Marie Et L Anthropologie Chretienne de La Femme

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89 No 5 1967

Marie et l'anthropologie chrétienne de la


femme
René LAURENTIN (Mgr)

p. 485 - 515

https://www.nrt.be/fr/articles/marie-et-l-anthropologie-chretienne-de-la-femme-1463

Tous droits réservés. © Nouvelle revue théologique 2024


Marie et l'anthropologie chrétienne
de la femme 1

«Marie et la femme». Cette question pouvait sembler limpide,


il y a quelques décennies. La Vierge Marie était alors proposée
comme un miroir où les femmes chrétiennes étaient invitées à recon-
naître leur image idéale. La plupart des femmes d'aujourd'hui ne
s'y retrouvent plus. Le miroir est devenu opaque, ou bien il a pris
l'aspect d'un plan d'eau agité où l'on ne trouve plus qu'images brouil-
lées, difformes ou brisées.
Le présent article a pour objet de prendre la mesure de cette situa-
tion et de fournir quelques éléments bibliques susceptibles d'orienter
les solutions.

I. Les difficultés

La tâche la plus urgente est de prendre conscience des difficultés.


En ce domaine, en effet, comme en bien d'autres, le catholicisme
dépérit par désaffection lente de ceux qui ne se sentent plus concer-
nés par des thèmes désuets et factices. Ces malaises sont souvent
d'autant plus dangereux qu'ils sont inexprimés et provoquent à l'égard
de l'Eglise ce détachement tranquille qui est un des périls de l'heure :
ce qu'on a appelé le phénomène du « troisième homme » : un phéno-
mène en pleine expansion en ce qui concerne... la femme.

1. Bibliographie. T'ai réuni sur la. question de la, femme' une bibliographie
qui compte des milliers de fiches. Il faut se résoudre à une option rig'oureuse-
ment restreinte : quelques articles sur l'aspect théologique du problème (par
ordre chronologique) :
RONDET, H., Eléments pour une théologie de la femme, dans N.R.Tk., 79
(1957) 915 à 940. — EVDOKIMOV, P., La femme et le .ml'ut du. monde. Etudes-
d'anthropologie chrétienne sur les charismes de la femme, Paris, Casterman,
1958. — Le problème fémÏniw, Coiïect. Documents ponttf'icamix.,. par les moines
de Solesmes, Paris, Desclée, 2" éd., 1955. — PHILIPS, G., La. femtne dans l'Eglise,
dans Ephemerides Theologiae Lovamenses, 37 (1961) 597-603.
A l'heure des dernières révisions, j'ai pris connaissance de deux travaux qui
font étape : le double numéro spécial de Spirities, sept.-dec. (1967), n" 38-29,
et le livre de Thierry MAERTENS, La- promotion de la. femme dans îa Bible. Ses
applications au ttwrùi-gc et pu ministère, Paris, Casterman, 1966, Ce livre apporte
des perspectives nouvelles, notamment pour opérer un tri entre normes de foi
et données sodologiques. Le n0 29 de Spiritîts, p. 432-440, contient une excellente
bibliographie.
486 It. LAURENTIN

Le fait-clé dont il faut partir tient en ceci. Que la Vierge Marie


soit « modèle de la femme », cela paraissait encore simple il y a une
cinquantaine d'années, dans le catholicisme du moins. L'imitation de
îa Sainte Vierge était un des livres les plus fréquemment offerts aux
jeunes filles lors de leur communion solennelle. Et c'était là un thème
classique de la prédication chrétienne.
Aujourd'hui, non seulement ce thème ne <K rend » plus, mais les
prédicateurs n'osent même plus l'employer. Pourquoi ? Cela peut tenir,
pour une part, à la conscience que nous avons prise de la relativité
de l'image que notre civilisation s'est formée de la Vierge à partir
de données bibliques et archéologiques assez minces, et surtout des
idéaux en partie factices que la civilisation du moyen âge et de la
Renaissance ont projetés sur elle. Mais nous laisserons de côté cet
aspect complexe du problème et nous nous limiterons à quatre raisons
significatives.

1. Evolution et relativité de la situation féminine

L'explication fondamentale tient en ceci. La situation de la femme


n'avait guère changé entre les premiers siècles judéo-chrétiens et le
début du nôtre. La femme n'avait pas l'égalité des droits civiques
et économiques. (La possibilité pour une femme mariée de vendre
ses biens propres sans l'autorisation de son mari vient seulement
d'être reconnue en France en 1966). La femme n'avait pas le droit
de vote, pas de part à la vie politique de son pays. Elle avait peu ou
pas d'accès à la culture intellectuelle. Elle était réduite à ce que les
allemands appelaient les « 3 K » : Kinder, Kiiche, Kircke : les enfants,
la cuisine, l'Eglise. (Le troisième « K » répondant, toutefois, a un
phénomène plus récent). Moralistes et prédicateurs la définissaient
comme « épouse et mère », avec un appui marqué sur le second terme.
C'était là un terme privilégié des instructions pour jeunes filles chré-
tiennes, mais par un flagrant contraste, jamais on n'aurait songé à
prêcher aux jeunes gens qu'ils doivent être « époux et pères ». Encore
moins les aurait-on définis par là. Marie était le modèle de la femme
au foyer, du travail domestique, d'une vie enclose à la maison.
Bref, elle était le type sociologique d'une femme vivant à l'ombre
de l'homme, en situation sous-développée, dans une civilisation, elle-
même sous-développée : le modèle de la femme qui file et qui tisse,
qui tire l'eau du puits et entretient la flamme, comme tant de femmes
le faisaient encore au début du XX" siècle, en un temps où les
campagnes abritaient la majeure partie de la population.
Ces cadres sont devenus étrangers à la femme d'aujourd'hui. Bien
plus, ils lui offrent une image repoussante : celle d'une aliénation
dont elle ae sent à peine libérée. Non seulement ses horizons se sont
UART9 BT I/AKTHKOPOLOûla CURÊTIliNNE DS. LA PÏMMB 487

ouverts sur le monde, sur la culture, sur des responsabilités profes-


sionnelles, sociales, économiques et politiques analogues à celles de
l'homme, mais elle a le sentiment d'inventer ce rôle nouveau qu'elle
joue dans les pays évolués. Rares sont les filles qui souhaitent res-
sembler à leur mère 2. Non moins rares celles qui reconnaîtraient la
Vierge Marie comme un modèle vivant.
Ainsi, un des thèmes les plus courants des discours pontificaux,
celui qm semblait la valeur sûre par excellence : « la femme au foyer »
se trouve dépassé par cette évolution. Au début de son pontificat,
Jean XXIII exposa encore, devant une association de femmes italien-
nes au travail, ce thème de la triste condition où les mettait l'obligation
de gagner leur vie. Ce qui surprit, car pour ces femmes le travail
représentait autre chose : un élément irremplaçable de leur insertion
dans le monde et de leur culture. Peu après, Jean XXIII reconnut
cet aspect de la promotion féminine. Dans Pacem in terris, il saluait
là un « signe des temps s> a .
Deux motifs ont donné, en effet, au travail professionnel de la
femme, un sens nouveau.
Le premier est particulièrement clair dans la situation française.
Le nombre des femmes au travail n'y a pas augmenté sensiblement
depuis 1900. Mais ce n'est plus le même travail. En 1900, on exploi-
tait les femmes pauvres pour les travaux inférieurs et mal payés.
Aujourd'hui ce type de travail a diminué dans des proportions con-
sidérables, mais un plus grand nombre de femmes exercent maintenant
des professions dignes de ce nom : avocat, médecin, chef d'industrie,
professeur d'université, etc. Et, tout comme leurs collègues masculins,
elles y voient une responsabilité, un facteur irremplaçable de culture
et de développement humain. Elles pensent ouvertement ou secrète-
ment que les femmes réduites aux « 3 K » ne sont pas des femmes
complètes. La profession féminine n'est plus un pis-aller, une dégra-
dation. Elle apparaît de plus en plus comme un deuxième pôle sans
lequel la vie réduite au foyer serait aliénation et asphyxie.
Le second motif est le suivant : la vie humaine et la durée de son
efficacité se prolongent. L'âge du mariage tend à s'abaisser. La ré-

2. Voir l'enquête de Menie GEÉcornE, Le Métier de femme, Paris, Pion, 19û5,


p. 11-32.
î. On sait que le Concile a repris ces thèmes dans la Constiiufion sur l'Eglise
et le inonde, n° 60, § 3 (éd. du Centurion, 3, p. 164) et dans le Décret sur f A f ' o s f o -
îat des laies (n° 9, § 1 ; ib., p. 281). Les textes restent courts et vagues. La
question était trop neuve, pas assez mûre, pour yue le Concile puisse préciser.
Fait frappant : Dans le recueil des Enseignements Pontificaux sur Le pro-
blème féwiwin; édité à Solesmes en 1955, et qui compte 244- p., les textes de
Pie XII occupent 224 pages, et tous les papes antérieurs, 20 pages sculei-nenL
(dont 6 pages blanches). Une des raisons semble être que l'enseignement sur ce
suiet vieillit vite et: supporte mal la réédition. L'enseignement de Pie XII, si
soucieux d'adaptation à son temps qu'il ait été, a déjà subi, en maintes pages,
celte loi du vieillissement...
488 R. WJWriN
filiation des naissances se réalise effectivement (quelles qu'en soient
les causes). La conséquence pratique est la suivante : beaucoup de
femmes qui renoncent à exercer une profession durant le temps où
elles élèvent leurs enfants (entre l'âge de 20 et 40 ans) ont une seconde
vie à vivre après cet âge. Elles retrouvent le monde extérieur avec
ses responsabilités ; et cette seconde vie, que la plupart d'entre elles
ont préparée avant le mariage, est très importante pour elles.
Ces nouveaux aspects, ces nouvelles formes de la situation féminine,
la Vierge ne les a pas expérimentés. Ils étaient étrangers à la société
juive de son temps.

Les changements qui ont commencé il y a environ un siècle se


poursuivent, comme bien d'autres, à une cadence accélérée qui pose
une question : jusqu'où ira cette évolution ?
Dans quelle mesure les servitudes de la condition féminine (rythmes
physiologiques, gestations, etc.) doivent-elles être acceptées comme
moyen d'accomplissement ou refusées, dépassées, par la liberté hu-
maine qui prouve en tant de domaines son pouvoir de vaincre les
servitudes de la nature : l'obscurité de la nuit par la lumière électri-
que, les épidémies par la vaccination, la pesanteur par l'aviation, les
limites de l'atmosphère par la navigation intersidérale, etc. ?
Certains esprits ont été parfois très loin dans cette voie, jusqu'à
penser à la possibilité d'une gestation artificielle des enfants. Ces
solutions extrêmes seraient assurément utopiques et dangereuses,
destructrices de valeurs humaines fondamentales. La leçon des faits
l'a déjà rappelé sévèrement, à l'occasion d'expériences bien moins
radicales. Les maternités ultra-modernes, aseptiques cent pour cent,
où tes bébés étaient élevés sans contacts humains, ont connu des
taux de mortalité considérables. Ces épidémies d'un nouveau genre
ont été jugulées quand on a rétabli un contact réel, physique et affec-
tif, des bébés avec la femme chargée de les soigner : sans gants ni
masque...
Assurément, bien des servitudes ont été et peuvent être vaincues
utilement. Qu'on songe à la régulation des naissances, préconisée par
Pie Xll et par le Concile •ï, à l'accouchement sans douleur, et à tous
les progrès qui contribuent à promouvoir une maternité responsable.
Cette évolution et ces questions obligent à prendre du recul à l'égard
du thème classique : « Marie, modèle de la femme ». La formule

