Delacroix-Besnier Rencontres
Delacroix-Besnier Rencontres
Delacroix-Besnier Rencontres
Entre deux moments particulièrement exposés dans l’historiographie, les conciles de Lyon II
(1245) et de Florence (1439), les relations entre les deux Eglises au cours du XIV e siècle sont
tout aussi intéressantes. Les séquences de discussion furent très nombreuses puisque quatre
d’entre elles se concentrent sur la période allant de 1348 à 1375, donc pendant le règne de
Jean VI Cantacuzène et les vingt premières années du règne de Jean V Paléologue. Cet
épisode d’intenses relations diplomatiques entre la papauté, alors installée à Avignon, et
l’empereur grec a connu des prémisses puisqu’un envoyé du pape, Benoît de Cumes op, était
déjà présent à Constantinople lors du coup d’état mené par Andronic III contre son grand-père
Andronic II (mai 1328) et qu’il avait participé à une discussion avec l’empereur au sujet du
schisme de son Eglise, comme l’écrit Philippe de Péra, frère prêcheur du couvent de Péra, à la
fin de son traité De oboedientia Romanae ecclesiae debita1. La fréquence des réunions
s’accélère peu à peu ensuite.
La lecture de l’oeuvre de Philippe de Péra, dans les années 1358/59, invite en effet à
s’interroger sur la politique de Jean VI Cantacuzène à l’égard de Rome. Il écrit en effet qu’il
avait pu entretenir des relations fort amicales avec les moines grecs de la capitale pendant les
dix ans qui avaient précédé sa rédaction alors qu’avant ces moines le fuyaient ainsi que ses
frères comme s’ils avaient été des excommuniés et des hérétiques 2. Ces dix ans correspondent
au règne de Jean VI. Or ces années-là sont aussi celles de la consécration du palamisme qui
s’était construit sur une opposition aux Latins. Cette période de dix ans peut donc se lire de
deux façons : celle qui permit l’épanouissement de la doctrine de Grégoire Palamas et en
même temps celle d’une ouverture sans précédent vers les Latins. Les principales sources de
cette étude sont la documentation diplomatique issue des chancelleries et les comptes-rendus
des discussions qui nous sont parvenus, notamment dans les récits historiques écrits par les
acteurs eux-mêmes de ces rencontres, ainsi Nicéphore Grégoras et Jean Cantacuzène.
Etudier ces discussions incessantes et les traductions du grec au latin et inversement des
documents qui les ont accompagnées peut permettre de dépasser l’ambiguïté apparente de la
politique impériale. Comme toujours l’étude des relations entre Rome et Constantinople
nécessite des analyses nuancées afin de dépasser les stéréotypes, les simplismes et les a priori.
C’est l’objectif de celle-ci.
Le poids de la conjoncture.
La conjoncture politique explique certes cette fréquence des discussions entre Latins et Grecs.
Les termes des négociations entre la papauté et l’empereur étaient les suivants : l’empereur
assurait le retour de l’Eglise orthodoxe dans l’obédience romaine et le pape se faisait fort
d’organiser une ligue offensive contre les Turcs qui menaçaient l’empire. La pression
ottomane était alors en effet très forte et, lors de l’offensive de 1329, Orkhan avait réussi à
s’emparer de Nicée et de Nicomédie. L’aide de l’Occident était indispensable pour contenir
l’invasion turque. Cet épisode de contacts réguliers s’arrêta donc lorsque Jean V Paléologue
se décida en 1373 à traiter avec les Turcs, ayant constaté que l’ouverture à l’ouest ne menait
qu’à une impasse3. Du côté du pape, le dynamisme de la diplomatie avignonnaise est alors
cassé dans le cadre des débuts du Grand Schisme même si Grégoire XI fut à l’origine de
1
R. J. LOENERTZ, Fr. Philippe de Bindo Incontri O. P. du couvent de Péra, inquisiteur en Orient. Archivum
Fratrum Praedicatorum 18 (1948) 265-280 ; TH. KAEPPELI, Deux nouveaux ouvrages de Fr. Philippe Incontri de
Péra O. P. Archivum Fratrum Praedicatorum 23 (1953) 163-183.
2
KAEPPELI, Deux nouveaux ouvrages 179.
3
D. M. NICOL, Les derniers siècles de Byzance. Paris 2005, 300.
1
nouveaux contacts en 1374 et 13754. Le pape tentait alors d’organiser une nouvelle ligue
contre les Turcs.
