Leportique 349

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Le Portique

Revue de philosophie et de sciences humaines


1 | 1998
La modernité

Le “ dernier homme ” de Nietzsche :


quelques aspects d’un “ personnage conceptuel ”

Benoît Goetz

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/leportique/349
DOI : 10.4000/leportique.349
ISSN : 1777-5280

Éditeur
Association "Les Amis du Portique"

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 1998
ISSN : 1283-8594

Référence électronique
Benoît Goetz, « Le “ dernier homme ” de Nietzsche : », Le Portique [En ligne], 1 | 1998, mis en ligne le 15
mars 2005, consulté le 25 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/leportique/349 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/leportique.349

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Le “ dernier homme ” de Nietzsche : 1

Le “ dernier homme ” de Nietzsche :


quelques aspects d’un “ personnage conceptuel ”

Benoît Goetz

“ Il y a, chez les femmes et chez les hommes de ce


temps, une manière plutôt souveraine de perdre
pied sans angoisse, et de marcher sur les eaux de
la noyade du sens. Une manière de savoir,
précisément, que la souveraineté n’est rien,
qu’elle est ce rien dans lequel le sens, toujours,
s’excède. Ce qui résiste à tout, et peut-être
toujours, à toute époque, ce n’est pas un
médiocre instinct d’espèce ou de survie, c’est ce
sens-là ” 1.
“ Mama, was sind das, moderne Menschen ? ” 2

“ Petits et grands ”
1 Jamais l’homme n’a été aussi “ petit ”. Jamais il n’a été entouré, habité, préoccupé par
d’aussi “ petites choses ”. Cette rengaine nous est connue. C’est un “ microcosme de
petites choses ” 3 qui caractérise une heureuse modernité. Car, comme on le sait aussi,
cet homme moderne, l’homme d’aujourd’hui, le “ dernier homme ” a “ inventé le
bonheur ” 4, non seulement un bonheur à sa mesure, mais son bonheur comme mesure
de toutes choses. Le dernier homme ne sait plus admirer parce qu’il n’y a rien,
désormais, de plus grand que lui. L’homme moderne est petit parce qu’il a réalisé la
formule de Protagoras. Il est petit parce qu’il est trop humain. Trop humain, parce que
totalement humain, humain de part en part. Plus tard, un lecteur de Nietzsche dira que
“ l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme... ” 5.
2 Tout cela nous ne le savons que trop bien, nous, lecteurs de Nietzsche, et lecteurs de ses
lecteurs, c’est-à-dire des grands philosophes du XXe siècle. Et ce savoir nous embarrasse.
Non parce que cette description nous dépeindrait trop cruellement. Lecteurs de
Nietzsche, de telles considérations nous détachent au contraire du “ troupeau ”. Mais
tel est bien ce qui nous gêne. Il y a là prétexte à une posture aristocratique qui ne nous

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convient pas. La Science Sociale nous avertit heureusement de nous méfier de ces
postures “ distinguées ”. Et nous n’apprécions guère qu’on puisse nous accoler
l’expression devenue triviale de “ nietzschéisme de bazar ”. Eh quoi... La lecture de
Nietzsche serait-elle redevenue inconvenante ? Nietzsche ne serait-il accessible
qu’épisodiquement ? “ Attendez un peu, Très Chère Amie ! Je vous fournirai bientôt la
preuve que “Nietzsche est toujours haïssable” (en français dans le texte) ” 6.
3 À vrai dire, cette gêne qui est la nôtre lorsque nous entendons évoquer sans cesse la
“ petitesse ” des hommes modernes, nous vient surtout d’un enseignement qui est celui
de Nietzsche lui-même : les “ grandeurs ” du passé étaient mensongères. Le nihilisme a
commencé non pas quand les valeurs, les “ suprêmes valeurs ”, se sont écroulées, mais
au moment même, qui a duré des siècles, où l’on a monté leur échafaudage. La
modernité, au sens du nihilisme, de l’époque des “ riens ”, des “ petites choses ”, ne
date pas d’hier. Les “ hommes supérieurs ”, ceux qui ont construit les “ valeurs
suprêmes ” ont été les premiers “ grands ” nihilistes. Et cela ne trompe d’ailleurs pas le
personnage qui nous intéresse ici, “ le dernier homme ”, le plus méprisable des
hommes : “ Vous, les hommes supérieurs, – ainsi parle la populace en clignant de l’œil –
il n’y a pas d’hommes supérieurs, nous sommes tous égaux... ” 7. Il ne faut donc pas se
leurrer dans notre lecture de cette “ économie des grandeurs ” à l’œuvre dans les textes
de Nietzsche. La plupart de ceux auxquels la Culture a décerné le titre de “ grands
hommes ” sont pour Nietzsche de “ Grandes-Têtes-Molles ”. Il y a incontestablement un
côté Ducasse chez Nietzsche : lorsqu’on lit les portraits des Sénèque, Rousseau, Schiller,
Dante, Kant, Hugo, Liszt, Sand, Michelet, Carlyle, Mill, Goncourt et Zola dans le
Crépuscule des Idoles 8, c’est le “ passé hideux de l’humanité pleurarde ” que l’on croit
passer en revue. C’est donc, en un sens, “ ce qui nous fait honneur ” de nous être
débarrassé des grandiosités de la tradition : “ S’il est une chose qui nous fait honneur,
c’est celle-ci : nous avons placé le sérieux ailleurs : nous prenons au sérieux les choses
inférieures méprisées et laissées de côté par toutes les époques – nous faisons en
revanche bon marché des “beaux sentiments”... ” 9 L’alimentation, la résidence et le
climat sont des problèmes plus importants que le salut de l’âme. Ecce homo nous donne
à ce sujet de précieux conseils.
4 D’autre part, remarque Nietzsche, les civilisations sont assez peu reconnaissantes à
l’égard de ceux qu’elles finiront par “ panthéoniser ” : “ Au fond, toutes les grandes
civilisations éprouvent à l’égard du “grand homme” cette profonde angoisse que les
Chinois ont été les seuls à s’avouer dans ce proverbe : “le grand homme est une
calamité publique”. Au fond, toutes les institutions sont conçues de manière qu’il se
forme aussi rarement que possible et ne croisse que dans les conditions les plus
défavorables : quoi d’étonnant ! Les petits ne se soucient que d’eux-mêmes, que des
petits ” 10. Nietzsche – le “ mécontemporain ” – ne rêve donc pas à une “ belle époque ”,
à une “ grande époque ”, qui serait perdue. Sans cesse, il manifeste son opposition à ce
qu’il nomme, dans l’avant-propos de 1886 au deuxième tome d’Humain trop Humain, le
“ pessimisme romantique ”. À ce pessimisme qui n’est que l’envers de la niaise
canaillerie optimiste des modernes, Nietzsche oppose son “ pessimisme intrépide ” : “ ...
j’ai retrouvé le chemin de ce pessimisme intrépide qui est le contraire de toutes les
hâbleries idéalistes... ” 11. Il n’y a plus que les bouffons aujourd’hui pour se mettre en
quête de la grandeur perdue. Il n’est que trop aisé de repérer ceux qui, au vingtième
siècle, auront endossé l’habit de l’illusionniste décrit dans la dernière partie du
Zarathoustra : “ O Zarathoustra, j’ai lassitude, de mes tours de magie suis écœuré, je ne
suis grand, à quoi bon feindre ? Mais tu le sais bien – de grandeur je fus en quête ! / De