4. Constitu-tion pastorale sur l'Eglise et te Monde, n" 50, § 2' ; éd. du Centu-
rion, 3, p. 142. Pie XII avait admis le principe de cette régulation des naissances
dans le discours aux sages-femmes, 39 octobre 1951, AAS 43 (1951), p. 853-854 ;
et dans la mise au point faite le 26 nov. à l'audience des Associations Familiales,
ib., p. 855-860. Il rie voyait alors que deux moyens licites de régulation : con-
tinence et méthode Ogino, -mais il exprimail: le souhait et l'espoir que !a science
en fournisse d'autres.
UAK1X ET L'ANTHROPOLOGIE CHRÊTiïNNIi Dit LA l^milf 489

même fait question. Car « modèle » est un maître mot qui a provoqué
dans les sciences humaines quantité de débats, dans le cadre desquels
la formule classique que nous venons d'énoncer ferait tout simple-
ment figure d'un non-sens. De toute manière on ne peut plus proposer
la Vierge Marie comme un modèle « statique », un modèle qu'il
s'agirait de « reproduire ». Le peu d'éléments que nous possédons à
ce sujet, comme l'évolution de.la situation féminine, invitent à renon-
cer à cette fausse piste.
Ce que l'Evangile nous offre, en vérité, ce n'est pas un modèle
tout fait, encore moins un modèle détaillé, c'est un témoignage réduit
à quelques traits fondamentaux et donné dans une situation qui
commande toute l'histoire du salut : avant tout, l'acte par lequel
Marie introduisit le Fils de Dieu dans la race des hommes et dans
l'histoire humaine. A ce niveau — celui des mystères de l'Incarnation
ef de la Rédemption dont l'accomplissement se poursuit dans l'Eglise
— ce que l'Ecriture nous présente, ce n'est pas un modèle qu'on
puisse copier. C'est d'abord l'accueil d'un projet de Dieu dans un
élan de la créature : un projet qui se continue dans l'histoire du
salut. Ce sont aussi des valeurs qui n'ont rien de tout fait : la. foi
lucide5 et généreuse (Le 1, 38, 45) de l'Annonciation ; l'initiative et
le témoignage de la Visitation où Marie porte le rayonnement du
Christ (1, 42) et de l'Esprit (1, 35 et 41) à Jean-Baptiste et à sa
cousine Elisabeth. C'est le sens de la transcendance de Dieu (1, 47,
49, 54), de la pauvreté évangélique (1, 48 et 52), de l'action de grâces
(1, 46-49, 54), de la révolution opérée par le salut (1, 48, 51-53),
que chante le Magnificat. C'est l'attention corrélative au Christ et aux
hommes que révèlent les deux paroles de Cana : la parole qui attire
l'attention de Jésus vers les besoins des hommes : « Ils n'ont plus
de vin » (Jn 2, 3), et la parole adressée aux serviteurs : « Faites tout
ce qu'il vous dira» (2, 5). C'est la présence courageuse et compatis-
sante auprès de Jésus mourant, la disponibilité a. une nouvelle forme
de maternité (/w 19, 25-27) ; l'union à la prière communautaire de
l'Eglise en espérance de l'Esprit Saint {Ac Ï, 14). En tout cela,
Marie est celle par qui Dieu a voulu naître en ce monde, et le type
même de la communion divine et humaine à l'action par laquelle il
sauve les hommes ; et cette communion est aussi une coopération qui
engage toutes ses ressources humaines. Marie est en tout cela le
type des rachetés, la réalisation idéale et première de l'Eglise entière.
Elle est un type dynamique et non statique, le germe vivant de la foi
de l'Eglise, où se déploieront à travers les siècles les virtualités de ce
consentement initial donné à la grâce gratuite de Dieu. Comme la

5. Le 1, 34. Ce verset signifie un propos de rester vierge en connaissance


de cause, me semble-t-il, R. LAURENTIN, Structure et théologie de Luc 1, 2,
Paris, Gabalda» 1957.
490 R. I^AUR^NTIN

Vierge y a engagé ses ressources vives de femme et de mère, l'Eg-lise


y engagera, dans la même ligne, les ressources variées des âges, des
sexes, des races, des cultures, des civilisations.
Si la mère de Jésus est exemplaire en tout cela, ce n'est pas en
vertu des particularités de sa situation, notamment de celle que pour-
raient révéler l'archéologie et l'ethnologie, c'est d'abord parce qu'elle
a su vivre et assumer cette situation particulière et les valeurs qu'elle
impliquait avec le sens de leur étemel accomplissement. C'est aussi
parce que la situation qu'elle a vécue est la situation centrale et fon-
damentale du salut, une situation-type qui garde une pérennité en
Jésus-Christ, une situation universellement significative : Marie est
la femme qui a su assumer l'universalité du monde et de son salut
dans la réalité limitée d'une situation historique particulière — comme
le Christ d'ailleurs, avec lui et par lui, durant ses trente ans de Nazareth.

2. Marie modèle féminin et le Christ modèle universel

La conclusion à laquelle nous sommes parvenus met en question


un principe qu'on se donnait souvent pour acquis : Marie est le modèle
des femmes, comme Jésus est le modèle des hommes.
Cette distinction rencontre de sérieuses objections.
D'abord, le Christ, Homme-Dieu, est l'exemplaire suprême et uni-
versel, pour les hommes et pour les femmes, et d'abord pour Marie
qui fut la première à sa suite- C'est essentiellement par son humanité,
non par sa masculinité, en effet, que le Christ nous a sauvés. C'est
essentiellement à ce niveau qu'il se révèle à nous et nous « attire ».
De même Marie est plus profondément qu'un idéal féminin, un idéal
humain.
On pourrait ajouter qu'il est difficile de préciser en quel sens les...
traits évangéliques réalisés respectivement par le Christ et par la
Vierge sont spécifiquement masculins ou féminins. Ainsi, par exemple,
le Christ est mort, et le rôle de Marie fut la compassion : un rôle
bien féminin souligne-t-on parfois. Mais, durant les persécutions,
nombre de femmes chrétiennes subirent la mort violente, comme le
Christ, tandis que la part de certains hommes était la compassion.
Plus généralement, la vie et la mort se chargent de faire jouer tour
à tour aux hommes et aux femmes l'un et l'autre rôle... Les diffé-
renciations révèlent, ici encore, leur évanescence.
Plus généralement encore : virilité et féminité ne sont pas des
catégories absolues, surtout au plan psychologique ici considéré. Il
s'agit de « composantes » et non de traits exclusifs. Le masculin et
le féminin se trouvent à divers degrés en chaque homme et en chaque
femme, selon une grande variété de combinaisons. Au plan psycho-
logique, par exemple, il y a une prédominance émotive du côté de
MARIE •ffE I/ANTHROP01.0GIJÎ CHRÉTIENNE DE LA FEMME 491

la femme, mais l'émotivité existé pareillement du côté masculin :


plus chez certains hommes émotifs que chez certaines femmes peu
émotives. Cette situation est matérialisée au niveau physiologique
par l'indifférenciation embryologique initiale des sexes, et par les
éléments physiques témoins de la virilité chez la femme et de la
féminité chez l'homme.
Bref, il ne faut pas différencier l'homme et la femme comme s'ils
appartenaient à deux espèces différentes. Ils constituent des réalisa-
tions accidentelles corrélatives de la même humanité- Et l'huma-
nité du Christ fut faite dans cette corrélation. II n'aurait pas été
pleinement un homme, s'il n'avait été référé, dès l'origine, et dans
sa genèse physique et psychique, à une femme : sa mère. Comme
tout homme, il a été éveillé et modelé par cette présence et cette
image première, tandis que Marie était modelée elle-même par lui,
selon la grâce. Le mystère de l'Incarnation implique indissociablement
l'homme et la femme. Marie témoigne ainsi, au coeur même du salut,
que l'humain sauvé par Dieu est indissolublement masculin-féminin.
Cela nous conduit à une image moins simple mais plus profonde et
plus universelle du rôle exemplaire de Marie au principe de l'histoire
du salut : cette histoire que nous continuons, et où nous avons moins
à «imitera Jésus qu'à le «.suivre» selon sa parole même6.

3. Marie, la Vierge par excellence,


et la méconnaissance actuelle de îa virginité

Exprimons la troisième difficulté avec la vigueur qu'elle prend


chez nos contemporains 7 ; car la virginité de Marie gêne, et irrite
même parfois, nombre d'entre eux, plus qu'elle ne les attire.

6. Dans l'Evangile, le Christ invite à le suivre (verbe àKoXoufiÉca en M f 8,


22 ; 9, 9 ; 10, 38 ; 16. 34 ; 19, 21. 27. 28 ; 27, 55 ; Me 15, 41 ; Le 5, 27 ; 9, 49.
57. 59. 61 ; 18, 22. 28. 43 ; 23, 49 : CTUvaKo3lou9éo> ; Jn l, 37-38. 43 ; 6, 2 ; 8,
12 ; 10, 4. 5. 27 ; 12, 26 ; 13, 36. 37 ; 21, 19. 22). C'est pourquoi plusieurs textes
conciliaires ont peu à. peu substitué le thème de la segifela. Chrisfi au thème de
Vimilatw Christî.
Assurément, suivre Jésus, implique à divers degrés une imitation, mais dans
une perspective plus large et surtout plus dynamique, et qui marque mieux
l'invention nécessaire selon le renouvellement des situations. Notons que les
femmes sont explicitement mentionnées parmi ceux qui suivent Jésus, et que la
corrélation significative entre suivre et servir (idée de ministère ou diaconie
exprimée par le verbe SuiKOVeïv, attestée en Jn 12, 26) se vérifie à leur sujet:
Me 14, 49 ; Mt 27, 55 ; comparer aussi Le 8, 2 et 23, 49.
7. Nous ne nous arrêterons pas ici aux hypothèses qui récusent * la virginité
biologique» en Marie, pour tenter de ramener sa virginité à une chasteté con-
jugale qu'on pourrait appeler virginale du fait qu'elle serait hautement vécue
en Dieu. C'est là jouer sur les. mots et sur les dogmes. Ces tentatives théologi-
ques récentes manifestent à leur manière combien la virginité fait difficulté à
nos contemporains, fussent-ils catholiques. Elles se sont rarement exprimées
par écrit.
492 R. r,AL'RIÎ:STIN

La racine de leurs réticences tient en ceci ; Marie est vierge, Ïa


Vierge par excellence ; et ils valorisent l'accomplissement de la femme
dans la ligne d'une sexualité accomplie physiologiquement et psy-
chologiquement, selon l'ordre naturel ordinaire. Ils tendent à voir en
la Vierge Marie un. type de féminité incomplet ou sous-développé,
sinon de sexualité frustrée ou artificiellement compensée, un modèle
dangereux : « L'Immaculée » futuriste de Philippe Hériat8. Ils re-
grettent que Marie soit vierge, et vont parfois Jusqu'à mettre en
doute qu'elle l'ait été (ci-dessus note 7).
Un premier élément de réponse est inscrit dans la situation de
Marie, telle que la décrit le troisième Evangile. A l'heure de l'Annon-
ciation, Luc la présente comme une « vierge fiancée » (ou « mariée » a )
à un homme du nom de Joseph (1, 27). Certes, il s'agissait là d'un
mariage hors série, du fait que Marie avait formé le propos de « ne
point connaître d'homme» (Le 1, 34), au sens sexuel de ce verbe.
Et pourtant, cette « vierge mariée » vécut avec Joseph une vie com-
mune supposant une profonde union de responsabilité, de labeur,
d'entraide, avec un élément affectif certain, au plan d'une amitié
vécue entre homme et femme dans la solidarité d'un foyer à construire.
Plus profondément, le propos de ne point connaître d'homme n'est
pas, chez Marie, incapacité de se donner à un homme. C'est le propos
de la KS;Cûpi'Ctû"évn (Le 1, 28) : la créature exclusivement choisie
par Dieu et vouée à Dieu, pour la forme de service personnel, ab-
solu et direct, que révèle l'Evangile de l'Annonciation. Il s'agit bien
ici d'une vocation à un don de soi : à cette forme de don qui est folie
selon la sagesse de ce monde, mais qui appelle le renoncement aux
biens de ce monde : par la pauvreté, car la richesse partage le cœur
fragile de l'homme (Mt 6, 21 et 24), et par la virginité car le don
de soi qui se réalise dans l'ordre de la sexualité implique une exclu-
sivité, donc certaines limites (1 Co 7, 32-35).
Cette dernière explication doit être précisée sous peine de sonner
faux. N'ayons pas l'air de dire que le mariage étriqué, ni qu'il abaisse.

