Don Pendleton - L Executeur 082 Executions Maltaises
Don Pendleton - L Executeur 082 Executions Maltaises
Don Pendleton - L Executeur 082 Executions Maltaises
— C’est lui !
Dans ses jumelles de campagne, Mack Bolan l’avait vu aussi. Bien
avant Claudia Simoni. Question d’instinct et d’habitude. Longue
silhouette décharnée, avec ses maigres cheveux blancs en pelade, sa
face anguleuse rongée de plaques rouges et ses sourcils décolorés.
L’albinos.
Mais l’Exécuteur avait aussi vu les autres. Avec beaucoup de mal, il
avait fini par localiser les divers éléments de cette toile d’araignée
qu’ils avaient tissée tout autour du magasin dans lequel l’albinos
venait d’entrer. Une véritable armée. Cela allait du vendeur de
cigarettes de contrebande à l’automobiliste arrêté en double file, en
passant par le préposé au parking « sauvage » du Corso Finocchiaro
tout proche. Une imposante souricière dont le but ne pouvait faire de
doute.
Ils étaient là pour lui.
Tout ceci, depuis l’enlèvement d’Andy Somek en passant par le
viol de la jeune Claudia Simoni n’était qu’un piège. Un beau scénario
comme la mafia pouvait en monter parfois sous l’impulsion d’un boss
un peu plus intelligent que les autres. Cette fois, la mécanique était
plus complexe. Presque trop. Comme si on avait voulu que le gibier
l’évente pour mieux la déjouer.
Dans quel dessein ?
Bolan n’était encore sûr de rien, mais il pressentait quelque chose
de plus vicieux encore. En découvrant cette armada planquée un peu
partout à l’attendre, en humant cette atmosphère de rue comme un
fauve en chasse, il avait le sentiment diffus de ne voir que la partie
émergée de l’iceberg.
Il y avait autre chose.
D’abord, il y avait cette impression étrange de « non vrai danger ».
Comme si le piège n’était pas tendu pour le tuer. Du moins, pas
maintenant. Pas ici. Comme s’il avait été placé là dans l’unique but…
De le rabattre !
C’était ça ! Tous ces figurants n’étaient que des rabatteurs !
Chargés de bien baliser le parcours et de veiller à ce que lui, Bolan,
ne s’égare pas en chemin. Afin qu’il fasse quelque chose de précis. Et
ce quelque chose, le stratège qu’était l’Exécuteur commençait à
l’entrevoir. Une ombre de sourire glacé étira une seconde ses lèvres
et un éclair d’intérêt fulgura dans ses prunelles à l’éclat minéral. S’il
voyait juste, le cerveau qui se servait de la Camora sicilienne pour
édifier ce scénario était sacrément tordu. Et très intelligent. Le
cerveau d’un vrai capo. Mieux ; celui d’un authentique Don. Un big-
boss doublé d’un joueur d’échecs. Car au lieu d’essayer de profiter
tout de suite de ses éventuelles chances, il préférait prendre le temps
de disposer ses pions selon un ordre établi à l’avance. Pour être sûr
de gagner.
Et pour gagner à sa façon.
À la façon du Protector !
L’ombre de sourire glacé réapparut sur la face de l’Exécuteur.
Maintenant, il commençait vraiment à s’amuser. Car à mesure que
défilaient dans sa mémoire les événements survenus depuis son blitz
thaïlandais, depuis que les éléments de cette affaire sicilienne
prenaient leur vraie place dans son raisonnement, il comprenait de
mieux en mieux.
Restait à vérifier.
Restait aussi à ne pas tomber dans le piège final. Dans le dernier et
vrai piège que lui avait d’ores et déjà tendu le Protector. Car c’était
lui. Lui seul pouvait désirer à ce point l’amener à merci en le faisant
tomber lui-même dans le piège. Bolan en était à présent convaincu. Il
ne lui manquait qu’un élément, mais c’était une inconnue de taille.
