un peu plus tôt. La vie avait de ces
caprices… Il maintint la tête du mourant pendant la première minute
d’agonie, puis le sentant sans réaction, il le laissa finir de mourir. Il
vida la carabine d’assaut Beretta 70 .223 qui gisait près du type et
s’éclipsa tout aussi discrètement.
Il avait encore beaucoup à faire.
— Magnez-vous, bande de cossards !
La voix de Tonino Sassa ressemblait au bruit d’une tronçonneuse.
En plus rêche encore. Tout le contraire de la tendresse. En tout cas,
elle n’avait rien de commun avec l’image que le mafioso essayait de
donner de lui-même avec ses gourmettes en or, son diamant de dix
carats à l’annulaire, ses médailles de la Madone accrochées partout,
ses costumes en alpaga et ses voitures de luxe.
En un mot, Tonino Sassa était une brute épaisse.
Il compensait sa petite taille d’un mètre soixante à peine par
l’équivalent en largeur d’épaules et un quintal de muscles. Pas du
produit de gonflette. Du vrai muscle. Saisi par la touffeur des
entrepôts, il avait ôté manteau de cuir et veste. Il avait même
retroussé ses manches de chemise et le spectacle de ses avant-bras
était impressionnant. Énormes et couverts de poils. Certains disaient
Sassa capable d’arrêter un taureau en pleine charge et de le coucher
d’un seul bras. C’était presque vrai. Un jour, il avait effectivement
accompli cet exploit. Mais c’était quinze ans plus tôt, à l’issue d’un
pari contracté une nuit de libations… et il avait dû se servir des deux
bras. N’empêche que Tonino Sassa était une réelle force de la nature.
Et une authentique ordure.
Maintenant, pour tuer, il ne se servait plus de ses énormes pognes.
Il avait ses flingueurs et son Colt .45 personnel. Un bijou. Plus le
petit Smith & Wesson Bodyguard au canon de deux pouces, à la
petite crosse round-but et au chien de percuteur caréné qui ne
quittait jamais son holster de cheville droite. Sous le pantalon. Un
truc qu’il avait vu faire au cinéma et qui lui avait déjà servi trois fois.
Trois morts. Son Bodyguard, il le dégainait à la vitesse de l’éclair. Un
exploit de prestidigitateur. Sa fierté.
— Et cette caisse ! grinça-t-il encore en désignant celle sur laquelle
il s’était précisément assis pour assister au travail de ses hommes.
C’est moi qui la vide ?
Les types du camion se précipitèrent, attendant qu’il daigne se
lever enfin pour attraper la caisse en question. L’un d’eux, un grand
maigre à la tête de lézard, eut le malheur de faire remarquer :
— C’est quand même moins lourd sans vous, boss.
La grosse bouche trop rouge de Sassa amorça un rictus sur des
dents pointues comme des griffes. Mais, rapide comme un crotale, sa
main partit vers le haut. Si vite que le destinataire ne vit rien arriver.
Il sentit un grand choc, vola par-dessus les caisses pour aller
s’effondrer trois mètres plus loin. Entaillée de la pommette au
maxillaire par l’énorme diamant, sa joue vomissait déjà un flot de
sang. Complètement KO, l’échalas essayait sans succès de se
redresser. Sans un mot, devant ses hommes figés de trouille, Tonino
Sassa sortit un superbe Colt .45 steinless de son holster de ceinture et
l’arma tranquillement. Un Colt commémoratif de la guerre du
Pacifique. Une arme de collection.
Mais une arme en parfait état.
Il y eut une explosion sourde, puis, coup sur coup, il y en eut
beaucoup d’autres. Très sèches, très rapprochées aussi. De courtes
rafales qui sciaient les nerfs et crevaient les tympans. Incrédule,
Tonino Sassa vit une espèce de diable noir se dresser à quelques
mètres de lui. Une statue humaine qui, arme à la hanche, faisait
tranquillement un carton sur tout ce qui bougeait.
Sassa restait immobile.
Le Colt toujours en main, il se demandait s’il avait effectivement
tiré ou non. Sans comprendre pourquoi l’apparition de ce fantôme
venait de tout faire basculer devant lui, ni pourquoi aussi il ne
parvenait pas à réagir. Il voyait ses hommes tomber comme des
mouches, y compris ses meilleurs flingueurs. Ceux qu’il avait
spécialement sélectionnés pour assurer sa protection rapprochée. Il
voyait des crânes exploser sous les impacts meurtriers d’un PM qu’il
avait identifié comme étant une miniUzi, il voyait des fontaines de
sang jaillir de plaies béantes et il n’y comprenait toujours rien. Puis,
soudain, comme surgie du fond de sa chair, une formidable colère le
submergea et il retrouva la force de relever le canon du Colt. Mais à
l’instant où son index allait enfin presser la détente pour la deuxième
fois, il vit le bras gauche du diable noir se tendre vers lui à la vitesse
de la foudre. Il vit aussi un bref éclair jaillir du canon et ressentit un
formidable choc dans le poignet. Il eut l’impression d’avoir le bras
arraché, il entrevit la masse brillante et rassurante du Colt qui
échappait à sa main pour voler sur le côté et, sous la violente poussée
de l’impact, il se retrouva assis sur la caisse quittée un instant plus
tôt.
Toujours sans comprendre.
Maintenant, il y avait du sang partout, des éclats de bois s’étaient
fichés dans sa chemise et, près de lui, des éclaboussures de cervelles
maculaient son beau manteau de cuir.
L’horreur totale. Heureusement, la balle du Beretta n’avait touché
que le beau Colt commémoratif. Pour l’arracher à la main de Sassa.
Lui, il était intact.
— Ciao, Sassa.
Le diable noir avait une voix de circonstance. Profonde comme
l’univers, lourde comme le jugement dernier. Une voix qui collait
parfaitement à cette odeur de cordite, de sang et de mort qui venait
d’investir les entrepôts. Sassa ouvrit la bouche, ne put sortir aucun
son, voulut se relever, se trouva ridicule et se trouva instantanément
une excuse. Sous l’impact de cette balle qui lui avait arraché le Colt
de la main, son poignet avait doublé de volume. Ce qui n’était pas
rien, compte tenu du volume naturel de ses articulations.
Maintenant, le grand diable s’avançait, enjambant les cadavres
ensanglantés, fixant sur lui un regard d’une étonnante acuité. Un
regard minéral qui vous clouait sur place. Quand il ne fut plus qu’à
deux mètres du Sicilien, il esquissa une ombre de sourire glacé,
tandis qu’une lueur moqueuse passait dans ses prunelles de granit.
— Tu as avalé ta langue, Sassa ?
Le mafioso déglutit avec peine, ramassa toute la haine qui
persistait en lui et, forçant de la voix pour reprendre un peu de sa
superbe, il grinça :
— Va te faire mettre, pédé !
Ce qui ne partait pas forcément d’un bon naturel.
Par réaction, les muscles de ses avant-bras roulaient sous la peau
et dans ses petits yeux noirs et luisants, des éclairs de meurtre
fusaient. Désespérément, « Capo-Macchine » cherchait la solution à
son problème. Tout venait de s’écrouler autour de lui et il ne
comprenait pas ce qui lui arrivait. Dardant sur l’intrus ses petits yeux
cruels, il se rongeait frénétiquement l’ongle du pouce en crachant les
débris loin devant lui. Et très fort. Pour bien montrer sa puissance et
son mépris. Sous la lumière glauque du dépôt rempli de caisses aux
contenus très inavouables, ses traits brutaux s’étaient figés dans
l’attente d’un miracle. Un miracle qui tardait. Autour de lui, il n’y
avait plus que des cadavres vidés de leur sang.
Enfin, ayant recouvré une partie de ses esprits, il finit par poser la
question essentielle :
— T’es pas d’ici, toi. Qui tu es ?
Pour toute réponse, le diable noir tira un minuscule objet d’une
poche de la sinistre combinaison noire. Un objet qui sonna comme
une pièce lorsqu’il le laissa tomber entre les pieds du mafioso.
Surpris, ce dernier baissa les yeux, fronça les sourcils et,
reconnaissant l’objet, il pâlit affreusement en se tassant sur lui-
même.
Une médaille !
La médaille américaine des snipers. Les tireurs d’élite.
La médaille symbole de… l’Exécuteur !
Cette fois, Tonino Sassa avait réellement pâli.
Bon Dieu ! Le grand fumier ! Il était là ! À sa portée ! Lui, Sassa, le
spécialiste des bagnoles, il avait une chance de… non ! C’était trop
dingue. Personne n’avait jusqu’alors pu… La grosse bouche molle de
Sassa paraissait s’être soudain décrochée et il haletait comme un
soufflet de forge. L’émotion. L’Exécuteur, le grand fumier et sa
foutue médaille ! Il ne fallait pas rêver. Le grand fumier était là, en
chair et en os, mais le résultat de sa présence ici se calculait en
dizaines de kilos de cadavres. Il suffisait de compter les morts.
Tous… sauf lui, Sassa. De quoi cauchemarder pendant quelques
nuits.
— On ne joue plus au con ?
La voix d’outre-tombe avait de nouveau résonné. Dure. Mortelle.
Et l’index de l’Exécuteur était toujours sur la détente de la miniUzi. Il
désigna les caisses d’un coup de menton impératif et questionna :
— C’est quoi, là-dedans ?
L’italien de Mack Bolan n’était pas de la meilleure facture. Mais
par un de ces miracles de la communication spontanée, Sassa
comprenait tout. Et très vite. Il lâcha de sa voix de tronçonneuse :
— Des pièces de bagnoles. Pour l’exportation.
Bolan hocha la tête.
— Parle-moi de cette caisse qu’on devait te livrer cette nuit. À qui
devais-tu la livrer ?
Le mafioso avait du mal à encaisser la catastrophe. La sueur s’était
mise à couler de son crâne rasé et il la laissait sinuer jusqu’à son col
où elle se perdait en mouillant tout. Écœurant… Mais il ne sentait
rien. Il était fasciné. Il était en train de vivre la légende vivante du
grand fumier et tout en lui était traumatisé. C’était une légende
grandissante, quasi mythique, qui avait souvent déclenché en lui des
fantasmes de tueries. Des flingages sanglants où il avait à chaque fois
eu le beau rôle. Mais entre les rêves et la triste réalité. Mais cette fois,
dans sa déveine, il avait enfin peut-être la chance de sa vie.
Buter l’Exécuteur !
Dans ce but, il avait sournoisement commencé à se gratter le bas
de la jambe. Comme si des piqûres de moustiques le démangeaient.
C’était le processus habituel pour s’emparer du petit Bodyguard.
Méthode infaillible. Personne ne pouvait se méfier de ça.
— Vite, répéta Bolan de sa voix sépulcrale. Que devais-tu en faire,
de cette caisse ?
Il avait relevé le percuteur du Beretta, provoquant un petit son
métallique désagréable qui fit battre nerveusement les paupières de
Sassa. Il bougea les lèvres plusieurs fois dans le vide, lâcha enfin une
espèce de soupir grotesque. Derrière sa jambe, sa grosse main avait
réussi à saisir la petite crosse du Bodyguard. C’était le moment. Ce
coup-là, il ne l’avait jamais raté. Des heures et des heures
d’entraînement.
Son assurance-vie.
— Je devais l’expédier par mon canal habituel, avoua-t-il enfin en
grattant sa jambe de plus belle. La nuit, sur un de mes bateaux.
— Selon les ordres de qui ?
Le mafioso secoua sa grosse tête, hésita, finit par répondre :
— M. Max. C’est toujours lui qui me donne les ordres. Uniquement
par téléphone.
À cet instant, l’Exécuteur surprit un éclair de triomphe dans les
petits yeux noirs du Sicilien. L’air de dire qu’on pourrait toujours le
torturer ; sur ce point, il ne pourrait rien avouer de plus. Mais contre
toute attente, au lieu d’insister, l’Exécuteur enchaîna :
— Quelle destination, cette caisse ?
Nouvelle hésitation, nouveau regard noir, nouveau grattage de la
jambe, puis :
— La Valette.
Bolan leva un sourcil incrédule.
— La Valette ! Tu veux dire, à Malte ?
Sassa haussa ses massives épaules.
— Evidentemente… Malta !
Ce furent les dernières paroles de Sassa. Dans le dixième de
seconde suivant, il avait arraché le Bodyguard de son étui de cheville.
Canon exactement braqué sur la poitrine de Bolan. La détonation
claqua aussitôt… et Sassa faillit hurler de joie.
Devant lui, l’Exécuteur venait de trébucher.
CHAPITRE XI

Le grand fumier avait pourtant trébuché. Il l’avait eu en plein cœur


et le mafioso n’y comprenait rien. D’abord parce que le diable noir
était toujours debout et que lui, Sassa, avait maintenant comme un
plomb dans tout le corps. Le sentiment généralisé qu’un formidable
choc qui l’avait un instant sonné. L’Exécuteur était toujours devant
lui et le regardait d’un drôle d’air. Avec son Beretta à réducteur de
son toujours braqué sur lui. Et la miniUzi demeurée en batterie.
— Tu n’aurais pas dû faire ça, Tonino.
Presque amicale, la voix d’outre-tombe.
Presque tendre. Mais dans le regard minéral, il y avait un feu glacé
qui brûlait. Alors seulement, Sassa ressentit la douleur. D’abord
diffuse et au niveau du poignet, puis plus généralisée, et dans tout le
bras. Jusqu’à l’épaule.
— Vraiment, tu n’aurais pas dû.
Sassa se sentait tout groggy. Il avait mal au cœur et il entendait
son sang battre à ses tempes. Il y avait tant de reproches dans la voix
sépulcrale du diable noir qu’il eut vraiment peur. On ne pouvait pas
décevoir ainsi un type comme le diable noir sans encourir ses foudres
les plus terribles. Enfin, le choc initial passé le mafioso recouvra un
peu de lucidité. Il baissa les yeux vers sa main, s’aperçut avec horreur
que le Bodyguard avait disparu et que son poignet était éclaté. Du
sang en coulait abondamment et, entre les tendons et les os hachés, il
pouvait voir une veine sectionnée qui vomissait un petit flot rouge.
Sa vie. Incrédule, il releva les yeux, rencontra ceux de Bolan et il se
mit à trembler.
Les nerfs, mais aussi la trouille. Vraie. Totale. Celle qui plante son
poignard glacé dans les tripes.
— Tu as le droit de te faire un garrot, concéda l’Exécuteur. Prends
ta ceinture.
Sassa lui fut presque reconnaissant. Inondé de transpiration, il
s’activa en grimaçant. La douleur devait être infernale. Quand
l’hémorragie fut enfin stoppée, il releva de nouveau les yeux pour
demander d’une voix encore plus râpeuse :
— Tu vas pas me laisser comme ça dis !
— Ça dépend de tes réponses.
Sassa secoua la tête, découragé. Il ne comprenait pas comment il
avait pu rater le grand fumier. Et il comprenait encore moins
comment il avait pu lui-même encaisser cette prune dans le poignet.
C’était de la magie.
Il ignorait qu’en spécialiste de toutes les formes de guerre,
l’Exécuteur avait dès le début repéré la déformation sous la jambe du
pantalon de Sassa. Et que dès lors, il avait attendu sa réaction. Elle
avait été d’une rapidité surprenante, mais celles de l’Exécuteur
étaient toujours foudroyantes.
C’était tout simple.
— Qui devait réceptionner la caisse, à Malte ?
— Un simple intermédiaire.
— Précise.
— Treshe. Eri Treshe. Ou un de ses quatre frères, grogna Sassa en
louchant avec rage sur les cadavres de ses flingueurs. C’étaient des
brutes. De minables trafiquants de cigarettes et d’alcool. Avec mes
débouchés, j’en ai fait des ténors du genre et j’ai multiplié leurs
activités. Ils ont des garages, des commerces de toutes sortes et
même des restaurants. À La Valette, tout le monde les connaît.
Même les flics n’y touchent pas. Ils me doivent tout.
— Qu’est-ce qu’il devait en faire, de cette caisse, Eri Treshe ?
Sassa secoua sa tête rasée d’un air buté.
— J’en sais rien.
— Tss, Ts !
Il y eut un désagréable déclic au niveau du sinistre Beretta.
Presque imperceptible. Provoqué par l’index de l’Exécuteur qui avait
un tout petit peu enfoncé la détente. Maintenant, il ne devait pas
rester plus de deux millimètres de course au mécanisme. La mort
était là. Toute proche.
— Vite, Sassa, fit l’Exécuteur. Fais vite. Ta vie fout le camp.
C’était dit avec tant de détachement que c’en était plus effrayant
encore. Le Sicilien battit des paupières. Il transpirait de trouille.
C’était beaucoup plus facile de faire assassiner les autres que de voir
sa propre mort en face. Il craqua d’un coup.
— Ecoute, Bolan ! Je… normalement, je devrais pas savoir tout ça.
Mais tu sais ce que c’est… les indiscrétions…
— Accouche.
L’autre leva sur lui un regard soudain allumé d’espoir.
— Si je te dis, Bolan, tu me flingues pas ? On dit que des fois, tu
fais grâce !
— Parle. Pour ton salut, je verrai après.
Sassa baissa les yeux, hocha la tête et avoua d’une voix rauque :
— Ces derniers jours, je suis allé à La Valette et j’ai vu un des
Treshe. Selon lui, c’est un étranger qui devait venir retirer la caisse à
son dépôt. Un étranger avec une drôle de voix et un drôle d’accent. Il
ne l’a jamais vu, mais c’est cet étranger qui lui aurait donné ses
instructions. Toujours par téléphone.
Une nouvelle manie de la mafia, le téléphone. L’Exécuteur assena :
— Ton tuyau ne vaut rien.
Disant cela, il avait légèrement relevé le canon du Beretta et son
index blanchissait sur la détente. Il crut que Sassa allait faire un
infarctus.
— Non ! cria-t-il. Non, Bolan ! Je…
Il cherchait frénétiquement que faire. Soudain, il parut visité par
une idée géniale et lâcha en suffoquant presque :
— J’ai… j’ai un truc ! Un truc fantastique !
— Ça m’étonnerait.
— Si, si ! Mais… mais si on apprenait que je t’ai dit…
— Arrête de débloquer, Sassa !
Le mafioso transpirait de plus en plus et la terreur se lisait dans
ses petits yeux mesquins. La terreur et autre chose aussi. L’intérêt.
Car il était en train de négocier le plus important marché de son
existence de pourri. Sa vie. Il y avait de quoi faire des efforts.
— Si ! Écoute… je… un type important… très important va
débarquer demain matin par un vol Alitalia Rome-Valetta. Un… une
espèce de superconsigliere. Venu spécialement des USA pour une
rencontre au sommet avec un autre type. Un type encore plus
important qui séjourne en ce moment à Malte. On murmure même
que… qu’il pourrait s’agir… d’une des plus grosses têtes de la
Camora. Une sorte de Capo des capi.
Il marqua une seconde de silence, cria presque :
— Un gros bonnet, Bolan ! Un mégacapo ! Ça vaut le coup, merde !
Bolan réfléchissait à toute vitesse. Une chance sur deux que ce soit
vrai ou qu’il ne s’agisse que d’une intox. Cet étrange jeu de piste
devenait compliqué. Et très risqué. Mais quelque chose lui disait
qu’en le suivant jusqu’au bout, il aurait peut-être la possibilité de
faire un sérieux pas en avant dans son implacable guerre contre
L’Organized Crime. Quelque chose qu’il ne pourrait espérer obtenir
autrement.
Quelque chose qui avait un rapport direct avec son ennemi
mortel… le Protector.
Il fallait donc relever le gant et aller jusqu’au bout de cet étrange
blitz qui lui avait été imposé. Il n’avait pas le choix et, de toute façon,
il voulait savoir ce qu’était devenu Andy Somek. S’il restait une toute
petite chance de le sauver, l’Exécuteur devait la tenter. Pour
l’honneur. Pour son éthique personnelle. Pour ne pas trahir ceux qui
lui avaient fait confiance. Ne fût-ce qu’un instant.
Andy Somek était de ceux-là.
Mais il allait falloir faire très… très attention. Si le Protector était
effectivement à la base de cette manipulation, le terrain allait être
sérieusement miné.
— Comment tu peux savoir ça, toi ?
Sassa agita sa grosse tête comme s’il déplorait de ne pas être plus
vite compris.
— Par M. Max.
— Pourquoi il t’aurait dit ça, ton M. Max ?
— Parce qu’on connaît mon réseau et qu’on me sait capable de
l’utiliser pour une exfiltration d’urgence en cas de coup dur.
Sentant l’incrédulité de l’Exécuteur, il précisa :
— Et c’est à moi qu’on a demandé d’organiser l’éventuelle sortie en
catastrophe du ponte en question. Justement parce que seuls les
frères Treshe sont capables de faire ça. Ils savent tout et je te l’ai dit,
ils sont protégés par la police locale. Sans des types comme eux, rien
ne serait possible. Faut pas oublier que Malte est une île.
Bolan le savait. Et si les autorités maltaises supportaient sans
rechigner les traficotages politico-commerciaux de son nouveau
protecteur Kadhafi, elles étaient en revanche très pointilleuses sur les
agissements chez elles de la pègre étrangère.
— Je bluffe pas, Bolan ! gémit Sassa de sa voix de tronçonneuse.
Parole ! C’est les nouvelles méthodes. Calquées sur celles du
terrorisme ou du monde politique. Maintenant, les grands pontes en
col blanc sont traités comme des chefs de réseau de résistance ou
comme des hommes d’État.
C’était vrai. Précisément depuis l’émergence de cette entité du Mal
qu’était le Protector, les choses changeaient radicalement au sein de
l’Organized Crime. La guerre de l’Exécuteur en était devenue
d’autant plus difficile. Tout ce que disait Sassa se tenait. D’ailleurs, il
n’y avait jamais mieux placé qu’un trafiquant pour tout connaître de
la politique et du commerce de son secteur géographique d’activités.
Mais il manquait quelques détails à cette histoire. L’Exécuteur
questionna encore :
— Comment je le repère, ce super consigliere ?
Pour la première fois depuis l’intrusion de Bolan dans le dépôt,
Tonino Sassa esquissa un sourire bien torve. Un sourire vite ravalé.
La douleur de son poignet était trop forte. Dans ses prunelles noires,
une lueur rusée avait filtré une seconde.
— Tu le trouveras… parce qu’un unijambiste, ça se repère de loin.
L’Exécuteur fronça les sourcils.
— Un unijambiste !
Sassa acquiesça vigoureusement.
— Parfaitement. Et je le sais parce qu’on m’a précisément
demandé de prendre ça en compte dans mon plan catastrophe. Tout
simplement parce que même en cas d’exfiltration, on ne peut pas
déplacer un unijambiste comme tout le monde.
Étrange, mais là encore, ça se tenait. Toujours à condition qu’il ne
s’agisse pas d’une formidable intox.
— OK, fit l’Exécuteur. Mais si ton super consigliere débarque
demain matin, comment me rendre à Malte pour l’intercepter ? Je
veux dire : comment y aller vite, et en toute discrétion ?
Il ne tenait pas à ce que les amici locaux soient avertis de son
arrivée. D’autre part, voyager clandestinement par bateau comportait
trop de risques. De son côté, entrevoyant une infinitésimale raison
d’espérer, Sassa se dit qu’il était primordial de survivre. Il serait
toujours temps plus tard de se payer la peau du grand fumier. Avant
tout, se faire rafistoler. Arrêter cette connerie d’hémorragie. Il hocha
vigoureusement sa tête rasée, renseigna aussitôt :
— Bene ! Va à Punta Raisi. Aux entrepôts du fret. Demande
Taggart. Dis-lui que tu viens de ma part. Et si après tu veux qu’il
ferme sa gueule, flingue-le. Des pilotes, on en trouve à la pelle. Tous
d’anciens mercenaires. Des cons.
Répugnant. Pour essayer de sauver sa peau, Sassa était
maintenant prêt à vendre père et mère. Il ajouta, servile et suant de
trouille :