8. Ce drame d'anticipation met en scène une femme qui veut avoir et obtient
un enfant par voie de parthénogenèse avec toutes les monstruosités qu'implique
un tel projet. Le titre réfère ce cas à la Vierge Marie.
9. Luc emploie le même participe grec Êuvnoreuuévn pour exprimer la situa-
tion de Marie à l'égard de Joseph : à l'Annonciation, d'une part (1, 27) et à
Noël d'autre part (2, 7). La Bible de Jérusalem traduit par' fiancée dans les
deux cas : ce qui est étrange pour le second. D'autres auteurs préfèrent tra-
duire mariée dans les deux cas. C'est Matthieu qui distingue deux situations
(fiançailles et mariage) séparées par le moment où Joseph « prend Marie chez
lui» (Mt 1, 34). De toute manière la distinction entre fiançailles et mariage ne
recouvre pas. celle que nous ferions aujourd'hui. Selon le Deutéronome 20, 23-24
si un homme « couche avec une vierge fiancée à un homme » (mêmes termes
qu'en Le 1, 26), « ... il a violé ta femme de son procîiaws>, car elle appartient
juridiquement au fiancé comme une épouse.
Sur le propos de virginité selon Le 1, 34, voir ci-dessus note 5.
MARIE; ET L'ANTHROPOLOGIE CHRÉTIENNE DE LA FEMME 493

Bien au contraire, il est appel à sortir de l'égoïsme pour s'accomplir


dans le don de soi, à l'époux, à l'épouse, aux enfants. Bien plus, lors-
qu'il se réalise authentiquement, ce don de soi donne accès à des
valeurs universelles. Le thème gidien de la famille « close », et pour
cette raison haïssable, n'atteint que des réalisations manquées de la
famille. Et l'on sait quelles complaisances ont amené Gide à s'ap-
pesantir sur ce thème.
Il ne s'agît pas non plus de défendre ici une -s hiérarchie des états »
où la virginité en soi serait supérieure au mariage en soi. Selon l'ordre
naturel, le mariage se situe évidemment à un niveau supérieur par
les valeurs d'amour et de fécondité qu'il réalise. A ce niveau-là, le
danger d'égoïsme et de médiocrité est du côté du célibat, qui procède
souvent d'un repli sur soi, d'une immaturité, ou de l'incapacité de se
donner à un autre. La virginité ne prend sa valeur que comme moyen
de réalisation d'une finalité supérieure. Mais cela se rencontre en
dehors du domaine « religieux », lorsque des hommes voués à une
vie pleine de risques et peu compatible avec la stabilité du mariage,
choisissent, consciemment et pour ces raisons, le célibat. On peut
proposer ici une autre analogie : la vie vaut mieux que la mort. Mais
la mort peut valoir mieux, si elle est donnée pour une cause plus
haute. Préférer la vie à la mort, cela peut être dans certains cas une
lâcheté ou une trahison. De même pour le mariage et la virginité
face à certains appels humains, et surtout face à l'appel de Dieu.
La virginité de Marie est vouée à l'accueil du salut, à un don de
soi exclusif au Dieu sauveur, et par lui à ceux qu'il venait sauver
par sa naissance : c'est-à-dire l'universalité des hommes. C'est par
cette consécration totale à l'œuvre de salut que Marie est exemplaire,
et que sa virginité est exemplaire.
Enfin, la virginité chrétienne, celle de Marie, est un signe et un
témoignage de « la nouvelle création » commencée par l'Esprit à la
Pentecôte. Dans cette anticipation eschatologique de l'éternité, il existe,
par grâce, une possibilité de s'accomplir directement en Dieu, dans
le renoncement à l'ordre des valeurs naturelles qui en sont l'échelle
ordinaire. C'est toute la doctrine du centuple évangélique, promis à
ceux qui ont renoncé aux biens de cette terre et aux biens du mariage :
ce centuple que le Christ a promis dès ici-bas, selon saint Marc (10,
30). Un tel accomplissement spirituel se réalise à l'évidence chez les
saints : François d'Assise par exemple, mais non dans la sainteté
manquée : dans ce demi-monde de la sainteté qui prolifère. La pro-
fession de vie eschatologique qui, caractérise la vie religieuse est très
exigeante, car si la vie divine et l'amour divin n'en sont pas la mesure,
l'homme retombe en dessous de ceux qui vont à Dieu par l'humble
médiation des réalités naturelles.
494 R. LAL-RENTIN

Marie est le type de la vie eschatologique vécue pour Dieu,


de la plénitude d'une vie humaine où le centuple est retrouvé, à
commencer par le centuple de la maternité divine et de la maternité
universelle, fruits de cette virginité.
Cet épanouissement suppose des bases humaines et naturelles dont
on ne peut faire l'économie. Ainsi certains ordres religieux féminins
se préoccupent-ils aujourd'hui de réaliser l'épanouissement de la vie
consacrée sur son double terrain : le don total à Dieu qui en est
l'essentiel, mais aussi le soubassement naturel authentique sans lequel
l'élan vers Dieu est compromis par manque d'authenticité. Ainsi se
préoccupe-t-on de la maturation psychologique et affective dont parle
le Décret sur les religieux10: cette maturation s'accomplit dans l'ordre
des réalités humaines. Pour l'épanouissement de la psychologie fé-
minine, cela passe par des tâches maternelles à l'égard des petits en-
fants, tâches grâce auxquelles certains sous-développements psycho-
physiologiques se trouvent dépassés, et par d'autres responsabilités
authentiques et adultes. Si Dieu a voulu que Marie soit Vierge, c'est
évidemment dans cette voie-là.

4. Mère d'un fils unique

La quatrième difficulté que soulèvent parfois nos contemporains


tient en ceci : Marie est mère d'un Fils unique. Elle n'est pas le
modèle des mères de famille nombreuse : elle n'a pas eu leurs soucis,
ni leurs charges.

Cette objection, très secondaire, se résout toujours dans le même


sens : l'universalité.
1° Marie a engendré un Fils qui est universel par sa divinité, com-
me par sa mission de Sauveur- Elle l'a accepté comme tel.
2° Marie a dû renoncer à ce Fils unique, et, à l'heure même où
elle y renonçait, adopter, sur son invitation, l'universalité des enfants
des hommes : « Mère voici ton fils » (/w. 19, 25)11. Ce thème de

10. Décret sur f a rénovation de la vie religieuse, n° 12, § 2: «Les candidats


à la profession de la chasteté ne drivent s'y décider ou y être admis qu'après
une probation vraiment suffisante, et s'ils ont la matunté psychologique et
affective nécessaire».
11. Jw 19, 2S-27 nous semble devoir être compris au sens d'une maternité
spirituelle. Mais ce sens n'a été reconnu que tardivement par la. Tradition, et le
caractère universel de cette maternité n'est pas explicite. Après les papes, le
Concile ensdgne la maternité spirituelle de Marie, mais il ne l'a pas fondée
sur /» 19, 25-27, afin de ne pas clore prématurément la discussion exégétique
(Lwwn Gentmm, Chap. 8, passim. R. LAUB&NTIN, La, Vierge {M Concile, chap. 9.
§ 2, p. 151-168).
MARI® BT I/AKTHROFOLOGIS CHRÉTIENNE DB IA FBMMS 495

l'adoption semble renforcé par une allusion a, Gn 4, 2, au sujet de


la génération de Seth par la première femme :
Dieu m'a donné vwc autre descendance à la place d'Abel puisque
Caïn l'a tué.

Marie est ainsi le type, à la fois de la maternité physique et de la


maternité adoptive : c'est là un aspect parmi d'autres, de cette uni-
versalité qui est la sienne,

II. Données bibliques pour une anthropologie chrétienne


de la femme

La situation que nous avons décrite n'est pas mûre pour de& solu-
tions définitives. Le présent article se propose seulement de dégager
des principes de solution en vue de mises au point qui auront à se
poursuivre selon un double réalisme : vis-à-vis des réalités humaines
qui évoluent, et vis-à-vis de l'Evangile.
C'est dans cet esprit que nous avons « répondu » aux principales
difficultés. C'est dans le même esprit que nous voudrions aller aux
racines du problème : la Bible et les Pères de l'Eglise ne séparaient
pas la Vierge, d'Eve et des autres femmes inscrites dans le plan de salut.
Au plan de pensée symbolique qui était le leur, ils avaient le sens
d'une anthropologie de la femme. C'est peu à peu qu'une certaine
exaltation dissociée des privilèges de Marie comme créature hors
série a fait perdre le sens de cette connexion vitale. Il importe donc
de restaurer une authentique anthropologie chrétienne de la femme.
A cet effet nous tenterons un inventaire biblique. Quels sont les
thèmes qui éclairent le problème de la femme selon le plan de Dieu,
et le rôle de Marie comme idéal féminin selon ce même plan ?

1. Egalité de l'homme et de la, femme

Le premier thème biblique, c'est l'égalité de l'homme et de la


femme : cette égalité de nature, attestée — à contre-courant de la
mentalité du temps — dans les deux récits de la création.

Selon le premier récit, extrêmement dépouillé :


Dieu créa l'homme à son image... Il les créa homme et femme
(.Gn. 1, 27).

Ce raccourci saisissant est repris plus vigoureusement encore en


Gn. 5, 1 :
Le jour où Dieu créa Adam, il le fit à la ressemblance de Dieu.
Mâle et femelle il les créa ; il les bénit et lew donna le nom
d'Adam-
496 R. LAURENTIN

Ici Adam désigne à la fois Phommc et îa femme, avec une vigueur


intraduisible, car ce mot hébreu est le nom commun qui signifie
« homme », et le nom typique du premier homme, selon cette loi
d'échange entre collectif et individuel, entre groupe et personnifica-
tion qui est une des clés de la pensée sémitique et biblique.
Genèse 2, 18-25 propose un second récit de la création, plus con-
cret, plus imagé, selon le genre littéraire du document /. Ce récit
a mauvaise réputation près de nos contemporains. Au lieu de pré-
senter en bloc la création — et la royauté — de l'homme considéré
dans sa double acception masculin-féminin, il semble donner une
priorité à l'homme masculin : priorité de temps et d'origine, bien
paradoxale au regard de la biologie 12. En réalité, ce récit ne se situe
pas sur le terrain scientifique — pas plus que le premier, celui de
Gn ï, 27 et 5, 1. Il est d'ailleurs plus ancien, plus archaïque. Et il
représente une première étape pour suggérer, à l'encontre de la men-
talité ambiante, la dignité de la femme que la législation d'alors met-
tait sur le même pied que les animaux, parmi les propriétés de l'hom-
me13. C'est en référence à ces textes que le récit de Gn 2, 19-20
livre son sens et ses intentions. Avant la création de la femme, Dieu
a fait défiler devant Adam tous les animaux qu'il avait « modelés
sur la terre », et l'homme, appelé à régner sur eux, leur a donné un
nom. Mais il n'a pas trouvé parmi eux « l'aide semblable à îu-i »
(2, 20 : on ne saurait trop souligner l'importance de cette expression).
C'est pour remédier à la déception du premier homme que Dieu tire
la femme de son sommeil et de sa substance. Alors Adam s'écrie :
« Cette fois, c'est l'os de mes os et la chair de ma chair ». Autrement
dit, la femme a même étoffe et même origine que l'homme.
Il y a plus : le récit ne se réfère pas aux coutumes patriarcales
selon lesquelles la femme quittait la maison paternelle pour aller
habiter chez son époux. Le récit de la Genèse centre le mariage sur
la femme, au rebours de la mentalité ambiante " :

L'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à son épouse


(Gn 2, 24).