La conjoncture politique et militaire a donc imprimé le rythme des aller et retour des
ambassadeurs grecs et latins mais il faut inviter d’autres causes pour expliquer l’intensité des
relations entre la papauté et Constantinople au XIV e siècle. La conjoncture religieuse et
culturelle a en effet beaucoup compté. De ce point de vue le règne d’Andronic II fut une
période tout à fait particulière. Nous sommes dans la « dernière renaissance byzantine »5.
L’empereur protégeait savants et écrivains comme Nicéphore Choumnos, Georges
Pachymère, Nicéphore Grégoras ou Maxime Planude. Le monastère de la Chora, fondation de
Théodore Métochitès, fidèle serviteur de l’Empire, était le grand centre d’études de la capitale
et Théodore, lui-même, l’un des principaux animateurs de ce centre en même temps que l’un
des savants les plus renommés de son temps. Cette conjoncture était donc particulièrement
favorable à un renouveau de la pensée6. Elle l’était d’autant plus que les Grecs durent faire
face à une offensive intellectuelle de l’Occident. L’historiographie a beaucoup disserté sur
l’offensive économique des Latins en Orient, sur leur présence pesante dans l’empire grec,
trop peu sur leur place dans le débat d’idées entre philosophie et théologie.
J’en rappelle donc les données. La première moitié du XIV e siècle fut une période de vives
tensions et de joutes oratoires et épistolaires dont les plus célèbres opposèrent Barlaam le
Calabrais et Nicéphore Grégoras7. La question alors débattue était la relation entre
philosophie et théologie8. La question se posait car Barlaam avait importé par son
enseignement à Constantinople un Aristote latin, la philosophie naturelle, et la dialectique de
l’université occidentale, la scolastique et l’usage du syllogisme. Cette importation produisit un
véritable choc culturel qui toucha aux questions théologiques : pouvait-on utiliser la raison
pour atteindre Dieu ? A la Chora, les intellectuels répondirent par la négative dès le début du
XIVe siècle : philosophie et théologie ne devaient pas interférer. La question s’est posée avec
d’autant plus d’acuité que les frères Prêcheurs diffusaient la pensée de Thomas d’Aquin
depuis leur couvent de la capitale et sans doute Barlaam en était-il imprégné, lui qui avait
suivit des études en Occident. Il faut nuancer ce que D. M. Nicol a écrit dans les Derniers
siècles de Byzance (1261-1453) : les contemporains latins de Maxime Planude étaient
incapables de lire Platon ou Aristote dans le texte grec 9. Certes, Thomas d’Aquin avait dû se
contenter de traductions mais son frère d’ordre Guillaume de Moerbeke avait accès au texte
grec et sans doute est-ce lui qui communiqua à Thomas cette connaissance à la veille du
concile de Lyon. Guillaume de Moerbeke avait séjourné à Nicée et à Thèbes en 1260, avait
traduit Aristote et participé au concile de Lyon II comme expert en langue grecque sans
doute10. Depuis, les études grecques s’étaient quelques peu développées chez les dominicains
installés en Grèce même si les sources n’en donnent pas de preuve formelle. Outre les
traductions de Guillaume de Moerbeke, il faut donc mentionner les frères du couvent de
Constantinople, puis de Péra, certains étaient parfaitement bilingues comme Simon de
Constantinople, un frère sans doute originaire de Constantinople11.
4
NICOL, Les derniers siècles 301-302.
5
S. RUNCIMAN, The Last Byzantine Renaissance. Cambridge 1970.
6
I. SEVCENKO, Theodore Metochitès, the Chora and the Intellectual Trends of his Time, in: The Karyie Djami 4
(ed. P. A. UNDERWOOD). Princetown 1975, 19-55.
7
Barlaam of Calabria, in: Oxford Dictionary of Byzantium I (ed. A. KAZHDAN). Oxford 1991.
8
C. DELACROIX-BESNIER, Conversions constantinopolitaines. MEFRM 105 (1993/2) 723-725.
9
NICOL, Les derniers siècles 187-188.
10
M. GRABMANN, Guglielmo di Moerbeke O.P. il traduttore delle opere di Aristotele, in: Miscellanea Historiae
Pontificiae 9. Rome, 1946. G. VERBEKE, Moerbeke, traducteur et interprète ; un texte et une pensée et C. STEEL,
Guillaume de Moerbeke et saint Thomas, in: Guillaume de Moerbeke. Recueil d'études à l'occasion du 700e
anniversaire de sa mort (1286) (éd. J. BRAMS, W. VANHAMEL). Louvain, 1989, 1-21 et 57-81.