À
— À La Valette, ajouta-t-il sur le ton écœurant de la confidence, si
tu as besoin d’armes ou de n’importe quoi, adresse-toi aux frères
Treshe de ma part. À leur garage du quartier de Paola. Un truc qui
rapporte pas gros, mais que j’utilise pour ma filière maghrébine.
Il devenait si bavard, si soucieux de « rendre service », qu’emporté
par son élan, il avoua :
— Des brutes, les Treshe, je te l’ai dit. Mais je les tiens bien. Il y a
deux ans, j’ai fait envoyer leur jeune frangine dans un bordel.
En Afrique. Une superbe salope de seize ans. Depuis, ces abrutis
me bouffent dans la pogne.
Il s’arracha un ricanement salace.
— Les Maltais, ils ont le sens de la famille !
Délicieux échantillon d’humanité ! Mais, comme si soudain il
craignait d’en avoir trop dit, Sassa acheva dans un souffle :
— Tu leur dis pas que c’est moi. Ils croient que c’est un grand
ponte qui a fait ça et que j’essaie de leur récupérer la pisseuse. S’ils
savaient…
Il n’acheva pas. Ce qu’il imaginait devait être terrible. À côté de ça,
les supplices chinois étaient sans doute d’amusantes chatouilles. Il
transpirait si fort qu’on l’aurait dit sorti d’une lessiveuse. Veiller à
son salut éventuel et refouler sa souffrance lui dévoraient l’énergie.
Pendant ce temps, le cerveau de l’Exécuteur fonctionnait à plein
régime. Il venait d’entrevoir l’amorce d’une stratégie pour le cas où
tout cela serait vrai. Il lâcha de sa voix d’outre-tombe :
— Tu es une larve répugnante, Sassa. Mais tu peux peut-être
encore racheter ton salut.
— Oui ! Oui ! Tout ce que tu veux, Bolan !
Taraudé par la douleur de son poignet et obnubilé par sa hâte
d’être soigné, Sassa ne voyait plus que l’énorme orifice noir du
réducteur de son planté devant ses yeux. Sa chemise était trempée et
son gros menton blême tremblait. Bolan poursuivit :
— Tu peux acheter ton salut en me disant où je peux retrouver la
frangine des Treshe.
— Hein !
— Vite !
— Mais… mais t’es dingue, Bolan ! Je l’ai vendue, la gonzesse ! Y a
déjà deux ans de ça ! Plus question de…
— Vendue à qui ?
— Bolan ! Tu connais pas les maquereaux blacks. Des dingues ! Je
vais me faire buter, moi !
— À qui.
— Je… merde !
— Un… deux…
L’Exécuteur s’était avancé, avait délicatement posé l’extrémité du
réducteur de son au milieu du front dégoulinant de sueur grasse.
Sous l’effet de la peur, un filet de bave commençait à couler des
grosses lèvres de Sassa. Encore un peu et il allait s’oublier dans son
beau pantalon d’alpaga. Lamentable. Il se tassa subitement sur lui-
même, ouvrit la bouche pour répondre, mais dut faire un terrible
effort pour laisser passer un filet de sa voix de tronçonneuse :
— Bana… Banako, souffla-t-il douloureusement. Anatole Banako.
— Où je le trouve ?
Nouvel effort, nouvelle reddition.
— A… Abidjan. Là-bas, c’est le super big Mac.
Le mafioso se tassa un peu plus sur sa caisse. C’est en pleurant
presque qu’il bafouilla encore :
— Si ce salaud me trouve, il me coupe les couilles.
L’Exécuteur esquissa une ombre de sourire polaire, secoua
négativement la tête pour le rassurer :
— Sois tranquille, lâcha-t-il de sa voix d’outre-tombe. Anatole ne
te les coupera pas et tout le monde va te laisser tranquille.
Et pour cause. Dans la seconde suivante, l’Exécuteur coupait
l’herbe sous le pied à tout ce beau monde. D’une seule .9 mm du
sinistre Beretta. Tirée à bout portant. En plein milieu du crâne rasé.
Pour son salut… celui de son âme si noire, Tonino Sassa allait
désormais pouvoir s’adresser directement à qui de droit. Au
Créateur. Dans le lourd silence du vaste entrepôt, la détonation
n’avait pas résonné plus fort qu’un bouchon de Moët et Chandon qui
saute.
Mais en beaucoup moins plaisant.
CHAPITRE XII

Dans le hall d’arrivée du petit aéroport de Luqua, une vingtaine de


ventilateurs flegmatiques brassaient mollement l’air encore chaud.
Bien que la nuit fût tombée et qu’une brise tiède se fût levée dehors,
la salle de débarquement conservait la chaleur de la journée.
Contrairement à la Sicile, à Malte, c’était encore l’été. Ou presque.
Au petit matin, après seulement deux heures d’un sommeil troublé
par les élancements de sa blessure au cou et après des adieux hâtifs à
la belle Aurélia Gucci ainsi qu’à la jeune Claudia, Mack Bolan avait
contacté le pilote indiqué par feu Sassa. Puis dans l’après-midi, il
avait réussi à joindre Malte par téléphone. Plus exactement, La
Valette. D’abord le Phœnicia, pour réserver une chambre, puis un
numéro du quartier Paola.
Le garage des frères Treshe.
Il avait eu Eri, auprès duquel il s’était fait passer pour un envoyé
de Sassa. Eri avait promis de venir le prendre à l’aéroport. Ainsi,
l’Exécuteur aurait tout le temps de lui expliquer ce qu’il attendait de
ses frères et de lui-même.
Un Boeing des British Airways avait déversé son flot d’Anglais et
un 737 des Libyan Airlines, en avait fait de même avec ses
ressortissants. Ainsi, deux grosses files s’étaient massées devant les
trois guérites vitrées du contrôle des passeports. D’un côté, une
majorité d’Anglais, de l’autre une foule de Libyens. Pour ces derniers,
principalement des hommes, plutôt jeunes, mal habillés, parlant bas,
lançant autour d’eux des regards curieux ou méfiants. Pour eux, ces
foutus Anglais s’incrustaient décidément ! Ils étaient toujours là.
Malgré l’association ouverte et de plus en plus flagrante entre La
Valette et Tripoli. Déjà, du temps de Mintoff, après l’indépendance
arrachée aux Britanniques, les Libyens avaient cru soumettre les
deux minuscules îles à une annexion de fait. Sans y parvenir
vraiment. En fait, rien n’avait sensiblement changé. Malte avait
continué son petit bonhomme de chemin. Tout en acceptant la pluie
de pétrodollars dispensée par Kadhafi. Une toute petite pluie en
regard de ce que Tripoli gagnait en exploitant les gisements offshore
maltais. Mais Malte était un pays minuscule et sa population
n’augmentait guère.
Coincé dans la file d’Anglais, Mack Bolan rongeait son frein. Il
était mal tombé. Arrivé juste après l’avion de la British.
Heureusement, le vol d’Alitalia n’avait pas encore atterri.
Quand son tour vint de passer au contrôle, les haut-parleurs
annonçaient le vol Alitalia. Il tendit son passeport, subit sans
broncher le regard attentif du préposé. Évidemment, il y avait
beaucoup de visas sur les pages du document, genre de détail qui
excitait toujours un peu les services d’immigration. Si les services en
question avaient su qui se cachait derrière la fausse identité de ce
mister Dakota, ils auraient sûrement appelé les Libyens au secours.
Passé le contrôle, l’Exécuteur tourna immédiatement à gauche,
déboucha dans la salle où les bagages commençaient à arriver sur
leurs chariots. Ici, pas de tapis roulant. Un comptoir bas, sur lequel
les manutentionnaires entassaient tant bien que mal les valises.
Bolan dut patienter un bon quart d’heure. Déjà de l’autre côté des
arcades condamnées par des grilles hispano-mauresques, il voyait
débarquer les passagers d’Alitalia. Si ça continuait, il allait se
retrouver au coude à coude avec le consigliere unijambiste.
Enfin, son sac à bandes rouges et orné d’un autocollant UTA
GALAXY arriva. Il l’arracha du chariot, faillit se faire piétiner par une
horde de Libyens croulant sous des montagnes de bagages. Son
grand sac à l’épaule, il parvint à devancer le courant, se présenta
devant deux douaniers débonnaires qui le laissèrent passer dans une
superbe indifférence. Presque vexant. Il dut encore fendre une file
compacte d’Anglais devant le petit guichet de change, déboucha dans
un hall noir de monde. À chaque porte de sortie, une nuée de taxi-
drivers. Tous habillés en bleu. Les ignorant, Bolan émergea à l’air
libre.
Délaissant le parking, il bifurqua à droite, contourna un bâtiment
administratif et là, planté derrière une grille, Taggart l’attendait.
Avec le sac de logistique. Sans chercher à savoir comment le pilote s’y
était pris pour soustraire cet arsenal à la curiosité de la police de l’air,
Bolan lui tendit la liasse de dollars promise, récupéra le sac et
retourna au parking où il se mit à chercher l’Austin noire annoncée
par Eri Treshe. Mais au bout d’un moment, il dut se rendre à
l’évidence. Pas d’Austin noire.
Eri Treshe était en retard. Et l’unijambiste allait débarquer.
Ça commençait bien. Du coin de l’œil, l’Exécuteur repéra la file des
taxis. Autour, des chauffeurs discutaient avec deux policiers en
uniforme kaki et à casquette plate. Si Treshe lui faisait faux bond, il
devrait emprunter un taxi pour filer l’unijambiste. Plus compliqué.
Moins fiable aussi. Mais c’était ça ou rompre le fil ténu qui le reliait à
cette étrange histoire. Alors, revenant sur ses pas, il se mit à la
recherche d’un taxi. Sans succès. Tous pris d’assaut. Il lui en fallait
pourtant un. L’unijambiste allait apparaître d’un moment à l’autre.
D’ailleurs, une superbe Mercedes noire venait de s’arrêter en double
file devant le bâtiment des arrivées. À deux mètres des flics qui lui
lancèrent un regard à la fois envieux et respectueux. Derrière le pare-
brise fumé, on devinait les silhouettes d’un chauffeur et de deux
passagers. Un à l’avant, l’autre à l’arrière.
Treshe avait maintenant plus de vingt minutes de retard. Alors
qu’il allait aborder un driver miraculeusement épargné par la meute
des touristes, l’Exécuteur vit soudain une haute silhouette émerger
du hall.
Un unijambiste !
Grand et maigre, visage anguleux et inquiétant de bandit
caricaturé, l’arrivant frisait la soixantaine avec cette allure hautaine
et glacée que confère l’abus de pouvoir. Claudiquant sur une
prothèse invisible, ne portant qu’une petite valise, il refusa l’offre de
plusieurs drivers. Déjà, le chauffeur de la Mercedes était descendu et
lui ouvrait la portière arrière.
Et Treshe qui n’arrivait toujours pas !
N’hésitant plus, l’Exécuteur écrasa un pied très britannique,
bouscula un peu une grosse Italienne surchargée de paquets, sauta
dans le taxi du driver repéré plus tôt. Il referma la portière sur un
concert de glapissements, tendit vingt dollars au driver médusé.
— Si tout se passe bien, lança-t-il, il y aura la même chose à
l’arrivée.
Le Maltais comprenait vite. Il fit prestement disparaître le fric et
démarra aussitôt. Il jeta un regard intrigué dans le rétro et demanda
:
— Où est-ce qu’on va ?
Bolan lui indiqua la Mercedes.
— On la suit. Discrètement.
— OK, sir !
Sans commentaire. Bolan était tombé sur un petit futé. Envoyant
mentalement Treshe au diable, il se cala contre le dossier, jeta un
regard vers la Mercedes qui était déjà presque arrivée à la route.
— Go ! lança-t-il au chauffeur.
L’autre accéléra, laissa passer un autre taxi entre le sien et la
Mercedes. Vraiment un petit malin. Arrivé sur le freeway, il adressa
un clin d’œil au rétro, dépassa la Mercedes en trombe. Bolan
esquissa une ombre de sourire. Un professionnel de la filature
n’aurait pas fait mieux. Ils roulèrent ainsi sur quelques centaines de
mètres, puis, avant l’embranchement de la petite route de
Ghammieri, le taxi ralentit, et se laissa dépasser à son tour par la
Mercedes. Au passage, malgré les glaces fumées, Bolan aperçut le
profil du conducteur, puis celui de l’unijambiste. Le taxi laissa la
Mercedes prendre un peu d’avance, la suivit tranquillement. D’assez
loin. En direction de Qormi. Bientôt les habitations vaguement
anglo-mauresques en maçonnerie jaune laissèrent place à des murets
de pierre sèche. Bolan en avait vu de semblables aux Baléares. Malte,
c’était un peu pareil. En plus pauvre. Et puis ici, on conduisait à
gauche. Héritage de la domination britannique.
Dans le rétroviseur, les yeux du Maltais cherchaient ceux de son
passager.
— C’est bien comme ça, boss ?
Il devenait familier. Bolan se contenta de hocher la tête, sans
quitter la route des yeux. Une petite plaque bleue annonça bientôt
Qormi. À cinquante mètres de la Mercedes, le taxi roulait son
bonhomme de chemin. Le driver avait de nouveau laissé une
camionnette s’intercaler entre les voitures. Dans le pinceau des
phares, Bolan pouvait voir un monceau de citrouilles tressauter sous
là bâche en compagnie d’un entassement de cageots de primeurs. Les
Maltais avaient de drôles d’heures de livraisons. Sur la gauche, les
murets de pierres avaient laissé place à quelques constructions. Les
faubourgs de Qormi. Soudain, le taxi freina. Si brutalement que
Bolan faillit piquer du nez. Devant, la camionnette venait de piler.
Clignotant à gauche pour s’engager dans une petite route qui
redescendait vers le sud de l’île. Au débouché de la route, un camion
attendait qu’elle tourne pour s’engager. Une valse-hésitation qui
aurait pu s’éterniser. À cet endroit, une ligne blanche continue
séparait les deux voies. Le driver klaxonna en grognant une vague
injure. Puis soudain, tout se remit en mouvement. Si vite que
l’Exécuteur faillit se laisser surprendre. Heureusement, tendu par le
souci de ne pas perdre la Mercedes, il nota le vrombissement
anormalement emballé du camion quand celui-ci démarra. L’énorme
véhicule parut se cabrer, puis d’un coup et pleins phares, il se rua à
l’assaut de la route de Qormi. À une allure folle.
L’Exécuteur avait déjà compris.
Bien avant de voir la calandre et les énormes pare-chocs en gros
plan.
— Attention ! cria-t-il à l’adresse du driver.
Dans le même temps, il avait saisi son sac d’armement et s’était
jeté contre la portière droite du taxi.
Trop tard.
Il entendit le chauffeur pousser un hurlement paniqué, se sentit
littéralement soulevé, puis projeté en l’air.
Un choc épouvantable.
Il sembla à l’Exécuteur que le taxi se désintégrait et que son corps
se disloquait. Puis à la suite d’un nouveau choc, tout se brouilla dans
sa tête.
CHAPITRE XIII