Il ignorait où se trouvait le vrai piège en question.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Rencognée contre le dossier de l’Autobianchi de location qui
remplaçait la Fiat devenue trop repérable, la jeune fille tremblait
nerveusement. Il y avait de quoi. Le type qui venait de pénétrer dans
la boutique était cette ordure qui avait kidnappé son amant, fait
massacrer sa famille et qui l’avait violée.
— Qu’est-ce qu’on fait !
Claudia devait ruminer des tas d’idées de vengeance.
— Rien, dit l’Exécuteur. On ne fait absolument rien.
— Quoi ?
Elle avait littéralement bondi sur son siège et le considérait
comme s’il était devenu fou. Il lui fit alors découvrir les diverses
pièces du piège qui les attendait et elle en resta sans voix. Blanche de
peur. Bolan la rassura aussitôt, insista :
— Nous sommes ici pour deux raisons très précises, Claudia. Vous,
pour que vous puissiez identifier l’albinos, moi, pour vérifier le bon
fonctionnement de mon leurre.
— Votre quoi ?
Il lui tendit les jumelles, lui désigna une moto arrêtée beaucoup
plus loin, sur le trottoir, à l’angle du Corso. Accroupi près d’elle, un
type casqué d’un intégral avait l’air de bricoler quelque chose.
— Ce motard n’est qu’une partie du petit système que j’ai mis en
place dans le secteur, renseigna-t-il. Un certain Vicco. Lui et sa
bande de minables arracheurs de sacs à main vont désormais suivre
votre albinos jusqu’à son terminus.
Il désigna de nouveau le « bricoleur ».
— Vicco, c’est lui, dit-il. C’est leur chef. Celui que j’ai pu contacter
grâce aux renseignements fournis par Aurélia. Un sombre voyou.
Une petite ordure capable de vendre père et mère, mais un malin.
Leur spécialité, filocher les gens après leur sortie des banques où ils
sont allés retirer des espèces, afin de les agresser sur le chemin du
retour. Une organisation bien rodée et très efficace. Au moins douze
motos, scooters et autres vélomoteurs. Ils vont ainsi se relayer tout
au long de leur filature. Un système quasiment indétectable.
Il montra de nouveau le piège des amici, précisa :
— Ceux-là n’y verront que du feu. Ils vont croire que je ne suis pas
venu et programmeront une autre souricière. Pour rien. Ils auront
déjà un train de retard.
— Pourquoi ne pas avoir plutôt fait appel à un professionnel ?
questionna Claudia. Un détective privé aurait sans doute eu plus
d’expérience.
L’Exécuteur secoua la tête. Il se souvenait de son récent blitz à
Istanbul. Les privés, c’était fragile.
— Trop dangereux, renvoya-t-il. Ces pourris ne plaisantent pas.
S’ils avaient découvert un détective dans leur combine, ils ne lui
auraient laissé aucune chance. Si cette crapule de Vicco se fait
coincer, ce ne sera que justice.
Elle leva sur lui un regard à la fois fasciné et craintif, garda le
silence un moment avant de questionner encore :
— Vous croyez que ça va marcher ?
— Je l’espère.
Si son petit leurre fonctionnait.
— Le revoilà !
L’albinos venait effectivement de ressortir de la boutique. Un
paquet sous le bras, il remontait tranquillement la Via Polara. Sans le
moindre regard de côté, parfaitement détendu. Ou il ignorait la
présence de ses « collègues », ou il possédait des nerfs d’acier.
Sur la face de l’Exécuteur, l’ombre de sourire glacé était réapparue.
Il penchait pour le premier cas de figure. Bien dans les manières du
Protector. Maintenant, l’albinos montait dans une Regata qui avait
connu des jours meilleurs et dont l’Exécuteur nota mentalement
l’immatriculation. Le véhicule déboîta, passa devant le motard «
bricoleur » qui, contrairement à ce qu’aurait pu imaginer tout
guetteur moyen, ne broncha pas. En revanche, juste à l’angle du
Corso et de manière beaucoup moins évidente, une mobylette
débouchait devant la calandre de la Regata. Suiveur ou pas… Bolan
ne chercha même pas à le savoir. Dans ce micmac, il était sûr d’une
chose ; Vicco et sa bande ne lâcheraient plus leur proie.