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grand homme voulais faire figure, et nombreuses furent mes dupes. Or ce mensonge a
dépassé mes forces. Contre lui je me brise ” 12.
Une modernité décatie
5 Nietzsche est d’ailleurs si peu suspect de nostalgie d’un passé révolu que son concept de
“ décadence ” (qui est une véritable création philosophique et non la reformulation
d’une plainte aussi vieille que le platonisme), n’implique aucunement que “ cela ait été
mieux avant ” : “ L’humanité même serait-elle en décadence ? L’aurait-elle toujours
été ? – Ce qui est sûr, c’est que seules des valeurs de décadence lui ont été inculquées
comme valeurs suprêmes ” 13. L’avènement du nihilisme dont la modernité n’est que le
plus récent avatar ne date pas d’hier. La généalogie de la modernité remonte bien loin,
à une “ origine ” qui s’étale en amont et en aval, et qui se décline sous les noms de
socratisme, christianisme, démocratisme, scientisme, socialisme, pessimisme, etc. La
première critique que Nietzsche adresse donc à la modernité, c’est qu’elle prétend de
manière mensongère rompre avec un passé qu’elle prolonge de manière déguisée. Il n’y
a pas de rupture moderne. La modernité est une friperie où l’on tente de recycler les
anciens habits de grandeur ternis, en leur donnant “ un coup de jeune ”. Mais on ne
parvient qu’à faire du kitsch. Le grand style est perdu. Tout classicisme est désormais
hors de portée. Et ce n’est que dans sa propre pensée que Nietzsche localise le moment
et le lieu où l’histoire va se “ casser en deux ” 14 : là, on aura bel et bien rompu avec
cette vieille lune de modernité.
6 Mais, bien sûr, Nietzsche ne se soucie pas d’épistémologie ni de philosophie des
sciences. Peu lui importent les querelles qui seront celles des “ partisans de la
coupure ” et des “ continuistes ”. Nietzsche remarque seulement que la recherche
scientifique, que l’“ objectivité ” même s’attachant aux plus petites choses, a pris la
place de l’Idéal. Le “ dernier homme ” est un “ malin ”, il considère tout fait, y compris
l’histoire des nations et des civilisations, avec le regard détaché de l’anatomiste. C’est
pourquoi “ il cligne de l’œil ” sans cesse. Il soupçonne derrière tout acte une attitude
intéressée : “ la nature vulgaire est en ceci remarquable qu’elle ne perd jamais de vue
son profit, et que cette pensée orientée par l’utilité et le profit est plus forte que les
plus fortes impulsions : ne point se laisser égarer par ses impulsions – voilà sa sagesse
et son amour-propre ” 15. Le dernier homme raffole donc de ce que Lacan nommera le
“ discours universitaire ”. C’est un pointilleux et un scrupuleux. Passer sa vie à étudier
le cerveau des sangsues, c’est pour lui un admirable projet d’existence 16 ! On comprend
aussi pourquoi la modernité produit et consomme une telle quantité de savoirs
purement historiques. Cela lui permet de se placer en position de surplomb par rapport
à toutes les autres époques du passé. Comme le notait déjà la deuxième Inactuelle, De
l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, la prétention incroyable des modernes
c’est de se faire juges de tous les âges du monde : “ Comme si c’était la tâche de chaque
époque que d’être juste envers tout ce qui a jamais été [...] Vous devriez, comme juges,
être supérieurs à ceux que vous jugez – or vous n’êtes pas supérieurs, vous êtes
seulement venus plus tard. Il est juste que les derniers venus, dans un banquet,
reçoivent les dernières places – et vous voudriez, vous, avoir les premières ? ” 17 En ce
qui concerne les sciences “ dures ” que Nietzsche sait utiliser lorsqu’il en a besoin (en
particulier lorsqu’il tente de prouver le Retour Eternel), on ne peut qu’être stupéfait à
la lecture de cette anticipation fulgurante : “ Un siècle de barbarie commence, et les
sciences seront à son service ” 18.
Les prêtres masqués

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Le “ dernier homme ” de Nietzsche : 4

7 Chercher à gagner l’Inactuel ne procède donc d’aucun ressentiment contre le temps


vivant, c’est-à-dire le devenir, le changement et le passage. Il s’agit, au contraire, pour
Nietzsche de faire passer une modernité qui n’a jamais rien dépassé, de mettre fin à
cette longue époque qui déprécie la Terre et le Temps. La recherche de l’inactualité
n’est pas l’attitude détachée et “ au-dessus de tout ” dont Nietzsche sait bien qu’elle fait
partie, avec le dandysme et le “ genre artiste ”, du tableau clinique de la modernité.
Ainsi, il écrira finalement : “ Si j’ai écrit autrefois sur mes livres le terme
d’“inactuelles”, que de jeunesse, d’inexpérience et d’isolement exprime encore ce
terme ! Aujourd’hui je comprends qu’avec ce genre de plainte, d’enthousiasme et
d’insatisfaction je faisais précisément partie des plus modernes d’entre les
modernes ” 19. À propos de Nietzsche la question pertinente n’est donc pas : “ qu’est-ce
qui est moderne ? ”, mais : “ qu’est-ce qui n’est pas moderne ? ”, “ qu’est-ce qui peut
bien échapper à la sphère de la modernité ? ” Où et quand quelque chose de “ non-
moderne ” pourrait-il s’actualiser, sinon dans la pensée inactuelle de Nietzsche et celle
des rares “ amis ” dans l’histoire, qu’il lui arrive de nommer ? Où et quand quelque
chose de “ non-moderne ” pourrait encore subsister aujourd’hui, quand ce sont tous les
secteurs de l’existence qui sont touchés, et de part en part, par la modernité 20 ?
8 Il ne saurait non plus être question pour Nietzsche d’en appeler à une quelconque
restauration. Le nihilisme n’a pas d’autre remède que son exaspération, son
accomplissement. Ainsi la critique du pessimisme romantique et schopenhauerien
passe par son approfondissement 21. La modernité est malade de ne pas déployer jusqu’à
ses ultimes conséquences son nihilisme de fond. Alors, il se retournerait. Le propre du
nihilisme, dira plus tard Heidegger de manière très nietzschéenne, c’est d’être
incapable de penser le nihil. On ne peut donc identifier simplement la modernité avec le
nihilisme. La névrose moderne s’explique bien plutôt par l’épuisante tâche d’évitement,
de retardement, du nihilisme. Comment l’époque va-t-elle s’arranger alors avec des
philosophes dont il y a tout à craindre que, sur cette question, ils ne soient quelque peu
avertis ? Très simplement, en mettant des “ philosophes ” à la mode sur le marché
culturel. Et nous assistons au défilé de ceux que Nietzsche appelle “ les prêtres
masqués ” : les penseurs des petites et grandes vertus, les consciences morales, les
chrétiens raisonnables, les athées déchirés, les démocrates ulcérés, les repriseurs de
tissu social, les observateurs sincères, etc. Ce qui s’est nommé, il y a peu, “ nouvelle
philosophie ”, usurpant sans vergogne une expression nietzschéenne, n’avait pas
d’autre mission que d’occuper la place qui ne devait pas être laissée libre pour la
pensée 22. Le dernier homme a besoin de “ philosophie ” parce qu’il ne peut pas se
passer de représentations du monde. Si l’homme est l’être autour de qui un monde
s’épand, le dernier homme est celui qui aura procédé à la réduction de ce monde à l’état
de spectacles et d’images. Que ceux-ci nous donnent à contempler des univers infinis,
avec Big Bang et trous noirs, le monde n’en est pas moins devenu plus “ petit ”.
9 En appeler à des valeurs, voire à la création de “ nouvelles valeurs ”, relèvera toujours
du vœu pieux tant qu’on n’aura pas su traverser le nihilisme en le poussant à bout.
Surmonter le nihilisme, ce n’est certainement pas restaurer les anciennes tables de
valeurs, ce n’est pas rapiécer nos anciens costumes de grandeur. Et si Nietzsche, comme
la plupart des philosophes, se méfie, au plus haut point, de la démocratie et des valeurs
démocratiques, il est aussi celui qui écrit : “ l’égalisation de l’homme européen est
aujourd’hui le grand procès irréversible : on devrait encore l’accélérer. ” 23 Bref, malgré
de nombreuses analogies, il est impossible de ranger Nietzsche, sans plus de