C’était fou. L’Exécuteur voyait tout, à la fois comme dans un film


au ralenti et à travers l’oculaire d’un kaléidoscope. Tout était lent,
déformé et multiplié. Tout lui donnait aussi l’impression de n’être
que spectateur. Pourtant, quelque part au fond de lui, le guerrier
solitaire savait qu’il était impliqué et que sa vie dépendait des
réflexes qu’il allait déployer.
Dans une demi-seconde.
Il vit le sol arriver vers lui, sentit le choc dans les profondeurs de
sa chair et se dit qu’il allait s’écraser et perdre totalement conscience.
Mais, bizarrement, ses mains semblaient ignorer totalement tout
concept d’instinct de survie. Le choc fatal leur importait peu. Elles
agissaient de manière autonome. Totalement indépendantes, tandis
que Bolan fonçait vers le sol à la vitesse du son, elles s’affairaient
dans le sac qu’elles avaient arraché à la banquette du taxi.
À la recherche de l’essentiel.
Une arme.
Déjà, ses doigts s’étaient refermés sur une crosse et le pouce
trouvait naturellement l’emplacement de la sécurité. C’était le
terrible AutoMag. La peau des doigts identifiait les stries familières
du bois sculpté et l’index s’était enroulé autour de la queue de
détente. Toujours comme dans un film qui ne le concernait pas
vraiment, l’Exécuteur sentit le choc, éprouva une douleur violente à
l’épaule, une autre à la tête. Plus forte encore. Des éclairs zébrèrent
sa vue, mais il gardait les yeux obstinément ouverts. Des yeux emplis
par un seul sujet. La portière du camion. Une portière dont la glace
était relevée, mais derrière laquelle il avait entrevu deux têtes.
Une à casquette et avec un gros nez à l’arête bossue, l’autre crépue,
avec de tout petits yeux exagérément ronds et proéminents.
Mais il avait surtout intercepté l’expression du regard. Celui de la
tête crépue. Un regard de tueur. Neutre, terriblement froid. Un
regard dont l’Exécuteur avait vu tant de spécimen depuis son entrée
en guerre contre l’Organized Crime. Puis, toujours dans cet étrange
ralenti qui lui donnait l’impression d’avoir un esprit hyperréceptif, il
vit la vitre s’abaisser et l’acier noir d’un canon apparaître.
Alors, tout se remit à aller très vite.
Plus de ralenti. Plus d’images multipliées.
La réalité. Implacable, incontournable. L’Exécuteur vit nettement
le type à tête crépue l’ajuster. Posément. Comme au stand. Il se jeta
au sol, roula sur le côté pour se mettre à l’abri du taxi accidenté. Il y
eut plusieurs éclairs et il entendit les impacts sur la carrosserie. Loin
de lui. Mais alors qu’il tendait son bras armé pour riposter, il sentit le
souffle à la fois brûlant et glacé de la mort lui mordre la chair. Sans
savoir avec précision où il avait été frappé. Dans sa main, le
dévastateur AutoMag avait déjà craché son venin de feu et d’acier.
Deux fois.
Lui ne tirait pas n’importe où. Il tirait pour tuer. À cinq mètres à
peine, il vit la tête crépue éclater sous les deux impacts et un jet de
sang fusa vers lui, entraînant des choses innommables dans son flot.
Ainsi qu’un lambeau de chair couronné d’un toupet de cheveux frisés
qui vint s’écraser sur l’asphalte. Juste devant le nez de l’Exécuteur.
Dans la seconde suivante, mû par ses formidables réflexes de
guerrier, ce dernier effectuait un impeccable roulé-boulé qui le remit
sur ses pieds. Galvanisé par l’action, il jeta son bras armé en avant.
Comme pour assener un coup de poing.
Et l’AutoMag tonna une troisième fois.
Pour rien. La terrible .44 s’était enfoncée dans la portière du
camion. Un camion qui s’arrachait aux tôles martyrisées du taxi et
qui prenait la fuite. D’un saut spectaculaire, l’Exécuteur voulut se
propulser à sa poursuite. Mais dans une embardée, le lourd véhicule
se déporta furieusement et Bolan faillit passer sous les roues. Il ne
dut son salut qu’à un plongeon sur le côté qui lui arracha un cri de
douleur. Tel un diable jaillissant de sa boîte et ignorant les tortures
de sa chair, il se redressa d’un bond. Dans le mouvement, il avait de
nouveau élevé le lourd AutoMag et lâché une autre .44 blindée. À dix
mètres, le pare-brise du poids lourd vola en éclats. Mais dans un
rugissement apocalyptique de diesel martyrisé, le mastodonte se rua
en avant, laissant derrière lui un nuage noir et gras de fumée puante
et une épaisse couche de gomme sur l’asphalte.
À cet instant, Bolan chancela sur ses jambes.
Il eut des lucioles devant les yeux et eut l’impression désagréable
que le contenu de son crâne se vidait instantanément. Mais encore
une fois, sa formidable constitution reprit le dessus. Il inspira une
profonde goulée d’air, souffla fort, se sentit un peu mieux.
Il n’était même pas tombé. Les nerfs.
Simplement, il avait le sentiment très aigu d’avoir été piétiné par
une harde d’éléphants. Tout son corps n’était qu’une gigantesque
souffrance et son crâne résonnait de bourdonnements douloureux.
Mais il reprenait conscience de tout et il comprit que son malaise
n’avait duré que quelques secondes.
Juste un étourdissement. À travers un voile légèrement flou, il vit
les feux de l’énorme camion qui disparaissaient dans un virage et il
entendit le grondement décroître. Malgré son état, l’Exécuteur
comprit instantanément que c’était fichu et il sentit une rage glacée
l’investir. L’unijambiste lui échappait.
La piste était coupée.
— Eh, mister !
Devant lui, une ombre massive venait de se matérialiser. Un
colosse. Il sentit une pogne lui saisir le bras et, d’une esquive
foudroyante, il balaya la main en élevant le canon du terrible
AutoMag.
— No ! No, mister Dakota ! La pulizija va arriver !
Dakota ! Son nom de code !
— Mister Dakota, reprit le colosse. I am Treshe. Eri Treshe !
Treshe ! Le contact de feu Sassa. Il parlait un anglais haché et
d’une voix rauque. Dans l’éclairage frisant et jaunâtre d’un lointain
réverbère, Bolan distingua des traits brutaux, des yeux sombres sous
de lourdes paupières, des moustaches de mongole et des cheveux très
noirs, coupés ras, selon la technique discutable du bol. Un monstre.
Largement une tête de plus que l’Exécuteur. Ce qui n’était pas rien.
— Iva ! insista Treshe. La pulizija va arriver !
Instantanément, les choses s’enchaînèrent d’elles-mêmes.
L’Exécuteur s’empara du sac de logistique que lui tendait le colosse,
plongea vers l’ouverture de la portière arrachée du taxi, attrapa son
deuxième bagage, tomba en arrêt devant le corps ensanglanté du
taxi-driver. Le pauvre n’avait pas eu de chance. Cage thoracique et
crâne défoncés, il gisait sur son volant brisé, baignant dans une mare
de sang. Atroce. Sans ses réflexes foudroyants, l’Exécuteur aurait été
tué aussi.
— Vite, vite ! s’impatientait Treshe. La police va arriver !
Il avait raison. À Malte, petite île de douze kilomètres de large sur
vingt-cinq de long, les distances étaient très réduites. Chargé des
deux sacs, il sauta sur le siège passager de l’Austin, tandis que le
géant parvenait à s’encastrer sous le volant. Autour de l’épave du
taxi, quelques voitures commençaient à s’arrêter. Heureusement,
hors saison, les routes maltaises se vidaient à huit heures du soir et
ceux-là étaient les premiers témoins. Personne ne s’intéressait
encore à l’Austin noire. Treshe fit un rapide signe de croix, déposa un
baiser très dévot sur une image de la Vierge accrochée au rétroviseur
et démarra. Un instant plus tard, l’Austin s’enfonçait dans Qormi.
Elle longea des façades surchargées de balcons ou de loggias à
persiennes. Les rues étaient désertes et l’éclairage plutôt maigre.
Treshe contourna une place minuscule, enfila une autre rue,
ralentit enfin.
— J’ai vu toute la scène, lâcha-t-il soudain. Le chauffeur de la
Mercedes a adressé un signe à celui du camion. Juste en passant
devant. Ils sont de mèche.
En d’autres circonstances, l’Exécuteur aurait souri.
— Je sais, dit-il.
Il hocha la tête, se palpa le crâne. Il était contusionné d’un peu
partout, la blessure de son cou le faisait souffrir et une douleur
lancinante lui fouaillait le flanc. Il se souvint du choc ressenti plus
tôt, glissa la main sous son blouson de cuir et la ramena rouge de
sang.
— Par la Madone ! s’exclama le Maltais. Vous êtes blessé !
L’Exécuteur alluma le plafonnier, ouvrit sa chemise. Simple
blessure en séton. Une balle l’avait frappé sous l’aisselle gauche, était
ressortie en emportant un peu de chair. Douloureux, mais facilement
réparable. Pour un tueur, feu le type aux cheveux crépus tirait
étrangement mal. Heureusement.
Revenant aux choses pratiques, Bolan questionna :
— Pourquoi ne m’attendais-tu pas à Luqua comme prévu ?
— Désolé, boss. C’est à cause de Pinu.
Bolan bouchonna la plaie de son flanc à l’aide d’un mouchoir,
fronça les sourcils.
— Pinu ?
— Un cousin, boss. Angel Pinu. C’est lui que j’ai chargé de suivre la
Mercedes.
Il tourna un regard soudain inquiet.
— C’est bien ce que vous aviez demandé au téléphone, hein ?
— Affirmatif, fit Bolan. Bien joué. Pour la filoche, une moto, c’est
mieux qu’une bagnole.
Et qu’un tracteur. Le colosse se rengorgea avant de poursuivre :
— Seulement, la moto de Pinu était en panne. Il a fallu réparer en
catastrophe. D’où le retard. Je suis juste arrivé à Luqua quand votre
taxi démarrait. Juste eu le temps d’apercevoir les bandes rouges de
votre sac de voyage et l’autocollant UTA GALAXY collé dessus.
Comme vous m’aviez dit par téléphone.
L’Exécuteur hocha la tête.
— Finalement, reprit Treshe, mi-figue, mi-raisin, si j’avais été à
l’heure, c’est l’Austin qui serait en bouillie. Et moi avec.
Très probable, en effet.
Le Maltais observa un bref silence, avant de s’étonner :
— Ils vous en voulaient drôlement, ceux du camion.
On ne pouvait mieux résumer la situation.
— C’était qui, ces enfoirés ?
— On verra ça plus tard, éluda l’Exécuteur. Où et quand revois-tu
ton cousin pour son rapport de filature ?
— Dès que la filoche sera finie, boss. Il nous rejoint chez nous. Les
frangins et moi, on habite ensemble. Avec ma mère.
La mère était certes de trop, mais il fallait faire contre mauvaise
fortune bon cœur.
— OK, fit Bolan. Allons chez toi. En attendant ton cousin, j’ai à
vous parler, à tes frères et à toi. Ensuite, tu me déposeras au
Phœnicia.
Le géant hocha sa grosse tête. Il était visiblement intrigué et il
s’inquiéta :
— Il vous faudrait un médecin. Je connais…
— Non, coupa Bolan.
Le Maltais lui lança un regard en biais, lâcha :
— OK, boss.
Puis il alluma l’autoradio de l’Austin, déclencha pas mal de
parasites en cherchant une station et sourit à Bolan.
— Si on n’a plus rien à se dire, boss… on a une copine qui est
speakerine sur Radio-Malta.
Sur ces mots, il mit le son à fond et une musique mi-arabe, mi-
espagnole emplit l’habitacle. Eri Treshe était une nature simple. «
Mélomane », pas contrariant, pas émotif non plus.
Bon signe pour la suite.
Une suite dont l’Exécuteur se demandait bien ce qu’elle serait
vraiment. Mais de plus en plus, une petite voix intérieure lui soufflait
que tout ce cirque n’était que la partie visible de l’iceberg. Restait à
savoir de quoi était constituée la partie immergée. Sûrement une
belle galère. Mais pour le savoir, il fallait continuer à payer d’avance.
En espérant que ça ne soit pas trop cher.
CHAPITRE XIV

— Je l’ai pas vu se relever.