Deux mille dollars, c’était mieux qu’un sac à main.
— Vous avez le fric ?
— Tu as le renseignement ?
L’Exécuteur avait stoppé l’Autobianchi à l’angle de la Via
Salvatore Corleone et de la Via Emiro Giafar. En pleine zone
industrielle de Brancaccio, juste le long de la voie ferrée. Un crachin
gras et serré s’était mis à tomber et cela formait un halo irréel autour
de l’unique réverbère resté en service. Un lampadaire situé très loin
du point de contact préétabli entre Bolan et Vicco. Les lampes de
tous les autres avaient été brisées et l’Exécuteur soupçonnait fort le
voyou d’y être pour beaucoup.
Question de discrétion.
Comme il était sûr que ceux de sa bande étaient planqués dans le
secteur. Prêts à le canarder en cas d’embrouille. Mais l’Exécuteur
n’avait pas l’intention de doubler Vicco. Simplement, avec le fric, il
avait aussi emporté le terrible AutoMag .44, dont la crosse massive
apparaissait entre les pans de l’imper gris qui recouvrait la sinistre
combinaison noire.
Une crosse que Vicco avait aperçue.
Il tenta un sourire torve qui plissa sa face anguleuse et mangée par
une barbe de trois jours, lança un regard sur le côté comme pour se
rassurer et déclara :
— Je l’ai, le renseignement.
Il avait l’air plus fier que s’il avait pillé la Banque d’Italie. Bolan le
doucha de sa voix d’outre-tombe :
— Accouche. Tu auras le fric après.
— Montrez-le.
Têtu, le voyou. Mais c’était de bonne guerre. Surtout avec la
présence des autres autour. Un chef devait rester un chef. Dans un
même mouvement, Bolan avait posé la main droite sur la crosse de
l’AutoMag et brandi une liasse de la main gauche. Il la plaça dans le
faible rayon de lumière et ses doigts habiles firent défiler les billets à
la manière d’un prestidigitateur. Cela fit un petit bruit crissant qui
alluma des lueurs sauvages dans les prunelles sombres du voyou. Le
douchant de nouveau, l’Exécuteur prévint :
— Pas de conneries, petit. Et pas de mensonges.
L’atmosphère se tendit un peu plus. Vicco avait conservé son
sourire torve et ce dernier s’était figé en un rictus franchement laid.
— OK, lâcha-t-il enfin d’une voix éraillée. L’albinos, il s’appelle
Sisco. Azel Sisco. Un yougo ou un truc comme ça. Il crèche au n° 3 de
la Via Forni, derrière la Piazza Vittoria.
Il ricana sombrement, précisa :
— Le quartier vous plaira. Plein de putes et de rats. Avec peut-être
un petit avantage pour les gaspards.
— Je sais, fit Bolan. J’en viens. Sisco habite au dernier étage. Sur la
terrasse.
C’était vrai. Grâce au numéro de la Regata relevé via Polara,
Aurélia Gucci lui avait procuré les coordonnées de l’albinos. Sisco. Le
mystérieux boss du gros Jeff Grazziani et des autres. Le monde du
crime était à la fois vaste et petit. Fort de cette découverte, il était allé
reconnaître le secteur. Juste avant son rendez-vous.
Le voyou avait ravalé son rictus.
— Vous… mais… pourquoi, alors ?
Il désignait la liasse de dollars toujours dans la main de
l’Exécuteur. Ce dernier esquissa son ombre de sourire polaire pour
déclarer de sa voix sépulcrale :
— Un contrat est un contrat. Tu as fait le boulot, je paye. J’avais
donné ma parole.
Il lança la liasse de dollars au voyou et l’atmosphère se détendit
enfin. Mais Vicco l’observait toujours avec cette expression mi-figue,
mi-raisin. Dans son milieu, la parole donnée…
— Bon, dit-il enfin. Si vous avez encore besoin de moi, vous savez
où me trouver.