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précautions, dans la catégorie fourre-tout des “ penseurs réactionnaires ”. En revanche,


il faut reconnaître ce qui saute aux yeux de tout lecteur de quelque probité : Nietzsche
a réussi à la fin du siècle dernier, en inventant ce personnage du “ dernier homme ”, à
donner de nos sociétés contemporaines une description d’une incroyable netteté.
La honte d’être un homme
10 Nietzsche nous permet d’interroger notre nouvelle modestie, notre très récente
prudence démocratique et “ postmoderne ”. Et si la gêne que nous évoquions plus haut
provenait de ce que le climat intellectuel de notre époque, depuis peu, rendait à
nouveau la lecture de Nietzsche insupportable ? Comment Nietzsche pourrait-il être lu
sur les campus américains où règne la “ correction ” que l’on sait 24 ? Nietzsche peut-il
être aujourd’hui simplement entendu ? Or, comme le suggère Jean-Luc Nancy, “ c’est
précisément parce que peut-être il n’est plus temps, c’est parce que personne n’y
entend plus rien, qu’il faut ne rien céder, et revenir à ce vieux-jeune Nietzsche ” 25. Et si
cette gêne n’était autre que la honte qui est la nôtre d’avoir à transiger avec ce
personnage, “ le dernier homme ”, que nous laissons, dans nos pires moments, prendre
possession de nous ? “ La honte d’être un homme, écrit Gilles Deleuze, nous ne
l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais
dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui
hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-
pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque.
L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne
nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle
des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la
philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes.
Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser)
pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui
meurt que d’un homme vivant, même démocrate ” 26. Devenir philosophe pour
échapper à l’emprise du dernier homme en nous : version moderne de l’antique désir
de sagesse...
11 “ Nietzsche aujourd’hui ? ” : tel était le thème d’un colloque à Cerisy-la-Salle en juillet
1972. Deleuze demandait : “ ... qui est-ce aujourd’hui, le jeune homme nietzschéen ? ” 27
Que s’est-il passé, de cet “ aujourd’hui ”-là à “ notre ” aujourd’hui, pour que Nietzsche,
et Deleuze (malgré le succès posthume de ce dernier), soient devenus à ce point
intempestifs ? Quel serait aujourd’hui l’équivalent du “ vivre n’est pas survivre ” dont
Deleuze disait, en 1972, qu’il constituait un énoncé nietzschéen ? Il n’est pas impossible
que notre temps dit “ postmoderne ” puisse se faire gloire d’avoir fait proliférer “ le
dernier homme ” au point qu’il n’est plus question d’envisager un autre type
d’humanité (pour ne pas parler de sur-humanité). Zarathoustra nomadisait au milieu
de fragments d’humanité les plus variés, des plus dégoûtants aux plus intéressants.
Ainsi “ l’homme qui veut périr ”, le funambule qu’il rencontrait avant d’affronter “ le
dernier homme ”, et qui méritait toute son attention. Sa misère n’était pas méprisable :
“ Ce qui chez l’homme est grand, c’est d’être un pont, et de n’être pas un but : ce que
chez l’homme on peut aimer, c’est qu’il est un passage et un déclin ” 28. Tout se passe
aujourd’hui comme si le conformisme généralisé ne laissait plus guère d’espoir que de
rencontrer un seul type d’hommes, le dernier : “ La Terre alors est devenue petite, et sur
elle clopine le dernier homme, qui rapetisse tout. Inépuisable est son engeance, comme
le puceron. Le dernier homme vit le plus vieux ” 29.

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12 Le dernier homme est la figure la plus stable de l’humanité, celle qui est parvenue à
paralyser tout devenir. Il a réussi à immobiliser tout processus, à inhiber toute lutte, à
couper tous les ponts. En lui, plus rien ne passe. Le dernier homme, c’est l’arrêt-sur-
image du film des événements. Il n’y a plus qu’un discours qui tienne, il n’y a plus
qu’une idéologie, celle précisément qui proclame la fin des idéologies. Le dernier
homme, en effet, est revenu de tout : “ “Jadis tout le monde était fou” – disent les plus
fins, et ils clignent de l’œil. / On est prudent, et l’on sait tout ce qui est advenu ; sans fin
l’on peut ainsi railler. / Encore on se chamaille, mais vite on se réconcilie – sinon l’on
gâte l’estomac ” 30. Il n’y a pas de raison qu’une pareille “ sagesse ”, si aisément
accessible, ne devienne l’horizon indépassable de tous les temps. Le dernier homme
n’est pas celui qui met fin à l’humanité. Bien au contraire, il est celui pour lequel il n’y a
plus d’autre telos, à perte de vue, que sa propre condition. C’est l’homme de la fin de
l’Histoire, non pas au sens de Hegel ou de Kojève, mais au sens de Fukuyama, et l’on
nous accordera qu’entre le Savoir Absolu et le triomphe du Capitalisme Universel, il y a,
pour employer un mot très nietzschéen, au moins une nuance 31.
13 Le dernier homme fait le rusé. Il singe la ruse, plutôt, en se félicitant bruyamment de sa
médiocrité. Il ne supporte plus le mépris. Mépriser qui que ce soit est désormais
considéré comme la plus grande faute. “ Respect ” devient le grand mot d’ordre, mais
pas pour la loi morale, pour le gazon, les voisins 32, la qualité de l’air ou le code de la
route 33 : “ Pour le jour on a son petit plaisir, et pour la nuit son petit plaisir, mais on
vénère la santé ” 34. Dans une de ses interventions au colloque sur Nietzsche de
Royaumont de 1964, Michel Foucault avait d’ailleurs cité cette phrase d’un historien de
la deuxième moitié du XIXe siècle : “ de nos jour, la santé a remplacé le salut ” 35. Le
thème de la “ grande santé ” qui se joue des douleurs et des maladies était sans doute
pour Nietzsche une riposte à ce processus de médicalisation de l’existence qu’il avait vu
venir. Bref, on trouve dans l’œuvre de Nietzsche l’étonnante anticipation de ce que nous
sommes devenus. Pourtant il ne disposait pas des outils d’observation de la futurologie
contemporaine ! Mais le prophétisme est une tournure constante de sa pensée 36, qui va
de pair, justement, avec sa critique de la modernité. Celui qui a écrit “ j’aime
l’incertitude de l’avenir ” 37 est aussi celui qui considérait la meditatio generis futuri 38
comme l’activité philosophique par excellence. Quelle est alors la méthode de
Nietzsche ? Comment parvient-il à dompter sa “ fureur divinatrice ” 39, lui dont la
disposition n’est pas de se laisser guider par des impulsions ni des émotions – et surtout
pas celles réactives du mépris et du dénigrement ?
14 Sa méthode, acquise professionnellement, est celle du philologue. Il n’y a pas d’autre
évasion possible de l’étau de l’actualité que la lecture. Lire, c’est gagner l’inactuel, c’est
se déprendre des conditionnements de la mode. La philologie est la seule école
d’inactualité. Bien comprise et bien utilisée, elle se confond avec la philosophie : “ On
n’a pas été philologue en vain, on l’est peut-être encore... La philologie, effectivement,
est cet art vénérable qui exige avant tout de son admirateur une chose : se tenir à
l’écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent, – comme un art, une
connaissance d’orfèvre appliquée au mot... C’est en cela précisément qu’elle est
aujourd’hui plus nécessaire que jamais, c’est par là qu’elle nous attire et nous charme le
plus fortement au sein d’un âge de “travail”, autrement dit : de hâte, de précipitation
indécente et suante qui veut tout de suite “en avoir fini” avec tout, sans excepter
l’ensemble des livres anciens et modernes... ” 40 Le paradoxe est donc le suivant : c’est
en méditant le passé tel qu’il revient dans son corps et dans sa pensée que Nietzsche peut