Andréa Santo était trop nerveux. Pour un caporegime, c’était
fâcheux. Il ne ferait pas de vieux os. Et dans ce domaine, M. Max s’y
connaissait. Lui, cela faisait près de vingt ans qu’il n’avait plus été
confronté à l’action sur le terrain. Pourtant, depuis le début de son
périple Palerme-Rome-Luqua, il se sentait de nouveau en forme.
Surtout depuis qu’il avait vu le grand fumier.
Incroyable ! Il était passé à quelques mètres de lui et leurs
véhicules s’étaient dépassés à plusieurs reprises. S’il l’avait voulu…
ou plutôt s’il l’avait pu, il se serait payé un sacré carton. Mais les
ordres étaient les ordres.
— Je suis sûr qu’il s’est pas relevé !
— La ferme ! grogna M. Max, agacé. De toute façon, impossible d’y
retourner. On doit poursuivre le plan « Albatros ».
Même s’il n’était encore sûr de rien. Il ajouta à l’adresse du
chauffeur :
— Appuie un peu, pour voir.
La Mercedes accéléra en douceur. Elle venait juste de dépasser le
petit pont de pierres reliant Manoel Island à Marina Street et
grimpait la côte vers le Fort Tigné et Sliema. À droite, la rade, ses
vedettes et ses barques de pêche. Plus loin, surréaliste masse d’acier
futuriste, le module technique d’une plate-forme de forage offshore.
Libyenne. Amenée en radoub pour réparations. Avec ses fanaux de
chantier, elle ressemblait à une future station orbitale de l’espace.
— Je crois qu’on est bons, annonça soudain le chauffeur.
Il conduisait, un œil accroché au rétro intérieur. M. Max tourna
une nouvelle fois la tête vers la lunette arrière, plissa les paupières
pour mieux voir et un rictus asymétrique étira le coin droit de sa
bouche trop fine.
— Possible, admit-il. Manœuvre.
Sous-entendu, effectuer une suite de ralentissements et
d’accélérations pour vérifier ses arrières. Un manège qui se
poursuivit tout au long de Marina Street. Dans la voiture, le silence
s’éternisait. De temps à autre M. Max tournait la tête vers la lunette
arrière. Il n’était pas encore absolument convaincu. Pas plus qu’il ne
l’était d’avoir vu se relever le grand fumier après la fusillade. Mais il
fallait continuer. On ne lui pardonnerait pas la moindre erreur.
— Accélère, ordonna-t-il au chauffeur. À fond.
Maintenant, la voiture quittait le Strand pour foncer à l’assaut de
Tower Road. Et M. Max était encore indécis. En matière de filature,
tout était délicat. À son volant, le chauffeur devait être dans le même
état d’esprit. Il questionna, embarrassé :
— Qu’est-ce qu’on fait ?
M. Max hésita à peine.
— On fait un tour ou deux.
Loin derrière, le phare unique de la moto supposée suiveuse avait
disparu. La Mercedes longea bientôt les magasins fermés de Tower
Road, la zone shopping de La Valette. Elle dépassa l’agence d’Air
Malta, ralentit à l’angle de Tigné Street. Une camionnette déboîtait.
Décidément trop nerveux, le voisin de M. Max avait dégainé un
énorme .45. Mais le véhicule s’éloignait tranquillement vers Saint
Julian’s Point.
— Tss, Ts ! fit seulement M. Max.
Santo rengaina le Colt et la Mercedes repartit. Pour stopper
cinquante mètres plus loin devant les grilles vertes de l’ambassade de
Libye. Dans le pinceau des phares, les ramures d’un grand cèdre
oscillaient sous la brise. Plantée dans le parc comme une pâtisserie
blanchâtre, la villa de l’Ufficju Popolari Tal-Gemaherija Gharbija
Libjana. Cinquante mètres plus loin, à droite, l’esplanade au sol à
damiers au bout de laquelle s’élevait le restaurant Fortizza. Un vrai
fort. Avec une vue superbe sur la Méditerranée. Dans la lumière de
ses projecteurs d’enseigne, une superbe Rolls Silver Shadow grenat
luisait de tous ses chromes. Feux allumés, chauffeur au volant.
Devant elle, une BMW grise, avec quatre hommes à bord, et juste
derrière elle, une autre BMW grise. Également occupée par quatre
hommes. Le chauffeur de la Mercedes fit clignoter ses phares et les
stops de la BMW s’allumèrent par trois fois.
— C’est OK, fit M. Max. Gare toi comme prévu.
La Mercedes alla achever sa course contre le trottoir opposé,
exactement à hauteur de la Rolls, au débouché de Graham Street. Le
chauffeur arrêta son moteur, mais laissa ses feux de position allumés.
M. Max laissa fuser un bref soupir, attrapa l’attaché-case posé sur la
banquette entre son voisin et lui et prévint :
— À partir de maintenant, faites gaffe.
Puis il quitta la Mercedes et, de son pas claudiquant et raide, il se
mit en marche vers la façade éclairée du Fortizza. Avec en tête une
quasi-certitude. Le plan « Albatros » allait marcher. Forcément…
puisque le grand fumier était venu donner tête baissée dans le piège
maltais.
Un superbe piège. L’œuvre d’un génie !
Angel Pinu laissa échapper un soupir de soulagement. Encore une
fois, il avait été le plus malin et sa filature était réussie. Au prix d’un
tortueux périple qui lui avait mis les nerfs en pelote. Mais il
connaissait l’île comme sa poche et les autres n’avaient rien
remarqué. Les Treshe ne lui auraient jamais pardonné un échec.
Maintenant, sa Honda muette et feux éteints, il était posté dans
l’ombre d’un porche, à la jonction en fourche de Graham Street et de
Luzju Street, à deux pas d’un snack situé au débouché de Tower
Road. Un poste d’observation idéal, car il pouvait à la fois surveiller
la Rolls, les autres voitures et le Fortizza, où venait justement
d’entrer l’échalas claudiquant. Pour un unijambiste, il marchait
d’ailleurs plutôt bien. Une prothèse pareille devait coûter une
fortune. Au moins le prix d’une 750 neuve. Pour avoir autant de fric,
il fallait être un sacré malin.
Angel Pinu avait lu beaucoup de romans policiers. Il savait donc
que la patience est une des vertus de tout bon flic en planque. Pas
question de repartir. L’unijambiste ressortirait forcément du
restaurant et il le filerait de nouveau. Un exploit de polar qui
blufferait ces brutes de Treshe. Ça leur prouverait qu’il ne suffisait
pas d’avoir des muscles comme des jambons pour être un crack. Il
fallait aussi du chou. De la matière grise, de l’esprit de décision.
Il en était là de son énumération mentale, quand plusieurs
silhouettes apparurent tout là-bas, sur le perron du Fortizza.
Exactement six. Dont celles de quatre montagnes de muscles qui en
encadraient deux autres. À leurs attitudes, Pinu comprit tout de suite
qu’il s’agissait de gardes du corps. Quant aux deux autres, elles
étaient aussi dissemblables qu’il était possible de l’être. Celle de
l’échalas, dégingandée, interminable en hauteur, et celle d’un autre
type, plutôt grand aussi, mais taillé comme une véritable barrique.
Celui-là portait un large chapeau noir et quelque chose qui
ressemblait à une cape était jeté sur ses épaules. L’ensemble évoquait
vaguement la légendaire silhouette d’Orson Welles dans Citizen
Kane. En plus imposant encore. Il avait un ventre si gros qu’il fallait
forcément deux ceintures pour en faire le tour. Détail curieux, c’était
la barrique qui s’aidait d’une canne. L’unijambiste, lui, tramait la
patte en balançant son attaché-case au bout de son bras. Pinu vit le
groupe se diriger vers les voitures et ceux qui occupaient les BMW en
sortirent pour venir entourer la Rolls. Ballet impressionnant pour un
type aussi épris de polars que l’était Pinu. D’autant que les mains des
gorilles étaient toutes enfoncées sous les vestes. Il y avait de
l’artillerie.
Excité, Angel Pinu vit l’unijambiste et la barrique discuter un
instant devant la portière ouverte de la Rolls, puis ils s’engouffrèrent
dans cette dernière et les gorilles sautèrent dans les BMW. L’instant
d’après, les trois véhicules démarraient ensemble, aussitôt suivis par
la Mercedes.
Angel Pinu ne fit qu’un saut jusqu’à sa Honda. Il l’enfourcha,
démarra et déboucha sur Tower Road au moment où les feux arrière
de la Mercedes disparaissaient dans le virage. Il accéléra, retrouva le
cortège avec soulagement et se mit à le suivre à distance. D’abord en
suivant la pointe de Saint Julian’s, puis en longeant le quartier de
Gzira pour rejoindre la Sliema Régional Road, espèce d’autoroute
qui, par Msida, permettait de retomber sur un écheveau de freeways
plus ou moins bien aménagés. Quand le cortège contourna Santa
Venera et qu’il passa devant l’hôtel Wignacourt pour piquer
résolument vers l’ouest, le cousin des frères Treshe comprit qu’ils
allaient en direction de Rabat. Et vers les uniques « montagnes » de
Malte.
Des reliefs qui dépassaient à peine les 600 mètres.
De plus en plus réduite, la circulation obligeait maintenant Pinu à
laisser davantage de distance entre le cortège et lui. Ils passèrent
bientôt Mdina endormie, puis ce furent les premiers contreforts et la
ville de Rabat. Au-delà, hormis le site de Dingli et son point de vue
exceptionnel, ce n’était plus que la « montagne ». Pourtant, le
cortège poursuivait sa route.
Une route qu’il quitta justement à la sortie nord-est de Rabat pour
s’engager sur une petite voie secondaire où deux voitures pouvaient à
peine se croiser. Angel Pinu connaissait la région. Par là, il n’y avait
que quelques points de vue purement touristiques. Uniquement
destinés aux maniaques de la randonnée. Pour trouver à nouveau la
civilisation, il fallait redescendre les escarpements de la côte ouest,
où quelques Libyens avaient fait construire de rares, mais luxueuses
villas. De vraies places fortes, d’où même des armées de Tchadiens
kamikazes ne les auraient pas délogés.
Ce fut justement une de ces villas qui accueillit le cortège. Tout en
bas de la crête de Mtahleb, perchée sur une plate-forme rocheuse qui
surplombait la mer à plus de vingt mètres d’à-pic.
Des murs hauts et aveugles pris dans le rocher et tout un côté
adossé à la falaise. Un seul portail d’entrée, apparemment blindé et,
à la faveur des projecteurs qui éclairaient les trois côtés, on pouvait
apercevoir une sorte de chemin de ronde situé tout en haut. Avec des
gardes. En civil, mais très probablement armés.
Une véritable forteresse.
Pinu abandonna la Honda et, de loin, il contourna la villa
forteresse. Du côté de la mer. Et grâce à une demi-lune enfin levée, il
nota la présence d’un escalier taillé dans la roche, qui descendait
jusqu’à une minuscule anse où était ancré un superbe yacht de
couleur foncée. Un vrai petit paquebot. Avec un immense pont
supérieur aménagé en salon, une petite piscine et à la poupe, une
large zone vide marquée d’un cercle blanc. Pinu vérifia ses arrières
et, pris par l’aventure, il effectua une longue descente qui l’amena
jusqu’à une espèce de plate-forme en béton où une porte métallique
s’ouvrait dans la falaise. Un palier qui, plus loin, formait à la fois un
embryon de digue et une jetée sommaire. De là, une autre série de
marches descendait jusqu’à l’eau où était amarrée une « cigarette ».
Un monstre redoutable. Une fusée. Aussi foncée que le yacht. Pinu se
pencha, distingua l’amorce d’un cintre de radier maçonné qui
affleurait la surface. Sacrés égouts pour une simple villa.
Poussé par cette nouvelle vocation de détective qu’il sentait
poindre en lui, il eut envie d’en savoir plus. Ne fût-ce que pour épater
les Treshe qui se moquaient toujours de lui. Mais il se dit que c’était
très imprudent et que cela ne donnerait rien de plus. Il en savait
assez pour le moment. Il avait été chargé de suivre l’unijambiste et
c’était fait. Au-delà du raisonnable. Gros à parier que tout ce petit
monde allait passer la nuit ici. Demain serait un autre jour.
Les Treshe, il allait leur en mettre plein la vue.
— Dont move, bastard.
Le cœur de Pinu manqua un battement. Derrière lui, la voix était
presque amicale. Mais les propos démentaient le ton. Les propos et
cette chose dure et glacée qui s’enfonçait dans sa nuque. Il voulut
tourner la tête, mais une douleur aiguë l’en dissuada. Déjà, des mains
brutales le fouillaient. Une silhouette épaisse sortit de l’ombre,
apparut dans un reliquat de lumière des projecteurs. Une face de
gorille. L’arrivant menaçait le ventre de Pinu avec un PM. Dans sa
nuque, le canon invisible s’enfonça davantage, tandis que la voix
amicale murmurait :
— C’est pas beau, de regarder chez les gens.
Un cri de panique gonfla la poitrine d’Angel Pinu. Son ventre
gargouilla sinistrement et il ouvrit la bouche pour extérioriser le cri,
mais au même moment, son crâne explosa dans une gerbe
d’étincelles douloureuses.
C’était idiot. Les frères Treshe allaient bien rigoler !
CHAPITRE XV

— Je ne suis pas un ami de Sassa. En réalité, je l’ai tué.


Le silence qui succéda à cet aveu fut si épais que Mack Bolan put
entendre nettement le tic-tac pourtant léger de sa montre. Les quatre
monstres en bras de chemises le regardaient de leurs petits yeux
noirs. Mais leur expression avait brusquement changé. Au point que
Bolan crut même discerner quelques lueurs de meurtre dans les
prunelles d’Eri Treshe. Dans le même temps, la main monstrueuse
d’Agal Treshe descendait sournoisement en direction de sa ceinture.
Une ceinture de laquelle dépassait la crosse tout aussi
impressionnante d’un superbe Colt Python .357 Magnum. Quant à
Zaré Treshe et à son frère Jan, ils s’étaient déjà à demi levés de leurs
chaises. Sans doute pour mieux défourailler.
— Tss, Ts, fit l’Exécuteur. On écoute d’abord les explications.
Il n’avait pas bronché. Sa main à lui n’était qu’à deux centimètres
de la crosse tout aussi énorme du terrible AutoMag. Ce fut peut-être
ce qui calma aussitôt les ardeurs d’Agal.
— OK, finit par dire Eri Treshe. On vous écoute.
Ils étaient tous les quatre dans l’arrière-garage de Paola, assis
autour d’une table où traînaient des reliefs de repas. Une bouteille
d’eau de vie y trônait, en compagnie de cinq verres remplis à ras
bord. Bolan avait trempé les lèvres dans le sien… pour le regretter
aussitôt. Comparé à ça, le vitriol entrait dans la catégorie des
chatteries sucrées. De quoi rêver à un bon Hennessy-Glace. Mais
l’Exécuteur avait d’autres idées en tête. Tâchant d’être le plus
succinct possible, il raconta ce qui s’était passé entre Sassa et lui,
passant toutefois sous silence sa véritable identité et mettant ses
agissements sur le compte du règlement de conflit personnel entre
certains mafiosi et lui.
Quand il eut terminé, l’incrédulité flottait toujours dans les yeux
des frères Treshe. Soupçonneux, Eri lui demanda :
— Qu’est-ce que vous attendez de nous, alors ?
— Votre aide. Également pour une exfiltration discrète en cas de
besoin. En fait, il s’agira peut-être d’une exfiltration collective. Pour
trois personnes.
Si ce qu’il croyait sur le piège qu’on lui tendait était vrai, dans le
lot, il y aurait même une superexfiltration. Le plus beau coup de
l’Exécuteur depuis le début de sa guerre. Mais on n’en était pas
encore là.
De leur côté, les frères Treshe s’étaient mis à parler entre eux. En
maltais. Cela tenait à la fois de l’éternuement, du sifflement et du
feulement. Le tout dans un idiome qui ressemblait à de l’arabe, du
grec, de l’espagnol et du turc mélangés. Hideux et parfaitement
incompréhensible. Puis Eri Treshe reporta son regard sur Bolan et
grogna, à peine aimable :
— C’est que ça change tout. Nous, Sassa, on y tenait. On y tenait
même vachement.
Il y avait un début de soupçon de menace dans le ton. Les mains
s’approchaient des crosses. Dans les deux camps. Avec toujours un
petit avantage du côté de l’Exécuteur.
— Ça, je le sais, fit ce dernier. Même que vous aviez bigrement tort.
Une ombre de sourire glacé s’était inscrite sur sa face granitique,
mais son regard minéral demeurait accroché à celui d’Eri Treshe.
Visiblement le leader du quatuor.
— Pourquoi vous dites ça ?
Toujours le même petit soupçon de menace. Alors, Bolan lâcha sa
carte maîtresse. L’histoire de la petite sœur envoyée dans les bordels
africains. À cette évocation, il crut que les quatre Treshe allaient se
ruer sur lui en même temps.
— Sarah ! firent-ils en chœur.
Comme par miracle, le terrible AutoMag était apparu dans la main
de l’Exécuteur. Avec une nette longueur d’avance sur les gestes des
Maltais. Choqués par la nouvelle, ces derniers ne savaient plus ce
qu’ils faisaient. Ils se retrouvèrent tout bêtes, les mains encore
posées sur leurs crosses toujours coincées.
Question de professionnalisme.
L’Exécuteur ne les laissa pas respirer. Il assena :
— Le premier qui fait mine de me braquer est mort. C’est pour
votre sœur, c’est Sassa lui-même qui m’a tout avoué. Pour essayer de
sauver sa peau. Dans ces moments-là, on ne bluffe pas. À moins
d’être extrêmement courageux et très intelligent. Or, Sassa n’était ni
l’un ni l’autre. C’était une larve.
Il marqua un temps, poursuivit :
— Maintenant, écoutez bien. Le moyen de la retrouver, votre sœur,
je le connais.
— Hein !
C’était Agal. Fou d’impatience. Le plus jeune, le plus impulsif
aussi. Eri le calma d’un geste.
— Avant de mourir, reprit l’Exécuteur, Sassa m’a livré le nom du
mac qui l’a achetée. Je vous le donnerai à mon tour. Quand cette
affaire sera terminée… et seulement si vous m’aidez.
Il avait un peu honte de ce chantage, mais c’était la guerre. Et les
frères Treshe n’étaient quand même pas exactement d’innocentes
rosières.
— Et si vous crevez avant ?
Ça, c’était Eri Treshe. Décidément plein de bon sens. L’ombre de
sourire polaire réapparut sur les traits de l’Exécuteur.
— À vous de veiller sur ma santé, laissa-t-il tomber, plein de
morgue.
Cette fois, le silence s’éternisa. Chacun des frères Treshe était
perdu dans ses pensées et Bolan passait en revue les éléments de son
plan. Un plan encore secret. Avant d’aller plus loin, il fallait attendre
le rapport du cousin Pinu.
Un cousin Pinu qui tardait à se manifester.
— Qui !
Depuis qu’il avait émergé de son évanouissement, Angel Pinu
sursautait à chaque éclat de voix. Épuisé par les coups, mort de
trouille de l’esprit complètement chamboulé, il n’arrivait pas à
comprendre comment il s’était ainsi fait surprendre.
Idiot. Les frères Treshe auraient de quoi rigoler.
Il ignorait aussi combien de temps il était resté dans les pommes.
Sûrement longtemps. Une terrible nausée le torturait et il tremblait
de tous ses membres. La réaction. La peur aussi. Surtout depuis qu’il
avait ouvert les yeux sur ce spectacle affreux. Là, devant lui, accroché
au mur suintant d’humidité, un supplicié entièrement nu et
ensanglanté était écartelé à deux mètres du sol. Les membres pris
dans des fers. Comme dans les scènes de torture des films. Mais là, il
ne s’agissait pas de cinéma. Tout était vrai. Et ce jeune inconnu blond
le regardait sans paraître le voir. Comme s’il était déjà mort.
Mais Pinu savait qu’il ne l’était pas.
À plusieurs reprises, il l’avait vu battre des paupières sur ses yeux
hagards. Comme pour lui délivrer un message muet. Abominable. De
quoi faire des cauchemars durant des siècles.
Mais Pinu ne vivrait pas pendant des siècles.
Ces salauds allaient le tuer.
— Tu travailles pour qui ?
Le type à la voix presque douce s’était écarté, laissa la suite de
l’interrogatoire à celui qui hurlait. Un interrogatoire qui n’avait
encore rien donné. On lui posait toujours la même question, il
résistait et les coups pleuvaient. On aurait dit un mauvais film
policier. D’autant que l’acteur principal fatiguait singulièrement. Pas
l’étoffe d’un héros, Angel Pinu. Simplement, pour le moment, il avait
encore plus peur des réactions de ses cousins que de celles de ses
bourreaux.
— Qui ?
Attaché sur sa chaise métallique, un œil fermé par les coups, Angel
Pinu ne voyait plus qu’une partie de la sinistre cave voûtée où on
l’avait descendu sitôt après sa capture. Pour seul éclairage, une seule
ampoule pendait du plafond, dispensant une triste lumière jaune qui
donnait aux visages des allures de masques funéraires. Angel Treshe
avait peur. Très peur. Mais il tenait bon.
— Qu’est-ce que tu foutais dans le coin ? hurla encore la brute.
Pour qui tu surveilles cette villa ? Parle, ou on te donne à bouffer aux
requins.
Des requins ! À Malte ?
Pinu en doutait, mais l’heure n’était pas à ce genre de polémique.
Il réfléchissait. S’il parlait tout de suite, les cousins Treshe risquaient
d’avoir des ennuis. S’il tenait bon quelques heures, ils
s’inquiéteraient de son sort et seraient sur leurs gardes. Et les frères
Treshe sur leurs gardes, ça valait un bataillon de la meilleure armée.,.
— Pour qui tu bosses ?
Pinu encaissa un gnon en pleine face et entendit une de ses
incisives se casser. La douleur fut aussitôt intolérable et il cria. Du
sang coula de sa bouche. Simple éclatement de lèvre. Mais
bizarrement, ce fut ce détail qui fit la différence. Il lâcha une espèce
de sanglot sec et craqua d’un coup :
— Mes cousins, avoua-t-il, mort de honte. C’est eux.
Un terrible coup de pied lui arriva en pleine face, faisant sauter
une autre dent. Le salaud avait deviné le point sensible.
— Quels cousins ? Leurs noms !
— Treshe. Les frères Treshe !
Pinu était brisé.
— Explique ! hurla l’autre. Vite !
Fou de douleur, crachant le sang, le Maltais parla :
— Ils m’ont dit de suivre la Mercedes. Depuis l’aéroport.
— Pourquoi ?
Pinu secoua misérablement la tête.
— Je ne sais pas.
Un autre coup de pied lui entailla l’arcade sourcilière et il vit des
feux d’artifice rouges et jaunes. Il hoqueta :
— Je sais pas pourquoi. Je le jure sur la Madone !
Un rire grinçant résonna.
— La Madone, t’as intérêt à bien la peloter. Attrapez-le, vous
autres.
Pinu se sentit empoigné, délivré de ses liens et arraché de sa
chaise. On le traîna dans des couloirs suintants d’humidité et il se
retrouva dans une pièce où étaient entassés toutes sortes
d’accessoires de pêche et de marine. La brute l’envoya à terre d’une
bourrade et deux autres s’affairèrent aussitôt sur lui.
— NON !
Il venait de comprendre pourquoi on venait de lui serrer le cou
dans cette espèce de collier métallique. Un anneau ouvert qui se
fermait par un cadenas et qu’on reliait à une chaîne. Au bout de cette
dernière, une gueuse de fonte. La méthode classique de la mafia. On
lisait ça dans tous les polars.
— NOOON !
Mais les cris de Pinu ne faisaient même pas sourciller les pourris.
Ils œuvraient calmement. Comme s’ils avaient répété la scène très
souvent. De vrais tueurs. Glacés, efficaces. Pinu se sentit de nouveau
soulevé et on le traîna vers une porte métallique qui s’ouvrit devant
lui. Il vit la lune, comprit qu’ils débouchaient sur la plate-forme
bétonnée qu’il avait visitée plus tôt.
— NOOONNN !
Celui qui avait la voix normale poussait Pinu vers le quai, les deux
autres portaient la gueuse. À voir leurs mines, elle était très lourde.
Pinu fut jeté dans la « cigarette », les brutes s’assirent sur lui et il
entendit le moteur ronronner. Bientôt, il comprit aux balancements
du bateau qu’ils voguaient vers le large et des larmes montèrent à ses
yeux.
C’était fini. Il allait mourir.
Et les frères Treshe le haïraient d’avoir parlé.
— Non !
Il n’avait même plus la force de crier. Il avait si peur que sa gorge
était nouée et refusait de laisser passer les sons. Enfin, la « cigarette
» ralentit et on redressa Pinu. La côte n’était qu’à quelques centaines
de mètres.
— Tu vas engraisser les langoustes, ricana celui qui criait. Après,
on les bouffera.
Les trois salauds l’empoignèrent de nouveau, lui firent passer le
buste par-dessus la coque et, juste à cet instant, malgré sa panique,
malgré son désespoir, Angel Pinu nota le détail.
Un détail incroyable.
Mais il devait délirer…
CHAPITRE XVI

— Il lui est arrivé une crasse.