L’Exécuteur espérait bien que non. Vicco était le genre d’associé
qu’il avait toujours eu envie de flinguer. Il laissa le voyou disparaître,
regagna l’Autobianchi et démarra aussitôt dans le crachin gras.
C’était une triste nuit. Une nuit qui sentait la mort et le sang.
Une nuit qui ne faisait que commencer.
CHAPITRE VII
La mort était hideuse. Elle était là, tapie au fond d’un gouffre noir
dans lequel on s’enfonçait inexorablement.
Écœurant. On avait raison d’en avoir peur.
Bolan ne se faisait pas d’illusions ; du fond de son royaume des
ténèbres, il conservait assez de lucidité pour comprendre qu’il allait
mourir dans quelques secondes. Il verrait défiler toute sa vie. On le
disait.
Faux !
Il ne voyait rien. Toute la souffrance du monde s’était concentrée
dans son bas-ventre. À hurler. Mais le cri restait bloqué dans sa
gorge. Étouffant. Il sentait sa vie s’en aller avec le sang qui coulait de
son cou et se demandait pourquoi il n’était pas encore mort.
Quelque part, des chocs sourds résonnèrent. Sa formidable
énergie lui fit rouvrir les yeux, le temps de voir la masse fondre sur
lui. Sisco. Dans un sursaut désespéré, il avait arraché le tuyau du
mur. Un geyser d’eau froide fouetta la face de Bolan. Juste au
moment où la menotte libérée percutait son crâne. Un poids
considérable lui broya la poitrine et une poigne d’enfer se referma
sur le Beretta. L’Exécuteur n’avait jamais vu un type aussi rapide et
avec des pognes aussi puissantes. Dignes d’un numéro de cirque. Un
adversaire différent de ce qu’il avait jusqu’alors connu. Mais à
vicieux, vicieux et demi. Réunissant ses forces, il envoya violemment
sa main libre vers les yeux de l’adversaire. Son pouce glissa sur
l’arête du nez de Sisco, s’enfonça dans une cavité avec un petit bruit
mouillé écœurant. C’était chaud et gluant. Le Yougoslave hurla.
Bolan enfonça davantage, tourna son autre poignet, tira. Étouffée par
le réducteur de son et le râle de Sisco, la détonation s’entendit à
peine. Sur Bolan, le yougo tressauta, eut un hoquet, glissa sur le côté,
portant instinctivement les deux mains à son abdomen ensanglanté.
Puis, alors qu’un poinçon de feu déchirait ses entrailles, il ouvrit une
bouche démesurée, partit à la renverse et ne bougea plus.
Ce fut le silence.
Rythmé par la lourde respiration de Bolan. Enfin, la douleur de
son bas-ventre régressa, et il put se redresser sur un coude. Soufflant
comme une forge, il leva les yeux vers le Yougoslave. Des bulles
rouges moussaient aux commissures de ses lèvres, éclataient dans un
sale petit bruit. Il n’était pas encore mort… et Bolan non plus.
Incroyable !
Au lieu du jet saccadé qui aurait normalement dû s’échapper de sa
carotide sectionnée, il ne trouvait qu’un flot de sang décroissant. Il
palpa alors son col d’imper, trouva le zip métallique qui permettait
d’ôter la garniture de laine à volonté. Le miracle. La lame avait
frappé exactement à cet endroit. Question de millimètre. Bien sûr, la
peau était entamée et le sang coulait encore, mais la carotide avait
été épargnée. Bolan se releva, alla s’examiner dans le miroir au-
dessus du lavabo et évalua les dégâts.
Une coupure pas très nette, sous le maxillaire droit. Une chance
inouïe. Ça saignait beaucoup et il semblait même que ce soit assez
profond, mais rien à voir avec une blessure mortelle. Une agrafe ou
deux suffiraient.