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Le “ dernier homme ” de Nietzsche : 7

prétendre apercevoir quelque chose de l’avenir : “ – Celui qui prend ici la parole n’a en
revanche rien fait d’autre jusqu’à présent que de revenir à soi : en tant que philosophe
et ermite d’instinct, qui trouvait son avantage dans le fait d’être à l’écart, dans l’en-
dehors, dans la patience, dans l’ajournement, dans le retardement : en tant qu’un esprit
qui risque et expérimente, qui s’est déjà égaré une fois dans chaque labyrinthe de
l’avenir : en tant qu’esprit augural, qui regarde en arrière lorsqu’il raconte ce qui va
venir ; en tant que le premier parfait nihiliste de l’Europe mais qui a déjà vécu en lui-
même le nihilisme jusqu’à son terme – qui l’a derrière lui, dessous lui, hors de lui... ” 41.
La lecture du passé, Nietzsche la pratique, pourrait-on dire à même son propre corps, qui
n’est jamais que l’édifice collectif d’une multiplicité d’“ âmes ” : “ J’ai découvert pour
moi que la vieille humanité, que la vieille animalité, que la nuit des temps tout entière
et le passé de tout être sensible continuent à écrire en moi, à aimer, haïr, et
conclure ” 42.
Actualité du spectacle
15 Mais à quoi bon, demandera-t-on, chercher à tout prix à n’être pas “ de son temps ” ?
Hegel ne nous a t-il pas appris, lui qui considérait la lecture du journal comme la prière
du matin du philosophe, qu’un tel projet était non seulement stupide mais aussi
irréalisable ? C’est que l’actuel ne se confond pas avec le Temps, c’est-à-dire avec
l’Événement qui arrive avec des ailes de colombe et qui passe inaperçu. L’actualité en
rendra compte quand il sera bel et bien passé, c’est-à-dire mort. C’est pourquoi
Nietzsche sait bien, comme il l’écrit, qu’il est né posthume. L’actualité c’est donc l’écran
qui “ couvre ” l’événement, au sens où Freud dira que la fonction des “ souvenirs de
couverture ” est d’entraver l’anamnèse d’un passé qui n’est jamais “ passé ”. Nietzsche,
le premier, a su percevoir le journalisme, non pas comme méthode d’enquête et de
diffusion de l’information, mais comme système de diffusion de mots d’ordre 43, de
même qu’il a le premier diagnostiqué, dans le dispositif de Bayreuth, la naissance d’une
société du spectacle. Son mépris du journal ne s’explique donc pas par la réticence du
philosophe à s’occuper de futilités. Nietzsche, au contraire, s’intéresse aux véritables
anecdotes et aux manières de vivre dont il intègre la préoccupation à la plus haute
philosophie 44. Mais le journal ne parle pas de la vie, il impose des points de vue, des
modes et des comportements grégaires.
16 D’autre part, le dégoût tardif de Nietzsche pour Wagner ne procède pas de motifs
purement esthétiques. Wagner et les wagnériens étaient pour lui l’occasion rêvée,
parce qu’il les connaissait bien, de dresser le tableau clinique de l’homme moderne :
extrême irritabilité, instabilité du caractère, sautes d’humeur, goût des effet brutaux et
artificiels, recherche du pathétique et de l’émotion en tant que telle, quête d’une
prétendue innocence, besoin de sommeil, d’engourdissement et de narcotiques. Wagner
est ainsi l’homme moderne par excellence 45, et le revirement de Nietzsche, sa déprise
par rapport au wagnérisme, peut bien, en ce sens, être considéré, comme l’écrit
Heidegger dans une note énigmatique, “ comme le tournant nécessaire de notre
histoire ” 46. La rupture entre Nietzsche et Wagner, loin de se réduire à une affaire
personnelle et à une “ brouille ”, est une rupture avec toutes les valeurs modernes, y
compris la croyance en une régénération de la grande culture et de la nation. Sous
prétexte de régénération de la culture, Nietzsche assiste à Bayreuth à une kermesse
avec saucisses, bière, mondanités, et vente de “ cravates à la Wagner ”. Le musicien
autrefois vénéré s’est révélé être avant tout un excellent organisateur de spectacles, un
“ théâtromane ” 47 invétéré, c’est-à-dire un génial artisan de “ bulles de savon social ”.
Les ingrédients nécessaires à cette production nous sont de mieux en mieux connus,