Il était presque une heure du matin et cette sinistre certitude
émanait d’Eri Treshe. Cela faisait même trois ou quatre fois qu’il se
résignait à l’émettre. En précisant systématiquement : « Ça, c’est sûr.
» Mais cette fois, il n’eut pas le temps de compléter sa remarque. La
porte du garage s’ouvrit à la volée, faisant bondir les quatre frères en
même temps sur leurs pieds.
Armes aux poings.
L’apparition qui s’encadra dans l’ouverture les tétanisa. Figés, ils
restaient bouches ouvertes et regards incrédules, n’osant encore
reconnaître formellement leur cousin Pinu dans ce cadavre
ambulant.
Plein de sang, bourré d’ecchymoses.
— Angel !
Eri Treshe s’était précipité le premier. Immense comparé à Pinu, il
le souleva pratiquement de terre pour l’aider à venir s’asseoir à la
table. Puis, toujours prévenant, il lui colla un verre plein de gnôle
sous le nez et l’obligea à en avaler la moitié du contenu. Le petit
cousin s’étrangla, toussa, vomit un peu de liquide et, les yeux hors de
la tête, il souffla enfin :
— Je… je vous ai vendus.
Eri Treshe ne comprit pas tout de suite. Il obligea son cousin à
finir le verre, lui tapa dans le dos pour l’empêcher de mourir
d’étouffement et ce fut son frère Agal qui vint se pencher sur Pinu.
— Tu as dit quoi, Angel ?
Son ton recelait un début de doute. Le cousin le lui ôta dès les
premières paroles de son récit. Il dit tout. Depuis l’aéroport jusqu’à la
villa-forteresse de la côte Ouest, en passant par les détails
topographiques et par la séance de tortures. Quand il eut terminé, la
consternation se lisait sur les quatre faces des frères Treshe. Puis,
tout se remit en mouvement et ce fut encore une fois Eri qui dénoua
la situation. D’un geste paternel, il tapota l’épaule de son cousin et
lâcha sentencieusement :
— T’as pas trahi, Angel. On t’a arraché des aveux.
Les effusions passées, Pinu fit valoir, encore honteux :
— Maintenant, ils savent. Ils vont débarquer.
— On les attend ! grondèrent les quatre Treshe.
— Ça m’étonnerait qu’ils viennent, intervint l’Exécuteur.
Il avait toujours son idée sur la question. S’attablant face à Pinu, il
demanda à brûle-pourpoint :
— Comme ça, à chaud, tu pourrais me dessiner un plan de ce que
tu as vu ?
— Oui.
Dans son état, c’était de l’héroïsme. Pinu n’y voyait que d’un œil et
il avait l’impression qu’un train lui était passé dessus. Mais il y avait
ces aveux à se faire pardonner. Et pour ça, il se sentait capable de
n’importe quoi. Déjà, Eri lui donnait papier et crayon.
Quand les dessins furent achevés, l’Exécuteur les détailla, consulta
une carte de Malte qu’on venait d’étaler sur la table. Eri Treshe
commenta :
— Je vois où c’est. La villa a été construite sur l’emplacement d’un
ancien fort aujourd’hui disparu. Mais on dit qu’il reste des caves,
peut-être même des cellules. Faudrait consulter les archives. Je vais
me renseigner.
Bolan hocha la tête, resta songeur un long moment, avant de
questionner :
— Angel. Tu es sûr, pour le jeune type blond ? Il était vivant ?
— Oui. Certain. Mal en point, mais vivant.
Le type blond ne pouvait être qu’Andy Somek. Quelle que soit la
nature du piège et ses conséquences, l’Exécuteur se devait d’aller
essayer de le tirer de là.
— OK, fit-il. Raconte-nous encore comment tu t’en es tiré.
L’autre leva sur lui son unique œil valide. Désespéré.
— Vous me croyez pas, hein ?
— Si.
C’était pourtant incroyable. Mais ce que venait de raconter Pinu
renforçait le guerrier solitaire dans sa conviction profonde. Tout ça
n’était qu’une mise en scène. Un vaste et ambitieux scénario écrit par
un génie du mal. Dans un but très précis. La peau de l’Exécuteur.
Ils étaient tous manipulés. Depuis le début.
Et il semblait bien que le dénouement de cette histoire dingue
approche. Si Bolan ne se trompait pas, on en était même à l’avant-
dernier acte. Un acte qui n’était pas écrit par l’Exécuteur, mais qu’il
À
avait néanmoins l’intention de corriger. À sa façon. Mais pour cela, il
devrait faire attention. Très attention. En face, il avait cette fois un
adversaire de taille. Le plus grand, le plus puissant et aussi le plus
intelligent.
Le Protector.
L’Exécuteur en était certain. Il le sentait par tous ses nerfs, par
tous les pores de sa peau et par toutes les ondes qui l’entouraient
depuis le début de ce blitz aux étranges méandres.
S’adressant de nouveau au cousin des Treshe, il déclara :
— Je te crois, Pinu. Je te crois, mais je veux de nouveau entendre
comment tu t’en es tiré.
— Il a raison, Angel, renchérit Agal en frappant affectueusement la
nuque de son cousin du plat de la main.
L’autre piqua du nez, faillit renverser la bouteille de gnôle, mais,
docile, il répéta :
— Ben voilà. Juste… juste avant qu’ils me balancent à l’eau avec
cette gueuse de fonte accrochée au cou, je me suis rendu compte
que… que le cadenas reliant la chaîne au collier de ferraille était mal
fermé. Un gros. Un très gros cadenas, mais un cadenas entrouvert.
Il marqua un temps, ponctua timidement :
— Dingue, non ?
— Si, fit Agal. Continue.
— D’abord, j’ai cru que les coups m’avaient dérangé la cervelle et je
suis parti au bouillon. J’ai coulé aussitôt. À pic. Je sais pas sur quelle
profondeur, mais j’avais les éponges et les oreilles prêts à éclater.
Moi, y avait qu’un truc qui m’intéressait. Le cadenas. Alors, tout le
temps de la descente, malgré les tasses que j’avalais et la trouille, j’ai
tâté le système, j’ai tiré, tordu… jusqu’à ce que la chaîne se défasse.
D’un coup.
Il se tut, lâcha :
— Merde, j’ai soif.
Un comble. Eri remplit un autre verre d’alcool, aida son cousin à
l’avaler. Le rose revint instantanément aux maigres pommettes et
des lueurs presque joyeuses s’allumèrent dans son œil encore
entrouvert.
— Après ? poussa Bolan.
Angel toussa un coup, hocha la tête, chuinta entre ses dents
brisées :
— Après, je suis remonté. Mais j’avais vu dans les films qu’il fallait
pas sortir de l’eau comme ça. D’abord voir si la voie est libre. J’ai
laissé ma bouche affleurer la surface, j’ai avalé de l’air et de la flotte,
mais j’ai pu voir que la « cigarette » avait mis les bouts.
Il s’arrêta, regarda l’heure à son poignet en commentant, satisfait :
— Ils ont même pas cassé ma montre. De toute façon, elle est
étanche.
Ça n’aurait pas été une grande perte. C’était un atroce boîtier à
cent sous, gros comme une horloge. Pinu renifla, ajouta tristement :
— Sur la « cigarette », ils rigolaient. Ils me croyaient déjà canné.
— Ils paieront ça, Angel, fit soudain Zaré Treshe. Parole d’honneur
et sur la Madone, ils paieront ça. Très cher. Et dans pas longtemps.
Il avait l’air de le penser très fort.
— Ça va ! fit Eri. Bien sûr que ces enculés paieront.
L’Exécuteur esquissa l’amorce d’un sourire froid, se leva, secoua
lentement la tête et lâcha :
— Je ne crois pas, Angel.
— Hein ? firent les quatre frères.
— Je ne crois pas qu’ils croyaient Angel mort, lâcha l’Exécuteur. Je
suis même sûr qu’ils espéraient bien le contraire.
Un silence interloqué suivit. Ce fut Eri qui questionna :
— Qu’est-ce que vous voulez dire, boss ?
Bolan était redevenu le patron. Signe que les frères Treshe
l’avaient cru à propos de Sassa et de leur sœur. Il marcha vers la
porte du garage, faisant signe à Eri de le suivre.
— Emmène-moi au Phœnicia. Je te raconterai en route.
Quand même inquiets, deux des autres Treshe les accompagnèrent
sur le pas de la porte. Les flingues avaient jailli comme par miracle
des ceintures et de son côté, l’Exécuteur avait discrètement ouvert le
sac d’artillerie pour dégager la sécurité de la miniUzi. Pour le cas
où… mais dehors, c’était le désert, la nuit et le silence. Pas le moindre
mafioso en vue. Le garage des Treshe était situé sur un freeway en
pente, juste entre la prison d’État et l’école technique de Marsa. Il
occupait un îlot quasi insalubre qui menaçait de s’écrouler, mais
chose étrange pour un pays du bassin méditerranéen, on aurait pu
manger par terre. Les grosses pierres qui servaient de pavés aux
trottoirs étaient lisses et propres. Étonnant. Comme l’étaient
également ces impénétrables forêts de mâts de télévision qui
encombraient les toits et les terrasses de La Valette. Des mâts de
plusieurs mètres de haut. Partout, le ciel était zébré de ces milliers de
sculptures tubulaires surréalistes. Étonnantes aussi, ces façades
d’immeubles ouvragées à l’européenne, barrées de balcons, coupées
d’encorbellements, de fontaines, de bas-reliefs et de loggias parfois
équipées de moucharabieh.
Captant le regard de Bolan, Eri Treshe crut devoir expliquer :
— Faut pas se tromper, boss. Malgré les diverses colonisations,
l’identité maltaise, ça existe. Et c’est justement ça.
Il désignait les façades, l’ambiance, les mélanges palpables
d’influences et de cultures. Il semblait aussi en être fier. Et pour la
première fois depuis son arrivée, le guerrier solitaire se sentit gagné
par une certaine émotion. Après tout, Malte avait été le siège
prestigieux d’un certain Ordre bien connu et au cours de leur
histoire, les Maltais avaient prouvé qu’ils savaient eux aussi être des
guerriers.
Bolan fit signe aux deux gorilles de rentrer, jeta ses sacs à l’arrière
de l’Austin et s’installa sur le siège passager. Eri fit démarrer le
moteur, s’excusa d’une mimique auprès de Bolan et alluma sa radio.
— C’est l’heure de l’émission de notre copine, dit-il d’un air
gourmand. J’ai jamais été foutu de trouver cette foutue station.
La copine en question ne devait pas faire que de la radio. Eri
manipula ses boutons, fit évidemment naître une bordée de parasites
épuisants pour l’ouïe. Mais alors qu’il allait faire revenir le sélecteur
en arrière, l’Exécuteur lui attrapa le poignet.
— Attends, ordonna-t-il. Attends.
Treshe lui jeta un regard surpris, demanda :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Reviens… là… par là !
De plus en plus éberlué, le Maltais obéit, fit revenir l’aiguille sur la
position indiquée par Bolan et soudain, une voix éclata dans les
enceintes. Une voix que l’Exécuteur avait déjà entendue très
récemment et qu’Eri Treshe connaissait bien.
La voix d’Angel Pinu !
— Eh ! qu’est-ce que… qu’est-ce que ça veut dire ?
Eri Treshe n’y comprenait rien. Il était resté fasciné, tétanisé
pendant un long moment, écoutant avec effarement la voix du cousin
Pinu dans l’autoradio. Maintenant, il regardait tour à tour l’appareil
et l’Exécuteur. Complètement dépassé. Sur sa face grossière, on
pouvait voir défiler toutes les phases d’une immense incrédulité. Ça,
c’était plus fort que tout. Il entendait son cousin Pinu à la radio !
Car c’était bel et bien Pinu. Avec ses chuintements dus aux dents
cassées et son accent traînant. Pinu qui ne parlait plus l’anglais, mais
le maltais. Incroyable… mais vrai !
— Viens, jeta Bolan en poussant le géant hors de l’Austin.
Dépêche-toi.
Ils étaient déjà à la porte du garage, quand Bolan précisa :
— Laisse-moi faire. Et surtout, tes frères et toi, motus.
Quand les autres les virent revenir, ils s’imaginèrent qu’il y avait
un problème et les armes réapparurent aussitôt. Mais, l’index sur la
bouche, Bolan leur fit immédiatement signe de rester tranquilles.
Tandis qu’Eri prenait ses frères à part, il s’empara du bloc et du
crayon restés sur la table et inscrivit brièvement à l’intention d’un
Pinu, interloqué :
« Déshabille-toi et ne dis rien. On nous écoute. »
De plus en plus incrédule, Pinu hésita, puis, voyant la mine de ses
cousins, il commença à ôter ses vêtements. Pour donner le change,
Bolan alla allumer un transistor qui traînait sur un établi et demanda
par signes aux Treshe de discuter entre eux. Bientôt, une ambiance «
normale » fut rétablie et Pinu put prendre un peu moins de
précautions pour achever de se dévêtir.
Enfin, il fut nu.
Intégralement. Ce n’était pas un spectacle follement érotique, mais
on n’était pas là pour fantasmer. Un à un, l’Exécuteur inspecta les
chaussures, les vêtements, fouillant les poches et les doublures,
palpant les ourlets, décousant tout ce qui semblait suspect. Mais
après dix bonnes minutes de travail, il fallut bien se rendre à
l’évidence ; le microémetteur FM qu’il cherchait demeurait
introuvable. Alors, d’un signe, l’Exécuteur réclama la montre, la
démonta, la passa au crible.
Rien !
À devenir dingue. Pourtant, il en était sûr, à son insu, Pinu portait
bien un micro sur lui. Sinon, ils ne l’auraient pas entendu sur
l’autoradio.
La radio !
D’un bond, l’Exécuteur retourna au transistor posé sur l’établi,
demanda par gestes à Eri s’il en possédait un autre.
Pas question d’arrêter la musique de fond.
Deux minutes plus tard, le géant revenait avec un vieil autoradio
démonté qu’il alimenta à une batterie et qu’il brancha sur une
enceinte déglinguée. Aussitôt, Bolan chercha la station en question et
commença à froisser sans ménagements les vêtements de Pinu.
Dix secondes plus tard, il était édifié.
Il prit le crayon sur la table, se mit à tapoter les gros boutons en
cuir tressé du blouson de Pinu. Au deuxième en partant du haut, le
bruit du crayon frappant le cuir se répercuta dans l’autoradio. De nos
jours, en matière d’électronique, on faisait des merveilles. Une
technologie encore chère, certes, mais l’Organized Crime n’avait pas
une réputation de pauvreté.
Le micro était là. Dans le bouton de cuir.
On l’y avait introduit durant le KO subi par Pinu. Un tour de
passe-passe extraordinairement exécuté. Tout se tenait, tout était
prévu dès le début de l’histoire. Un scénario génial. Mortel. Digne
d’un adversaire comme le grand fumier.
Alors, une ombre de sourire polaire naquit fugitivement sur les
lèvres du guerrier solitaire. Il venait de comprendre toute la
mécanique de la formidable embrouille par laquelle on tentait de le
faire tomber depuis l’appel téléphonique aux USA de Claudia Simoni.
Il venait de découvrir le piège. Le vrai.
Et par là même, il venait aussi d’en trouver la parade.
Peut-être.
Plus la peine d’expliquer quoi que ce soit. La découverte du micro-
espion éclaircissait beaucoup de choses. L’Exécuteur autorisa Angel
Pinu à se rhabiller, fit signe aux frères Treshe de s’approcher de la
table et se pencha de nouveau sur le bloc de papier pour écrire :
« Voilà ce que nous allons faire…»
Cette fois, le rideau s’ouvrait sur le dernier acte.
CHAPITRE XVII