Un gémissement l’arracha à son examen. À ses pieds, Sisco
mourait. Il avait eu moins de chance. Sa route avait simplement
croisé celle de l’Exécuteur. Le grand fumier. Bolan ferma le robinet
d’arrêt du gros tuyau arraché, se pencha sur Sisco, lui tapota la joue.
Le yougo ouvrit des yeux déjà vitreux et sa grimace en dit long sur ce
qu’il endurait. Bolan s’approcha encore.
— C’est con, dit-il doucement. C’est très con de souffrir comme ça.
Un geignement caverneux lui répondit. Entre les doigts épais du
Yougoslave, un sang noir s’échappait. Sa vie fichait le camp. Bolan le
secoua. Presque gentiment.
— Tu travailles pour qui ?
Sisco grimaça, cracha un peu de sang, souffla :
— M. Max.
— Mais encore ?
— Je… Jamais vu. Il commande par… téléphone.
Encore le cloisonnement ! À désespérer. Mais Sisco était au bout
du rouleau. Il fallait faire vite. L’Exécuteur questionna :
— Pourquoi avoir voulu voler ce container, à Punta Raisi ?
Pas de réponse. Il insista :
— À qui Sassa devait-il le livrer, le container ?
— Je… sais pas.
Bolan soupira, enchaîna :
— Où est Somek, Sisco ? Dis-le !
L’autre le fixa de ses prunelles brunes, grogna en se tordant.
— Un… un médecin.
— Somek ! Où est Somek !
Le Yougoslave ferma les yeux, sembla sur le point de lâcher la
rampe une nouvelle fois. L’Exécuteur lui releva la tête, l’aidant à
respirer mieux. Il avait appris à tuer, s’obligeait à le faire… n’avait
jamais aimé ça. Mais son implacable ennemie, l’Organized Crime, ne
lui laissait pas le choix. Il fallait sans cesse terrasser le mal.
— Mé… decin, souffla le moribond.
— Oui ! Mais dis-moi où est Somek !
Un silence coupé de gargouillis sinistres, une plainte. Sisco parvint
à rouvrir les yeux, siffla entre ses dents serrées :
— Sa… Sassa !
— Qui ?
Le moribond poussa un cri rauque, se raidit. Il souffrait
abominablement. Une balle dans les boyaux, c’était une très sale
agonie.
— Qui ! le pressa encore Bolan qui avait pourtant compris et fait le
rapprochement avec les aveux de Jeff Grazziani le pourri. Qui est
Sassa ? Où est-ce que je le trouve ?
— I… Isola… entrepôt… bateau… Sassa !
Isola delle Femmine. Sassa. La boucle se bouclait. Pour en savoir
plus, il fallait pousser plus loin.
Le Yougoslave s’était tu. La souffrance était trop forte. Bolan
reposa sa tête sur le carrelage, se releva en grimaçant. Passé un
certain stade, la douleur annihilait tout. Sisco geignait, mais ne dirait
plus rien. L’Exécuteur leva le canon du sinistre Beretta, visa le milieu
du front. La détonation fut dérisoire. Un bouchon de champagne qui
saute. Bolan songea au Moët et Chandon qu’il avait apporté à Aurélia
pour leurs retrouvailles. Mais en voyant le crâne de Sisco se
disloquer sous l’impact, il réprima une grimace. Ce qui en coulait
n’avait rien de joyeux.
Le pourri s’était bien battu, mais c’était une ordure.
— Va bene ?
Bolan hocha la tête avec précaution. Un bandage immaculé lui
faisait un collier grotesque, et il avait l’impression d’être passé sous
un rouleau compresseur et dans les griffes d’une botteleuse à blé. Il
s’arracha un vague sourire, et l’inquiétude s’estompa dans les yeux de
la fille. Sans doute avait-elle craint de le voir mourir dans son
minable studio de passes.
— Tu veux un scotch ?