11
M. H. CONGOURDEAU, Frère Simon le Constantinopolitain. Revue des Études byzantines 45 (1987) 165-174.
2
Les intellectuels de la capitale ressentirent alors une sorte d’agression eux qui, pour reprendre
D. M. Nicol, pensaient que les chefs d’œuvre de la pensée antique était leur propriété
exclusive12. De plus, le rationalisme de l’Aristote latin heurtait la sensibilité grecque plus
proche du spiritualisme de Platon.
Ainsi la conjoncture politique et militaire rejoignait-elle le climat intellectuel et spirituel de la
capitale. Les tensions n’empêchèrent cependant pas les échanges, bien au contraire car pour
pouvoir discuter il fallait comprendre les arguments de la partie adverse.
On constate des aller et retours assez réguliers entre émissaires grecs et envoyés du pape, une
alternance des rencontres entre Constantinople et Avignon14.
Il faut noter aussi la forte participation des prêcheurs en particulier des missionnaires en
Orient. Leurs voyages furent incessants entre la curie d’Avignon et les couvents d’Orient dont
les frères recevaient la charge des évêchés. Le dynamisme de la diplomatie pontificale peut
largement s’expliquer par les initiatives prises par les frères 15. On peut distinguer, au cours du
XIVe siècle, trois moments :
12
NICOL, Les derniers siècles 188.
13
Voir tableau en annexe.
14
D. M. NICOL, Byzantine requests for a oecumenical council in the fourteenth century. Annuarium Historiae
Conciliorum I (1969) 69-95.
15
C. DELACROIX-BESNIER, Les Dominicains et la chrétienté grecque aux XIVe et XVe siècles. Rome 1997, 120-
134 et 144-163.
16
NICEPHORE GREGORAS, X/8 (ed. L. SCHOPEN-I BEKKER, Historiae Byzantinae [CSHBI]. Bonn 1829 500-520).
17
R. J. LOENERTZ, Ioannis de Fontibus ord. Praedicatorum, epistula ad abbatem et conventum. Archivum
Fratrum Praedicatorum 30 (1960) 163-195.
18
Barlaam of Calabria, in: Oxford Dictionary of Byzantium I (ed. A. KAZHDAN). Oxford 1991, 257.
3
Quelques années après, en 1343, un autre frère Jean de Florence, évêque de Tiflis, en Géorgie,
s’arrêta à Constantinople après un séjour à la curie. Le pape Clément VI tentait alors de
relancer le processus d’Union19. Mais la guerre civile entre les partisans de Jean V et Jean
Cantacuzène n’était guère propice à ce genre d’entreprise.
Le processus prit un nouvel élan lorsque Jean Cantacuzène prit le pouvoir en 1347 20. C’est lui
qui prit l’initiative de renouer les relations en envoyant deux ambassadeurs à Avignon, le
protovestiaire Georges Spanopoulos et le grand interprète Nicolas Sigeros 21. Barthélemy de
Rome, chanoine de Nègrepont et vicaire du patriarche latin de Constantinople, était un expert
des relations diplomatiques entre les deux parties et avait déjà rencontré Jean Cantacuzène
quelques années auparavant. Il accompagna les deux ambassadeurs auprès du pape. Le
rapport de cette reprise de contact montre que les ambassadeurs obtinrent une aide militaire
des Latins contre la promesse d’une union dans les termes qui seraient discutés en concile,
seule voie possible à un accord entre les deux Eglises22.
Le pape poursuivit les contacts en envoyant deux évêques, Gasbert d’Orgueil op et Guillaume
Emergavi ofm. Ils n’arrivèrent qu’en 1350. Le premier était évêque de Ceneda, en Italie du
Nord, maître en théologie à la curie pontificale ; le second était évêque de Kissamos, en
Crète23. Jean Cantacuzène rapporte dans l’Histoire de son règne le plaisir qu’il éprouva à leurs
conversations quotidiennes pendant toute la durée de leur séjour 24. Ces hommes étaient, écrit
l’empereur, autant dédiés à la vertu que versés dans les lettres profanes. Il semble que les
évêques aient rassuré Jean Cantacuzène sur les craintes que les Grecs avaient pour leurs
propres rites et que l’empereur ait rappelé les termes de son projet d’union après des
discussions d’égal à égal dans le cadre d’un concile 25. Ces bonnes relations se poursuivirent
notamment grâce à Nicolas Sigeros qui écrivit à Clément VI en 1352. Malgré son retrait du
pouvoir, Jean Cantacuzène poursuivit son projet et Nicolas Sigeros participa sans doute à la
rédaction à Constantinople en 1355 d’un nouveau texte. C’est lui qui vint le porter au pape en
juin 135626. L’année suivante le légat Pierre Thomas discuta de nouveau d’une éventuelle
union avec un moine Athanase à Constantinople. Paul de Smyrne, un Calabrais, qui avait
accompagné Sigéros à Avignon, secondait le légat et dut servir d’interprète. Le texte grec qui
rapporte cette discussion prend acte d’un blocage persistant entre les deux parties27.