Le Nouveau Testament ne revient pas formellement sur cette


égalité, sur cette identité de nature qui est acquise. Il s'y réfère à
l'occasion. Ainsi, par exemple, selon saint Paul, la femme a même
droit sur le corps de son mari, que le mari sur le corps de sa femme

12. Voir, par exemple, M. GRÉCOIKIÎ (citée ci-dessus, note 2, p. 126-128).


T. MAERTEKS, La promotiow de la femme, p. 9-10, 151-153, 164.
13. « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain ... ni son bœuf, ni
son âme ; rien de ce qui est à lui s, Ex 20, 17 et Dt 5, 21.
14. Que la femme quitte sa maison pour habiter chez son époux, c'est souvent
attesté dans la Bible, par exemple PS 44, 11, et encore Mt 1, 20-24, où Joseph
prend Marie chez lui.
MARIE BT L'ANTHROPOLOûlIt CURÉTIBNNB DB LA FEMME 497

(1 Co 7, 4) : ce qui est tout à fait contraire aux usages du temps :


sémitiques, grecs et latins. Le Nouveau Testament enseigne surtout
l'égalité dans le salut, l'égalité selon la grâce : une égalité où toutes
les différences sont dépassées :
II n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a
ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu'un dans le Christ
Jésus (Ga 3, 28).

De même 1 Pî 3, 7, insiste sur l'honneur que l'homme doit accor-


der à la femme en tant que « cohéritière de la grâce de Vie ». C'est
le thème juridique de l'égalité de droit devant l'héritage, appliqué
au suprême héritage qu'est le don de Dieu-
Ces affirmations s'enracinent dans un changement fondamental.
Selon l'Ancien Testament, seuls les hommes étaient soumis au rite
de l'Alliance : la circoncision. Dans le Nouveau Testament, un même
rite, le baptême, agrège hommes et femmes au peuple de Dieu, sur
le même plan et au même titre. Il les revêt pareillement de « l'homme
nouveau» : Jésus-Christ. («Homme» s'entend ici au sens humain
et non au sens masculin du mot : homo et non vir ; âvOpfflîcoç et non
àvTip).
Cette révolution dans le rite d'initiation a d'incalculables consé-
quences. Dans l'Ancien Testament seuls les hommes appartenaient
à part entière au peuple de Dieu. C'est par eux que les femmes s'y
rattachaient. Seuls les hommes étaient convoqués à l'assemblée15. Les
femmes étaient reléguées dans un parvis secondaire : le parvis des
femmes. Et la synag-ogue a continué cette tradition : la place des
femmes y est restée extérieure à l'assemblée1- Dans le Nouveau Testa-
ment, au contraire, hommes et femmes y participent au même titre.
Conséquence corrélative : lorsque le peuple d'Israël était appelé
un royaume de prêtres {Ex 19, 6), ce titre valait pour l'assemblée
des hommes circoncis. Au contraire, le « sacerdoce royal » du Nouveau
Testament18 comprend aussi les femmes.

La Bible témoigne toutefois d'un usage archaïque différent où la femme


restait dans son clan : Jacob attend 20 ans avant de pouvoir emmener ses épouses
(Gn 29, 18. 30 ; 31, 22-41). Encore ce départ prend-il la, figure d'un rapt, et les
épouses emmènent avec elles les dieux du foyer paternel. Voir aussi le cas de
l'épouse de Gédéon Jg 8, 31 ; cfr 9, 1-12 ; 14, 8-10 ; 15, 1-2 ; 2Ï, 15-25.
15. T. MAERTENS, La promotion, p. 16, cite ces textes frappants ;
Tous sont obligés de paraître devant Dieu, sauf le sourd, l'idiot, l'enfant,
l'homme aux organes bouchés, l'androgyne et les femmes (Hagiga 1, 1).
Femmes, enfants, esclaves, n'entrent pas dans le nombre des personnes pour
lesquelles on bénit (Berakot 7, 2).
La présence de femmes dans l'assemblée en Ne 8, 2, est un fait extraordinaire
lié à une audacieuse entreprise de rénovation.
16. 1 Pi 2, 9 ; cfr Is 6l, 6 ; Ap 1, 6 ; 5, 10 ; 20, 6. Sur la genèse de ces textes,
R. LAURËNTIN, Marie, {'Eglise et le sacerdoce, t. 2, 1953, p. 56.
N. K. TH. i-xxxix, 1967, n0 5. 19
498 E. LAURÇNTIN

Hommes et femmes, enfin, bénéficient de l'effusion de l'Esprit


Saint, comme Joël l'avait annoncé pour les temps eschatologiques
(// 3, 1). Ainsi les femmes prophétisent-elles dans l'assemblée chré-
tienne ". Et ce n'est pas une mince fonction (cfr 1 Co 14, 3. 31).

Au principe de cette révolution on trouve l'attitude du Christ. Dans


le royaume que sa prédication inaugure, les femmes ont place, et
parfois une place privilégiée (Le 10, 39 et 42) parmi ses auditeurs,
les bénéficiaires de ses miracles19, son entourage" et ses amis 20 :
ce qui suscita l'étonnement21. L'intervention du Christ en faveur de
la femme adultère 2a remet en question la disparité entre la situation
faite à l'homme adultère, qui était bénigne, et à la femme adultère
vouée à la lapidation. Jésus a manifesté l'égalité de l'homme et de
la femme devant la sanction comme devant le péché ; et pareillement
devant la loi d'indissolubilité du mariage23.

Face à cette affirmation de l'égalité entre hommes et femmes,


îl faut situer loyalement une série de textes antinomiques en appa-
rence. Selon le Nouveau Testament, la femme est donnée pour un
être faible (1 Pi 3, 7), en quelque manière inférieure à l'homme
{1 Tm 2, 13 ; 5, 13 et 1 Pi 3, 7). Elle est subordonnée à l'homme
dans le mariage (1 Co 14. 34 ; Eph 5, 22-24 ; Coî 3, 18 ; Tif 2, 5 ;
1 Pi 3, 1). Elle est exclue des fonctions hiérarchiques : gouverner,
célébrer le culte, parler dans l'Eglise24.

17. 1 Co 11, 5 et 1 Tm 2, 9-15.


18. < Le Christ s'adresse sans distinction aux hommes et aux femmes. On
pourrait: même dire qu'il s'adresse surtout aux femmes, car il se dit envoyé
spécialement aux pauvres ; et pauvres elles étaient. Tous, sans exception, sont
invités au royaume ; pas besoin de la Circoncision, pas besoin d'être un intel-
lectuel, ni d'avoir connaissance de la loi interdite aux femmes. La seule chose
requise est la foi en Jésus. Dès lors, il n'y a plus d'obstacle pour les femmes.
Le .Christ lui-même converse avec les femmes, aussi bien qu'avec les hommes :
la Samaritaine, la femme adultère, la prostituée, la femme païenne de Tyr,
Marie de Béthanie, Des femmes l'accompagnent ; il guérit des femmes ; c'est
aux femmes qu'il apparaît la première fois ressuscité, alors que leur témoignage
n'avait aucune valeur juridique en Israël-., » J. SONNEMAÎTS, dans Spirifuî. 1967,
n° 29, p. 404. Et l'étude plus poussée de T. MAERTENS, p. 123-144.
19. Me 15, 41 ; Le 8, 1-3 ; 23, 49 ; Mt 27, 55-56 ; cfr Jn 19, 25.
20. Le 10, 38-42 ; Jn 11, 1-44 ; 12, 2-3.
21. Jn 4, 27 ; cfr Le 7, 39.
22. Jn &, 1-11 ; cfr Le 7, 36-50.
23. Me 10, 1-12 ; Le 16, 18 ; Mt 5, 31-32 et 19, 1-9. La clause restrictive de
Mt, sur laquelle l'intervention conciliaire de Mgr Zoghby a ramené l'attention
(R. LAURENTIN, Bilan du ConcUe, Paris, 1966, p. 81-91 ; 394-397), semble relever
non d'une parole de Jésus lui-même, mais de Matthieu : une sorte de privilège
tnatthéen, analogue au privilège paulin, selon l'interprétation la plus obvie.
24. Parler au sens d'enseigner (Ï Co 14, 34-35 ; cfr î-Tm 2, 11) mais la femme
peut prophétiser (1 Co 11, 5).
MARIE ET L'ANTHROPOLOGIE CnRÉTISI^-E DE LA FEMME 499

Que penser de ces textes-là ? Dans quelle mesure constatent-ils


un état de fait ? Dans quelle mesure énoncent-ils une loi de nature
qui aurait valeur de norme ? Voilà une question difficile qu'on a
résolue trop souvent de manière simpliste : autrefois dans un sens
normatif, avec les outrances d'une mythologie naïve, aujourd'hui en
sens inverse avec trop de facilité et d'agressivité parfois.

Essayons de situer le problème et les éléments de solution :


1°. Ces textes reflètent la mentalité sociologique à travers laquelle
et à l'encontre de laquelle la pensée du Christ a dû se faire jour.
Ici comme ailleurs, le christianisme agit, non par voie de réformes
extérieures et de contestation des usages établis, mais par un esprit
qui opère comme le ferment dans la pâte.
Fermentation laborieuse. C'est déjà sensible dans l'élaboration des
Evangiles. Les épisodes qui mettent en relief la place nouvelle de la
femme dans le Royaume sont pour une bonne part ajoutés après
coup au fond primitif commun, ou bien donnent progressivement un
relief à des éléments qui n'en avaient pas26. Un trait frappant mani-
feste la difficulté avec laquelle les conceptions nouvelles ont percé.
La finale de Marc donne aux femmes un bien minable rôle lors de la
Résurrection :
Elles s'enfuirent du tombeau, car elles étaient tremblantes et trou-
blées, et elles ne dirent rien à personne car elles avaient peur
(Me 16, 8).

Les autres évangiles, et surtout les deux derniers en date, corri-


gent cette notation lestée de préjugés antiféminins. Luc rétablit la
priorité des femmes de la Résurrection dans la foi et le témoignage,
face à l'incrédulité des apôtres, comme nous le verronsac. Saint Paul
manifeste la même tension entre préjugés ambiants et ferment évan-
gélique.
Le passage sur la nécessité pour les femmes d'avoir un voile « à
cause des anges» (1 Co 11, 10) laisse les exégètes dans l'embarras.
Et l'apôtre fut le premier embarrassé en écrivant ce passage où il
se corrige pas à pas27 sans se fixer, pour retomber finalement sur

25. Sur cette mise en relief progressive, voir T. MAEKTËNS, La pronwîicm,


chap. 4, surtout p. 133-140. Les textes originaux (ou bénéficiant d'une présen-
tation originale par rapport au fond commun) sont notamment: Mt 1, 3. 5. 6
(les femmes de la généalogie) ; 8, 14-15 (contexte nouveau) ; 13, 33 ; 16, 1-4 ;
27, 19. 55-56. Le 7. 36-50 ; 8, 1-3. 51 ; 13, 10-17 ; 15, 8-9 ; 21, 1-4 ; 23, 27-29 ;
24, 10-Ï1. Dans nombre de ces textes, les femmes figurent comme auditeurs de
la Parole, membres de l'assemblée nouvelle que le Christ constitue, bénéficiaires
et témoins du royaume.
36, Le 24, 13, 10-11 et Jw 20, 11-18. Mt insère, visiblement après coup, dans
la trame commune, le récit de la première apparition aux femmes : 28, MO.
Cfr Me 16. 6-7.
27. Comparer notamment les v. 8 et 12. Cfr 1 Tm 2, 13.
500 R. LAURENTIN

cette simple considération de fait : «Au reste, si quelqu'un veut


ergoter, tel n'est pas notre usage, ni celui des Eglises de Dieu »
{1 Co 11, 16).
Quant aux textes qui invitent les femmes à être soumises à leurs
maris, ils ont leurs parallèles dans ceux. qui invitent les esclaves à
être soumis à leurs maîtressa. Des textes extrêmement rigoureux ;
ceux-ci par exemple :
Tous ceux qui sont sous le joug' de l'esclavage doivent considérer
leurs maîtres comme dignes d'un absolu respect... (1 Tm 6, 1).
Que les esclaves soient soumis en tout à leurs maîtres, cherchant
à leur donner satisfaction, évitant de les contredire (Tiï 2, 9).
Esclaves soyez soumis à vos maîtres, avec une crainte profonde,
non seulement à ceux qui sont bons et bienveillants, mais aussi
à ceux qwi sont durs (1 Pi 2, 18).