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Le “ dernier homme ” de Nietzsche : 8

nous les “ encore-plus-tard-venus ”, ce sont les “ trois grands stimulants des épuisés ” :
“ la brutalité, l’artifice et la naïveté (l’idiotie) ” 48. Nietzsche a d’autre part prévu la
“ bouddhisation ” spectaculaire à laquelle nous sommes en train d’assister : “ Le
bouddhisme progresse en silence dans toute l’Europe ” 49. Il avait noté la profonde
convergence du bouddhisme, de la bien-pensance et du socialisme, étant entendu que
ce dernier terme désigne pour lui toutes les politiques européennes modernes. Le
nihilisme ne trouve pas de meilleur abri que la façade d’idéologie bien-pensante
derrière laquelle il se niche. Mais l’idéologie d’aujourd’hui est musicale, et c’est en quoi
Wagner était aussi un initiateur du modernisme, un “ novateur ”. Il avait, avec Parsifal,
anticipé la rencontre de Jean Paul II et de Bob Dylan.
17 “ Ce que je raconte est l’histoire des deux siècles prochains. Je décris ce qui vient, ce qui
ne peut plus venir d’une autre manière : l’avènement du nihilisme. Cette histoire peut
être relatée dès maintenant : car c’est la nécessité elle-même qui est ici à l’œuvre. Cet
avenir parle déjà par mille signes, ce destin s’annonce partout : pour cette musique de
l’avenir toutes les oreilles se sont d’ores et déjà affinées ” 50. Mais l’Événement, c’est-à-
dire le retournement du nihilisme dans la pensée de Nietzsche, demeure aujourd’hui
encore inouï. “ Au vent qui soufflera demain ”, comme dit Baudelaire, c’est-à-dire à ce
qui, aujourd’hui, à contretemps, remue déjà le Temps, “ nul ne tend l’oreille ”.
Paradoxes de l’inactuel
18 “ Au monde moderne, écrit Giorgio Colli, il ne déclare pas son mépris, il le crie. Il ne se
limite pas à dire, en termes encore contrôlés : “Que désire par-dessus tout et en
définitive un philosophe de lui-même ? Outrepasser, en lui-même, son propre temps,
devenir sans temps”, mais il finit par exploser sans retenue : “... et pour ne laisser aucun
doute sur ce que je déprécie, ce sur quoi je jette mon mépris : c’est l’homme
d’aujourd’hui, l’homme dont fatalement je suis le contemporain. L’homme
d’aujourd’hui – je suffoque sous son souffle impur... mon sentiment se révolte, éclate, à
peine j’entre dans l’âge moderne” ” 51. La lecture de Colli est du plus haut intérêt en ce
qui concerne le problème qui nous occupe ici. En effet, la question de la modernité n’est
pas un thème parmi d’autres dans la philosophie de Nietzsche. La relation de Nietzsche
à son temps est le motif le plus puissant de sa pensée et elle est éminemment
paradoxale. D’un côté il veut échapper à son temps en gagnant une intransigeante
inactualité, mais, d’un autre côté, il est de plus en plus habité par le monde qui
l’entoure, au point de prétendre y faire lui-même événement en “ coupant l’histoire en
deux ”. Ce paradoxe ne serait pas étranger à ce qui a pu mener Nietzsche à ce qu’il est
convenu maintenant d’appeler son “ effondrement ”. Ne devient-on pas “ fou ”
lorsqu’on s’expose à une double contrainte aux termes aussi inexorables l’un que
l’autre ? Nietzsche se place par rapport à son temps en position d’extériorité absolue,
mais il sait aussi qu’il commence à être lu et interprété, il se sent devenir posthume, et il
prétend à être le prophète d’un âge nouveau. Une colère sans mesure se mêle, comme
de la lave à l’océan, à une impatience sans retenue.
19 À quoi bon, dès lors, nous imposer, nous lecteurs du philosophe, l’épreuve de cette
inactualité radicale ? – “ Il ne s’agit pas de voir en quoi la pensée de Nietzsche peut être
utile pour nous, si elle concerne, si elle enrichit ou stimule les problèmes modernes : en
réalité sa pensée sert à une seule chose, à nous éloigner de tous nos problèmes, à nous
permettre de nous regarder au-delà de tous nos problèmes. Dans la mesure où les
problèmes de son présent sont encore ceux de notre propre présent ” 52. La lecture de
Nietzsche ne peut en effet contribuer à une amélioration des conditions présentes. Sa

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Le “ dernier homme ” de Nietzsche : 9

pensée n’est pas apprivoisable, sauf à la mutiler littéralement, comme l’a fait sa sœur, en
fabriquant avec des ciseaux une Volonté de puissance à l’usage du National-Socialisme.
Pourtant dans le texte de Nietzsche, nous nous trouvons épinglés et décrits comme
dans aucune autre étude des anthropologues de la modernité. Que ce savoir ne
débouche sur aucun programme d’action nous jette dans le plus grand désarroi.
Nietzsche ne nous débarrasse pas de notre inquiétude moderne. Il l’aggrave. Son nom
se confond avec celui d’un défi que nous n’avons pas encore relevé. Et nous pourrions
encore aujourd’hui, comme Henri Lefèvre, en 1962, placer en épigraphe d’une
Introduction à la modernité ce passage de Nietzsche 53 : “ Nous sommes plus libres qu’on
ne le fut jamais de jeter le regard dans toutes les directions ; nous n’apercevons de
limite d’aucune part. Nous avons cet avantage de sentir autour de nous un espace
immense – mais aussi un vide immense... ”
En finir avec le “ dernier homme ” ?
20 Jamais l’homme n’a été aussi petit. Nous avons fait justice à l’aristocratisme de cette
plainte. Pour Nietzsche la nature de ce qui est aristocratique – ou de ce qui est vulgaire
– est d’abord une question et il consacre tout un chapitre de Par delà bien et mal à tenter
d’y répondre. Comme le note très justement Michel Deguy, il y a pour Nietzsche “ un
souci du mystère de la “bassesse” ” 54. Mais il ne faut pas gommer non plus le comique
impliqué dans cette manière de voir et d’évaluer, que l’on pourrait nommer “ approche
gulliverienne ”, et qui consiste à grandir et à rapetisser l’homme artificiellement. Le rire
est le meilleur antidote contre les ricanements déprimants de ceux qui ne s’amusent
jamais. Tout le Zarathoustra est une comédie parodique anti-chrétienne, c’est-à-dire
anti-moderne et anti-wagnérienne. Contrairement à ce qui pourrait sembler au
premier abord, ce texte est de l’anti-spectacle concentré et il est sans doute tout aussi
impossible de le mettre en scène sans ridicule qu’un dialogue de Platon. Ceux qui
n’entendent pas la plaisanterie, et elle est difficilement perceptible pour le lecteur non-
germanophone, commettent le plus grave des contresens. Ils alourdissent le “ message ”
de Zarathoustra. Ils se prennent pour des “ surhommes ”. Ils oublient que le surhomme
comme le dernier homme sont des inventions de Nietzsche : “ Le contraire du
surhomme est le dernier homme : j’ai créé celui-ci en même temps que celui-là ” 55. Le
dernier homme, le bien-pensant satisfait et fier, même, de sa petitesse, incapable tout à
la fois du moindre rire et du moindre sérieux, est celui dont on peut le plus
sérieusement du monde se moquer : “ ... plus la philosophie se heurte à des rivaux
impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent d’entrain
pour remplir la tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des
marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes ” 56. Et, comme le suggère
Jean-Luc Nancy dans le texte que nous avons placé en épigraphe de cet article, ce sens-
là, qui est aussi sens de l’humour, est ce qu’il y a de plus résistant en nous.
21 N’oublions pas que le “ dernier homme ” n’est pas une catégorie sociologique, mais un
“ personnage conceptuel ” qui peut venir envahir chacun d’entre nous à ses moments
de faiblesse (car “ qui peut se vanter de tenir incessamment la barre du sens ? ” 57). À sa
manière de le déloger promptement, se mesure le charme et la puissance de quelqu’un.
Personne, à proprement parler, n’est “ un dernier homme ” ; personne, non plus, n’est
un “ surhomme ”. Ni Nietzsche, ni son porte-parole, Zarathoustra, ne se prennent pour
des surhommes. Et le dernier homme, comme personnage conceptuel, est, précisément,
personne, puisqu’il n’est doté d’aucune individualité. Le Zarathoustra est d’ailleurs un
livre “ pour tous et... pour personne ”, comme le précise son sous-titre. Peu de
commentateurs ont tenté de résoudre cette énigme : un livre pour tous et pour