Ces longs prémisses semblaient sur le point d’aboutir en 1367 alors que le pape Urbain V
envoya Paul de Smyrne, désormais patriarche latin de Constantinople, afin de réaliser une
union « conforme à l’ordre ecclésiastique » et non obtenue « par la force et la tyrannie »,
selon les vœux de l’ex empereur28. Paul propose même de réunir le concile à Constantinople
alors que dans la phase précédente Jean Cantacuzène préconisait de choisir une cité maritime
19
DELACROIX-BESNIER, Les Dominicains 148.
20
MEYENDORFF, Projet de concile œcuménique 162-163.
21
LOENERTZ, Les ambassadeurs 194-195.
22
G. WEISS, Joannes Kantakuzenos, Aristokrat, Staatsman, Kaiser und Mönch. Wiesbaden 1969, 61.
23
LOENERTZ, Ioannis de Fontibus 169-171.
24
JEAN KANTAKOUZENOS IV, 9. (ed. L. SCHOPEN, Historiae [CSHBI]. Bonn 1828-1832 53-55).
25
WEISS, Joannes Kantakuzenos 62. Edition des sources dans R. J. LOENERTZ, Les ambassadeurs grecs auprès
du pape Clément VI. 1348. Orientalia Christiana Periodica 19 (1953) 178-196.
26
O. HALECKI, Un empereur de Byzance à Rome. Londres 19742.
27
J. DARROUZÈS, Conférences sur la primauté du pape à Constantinople en 1357. REB 19 (1961) 76-109.
28
J. MEYENDORFF, Projet de concile œcuménique en 1367 : un dialogue inédit entre Jean Cantacuzène et le légat
Paul. DOP 14 (1960) 147-177.
4
à égale distance de l’Orient et de l’Occident. Le projet semblait donc avancer dans la bonne
direction mais l’acte suivant prit une tout autre tournure puisque Jean V se rendit à Rome en
octobre 1369 et prononça une profession de foi latine devant le pape 29. Il n’était plus question
de concile. Une conjoncture politique nouvelle peut expliquer ce changement. Jean V
cherchait à obtenir l’alliance de Louis de Hongrie qui exigeait la conversion de l’empereur au
catholicisme. Le pape Urbain V n’évoquait plus la solution du concile pour mettre fin au
schisme dans la série de documents émis par la chancellerie en novembre 136730.
Le pape Grégoire XI tenta bien de réactiver le processus dans les années 1374/75 sans doute à
l’initiative de missionnaires mais la conjoncture avait décidément changé et Jean V s’était
tourné vers les Turcs afin de soulager l’empire31.
La période qui s’étend de 1334 à 1369 est donc un moment pendant lequel se multiplient les
discussions entre les deux Eglises. Jean Cantacuzène y prit une place essentielle avant de
monter sur le trône impérial et même après qu’il se soit retiré dans son monastère. Il a
conservé toute son autorité jusqu’au moment où son neveu Jean V décida de rencontrer le
pape, ce qu’il n’aurait sans doute pas fait. Il faut souligner aussi le rôle des Calabrais, Barlaam
et Paul de Smyrne, bilingues et parfaitement au fait des différences de rites et de doctrine
entre Rome et Constantinople, conscients aussi des réticences que ce projet d’union pouvait
rencontrer dans le peuple grec. Enfin on aura noté l’implication des missionnaires, prêcheurs
et mineurs, dans les initiatives pontificales32.
Dans quelle mesure la préparation des discussions pouvait-elle faire évoluer les deux parties ?
Outre les questions purement religieuses, la question de fond qui aiguise les divergences est
l’usage de la philosophie rationnelle dans les discussions doctrinales.
Ainsi, Nicéphore Grégoras lorsqu’il rapporte son discours devant le patriarche et affirme qu’il
faut refuser la discussion avec les Latins 33. Son discours est tout d’abord un rappel des
divergences de doctrine, puis il disserte plus longuement sur leurs méthodes de discussion.