Malte avait beau se trouver sur le même parallèle que Sousse, en


Tunisie, à deux heures du matin, l’eau qui la baignait était bigrement
froide. Heureusement, la combinaison de plongée dont s’était revêtu
l’Exécuteur était isotherme. Une combinaison qui comme tout le
matériel utilisé, avait été achetée sur Ta’Xbiex Sea Front, dans un
magasin spécialisé tenu par un Français. Tout cela pour une petite
fortune, mais l’Exécuteur comptait bien se rembourser sur la bête. À
condition qu’il réussisse. Ce qui n’était pas absolument certain.
En effet, selon les documents consultés au Palais des Archives de
Floriana, rien ne prouvait que les anciens égouts du fort de Mtahleb
maintenant disparu, et sur l’emplacement duquel la villa-forteresse
avait été construite, n’étaient pas maintenant comblés. Si c’était le
cas, le guerrier solitaire serait obligé de mettre sur pied le plan de
rechange.
Moins sophistiqué, plus dangereux aussi.
Parce que celui-là, les pourris l’auraient forcément prévu.
— Tu es prêt ?
Bolan avait à peine murmuré, mais il eut l’impression que sa voix
portait à des kilomètres. La réverbération des sons à la surface de
l’eau.
— Prêt, boss.
Bolan ajouta :
— Tu as bien compris ? Pas d’intervention personnelle de la part
des Treshe. Vous restez en dehors de tout ça. Sauf si vous êtes
menacés.
Dans le canot pneumatique, Eri Treshe hocha la tête. Si loin de la
côte, il ne risquait guère d’ennuis. Même le yacht et la « cigarette »
décrits par Pinu avaient disparu. À croire que tout ça n’était qu’un
fantasme et que l’Exécuteur allait se battre contre des moulins à vent.
Mais là-bas, les projecteurs de la villa brillaient.
— OK, fit Bolan. Passe-moi le talkie-walkie.
Il manipula l’engin, énonça doucement :
— Leader appelle Vautour… Leader appelle Vautour…
— Vautour reçoit 5 sur 5. Over, répondit une grosse voix claire.
La voix de Jack Grimaldi ! Arrivé le matin même sur les instances
de l’Exécuteur. Grâce à Taggart, le pilote qui l’avait amené à Malte,
Bolan avait réussi à dénicher un hélico, à louer. Celui d’un Libyen.
Fils d’un ponte du pétrole offshore. Une aubaine.
— Heure H lancée, prévint Bolan. Over.
— Bien reçu. Over.
— OK, Vautour. Terminé.
Dès lors, l’ami pilote de l’Exécuteur savait ce qu’il avait à faire.
C’est-à-dire rien. Pour le moment, il devait se limiter à tenir
l’appareil prêt à décoller. Pour le cas où… À Malte, ce n’était pas un
problème. Les Libyens et leurs amis avaient depuis longtemps
habitué les autorités à leurs lubies. Même en pleine nuit. À Luqua,
cela ne ferait qu’un décollage d’hélico de plus. Un hélico tout neuf.
Un superbe petit Bell de l’année. En cas de nécessité, Bolan savait
pouvoir compter sur Jack. Ensemble, ils avaient déjà pas mal de
pourris à leur actif.
— J’y vais, lança Bolan. Dès que je suis dans l’eau, va planquer le
canot où j’ai dit. Ne reviens que si je fais le signe avec la lampe.
Il indiquait une grosse torche étanche. Eri acquiesça. Quand
même un brin intimidé par tout ce dispositif de guerre. Bolan vérifia
son matériel respiratoire, emboucha le respirateur, resserra les
sangles de son sac à dos également étanche et, après un salut de la
main, il se laissa descendre dans l’eau et se mit à nager.
Un instant plus tard, il disparaissait dans la nuit.
Il entendit le canot s’éloigner et, parfaitement maître de l’action, il
mit le cap sur la petite anse indiquée par Pinu.
Il y fut en quelques minutes. La nuit était toujours aussi noire, la
lune n’entamerait son nouveau cycle que le lendemain. Ce qui ne
l’empêcha pas de distinguer les marches de l’escalier et la porte
métallique sur la plateforme. Il remonta ses lunettes de plongée sur
son front et, parfaitement immobile dans l’eau, il resta ainsi un long
moment.
Jusqu’à ce qu’il localise enfin l’ennemi.
Un seul pourri. Assis sur un bout de rocher, tenant une cigarette
allumée à l’abri de sa paume. À la faveur d’une de ses inspirations
nicotinisées, Bolan aperçut la forme caractéristique d’un PM
Kalachnikov AK 47 dans la lueur pourpre. L’arme était actuellement
posée devant lui, mais pas question de courir le moindre risque. Au
retour, l’Exécuteur ne voulait rencontrer personne sur sa route. Il
nagea en silence jusqu’à une mince avancée de roche, la grimpa en
décrivant un détour et se retrouva bientôt dans le dos du type. À
deux mètres. Il sortit le poignard de sa gaine de mollet, l’assura dans
sa main et plongea.
Le pourri ne comprit pas ce qui lui arrivait. Il ouvrit la bouche
pour crier, en fut empêché par le bâillon d’une poigne meurtrière. Et
tandis qu’il se débattait avec furie, il ressentit une soudaine brûlure
glacée à la gorge. Aussitôt, le goût du sang lui emplit l’arrière-gorge
et ses poumons furent envahis par autre chose que de l’oxygène. Il vit
des éclairs, éprouva un énorme coup de flou et comprit que sa vie
était en train de ficher le camp.
Quand l’Exécuteur lâcha sa proie, le pourri achevait de mourir. Il
eut encore deux ou trois soubresauts, mais déjà, Bolan le transportait
sur son épaule. Jusqu’à l’eau. Où il le poussa vers le large en
compagnie de la Kalach, avant de laisser couler le tout. Puis il revint
vers le petit port de la villa, trouva facilement le radier immergé et il
ouvrit son sac à dos.
Un instant plus tard, lampe-torche étanche en main, il s’enfonçait
en souplesse dans le boyau inondé.
Tout de suite, il se rendit compte que rien ne serait facile. Une
partie de la voûte était écroulée et d’énormes pierres encore en
suspension risquaient de se détacher. Et puis il y avait ces choses qui
flottaient et qu’il n’osait pas identifier. Écœurant. D’un coup de
palmes, il se propulsa en avant, s’attendant à chaque instant à buter
sur une grille. Si les créateurs de l’ancien fort n’avaient pas pu
imaginer la future existence des hommes-grenouilles, les occupants
actuels de la villa-forteresse avaient en revanche dû y songer. Mais
plus il avançait, plus l’idée s’ancrait en lui qu’il n’y aurait pas de
grille. La scie à métaux qu’il avait emportée serait donc inutile.
Mais il n’avait pas fini d’y penser que la grille fut là !
Avec des barreaux énormes. Une grille quasiment neuve. Bolan
essaya en vain de la faire bouger, se résigna à sortir sa scie. Une
merveille de l’outillage moderne. La lame au tungstène la plus
résistante actuellement sur le marché. Et la plus fine aussi. Une lame
qui n’avait pas besoin d’être tendue dans un arceau d’acier, mais une
lame libre. Comme celle d’une scie à bois. Bolan inspecta l’ouvrage,
découvrit presque tout de suite ce qu’il avait espéré. Un mince
interstice entre le cadre de la grille et la maçonnerie du radier. Ainsi,
il pourrait y glisser sa lame sans arceau. Plus la peine de s’attaquer
aux gros barreaux, il suffisait de sectionner quelques pattes de
scellement. Presque un jeu d’enfant. Le ciment était en partie délité
et Bolan le fit tomber pour se ménager un confort de travail plus
grand. Puis cela fait, il s’attaqua résolument à l’acier des pattes et il
ne lui fallut pas plus d’un quart d’heure pour faire basculer la grille
sur le côté.
La voie était libre.
Jusqu’à ce qu’il trouve le fond du radier. Vingt mètres plus loin. Il
leva les yeux, découvrit le puits du collecteur. Pas plus d’un demi-
mètre au-dessus de l’eau, avec toute une série de tuyaux en PVC qui y
aboutissaient. Mais un puits fermé par une trappe métallique.
Bien sûr, l’Exécuteur avait prévu dans son équipement de quoi
venir à bout de ce genre d’impondérable. Un pain de plastic spécial à
haut pouvoir brisant et des détonateurs étanches. Invention du
génial Herman Schwarz Gadgets. Mais comme pour la grille du
radier, il répugnait à se signaler trop tôt par des bruits d’explosions.
Tant qu’il opérerait discrètement, il conserverait toutes ses chances.
Alors, il s’accrocha à la saillie du plus gros des tuyaux en PVC et il
s’éleva à la force des bras jusqu’à heurter le panneau métallique de la
tête.
Un panneau qui bougea.
Bolan fit un rétablissement, se cala du dos et de pieds contre les
parois du puits, ouvrit de nouveau son sac à dos, en sortit la miniUzi
qu’il dégagea de sa pochette étanche. Il fit jouer la sécurité, se passa
la courroie autour du cou et poussa résolument sur le panneau
d’acier. Sans appréhension excessive. Peu probable qu’il y ait
beaucoup de pourris dans un local de collecteur d’égout.
Il put d’ailleurs le vérifier aussitôt. Le panneau se souleva
docilement et il émergea dans une grande cave où des rats se mirent
à courir un peu partout dans les vieilles caisses et autres accessoires
rouillés entreposés là. Les seuls occupants. Si nombreux que Bolan se
demanda comment ils n’avaient pas encore dévoré les habitants de la
villa.
Dans le fond de la cave, quatre marches suintantes grimpaient
jusqu’à une porte. Également métallique. Bolan alla y appliquer son
oreille, n’entendit rien. Il pesa sur la poignée, mais la serrure était
verrouillée et il ne réussit qu’à provoquer un grincement de l’acier
mal huilé. Autour de lui, les rats s’enhardissaient. Déjà, quelques-uns
d’entre eux grimpaient les marches derrière lui. Pas question de
traîner. Il redescendit, se débarrassa de tout ce qui avait rapport avec
la plongée, l’enfouit sous une caisse en compagnie du sac à dos vide
et, apparaissant dans la sinistre combinaison noire, il dégagea ses
armes de leurs enveloppes étanches, glissa le terrible AutoMag dans
le holster de hanche, le Beretta à réducteur de son dans l’étui
d’épaule, accrocha six grenades à fragmentation à sa ceinture, ainsi
que trois chargeurs jumelés en tête-bêche pour l’Uzi et quelques
autres pour ses armes de poing. Puis il empocha le plastic et les
détonateurs et il relaça la gaine du poignard de commando Cold Steel
contre sa jambe.
Il était prêt.
Il remonta les marches, colla de nouveau son oreille au battant.
Sans plus de résultat. Alors, sortant d’une poche de la combinaison
noire le petit Sésame à cliquets réglables que lui avait autrefois
fourni son ami Brognola, il se mit à travailler la serrure.
Juste le temps nécessaire. Une minute.
De l’autre côté, il y avait un couloir qui montait en pente douce.
Des ampoules pendaient à sa voûte, mais elles étaient éteintes et
l’Exécuteur dut progresser quasiment à l’aveuglette. Inutile d’alerter
l’ennemi avec le rayon de sa lampe. Il grimpa ainsi jusqu’à un coude
du couloir, trouva un escalier en colimaçon en pierres, le gravit et se
retrouva dans un autre couloir.
Beaucoup plus large. Éclairé !
Par une seule ampoule nue entourée de toiles d’araignées. Mais
une ampoule qui permettait de voir. Et Bolan vit le type. Un costaud.
En bras de chemise, tout au bout du couloir, dans un réduit ouvert,
affalé à plat ventre sur une paillasse, lisant un magazine que
l’Exécuteur ne voyait pas, mais dont il entendait le froissement des
pages. Près du type, un trousseau de clés, un vieux PM Mauser M. 57
.9 mm Parabellum à crosse repliable et à chargeur de 32 cartouches.
À la ceinture du type, une matraque en caoutchouc et un revolver.
Entre Bolan et le réduit, il y avait trois autres portes. Toutes en acier,
toutes fermées. À leur aspect, l’Exécuteur devina qu’il s’agissait de
cellules.
Il n’hésita pas.
Beretta à réducteur de son dans une main pour parer à toute
éventualité, poignard dans l’autre, il se glissa contre le mur et
progressa en direction du réduit. Prêt à tout. Un autre pourri encore
invisible pouvait aussi occuper le local. Soudain, sans doute alerté
par son sixième sens, le type tourna la tête, vit Bolan arriver sur lui.
Tandis qu’un intense étonnement se peignait sur sa face de brute, sa
main gauche filait déjà vers le Mauser.
Trop tard. Vif comme la mangouste, l’Exécuteur avait repoussé le
PM et plongé sur le type.
— Tu cries, tu es mort, gronda-t-il de sa voix sépulcrale.
L’avertissement paralysa aussitôt l’intéressé. Émettant un
gargouillis de gorge, il hoqueta :
— Qu’est-ce que…
La lame du Cold Steel lui brûlait déjà la peau du cou. L’Exécuteur
gronda de nouveau :
— Où est le prisonnier ?
Le type se dégonfla instantanément. Il bafouilla :
— Là ! Au milieu !
Bolan suivit sa main. Elle indiquait les portes du couloir. Il arracha
le pourri à sa couchette, le poussa en avant en exigeant :
— Ouvre. Si tu fais le con…
Il ne précisa pas, mais c’était inutile. L’autre avait déjà actionné un
interrupteur situé près de la porte du milieu et engagé une clé dans la
serrure. Il y eut des grincements métalliques, une plainte de gonds et
le battant s’ouvrit.
Alors, l’Exécuteur eut soudain un doute. Sur la réalité de ce piège
qu’il avait envisagé. Car la cellule était bien occupée par un homme
blond. Et parce que cet homme blond était bien le vrai Andy Somek,
la pâle doublure qu’on lui avait jetée en pâture lors de son récent
blitz en Turquie, et qui était censée n’être autre que Hernie Garth.
Cet autre blond que l’Organized Crime avait commandité, via les
Triades thaïlandaises, pour l’horrible double crime de Liang et de son
épouse Ly Anh. La mère du petit Cheng.
Somek était bien là !
CHAPITRE XVIII

Somek était bien là… et vivant !