Elle était gentille. Il fit oui d’un battement de cils. Elle s’affaira
autour d’un placard, montrant son slip sous le bas de sa jupe au
rabais. Le toubib venait de les quitter et d’après la fille, il ne parlerait
pas. Il soignait les blénos de toutes les putes du quartier. En douce. Il
était à la retraite. En tout cas, c’était mieux que d’avoir appelé un
médecin chez Aurélia. Pendant ses blitz, l’Exécuteur évitait toujours
de trop mouiller ceux qui l’aidaient.
C’est pourquoi il avait préféré l’assistance de la pute.
— Je m’appelle Ornella, dit la fille en tendant le verre à Bolan. Tu
veux de la glace ?
Il fit signe que non, le regretta aussitôt. L’alcool lui brûla la gorge,
l’œsophage et une bonne partie de l’estomac, mais il résista
bravement et but jusqu’au bout. Rien à voir avec un bon Johnnie
Walker Black Label ou un Hennessy-Glace.
— Ça te plaît, Ornella ?
— Si.
Elle ne s’appelait sûrement pas davantage Ornella que Bolan ne
s’appelait Jean-Paul II, mais quelle importance ? C’était déjà bien de
l’avoir trouvée en sortant de chez Sisco. Un peu affolée, elle avait
gobé la fable qu’il lui avait servie. Une histoire de voyous qui avaient
essayé de le dévaliser. Il n’avait pas manqué de lui faire aussitôt
miroiter les beaux dollars « rescapés » de l’affaire. La suite avait été
facile. L’arrivée de l’ex-docteur, deux agrafes, des sulfamides, un
calmant. Ça allait beaucoup mieux.
— Et tes couilles. Va bene ?
Ornella s’était assise dans le coin du lit douteux, sous un portrait
de la Vierge Marie. Elle louchait vers le slip de Bolan. On la sentait
prête à appliquer sa propre thérapeutique. Mais dans l’état où étaient
ses testicules et compte tenu de l’avancement des recherches sur le
traitement du sida, Bolan préférait l’aspirine. Il secoua la tête, quitta
le lit pour enfiler sa chemise maculée de sang. Ornella soupira, fila
vers une armoire dans laquelle elle farfouilla un instant.
— Tiens, dit-elle en lui offrant une chemise en jean froissé. C’est à
mon mec. Je lui dirai que je l’ai brûlée au repassage.
Bolan laissa tomber quelques billets sur le drap chiffonné, attrapa
le vêtement.
— Tu lui en achèteras une autre, dit-il en s’habillant.
Sans commentaire, Ornella rangea soigneusement les lires dans la
ceinture de son slip, avec celles qu’il lui avait déjà données pour ses
bons soins. Elle tardait un peu à rabattre la jupe.
— Toujours non ? demanda-t-elle en minaudant.
— No, grazie.
La jupe retomba sur les cuisses dorées.
— Ben, c’est que t’as encore drôlement mal !
— Si, grimaça-t-il.
Inutile de lui faire de la peine. Elle l’aida à enfiler l’imper nettoyé,
se hissa sur la pointe des pieds, déposa un très mignon baiser au coin
de ses lèvres.
— Si tu reviens par ici…
Ben voyons !
Bolan descendit l’escalier, récupéra sa logistique dans la chasse
d’eau des WC du rez-de-chaussée où il l’avait laissée avant de
monter. En se retrouvant dans la nuit tiède, il réprima un frisson.
Puis, sans un regard vers l’immeuble du Yougoslave, il se fondit dans
l’obscurité. Il avait envie d’une douche, de draps propres et d’un
siècle de sommeil. Mais c’était impossible, l’Exécuteur avait encore
beaucoup à faire.
Cette nuit serait faite de sang et de mort.
CHAPITRE IX
À
— À La Valette, ajouta-t-il sur le ton écœurant de la confidence, si
tu as besoin d’armes ou de n’importe quoi, adresse-toi aux frères
Treshe de ma part. À leur garage du quartier de Paola. Un truc qui
rapporte pas gros, mais que j’utilise pour ma filière maghrébine.