Il expose les arguments qu’il faut opposer aux Latins sur les principaux points de divergence
comme l’addition du Filioque, la transmission de Pierre à Clément du pouvoir de lier et de
délier les péchés34. Ce qui m’a semblé plus intéressant est la mise en garde de Nicéphore sur
l’usage du syllogisme par les Latins. Tout d’abord, le syllogisme n’est qu’un outil écrit-il,
comme la houe dans les mains du paysan, et ne peut être utilisé que pour une démonstration
scientifique. Quand il s’agit de théologie, le syllogisme est inutile car il s’appuie sur des
suppositions et des propositions ambiguës. Pour ces choses, il faut se référer à Platon qui
disait qu’on ne pouvait exprimer Dieu avec des mots 35. « Ces gagne-petit » pensent que les
mystères de la théologie peuvent être découverts à qui appuie son raisonnement sur l’art du
syllogisme et ils s’en repaissent comme le petit bétail de l’herbe du pâturage36.
Il faut, écrit encore Nicéphore, s’appuyer sur les écrits des Pères qui sont les instruments de
l’Esprit saint et Grégoire de Nysse, malgré sa grande habileté à manier la parole, craignait de
faire appel aux mots pour exprimer les choses divines dans les disputes théologiques ; il s’en
29
HALECKI, Un empereur de Byzance.
30
O. HALECKI, Un empereur de Byzance à Rome. Varsovie 1930, 166-172. MEYENDORFF, Projet de concile
œcuménique 160.
31
DELACROIX-BESNIER, Les Dominicains 157.
32
DELACROIX-BESNIER, Les Dominicains 147-157.
33
NICEPHORE GREGORAS, X/8 (ed. L. SCHOPEN-I BEKKER) 501-502
34
NICEPHORE GREGORAS, X/8 (ed. L. SCHOPEN-I BEKKER ) 506.
35
NICEPHORE GREGORAS, X/8 (ed. L. SCHOPEN-I BEKKER) 508.
36
NICEPHORE GREGORAS, X/8 (ed. L. SCHOPEN-I BEKKER) 517-518.
5
méfiait comme la main au-dessus de la flamme 37. Nicéphore Grégoras connaissait très bien
l’Aristote latin et en avait disputé fréquemment avec Barlaam. Ce dernier estimait nécessaire
au théologien la connaissance de la philosophie et du savoir profane 38. Nicéphore Grégoras est
donc un expert qui s’exprime lorsqu’il fustige le syllogisme, arme absolue des Latins.
Voici rapidement résumés les propos de Nicéphore Grégoras. Cet épisode de 1334 est très
significatif des relations qui se développent en ce début du XIV e siècle. Un fossé intellectuel
et spirituel semble empêcher qu’elles aboutissent. Cependant, elles sont peu à peu mieux
préparées et permettent d’ébaucher une solution. Dès 1339, Barlaam expose à la curie
d’Avignon un projet de concile œcuménique39. Le cheminement s’annonçait long et difficile
mais désormais chacun constituait des dossiers : ensemble de documents traduits du grec au
latin et inversement. Le moment décisif se situe dans les années 1350 et le pivot de
l’entreprise fut Démétrios Cydonès.
Malgré ce qu’en écrit D. M. Nicol, les Latins ont un siècle d’avance sur les Grecs dans cette
entreprise de traduction de documents40. Il faut en effet remonter à l’archétype de la
polémique des prêcheurs d’Orient pour en prendre la mesure. L’auteur resté anonyme du
traité de 1252, Contra Graecos, préconise en effet de n’utiliser comme arguments que les
textes reconnus par les Grecs comme des autorités : les canons de conciles et la patrologie,
Nicéphore ne dit pas autre chose41. L’anonyme écrit aussi qu’il faut rechercher ces documents
authentiques dans les bibliothèques de la capitale 42. C’est le chemin que Léon Toscan et
Hugues Ethérien avaient déjà montré au moment des discussions entre Grecs et Latins sous le
règne de Manuel Ier Comnène au siècle précédent43. L’étude du corpus de références des
traités polémiques rédigés par les prêcheurs entre 1252 et 1359 montre qu’ils n’ont cessé
d’intégrer en leur temps à cet effet de nouveaux textes grecs traduits en latin. Ceux de
Philippe de Péra citent nommément Démétrios Cydonès comme l’artisan de ces traductions 44.
En effet, il traduisit plusieurs collections de documents du grec au latin pour Philippe de Péra.
Ce dernier lui avait en effet demandé de la documentation authentique et considérée comme
autorité par les Grecs afin de les insérer dans ses traités ainsi l’épitomé des actes du 8 e concile
œcuménique de même que des extraits des actes des conciles de Chalcédoine et de
Constantinople III. Certains d’entre eux n’avaient jamais été traduits en latin, d’autres ont
reçu une nouvelle version comme le montre la comparaison du texte de Philippe de Péra et
celui de Rusticus pour les conciles d’Ephèse et de Chalcédoine 45. De même en comparant les
citations de l’anonyme et celles de Philippe de Péra, on constate que ce dernier cite des
extraits plus longs que son prédécesseur. Les prêcheurs ont fait traduire également des pièces
liturgiques comme par exemple celle qui figure en annexe du traité de 1252 46. Comme l’avait
préconisé son auteur, la recherche dans les bibliothèques de la capitale s’était développée dans
les années 1350. C’est en effet dans celle de Saint-Jean de Pétra que Démétrios retrouva le
manuscrit de l’épitomé des actes de Constantinople IV 47. C’est sans doute dans celle de la
37
NICEPHORE GREGORAS, X/8 (ed. L. SCHOPEN-I BEKKER) 518.