Le parallélisme entre esclaves et femmes est accentué par la phrase


que nous avons citée plus haut : « Dans le Christ il n'y a ni libre,
ni esclave, ni homme, ni femme» (Go 3, 28). La situation d'esclavage
est aujourd'hui abolie, et l'on reconnaît volontiers là le fruit d'une
requête évangélique. La situation antique de la femme est pareil-
lement dépassée ou en voie de dépassement. Et cela semble plus
clairement encore le fruit d'une requête de l'Evangile, puisqu'ici
l'Ecriture est à contre-courant de plusieurs idées reçues en ce temps-là,
comme nous l'avons vu plus haut.

2°. Ce constat invite à poser une autre question : une certaine


subordination de la femme ne s'explique-t-elle pas du fait du péché :
de l'égoîsme de l'homme, de sa volonté de puissance, de son instinct
de domination ? Ce facteur est lourdement patent dans les civilisa-
tions où la femme accomplit tout le travail et porte les fardeaux
tandis que l'homme règne et se prélasse. Et pourtant cette situation
paraissait fondée sur une norme de nature. N'est-ce pas en effet la
loi biologique de la génération que l'homme impose le fardeau et que
la femme le porte ? De tels raisonnements paraissent ridicules et
grossiers dès qu'ils sont dépassés par l'usage. Mais aujourd'hui en-
core, en plus d'un pays européen, bien des hommes ont le sentiment
que les travaux domestiques : vaisselle, lessive, cuisine et mille autres
servitudes, sont, par loi de nature, le domaine de la femme, et croi-

28. Ep 6, 5 ; 1 Tm 6, 1 ; Tit 2, 9 -, 1 Pi 2, 18 ; Cfr -T Co 7, 21-23 ; pour la


réciproque : Col 4, 1. Comme dans le cas du rapport mari-femme, la dépendance
sociologique maître-esclave se résout dans une commune dépendance au Christ :
«dans. le Seigneur ». Comme les femmes (1 Pi S, 7), les esclaves sont de plein
droit «héritiers» du royaume (Col 3, 24 ; cfr Pkm 16 ; Rm 8, 15-17).
MASIB ET I/ANTHROPOI.OGIB CIIRÉÏIBNNB DB LA ^MMB SOI

raient s'avilir en y mettant la main. Des civilisations plus évoluées


tendent à dépasser cette situation et cette mentalité20.

3°. Ce même constat invite enfin a. s'interroger sur les préjugés


qui ont structuré à travers les âges le mythe de l'infériorité féminine :
préjugés dont nous sommes encore tributaires.
Sur le terrain biologique, à la suite d'Aristote, même un saint
Thomas d'Aquin tenait la femme pour « un homme manqué » (mas
occasionafits) ; en quelque sorte : un homme qui, faute d'être parve-
nu au terme de son développement, restait à l'état infantile de fémi-
nité. Conception tout à fait étrange, car la reproduction de l'espèce
humaine, fondée sur la différence des sexes, apparaissait alors comme
le fruit d'un accident, d'une défaillance de la nature, d'une erreur
qui se produisait opportunément une fois sur deux. Dans la même
ligne, on pensait que l'embryon masculin recevait l'âme plusieurs
.jours avant l'embryon féminin : la matière s'y trouvant supérieure-
ment disposée- Nous donnerons plus loin d'autres exemples (p. 51l).

Ces préjugés et d'autres une fois éliminés, reste-t-il entre l'homme


et la femme une différence impliquant infériorité d'un côté, subor-
dination de l'autre ?
Le problème de la différence, si évident qu'il paraisse, est en
réalité fort délicat. En réaction contre le caractère factice de bien
des idées reçues, Simone de Beauvoir a pu défendre la thèse selon
laquelle l'homme et la femme sont des êtres également et entièrement
libres de se construire au-delà des particularités accidentelles de leurs
conditions respectives.
Sans aller jusque-là, il faut reconnaître que bien des différences
reçues sont irrecevables.
Ainsi, par exemple, îl faut résolument éliminer l'idée encore très
répandue (même parmi les théologiens) que l'homme a un rôle actif,
un rôle d'initiative, et la femme un rôle passif, sur le terrain biolo-
gique, comme sur le terrain psychologique. Non seulement la biologie,
mais la Bible même sont a. l'opposé de ce mythe malfaisant, qui se

29. Il y a beaucoup à retenir du plaidoyer unilatéral de Simone DE EEAUVOIÏI,


Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949,
On pourrait verser au dossier le « mâle courage » de la mère des Macchabées
(2 M 7, 21) et l'étrange formule de l'hymne des vierges martyres ; « Fortem
mrîli peciore ». Ces rédactions sont conditionnées par les préjugés ambiants
selon lesquels le courage est mâle. Si donc une femme est courageuse, c'est
qu'elle est un homme. D'où l'attribution d'une «poitrine virile* aux vierges
martyres par l'hymne du bréviaire.
Il n'est pas évident que le courage féminin soit moindre, quand la femme est
mise dans une situation qui'appelle le courage. Il serait plus juste de distinguer
des manières masculines et féminines d'être courageux ou lâche.
502 R. LAURÇNTIN

vérifie dans la mesure où il a modelé la femme sur un modèle de


passivité. Nous y reviendrons.
Là même où les supériorités de l'homme semblent les plus évidentes,
des causes sociologiques ramènent pour le moins cette « évidence »
à de plus modestes proportions. Concernant la force physique, par
exemple, les records sportifs masculins sont considérablement plus
élevés que les records féminins. Pourtant, si nous comparons les
records féminins d'aujourd'hui aux records masculins de 1900, il y a
souvent équivalence, ou même supériorité féminine : en natation par
exemple. Or, la sélection masculine a toujours tablé sur des candidats
cent fois plus nombreux et plus persévérants que les candidates
féminines, fort peu encouragées par la poussée sociologique.
Sur le terrain de la foi, c'est un fait que certains théologiens dé-
missionnent lorsqu'on leur pose la question : Y a-t-il des raisons
dogmatiques pour exclure les femmes du sacerdoce ? Rien ne prouve
que cela soit de droit divin, disait le P. Daniélou à Rome en 1965 :
propos qui fut largement répercuté par les Journaux, non sans exa-
gération parfois, et contesté par L'Osservatore Romano. J'ai entendu
Karl Rahner avouer son incapacité de se faire une opinion ferme
sur ce problème. Ces hésitations sont commandées par de réelles
difficultés 30.
Mais n'exagérons pas à l'inverse des excès passés. Il y a bien
des différences entre homme et femme dans l'ordre naturel. Ce n'est
pas un fait accidentel, mais un fait de nature, qui se prolonge au
plan surnaturel. Il y a là un mystère à pénétrer, non une difficulté
à éliminer.
Au plan physique, la différence entre homme et femme n'est pas
superficielle, mais fondamentale. Chaque cellule du corps masculin
ou féminin est sexuée. Chez l'homme, la 23e paire de chromosomes
comporte deux bâtonnets différents, selon la formule X, Y : chez
la femme, deux bâtonnets identiques selon la formule X, X. Le
noyau de chaque cellule féminine est également caractérisé par la
présence de ce qu'on appelle chromatine sexuelle. Cette différenciation
fondamentale commande le reste : hormones, caractères sexuels fonda-
mentaux et secondaires. A ce niveau nous trouvons le rôle propre
de la femme dans la génération, sa constitution fonctionnelle à cet
effet, et tous les prolongements psychologiques de cette constitution.
Dans la génération, la femme est du côté de la réceptivité, de la
continuité vitale. Elle est en liaison plus intime, plus suivie avec la
vie qui s'élabore et avec le cosmos. Elle joue un. rôle médiateur entre
l'homme qui lutte avec les forces cosmiques pour les asservir, et

30. J. SONNEMANS, Vers î'ordination des femmes, dans Spvritus, 1966, n° 29,
p. 403-422, et T. MAERTEÎTS, La promotion, p. 195, 216-317 hésitent pareillement.
Voir ci-dessous- p. 507-510.
MARIE ET I/ANTHROPOLOGI^ CHRETIEîW^ D^ LA FEMME 503

la vie qu'elle assume, perçoit et défend, de l'intérieur. Elle est ainsi


un intermédiaire irremplaçable entre l'homme dont la psychologie
est discontinue, et la continuité qu'appelle la perpétuation de la race
humaine.
Cette différence n'est pas altérée, mais accomplie dans l'ordre sur-
naturel, Toutefois elle est relativisée en même temps qu'accomplie,
car il y a un certain dépassement des sexes et de la sexualité dans
la vie éternelle, comme l'atteste l'Evangile (Mt 22, 30). Déjà, au
niveau de la divinisation ici-bas commencée, il n'y a « m homme, ni
femme», selon le mot déjà cité de saint Paul ÇGa 3, 28).
Le psychologue hollandais BuytendiJk, qui élimine bien des dif-
férences factices, et qui récuse, plus généralement, toutes les ten-
tatives pour attribuer à l'homme ou à la femme des qualités ou
capacités particulières propres, admet cependant une différenciation
fondamentale, qui tient à deux manières de ressentir les réalités ex-
térieures et de s'y insérer : La femme est « pleine de sollicitude pour
le monde » 31. Ce qui domine chez elle, c'est le sens des valeurs, tandis
que chez l'homme, l'expérience fondamentale est Ïa résistance du
cosmos sur lequel il opère. Pour rhomme, tout est matière à trans-
former et moyen pour réaliser une fin, tandis que la. femme respecte
et protège les droits et l'intégrité des réalités de nature. LTiomme
serait caractérisé ainsi par la finalisation, et la femme par la gratuité ;
l'homme par le devoir, et la femme par la spontanéité ; l'homme par
la chose, et la femme par la personne.
Cette différenciation qu'il faudrait approfondir et préciser donne
lieu à des supériorités ou infériorités de surface qui ne sont pas
toutes du même côté. Il paraît clair que la femme a des supériorités.
Dans l'ordre physique, la plus évidente est sa longévité, une résistance
supérieure au travail continu et prolongé, du moins dans certains
domaines- Dans l'ordre spirituel, elle a aussi ses facultés propres :
une certaine qualité du don de soi, une réceptivité à l'égard des va-
leurs de Révélation que les hommes ont tendance à traiter comme
une matière à modeler. Je ne suis pas du tout persuadé que les hommes
soient plus capables que la femme d'assurer la transmission du mes-
sage, ainsi que l'affirment certains théologiens. Bien des faits per-
suadent même du contraire. Ainsi, par exemple, un homme qui lit
un texte en public, change souvent les termes. Les femmes sont
ordinairement plus fidèles et plus exactes. Faut-il ajouter que les
hommes, y compris les évêques, se sont distingués au cours de l'his-
toire, dans- le domaine de l'hérésiologie ? Et suffit-il de répondre
que les femmes ont manqué de moyens pour les concurrencer ?

31. L. BuyfENDiJK, La femme, ses modes d'être, de parmfre et de penser,


Bruges, 1954,
504 R. I^URENTIN

Nous voici à pied d'oeuvre pour saisir l'accord et l'articulation


entre les deux données apparemment antinomiques du Nouveau Tes-
tament : égalité - hiérarchie.
La clé du paradoxe tient en ceci : la différence des sexes est,
dans l'ordre de la nature, un élément relatif : le fondement d'une
relation dans l'égalité de nature. Les sexes sont essentiellement réfé-
rés l'un à l'autre à l'intérieur d'une même espèce. Ils sont strictement
corrélatifs.