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Le “ dernier homme ” de Nietzsche : 10

personne ? Bien sûr, il s’agit d’un livre qui ne s’adresse pas, comme la plupart des
livres, à un public particulier. Quand Nietzsche l’écrit, il sait que ses lecteurs n’existent
pas encore (il publie en 1885 à compte d’auteur la dernière partie à un tirage de
quarante exemplaires). Mais comme le remarque Giogio Colli, le Zarathoustra n’est pas
un livre ésotérique : il “ renvoie à un pullulement de moments d’immédiateté,
quasiment à un état continu et multiple... En réalité, tous les hommes possèdent
l’immédiateté dionysiaque et, en tous, existent des expressions naissantes, des reflets
directs de ce fond... C’est pourquoi Ainsi parlait Zarathoustra est “un livre pour tous” et,
avec lui, Nietzsche entendait inaugurer une réforme révolutionnaire de l’exposition
philosophique... Cette œuvre peut donc être considérée véritablement comme une
bataille de grande portée ; mais ce qui reste éloigné, caché, inaccessible, quant au fond,
trouble la clarté de la communication... C’est pourquoi il s’agit aussi d’un “livre pour
personne” ” 58 Le Zarathoustra ne sera donc jamais la Bible d’une surhumanité qui en
aurait fini avec le dernier homme. Et cela Nietzsche était le premier à le savoir :
“ L’homme décide de rester à titre de supersinge. Image du dernier homme qui est
l’homme éternel ” 59. C’est éternellement qu’il faudra résister à son emprise. La
sélection qu’opére l’Éternel Retour est elle-même un processus éternel. Et c’est là que
Nietzsche se sépare le plus nettement de la pensée moderne : il n’y a pas pour lui
d’affranchissement ou d’émancipation inscrits dans une nécessité historique. Les
exceptions, ceux qui, malgré tout, parviennent “ ne serait-ce que dans une certaine
mesure, à la liberté de la raison ” 60, ne sont jamais assurés d’avoir définitivement
surmonté en eux la servitude. La béatitude est éternelle par éclats, dans l’instant 61.
22 Le dernier homme menace ceux-là mêmes qui, hors du troupeau, lui ressemblent le
moins, puisqu’il les expose au triple danger du “ grand mépris ”, de la “ grande
lassitude ” et du “ grand dégoût ”. La lutte qui s’engage alors n’a rien de surhumain ni
de sublime, et Nietzsche déteste ce qu’il appelle “ le ton héroïco-vantard. ” Elle est on
ne peut plus ordinaire et quotidienne, pour employer un vocabulaire qui n’était pas le
sien et qui n’est plus le nôtre. De cette lutte sortirons-nous grandis, si tant est qu’on en
sorte jamais ? Peut-être. Mais en un sens encore inouï de la grandeur, au sens de la
“ nouvelle grandeur ” qu’évoque Nietzsche : “ Ne pas voir la nouvelle grandeur ni au-
dessus ni hors de soi-même, mais en faire une nouvelle fonction de nous-mêmes ” 62, –
ou, pour le dire autrement : “ ... penser, non pas un sens extraordinaire de l’existence,
mais l’existence toute seule, toute nue, en tant que sens ” 63. Question de courage non
moins que de probité : vertus nietzschéennes, s’il en est.

NOTES
1.. Jean-Luc NANCY, Le Sens du monde, Galilée, 1993, p. 11.
2.. “ Maman, qu’est-ce que c’est, des hommes modernes ? ”, telle est la dernière
réplique de l’opéra d’Arnold Schönberg : Von Heute auf Morgen, Du jour au lendemain,
livret de Max Blonda, publié récemment in Ombres/Cinéma, 1997, p. 96. De cet opéra
Jean-Marie Straub et Danièle Huillet viennent de faire un film extraordinaire qui

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Le “ dernier homme ” de Nietzsche : 11

redonne écho et force à l’inquiétude de ce grand moderne qu’était Schönberg devant


l’extension des phénomènes de mode à tous les aspects de l’existence.
3.. NIETZSCHE, Frag. post., Printemps 1888, Œuvres complètes, XIV, p. 40.
4.. Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Maurice de Gandillac, Folio-Gallimard, Prologue, § 5.
5.. Martin HEIDEGGER, “ Lettre sur l’humanisme ”, trad. de Roger Munier, in Questions III,
p. 100-101.
6.. Lettre de novembre 1888 à Malwida von Meysenbug, cité in Œuvres complètes, XIV,
p. 396.
7.. Ainsi parlait Zarathoustra, IV, “ De l’homme supérieur ”, p. 346.
8.. “ Divagation d’un “inactuel” in Crépuscule des idoles, Folio/Gallimard, p. 82-83.
9.. Fragment intitulé “ Sur la modernité ”, in Frag. Post., Printemps 1888, Œuvres
complètes, XIV, p. 40.
10.. Frag. Posth. été 1881-été 1882, in Le Gai Savoir, Gallimard, 1982, p. 501.
11.. NIETZSCHE, Nietzsche contre Wagner, “ Comment je me suis détaché de Wagner ”, § 2.
12.. Ainsi parlait Zarathoustra, IV, “ L’illusionniste ”, p. 311.
13.. Ecce homo, “ Pourquoi je suis un destin ”.
14.. “ Nous venons d’entrer dans la grande politique, et même la très grande... je
prépare un événement qui, selon toute vraisemblance, va briser l’histoire en deux
tronçons, au point qu’il faudra un nouveau calendrier, dont 1888 sera l’An 1 ”, Brouillon
de lettre à Brandes de décembre 1888.
15.. NIETZSCHE, Le Gai Savoir, I, § 3, trad. Pierre Klossowski, Gallimard.
16.. Cf. “ La sangsue ” dans le quatrième livre du Zarathoustra : “ “Ainsi, tu es peut-être
le connaisseur de la sangsue ? demanda Zarathoustra ; et tu scrutes la sangsue jusqu’en
ses ultimes fondements, toi le scrupuleux ?” / “O Zarathoustra... ce serait une tâche
énorme, comment l’oserais-je entreprendre ? Mais ce dont je suis maître et
connaisseur, c’est le cerveau de la sangsue : – voilà mon univers !” ”, Ibid., p. 304.
Comme l’écrit Deleuze, “ l’homme à la sangsue ne sait pas que la connaissance est la
sangsue elle-même, et qu’elle prend le relais de la morale et de la religion, en
poursuivant le même but qu’elles : inciser la vie, mutiler et juger la vie... ”, Nietzsche,
P.U.F., 1968, p. 43. (Au moment où nous écrivons ces lignes, nous entendons un
journaliste parler, à propos des “ rencontres géographiques ” de Saint-Dié dans les
Vosges, d’“ un événement scientifique, populaire et festif ”. Voilà qui aurait, sans nul
doute, beaucoup réjoui notre philosophe !).
17.. Cité in Giorgio COLLI, Écrits sur Nietzsche, trad. de l’italien par P. Farazzi, Paris, Éd. de
l’Éclat, 1996, p. 17-18.
18.. VP II, § 154, p. 60.
19.. Fragments posthumes, automne 1885-automne 1887, Œ. C. XII, Gallimard, 1978, p. 164.
20.. Ainsi Nietzsche présente lui-même, dans Ecce Homo, Par-delà bien et mal comme
“ une critique de la modernité – sans en exclure les sciences modernes, les arts
modernes, ni même la politique moderne ”.
21.. Dans le cas de Schopenhauer, Nietzsche se détachera de lui en aggravant, en
quelque sorte, son pessimisme, révélant de la sorte en quoi Schopenhauer était encore
pieux, puisque tout, en lui, était recherche d’un salut. Schopenhauer reste pourtant
l’initiateur, l’éducateur, l’Erzieher, comme le dit le titre de la troisième Inactuelle. “ Aller
jusqu’au fond du pessimisme ” (Par-delà bien et mal § 56) pour le surmonter et le
traverser, telle est la leçon de Nietzsche.
22.. Un ouvrage récent annonce clairement la couleur : pourquoi nous ne sommes pas
nietzchéens, A. BOYER, A.COMTE-SPONVILLE, V. DESCOMBES, L. FERRY, R. LEGROS, P. RAYNAUD, A.