38
D. M. NICOL, The Byzantine Church and Hellenic Learning in the fourteenth century, in Studies in Church
History V (ed. J. G. CUMING) Leyde 1969, 23-57.
39
Acta BENEDICTI XII (ed. A. TAUTU), Corpus Juris Canonici Orientalis VIII. Vatican 1958, 80-97.
40
NICOL, Les derniers siècles 188.
41
ANONYME, Tractatus contra errores Graecorum. PG 140, 487-488. A. DONDAINE, Contra Graecos. Premiers
écrits polémiques des Dominicains d’Orient. Archivum Fratrum Praedicatorum 21 (1951) 320-427.
42
ANONYME, Tractatus 527-528.
43
A. DONDAINE, Hugues Ethérien et Léon Toscan. Archives d’Histoire Doctrinale et Littérature du Moyen Âge
19 année 1952 (paru en 1953) 67-134. A. DONDAINE, Hugues Ethérien et le concile de Constantinople de 1166.
Historisches Jahrbuch 77 (1958) 473-483.
44
KAEPPELI, Deux nouveaux ouvrages 164-167.
45
C. DELACROIX-BESNIER, commentaire du De oboedientia de Philippe de Péra, en préparation.
46
DONDAINE, Contra Graecos 381-382.
47
KAEPPELI, Deux nouveaux ouvrages 164-165.
6
Péribleptos que fut découverte une Vie du patriarche Ignace, une source différente de celle
que l’on a l’habitude d’alléguer. Grégoire Mammès écrit l’avoir lue dans ce monastère et
Philippe de Péra dut la lire également car il indique dans son traité que Photios fut relégué au
monastère de Kosmidion alors que la tradition donne le nom de Sképè48.
Démétrios joua bien le rôle de pivot car il traduisit également du grec vers le latin. La
traduction de la Somme contre les Gentils de Thomas d’Aquin par Démétrios Cydonès à la fin
de l’année 1354 constitue le choc décisif pour les Grecs, en tout cas pour Jean Cantacuzène.
Ses discussions avec Barlaam d’abord puis avec Gasbert d’Orgueil op et Guillaume Emergavi
ofm avant cela l’avaient familiarisé avec la pensée occidentale, l’avaient sans doute même
séduit, comme il l’écrit lui-même dans son Histoire. Il la juge redoutable, comme Nicéphore
avant lui. Mais afin de faire aboutir son projet de concile il fallait donc informer les évêques
grecs qui devaient être capables de défendre leur point de vue. C’est pourquoi, il soutint une
vaste entreprise de traduction de théologiens latins comme saint Augustin et surtout saint
Thomas. Les principaux traducteurs de leurs œuvres en grec furent Démétrios et son frère,
Prochoros Cydonès49. Il fallait aussi traduire certains textes canoniques en usage dans l’Eglise
latine. Ses travaux de recherches et ses conversations avec Philippe de Péra et d’autres frères
du couvent comme Jean des Fontaines, cité plus haut, avaient conduit Démétrios Kydonès
vers l’idée que les versions grecques étaient insuffisantes comme ils avaient pu constater que
les versions latines des actes conciliaires l’étaient aussi. On peut en repérer deux exemples. Il
rétroversa en grec le début de la lettre de Jean VIII à Basile I er sur la restitution à Photios de
son siège patriarcal Il dut utiliser le texte tel qu’il fut intégré au Décret d’Yves de Chartres
pour compléter la version grecque expurgée dont il disposait. Il communiqua sa nouvelle
version à Nil Kabasilas, métropolite de Thessalonique, son ancien maître, qui l'intégra à sa
collection de documents conciliaires. Cette hypothèse repose sur l’étude du traité de Philippe
de Péra50. Ce dernier en donne une citation exactement conforme à celle du canoniste français.
Il indique qu’il avait trouvé cette lettre, partiellement tronquée, dans une version bilingue 51.
