Matthieu 20 1 16

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Dimanche 8 février

Matthieu 20,1-16
 

Jean-Mathieu Thallinger
Froeschwiller

Introduction

Prêcher à propos d’une parabole est la promesse de beaucoup d’agrément. Pour une
fois il n’y aura pas d’expressions théologiques complexes qu’il nous faudrait
longuement expliquer en entrainant les auditeurs dans l’embrouillamini de nos
pensées. Il n’y aura pas non plus de rhétorique absconse dont nous aurions à
convaincre en 7 minutes qu’elle est pleine de vérité mais réservée à l’esprit
jésuitique de quelques élus. Non, prêcher à propos d’une parabole c’est partir
d’événements concrets, réels, quotidiens, appréhensibles par chacun.
Agrément aussi de par la liberté interprétative que le texte nous laisse parce qu’une
parabole par principe nous provoque, nous interpelle avant de vouloir nous
enseigner ou nous dogmatiser.

Texte et contexte

La parabole des ouvriers de la 11e heure, nommée aussi parabole des ouvriers de la
dernière heure ou parabole des ouvriers dans la vigne, pose un cadre aux repères
bien situés pour l’habitué du monde biblique : un maître de maison, une vigne, des
ouvriers. On pourra aisément décrypter les références auxquelles renvoient chacune
des pièces du décor de la fresque :

Le décor

- un maître de maison (οικοδεσποτη, notez la construction du mot) : on le retrouvera


dans la parabole des vignerons homicides (Mt 21, 33…), l’invitation à veiller (Luc
12, 39), la comparaison de la porte étroite (Luc 13, 24…), la parabole du grand repas
(Luc 14, 15…). Le plus souvent identifié avec Dieu, il est portier, hôte, il est celui
qui octroie l’accès au royaume.
- des ouvriers (εργατας) : dans les autres occurrences du terme chez Matthieu sont
présentes les deux caractéristiques que nous retrouverons dans notre texte : la
question de leur nombre (Matthieu 9,37 Alors il dit à ses disciples: «La moisson est
abondante, mais les ouvriers peu nombreux) et le fait qu’ils travaillent avant tout
pour leur subsistance (Matthieu 10,10 ni sac pour la route, ni deux tuniques, ni
sandales ni bâton, car l'ouvrier a droit à sa nourriture et chez Luc 10, 7 Demeurez
dans cette maison, mangeant et buvant ce qu'on vous donnera, car le travailleur
mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison).
- une vigne (αμπελωνα) : chez Matthieu elle est évoquée dans un contexte proche du
nôtre, la parabole des deux fils dont l’un refuse d’aller travailler à la vigne, la
parabole des vignerons homicides déjà citée, et dans l’évangile de Jean, Jésus
s’identifiera à la vigne (Jean 15, 1 «Je suis la vraie vigne et mon Père est le
vigneron)
- des murmures (εγογγυζον) : les murmures sont ceux de la résistance à l’annonce
du royaume. On les retrouve dans la bouche des pharisiens et scribes en Luc 5,30
(Les Pharisiens et leurs scribes murmuraient, disant à ses disciples: «Pourquoi
mangez-vous et buvez-vous avec les collecteurs d'impôts et les pécheurs?»), des
juifs en Jean 6,41 (Dès lors, les Juifs se mirent à murmurer à son sujet parce qu'il
avait dit: «Je suis le pain qui descend du ciel.»), des disciples en Jean 6, 61 (Mais,
sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce sujet, Jésus leur dit: «C'est
donc pour vous une cause de scandale?), de la foule acquise à la cause de Jésus en
Jean 7,32 (Ce qui se chuchotait dans la foule à son sujet parvint aux oreilles des
Pharisiens : les grands prêtres et les Pharisiens envoyèrent alors des gardes pour
l'arrêter).

La tension entre 3 couples de termes antithétiques


- justice (δικαιον) – injustice (αδικω) : le maître promet un salaire juste, les ouvriers
de la première heure le trouvent injuste
- mauvais (πονηρος) – bon (αγαθος) : l’œil mauvais des premiers ouvriers et le
maître bon (v 15 : Ou vois-tu de mauvais oeil que je sois bon ?)
- les premiers (πρωτοι) et les derniers (εσχατοι) : c’est l’expression qui structure
notre texte. Elle concluait la péricope précédente (Matthieu 19, 30 Beaucoup de
premiers seront derniers et beaucoup de derniers, premiers) en réponse à la question
inquiète de Pierre « qu’en sera-t-il pour nous ? », elle est au cœur de la parabole
mais inversée puisque le maître fait appeler les derniers ouvriers embauchés en
premier, et elle la clôt enfin toujours inversée au verset 16 : Ainsi les derniers seront
premiers, et les premiers seront derniers.