Du moins, apparemment. L’Exécuteur ignorait la gravité de ses
blessures, mais à son entrée, l’Australien avait battu des paupières.
Entièrement nu, recroquevillé sur une paillasse dans la position du
fœtus, il respirait faiblement en émettant un chuintement
désagréable. Il avait du sang dans le nez et dans la bouche. Une
odeur pestilentielle régnait dans la geôle. Faite de remugles de sang,
de sueur et d’excréments. On traitait mieux les animaux de fourrière.
L’Exécuteur fit s’aplatir le gardien au sol, puis se pencha sur Andy
Somek.
— Andy ! C’est moi. Bolan. C’est Claudia qui m’envoie te chercher.
À l’énoncé du prénom, le jeune mafioso repenti émit un
gémissement sourd, essaya de se redresser, retomba sur son grabat.
Mais dans l’instant suivant, un râle sortait de sa bouche :
— Clau… Claudia !
Puis il retomba. Évanoui.
— Combien de pourris, ici ? questionna aussitôt l’Exécuteur en
s’adressant au garde.
L’autre avait entendu Bolan dire son nom à Somek. Livide, il fixait
avec affolement et fascination ce grand fumier tout en noir dont il
avait si souvent entendu parler. Bolan dut reposer sa question pour
qu’il arrive enfin à trembloter :
— Pas… pas beaucoup. Une douzaine.
Bolan tiqua. Si le Protector avait effectivement monté un piège
pour le coincer, c’était apparemment un peu mince. Il devait
pourtant savoir que le grand fumier dégommait ses hommes à la
pelle et que ses moyens étaient en général ceux d’une véritable petite
armée. Il y avait donc autre chose. Mais quoi ? Ce n’était en tout cas
sûrement pas ce minable qui le renseignerait. Dans cette affaire, les
initiés ne devaient pas être légions. Il tenta quand même son joker.
— OK, dit-il. Si tu me conduis jusqu’au Protector, je te laisse la vie
sauve.
— NON !
L’Exécuteur sentit quelque chose d’étrange lui courir le long de la
colonne vertébrale. Quelque chose de capiteux qui lui causa une
espèce de frisson. Le pourri avait dit « non ». Il n’avait pas dit qu’il
ne connaissait pas ce nom, il n’avait pas dit non plus que le Protector
n’était pas ici. Il avait seulement dit « non ». Il l’avait même crié.
Donc, le Protector était là !
Incroyable ! Fabuleux ! Cette ombre monumentale, cet absolu
symbole du Mal universel était là ! Enfin à portée de la main. Sans
doute trompé par le « montage-bluff » de l’Exécuteur, il ne
s’attendait pas encore à sa venue. Inimaginable de la part d’une telle
intelligence, mais on avait quelquefois vu pire. Galvanisé par le
dénouement proche, le guerrier solitaire appliqua doucement le
réducteur de son du Beretta sous la narine du pourri.
— Tu as trois secondes. De toute façon, je le trouverai sans toi, ton
Protector. Ça prendra juste un peu plus de temps.
Selon sa méthode cent fois éprouvée, il laissa passer quelques
secondes. Destinées à faire réfléchir. Puis, de sa voix d’outre-tombe,
il lâcha :
— Un…
Rien.
— Deux…
Rien.
— Tr…
— Il me fera dépecer vivant !
Bolan esquissa un début de sourire mortel et précisa :
— Plus qu’une demi-seconde.
Dans le même temps, il avait un peu enfoncé le réducteur de son
du sinistre Beretta sous la narine du type. Celui-ci parut sur le point
de pleurer, céda enfin :
— Tu… tu me flingueras pas, Bolan ?
— Si tu fais ce que je dis, tu vivras.
Le garde hésita encore une seconde, puis, comme on se jette à
l’eau, il dit très vite :
— Je… je vais te conduire.
Bolan le remit debout.
— Tu es costaud, dit-il. Tu vas porter mon copain.
Somek n’était plus très lourd. Sa captivité lui avait fait perdre
plusieurs kilos. Toute volonté brisée, le pourri le hissa sur ses épaules
et Bolan le poussa en avant. Revenu dans le réduit, il ouvrit une porte
É
qui donnait sur un autre escalier. Éclairé, mais désert. Ils montèrent.
Prêt à tout, Bolan fermait la marche, miniUzi en batterie. Une fièvre
grandissante l’animait. Le Protector ! Il allait enfin coincer le
Protector ! Quelque part en lui, une voix sournoise lui disait qu’il
rêvait. Que rien de tout ceci n’était vrai et qu’il allait se réveiller. Mais
il ne rêvait pas. Il était bien conscient et le pourri était bel et bien en
train de le conduire au…
— Attention !
La voix pourtant faible d’Andy Somek avait claqué dans le silence
des profondeurs. Aussitôt, il y eut une courte rafale et devant Bolan,
le pourri bascula en arrière en criant de douleur. D’une main,
l’Exécuteur ralentit la chute de Somek, envoya à son tour une rafale.
En haut de l’escalier, il y eut des exclamations et des cris de
souffrance. Bolan aperçut la fin de l’escalier et une tête qui dépassait.
Il envoya une brève rafale d’Uzi. La tête éclata et du sang gicla
partout. Mais là-haut, il y en avait d’autres. Bolan les entendait
s’appeler entre eux. Il arracha une grenade de sa ceinture, attendit, la
balança à la dernière seconde. L’explosion fut presque immédiate.
Là-haut, il y eut encore des hurlements, puis plus rien. Ou presque. À
travers le brouillard sonore emplissant ses oreilles, l’Exécuteur
perçut un gémissement. Puis un autre. Mais celui-là était venu d’en
bas.
Somek.
Près du pourri au poitrail éclaté par la rafale, l’Australien gisait à
ses pieds, perdant son sang par une toute petite plaie dans la
poitrine. Bien ronde.
Andy Somek avait morflé.
L’Exécuteur l’attrapa sous une aisselle, le remit debout tant bien
que mal et recommença à grimper. Prudemment. Mais en haut, il n’y
avait plus personne debout. Rien que des morts, hachés sur place par
les terribles éclats d’acier. Six. Éparpillés sur le sol en pierres d’une
salle meublée de lits de camp. Une salle de garde. Avec un survivant.
Un blessé. Bolan lui souleva la tête, questionna :
— Ton Protector, il est où ?
— Par ici, Mack Bolan ! Par ici !
Un autre que l’Exécuteur aurait sursauté. Car la réponse n’émanait
pas du blessé. Elle était venue de partout à la fois. Comme sortie de
tous les murs. Mais en levant la tête, l’Exécuteur découvrit les deux
enceintes accrochées au ras de la voûte.
— Par ici, Exécuteur ! fit encore la voix.
Une voix très particulière que Bolan avait déjà entendue. Par
téléphone, lors d’un blitz aux États-Unis, et sur une minicassette
audio. Très récemment. En Turquie. Une voix qui ne pouvait pas
s’oublier.
La voix du Protector !
Bolan ressentit aussitôt la même impression que plus tôt quand le
garde avait admis la présence dans les lieux de ce même Protector.
Une véritable fièvre qui le galvanisa. Il se redressa, jeta à la
cantonade :
— Où te caches-tu, Protector ?
— Je ne me cache pas, Bolan, reprit la voix tant haïe. Et puisque tu
as réussi à venir jusqu’ici, je t’invite à me rejoindre.
— Comment ça ?
— On va venir te chercher.
— S’ils sont armés, je flingue.
— Tu sembles déjà avoir tué tous mes hommes. Du moins, ceux
qui se trouvaient à l’intérieur de cette forteresse. Pour les six autres,
ils sont dehors. Attachés à la surveillance extérieure.
Le Protector marqua un temps, avant de préciser ironique :
— Mais désormais, toute surveillance extérieure est devenue
inutile, n’est-ce pas ?
L’Exécuteur ne releva pas. Bien que terriblement méfiant, il
jubilait intérieurement d’une sombre joie. Il allait enfin voir le
Protector. En chair et en os. Et il allait tout faire pour…
— Je sais ce à quoi tu penses, Bolan, reprit la voix. N’y songe plus.
Rejoins-moi seulement. Nous avons à parler. Comme tu pourras le
vérifier, la personne qui va venir te chercher ne porte aucune arme.
Suis-la seulement, elle te conduira à moi.
Il ne faisait même aucune allusion à une éventuelle venue à lui
d’un Exécuteur désarmé. Incroyable.
— Par ici.
Tout au fond de la salle de garde, une porte venait de s’ouvrir.
Bolan braqua la miniUzi, mais l’échalas qui venait d’apparaître était
en manches de chemise et tenait ses bras ostensiblement écartés du
corps. Il avait une tête de caricature de bandit sicilien de la belle
époque. À faire peur.
— Tourne-toi, ordonna Bolan.
L’échalas obéit et l’Exécuteur put vérifier qu’il ne portait aucune
arme dissimulée dans le dos. En lui faisant de nouveau face, l’échalas
posa sur lui son regard cruel. Dedans, une lueur d’intérêt venait de
passer. De sa voix rêche, il déclara :
— Je te voyais pas comme ça, Bolan.
Une ombre de sourire glacé erra sur les lèvres de l’Exécuteur.
— Tu me voyais comment ?
Haussement d’épaules du type.
— Genre connard de brute épaisse. T’es plus impressionnant en
vrai.
Pour un compliment… on était entre pros.
— Mon nom, reprit l’échalas, c’est M. Max.
C’était donc lui ! Celui duquel tous les protagonistes mafieux
siciliens de cette affaire semblaient avoir reçu leurs ordres. C’était un
peu comme au théâtre avant le baisser de rideau. Les acteurs
venaient saluer. Mais M. Max n’intéressait que modestement
l’Exécuteur. Il gronda :
— Conduis-moi à ton boss suprême.
La lueur d’intérêt disparut des prunelles sombres et M. Max se
détourna.
— Suis-moi, dit-il.
Sans abandonner la plus petite arme, sans démobiliser la moindre
parcelle de vigilance, l’Exécuteur lui emboîta le pas. Ils parcoururent
des couloirs, traversèrent des salles vides, se retrouvèrent devant une
porte en acier. Brillante, de construction récente. M. Max lâcha d’une
voix forte :
— Nous sommes là, Protector.
Alors, la porte glissa dans le mur et l’Exécuteur retint son souffle.
L’heure de vérité avait-elle vraiment sonné ?
— Avance, Bolan, invita M. Max.
Mais au-delà de la porte en acier, il faisait noir comme dans un
four. Sentant la méfiance de Bolan, M. Max renseigna :
— J’entre avec toi. Je serai ton Otage.
Au même moment, la voix du Protector éclata de nouveau. Venue
du fond de la salle invisible :
— Nous sommes tous tes otages, Bolan. Entre. J’ai déclaré
l’armistice entre nous. Pour toute la durée de cet entretien.
Il était évident qu’entre un M. Max et un Bolan, le Protector
n’aurait aucune hésitation. Pour avoir la peau de l’Exécuteur, il serait
capable de sacrifier des centaines de M. Max. Mais pour Bolan,
refuser d’entrer maintenant eût été ridicule. Et une lâcheté flagrante.
Alors, poussant quand même M. Max du canon de la miniUzi,
dégoupillant une grenade à fragmentation qu’il conserva dans son
poing fermé, il entra dans le noir. À cet instant, comme s’il avait
attendu ce signal, un écran s’illumina tout au fond de la salle. Un
écran blanchâtre, au centre duquel une silhouette s’inscrivait en
ombre chinoise.
— Te voilà enfin, Bolan !
Le Protector ! En ombre chinoise !
Le pourri des pourris n’avait pas plus de courage que n’importe
quel mafioso de bas étage. Lamentable. Car Bolan l’avait compris, le
chef suprême, le parrain des parrains, se planquait derrière un écran.
Mais alors que l’Exécuteur en était là de ses réflexions, son odorat
enregistra une étrange odeur. Désagréable. Une odeur qu’il
connaissait bien. Comme la plupart de ceux qui faisaient eux-mêmes
leur marché.
L’odeur caractéristique… d’une boucherie.
Il se dit qu’il délirait, mais à la même seconde, deux événements se
produisaient simultanément. La porte en acier brillant se refermait
dans son dos et une lumière aveuglante inonda tout.
Pas vraiment surpris, l’Exécuteur se força à demeurer les yeux
ouverts. Alors, comme dans un film surexposé qui redevient d’une
intensité lumineuse normale, il retrouva son acuité visuelle. D’abord
très mal à cause de l’intense éblouissement, puis beaucoup mieux.
Des croix. Non, des silhouettes en forme de croix.
Des croix accrochées aux murs. Immobiles et livides. Avec des
choses qui semblaient sortir de leur centre. Des silhouettes…
humaines ! Des silhouettes de…
Puis l’Exécuteur vit tout à fait bien. Alors, pour la première fois
depuis le début de son implacable guerre contre le monde du crime,
il découvrit l’horreur. La vraie. Dans toute l’acception du terme.
L’horreur totale, parce que gratuite. Car sur les murs, il y avait quatre
corps accrochés. Des corps nus. Éventrés du pubis à la gorge. Avec
tous leurs organes et leurs viscères pendant hors de leur enveloppe
charnelle. Des corps vidés de leur sang. Des sujets de dissection.
Quatre cadavres mâles. Des colosses.
Les frères Treshe.
CHAPITRE XIX

Un silence insupportablement dense s’était établi dans l’immense


salle aux murs suintants d’humidité. Devant l’Exécuteur, M. Max se
tenait tout droit. Raide et compassé comme un croque-mort en bras
de chemise. Et encore devant lui, à dix mètres de là, il y avait l’écran.
Ou plutôt la vitre. Une vitre sablée qui ne permettait pas de voir
vraiment à travers, mais qui laissait passer les formes à condition
qu’on les éclaire par-derrière, ce qui était le cas du Protector. Une
massive silhouette, coiffée d’un large chapeau. Exactement la
description faite par Angel Pinu à l’issue de sa filature dramatique.
Et puis il y avait cette caméra. Une caméra vidéo, accrochée au-
dessus de la vitre dépolie. Derrière celle-ci, le Protector pouvait
parfaitement voir l’Exécuteur. Ce qui lui donnait un sérieux
avantage.
L’Exécuteur voyait tout cela et son cerveau recommençait enfin à
fonctionner à plein rendement. Il avait déposé Andy Somek toujours
vivant près de la porte et il analysait la situation. Il calculait ses
chances. Non seulement celles de sa propre survie, mais également
celles de pouvoir s’emparer du Protector.
Car c’était ça, le but initial de Bolan.
Ce qu’il avait espéré et planifié depuis l’élaboration de son plan en
compagnie des frères Treshe. Maintenant, ces derniers étaient morts,
mais le plan restait opérationnel. Tous les éléments du piège étaient
en place. Il suffisait que l’Exécuteur décide de le déclencher.
Initialement, il avait prévu que ce serait au Protector de décider
lui-même de son sort. La mort ou la capture. Maintenant, ces
cadavres écorchés changeaient tout. Désormais, c’était la mort
maintenant… ou la mort un peu plus tard. Quand l’Exécuteur aurait
estimé lui avoir soutiré suffisamment de renseignements sur sa
formidable organisation.
— Te voilà enfin, Bolan !
De nouveau la voix du Protector. Toujours aussi posée. Aussi
tranquille. Malgré ces assassinats en chaîne. Malgré la présence de
l’Exécuteur à quelques mètres seulement de lui.
— Tu es une ordure, Protector, laissa tomber Bolan avec tout son
mépris. Tu as fait tuer les Treshe comme personne ne l’aurait fait
avec des chiens.
— Il ne faut pas m’en vouloir, pour tes amis, renvoya la voix. Des
imbéciles. Mes hommes ont flingué les trois premiers il n’y a pas une
heure.
Pris en train de poser des bombes un peu partout autour de la
villa. Je suis sûr que tu n’étais même pas au courant. Pas des
méthodes à toi, ça.
C’était vrai. Mais les Treshe étaient des êtres simples. Sans doute
n’avaient-ils pas eu très confiance dans le plan de l’Exécuteur. Leur
vengeance s’était retournée contre eux. C’étaient des malfrats, pas
des tueurs. Ils avaient payé cher, mais cela ne changerait rien à la fin
de l’histoire.
— Pour le quatrième, ajouta la voix du Protector, mes gars sont
allés le buter dans son canot. Tu vois, moi aussi, j’ai des hommes-
grenouilles.
Pauvre Eri. Lui était mort en « service commandé ».
— Pour en revenir à l’essentiel, reprit la voix avec un rien d’ironie,
j’ai cru un moment que tu allais appliquer le plan enregistré par
notre micro espion. Un plan très aléatoire, cet investissement de ma
forteresse par la falaise. Trop risqué. Mes gars auraient eu une toute
petite chance de t’avoir. Et ça, je ne le souhaitais pas. Vraiment pas.
— Pourtant, intervint Bolan, le coup du camion, l’accident, le
flingueur.
— Tu ne risquais rien. J’en étais sûr. Le genre de piège que tu
renifles à des lieues. Ces deux-là n’avaient aucune chance contre toi.
Il ne s’agissait que d’aiguillons. Pour te faire avancer. Vers moi.
J’étais sûr de ta victoire.
La voix se tut un instant, reprit :
— En l’écoutant, ce plan que tu exposais à ces abrutis de Treshe,
j’ai tout de suite compris que tu me bluffais par ondes interposées.
J’ai compris que tu avais trouvé le micro dans le bouton du blouson.
Je me suis donc immédiatement douté que tu viendrais plutôt par le
vieux collecteur. Vraiment, j’étais très content. Car là encore, j’étais
absolument sûr que tu réussirais à venir jusqu’à moi.
— Si tu voulais en être si sûr, tu pouvais retenir tes tueurs.
Truquer, provoquer de faux attentats.
— Allons, Bolan ! Ça n’aurait pas été digne de toi. De nous ! C’eût
été une insulte à notre guerre ! Je voulais que tu réussisses vraiment
à arriver jusqu’à moi. Je voulais une vraie bataille entre nous deux.
Et jetais sûr qu’aucun de mes tueurs n’aurait ta peau avant.
La voix rit doucement.
— Tu vois en quelle estime je te tiens, Bolan.
— Qui parle de guerre entre nous deux ? Je ne vois pas
d’adversaire, moi. Je ne vois qu’un pétochard qui se planque derrière
une vitre. Et sans doute une vitre blindée.
Nouveau petit rire qui se voulait distingué.
— Exact, Bolan. Exact. Cette glace est effectivement blindée. D’une
épaisseur et d’un blindage tels qu’aucune arme, même de gros
calibre, ne pourrait en venir à bout. Mais tu connais sûrement ça. On
dit que ton fameux mobil-home est également équipé de ce genre de
matériau.
Inutile de corriger l’information en précisant que le quadriplex
spécial monté sur le cadre antivibrations du char de guerre était un
produit hypersecret, issu des laboratoires de la NASA. Inutile aussi
de dire que ce matériau-là était capable de résister au pouvoir
perforant et à l’onde de choc d’une grenade de .40 mm, genre XM
148.
— Mais compte tenu de la situation, ajouta la voix, j’ai jugé plus
prudent d’éviter les bavures. D’ailleurs, tu es armé et je ne le suis
jamais. De plus, tu as tué tous mes flingueurs. Tu vois, la lutte qui
nous oppose est non seulement stupide, mais très inégale.
Ben voyons !
— Résumons-nous, dit l’Exécuteur. Après le massacre que l’on
sait, tu fais enlever Andy Somek, pour que son amie Claudia
m’appelle au secours, tu as gagné. Tu me laisses arriver en Sicile, tu
organises tout un jeu de piste qui m’oblige à faire un saut de puce
jusqu’à Malte, gagné. Tu continues à m’aiguillonner en organisant un
attentat contre moi dès ma sortie de Luqua, gagné. Tu fais en sorte
que le cousin des Treshe qui suivait la Mercedes soit un témoin
oculaire de ta présence à Malte, gagné. Tu le fais alpaguer par tes
flingueurs pour qu’ils puissent transistoriser un bouton de son
blouson sans qu’il y paraisse, toujours gagné. Ensuite, poussant le jeu
jusqu’à l’absolu… je dirais même jusqu’à l’absurde, tu comprends que
j’ai éventé le coup du micro et tu m’attends ailleurs que ne le précise
mon plan avoué, encore gagné !
L’Exécuteur observa une courte pause, finit par avouer :
— Mais dans tout ça, il y a un truc que je ne comprends pas.
— Quoi donc ?
— Le coup de ma caisse d’armes. Celle que tu as tenté de faire
voler aux entrepôts de Punta Raisi.
Cette fois, ce fut à la voix du Protector de marquer un break.
Quand elle s’éleva de nouveau, il sembla à l’Exécuteur qu’elle était
soudain plus grave. Plus tendue aussi.
— Cette caisse d’armes est tout le problème, Bolan.
Il avait insisté sur « le problème ». L’Exécuteur fronça les sourcils.
— Je ne comprends toujours pas.
— Tu ne peux pas comprendre. C’est un challenge.
— Un challenge ?
— Dans cette caisse, je savais qu’il y avait tes armes personnelles.
Mes hommes de New York l’ont su par ce Gino. Le beau-frère new-
yorkais de Sergio Barzetta, le gardien des entrepôts douaniers de
Punta Raisi.
Le copain de Jack Grimaldi ! Le vétéran du Vietnam !
— Cet abruti de Gino tripote bien trop les cartes à jouer. Poker. Il
s’était endetté jusqu’au cou. Alors, il travaille un peu pour la Famille
de New York et il a laissé traîner sa langue. C’est comme ça que j’ai
su que ta caisse d’armes partait de cette manière pour te rejoindre en
Sicile.
— Ça ne me dit pas…
— J’y viens ! Cette caisse est le problème, parce que je ne l’aie
finalement pas eue. Or, sans cette caisse, je ne pouvais plus te tuer.
Je veux dire, te tuer moi. De ma main. Car le challenge était
précisément de le faire avec une de tes propres armes. Le Beretta, par
exemple, ajouta-t-il insidieux. Tu sais, ton fameux Beretta à
réducteur de son.
— Pourquoi me tuer de cette manière ?
Le légendaire romantisme de la mafia avait en effet été jeté aux
orties depuis longtemps.
— Un engagement que j’avais pris. Un engagement solennel. Une
action qui aurait eu des témoins. Tous mes hommes présents ici. De
manière à ce que l’exploit soit colporté partout dans le monde.
Rends-toi compte ! Le Protector qui tue l’Exécuteur de ses propres
mains… et avec l’arme légendaire du grand fumier ! À l’issue d’une
telle campagne de pub, j’entrais moi aussi dans la légende et mon
autorité n’aurait jamais risqué d’être discutée. Par personne. Même
plus en Colombie, où actuellement, les cartels des narcos me créent
quelques soucis. Notamment à Medellín. Même ces mégalos, je les
aurais définitivement matés. Tu comprends ?
Bolan hocha la tête.
— OK. J’ai tout saisi. Donc, tu ne veux plus… pardon, tu ne peux
plus me tuer.
Un silence. Un long silence, puis :
— Si. Bien sûr que si, fit doucereusement la voix. Bien sûr que si…
puisque tu es venu à domicile m’apporter ton fameux Beretta.
Sourire glacé de Bolan.
— Tu sais très bien que moi vivant, tu ne l’auras pas.
Un autre silence, puis :
— À moins que tu ne t’endormes.
Plus que les mots, ce fut le ton qui alerta l’Exécuteur. Mais ce qui
se produisit le prit à contre-pied. Un simple chuintement. Puissant,
sonore. Et Bolan vit deux jets blanchâtres jaillir au-dessus de la glace
dépolie.
Du gaz !
Un rire résonna dans le circuit sono et la voix du Protector
annonça d’un ton badin :
— J’ai gagné, Bolan ! Gagné ! Tu es déjà mort !
CHAPITRE XX