Le second exemple est la version grecque de la donation de Constantin, autre texte clé sur le
primat de Rome. Ce faux, daté du IXe siècle, avait donné lieu à de nombreuses versions dont
la principale variante concerne la place du siège de Constantinople dans la hiérarchie 52. Il
avait été intégré à la collection des Fausses décrétales. Le pape Léon IX l’avait fait traduire
dans le cadre du conflit qui l’opposait au patriarche Michel Keroularios au milieu du XI e
siècle et des extraits avaient été intégrés par Théodore Balsamon dans le Nomocanon au XII e
siècle53. Mais Démétrios chercha un état du texte plus authentique et le trouva sans doute dans
un manuscrit des Fausses décrétales, probablement celui qu’utilisait Philippe de Péra. Cette
traduction se trouve aujourd’hui dans deux manuscrits de la Bibliothèque vaticane : l’un est
un miscellanée de pièces éparses provenant de la bibliothèque de Démétrios, l’autre est un
manuscrit autographe de Manuel Kalekas54. Il faut également ajouter que lors de son débat
48
DELACROIX-BESNIER, commentaire.
49
G. MERCATI, Notizie di Procoro e Demetrio Cidone, Manuele Caleca e Theodoro Meliteniota. Vatican 1931.
50
KAEPPELI, Deux nouveaux ouvrages 165-166.
51
DELACROIX-BESNIER, commentaire.
52
H. FUHRMANN, ed. Das Constitutum Constantini, Konstantinische Schenkung [MGH Fontes juris Germanici
antiqui in usum scholarium 19]. Hanovre 1968.
53
DONDAINE, Contra Graecos 351.
54
Les Vat. Gr. 614 et 1102, MERCATI, Notizie di Procoro 90, 162-165. E. PETRUCCI, I rapporti tra le redazioni
latine e greche del Costituto di Constantino. Bulletino dell Istituto Storico Italiano per il medio evo e Archivio
Muratoriano 74 (1962) 151-152. D. ANGELOV, Church and society in late Byzantium. Kalamazoo 2009, 101-
102. ANGELOV reprend l’hypothèse de PETRUCCI selon laquelle Demetrios Cydonès aurait eu connaissance du
texte des fausses décrétales lors du voyage à Rome de Jean V qu’il accompagnait et l’aurait traduite après 1369.
L’étude du De oboedientia de Philippe de Péra permet de supposer que Demetrios eut connaissance des fausses
décrétales avant, alors qu’il travaillait avec Philippe de Péra, donc dès les années 1358-1359. De plus, cette étude
donne des arguments complémentaires en faveur d’une identification du traducteur de la Donation de Constantin
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avec Pierre Thomas, le moine Athanase dit qu’il a lu une traduction grecque du rituel romain
de l’ordination. Il s’en sert d’argument contre le droit d’appel revendiqué par le pape 55.
Ces différents indices permettent d’affirmer que s’était formé autour de Démétrios Cydonès
un groupe de lettrés, un groupe mixte constitué de lettrés grecs et latins à la recherche de la
documentation nécessaire à l’échange des arguments qui pouvaient permettre une discussion
de fond entre les théologiens des deux Eglises.
Les traductions de Manuel Kalékas se situent dans la même ligne. Les deux grands courants
de la théologie occidentale y sont représentés : le courant spiritualiste avec le Cur Deus Homo
d’Anselme de Canterbury et la tradition thomiste avec l’œuvre d’Hervé Nédélec, maître de
l’ordre des prêcheurs en 1318. Manuel Kalekas traduisit aussi en grec des pièces de la liturgie
de Noël selon la tradition de saint Ambroise, un ordinaire de confession et d'absolution de rite
latin56.