Cette expression fonctionne comme une mise en abyme, il est bien connu que si les
premiers deviennent derniers ceux-ci à leur tour redeviendront premiers, un peu
comme au jeu de l’oie où arrivé presque au terme on tombe sur la case « retournez à
la case départ », la roche tarpéienne est toujours proche du capitole. Cependant nous
ne sommes pas capables d’en tirer toutes les conséquences, si Louis Braille a su
permettre à des aveugles de lire, l’écriture braille pour nous permettre de lire et
comprendre les texte bibliques aux aveugles que nous sommes n’a pas encore été
inventée.

Des formules avoisinantes indiquant l’inversion du regard commun sur l’humanité


peuvent être rapprochées : « je suis venu appeler non pas les justes mais les pêcheurs
» disait Jésus en Matthieu 9, 13 et encore en Matthieu 21, 31 : «En vérité, je vous le
déclare, collecteurs d'impôts et prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu
».

2. Une préfiguration de l’Eden ? Travailler moins pour gagner plus ?

L’enjeu du récit, les relations socio-économiques entre un recruteur et ses employés


nous induira dans la tentation d’en faire une lecture immédiate et pourra nous donner
l’occasion de régler des comptes avec tel homme politique peu en faveur dans les
milieux protestants en surtitrant la parabole « travailler moins pour gagner plus »
comme le fait Henri Persoz http://www.evangile-et-
liberte.net/elements/numeros/216/article10.html (Le pasteur pressé par ses multiples
engagements pourra reprendre cet texte tel quel comme prédication, l’auteur
synthétisant le débat clairement).

Pour le prédicateur polémiste, je proposerai de faire remarquer le résultat de


l’inversion des initiales du parti majoritaires en France. Comme s’il n’existait pas
d’alternative entre la théologie des œuvres radicales et une théorie de la grâce tout
aussi radicale. Entre un salaire conditionné exclusivement par le mérité individuel et
un revenu providentiel au sens propre du mot. Bien entendu cette remarque ne reflète
en rien les opinions de l’auteur et ne sera pas utilisable comme telle en chaire. Il ne
s’agit que d’interroger l’objectif réducteur fixé à tout un pays : gagner plus mais
dont le succès reflète certainement la rencontre avec des préoccupations essentielles.

Cette lecture au premier degré a connu beaucoup de faveurs. Elle fait de Jésus une
sorte de pré-léniniste, transfigurant le royaume de Dieu en Grand Soir. Le royaume
égalitaire parfait instaurant un super Revenu Minimum d’Existence pour tous. Dans
ce paradis, les militaires américains seraient payés au même prix que les mercenaires
des sociétés privées de sécurité présentes en Irak (payés de 500 à 1000 $ par jour),
les femmes au même prix que les hommes, les ouvriers chinois au même prix que
les ouvriers français (ou plutôt belges qui sont paraît-il ceux qui perçoivent les plus
hauts salaires au monde http://www.lefigaro.fr/emploi/2009/01/26/01010-
20090126ARTFIG00321-tour-du-monde-des-salaires-la-france-a-la-traine-.php la
limite du projet étant que cela augmenterait nettement le prix de beaucoup de nos
biens de consommation). L’égalité contrainte au détriment de la liberté, vieux débat
philosophique repris par le maître de maison qui proteste du droit d’user de son bien
selon son loisir. Un pays de Cocagne tel que celui peint par Pierre Bruegel l’ancien–
http://bruegel.pieter.free.fr/images/noces/cocagneg.jpg – royaume où tout serait à
portée de main, où toutes les classes sociales seraient réconciliées dans l’abondance
commune.
Jésus paraît être un sacré farceur à taquiner notre relation à l’argent, au mérite. Il
pourrait finir par semer la zizanie dans nos paroisses.

Pour ceux qui souhaiteraient malgré tout risquer d’aborder la parabole sous cet angle
deux ressources utiles :
  - Un manifeste d’Alain Houziaux paru il y a quelques mois qui fit couler de l’encre  
dans le courrier des lecteurs de Réforme. Son argumentaire était le suivant : une
égalité pour tous du montant des retraites serait tout à fait légitime : « Un
polytechnicien retraité n'est pas plus productif qu'un ouvrier retraité. Pourquoi la
veuve d'un cadre supérieur (même si elle n'a jamais travaillé) touche-t-elle davantage
qu'une femme célibataire qui a travaillé toute sa vie comme ouvrière »
http://castelg.club.fr/documents-archive/M48.htm
- un commentaire « paraphrasé » du livre « Unto This Last » de l’historien d’art et
écrivain John Ruskin par Gandhi (il disait de ce texte qu’il avait été l’une des
sources de sa pensée). L’essai « Ouvriers de la dernière heure » dans sa version
française, était inspiré directement de notre parabole. Parmi les enseignements qu’il
y trouva, Gandhi cite, entre autres : « Que le travail de l’homme de loi ne vaut ni
plus ni moins que celui du barbier, dans la mesure où tout le monde a également
droit à gagner sa vie par son travail ».