Le mystère des trois personnes divines présente ici une analogie


très éclairante, une double analogie :
1° Les Pères de l'Eglise établissent dans la Trinité un ordre, et
même une hiérarchie. Les Pères grecs y voient une « monarchie », où
le Père est le « monarque », c'est-à-dire le seul et unique principe
selon l'étymologie de ce mot formé de l'adjectif mcWrOS qui signifie
un seul, et du substantif arche qui signifie principe. En ce sens, le
Christ restera éternellement « soumis » au Père après s'être soumis
toutes choses33 (-? Co 15, 28 : c'est le même verbe ÔTtoraocœqui est
employé pour signifier la «soumission» de la femme à l'homme).
Jésus a été Jusqu'à dire : « Le Père est plus grand que moi » (/«• 14,
28). Et pourtant, il y a parfaite égalité entre le Père et le Fils. De
même entre homme et femme, avec cette différence qu'entre le Père
et le Fils il n'y a pas seulement égalité mais identité.
2° Autre aspect de cette même analogie : Dans les deux cas, la
différence implique relation et corrélation sur la base d'une commu-
nauté de nature. Au niveau humain, la distinction entre homme et
femme tient à deux réalisations relatives et corrélatives de la nature
humaine qui est masculine-féminine (cfr 1 Co 11, 11). Au niveau
de la Trinité, les personnes sont, selon la théologie même de saint
Thomas, des relations corrélatives : de pures relations. Il y a trini-
té de Vesse ad (trinité relationnelle) dans l'identité de Vesse m :
trinité existentielle dans l'identité ontologique si l'on peut dire. Si
profonde que soit cette différence, l'analogie reste significative à ce
point que la phrase biblique : « Dieu fit Adam à son image. Homme
et femme il les créa» (Gn 1, 27 ; 5, 1) a pu être interprétée au sens
d'une image trinitaire.
Cette analogie manifeste l'accord qui existe entre les deux pôles
de l'affirmation biblique : l'égalité de nature la plus stricte n'exclut
pas qu'il y ait ordre et même hiérarchie. Si la doctrine du mariage,
comme celle de la hiérarchie ecclésiastique, implique une sorte de
préséance et de monarchie de l'homme, il s'agit d'une hiérarchie

32. 1 Co 15, 28.


MARIR BT 1/AIîTHROPOWIB CHRÉTIBNNS DS ^A PfiUMB 505

fonctionnelle dans l'égalité ontologique des personnes humaines et


des enfants de Dieu : une hiérarchie qu'il faut dépouiller de tous
les éléments factices ou erronés que des siècles de civilisation ou de
péché ont accumulés pour donner à cet ordre, fondé sur l'harmonie
d'une différence, l'apparence d'une inégalité. Il y a plus : l'étude
du thème suivant nous montrera que cette hiérarchie relative implique
un renversement dans l'ordre du service et de l'humilité.

2. Le mariage de Dieu et de l'humanité

Le second thème où la Bible atteste une conception de la femme,


, c'est la théologie de l'alliance, exprimée sous la forme symbolique
suivante : la nation d'Israël est l'épouse choisie par Yahweh.
Cette symbolique est inaugurée par Osée 2. Elle se poursuit dans
les textes suivants : Jr 31, 17-22 ; I s 54, 4-8 ; 61, 10-11 ; 62, 4-5 ;
Ct ; Es 16 ; PS 45 (44), Elle aboutit a. la théologie paulinienne du
mariage entre le Christ et l'Eglise, exemplaire efficace du mariage-
sacrement {1 Co 11, 2-14 ; Eph 5, 21-33). La clé de ce symbolisme,
c'est que l'union de Dieu avec son peuple est le type du mariage.
Dans cette « alliance », Dieu lui-même joue le rôle de l'homme ;
l'humanité, c'est-à-dire le peuple d'Israël, l'Eglise, et chaque âme
chrétienne, jouent le rôle de la femme.
Ce symbolisme choque et embarrasse nos contemporains. A pre-
mière vue, en effet, il semblerait impliquer une supériorité ontolo-
gique de l'homme symbolisé par Dieu sur la femme symbolisée par
l'humanité.
A cela, il faut répondre que l'homme n'est pas le Dieu de la femme.
S'il a pu paraître tel au niveau de certaines civilisations où le rôle
de la femme est inférieur, il y en a d'autres où la femme apparaîtrait
plutôt comme la déesse de l'homme. Non sans quelque exagération,
on considère parfois en France que ce serait la situation américaine.
Le thème biblique, bien compris, n'implique pas une supériorité
ontologique de l'homme sur la femme. L'image vaut au niveau des
signes, des fonctions complémentaires, mais non pas au niveau onto-
logique comme nous l'avons vu.
Bien plus, l'homme n'est pas le médiateur exclusif de la femme
auprès de Dieu 3S. D'abord cette médiation est relativisée « dans le
Seigneur » (Coî 3, 18) : « l'unique médiateur » {1 Tm 2, 5). Si l'hom-
me est en un sens «chef de la femme» 34 , le Christ est directement

33. T. MASETËMS, La promotion, -p. 121-122, 132, 154-155, 164-163, 184, 194,
198. 212-215.
34. Ih., p. 154-155. T. MAËRTENS a souligné le fait qu'il n'y a pas gradation
de la femme à l'homme et au Christ. L'affirmation que l'hoirune est chef de
la femme a le caractère d'une incise. Paul semble situer cette clause rabbinique
par rapport au double principe christologique qui la relativise.
506 R. I^URBNTIK

le chef de toute l'Eglise (Ep 5, 23 ; (7<^ 1, 18). Hommes et femmes


exercent à leur niveau des médiations réciproques 3B. Particulièrement
évidente est celle de la femme qui sanctifie le mari païen (î Co 7, 14).
On sait comment Claudel a insisté, dans cette ligne, sur le rôle mé-
diateur que la femme exerce pour attirer l'homme à Dieu : Dona
Prouhèze pour Rodrigue dans Le soulier de satin, par exemple.
Bref, dans la doctrine paulinienne, la subordination se résout en
réciprocité36, selon un thème auquel s'élevait déjà le Cantique (6, 3) :
«Je suis à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi» (cfr 2, 16).
, La clé des difficultés tient en ceci ; le symbolisme du mariage est
destiné à signifier l'amour, et cette sorte d'égalité que l'amour éta-
blit, fût-ce gratuitement. Bien plus, l'Evangile inculque un renver-
sement de la hiérarchie des préséances en vertu de l'amour {agapè}.
Ainsi le Christ se présente-t-il en parabole comme le maître qui
prend le tablier pour servir ses serviteurs {Le 12, 37). IÏ accomplit
cette parabole en action lors du lavement des pieds (Jn 13, 2-16). Il
l'érigé en principe (paradoxal) de la hiérarchie nouvelle. « Que celui
qui commande soit comme celui qui sert» {Le 22, 27).
Selon cette loi, que le Christ a inculquée avec insistance37, l'évoque
est le serviteur de son peuple, de l'Eglise où il représente le Christ,
et le pape est le serviteur des serviteurs de Dieu. La hiérarchie qui
existe dans le mariage relève du même exemple, de la même loi
d'amour et d'humble service. C'est ce que saint Paul enseigne expli-
citement en Ep 5, 25 :
Maris, aimez vos femmes cownw le Christ a aimé l'Eglise et s'est
livré pour elle.

Il s'agit d'un amour qui s'est livré jusqu'à la mort. Ce symbolisme


a des racines dans l'ordre de la nature, où il est normal que l'homme
défende sa femme au prix de sa vie.
Dans la mesure où la hiérarchie apparaît ainsi dans sa vraie lumière,
comme humble fonction de service dans le corps mystique, et non
comme gloire seigneuriale de l'homme appelé à régner sur des sujets,
le sentiment de frustration que la femme éprouve parfois de se trou-
ver exclue du sacerdoce, perd son fondement. Que le sacerdoce se

35. Tel parait bien être le sens de Ep S, 21, qui commande tout ce passage
relatif à l'homme et à la femme ; « Soyez soumis les uns aux autres» (Ib., p. 134).
36. Et cela dans les passages les plus « subordinatianistes », si l'oii peut dire :
1 Co 11, 11 ; Ep S, 21. Cfr 1 Co 7, 4. Il faut citer dans la même ligne cette
affirmation relative au rapport Christ-Eglise, que Paul assimile au rapport
homme-femme : « Le Seigneur est pour le corps » (qui est l'Eglise), < comme
le corps est pour le Seigneur» (1 Co 6, 13).
37. Y. CONGAR, « La hiérarchie comme service dans le Nouveau Testament
et les documents de la Tradition », dans L'EpiscoRat et l'Eglise universelle,
Unam Sanctam, 39, Paris, 1962, p. 67-100.
MARIE ET L'ANTHfiOPOI.OGIB CHRÉTIENNS DE IA FEMME 507

trouve réservé à des hommes, cela tient plutôt à la signification de


ce service qui a pour objet de représenter officiellement le Christ,
de transmettre dans l'Eglise le type d'action selon lequel il est l'époux
de l'Eglise- II ne s'agit pas pour la femme de conquérir ce ministère
comme une proie, d'agir selon l'erreur d'un certain féminisme où
la femme veut devenir ce que sont les hommes, de la manière où ils
le sont. Telle n'est pas la bonne voie.
Il s'agit de redonner vie et forme aux ministères féminins. Ces
ministères, il faudrait les réinventer, puisque l'ordre féminin des
diaconesses et celui des veuves ont été progressivement supprimés.
Il faudrait que les femmes elles-mêmes aient, dans ce domaine, une
grande liberté d'initiativea6. Le théologien homme serait mal placé
pour préciser. Mais il semble que ces ministères devraient porter la
marque de cette liberté même, procéder de ce sens intuitif de la vie,
des valeurs, des besoins du monde et de l'Eglise, qui caractérise la
femme. Ces initiatives polyvalentes auraient à se structurer de l'in-
térieur avant de trouver leur consécration officielle.
Ici, une question se pose : ces ministères sont-ils appelés à devenir
partie intégrante et originale de la hiérarchie de l'Eglise d'une part
— du sacerdoce chrétien d'autre part : il importe en effet de distin-
guer ces deux notions.
1. Que les ministères féminins puissent appartenir à la hiérarchie
de l'Eglise, certains faits le suggèrent. Au plan de l'Ecriture, saint
Paul semble comprendre sous la catégorie de diacres, des hommes et
des femmes 3fl- Cette conception s'est prolongée dans certaines églises.
Dans la Didasccd-ie des apôtres, qui, répond à l'usage des Eglises
égyptiennes du III^ siècle, l'ordination des diaconesses implique, com-
me celle des diacres (et d'ailleurs comme celle des prêtres), l'impo-
sition des mains, l'invocation du Saint-Esprit, et l'attribution d'une
fonction- Les diaconesses appartenaient visiblement à la hiérarchie
et se trouvaient rattachées au presbyferîum à la manière des diacres 40.
Cela pose une question. Au Concile, la Constitution Lumen gentiwn
a reconnu le caractère analogique et organique (c'est-à-dire hiérar-
chique et différencié) du sacrement de l'Ordre. L'évêque en réalise