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Le “ dernier homme ” de Nietzsche : 12

RENAUT, P.-A. TAGUIEFF, Paris, Grasset, 1991. En 1977, on demandait à Gilles Deleuze : “ —
Que penses-tu des “nouveaux philosophes” ? — Rien, répondais-t-il, je crois que leur
pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par
gros concepts, aussi gros que les dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde,
LA rébellion, LA foi, etc. En même temps, plus le contenu de la pensée est faible, plus le
penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par
rapport aux énoncés vides ”, Supplément au n° 24, mai 1977 de la revue Minuit. Il ne faut
donc pas se tromper à propos des succès médiatiques de la philosophie. Le bavardage
est amplifié, ça suit son cours...
23.. Cité par Gilles DELEUZE, in “ Pensée nomade ”, Nietzsche aujourd'hui, U.G.E., 1973,
p. 163.
24.. On lit dans le journal Le Monde (daté du vendredi 12 septembre 1997) un article
intitulé : “ Nietzsche continue de diviser les Allemands ” où l’on apprend que si les
autorités de l’ex-RDA avaient évidemment interdit la publication des œuvres du
philosophe, les censeurs de la nouvelle Allemagne d’aujourd'hui ne sont pas loin de leur
emboîter le pas. Lors d’un colloque à Weimar ce sont cette fois-ci des philosophes venus
de l’Ouest qui ont proposé l’interdiction de la “ philosophie anti-humaniste ” et ont
“ invité à l’appui de leur thèse Klaus Höpke, qui, ancien ministre est-allemand de la
culture, se proposait “d’étouffer dans l’œuf” toute publication de Nietzsche ”.
25.. Jean-Luc NANCY, “ Also Messieurs la Souppe est servie ”, postface à Friedrich
Nietzsche, Sur Démocrite (Fragments inédits), Paris, Métailié, 1990. Pour être juste, il faut
indiquer que dans la lecture de Nancy, ce “ vieux-jeune Nietzsche ” auquel il convient
de revenir n’est justement pas celui qui nous occupe ici, à savoir le contempteur de la
modernité : “ ... ce vieux-jeune Nietzsche, le seul qui vaille encore quelque chose.
J’entends, non pas celui de l’“immoralisme”, ni celui, quoi qu’il en ait, d’un banal
ressentiment contre la modernité, ni celui du falot “Zarathoustra” : mais celui qui
pressent l’invention de l’origine, l’art de la vérité ”, Ibid.
26.. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, p. 103.
C’est à cet ouvrage que nous empruntons, dans notre titre, la notion devenue courante
de “ personnage conceptuel ” : “ Nous invoquons Nietzsche parce que peu de
philosophes ont autant opéré avec des personnages conceptuels, sympathiques
(Dionysos, Zarathoustra) ou antipathiques (Christ, le Prêtre, les Hommes supérieurs,
Socrate lui-même devenu antipathique...) ”, ibid., p. 103.
27.. Op. cit., p. 160.
28.. “ J’aime ceux qui ne savent vivre qu’en déclinant, car ils vont au-dessus et au-
delà ”, dit Zarathoustra avant d’assister à la chute du funambule dont il portera ensuite
le corps jusqu’à sa sépulture. Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, § 4.
29.. Ibid., p. 27.
30.. Ibid.
31.. On ne peut éviter, toutefois, d’esquisser un rapprochement entre le dernier homme
dont Nietzsche écrit dans une variante du Zarathoustra qu’il est “ une sorte de
Chinois ” (op. cit., p. 412), et l’homme de la fin de l’histoire, dans le commentaire de
Kojève de La Phénoménologie de l’esprit. Le Sage comme le dernier homme est totalement
satisfait par ce qu’il est et par ce qui est. Dans une note de la seconde édition de son
Introduction à la lecture de Hegel, Kojève distingue l’Américain, comme type même d’une
animalité-humaine post-historique, du Japonais qui lui est un “ snob transhistorique ”.
Ainsi, nous n’aurions plus le choix qu’entre l’animalité et le snobisme !

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Le “ dernier homme ” de Nietzsche : 13