La communauté qu’il fondera sera inspirée des principes de ce livre. Extrait de


l’introduction de Gandhi : « En Occident, les gens pensent généralement que le
devoir d’un homme est de promouvoir le bonheur de la majorité de l’humanité, et le
bonheur est supposé signifier seulement satisfaction physique
et prospérité économique. Cette recherche exclusive d’un bien-être physique et
économique sans tenir compte de la moralité est contraire à la loi divine, comme
quelques hommes sages de l’Occident l’ont montré. L’un d’eux était John Ruskin
qui exprime dans son livre « Unto This Last » que les hommes ne peuvent être
heureux que s’ils obéissent à la loi divine ». L’intégralité du texte pourra être
consultée ici : http://www.forget-me.net/Ouvriers/ouvriers.pdf Mais nous sommes ici
dans le registre de l’utopie ou de la vision qui ne prend pas en compte la pâte
humaine.
Revenons au réel.

3. Au pays de Candy, comme dans tous les pays, il y a des méchants et des
gentils

(Cela n’a rien à voir directement avec notre propos mais je propose de nous accorder
une pause en lien avec ce qui précède, une jolie et juste réécriture des paroles de la
chansons citée en titre : Au pays de Ghandi Comme dans tous les pays On médite,
on jeûne, on prie Il y a les védas et les Indis Et quand arrivent les moments
difficiles Se tremper dans les eaux du Gange c’est si facile Un peu d’eau
fraîche Un peu de riz C’est la vie de Ghandi! Trouvé sur :
http://geekaroni.wordpress.com/2007/11/13/ephemeride-du-13-novembre/)

Beaucoup d’interprétations de la parabole des ouvriers de la 11e heure ont tenté de


décrypter logiquement les différents protagonistes du récit : s’il y a unanimité pour le
maître de maison, par contre qui se cache derrière le masque des ouvriers de la 1ère
heure, les méchants jaloux du récit ? Et qui sont les pauvres hères de la dernière
heure élus par le maître de maison ?

L’histoire de l’interprétation de ce texte est révélatrice. Jean-Pierre Delville


professeur de théologie catholique a consacré plusieurs ouvrages à cette histoire
(L'Europe de l'exégèse au XVIe siècle. Interprétations de la parabole des ouvriers à
la vigne – Les juifs et les commentateurs, adversaires imaginaire et adversaires réels
dans les exégèses de la paraboles de ouvriers à la vigne publiées au XVIe siècle) .
En parcourant exégèses, commentaires et prédications de Matthieu 20, 1-16, il va
recenser les choix interprétatifs de multiples auteurs à travers les époques. Qui sont
les mauvais ouvriers qui se plaignent, qui sont les rejetés du maître de maison ?
- Après 1500 les juifs seront 16 % des adversaires, les catholiques (pour les
protestants) 18 %, les protestants (pour les catholiques) 5%, les méchants 26 %,
aucun 35 %
- Avant 1500 dans 45,5 % du corpus qu’il étudie les juifs sont identifiés aux
premiers ouvriers, 9% aux non chrétiens (musulmans et juifs) 22,7 % à des gens aux
comportements méchants orgueilleux, hypocrites, mauvais. 22, 7 % n’imaginent pas
d’adversaires.
- Plus fort encore l’auteur trouve une version juive de cette parabole datant du 2nd
siècle où les adversaires sont les non-juifs.
- Et un hadith attribué à Mohammed propose une parabole analogue qui met en
scène les 3 religions du livre : « qui veut travailler pour moi du lever du jour à midi
pour un qirat ? C’est alors que les juifs travaillèrent. Puis il dit : « qui veut travailler
pour moi de midi jusqu’à la prière de l’après-midi pour un qirat ? C’est alors que
travaillèrent les chrétiens. Ensuite il dit : qui veut travailler pour moi depuis l’après-
midi jusqu’au coucher du soleil pour deux qirat ? C’est alors que vous (musulmans)
avez travaillé. A ce moment les juifs et les chrétiens devinrent furieux et dirent : «
nous avons eu plus de travail et moindre salaire ! ». Alors Dieu dit : ai-je limité
votre droit ? Ils répondirent : non. Alors Dieu dit : c’est mon bon plaisir de laisser
venir à moi qui je veux »