38. R. LAURENTIN, Bilan du Concile, Paris, 1966, p. 52-53, 413. J. SONNEMA.NS,


dans Sptritua, n° 29, p. 405-406 et 421-422, donne de nombreuses références.
39. 1 Tm 3, 8-12. Cfr Rm 16, 1 (Phébée diaconesse de Cenchrées) ; 16, 3 (où
Prises est appelée s coopératrice »), tout comme Tiroothée (ïb., 16, 21), qui
est évêque. En 16, 7, Junie est même qualifiée d'apôtre; et il paraît trop ingé-
nieux de se débarrasser de la difficulté en voyant là un nom d'homme (T. MAER-
TENS, La promotion, p. 173).
40- Constitutions apostoiicsws, 8, 19, 2, éd. Funk, Paderborn, 1905, p. 534-525 :
<s Concernant la diaconesse, tu lui imposeras les mains en présence du presby-
terium et des diacres et diaconesses, et tu diras», etc. Funk donne d'autres
références en note, p. 125. On se reportera aussi au texte de la même Didascaîie,
cité dans mon précédent article : N.R.Th., 89 (1967) 39, note 27.
508 S. LAURËNTIN

la plénitude (n° 21) ; les prêtres y participent (n0 28) ; les diacres
y participent également selon la thèse la plus commune- Les diaco-
nesses, telles que les décrit la Didascalie n'appartiennent-elles pas à
cet ensemble ? La réponse négative paraît commandée par l'argument
classique ; le sacrement de l'Ordre ordonne à un ministère hiérarchi-
que qui a pour objet d'agir au nom du Christ-Chef, de le représenter :
et cette représentation est « réservée à la partie masculine de l'hu-
manité». Mais des questions se posent. Sur quoi repose cette inapti-
tude féminine ? Est-elle de droit ecclésiastique ou de droit divin ?
Est-elle totale ? Est-elle absolue ? N'y aurait-il pas place pour un
certain mode de ministère hiérarchique accessible aux femmes ? N'est-
ce pas le cas des diaconesses des premiers siècles ? Et ce type de
ministère ne pourrait-il être restauré ou même développé aujourd'hui ?
Ne conviendrait-il pas par ailleurs de conférer une ordination dia-
conale aux religieuses qui portent depuis quelques années la respon-
sabilité habituelle de paroisses, en y remplissant effectivement toutes
les fonctions du diacre : prêcher, baptiser, donner la communion,
recevoir les consentements de mariage, etc. ? Cette situation vécue,
autorisée par l'Eglise, ne va-t-elle pas introduire une évolution irré-
versible ?
2. La question que nous venons de poser dans le cadre des ministè-
res que confère le sacrement de l'Ordre peut être examinée plus
largement à l'échelle du sacerdoce chrétien dont le Concile a reconnu
également la caractère analogique et hiérarchique, dans la ligne de
la formule lancée autrefois par l'abbé G. Long-Hasselmans : un seul
est prêtre (le Christ). Tous sont prêtres (les fidèles). Quelques-uns
sont prêtres, au sens ministériel (évêques et « presbytère »). Disons
plus précisément, afin d'éviter la confusion que le français établit
entre sacerdoce et presbytérat : un seul est Sacerdos. Tout le corps
mystique participe à son sacerdotium. Quelques-uns (évêques et prê-
tres) sont ministres sacramentels de ce sacerdoce du Christ. Le Con-
cile propose sur ce terrain une division bipartite ; « Sacerdoce com-
mun des fidèles et sacerdoce ministériel ou hiérarchique » {Lumen
Gewtmm, n° 10). Ces deux catégories «ordonnées l'une a, l'autre..-
diffèrent essentiellement» (essentia non gradu : ib.). A laquelle des
deux catégories faut-il rattacher les diaconesses ? La question est
plus délicate qu'il ne paraît, car le cas même des diacres n'est pas
entièrement clair. Le Concile {ib., n° 29) cite à leur sujet cet apho-
risme de la Dîdascdiie, III, 2 : « Oît leur impose les mains, non Ras
en. vue du sacerdoce, niais en vue d'un ministère ». Plus loin, Vati-
can II précise que leur ministère dans le sacrement de mariage s'exer-
ce « au nom de l'Eglise » ; et il ne dit nulle part qu'ils exercent leur
ministère au nom du Christ. Il s'agit pourtant bien d'un ministère
hiérarchique, engagé dans les fonctions, sacrales qui relèvent du sa-
MARIE ET L'ANTHKOPOI^GIE CHRSTIF^XIÏ DE LA FEMME 509

cerdoce. Nous retrouvons ici la situation ambiguë du diaconat, char-


nière entre le peuple de Dieu et l'évêque, comme le symbolise sa
place dans la liturgie, surtout dans la liturgie orientale. Dans ce n-o
nian-'s land, il y aura lieu de situer la place des diaconesses, sans se
hâter de leur refuser à priori toute participation au sacrement de
l'Ordre, et toute participation originale à cette réalité plus largement
analogique et organique qu'est le sacerdoce chrétien. N'y a-t-il pas
place, en effet, pour une hiérarchie des ministères et charismes qui
s'exercent au nom de l'Eglise, sur la base du sacerdoce commun ?

3. Sacerdoce et féminité de la sagesse

- Ce qu'il y aurait de choquant dans le thème précédent : que Dieu


soit unilatéralement symbolisé par un principe masculin, et que l'hu-
manité soit corrélativement considérée comme féminine, trouve une
compensation dans la Bible même. La Sagesse, qui apparaît sous des
traits féminins, est élevée à la hauteur d'une hypostase de Dieu, d'un
principe éternel auprès de Yahweh. Or ici, le sens du mariage est
inversé. C'est la gloire du roi Salomon d'avoir épousé la Sagesse :
Je l'ai chérie et recherchée dans ma jeunesse ; J'ai cherché à la
prendre pour épouse, et je suis devenu amoureux de sa beauté
(,Sg 8, 2 ; cfr versets 9 et 16).

Le Siracide développe le même thème en ce qui le concerne (Si 51,


13 41) et invite ceux qui craignent le Seigneur à contracter cette al-
liance :
Celui qui se saisit de la loi reçoit la Sagesse... Comme une épouse
vierge, elle l'accueille (15. 1-2 ; cfr Sg 7, 28 à comparer avec
•Sff 3, 12),

De même, en Pr 7, 4, l'appellation donnée à la Sagesse : « Ma


sœur» a un sens sponsal43. Et c'est pourquoi ce même verset la met
en contraste avec « la femme étrangère, l'inconnue aux paroles enjô-
leuses ».
Ce thème appellerait une étude spéciale. Ici encore bornons-nous
à signaler les pistes significatives. La littérature de sagesse sur-
monte la répulsion que suscitait le sacerdoce féminin tel qu'il était

41. Ce n'est pas clair dans le texte des Septante. C'est très net dans le texie
hébreu découvert à Qumran (édité par J. SANUERS : Dîscoveries m thé Jwîacan
Désert of Jordast IV. Thé Psaîms ScroîS of Qiimrasi, Cave 1 1 - 1 1 Q Ps1, p. 80).
La traduction de SAITDEHS exagère toutefois rérotisme des images. J. DUPONT-
SOMMËB a souligné le caractère symbolique et spirituel du passage dans son
cours de Sorbonne 1966-1967.
42. En référence à l'usage égyptien selon lequel les Pharaons épousaient leur
sœur.
510 R. I^URENTIN

pratiqué sur les hauts-lieux : la prostitution sacrée, présentée comme


moyen d'union à la divinité. Nous touchons là une des raisons qui ont
fait exclure rigoureusement les femmes du sacerdoce. Ce thème, les
sages d'Israël osent l'aborder non de manière négative, mais selon
une voie de sublimation. En Pr 9, la Folie, qui présente les carac-
tères d'une prostituée sacrée, est opposée à la Sagesse qui invite
au vrai banquet, au repas de l'Alliance. Ce repas symbolique est un
repas sacré et la Sagesse y exerce le rôle sacerdotal. En Si 24,
le thème va plus loin à deux titres : la Sagesse revêt Ïe caractère
d'une hypostase divine (24, 3-6), elle exerce devant Yahweh des fonc-
tions sacerdotales :
Dans le saint Tabernacle, en sa présence. J'ai exercé le sacerdoce43,

Ce sacerdoce symbolique est un sacerdoce féminin. Ce qui invite à


nuancer la thèse d'une incompatibilité absolue entre féminité et
sacerdoce **.
Aussi faut-il souligner un dernier thème : la littérature de Sa-
gesse met en parallèle et en corrélation constants femme et sagesse 4S.

43. J'ai déjà étudié ce texte dans Marie, l'Eglise et le sacerdoce, t. 2, Paris,
1953, p. 70, note 43. Le verbe ê^eiTOupï^oïl, qui a par lui-même le sens d'un
service cm ministère, prend un sens spécifiquement liturgique et sacerdotal par
association aux expressions : « devant Dieu » — el < dans le tabernacle *
(èv tncnvÇ Ayti? : Ex 4, 30. 37. 41 ; 16, 9 ; 18, 6. 23, etc.).
44. Comme il s'agit d'y voir clair et non de faire feu de tout bois en faveur
de l'ordination sacerdotale des femmes, écartons ici une fausse piste (que J'ai
déjà écartée dans Marie, l'Eglise et le Sacerdoce, t. 1, Paris, 1952, p. 662).
Selon M. J. Scheeben, Le sacerdoce hîérarcîtique exerce la fonction maternelle
âans l'Eglise. S'il en était ainsi, il faudrait dire que le sacerdoce convient ow-r
femmes et non aux hommes. En réalité, selon le symbolisme des Pères, c'est
l'acte de foi par lequel les fidèles conçoivent Dieu dans leur cœur qui réalise
le symbolisme féminin : foi des fidèles, foi de l'Eglise, piscine baptismale. Mais
l'acte sacramentel accompli au ncnn du Christ, et avec son autorité, par les
ministres de son sacerdoce, relève d'un symbolisme masculin. -Cette perspective
est claire et cohérente dans la Tradition. Nous touchons ici im des points faibles
de Scheeben théologien génial, mais peu sensible à la valeur propre, aux nuances,
et à la cohérence des symboles. Ainsi allait-il jusqu'à dire : « Le sacerdoce est
l'unique épouse du Christ : le Christ féconde son- sein pour qu'il engendre et
nourrisse les enfants de l'Eglise ; le sacerdoce est donc aussi funique mère des
fidèles. Mais tous les prêtres ensemble ne constituent celte maternité que dans
la mesure où leur chef, le pape, la constitue à lui seul ». Mysterien des Christer^-
îums, 1865, traduction A- KERKVOORDE, Les mystères du christianisme, Bruges.
Desclée de Brouwer, 19+7, p. 560. S'il en était ainsi, le pape devrait être une
femme...
45. On trouvera de bons éléments dans E. BKAUCAMP, Sous la main de Dieu,
Paris, Fleurus, 1957, p. 44-69. La femme idéale est louée pour sa sagesse (Pr 31,
10. 26. 30) et il y a de perpétuels glissements symboliques de la femme à la
Sagesse et réciproquement (Pr 19, 14 ; 40, 12 ; comparer aussi : Pr 2, 6 et
19, 14 ; Sg 3, 12 et 7, 28). Sagesse et fidélité conjugales sont identifiées (Pr 5,
1-2 ; 7, 4-5). Le contraste entre l'amour heureux de l'homme fidèle à l'épouse
de sa jeunesse, et le malheur de celui qui se laisse séduire par les prostituées
(Pr 5, 15-19 ; cfr 31, 12 et Si 26, 1-4, en contraste avec Pr 5, 20 ; cfr 2, 18 ;
5, 20 ; 7, 21-23) rejoint le contraste entre le banquet de ta Sagesse et celui de
la Folie (Pr 9). A l'arrière-plan, le thème de la prostitution sacrée, opposée à
la fidélité à l'Alliance.
MASIB ST I/ÀNTHROPOWGIE CHRÉTIBNMS Dfi LA ÏBMMB 511

Et, finalement, elle projette en Dieu ces valeurs d'initiative, d'in-


, tuition, de présence au cosmos, ce sens de la vie, dont la
, femme est le meilleur témoin. Cette ligne de réflexion qui prépare
la théologie du Saint-Esprit46 introduit un dernier thème fort im-
portant, car il corrige l'idée que pouvait suggérer le précédent ; que
l'homme est supérieur à la femme, comme Dieu à l'humanité, qu'il
est actif et la femme passive : idée que les théories physiologiques
du moyen âge ont contribué à développer. Selon ces théories révolues,
en effet, ITiomme fournissait le principe vital et actif de la généra-
tion ; et la femme, le sang qui en était le principe matériel et passif.
Or, on sait aujourd'hui que ,1'ovule, fourni par la femme, est non
moins vivant et non moins actif que la semence virile, et même qu'il
est plus fondamental- Ce thème de la passivité féminine, suggéré
par une fausse science, est contredit par l'Ecriture.