Le Protector avait raison. Si l’Exécuteur se laissait terrasser par le


gaz, il était fichu. Quoi qu’il arrive. Même si après le Protector
tombait quand même dans son piège. Belle consolation posthume. Il
fallait faire, vite. Très vite.
Bolan bondit, attrapa M. Max par le col, lui enfonça le canon de la
miniUzi dans la nuque et lança calmement :
— Arrête ça, Protector. Ou je lui fais sauter le crâne.
Un autre petit rire contenu s’éleva dans la sono.
— Fais sauter, Bolan ! Fais sauter ! Je n’ai plus besoin de lui. Il est
has-been.
— Salaud !
M. Max réagissait. Mal. D’un coup, il s’était arraché à la poigne de
Bolan et s’était mis à courir de son pas d’infirme vers la vitre dépolie.
— Salaud ! hurla-t-il encore.
Mais le gaz continuait à se déverser. Encore trop loin de la miniUzi
pour risquer une explosion. Encore fallait-il qu’il s’agisse d’un gaz
détonant. Si c’était le cas, le Protector avait commis sa première
erreur.
Il allait y laisser la peau.
L’Exécuteur aussi. Probablement.
Prêt à tout et se vidant le cerveau, il envoya une rafale dans la
porte en acier. Pas d’explosion. Et porte blindée. Les ogives brûlantes
ricochèrent sur les murs et l’une d’elles alla creuser un trou dans le
front du pauvre Zaré Treshe. Par acquit de conscience, Bolan tira
aussi dans la glace. Sans plus de résultat que s’il avait balancé une
poignée de graviers. La voix du Protector s’éleva :
— Si tu fais tout sauter, tu y resteras sûrement, Bolan. Pas moi.
Mon bunker est blindé de partout.
Y compris la glace de séparation. Mais même blindée, aucune
glace n’était aussi solide que le béton et l’acier. Pour l’instant, le
Protector ne risquait rien. Mais pour l’instant seulement. En
revanche, M. Max qui courait vers la vitre au moment du tir s’était
bloqué une ou plusieurs .9 mm Parabellum. Il tournoya sur le côté,
tomba à genoux, puis glissa en biais contre le mur de séparation.
Quand Bolan arriva sur lui, du sang coulait de sa bouche trop mince
et la douleur déformait ses traits de bandit de BD. Haletant, les yeux
déjà ternis par l’agonie, il jeta de sa voix rêche :
— Gaffe, fumier. Le laisse pas… foutre le camp. De son… bunker, il
peut descendre directement jusqu’à… la flotte. As… ascenseur ! Il va
rappeler la « cigarette ». Elle va…
Le reste se perdit dans un gargouillis lugubre. Les yeux de M. Max
se révulsèrent et il acheva de s’effondrer doucement.
De son côté, l’Exécuteur était à bout de souffle. Toussant comme
un malade, il se tourna vers Somek. Mais l’Australien n’avait pas
bougé. Pourtant, ses paupières se soulevèrent une seconde et il
sembla à Bolan qu’il l’avait reconnu. Plus lourd que l’air, le gaz
tapissait maintenant toute la surface du sol. Il fallait faire vite. Tenter
le joker. En cas d’échec, il resterait la phase finale du plan. Il était
temps de déclencher la procédure d’attaque.
Jack Grimaldi.
L’Exécuteur avait prévu une parade, mais il ne s’agissait que d’une
opération destinée à capturer le Protector. Une opération qui pouvait
échouer. Dans ce cas, il ne sauverait pas nécessairement sa propre
peau.
Pourtant, il n’avait plus le choix. Il empoigna le talkie-walkie
suspendu à sa ceinture, enfonça une touche rouge. Trois fois de suite.
Le signal. Un signal que n’aurait pu envoyer un autre type d’appareil
dans de telles conditions. Mais l’Exécuteur avait beau se trouver sans
doute à plusieurs mètres en sous-sol, les ondes hyper puissantes de
cet engin mis au point par les laboratoires de la NASA étaient déjà
parvenues jusqu’à Jack Grimaldi.
À dix kilomètres de là, sur le tarmac de Luqua.
Les dés étaient jetés. L’Exécuteur apercevait toujours la silhouette
à travers la glace dépolie.
Cette ordure de Protector voulait rester jusqu’au bout. Le coup du
Beretta, de cette exécution de sa propre main était sérieux. Un truc
de mégalo.
— Tu es encore debout, Bolan ?
La voix était redevenue sérieuse. Presque grave. Teintée de réelle
curiosité. Sans répondre, l’Exécuteur ouvrit une poche de la sinistre
combinaison noire, en tira une plaquette de pâte presque blanche,
plus quelques accessoires.
Plastic. Celui-ci était très spécial. Très haut pouvoir brisant.
Spécialement fabriqué par le génial Gadgets. Avec cette pâte, qui
ressemblait à celle utilisée en pâtisserie, l’Exécuteur avait déjà fait
sauter des tonnes de béton et d’acier. Et le plus étrange, le plus
étonnant était que la plus grande partie de l’onde de choc était
absorbée par la déflagration elle-même. Une sorte
d’autorécupération. Un phénomène physique qu’Herman Schwarz
avait maintes fois tenté d’expliquer, mais Bolan n’avait toujours pas
tout compris.
Seul le résultat comptait.
Un résultat que l’Exécuteur allait pouvoir vérifier une fois de plus.
Ignorant les réelles propriétés de la glace dépolie, il espérait
seulement que ce serait avec succès. Avec les gestes précis de
l’habitude, retenant son souffle au maximum à cause du gaz, il
confectionna une sorte de mince boudin de plastic, le colla tout le
tour de la glace, à la jointure de celle-ci et de la maçonnerie. Puis il
enfonça dans la pâte un petit crayon détonateur. Modèle à
retardateur. Dix secondes.
— Bolan ! Tu es fou ! Tout ça ne sert à rien !
L’Exécuteur n’en fut pas absolument certain, mais il lui avait
semblé voir se dédoubler la silhouette derrière la glace. Comme si un
deuxième Protector était soudain venu rejoindre le premier. Juste
quelques secondes, puis l’ombre était redevenue normale. Mais cette
fois, la voix lui avait semblé légèrement altérée. Plus aiguë. Moins
calme.
— Bolan !
L’Exécuteur n’écoutait plus. Il avait donné un quart de tour à
droite au système de mise à feu du détonateur. Il se précipita, attrapa
le corps de Somek au passage, s’encastra littéralement dans le
décroché de la porte fermée, retenant l’Australien contre lui de toutes
ses forces, le protégeant ainsi du rempart de son propre corps. Il eut
juste le temps de se boucher les oreilles avant que l’explosion ne
survienne.
Une explosion qui fit trembler le sol et les murs.
Sonné, Bolan avait eu l’impression que son corps s’écrasait comme
une crêpe contre le mur. Des gravats fusèrent, une pierre le frappa
dans le dos avec une violence inouïe. Souffle coupé, il crut que c’était
fini pour lui. Mais dans la seconde suivante, il lâchait Somek et
tournait la tête pour embrasser le décor.
L’apocalypse !
Il s’agissait bien d’un gaz détonant.
Mais la glace blindée avait disparu. Volatilisée.
Des gravats partout, de la poussière à couper au sabre et la vision
dantesque des cadavres des frères Treshe. Arrachés à leurs entraves,
ils s’étaient dispersés un peu partout, distribuant viscères et organes
à la volée.
L’horreur totale.
Sans le profond décroché de la porte, l’Exécuteur aurait été réduit
en bouillie. Mais déjà, il sautait par-dessus le monceau de débris.
AutoMag dans une main et miniUzi dans l’autre, il se rua en avant,
plongea dans l’ouverture. Au quart de seconde, l’ordinateur de son
cerveau de guerrier avait analysé la situation.
Le Protector s’était trompé. Son bunker n’avait pas résisté.
L’ordinateur de synthèse du cerveau de Bolan fonctionnait
toujours. Champ d’action envahi par un épais nuage de poussière. Un
fauteuil éventré et renversé, une télé en miettes qui brûlait. Soudain,
dans une trouée plus claire, l’Exécuteur aperçut plusieurs silhouettes
et vit des éclairs. De gros frelons mortels se mirent à zonzonner
autour de lui et il sauta sur le côté, à l’abri d’un pan de mur resté
debout. Pour lui, tirer dans cette purée de pois eût été idiot. Le
Protector, il le voulait vivant. Mort, il ne valait plus rien. Un autre
parrain des parrains aurait pris la relève. En revanche, la capture du
Protector et les renseignements qui en découleraient permettaient de
frapper si fort l’Organized Crime qu’il lui faudrait des années pour se
réorganiser.
Bolan en était là de ses pensées quand une imposante silhouette
noire se découpa soudain dans le nuage opaque. Gigantesque et
pataude.
Le Protector !
Une silhouette qui se redressait, qui fonçait vers une porte
défoncée par l’explosion. Autour d’elle, d’autres silhouettes venaient
de se regrouper et le poussaient en avant. Ses flingueurs. Cette fois,
l’Exécuteur pouvait tirer. Le terrible AutoMag aboya furieusement,
envoyant six énormes projectiles de .44. Si vite que la succession de
détonations se confondit en une seule. Assourdissante. Autour du
Protector, les soldati tombèrent comme des mouches. Cinq !
Plusieurs autres avaient réussi à disparaître dans le nuage de
poussière.
Avec le Protector.
L’Exécuteur se précipita. Il arracha au passage ce qui restait du
battant, entendit des cris, des ordres. En anglais. Des bruits de
cavalcade lui parvinrent et il lui sembla même percevoir une
respiration précipitée. Très forte. Oppressée. Il sauta une série de
marches, aperçut des formes noires qui disparaissaient au tournant.
Puis il le vit !
Une forme monstrueuse et noire qui plongeait dans la cage d’un
escalier en béton. Il la suivit, arriva sur elle au moment où, sur un
étroit palier, les deux panneaux coulissants d’un ascenseur se
refermaient sur des types en noir.
L’ascenseur évoqué par M. Max !
— Attendez-moi ! Attendez-moi !
Le Protector n’avait pas eu le temps de fuir !
Incroyable ! Les autres ne l’avaient pas attendu ! Comme au cours
de ses rêves les plus fous, l’Exécuteur avait le Protector devant lui.
En chair et en os. Il voyait le dos massif, la grosse tête aux cheveux
poivre et sel et le chapeau qui gisait au sol. Il voyait aussi les gros
poings blêmes qui cognaient frénétiquement contre la tôle. Et il
entendait. Il entendait les cris de panique de celui qui était le chef
suprême de l’Organized Crime.
Lamentable. Écœurant.
Alors, avec dégoût, le guerrier solitaire s’approcha du colosse,
envoya sa main armée de l’AutoMag vers la tête poivre et sel et à
l’aide du canon, forçant sur la joue gauche, il la força à pivoter vers
lui. Mais tandis qu’il goûtait déjà son triomphe, tandis qu’il savourait
à l’avance le résultat de toutes ces années de guerre sans pitié, il vit la
grosse face, les petits yeux bordés de graisse, la mine décomposée. Il
sut alors qu’il avait seulement failli triompher.
L’homme qu’il avait devant lui n’était pas le Protector !
CHAPITRE XXI

Ce n’était pas possible !


L’Exécuteur cauchemardait. L’homme qui lui faisait face, cet
homme suant de rage et de trouille était… le marchand de cassettes
vidéo de la Via Polara, à Palerme ! Le bon gros commerçant qui
l’avait mis sur la piste de Sisco « Albinos ». Et pour cause !
Voyant qu’il était identifié, l’autre tassa sa montagne de chair sur
elle-même, lâcha de sa voix rauque :
— Je ne suis que sa doublure, Bolan. Il en a des centaines dans le
monde. Son Homme du Protector ! Lui, il vient de s’enfuir. Tu l’as
raté !
Un feu dément s’était allumé dans les petits yeux noirs du colosse.
Une expression de triomphe mêlée à la fois de peur et de haine.
— NON !
Envoyant le faux Protector valdinguer, l’Exécuteur s’était rué dans
la cage d’escalier.
Le Protector ne devait pas lui échapper.
Les panneaux de l’ascenseur s’ouvrirent et les quatre hommes en
noir en jaillirent. Ombres du mal, blêmes dans leurs costumes de
deuil, semblables dans leurs expressions vides et glacées.
Brandissant leurs armes, ils émergèrent dans une pièce encombrée
qui sentait le pétrole et le poisson. Brandissant leurs armes, ils
foncèrent vers une porte dont le panneau métallique battait encore
contre le mur. Ils plongèrent dans la nuit, se ruant vers la jetée où
hurlaient les turbines de la longue « cigarette » noire. Un
grondement d’enfer qui les empêcha d’entendre un autre
grondement.
Mais à la seconde où ils émergeaient à l’extérieur, un soleil
éblouissant s’illumina soudain. Un projecteur avait crevé le ciel de
nuit. Un ciel dans lequel une brusque tempête venait de se déchaîner.
Une tempête de neige !
Des milliers, des milliards de flocons se mirent à tomber. D’abord
scintillants de leur propre pâleur, ils s’illuminèrent tout à coup,
comme allumés d’un feu intérieur. Alors, tombant sur les quatre
ombres du Mal, ce fut soudain une pluie démente qui les enveloppa.
Une pluie de feu !
La neige, la pluie brûlaient. Les quatre pourris levèrent des yeux
égarés vers le ciel criblé de ces milliards d’étoiles de mort et, le
premier s’enflamma. D’un coup. De la tête aux pieds. Comme une
torche vivante, il agita frénétiquement les bras, poussa un hurlement
sauvage et, tout en tournant sur lui-même tel un derviche fou, il
commença à mourir.
En même temps que son voisin direct.
Les deux autres reculèrent d’un bond, puis, hurlant comme des
damnés, ils battirent en retraite.
Autour des deux « torches », c’était l’enfer. Un enfer de feu vert.
Très lumineux. Beau à couper le souffle. Car maintenant, la petite
digue brûlait également. Ainsi que toute la surface de la minuscule
calanque. Mais là-bas, tout au bout de la jetée, un rugissement
assourdissant s’éleva et, dans une débauche de décibels qui
couvrirent le grondement venu du ciel dément, étrave cabrée et tous
feux éteints, un monstre noir bondit vers le large à la vitesse de la
foudre.
La « cigarette » !
Non ! Le Protector ne devait pas s’échapper !
Poumons en feu à cause de la poussière, dévalant les degrés quatre
par quatre et tendu vers un seul but, l’Exécuteur arriva comme une
bombe dans un local encombré qui sentait le pétrole et le poisson.
Deux ombres noires jaillirent comme des diables dans le cadre d’une
ouverture. Des silhouettes qui se découpaient très bien sur le fond
d’un beau vert lumineux. L’Exécuteur lâcha une rafale d’Uzi. Brève.
Meurtrière. Les deux pourris semblèrent repoussés par une main
géante, vomissant leur sang par une multitude d’orifices. Mais au
même moment surgissant de nulle part, d’autres ombres apparurent
sur la jetée. Les flingueurs des remparts de la villa-forteresse. Tirant
des rafales vers le ciel en folie, ils fonçaient vers l’eau pour s’y jeter.
Trois d’entre eux brûlaient déjà quand ils arrivèrent au bord du quai.
Emporté par son élan, le premier plongea, s’enflamma
instantanément. L’eau brûlait, l’eau tuait. Le pourri mourut dans un
hurlement d’agonie qui fit reculer tous les autres. Alors, des deux
mains, l’Exécuteur lâcha les coups de grâce. Mêlant leurs aboiements
sauvages, les détonations sourdes du terrible AutoMag et celles de la
miniUzi composèrent un sombre concert.
Une symphonie de mort.
Déjà, Bolan avait bondi à l’ouverture. Courte rafale à gauche, une
autre à droite et un bond en avant. Vers la jetée, vers la mer et la
nuit. Mais tout là-bas, presque sur la ligne d’un horizon scintillant,
un tout petit point plus sombre émettait son rugissement déclinant.
Le Protector.
Ça ne pouvait être que le Protector !
Le temps d’une demi-seconde, d’un emportement, d’une réaction
quasi animale, l’Exécuteur fut tenté de courir. De traverser ce rideau
de feu vert pour se lancer à la poursuite de cet ennemi, de cette entité
du Mal. Puis il leva les yeux, faillit appeler Jack Grimaldi, qui de là-
haut venait de déclencher l’enfer. Pour foncer à la poursuite de la «
cigarette ». Mais aussi rapide soit-elle, la manœuvre serait encore
bien trop longue. Crevant la nuit comme une fusée, la « cigarette »
était bien trop loin.
Déjà inaccessible.
Il était une minute trop tard. Si l’hélico de Jack Grimaldi était
arrivé un tout petit peu plus tôt, cet encerclement maintenant
général et dévastateur de feu vert aurait stoppé le parrain des
parrains dans sa fuite. Comme autrefois, ces mêmes paillettes
infernales à base de PHONASP 70, invention des laboratoires US de
la Défense, avaient cloué au sol d’autres pourris dans les marais des
Everglades.
Depuis ce blitz, l’Exécuteur avait décidé de rayer cette saloperie de
son arsenal. Une arme chimique, à base de phosphore et de napalm,
qui s’enflammait au seul contact de l’air. Une invention diabolique.
Mais pour capturer le Protector, l’Exécuteur avait résolu de ne
reculer devant rien. Trop de drames et de malheur en jeu. Trop de
crimes. Trop d’humanité en déchéance.
En vain. Il avait échoué.
Maintenant, c’était fini. Un opéra de sang, de mort et de feu
s’achevait. Dans une apothéose aux odeurs de soufre et de fin du
monde, le rideau allait s’abaisser sur tous les acteurs. Ceux du Mal et
ceux du Bien. Mais la capture du Protector serait encore pour une
autre fois.
Peut-être…
— Je… je le flingue ?
Andy Somek ! Littéralement accroché à l’immense doublure du
Protector, un œil fermé par les coups, visiblement sur le point de
retomber dans les pommes, Andy Somek était là. Tanguant
d’épuisement sur le pas de la porte, à demi conscient, couvert de
sang, de poussière et de débris. Mais la main qui tenait le petit PM
Ingram M. 10 ne tremblait qu’à peine. Un Ingram M. 10, dont le
canon ultra-court était enfoncé dans l’oreille de l’Homme du
Protector. Somek avait l’index sur la queue de détente. Prêt à
envoyer la sauce. L’Exécuteur esquissa une amorce de sourire à la
fois las et froid pour déclarer :
— Négatif. On a des tas de choses à se dire, lui et moi.
Surtout lui.
— On ne quittera jamais Malte avec ça, Bolan.
L’Homme du Protector désignait l’hélico, arborant un rictus
méprisant. L’Exécuteur l’ignora. Ils quitteraient tous Malte. Y
compris le gros pourri. Grâce à la filière des infortunés frères Treshe.
Pour ça, il allait s’arranger avec un certain Angel Pinu. Mais il
garderait en mémoire un nom. Celui d’un mac d’Abidjan à qui il irait
faire une petite visite. Très prochainement. Pour payer sa dette aux
frères Treshe. Et pour rendre au moins une fille à leur mère.
Une mère qui allait bientôt pleurer ses quatre fils. Des fils un peu
voyous… mais des fils quand même.
Autour d’eux, le feu vert mourait doucement. L’hélico du fils à
papa libyen descendit, se posa sur la jetée dans un grondement
soyeux. Pas le moment de tramer dans le secteur. Désignant
l’appareil à l’Homme du Protector, l’Exécuteur cria :
— Grimpe.
L’autre comprit qu’il n’y avait rien à faire et obéit. À cet instant,
Andy Somek s’écroula. D’une masse. Comme mort. Mais il était
vivant et l’Exécuteur comptait bien qu’il le reste. Cette fois, le
guerrier solitaire eut une véritable amorce de sourire. De vrai
sourire. Sans effort apparent, il hissa l’Australien sur son épaule, le
porta jusqu’à l’hélico.
— Désolé, Mack, lâcha Grimaldi en le voyant. À Luqua, j’ai eu des
problèmes avec mon plan de vol. Ils voulaient m’empêcher de
décoller. Une histoire de mécanique. Complètement conne.
L’Exécuteur secoua la tête.
— Laisse ! Ce sera pour une autre fois.
Toujours peut-être…
Puis il donna l’ordre de décoller et installa Andy Somek le mieux
qu’il put. Il avait promis à Claudia Simoni de faire tout son possible
pour le ramener vivant.
Une promesse était une promesse.

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