32.. “ On aime encore le voisin et l’on se frotte à lui : car de chaleur on a besoin ”, Ainsi
parlait Zarathoustra, Ibid., p. 27.
33.. C’est Adorno qui note que “ ... là où régnait la loi morale, on veille désormais au
respect du code de la route : la condition permettant de tuer quelqu'un avec la
conscience tranquille, c’est le feu vert ”, “ Tabous sexuels et droit, aujourd'hui ”, in
Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, p. 90.
34.. Zarathoustra, op. cit., p. 27.
35.. Nietzsche, Cahiers de Royaumont, Minuit, 1967, p. 200.
36.. Le Zarathoustra est un livre prophétique en ce sens qu’il met en scène un
“ annonceur ” et un “ porte-parole ”. Zarathoustra n’est pas le surhomme mais celui qui
annonce sa venue.
37.. Frag. posth. été 1881-été 1882, in Le Gai Savoir, Gallimard, 1982, p. 475.
38.. “ Ce livre est destiné à des lecteurs calmes, à des hommes qui ne sont pas encore
entraînés dans la hâte vertigineuse de notre époque précipitée et qui n’éprouvent pas
un plaisir idolâtre à se laisser écraser par ses roues – donc à bien peu d’hommes ! Mais
ces hommes ne peuvent pas encore s’habituer à calculer la valeur de chaque chose par
le temps épargné ou par le temps perdu, ils ont “encore du temps” ; il leur est encore
permis, sans éprouver de remords, de choisir et de rechercher les bonnes heures du
jour et leurs moments féconds et puissants pour méditer sur l’avenir de notre culture,
ils sont en droit de croire qu’ils ont passé leur journée de manière digne et vraiment
utile, dans la meditatio generis futuri ”, “ Avant-propos à lire avant les conférences bien
qu’il n’ait pas avec elles de véritable rapport ”, Sur l’avenir de nos établissements
d’enseignement, Paris, Folio/Gallimard, 1990, p. 82-83.
39.. L’expression est de Georges COLLI, in Après Nietzsche, trad. de l’italien par P.
Gabellone, Montpellier, Éditions de l’Éclat, 1987, p. 146.
40.. Aurore, Avant-propos, § 5, Folio/Gallimard, p. 19.
41.. Frag. post., nov. 1887-mars 1888, p. 362-363, trad. de l’allemand par Pierre
Klossowski et Henri-Alexis Baatsch.
42.. Cité par Angèle KREMER-MARIETTI, in Le Nihilisme européen, U.G.E., 1976, p. 21-22.
43.. Ces mots d’ordre agissent subrepticement, de manière rythmique : “ il est certain
qu’un Allemand d’aujourd'hui puise la majeure partie de ses lectures quotidiennes dans
les journaux et revues de la même espèce, dont le langage s’insinue dans son oreille
goutte à goutte, avec un perpétuel rappel des mêmes mots et des mêmes tournures de
phrase ”, “ Considérations inactuelles ”, in F. Nietzsche, Œuvres, t. 1, Laffont, 1993, p. 200.
44.. Dans son Nietzsche. Essai de mythologie (trad. franç. Paris, Éd. du Félin, 1990), Ernst
BERTRAM est amené à commenter le traitement nietzschéen de l’anecdote. On se rappelle
que Nietzsche dans l’avant-propos de sa Philosophie à l’époque tragique des Grecs
présentait ainsi sa méthode : “ ... dans chaque système, j’essaie de relever trois
anecdotes, et je néglige le reste ”. Bertram faisait alors ce commentaire : “ Pour lui,
l’anecdote est un élément, une molécule de sa pensée comme de son style ” (ibid.,
p. 296). Tout le Zarathoustra, selon Bertram, est construit à partir de “ moments
anecdotiques ” (ibid., p. 297).
45.. “ Si, dans ces pages, je proclame hautement que Wagner est nuisible, j’entends
proclamer tout autant à qui il est cependant indispensable : au philosophe. D’autres
peuvent sans doute se tirer d’affaire sans Wagner : mais le philosophe n’est pas libre
d’ignorer Wagner. Il se doit d’être la mauvaise conscience de son temps : il faut donc
qu’il ait la meilleure science de ce qu’est son temps. mais où trouverait-il pour le
labyrinthe de l’âme moderne guide mieux initié, psychologue plus disert que Wagner ?

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Le “ dernier homme ” de Nietzsche : 14

C’est par la bouche de Wagner que la modernité parle son langage le plus intime : elle
ne cache ni ses vices, ni ses vertus, elle a perdu toute pudeur. Et inversement :
lorsqu’on a tiré au clair tout ce qui est bon et ce qui est mauvais chez Wagner, on a
presque établi un bilan définitif des valeurs modernes... Je comprends parfaitement
qu’un musicien puisse dire aujourd'hui : “Je déteste Wagner, mais je ne supporte plus
aucune autre musique...”... Mais je comprendrais aussi un philosophe qui dirait :
“Wagner résume la modernité. Rien n’y fait, il faut commencer par être wagnérien...” ”
Le Cas Wagner, Paris, Folio/ Gallimard, p. 18.
46.. Cette remarque incidente et énigmatique de Heidegger se trouve dans une note
additionnelle à la conférence de 1938 intitulée “ L’époque des conceptions du monde ”,
in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 133. On
trouvera une lecture éclairante de ce passage dans le livre de Philippe Lacoue-Labarthe,
Musica ficta (figures de Wagner), Paris, Bourgois, 1991, p. 168 et suivantes.
47.. Expression forgée par Nietzsche, cf. Frag. post., nov. 1887-mars 1888, p. 329, trad. de
l’allemand par Pierre Klossowski et Henri-Alexis Baatsch.
48.. Le Cas Wagner, Folio/Gallimard, p. 30.
49.. Cité par Gilles DELEUZE, in Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962, p. 179.
Deleuze parvient magnifiquement à analyser la condition du dernier homme dans les
pages de son étude consacrées au ressentiment : “ Haïr tout ce qu’on sent aimable ou
admirable, diminuer toute chose à force de bouffonneries ou d’interprétations basses,
voir en toute chose un piège dans lequel il ne faut pas tomber : ne jouez pas au plus fin
avec moi. Le plus frappant dans l’homme du ressentiment n’est pas sa méchanceté,
mais sa dégoûtante malveillance, sa capacité dépréciative. Rien n’y résiste... ” ibid.,
p. 134.
50.. Frag. post., nov 1887-mars 1888, p. 362, trad. de l’allemand par Pierre Klossowski et
Henri-Alexis Baatsch. Raymond RUYER, a pratiqué lui aussi et avec audace, la meditatio
generis futuri : Les Cent Prochains Siècles, Fayard, 1977.
51.. Giorgio COLLI, Écrits sur Nietzsche, trad. de l’italien par P. Farazzi, Paris, Éd. de l’Éclat,
1996, p. 163-164.
52.. Ibid., p. 166-167.
53.. Henri LEFÈVRE, Introduction à la modernité, Paris, Minuit, 1962.
54.. Michel DEGUY, “ La haine de la philosophie ”, in Choses de la poésie et affaire culturelle,
Hachette, 1986, p. 136.
55.. Zarathoustra, op. cit., Notes et variantes, p. 412.
56.. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991,
p. 16.
57.. Jean-Claude MILNER, Les Noms indistincts, Seuil, 1983, p. 134.
58.. Giorgio COLLI, Écrits sur Nietzsche, trad. de l’italien par P. Farazzi, Paris, Éd. de l’Éclat,
1996, p. 90-91.
59.. Zarathoustra, op. cit., Notes et variantes, p. 412.
60.. Cf. un des plus beaux textes de Nietzsche : “ Le voyageur ”, in Humain trop humain, I,
§ 638, trad. de Robert Rovini, Gallimard, 1988.
61.. “ “Béatitude éternelle” : absurdité psychologique. Les hommes courageux et
créateurs ne conçoivent jamais plaisir et douleur comme ultimes questions de valeur, –
ce sont des états corrélatifs, il faut vouloir les deux si l’on veut atteindre quelque chose ”,
Frag. post., automne 1885-automne 1887, p. 319. Ainsi, il ne peut être question de
posséder “ la grande santé ” : “ cette sorte de santé que l’on acquiert et que l’on doit

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Le “ dernier homme ” de Nietzsche : 15

acquérir sans cesse, parce qu’on l’abandonne à nouveau, qu’il faut l’abandonner... ”, Le
Gai Savoir, § 382, trad. Pierre Klossowski.
62.. Frag. post., été 1881-été 1882, in Le Gai Savoir, Gallimard, 1982, p. 493.
63.. Jean-Luc NANCY, Le Sens du monde, Galilée, 1983.

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