4. Anthropologie de la femme selon samt Jean

Le dernier thème qu'il nous faut évoquer part du récit de la chute,


où Eve joue le premier rôle47, pour aboutir à l'anthropologie de la
femme que développe l'Evangile de Jean.
La perception des valeurs féminines reconnues par le Christ s'est
réalisée lentement dans l'Evangile. Marc n'offre presque rien de
significatif à cet égard. Matthieu introduit dans la généalogie du
Christ (1, 3, 5, 6) la mention de femmes où il voit des prototypes de
la Foi '*8. Dans la même ligne s'inscrivent ces initiatives féminines
que sont l'onction prophétique de Béthanie (26, 6, 13) 4S, la pré-
monition de la femme de Pilate (27, 19), la présence de femmes au
calvaire (27, 56), alors que les disciples se sont enfuis. Enfin, Mat-
thieu introduit (maladroitement) l'apparition du Christ à ces femmes,
premiers témoins de la Résurrection (28, 19-20). Luc manifeste plus
clairement le rôle-pilote des femmes dans l'histoire du salut. Au
point de départ de son évangile. Marie accueille librement le Christ
Sauveur (1, 28-56) et joue un rôle actif dans ses premières manifes-
tations (1, 37-56 ; cfr 2, 6-7, 13, 22, 35). Au terme, les saintes fem-
mes ont pareillement l'initiative de la foi, face aux apôtres incré-
dules : ces femmes qui ont suivi et accompagné Jésus durant son
ministère (8, 1-3 et 23, 49).

46. C'est ce qui ressort notamment des contacts entre Is 11, 2-5 et Pr 8, 15.
Sg I, 6. 9. 17 (et la variante en 7, 22) semble identifier sagesse et Esprit (voir
la note de la Bible de Jérusalem à Sg 8, 22, p. 877).
47. Sur La nouvelle Eve, voir Etudes mariâtes, 12-15 (1954-1957), Paris,
Lethielleux.
48. R. BLOCH, Juda engendra Phares ci Zara, de Thamar, dans Mélanges
Robert, Paris, 1957, p, 381-389.
49. Ce thème, et celui de la présence de Jésus au Calvaire, sont communs
avec Me 14, 3-9 et M f 27, 56.
512 R. LAURÉNTIN

Dans le quatrième évangile, ce même thème prend une valeur et


un relief nouveaux. Les épisodes féminins Jouent un rôle structural
dans l'Evangile de Jean 50 . « La mère de Jésus » introduit: « le pre-
mier miracle», celui qui fonde la foi des disciples (JM 2, 11). De
même, la Samaritaine introduit la foi au Christ dans son village
{Jn 4, 39-40). Les sœurs de Lazare obtiennent le miracle majeur
de Jésus : la résurrection de leur frère mort, type et gage de la
Résurrection prochaine du Sauveur (Jn. 11, 3. 7. 21-30). Marie, soeur
de Lazare, accomplit le signe avant-coureur de la sépulture de Jésus :
l'onction prophétique de la mort rédemptrice selon Jn 12, 7 (cfr
Mf 20, 12-13 ; Me 10, 8-9). Enfin, Marie-Madeleine introduit les
Douze dans le mystère de la Résurrection (Jn 20, 1-18).
Dans tous les cas, la femme est première. Elle discerne les valeurs.
Elle éveille. Elle suggère. Elle a l'initiative. Elle a non seulement
une priorité, mais une supériorité dans la foi. Le contraste avec les
apôtres est saisissant en ce qui concerne le témoignage de Marie-
Madeleine et des deux autres femmes suc la Résurrection en Le 24,
10-11. Ceux qui deviendront par la suite les témoins officiels du
Christ ressuscité n'accueillent pas ce proto-témoignage.
« Ces propos leur semblèrent du radotage, et ils ne croyaient pas
en elles », dit nettement l'évangeliste.

A cette lumière, le rôle sauveur de plusieurs femmes de l'Ancien


Testament s'éclaire : Déborah, Judith, par exemple, inspirent et in-
troduisent audacieusement la victoire du peuple de Dieu51. Vraiment
c'est tout le contraire d'une image de passivité. « II faudra bien un
jour libérer l'énergie explosive contenue dans le cœur des femmes»,
disait le cardinal Saliège.

Conclusion

Cet article avait pour objet de poser les problèmes et d'ouvrir des
pistes de réflexion. Les conclusions seront nécessairement modestes.
Marie a été assumée dans le plan de salut pour jouer un rôle
féminin et maternel. A l'Annonciation, elle accomplit une fonction
médiatrice entre le Créateur et le cosmos dans lequel Tl s'incarne
pour le sauver. Elle joue un rôle dans la gestation du Sauveur et la

50. Ce rôle structural est analysé dans la thèse encore inédite de André
LAIJRËNÏIN, La glorification du Christ ( J n 17, 5), à paraître chez Bloud et Gay,
col. des travaux de l'Institut catholique, 1967.
51. Même le texte de 1 Tm 2, 13, particulièrement marqué par la mentalité
antiféministe de l'époque, souligne à sa manière la priorité de l'initiative féminine
dans la chute : « Ce n'est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui,
séduite, se rendit coupable de transgression. »
MAKIS BT L'ANTHROPOLOGIE CHRÉTIE^'B DS LA FEMME 513

fructification du salut. Là est l'essentiel, et l'ecclésiologie comme l'an-


thropologie chrétienne sont commandées par ce mystère.
En dépit de l'évolution des mœurs et d'objections de surface, la
mère de Jésus reste la femme par excellence, le suprême accomplis-
sement de îa féminité en Dieu assumée. Mais ce rôle exemplaire est
un type dynamique et non statique. Il vaut, non comme « modèle »
d'une situation sociale particulière et souvent dépassée, mais à un
niveau d'universalité.
Une authentique théologie de la Vierge est inséparable d'une théo-
logie de la femme, selon la pensée des Pères remise en honneur par
le concile5S. Cette théologie doit être attentive aux points suivants :
1° II y a égalité entre l'homme et la femme au plan ontologique
comme au plan de la grâce. Ils sont également dignes et « actifs ».
2° II y a des différences qui impliquent un ordre et une hiérarchie
fonctionnels : la différenciation la plus évidente étant la fonction
maternelle de la femme. Mais il faut se garder d'ériger en normes de
nature et du plan divin bien des différences qui ne sont peut-être
que le fruit d'un lourd héritage historique et sociologique. La réfé-
rence réciproque et la corrélation des sexes doivent être situées dans
l'égalité de Ïa nature, comme la corrélation des personnes de la Trinité
dans l'identité de nature.
Il ne faut donc pas confondre l'humilité propre qui convient à la
femme avec la condition d'infériorité qui lui fut souvent faite, comme
il ne faut pas confondre la pauvreté évang-élique avec la misère
fomentée par le péché. On doit cultiver la première qui est libre, et
lutter contre la seconde, qui est contrainte. Et l'on ne doit pas oublier
l'humilité propre à l'homme. Les situations d'oppression, d'esclavage,
de ségrégation, ne sont jamais des situations de nature établies par
le Créateur^ mais des conséquences du péché. Il serait grave de les
Justifier au nom de Dieu et de la foi. Ce serait donner raison à ceux
qui votent dans la religion une aliénation. Il est regrettable que cer-
taines manières de faire et de penser aient pu suggérer cette théorie.
Il faut donc rester à l'écoute de l'évolution actuelle, accepter tout
le positif de la libération de la femme : promotion juridique, mater-
nité consciente et responsable, vie ouverte sur le monde, non-limita-
tion aux « 3 K ». Il ne faut pas majorer les servitudes de la féminité ;
encore moins les concevoir dans un esprit fataliste. Il faut éliminer
radicalement l'idée selon laquelle la femme est passive : idée malfai-
sante à cause de son pouvoir de suggestion.
Cela dit, l'acceptation consciente des réalités de nature, y compris
l'acceptation de Ïa vieillesse et de la mort qui sont pour l'homme une

53. Lumen Genttwn, n° 56, et R. LAURENTIN, La Vierge au Concile, Paris,


Lethielieux, 1965, p. 94-98.
514 R. LAURENTIN

si dure école, est toujours une voie authentique d'épanouissement.


On ne dépasse la nature que dans la ligne de la nature, comme les
voiliers remontent le vent au plus près du vent. C'est comme femme,
et non comme émule et rivale de l'homme, que la femme peut s'ac-
complir.
3° Marie reste un exemple pour les vertus domestiques de la femme,
même si l'évolution des moeurs invite à traiter ce thème avec plus
de recul. La place qui a été faite à son rôle de mère tend à confirmer
que la maternité est une valeur humaine fondamentale en même temps
qu'un trait essentiel de la féminité. Si la femme ne doit pas pour
autant être réduite à la maternité, la maternité est, selon l'Ecriture
même, un élément de son accomplissement : « La femme sera sauvée
en devenant mère» (1 Tm 2, 15).
4° La maternité détient une très spéciale valeur d'universalité.
Par la maternité, en effet, la femme connaît la réalité de l'homme
qu'elle forme dans l'origine même de son histoire, dans l'humilité
de la durée où il grandit, dans le mouvement intime de l'espérance
grâce à laquelle il s'accomplit. En découvrant la réalité humaine de
l'individu dont elle forme la vie, la femme atteint l'universalité de
l'homme de manière d'autant plus privilégiée qu'elle l'atteint de maniè-
re plus personnelle. Une mère accomplie aime son enfant pour lui-
même : elle aime en lui la totalité de l'homme et de la vie.
Elle a ainsi le sens du salut de l'homme et de l'humanité. La
femme digne de ce nom défendra toujours la vie humaine et son
avenir contre les artifices où l'homme trop facilement s'égare : des-
tructions, guerres, etc.
« En devenant mère » authentiquement, la femme contribue donc
à sauver en même temps qu'elle est sauvée. Le rôle de Marie éclaire
cette double face de l'adage paulinien que nous venons de citer
(1 Tm 2, 5).
Pourtant, les tendances possessives de la maternité menacent
l'ouverture universelle qu'elle implique. Ces tendances ont été atti-
sées par la situation où la femme se trouvait mise dans un certain
style de civilisation : « II ne lui restait plus que cela». Sa situation
mineure et cloîtrée la portait à posséder jalousement ce qui lui était
laissé. Marie, qui a connu toute la dureté de cette situation-là, a
dépassé ces tentations. Elle est le type de la maternité accomplie
sans étroitesses ni restrictions. On a pu s'étonner de sa libéralité
à l'égard du Christ enfant : qu'elle ait mis une Journée à s'apercevoir
qu'il ne l'avait pas accompagnée dans la caravane (Le 2, 44). Comme
c'est différent du soin jaloux, et du tête-à-tête sans relâche qu'ont
imaginés tant d'auteurs. Plus étonnante encore est la scène du cal-
vaire ; Marie semble n'avoir été appelée à son rôle de mère de Dieu
HABIB ST I/ANTHROPOLOGHÎ CîTRÉÏIENNE DB LA ÏBMMB 515

que pour perdre ce fils incomparable qu'elle avait engendré, et rece-


voir en adoption ceux par qui et pour qui il subit la mort (/w 19,
25-27. G-dessus, p. 494-495).
Le Christ Homme-Dieu, Sauveur universel de la race humaine, a
conduit sa mère au plus haut accomplissement des virtualités de la
nature féminine dans cette ligne-là. C'est en ce sens que la mater-
nité universelle de Marie à l'égard des hommes (cfr Jn 19, ,25-27)
se situe dans le prolongement de la maternité divine, selon une même
vocation, comme Pie X l'a enseigné en formules vigoureuses".
L'universalité, humaine et divine, est donc bien la clé des problèmes
soulevés ici.
Au regard de l'Evangile, l'émancipation, la libération de la femme,
comme jadis celle des esclaves, ne sont qu'un moyen. Ce qui compte,
c'est l'accomplissement universel de l'homme en Dieu. Plus que le
type de la féminité, Marie est le type de la foi de l'Eglise et de sa
communion au Christ Sauveur. Si elle est le type de la femme, c'est
moins par des traits particuliers de sa condition que par la manière
dont elle assuma sa condition. Dans la situation médiocre et limitée
qui fut la sienne : celle d'une femme pauvre dans un village méprisé
{Jn 1, 46), elle est le suprême témoignage des dépassements auxquels
la personne humaine est appelée en Dieu, dans l'authenticité de la
nature et de la grâce.

49 Angers René LAURENTIN


Université Catholique

53. Pie X, Ad Diem lîîwm, 2 février 1904 : « Mère du Christ... elle est donc
aussi notre mère », dans l'édition de Solesmes, Notre-Dame, Enseignements
pontificcaur, Paris, Desclée, 1957, p. 159.
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