Cela laisse songeur. En résumé, nombre de commentateurs de ce texte ont identifié


les mauvais ouvriers à leurs adversaires religieux. Pour les protestants ce furent les
catholiques et les juifs, pour les catholiques les protestants et les juifs, pour les
chrétiens d’avant le XVIe siècle les juifs, musulmans et tous les non-chrétiens, pour
les musulmans les chrétiens et les juifs, pour les juifs tous les non juifs.
Si je comprends bien ces prédécesseurs dans la lecture de ce texte, et il y en eut
d’illustres, ce que Jésus voulut affirmer dans cette parabole, c’est l’option
préférentielle pour nos égocentrismes, la théologie de l’amour conditionnel de Dieu
pour MOI (selon une confession de foi bien connue « Jésus m'aime, et toi, il ne
t'aime pas »).

Je posais un jour à des élèves de 4e la question suivante : quelle est la religion la


plus pratiquées au monde ? Il y eut plusieurs réponses : christian-isme, bouddh-isme,
juda-isme, hindou-isme et William de proposer : l’ego-isme. Je crois que William
avait beaucoup compris de l’âme humaine, j’aurai simplement précisé plutôt l’ego-
centrisme.

C’est je crois aussi l’enseignement premier de la parabole des ouvriers de la 11e


heure, elle nous révèle par la manière dont elle a été comprise notre impossible
rupture avec notre ego-centrisme. Quelqu’un d’affuté en psychanalyse je pense
pourrait peut-être, d’un verbe plus assuré, expliquer comment cette formule « les
derniers seront premiers », si explicite pourtant, a pu si fréquemment voir son sens
travesti. Je crois que nos commentateurs comprenaient bien clairement que Jésus
met en cause chacun de nous dans sa tendance à l’exclusion de l’autre, mais que le
dévoilement si radical provoquait immanquablement un processus de refoulement et
de transfert de l’accusation sur ceux que Jésus s’ingéniait à défendre, les derniers.

Un peu comme si Jésus avait dit : je ne suis pas venu appeler les pécheurs ni les
prostitués, mais toi le bien-pensant, toi le pieux, toi le bon croyant, toi le pharisien,
toi le légaliste, toi qui me lit.
Essayez pour voir dimanche prochain, citez la phrase de Matthieu 9, 13 mais dites :
« je ne suis pas venu appeler les pécheurs mais les justes ». Et demandez si
quelqu’un s’est rendu compte de l’inversion.
(Vous pourriez faire le même exercice avec le Notre Père : évoquez-le pour
mémoire et récitez : Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton
règne vienne, que ma volonté soit faite sur la terre comme au ciel).

4. L’interprétation impossible

Nous venons de constater combien l’histoire de l’interprétation de cette parabole


était périlleuse. Détournée à loisir par les uns contre les autres. Et nous pourrions
poursuivre cette litanie. Qui sont les ouvriers de la 11e heure qui agacent tant ? Qui
sont les ouvriers frustrés et aigris de la 1ère heure ?
Les protestants pour les orthodoxes ? Les nouvelles Eglises pentecôtistes pour les
protestants historiques ? Les nouveaux conseillers presbytéraux pour les anciens, non
encore rompus à la préservation du trésor des traditions, us et coutumes locales ?
Martine pour Ségolène, les palestiniens pour les israéliens ou inversement ?
Mais nous soupçonnons en même temps derrière ce texte quelque chose
d’impossible à embrasser d’une pensée. Cette mise en abyme évoquée.
Luther (dont on a conservé au moins 10 prédications de cette parabole) eut
l’honnêteté de reconnaître : « je ne sais absolument rien de cet évangile. Il est si
élevé et si obscur que je ne sais comment l’appréhender ... ». Il poursuivra tout de
même plus tard ainsi :
« Le christ veut montrer par cette parabole comment il en va dans le royaume de
Dieu, c’est-à-dire dans la chrétienté sur terre… Le premier pour Dieu est le dernier
pour les hommes et le dernier pour Dieu est le premier pour les hommes. Personne
n’est ou ne sera parvenu si haut qu’il n’ait à craindre d’être le plus bas de tous. Et au
contraire personne n’est tombé si bas (ou ne pourrait y tomber) qui ne puisse espérer
devenir le plus haut… Les plus grand saints ont eu peur et beaucoup sont tombés de
leurs hauteurs spirituelles : regarde Saül, David, Pierre…
 

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