Mettons en regard ce qu’écrit D. M. Nicol : les Grecs pensaient que les chefs d’œuvre de la
pensée antique étaient leur propriété exclusive57 et John Meyendorff : Nils Kabasilas au XIVe
siècle et Gennade Scholarios au siècle suivant « pouvaient ainsi parler aux Latins avec
infiniment plus d’information sur la pensée de leurs interlocuteurs que les Latins n’en
possédaient sur la pensée grecque »58. Prenons en compte également l’idée de Ihor Sevcenko :
« Les doutes sur la supériorité de la civilisation byzantine commencent quelques décennies
après la mort de Théodore Métochitès »59. Les discussions du XIVe siècle et les traductions
qu’elles ont rendu nécessaires constituent l’élément qui permet d’accorder ces différentes
opinions. A la mort de Théodore Métochitès, la civilisation byzantine a effectivement atteint
un nouvel apogée et les Grecs de ce temps pouvaient estimer que la pensée antique était leur
patrimoine exclusif. Mais ils n’étaient pas conscients de la curiosité des Latins pour ce
patrimoine et des progrès accomplis par eux dans le domaine de la connaissance du grec. En
effet, par l’intermédiaire des Italo-grecs comme Barlaam et Paul, en raison de l’influence des
frères prêcheurs à Constantinople, la pensée occidentale, un rationalisme inspiré de la
philosophie d’Aristote et une dialectique issue de la scholastique des universités occidentales,
bouscula cette conviction et les Grecs commencèrent à douter de leur supériorité. Il fallut
donc organiser une prise en compte de la théologie latine afin de permettre des discussions
théologiques à égalité avec les théologiens latins. Ainsi s’explique la politique de Jean
Cantacuzène : donner aux théologiens grecs les informations nécessaires à un débat équilibré
et à la réalisation du grand projet de concile ébauché déjà avec Barlaam en 1334. En 1367 ce
projet était sur le point d’aboutir et chaque partie disposait de suffisamment d’informations
pour discuter mais pour conclure l’union il fallait dépasser un point de divergence
fondamental et la réponse négative de la plupart des Grecs à la question : pouvait-on se baser
sur le rationalisme d’Aristote pour formuler les mystères sacrés ? Jean Cantacuzène était
conscient des difficultés doctrinales de l’union. Il l’était d’autant plus sans doute qu’il
épousait ce que la spiritualité orthodoxe avait de plus profond : l’homme ne peut accéder aux
mystères sacrés que grâce à l’exégèse des Pères et à la prière. Aussi soutint-il la doctrine de
Grégoire Palamas qui devint l’orthodoxie au synode de 1351. Ainsi s’inscrivait-il dans
l’opposition au rationalisme de la théologie latine.
Il est certain qu’il ne faut pas opposer deux camps, comme l’écrit John Meyendorff, celui des
moines incultes, fanatiques et nationalistes à celui des intellectuels éclairés par des lumières
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que seul pouvait apporter l’Occident60. Jean VI Cantacuzène eut beau tenter de dissiper les
malentendus sur le Palamisme avec Paul de Smyrne en 1357, son soutien à la tendance
spiritualiste de l’Eglise grecque fut sans doute pour beaucoup dans une sorte de fossilisation
des deux camps. Les débats de Florence en portent la marque : les Latins exhibent toujours la
Donation de Constantin comme preuve du primat de Rome 61 bien que le faux soit déjà
démontré par Nicolas de Cues et les Grecs sont toujours aussi agacés par les syllogismes des
Latins62. Sylvestre Syropoulos fait, dans ses Mémoires, écho à cet agacement mais, lors des
discussions de Florence, Georges Scholarios et Bessarion utilisèrent très fréquemment cette
méthode63.
Malgré la fréquence des contacts qui ont conduit à des discussions parfois stériles mais
fructueuses aussi, celle de Jean Cantacuzène avec Barlaam, puis avec les prêcheurs envoyés
par le pape en 1350, puis Paul de Smyrne, le bilan de cette période pourtant prometteuse doit
être nuancé. L’œuvre de traductions pilotée par Démétrios Cydonès après recherche du
meilleur texte a contribué à une meilleure connaissance mutuelle de chaque partie, à une
renaissance de la théologie grecque dans les années 1350. Mais des blocages sont apparus. On
peut inviter la conjoncture politique pour les expliquer, une sorte de collusion entre la Hongrie
et la papauté sous Urbain V qui a contribué à fermer la perspective d’un concile permettant de
mettre fin au schisme. Il faut surtout invoquer l’opposition, renforcée par l’appui de
l’empereur à la doctrine palamite, entre une théologie latine fortement inspirée par le
Thomisme et une spiritualité orthodoxe ancrée dans la tradition hésychaste.
Certes le concile tant souhaité par Jean Cantacuzène se réunit en 1438/39 mais cette
opposition pouvait-elle être dépassée ?
C.DELACROIX-BESNIER
60
MEYENDORFF, Projet de concile œcuménique 161.
61
Le texte lu par André Chrysobergès le 20 juin 1439 est une version différente de celle de Cydonès puisqu’il a
utilisé le texte di Vat. gr. 606, traduisant ainsi un texte dérivant du Libellus de Léon IX. Il s’agit donc d’une
rétroversion en latin, ANGELOV Church and society 102-104. Demetrios Cydonès connaissait ce texte également
d’autant qu’il dut au moins partiellement utiliser ce manuscrit MERCATI, Notizie di Procoro 165.
62
DELACROIX-BESNIER, Les Dominicains 356-357, 399-400.
63
Mémoires du grand ecclésiarque Sylvestre Syropoulos (ed. V. LAURENT). Rome 1971 337-339.
9
Chronologie des rencontres entre Latins et Grecs.
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