Il devenait si bavard, si soucieux de « rendre service », qu’emporté
par son élan, il avoua :
— Des brutes, les Treshe, je te l’ai dit. Mais je les tiens bien. Il y a
deux ans, j’ai fait envoyer leur jeune frangine dans un bordel.
En Afrique. Une superbe salope de seize ans. Depuis, ces abrutis
me bouffent dans la pogne.
Il s’arracha un ricanement salace.
— Les Maltais, ils ont le sens de la famille !
Délicieux échantillon d’humanité ! Mais, comme si soudain il
craignait d’en avoir trop dit, Sassa acheva dans un souffle :
— Tu leur dis pas que c’est moi. Ils croient que c’est un grand
ponte qui a fait ça et que j’essaie de leur récupérer la pisseuse. S’ils
savaient…
Il n’acheva pas. Ce qu’il imaginait devait être terrible. À côté de ça,
les supplices chinois étaient sans doute d’amusantes chatouilles. Il
transpirait si fort qu’on l’aurait dit sorti d’une lessiveuse. Veiller à
son salut éventuel et refouler sa souffrance lui dévoraient l’énergie.
Pendant ce temps, le cerveau de l’Exécuteur fonctionnait à plein
régime. Il venait d’entrevoir l’amorce d’une stratégie pour le cas où
tout cela serait vrai. Il lâcha de sa voix d’outre-tombe :
— Tu es une larve répugnante, Sassa. Mais tu peux peut-être
encore racheter ton salut.
— Oui ! Oui ! Tout ce que tu veux, Bolan !
Taraudé par la douleur de son poignet et obnubilé par sa hâte
d’être soigné, Sassa ne voyait plus que l’énorme orifice noir du
réducteur de son planté devant ses yeux. Sa chemise était trempée et
son gros menton blême tremblait. Bolan poursuivit :
— Tu peux acheter ton salut en me disant où je peux retrouver la
frangine des Treshe.
— Hein !
— Vite !
— Mais… mais t’es dingue, Bolan ! Je l’ai vendue, la gonzesse ! Y a
déjà deux ans de ça ! Plus question de…
— Vendue à qui ?
— Bolan ! Tu connais pas les maquereaux blacks. Des dingues ! Je
vais me faire buter, moi !
— À qui.
— Je… merde !
— Un… deux…
L’Exécuteur s’était avancé, avait délicatement posé l’extrémité du
réducteur de son au milieu du front dégoulinant de sueur grasse.
Sous l’effet de la peur, un filet de bave commençait à couler des
grosses lèvres de Sassa. Encore un peu et il allait s’oublier dans son
beau pantalon d’alpaga. Lamentable. Il se tassa subitement sur lui-
même, ouvrit la bouche pour répondre, mais dut faire un terrible
effort pour laisser passer un filet de sa voix de tronçonneuse :
— Bana… Banako, souffla-t-il douloureusement. Anatole Banako.
— Où je le trouve ?
Nouvel effort, nouvelle reddition.
— A… Abidjan. Là-bas, c’est le super big Mac.
Le mafioso se tassa un peu plus sur sa caisse. C’est en pleurant
presque qu’il bafouilla encore :
— Si ce salaud me trouve, il me coupe les couilles.
L’Exécuteur esquissa une ombre de sourire polaire, secoua
négativement la tête pour le rassurer :
— Sois tranquille, lâcha-t-il de sa voix d’outre-tombe. Anatole ne
te les coupera pas et tout le monde va te laisser tranquille.
Et pour cause. Dans la seconde suivante, l’Exécuteur coupait
l’herbe sous le pied à tout ce beau monde. D’une seule .9 mm du
sinistre Beretta. Tirée à bout portant. En plein milieu du crâne rasé.
Pour son salut… celui de son âme si noire, Tonino Sassa allait
désormais pouvoir s’adresser directement à qui de droit. Au
Créateur. Dans le lourd silence du vaste entrepôt, la détonation
n’avait pas résonné plus fort qu’un bouchon de Moët et Chandon qui
saute.
Mais en beaucoup moins plaisant.
CHAPITRE XII